(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Ariane et Barbe-Bleue [de Paul Dukas] (4 janvier) - Bruxelles en images [Maurits Niekerk] (21 janvier) - Encore Ariane et Barbe-Bleue (24 janvier) - Monna Vanna [de Henri Février] au Théâtre de la Monnaie (28 janvier) - Concert Peter Benoit (6 avril) - Katharina [d’Edgard Tinