(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Chantecler [d’Edmond Rostand] à Bruxelles (5 mars) - Eros Vainqueur [de Pierre de Bréville] au théâtre de la Monnaie (9 mars) - Florimond van Duyse † (21 mai) - Représentations, musique et danse au théâtre à Bruxelles (15 juin) - Le Cloître [d’Emile Verhaeren] dans un cloître (21 septembre) - L'Art public (15-17-18 octobre) - Charles van der Stappen † (24 octobre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 5 mars 1910)
Bruxelles, 3 mars.
Quiconque aurait encore osé en douter un instant est désormais bien convaincu : Bruxelles est le petit Paris, non, un second Paris ; ou mieux encore : Paris n’est qu’un faubourg de Bruxelles. Car à peine Chantecler a-t-il chanté le réveil à Paris que l’aube se lève chez nous aussi, dans sa lumière éclatante ; à peine le Merle a-t-il bavardé et blessé dans la Ville-Soleil, la Dinde enseigné et débité des lieux communs, le Paon crié et fanfaronné, le Chien grogné ses convictions grondantes, la Faisane – « la grande Stérile », comme Vermeylen l’appellerait – minaudé et aimé, le Rossignol été battu, les crapauds barboté, et Rostand démontré sa stupéfiante érudition ornithologique sur la famille des Gallinacées, qu’ils ont tous ensemble déconcerté, retourné et labouré nos esprits, abasourdi et étourdi par des calembours et des jeux de mots ; – à peine donc Chantecler a-t-il submergé Paris avec le plus pur « esprit français » – qui, comme on le sait, s’est installé à Cambo, près de la frontière espagnole et du pays du gongorisme, et pas si loin que ça de la péninsule italienne, où le concetto fleurissait jadis – ; à peine le « panache de chair » de Chantecler flotte-t-il au-dessus de la ville d’Hugo, Banville et Mendès, que cet oiseau franchit les frontières et répand son lyrisme spirituel sur Bruxelles, ville de... Mais non : Maeterlinck et Verhaeren habitent ailleurs...
Et c’était une répétition générale de quoi, je vous prie ? En vérité, il aurait été inconvenant de ne pas y assister. Qui aurait pu rester chez soi, que ce soit du high life ou du demi-monde ? En effet : « celle qui n’a pas vu Chantecler » est chez nous aussi rare que « celui qui a vu Napoléon ». On renonçait au statut de « personnalité en vue » en étant absent ; on avait le sentiment de le devenir en arpentant les galeries. J’ai croisé des jeunes gens en habit, prétendant y aller. J’ai vu des vieilles dames en tenue de soirée prendre d’assaut les tramways pour la haute ville à minuit, afin de faire croire qu’elles en revenaient…
Et tous ces gens ont-ils trouvé cela beau ?... C’est tout un problème.
En vérité, la presse parisienne permet d’admirer. Mais pas sans quelques réserves. Ce troisième acte, n’est-ce pas ? Et puis, tous ces calembours, est-ce vraiment de bon ton ? Oui, il faut posséder le génie de Rostand pour… Mais c’est un poème lyrique magnifique. « Cela figure dans la Revue des Deux Mondes », déclarent les messieurs sérieux ; et Henry de Régnier l’admet, disent les snobs. Donc…
Ainsi, toutes ces personnes qui ne savaient pas trop quoi en dire se sont contentées, et ont satisfait les autres avec un fin sourire et quelques regards légers mais empreints de profondeur. Ensuite, on a parlé de la magnifique salle : de la robe rouge vif Directoire de Madame E., de la robe gris perle Moyen-Âge de Madame B., et du fait que cet éternel conquistador qu’est Monsieur X. avait cette fois vendu ses métaphores à Madame Z. Oui, une salle splendide. Si bien que Chantecler, dans toute sa dignité, aurait très bien pu être un monstre dramatique et un échec poétique...
Mon avis à ce sujet ? Je suis désormais convaincu : l’époque où les animaux parlaient est bel et bien révolue, et il est dangereux de les convoquer, même pour un Rostand.
Je vous en prie, contentons-nous de cette réflexion... Après la représentation, j’ai longuement réfléchi à cette œuvre. Je n’ai rien contre le fait d’habiller des hommes et des femmes de costumes grotesques et d’agrandir tous les accessoires pour correspondre aux proportions des animaux qu’ils incarnent ; je trouve simplement cela de mauvais goût. Je n’ai rien contre l’idée que le Merle symbolise un scepticisme bavard et nihiliste, que le Paon incarne un snobisme stupide, que la Pintade représente une « chère Madame », et que Chantecler lui-même soit l’abstraction des abstractions : un idéalisme sain ; je trouve cela simplement un peu trop facile.
Je veux bien admettre que l’on puisse faire du lyrisme avec des lieux communs maquillés, et qu’on y ajoute du piquant avec des jeux de mots tantôt bienveillants, tantôt monstrueux ; mais malgré La Chanson des Rues et des Bois ou les Odes Funambulesques, je trouve cela indigne du vrai poète qu’est Rostand (je parle bien sûr d’Edmond). Voilà tout ce que je crois devoir dire à propos de ce feu d’artifice qui manque de calme pour être véritablement beau, et qui impressionne davantage qu’il ne touche comme une véritable œuvre d’art. Une « art » faite de petits artifices : je n’ose pas dire de l’artificiel.
J’ai lu environ les trois quarts de Chantecler après l’avoir vu joué ; c’est pourquoi ce compte rendu arrive avec un jour de retard. Et je ne le relirai pas – ce qui ne devrait toutefois pas vous décourager de le lire. Car ensuite, j’ai repris entre mes mains la pièce en un acte de Francis Jammes, Un Jour, où la même matière est abordée. Je voudrais donc vous donner un conseil : lisez ce petit chef-d’œuvre humble de Jammes, et comparez-le avec Chantecler...
Ce qui m’apportera le réconfort que vous reconnaîtrez vous aussi : la poésie n’a pas disparu du monde ; ni la vraie, ni la mauvaise.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 mars 1910)
Les Bruxellois du grand monde n’ont vraiment pas manqué de nouvelles distractions ces huit derniers jours. Bie que nous nous trouvions dans une période où les nouveautés théâtrales se font généralement rares – ce que, avec le merveilleux temps printanier dont nous jouissons, on ne trouverait d’ailleurs pas particulièrement regrettable – nos amateurs d’art et nos mondaines blasées ont eu le plaisir de savourer deux « grandes premières », dont l’une entièrement « inédite », et entre les deux, le moins inhabituel mais toujours prisé bal de mi-carême au Théâtre de la Monnaie. Une semaine jour pour jour après l’événement « Chantecler », voici que nous pouvons souligner l’événement « Éros vainqueur ».
Le terme « événement » n’est pas exagéré pour ce petit monde particulier de l’aristocratie bruxelloise, qu’elle soit de titre ou d’esprit. De même que le prestige, le « panache » de Rostand était une raison irrésistible pour ne surtout pas manquer « Chantecler », les qualités nobles de l’auteur d’« Éros vainqueur », bien plus encore que son talent musical, inconnu de beaucoup, faisaient de cette soirée une occasion où tous les titulaires de titres à Bruxelles se devaient d’être présents. Et puisque cette année, la direction de la Monnaie ne nous a pas accablés de nouveaux drames lyriques, cet « Éros » était d’autant plus bienvenu, même pour ceux qui ne sont pas barons.
Peut-être même surtout pour ceux qui ne le sont pas. En effet, Pierre de Bréville, qui a composé ce conte musical sur une fantaisie lyrique de feu Jean Lorrain, n’est ni un inconnu pour les lettrés, ni pour les amateurs de musique. Il y a quelques années, il livrait dans le Mercure de France des chroniques musicales finement écrites, et quiconque les suivait devait être curieux de découvrir cette première œuvre d’envergure – je parle d’« Éros ». Jamais il n’y cachait sa grande admiration pour le Belge qui est devenu le chef de file du jeune mouvement musical français : César Franck. Et en même temps, il y exprimait son amour et sa haute estime pour Vincent d’Indy, Paul Dukas, Claude Debussy.
Chez un jeune compositeur, l’admiration s’accompagne rarement d’une absence d’influence. On pouvait donc anticiper, jusqu’à un certain point, ce que serait « Éros vainqueur », tout en se demandant quelle voix nouvelle Pierre de Bréville apporterait au chœur de ses illustres prédécesseurs, quelle originalité, quelle personnalité il affirmerait dans l’inévitable empreinte scolaire comme étant son timbre propre, sa propriété inaliénable. Ce timbre personnel, à notre joie, s’est bien fait entendre hier soir, même s’il est encore fragile et si peu affirmé !...
Dès les premières notes, cela devint évident : le succès, ainsi que l’étrangeté rare de Pelléas et Mélisande, n’a pas laissé Pierre de Bréville, pas plus que la plupart des jeunes compositeurs de la nouvelle musique dramatique française, indifférent. Debussy a créé dans la musique française un nouveau chauvinisme : les jeunes compositeurs se rangent sous sa bannière, s’opposant à l’orchestration lourde, étouffante et captivante des Allemands, contemporains de Richard Strauss. Ils oublient l’exemple qu’a pu être Moussorgski pour Debussy, afin d’attribuer à l’écriture de ce dernier les qualités les plus purement françaises : clarté, distinction, simplicité – celles-là mêmes que, hélas, on retrouve aussi chez Massenet, bien que, je l’admets, avec une sensualité plus grossière et une douceur insupportable.
Ainsi, comme Debussy, Bréville bâtit sur un thème de guère plus de trois notes, fait consister son harmonisation en grande partie dans la déconstruction et la combinaison d’un accord rare et surprenant, et confie par ailleurs dans son orchestre les rôles principaux au quatuor à cordes, à la harpe, aux bois, et aux cors avec sourdine. Dans Pelléas, tout cela sonnait encore assez neuf et captivant. Mais après Ariane et Barbe-Bleue, et même après Monna Vanna, dont j’ai parlé ici l’année dernière, cela provoque un peu d’agacement, car l’intention systématique devient trop évidente. De plus, chez Bréville, manquent l’ingéniosité, l’impressionnisme surprenant, et le sens dramatique rare de Debussy ; son habileté ne parvient pas à dissiper l’impression du déjà-vu.
En revanche, comme je l’ai dit, Bréville possède bien une signification personnelle : dans son invention mélodique, notamment. Là où Debussy s’en passe volontiers et se satisfait d’une mélopée stricte et explicite, Bréville ose véritablement « chanter ». Et… je n’y peux rien, mais cela me fait encore penser à Massenet, un Massenet raffiné, qui serait sur ses gardes, craignant de déplaire au maître Debussy...
Ainsi, selon ma première – et pas mauvaise – impression, voici cet Éros Vainqueur, composé par Pierre de Bréville sur le livret probablement très poétique mais conventionnellement féérique que Jean Lorrain a écrit pour lui. Il contient quelques scènes typiques, plus réalistes, qui m’ont, dans la musique aussi, permis de respirer un peu. Et je me suis même demandé si, dans cette direction, ne se trouvait pas une issue à l’influence, finalement bien trop grande, presque écrasante, de la dramaturgie maeterlinckienne, sous laquelle, en esprit, même le conte de Lorrain semble plier. Mais je n’oserais bien sûr pas me poser ici en conseiller…
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 21 mai 1910)
Bruxelles, 20 mai 1910
Soudainement, comme il avait l’habitude de le faire lors d’une fête ou d’une réunion, bourru par humilité, brusque par une timidité indomptable, Florimond van Duyse a quitté le monde des vivants. Sa disparition, apprise si subitement, m’évoque ces moments où, lors d’un concert, assis à mes côtés, il se levait brusquement et partait sans être vu, au moment où une de ses compositions devait être jouée – c’était le très beau Geuzenvendel op de Thuismarsch, sur des paroles de Hemkes –, ou ce jour où nous étions à Bruxelles dans un café, et où il aperçut entrer un personnage officiel envers qui il se sentait obligé de rendre des politesses.
Il est parti. Ceux qui l’ont connu, même un tant soit peu, ont sans doute ressenti, en apprenant sa mort, cette rare émotion que l’on n’éprouve qu’à l’annonce de la disparition inattendue de personnalités très fortes, mystérieusement attachantes. Robustement bourru, peu sympathique d’apparence, loin d’être facile avec ses amis, cordial mais distant avec les moins proches, froid en apparence envers tous, mais rempli d’une bonté profonde dès lors que son cœur et son esprit avaient évalué la valeur de l’autre, Florimond van Duyse était resté un grand enfant, comme le sont tous les grands artistes – un grand enfant… qui était auditeur militaire.
Car pour lui, en tant que moyen de défense, sa fonction dans la magistrature aura été d’une grande utilité. Son âme, trop naïve et trop débordante, il aura appris à la contenir entre les rigides murailles de la justice ; sa spontanéité naturelle aura, dans l’exercice de l’autorité judiciaire, acquis un contrôle strict sur elle-même. Ceux qui le connaissaient moins bien, à qui il ne montrait que l’expression brutale de ce contrôle de soi et la méfiance du célibataire pessimiste, gardent sans doute de lui un sentiment de profond respect mêlé d’une certaine crainte. L’homme imposait. On percevait en lui quelque chose de mystérieux. Qui sait combien il en a souffert lui-même !
Car cet homme : n’était-ce pas tout son effort, toute son œuvre, celui d’un être qui implore l’amour, qui exige la reconnaissance de ses compatriotes ? Aujourd’hui, ils sont environ une centaine à préparer la grande Flandre, la Flandre glorieuse de demain. Il y en a qui le font avec la plume, dont les écrits, il est vrai, ne peuvent encore pénétrer au sein du peuple, surtout de la bourgeoisie, mais qui, cinq ans après la création d’une université flamande, deviendront les demi-dieux auxquels chaque Flamand cultivé s’attachera ; il y a les artistes plasticiens, dont les œuvres appartiennent encore trop à une aristocratie financière francisée, mais qui, en honorant la nature flamande, éveillent le cœur flamand ; il y a les historiens et économistes qui nous sortent du romantisme pour nous placer sur un sol solide, le seul qui soit bon ; il y a les savants qui, dans chaque domaine, préparent notre culture et lient notre science flamande à celle du monde.
Van Duyse, lui, avait choisi la meilleure part : la musique, le chant. Emmanuel de Bom a dit que Peter Benoit était la « cloche de fête » de la Flandre. Florimond van Duyse – c’est ma conviction profonde – était, pour la Flandre, bien plus encore : il était le pouls, le battement qui faisait vivre le cœur antique et immortel de la Flandre. Lui-même n’était pas un compositeur écrasant ; en tant que tel, il était peut-être un peu trop raffiné pour ses compatriotes. Mais, déjà guidé par son père, le grand éveilleur de vie, le puissant poète Prudens van Duyse, il était allé chercher les sources du chant flamand, cette gloire pure de l’âme flamande. Ces sources, il les a étudiées, depuis leur grondement sous la terre jusqu’à leur jaillissement et leur épanouissement en de larges cours d’eau ; depuis les modestes filets souterrains qui nourrissent seulement des pâquerettes jusqu’à ceux qui enrichissent la sève des vastes châtaigniers. Et ainsi, après des travaux plus populaires, il a établi son grandiose ouvrage sur l’histoire du chant néerlandais.
Mais il a fait plus et mieux. Cet homme timide et bourru – qui pouvait si facilement s'enflammer et dont les yeux gris lançaient parfois involontairement de véritables éclairs sous ses broussailleux sourcils – cet homme réservé voulait davantage. Peut-être s'est-il fait violence, mais il est allé vers le peuple. Il voulait « apprendre au peuple à chanter », remplacer les vilaines chansons de rue par les trésors qu'il avait en partie lui-même découverts. Et avec le professeur Vercoullie, il a fondé les Soirées de chants pour le peuple. Vous savez en quoi cela consiste : chaque semaine, tous ceux qui aiment chanter sont invités à venir apprendre un véritable chant flamand sous une direction compétente ; ainsi, après chaque saison, chaque participant fidèle a appris une bonne vingtaine de chansons, qui, sans qu'il en ait conscience, le lient au passé chantant de son peuple, l'enchaînent à la tradition de sa race, et lui insufflent l'amour de l'art populaire et de l'âme de son peuple.
Cette initiative a rencontré un succès considérable, dans un pays de chanteurs comme le nôtre. Bientôt, l'exemple du Willemsfonds de Gand, qui avait lancé la première tentative, a été suivi partout. Une grande partie de la Flandre, grâce à Van Duyse, a été convertie au véritable chant flamand.
Et... a-t-il estimé que sa tâche était accomplie ? A présent, Van Duyse s'en est allé. Je l'imagine, détaché de toutes convenances, redressant soudain sa grande silhouette imposante, enfonçant son large chapeau de feutre sur ses cheveux épais et gris, boutonnant son manteau peu à la mode, et disparaissant par une porte dérobée, comme il avait l'habitude de le faire lors de concerts ou de réunions.
Le grand public ne ressentira guère son absence : il n'a jamais cherché à obtenir les faveurs populaires, et son apparence austère ainsi que son caractère réservé ne le prédisposaient pas à conquérir ces faveurs de manière spontanée. Mais ceux qui l'ont connu de plus près le regretteront et l'admireront ; ils pleureront cette grande âme intime, délicate et vibrante ; ils admireront qu'il ait su accomplir si magnifiquement son devoir, et qu'il soit parti si simplement, lorsqu'il a jugé qu'il avait entièrement rempli sa mission.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 15 juin 1910)
Bruxelles, 13 juin 1910
Un malheur n'arrive jamais seul, dirais-je si je n'avais pas depuis longtemps abandonné le pessimisme : la grande exposition universelle entraîne, bien sûr, aussi bien sur le champ de l’exposition qu'à travers la ville de Bruxelles, un certain nombre de divertissements publics, dont certains pourraient être considérés comme des calamités, mais qui sont compensés par d'autres, de qualité artistique réellement élevée. Aux côtés des « numéros » des innombrables music-halls, surgissant comme des champignons, je considère même la représentation de l'Élektra de Strauss comme un événement réjouissant ; les danseurs et danseuses russes, bien que leur danse me semble trop acrobatique, offrent un antidote revigorant face aux performances des trop nombreuses American Girls et leur cynisme naïf ; et, si je ne peux pas dire que les représentations wagnériennes ou celles du Deutsches Theater sous la direction de Reinhardt corrigent quelque chose en ce moment, elles ont au moins le mérite d'offrir à notre public et à nos directeurs de théâtre un exemple de rigueur, sinon toujours de goût, de quête artistique, sinon toujours de beauté atteinte.
Voici donc le bilan des dix ou douze derniers jours de la vie théâtrale à Bruxelles : la première et les premières représentations d’Élektra, l’intégrale de l'Anneau du Nibelung avec un ensemble de choix constitué des principaux chanteurs de Bayreuth ; des représentations de Shakespeare, Goethe et Schiller sous la direction de Max Reinhardt ; et enfin, les célèbres danseurs de Saint-Pétersbourg et Moscou. Tout cela, soit au Théâtre de la Monnaie, soit au Théâtre du Parc ; souvent une soirée Wagner coïncidant avec une représentation de Reinhardt. Cela demandait une attention considérable, et - pour le chroniqueur du moins - un certain effort, largement récompensé par la qualité de ce qui était offert, mais par son ampleur et sa richesse, presque impossible à suivre et à supporter pleinement. Vraiment : « des Guten zu viel » ; très gratifiant, mais aussi bien fatigant.
Je n’ai, bien sûr, pas tout vu. Une sélection s’imposait ici. Comment, après tout, applaudir à la fois, en une soirée, La Walkyrie et Les Brigands ? J’ai donc fait un choix, et aujourd’hui je vous livre mes impressions et observations sur Siegfried, sur Le Songe d’une nuit d’été, et sur les ballets russes.
De Siegfried en tant que drame lyrique et de la musique de Wagner, je n’ai naturellement rien à dire. Je me contenterai donc de parler de l’interprétation. Et ici, je dois dire combien j’ai admiré. Je connaissais Siegfried d’après des représentations à Bruxelles et à Paris. Je l’ai vu, entre autres, au Grand Opéra, avec une distribution remarquable : Rousselière dans le rôle principal, Delmas en Wotan, Laffitte en Mime, Mlle Flochaut en Erda, Louisa Grandjean dans le rôle de la Walkyrie, qu’elle chanta l’année suivante à Bayreuth. Tout cela était excellent : surtout le très jeune Rousselière, avec sa voix fraîche et puissante et son jeu juvénile fougueux, m’avait laissé un souvenir très favorable. Mais, même ainsi, l’ensemble était un ensemble français et, bien que je ne connaisse alors rien de mieux, je ressentais le manque d’équilibre, de précision, et surtout de tradition maîtrisée ; il manquait quelque chose qui m’empêchait d’être pleinement satisfait et de conserver l’impression de sérénité totale que m’a laissée ces derniers jours l’ensemble allemand.
Mais aussi : quels interprètes ! Où trouver encore un Siegfried comme H. Hensel, si authentiquement jeune ; si peu théâtral et sincère, réagissant de manière si immédiate et spontanée à ce qui lui arrive ; si nerveusement robuste et subtil, si joyeusement vivant ? Même dans sa voix parfois un peu dure, un peu nerveuse, jusque dans ses inflexions et ses nuances, cette spontanéité, cette vitalité sont perceptibles. Jamais de l’affectation, tout en restant toujours dans les limites du bon goût ; jamais d’exagérations outrancières, tout en s’arrêtant toujours là où il convient d’être vigoureux ; jamais de sentimentalisme, tout en restant inébranlable dans le style. Le premier acte, je ne le reverrai peut-être jamais comme avec Hensel. Cela me peine. Mais cela reste également pour moi une consolation, même avec une interprétation moindre, de l’avoir entendu ainsi.
Aux côtés de Hensel, Van Rooy était excellent dans le rôle de Wotan. Van Rooy est désormais définitivement adopté à Bruxelles : notre public l’idolâtre. Il a également largement contribué au succès ; sa scène avec Erda (Mm. Kirkby-Lunn) dans le troisième acte — une scène que beaucoup trouvent ennuyeuse ici ! — fut une révélation. Permettez-moi de mentionner, en guise de conclusion, le chef d’orchestre Lohse : quelqu’un à qui les musiciens bruxellois de l’orchestre du Théâtre de la Monnaie doivent une fière chandelle.
Cette lettre est devenue trop longue. Si je vous écrivais encore aujourd’hui sur Reinhardt et les Russes, ce serait pour demain.
Je ne peux m’empêcher de trouver, malgré beaucoup d’estime pour les tentatives heureuses et réussies de Reinhardt, que ses réalisations décoratives ont toujours quelque chose d’un peu trop intentionnel. Sa mise en scène ressemble au Raumkunst allemand contemporain : une volonté très affirmée de réforme, mais souvent un manque de finesse, de légèreté, de bon goût, et d’authenticité artistique dans sa réalisation. Toute théorie qui ne découle pas de la pratique, qui repose uniquement sur un raisonnement, et qui manque de la base du sentiment déjà exprimé et réalisé, est nuisible. C’est d’autant plus vrai dans l’art constructif, architectural, tel qu’il est conçu par Max Reinhardt, comme art décoratif théâtral. Ici, l’approche théorique est un danger majeur que Reinhardt, à mon avis, n’a pas su éviter.
La plupart des spectateurs auront probablement ressenti une agréable surprise et une véritable ouverture intérieure face à cette amélioration décisive dans l’aménagement théâtral. Je me joins à cette satisfaction ; mais ma joie n’anéantit pas mon sens critique. Et bien que je ne sache pas exactement ce qui manque ni comment je l’aurais fait, il y a quelque chose qui me dérange. C’est peut-être le manque de véritable atmosphère, l’absence d’un partage authentique de la part d’un décorateur trop systématique, trop intellectuel ; c’est l’insuffisance, chez lui, de spontanéité, de fantaisie, d’imagination vivante et joyeuse — remplacées par une discipline esthétique, une intentionnalité et une recherche de nouveauté.
Heureusement, cela est presque entièrement compensé par la spontanéité, la fantaisie, l’imagination vivante et joyeuse de la troupe de Reinhardt, qui sait magnifiquement porter cette discipline esthétique parce qu’elle est réellement si authentiquement vivante. Quels acteurs, et aussi, quelles personnes ! Car, en vérité, ce Songe d’une nuit d’été permet, plus peut-être qu’aucune autre comédie, de juger ces deux qualités : celle de l’art et celle de la nature chez les interprètes. C’est un piège où la médiocrité s’étrangle ; il peut devenir un chant sublime de l’humanité la plus fine et la plus éclatante. Comment le dramaturge Shakespeare a-t-il pu oser quelque chose d’aussi audacieux, exiger autant de ses comédiens ? Ou, mieux encore : quelles forces théâtrales devait-il avoir à sa disposition pour, avec les moyens les plus simples, atteindre ce qu’il visait sûrement !
Que ces forces aient existé à son époque, toute la littérature dramatique de cette période en témoigne. Faute de décors adéquats, on devait pouvoir compter d’autant plus sur les capacités expressives des acteurs. Et l’on sait ce que les poètes savaient exprimer !...
Je peux être bref avec les noms : l’ensemble était vraiment trop unifié, trop homogène pour cela. Mais je ne peux passer sous silence Mme Konstantin (Puck) et M. Wasmann (Bottom-Pyrame) : c’était trop beau. Et si j’ai pris plaisir, malgré ce qui m’a gêné comme mentionné ci-dessus, c’est surtout grâce à leur jeu merveilleusement sensible et en même temps intelligent.
Les danseurs russes maintenant. Cela vient peut-être de mon mauvais caractère : mais ici aussi, j’ai des objections de principe. D’une nature différente, bien sûr, et même de nature opposée. La danse est, et doit surtout être, l’expression d’une vitalité débordante. Mais, pour que cette expression s’élève au rang d’art, elle doit se soumettre à certaines lois : de rythme et d’harmonie, de symétrie répétée même, qui peuvent être cadrées précisément dans une intention, une intention que je reproche au décoratif allemand de cette époque.
La danse est, devient souvent, une sorte de pantomime. Cela implique un certain nombre de signes intentionnels et assumés, qui, pour plus de clarté, deviennent des règles. Il existe, entre danseur et spectateur, une sorte d’accord tacite, exprimé par des gestes métaphoriques reconnus des deux côtés, qui rendent le jeu du premier plus explicite et le plaisir du second plus assuré. Dans toutes ses danses, si personnelles, si originales soient-elles, Isadora Duncan avait compris cela de façon magistrale. De même que les Grecs — même dans leur musique — exprimaient des émotions spécifiques de manière claire et rigoureuse, le spectateur attentif d’Isadora Duncan voyait toujours une intention exprimée de la même manière, autant que le rythme le permettait. Malgré toute la fantaisie, la réflexion n’était jamais absente. Malgré toute la frénésie dionysiaque, la discipline apollinienne était omniprésente.
Ces Russes, cependant, sont presque tous des acrobates. J’exclus la hiératique et merveilleusement belle Ida Rubinstein. Mais, quelle que soit l’admiration, l’éblouissement que suscitent leur légèreté sylphide, que dire d’un Nijinsky, par exemple ? Personne, certes, ne rend hommage plus sincère à sa grâce, si virile et pourtant si gracieuse ; personne n’a plus d’éloges pour le style qu’il parvient à maintenir dans toute sa liberté effrénée. Mais, je me demande : qu’apporte-t-il à mon âme ? Que reste-t-il en moi de lui, sinon une simple image sensuelle ?... Et je pourrais poser la même question à Mlle Gheltzer, à Mlle Karsavina, à Mlle Lopoukhova...
Je reconnais à ces danseurs un talent, une particularité : leur romantisme enivrant. Leurs sauts d’une légèreté incompréhensible, leur mobilité infinie, toujours gracieuse, emportent mes rêves, me « transportent », au sens littéral. Mais après ? La danse n’est pas uniquement une expression musicale. Elle est, au contraire, une expression plastique de la musique ; elle est l’incarnation de la musique et, presque, son déguisement intellectuel. Et cela, de la part de ces Russes, je ne l’ai jamais ressenti que sous une forme assez puérile...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 21 septembre 1910)
Brussel, 19 September 1910
La gloire littéraire d'Émile Verhaeren, bien qu'elle soit de qualité égale à celle de son compatriote Maurice Maeterlinck, ne lui a pas permis, à ce jour, d'acquérir une abbaye telle que Saint-Wandrille, en Normandie. Par ailleurs, Émile Verhaeren n'est pas marié à une seconde Georgette Leblanc. Ainsi, il aurait été difficile pour Émile Verhaeren de faire représenter son drame Le Cloître sous la direction de son épouse, dans un ancien monastère lui appartenant, si le Touring Club de Belgique ne lui avait pas prêté son concours. C’est grâce à cette intervention que, le 31 juillet dernier, certains invités ont pu assister à une représentation du drame de Verhaeren dans les magnifiques ruines de l’abbaye de Villers.
Hélas, je n'avais pas été invité et n’ai donc pas pu vous faire un compte rendu de cette importante manifestation artistique. Cependant, hier, une deuxième et dernière représentation a eu lieu à Gand, pour les membres de ladite association, dans ce qui reste de l’abbaye des chanoines de Saint-Bavon. J’ai pu y assister, et je suis heureux de pouvoir vous en faire part, car ce fut une représentation qui sortait vraiment de l’ordinaire.
C’est non sans une certaine appréhension que je me suis rendu à Gand. Quelqu’un qui avait eu la chance de voir Macbeth à Saint-Wandrille l’année dernière, et, très récemment, Pelléas et Mélisande, n’avait pu s’empêcher, malgré toute son admiration, d’émettre quelques critiques moins élogieuses. Une pièce de théâtre n’est jamais une suite d’événements naturels ; l’art ne peut et ne doit être que cela : une réalité ordonnée, arrangée, j’oserais dire taillée, et par là même intensifiée, amplifiée et sublimée. Dans cette élévation par la limitation, la simplification et l'accentuation du décor trouvent toute leur place. Et il reste à craindre que l’ampleur, la diversité distrayante, la beauté intrinsèque d’un véritable lieu – en l’occurrence un château ou un monastère – nuisent au drame parlé et joué.
De plus, le fait de suivre les acteurs de salle en salle ne favorise en rien l'attention tranquille et la compréhension fluide de l’intrigue. Cet excès de réalité dans le lieu de l'action, associé à l’aspect parfois cocasse de cette déambulation, avait quelque peu agacé mon ami à Saint-Wandrille. Ajoutez à cela qu'il pleuvait alors qu'il était question de soleil de midi dans la pièce, et que la lumière lunaire, pourtant essentielle à l'intrigue, n'avait pas réussi à percer l'obscurité d'une nuit noire.
Les mêmes dangers menaçaient naturellement la représentation du Cloître dans l’abbaye de Saint-Bavon. Certes, les éléments jouent chez Verhaeren un rôle bien moins important que chez Shakespeare ou Maeterlinck. Aucun tonnerre n’y est nécessaire, et l’on ne sait même pas à quelle heure se déroule le drame, ce que je ne reproche absolument pas à Verhaeren. Néanmoins, lors d’une représentation en plein air, une averse n’est jamais bienvenue pour un Belge, même s’il y est habitué depuis sa naissance,. Et l’argument de la trop grande authenticité du décor, du lieu de la représentation, aurait pu se faire sentir d’autant plus, face au romantisme démesuré, à l’irréalisme prononcé, à l’invraisemblable qui caractérisent Le Cloître. C’est pourquoi je nourrissais de grands doutes quant au bon déroulement de l’expérience.
Heureusement, je m’étais trompé. La représentation du drame de Verhaeren fut remarquable. Le soleil de septembre fut clément avec nous. Et le décor naturel était merveilleux.
Je ne saurais trop conseiller à mes lecteurs qui envisageraient encore de visiter l’exposition de Bruxelles — ils n’auraient pas tort, je vous dirai demain pourquoi —, de prendre le temps de se rendre à Gand avant de quitter la Belgique. Gand est, sur le plan architectural, la ville la plus riche et la plus caractéristique de Flandre, et parmi les nombreux bâtiments remarquables de Gand, l’abbaye de Saint-Bavon occupe une place de premier ordre. Fondée en 642, mais reconstruite à maintes reprises, elle conserve un ensemble harmonieux, malgré des éléments allant du XIIe au XVIe siècle, qui frappe par sa grandeur empreinte de douceur.
Il ne lui a pas nui d’avoir été d’abord habitée par des moines, puis — sous Charles Quint et les généraux de Philippe II, III et IV — par les soldats espagnols. Le temps a unifié ce lieu, lui apportant une noble sérénité, là où l’on priait mais où l’on se battait aussi, où l’on maudissait à l’endroit même où s’élevait l’encens.
Les ruines de cette magnifique abbaye sont entourées d’un jardin, et c’est dans ce jardin — à l’endroit où se trouve le puits de Saint-Machaire, devant une tour octogonale flanquée de galeries sur les côtés, et face aux vestiges d’une chapelle — c’est dans ce jardin baigné de soleil en septembre qu’un public choisi, un dimanche, a pu assister au Cloître de Verhaeren, dans un décor étonnamment adapté.
Le public, en revanche, n’a pas été particulièrement impressionné. C’était un public quelque peu bruyant, très éloigné d’un public de théâtre lors d’une première ; bien plus une sorte de réunion familiale en automobile, venue de Bruxelles, d’Anvers, et même de Liège pour assister à quelque chose de nouveau, à quelque chose d’« inédit ». Bien que le déplacement de l’action à chaque nouvel acte ait été réduit de façon très heureuse à un minimum, le transport de chaises pliantes à travers le jardin constituait une distraction que les dames semblaient trouver particulièrement amusante.
De plus, il y avait trop peu de distance entre les acteurs et les spectateurs ; on n’avait pas vraiment l’impression d’assister à un véritable drame. Cela était encore accentué par le fait que les acteurs, entre les actes, se mêlaient au public — j’ai vu Militien flirter avec une jeune femme élégante, ce qui était peu compatible avec sa dignité. Cela affaiblissait considérablement l’attention, et toute solennité était absente. C’est d’autant plus regrettable que la troupe était bien meilleure que celle des tournées habituelles, avec même des éléments remarquables.
Au-dessus de tous s’élevait cependant le protagoniste du drame, monsieur Carlo Liten. C’est en effet un comédien très intelligent et extrêmement talentueux. Ceux qui connaissent bien la pièce — je m’en flatte — peuvent avoir des divergences d’opinion avec lui quant à l’interprétation de certaines parties. Cependant, chacun reconnaîtra qu’il a rendu justice à son rôle avec une passion mesurée, une réflexion approfondie et une ardeur naturelle. J’ai admiré la sobriété pleine d’amertume contenue de sa confession, et son autocritique publique a fait frissonner les spectateurs. C’était véritablement une interprétation remarquable.
Dans l’ensemble donc : une représentation qui ne m’a pas convaincu des avantages de profiter d’un drame dans un décor réaliste, mais qui m’a néanmoins procuré beaucoup de plaisir, en ce bel après-midi de septembre, dans ce cadre magnifique.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 15 octobre 1910)
Bruxelles, 13 octobre
Ce furent des journées bien chargées : l’exposition approche de sa fin ; il ne reste plus qu’un petit mois avant sa clôture définitive. Ainsi, ceux qui n’ont pas encore tenu leur congrès doivent se dépêcher s’ils veulent s’acquitter de ce devoir civique dans les quelques jours où Bruxelles reste encore la World’s Fair. Nous avons vu que le Congrès des serveurs de cafés n’était pas encore terminé que celui de la « Ligue contre la Tuberculose » débutait déjà. Et — tandis qu’entretemps un Congrès de l’Alimentation aurait pu célébrer les banquets des congrès — le Congrès de la Tuberculose n’avait pas encore achevé son ordre du jour que celui de « l’Art Public » nous entraînait à Groenendael, Gand, Anvers, Ypres.
Je reviens justement de cette dernière ville, non sans une certaine fatigue dans mes mollets et une certaine langueur dans les reins. Il est neuf heures passées. La lampe sur la table de travail brûle, invitante. Et...
Non, je ne vais pas vous décrire mon intérieur. D’abord, parce qu’il n’a rien de vraiment pittoresque : une table avec « tout ce qu’il faut pour écrire », un grand fauteuil confortable (surtout !), et c’est à peu près tout. Ensuite, parce que je ne sais pas si un intérieur appartient à « l’Art Public ».
Savez-vous ce qu’est « l’Art Public » ? Moi non plus. Depuis quatre jours, de huit heures du matin jusqu’à très tard le soir (lundi, cela s’est prolongé dans la nuit), je parcours la moitié de la Belgique. Je sais déjà que « l’Art Public » inclut : une exposition, une forêt, une cathédrale, deux hôtels de ville, quelques châteaux, un musée. Je sais qu’au nom de « l’Art Public », on peut « dépouiller » des églises, mais pas orner les façades des halles avec des toiles ; que les peintures murales sont autorisées, mais que les panneaux publicitaires le long des voies ferrées doivent scandaliser tout orthodoxe. Je sais qu’il peut être acceptable de faire passer de fausses œuvres d’art pour des vraies (je ne parle pas de tableaux, mais de meubles, tissus, etc.), mais qu’il est absolument blâmable de démolir entièrement un édifice sous prétexte de restauration. Je sais... Vous voyez que je sais beaucoup de choses. Pourtant, je ne sais toujours pas très bien ce qu’est « l’Art Public » dans son essence.
Car, n’est-ce pas, toute œuvre d’art livrée au public devient de « l’Art Public ». Si je publie un livre, fais exécuter une symphonie ou expose une peinture, alors chacun qui le souhaite peut me lire, m’écouter, me voir : mon œuvre appartient au public ; mon art est « Art Public ». Cela ne peut pourtant pas être l’intention des organisateurs : autrement, leur titre serait pléonastique et « Congrès d’Art » aurait suffi. Il devait donc y avoir autre chose derrière. J’ai essayé de le découvrir, et voici ce que j’ai trouvé.
On souhaite que la forêt de Soignes soit préservée dans son intégralité ; on veut que la cathédrale principale d’Anvers soit dépouillée ; on trouve que le musée Plantin est une merveille. D’un autre côté, on exige que la restauration des Halles d’Ypres soit strictement archéologique, tout en préservant ce qui est beau et ne risque pas de tomber en ruines, ce qui est quelque peu en contradiction avec le dépouillement de l’église, puisqu’on s’oppose là au maintien d’un élément du patrimoine urbain. La certitude que les cigares Melior sont délicieux ne doit en aucun cas priver le voyageur de la vue d’un beau bosquet ; cependant, on tolère les poteaux télégraphiques disgracieux le long des voies, qui me sont moins agréables que l’immense bouteille de champagne que j’aperçois en passant : une touche de couleur vraiment pas déplaisante. J’en conclus que, dans sa souplesse vague, l’appellation « Art Public » désigne : l’art tel qu’il se manifeste dans et autour de la vie quotidienne ; la beauté dont chacun peut jouir sans préméditation ni conscience ; bref, oserai-je le dire, l’art au grand jour. — J’espère avoir ainsi, dans une certaine mesure, précisé l’intention de M. Broerman, l’âme de ce Congrès.
Et je pourrais donc, sans remords, avec un cœur serein et l’audace d’un propriétaire, continuer la description de mon bureau, puisqu’il répond à ma définition. N’était-ce que d’heureux souvenirs m’offrent une bien meilleure matière...
D’ordinaire, tenir un congrès est une activité sédentaire. On s’assied dans une salle de réunion et l’on ne se lève que pour aller s’asseoir dans une salle de banquet. Mais nous avons changé cela. Un Congrès pour « l’Art Public » se devait de se montrer en public. Et, comme vous le savez déjà, nous l’avons fait. Au lieu de rester assis en permanence, nous avons principalement marché pendant quatre jours, parfois dix heures par jour. Nous avons siégé dans une forêt peut-être préhistorique, dans un château du XIIème siècle, dans un hôtel de ville du XVIème siècle, dans une halle du XVIIIème siècle. De tels lieux ne se trouvent pas dans une chambre à coucher : il faut aller les chercher. Cela nécessite parfois de longs déplacements, que nous avons entrepris.
Et pour siéger une demi-heure, nous avons parfois voyagé trois heures en train et marché une heure ; nous avons manqué nos trains à plusieurs reprises ; nous avons exploré de nombreux horizons et effrayé maintes populations. Ce qui a manifestement profité à notre santé, à notre développement intellectuel, et même à l’Art Public.
Ce Congrès fut donc une excursion multiple. Nous sommes montés et descendus d’un train spécial à de nombreuses reprises. Tant et si bien que l’on ne peut guère parler de « travaux » véritables, solides, lourds, difficiles à déplacer, mais nourrissants et productifs. En revanche, nous avons beaucoup vu, et comme « celui qui a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu », nous avons passé notre temps non seulement agréablement, mais aussi utilement, tout en dérogeant à la norme des congrès sédentaires et posés. Et ainsi, à ma grande joie, je peux vous offrir davantage d’impressions de voyage que de comptes rendus de séances.
Nous sommes d’abord allés à la forêt de Soignes. Tout Néerlandais ayant visité Bruxelles connaît la forêt de Soignes, ou du moins son début : le Bois de la Cambre, lieu de promenade favori des Bruxellois le dimanche, et bientôt aussi de tout étranger s’installant à Bruxelles. Sa grande attraction réside dans ce besoin des citadins : l’aspiration à l’air libre, à la nature... pour autant que celle-ci ne soit pas trop sauvage, pas trop primitive ou brutale, ni trop éloignée des normes urbaines.
Les citadins ressemblent à une dame de mes connaissances qui ne consomme jamais de truffes autrement qu’en conserve ou de homards qu’en boîte. Lorsqu’elle est venue nous rendre visite dans le petit village où nous vivions, elle a refusé à tout prix de manger le jambon que nous lui offrions et a été stupéfaite de constater que nous mangions les légumes que nous avions cultivés nous-mêmes et... arrosés d’engrais. Pour elle, les truffes tout juste sorties de terre, les homards fraîchement sortis de la mer, le jambon provenant d’un cochon que nous avions vu courir dans la cour, et la salade que nous avions cultivée nous-mêmes étaient beaucoup trop naturels...
Ne pensez pas que j’invente quoi que ce soit : cette dame citadine existe bel et bien et est la mère de notre plus grand sculpteur. Quel citadin, d’ailleurs, ayant grandi dans l’artifice urbain, n’a pas ressenti - à un moindre degré peut-être - une certaine répugnance face à des choses trop directement issues de la nature ?
Et pourtant, l’atavisme finit par l’emporter : nous portons en nous l’héritage de nos ancêtres, hommes des forêts, des plaines, des mers ou des rivières. Quand le soleil brille et que le septième jour nous accorde du repos (je ne parle pas des journalistes !), une loi intérieure nous pousse à rechercher l’endroit dont nous sommes originaires.
C’est alors que le Bruxellois se rend au Bois de la Cambre... qu’il a civilisé pour cet usage, aménagé en grande partie comme un parc « raffiné », une nature polie et apprivoisée, pas trop brusque pour les citadins.
Le Bois de la Cambre n’est cependant pas encore la forêt de Soignes, si ce n’est en tant qu’introduction édulcorée. C’est une préparation, une initiation à une beauté plus élevée et plus austère. Le Bruxellois n’y va pas jusque-là : il ne parvient à Boitsfort que pour y manger des anguilles grillées pêchées dans les étangs forestiers. Seuls quelques clercs de notaires très, très amoureux (et généralement enclins à la poésie) entraînent des vendeuses dans les profondeurs des vallées, où saignent les sorbiers, le long des sources où embaument les fraises sauvages, à travers les buissons où les framboises tentent, jusqu’aux vastes étangs dont la sérénité immobile invite à la mélancolie et aux rêveries passionnées.
Là, se dressent des hêtres argentés, à l’écorce lisse, couverts de mousse et empreints d’un voile de lumière, droits comme des cierges, jusqu’à ce que leurs cimes, haut perchées, se mêlent dans un léger balancement de feuillage bruissant doucement. Un geai flamand pousse un cri rauque et réprobateur. Un faisan rit, presque moqueur. Douce est la mélodie d’un loriot. Ce froissement : c’est un écureuil espiègle. Ce parfum : voici soudain une clairière, vaste de plusieurs mètres, parsemée de pâles violettes des bois.
C’est là que, les dimanches bruxellois, flânent des clercs de notaires amoureux et poétiques, accompagnés d’étudiantes russes dont l’idéal semble être de paraître aussi peu poétiques que possible. Même des poètes s’y rendent parfois, mais principalement pour manger des anguilles grillées dans les célèbres auberges du village.
Nous, membres du congrès, y sommes allés pour protéger la forêt. Nous, défenseurs de l’Art en Public, voulons et exigeons que la forêt de Soignes ne soit pas détruite. Pourtant, il y avait peu de raisons de craindre cela : la forêt appartient à l’État, et nous vivons sous un gouvernement conservateur. De plus, un ministère plus libéral ne songerait jamais à abattre tous ces arbres magnifiques. Mais nous, partisans de l’Art en Public, avons néanmoins jugé nécessaire de placer explicitement ces hêtres, ces fougères, ces baies sauvages et même cette faune sous notre protection.
Et nous avons voulu le confirmer sur place : pour cela, nous avons emprunté un train spécial, et, courageusement, nous avons affronté des sentiers marécageux jonchés de feuilles mortes en décomposition.
C’était un bel après-midi d’octobre ; déjà, le soleil descendait à l’horizon occidental, quand nous étions cent cinquante-sept...
Mais non : j’en ai déjà trop dit. Je laisse à votre imagination le soin de concevoir à quel point il a dû être ridicule de troubler, à cent cinquante-sept, la sacralité embrumée d’une forêt d’automne. Heureusement, je me trouvais en compagnie de journalistes bruxellois pleins d’esprit, capables de dissiper la contrariété provoquée par des cris féminins profanateurs, ainsi que la mélancolie de la forêt mourante et des étangs aux vapeurs toxiques.
Ce n’est donc pas sans un certain plaisir que j’ai entendu quatre vieux messieurs démontrer pendant deux heures d’affilée qu’en présence de la majesté des arbres centenaires, on ne peut rien faire d’autre que se taire respectueusement. Ils l’ont fait — non pas le silence, mais leur discours — avec une rhétorique légèrement inquiétante et une imagerie irréprochable.
Et c’est sans scrupules que je vous livre ces impressions. Si je n’ai pas été assez poétique, c’est réellement parce que je ne l’ai pas voulu, et la belle éloquence de ces messieurs m’en aurait, de toute façon, voulu.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 17 octobre 1910)
Bruxelles, 15 octobre.
Ce que vous ignorez encore : c’est un compatriote à vous, l’architecte Dr. Cuypers, qui, à l’âge vénérable de 83 ans, a porté sur ses épaules la charge de présider ce Congrès. C’est lui qui, en remplacement d’un autre « grand vieillard », l’infatigable ministre d’État Auguste Beernaert, retenu à La Haye pour un arbitrage, a assuré avec dignité et ténacité la présidence. Ce bâtisseur vénérable et robuste, sage et opiniâtre, nous a guidés avec persévérance — on dirait presque avec entêtement — du bois de Soignes à Gand, de Gand à Anvers, puis d’Anvers à Ypres. Véritable apôtre zélé de la beauté monumentale qu’il chérit tant, la romane et la gothique, auxquelles notre Flandre est si richement restée fidèle. C’est lui qui...
Mais laissons-nous aller avec ordre.
Un sommeil bien mérité, d’autant plus réparateur après l’air vivifiant du bois, nous tenait encore captifs lorsque le coq, après son troisième chant, nous avertit qu’une réception par le bourgmestre nous attendait à l’hôtel de ville de Bruxelles, suivie d’un train spécial impatient de nous conduire vers la ville des Artevelde.
Nous avons salué. Le Dr. Cuypers a assuré qu’il y a soixante ans, l’hôtel de ville de Bruxelles avait une apparence quelque peu différente de celle d’aujourd’hui — je le crois sur parole, car je n’ai pas 83 ans et il m’est donc difficile de parler de ces choses par expérience directe. Ensuite : en route pour Gand.
Vous ne me ferez jamais changer d’avis : Gand est la plus belle ville de Flandre. Bruges peut être charmante, douce, mélancoliquement séduisante et sentimentale ; je ne nie pas la grandeur désolée, la vastitude inutile, le côté perdu et emprisonné d’Ypres : mais Gand, avec son obstination farouche, sa puissance impressionnante, sa robustesse intimidante, est unique et sans égale.
C’est d’ailleurs la ville belge la plus riche en monuments. Selon les statistiques de la Commission royale, qui veille avec attention sur les bâtiments historiques et archéologiques (ceci, voyez-vous, n’est qu’une métaphore), elle en compte vingt-sept, là où Anvers doit se contenter de dix-huit, Bruges n’en montre que quatorze, Malines peut tout juste s’enorgueillir du même nombre que Bruges, et même Bruxelles, la capitale, doit se résigner, non sans honte, à n’en posséder que dix-sept, dont seulement quatre de premier rang, contre treize à Gand. Voilà, n’est-ce pas, des chiffres éloquents...
Toute cette splendeur architecturale se trouvait autrefois enchâssée dans une ville moderne et laide. Maintenant, on l’a dégagée de ses écrins ; on a mis à nu les bâtiments et on les a soigneusement restaurés. Et... ce n’est pas mieux ainsi. La plupart des monuments - le Geeraard-Duivelsteen, l’église Saint-Bavon, le Beffroi et la Halle aux draps, l’église Saint-Nicolas, l’église Saint-Michel : tout cela aligné sur une même ligne droite, à proximité les uns des autres. Autrefois, ils étaient séparés par le tumulte des ruelles sinueuses et des rues commerçantes animées. On les voyait moins facilement, on pouvait moins bien les étudier. Maintenant, tout ce qui s’était niché et entassé entre eux au fil des siècles a été balayé. Les tours s’élèvent désormais fièrement, et les blocs soigneusement nettoyés des églises et des halles resplendissent. Mais... sont-ils encore vivants ?
On a surnommé le cœur de Gand un « musée ». Hélas, ce surnom est tristement approprié. Tous ces vestiges d’une grandeur révolue se dressent ici comme des pièces de musée soigneusement disposées, alignées avec soin, trop grandes pour être dépoussiérées chaque jour, mais néanmoins bien entretenues, méticuleusement « conservées » et... mortes. Ce ne sont plus que des curiosités architecturales, très intéressantes bien sûr, mais d’où toute vie s’est enfuie.
Cela ne se remarque pas en plein jour, et quelques centaines de congressistes, visitant en groupe ce « musée de monuments », ne s’en rendent évidemment pas compte. Mais je conseille à chacun de parcourir cette rangée de bâtiments, un soir, vers neuf heures : il ne trouvera pas cela chaleureux, mais bien grandiose, impressionnant et quelque peu angoissant... tout comme la Mort l’est.
Je ne dis pas cela pour vous donner la chair de poule, mais simplement pour prouver combien il est difficile, combien il est dangereux de restaurer. Ce n’est pas seulement une affaire de savoir, c’est avant tout une affaire de goût. Restaure-t-on pour dresser des exemples archéologiques ? Ou le fait-on pour préserver la beauté urbaine ?... Je ne peux accepter que cette dernière raison. Ce qui importe, ce n’est pas tant de protéger une vieille maison contre la destruction, que de sauvegarder sa beauté pittoresque, son charme évocateur.
Et cette beauté, ce charme : ils ne viennent que de la Vie. Ce sont des générations après générations qui ont imprégné de leur spiritualité, de leur vie émotionnelle, ces pierres anciennes, et c’est cette spiritualité, cette vie intérieure, qui rendent les vieux bâtiments si beaux et chargés d’émotion. Soyons donc prudents, manipulons avec soin ces pierres qui vibrent encore d’un passé tout entier...
Restaurer "dans le style", rétablir la pureté architecturale, recréer comme c'était à l'origine ? Pourquoi alors ne pas tout démolir d'un coup et reconstruire flambant neuf ? On obtiendrait alors sans doute la précision originelle. Mais dans ce cas, on aurait également banni la vie, et l'on ressentirait l'irritation que suscitent les églises nouvellement construites, qui, bien qu'érigées dans le gothique le plus pur de la troisième période, empêchent toute expérience véritablement religieuse.
Les congressistes ont-ils ressenti cela à Gand ? La visite a été fugace. Le Château des Comtes – un exemple de bonne restauration – a à peine été exploré. Les ruines de l'abbaye Saint-Bavon – le meilleur exemple de conservation remarquable – ont été laissées de côté. Mais ils ont bien mangé dans le flambant neuf Hôtel de la Poste – également une forme d'Art public –, et ont écouté le bourgmestre Siffer, qui promettait à l'assemblée enthousiaste les plaisirs incomparables d'une Exposition universelle à Gand en 1913...
Le lendemain : départ pour Anvers, dès les premières heures.
Et là, je verse une larme. Imaginez que ces centaines de personnes qui, en s'inscrivant comme membres de ce Congrès, se sont elles-mêmes attribué un brevet de compétence, ou du moins d'amour pour l'art en plein air – imaginez que ces congressistes (bien que sans étude préalable, sans enquête, sans réflexion non plus) aient presque unanimement exprimé le souhait de dégager la cathédrale d'Anvers...
Je ne m'étendrai pas ici, dans ce journal, où des experts très compétents des Pays-Bas septentrionaux et méridionaux ont rejoint et défendu la position de votre correspondant à Anvers – lequel rejette, sur des bases solides et avec une documentation complète, cette idée de "dégagement" –, je ne m'étendrai pas, dis-je, sur un fait qui, en fin de compte, n'est qu'un "souhait du Congrès", et dont aucun esprit sérieux ne surestime la portée.
Un argument contre ceux qui défendent le statu quo ou préconisent au moins une solution qui préserverait les maisons autour de la cathédrale ne saurait être ce "souhait". Cela ne peut pas non plus constituer une approbation des idées des partisans du dégagement : il aurait fallu bien plus de préparation pour cela. L'opinion de quelques centaines d'"amateurs" non préparés, qui jugent au premier regard et se laissent convaincre par la rhétorique d'un congrès, ne peut certainement pas l'emporter sur l'étude approfondie de ceux qui, bien qu'ils ne soient peut-être qu'une poignée, parlent en connaissance de cause.
Mais ce que je ne peux comprendre, c’est que des personnes qui se présentent comme des experts en la matière, et parmi lesquelles se trouvent réellement des connaisseurs, aient eu, après une visite à la ville "dépouillée" de Gand, l’audace de recommander la dépouillement de la cathédrale d’Anvers. N'avais-je pas raison de dire qu'ils n’ont pas vu grand-chose ?... "En Belgique, on pense en bande", a dit un jour Charles Baudelaire. Cet esprit grégaire semble affecter quiconque participe à un congrès en Belgique. Il aura suffi qu’un orateur loue la beauté dépouillée de Gand pour convaincre tout le monde qu'il faudrait désormais déshabiller Anvers également... Il est vrai que le Château des Comtes a été très insuffisamment visité, et l'abbaye Saint-Bavon pas du tout...
Après cette petite erreur – je veux parler du souhait de dépouillement –, on a visité le musée Plantin. Ici, tout a été trouvé parfait... et à juste titre. Car, bien qu'il soit très discutable que tout soit ici authentique et strictement conforme à l’époque du grand maître imprimeur, on ressent ici une atmosphère, on est imprégné de l’ambiance, on respire ici une beauté mûrie, provenant des siècles passés et s’étendant à tous les siècles à venir. Et voyez-vous, c’est là que réside l’essentiel...
Ensuite : visite des écoles, réception à l’hôtel de ville, éloquence du bourgmestre, compliments, repas, boissons. Et ce n’est qu’à minuit que nous sommes enfin allés nous coucher.
Ce qui ne nous a pas empêchés, nous, courageux défenseurs de l’Art public, de partir le lendemain, à neuf heures précises, pour Ypres.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 18 octobre 1910)
Bruxelles, 16 octobre
Je confesse humblement un mea culpa : le Congrès n’a plus été sous l’emprise d’un mauvais esprit. À Ypres, on n’a plus pensé « en groupe » ; on y a débattu ardemment ; on a failli s’y battre. Était-ce à cause du voyage trop long dans un train « spécial » qui n’allait guère plus vite qu’un tortillard – ce qui était peut-être dû à la grève des cheminots qui venait d’éclater ce jour-là, et au fait que nous étions proches de la frontière française ? Quoi qu’il en soit, je connais quelqu’un qui, irrité par une armée de fourmis entre la peau et la chair de ses jambes, était assez grincheux lorsque nous, congressistes, avons été accueillis sur le quai de la gare d’Ypres par l’administration municipale locale.
Toute irritation a cependant disparu dès que nous avons atteint l’immense esplanade de la gare. Sur la gauche, un groupe de petites villas modernes et affreuses, dont l’architecture d’une petite Renaissance prétentieuse ressemblait à des jouets sur cette vaste plaine. Mais sur la droite, les vestiges des fortifications érigées par Vauban : des ruines magnifiquement vivantes, couvertes de mousse et d’arbres… que nous avons bien sûr immédiatement prises sous notre protection congressiste – une initiative qui ne semble pas si superflue que cela.
Nous avons ensuite parcouru les rues sinueuses, bordées de façades des XVIème et XVII !me siècles, entre deux haies de regards ébahis des habitants d’Ypres, qui, de toute évidence, ne comprenaient rien à cette invasion venue d’une grande ville. (Nous avions tous une allure soignée, et les toilettes des dames, participant ainsi à l’Art Public, méritaient chacune un sonnet de José-Maria de Hérédia). Ainsi, nous avons atteint les Halles monumentales, le plus grand édifice que le monde médiéval du XIIIème siècle nous ait laissé, et qui demeure encore aujourd’hui un monument saisissant par son audace architecturale.
De l’extérieur, bien sûr, il porte une robe de bois : chevrons et planches forment un réseau qui, comme pour tout bâtiment flamand digne de ce nom, témoigne que l’on est aussi ici en train de restaurer. Cela n’enlève rien à notre admiration lorsque nous atteignons, par un escalier branlant – dieu merci, pas encore remplacé ! – les salles infinies du premier étage, avec leur plafond extraordinaire : des nervures s’élevant côte à côte jusqu’à une invisible faîtière. Quels hommes étaient ces maîtres bâtisseurs du XIIIème siècle, quels géants… eux qui, avec toute leur audace impressionnante, avaient conservé la naïveté de sculpter finement chaque poutre transversale, de la décorer avec des noms et des figures, et de la peindre avec des couleurs riches et légères.
Nous nous asseyons sur les appuis des fenêtres ; à travers les vitraux verts, nous apercevons l’immensité disproportionnée des places et l’austérité secrète des ruelles pluvieuses. Ypres, qui, avec Bruges et Gand, fut l’une des plus grandes villes de Flandre à l’époque épique, comptait alors deux cent mille habitants. Aujourd’hui, déchue, démantelée, désenchantée et coupée du monde civilisé par l’administration des chemins de fer, elle n’en compte plus que dix-huit mille.
Imaginez bien la désolation d’une ville devenue ainsi trop grande pour elle-même…
Les salles des Halles ont été peintes. Il y a une cinquantaine d’années, l’administration municipale d’Ypres a jugé nécessaire de faire passer de la peinture sur les murs larges de plusieurs mètres. Probablement parce qu’au Moyen Âge cela devait aussi être ainsi ; – bien que je m’imagine que c’était tout de même différent à l’époque… Car ici, Pauwels a trouvé nécessaire de montrer à quel point il était un excellent imitateur de Géricault (oh, cette Mort d’Ypres, avec le pestiféré vert bronze illuminé par un rayon de soleil roux !) ; Guffens eut une meilleure idée en s’inspirant des principes de Hendrik Leys, bien qu’il l’ait fait avec une douceur un peu trop mièvre ; et seul Delbeke, le génial et méconnu Delbeke, a su, avec une grâce incomparable, une finesse, et une palette de couleurs qui n’altèrent en rien la noble et austère beauté de l’intérieur du bâtiment, prouver qu’il possédait seul une juste compréhension de la décoration murale...
On trinque, on mange, on boit : beaucoup et dans une ambiance conviviale.
Ensuite : visite de la façade des Halles. C’est plutôt réussi, bien que l’on ait tout de même beaucoup trop restauré. Mais là où l’on parle vraiment de bois : c’est le toit qui s’élève très haut. À l’origine, ce toit avait été construit en briques ; mais celles-ci étaient trop lourdes, et on les remplaça, je crois au XVème siècle, par des ardoises. L’architecte chargé de la restauration du bâtiment a eu la bonne idée de ne pas remettre des briques ; il a conservé les ardoises aux teintes douces ; ou plutôt, non : il ne les a pas conservées. Car, malheur, quelques vieilles ardoises s’étaient affaissées et étaient tombées. Que fait l’architecte alors ? Il enlève toutes les vieilles ardoises et les remplace par des neuves… bien plus noires, et il trouve aussi beau d’ajouter, entre les lucarnes, d’immenses blasons peints, sous prétexte que ceux-ci, à un moment donné – bien que pas à l’origine – avaient aussi été présents. Ces blasons, en ce qui concerne leurs proportions et leurs dessins, sont sans doute dus uniquement à l’imagination de l’architecte. Quoi qu’il en soit, ils semblent glisser du toit d’ardoises où ils sont placés, et… ils sont horriblement laids, ce qui est finalement tout ce qui compte.
Le banquet avait déjà échauffé la tête de notre groupe de congressistes : les restaurateurs ont dû supporter quelques critiques… Ce fut pire encore devant la façade de l’église principale.
Imaginez : il y a cinquante ans, on avait restauré, déplacé, et – selon les restaurateurs actuels – gâché l’entrée principale. Qu’ont fait les restaurateurs actuels ? Ils ont tout simplement démoli l’entrée construite il y a cinquante ans, pour la reconstruire à nouveau, cette fois correctement à sa place. Et quelle finesse ! Et quelle propreté… Cependant, j’ai une crainte que je ne vous cacherai pas. Et si, dans cinquante ans encore, quelqu’un venait à découvrir que les restaurateurs actuels se sont aussi trompés ? Alors on démolira encore ? Et on reconstruira ?... Et cela, on appelle cela préserver un bâtiment ?
Mais il y a bien pire. À côté de l’église principale se trouve un ancien monastère. Il a été construit en trois périodes distinctes. Dans son état actuel, il pourrait très certainement être restauré sans dommage esthétique… même s’il est une merveille d’intimité, de recueillement, et de sentiment apaisé ; et, étant donné qu’il tient encore très bien debout, je considère personnellement que c’est une profanation de faire quoi que ce soit qui pourrait troubler la quiétude et la tendre beauté de la cour intérieure, si paisible, mélancolique autour du puits moussu dont l’eau noire reflète le feuillage immobile d’un saule ; de cette galerie où, si l’on écoute attentivement, on peut encore entendre le pas glissant des nonnes timides ; de ces cellules chastes et fraîches ; de ce vaste dortoir, d’un style austère mais si grandiosement yprois. Cependant, qu’on restaure un peu si cela est absolument nécessaire.
Mais les notables d’Ypres veulent aller plus loin. Ils ont imaginé à quoi ce monastère devait ressembler à son origine. Et... maintenant, ils vont reconstruire tout ce qui manque, et… remplacer tout ce qui leur semble même légèrement délabré, au risque de briser l’harmonie entre les ajouts modernes et l’ancienneté originelle.
Ne pensez pas que j’exagère : vous vous tromperiez sur les conceptions et les pratiques des habitants d’Ypres. Un exemple de ces pratiques : dans les Halles d’Ypres, les arcs des voûtes reposaient sur des consoles sculptées en pierre blanche datant du XIIIe siècle. Ou plutôt : reposaient, car on a désormais retiré toutes ces pièces porteuses pour les remplacer par de nouvelles copies. Et tout ce merveilleux travail de sculpture du XIIIème siècle, qui, soit dit en passant, était presque entièrement intact, a été jeté en tas, de sorte que chaque congressiste pouvait ramasser ces magnifiques petites têtes sculptées et les emporter chez lui… Certes, les nouvelles consoles ont l’air aussi propres qu’une pièce de monnaie fraîchement frappée…
Vous imaginez si les restaurateurs yprois ont reçu les félicitations du Congrès pour leur... œuvre de « purification » ! Les débats furent si vifs… que nous avons, une fois de plus, raté notre train spécial. Ces trains "spéciaux", d’ailleurs, semblent avoir la particularité de toujours partir sans leurs "passagers spéciaux"...
Et le lendemain, lors d’une séance de clôture générale, nous avons exprimé notre satisfaction pour ces journées épuisantes, mais finalement très agréables, quoiqu’un peu légères. Encore manger. Encore boire. Et puis : adieu, à l’année prochaine… à Rome !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 octobre 1910)
La Mort fauche – comme dirait Eschyle – la Mort fauche parmi nos sculpteurs. Coup sur coup, notre brillante école nationale est frappée dans ses plus nobles représentants. Après De Vigne, Dillens ; après Dillens, Lambeaux ; après Lambeaux, Meunier ; après Meunier, Van der Stappen. C’est une grande génération qui disparaît : celle qui, contre tout académisme et romantisme, a professé la Vie et la Beauté en suivant la voie tracée par les Italiens de la Renaissance, préparant ainsi une école plus monumentale et moins réaliste, qui trouve sa plus pure expression en George Minne et Kemmerich.
À cette évolution, Charles van der Stappen a contribué plus que quiconque, non seulement par son exemple, mais surtout par son professorat et son esprit. Lui-même, bien qu’il ne fût pas une grande personnalité artistique, ne possédait ni la pureté de De Vigne, ni la grâce vive de Dillens, ni la puissance voluptueuse de Lambeaux, ni l’humanité profondément compatissante de Meunier. Parti de Donatello, et même de Verrocchio, son travail final portait l’empreinte de Rodin ; tandis qu’à première vue, Ompdrailles de Lambeaux et Les Bâtisseurs de Ville de Meunier pouvaient sembler être de lui. Mais quel que soit l’exemple qu’il ait suivi, consciemment ou inconsciemment, il est resté un élève remarquable, et en fin de compte toujours indépendant, jamais esclave d’une imitation servile, car il était un modeleur exceptionnel, bien que tourmenté par le démon de l’éclectisme.
C’est cet éclectisme qui a fait de lui un professeur incomparable. Chercheur lui-même, il n’a jamais réprimé chez ses élèves l’élan vers le nouveau, l’insolite, l’anti-académique. Il pouvait comprendre toutes les inclinations, toutes les orientations ; même les plus révolutionnaires ne l’effrayaient pas. Il insistait seulement sur l’étude rigoureuse des formes ; mais une fois qu’il savait cette maîtrise acquise, il laissait toute liberté à chaque interprétation personnelle. Et c’est ainsi qu’il a fait couronner George Minne d’or pour l’une de ses sculptures les plus étranges, et qu’il a été le plus grand encourageur de Kemmerich.
Cet éclectique avait également des inclinations littéraires. Sa proximité avec Lemonnier et Verhaeren, sa vaste érudition, avaient, dans notre pays où les plasticiens sont peu cultivés – certains, même parmi les meilleurs, savent à peine lire – conféré à son œuvre une empreinte de beauté intellectuelle, qui était peut-être sa seule véritable marque personnelle. Les titres seuls de nombre de ses sculptures témoignent de cette intention spirituelle. Et je le répète : il réussissait souvent à en faire un élément vivant de son art.
Sa mort laissera un vide dans bien des cœurs. Et là aussi, où l’on a l’habitude de voir des artistes belges réunis, sa figure manquera profondément. Petit – la plupart de nos sculpteurs sont petits – trapu, corpulent, son visage rouge, sous ses cheveux ébouriffés blond-gris, avec sa barbe rare, derrière son pince-nez doré, exprimait la colère impuissante d’un taureau entravé. Grincheux et mécontent en apparence, ses gestes courts jaillissaient comme irrités. Cet homme, dont on savait qu’il était le plus bienveillant, le plus aimable du monde, semblait presque honteux de cette bonté : il la cachait sous un masque de rancune bougonne ; il voulait paraître redoutable et réussissait à impressionner ainsi. Mais lorsqu’il riait, lorsqu’il racontait des anecdotes de son passé, alors le soleil perçait les nuages, et il apparaissait tel qu’il était réellement : le plus simple et le plus accommodant des hommes.
Ce qu’il a dû souffrir, lui, l’homme actif, toujours occupé à concevoir de nouvelles sculptures et de nouveaux projets, cloué si longtemps au lit par la maladie, est indescriptible. À présent, il repose… Que sa mort soit l’occasion de rassembler tout ce qui faisait de lui une grande figure de notre école flamande de sculpture, lui dont la renommée a pâti de celle d’un Meunier, voire d’un Lambeaux.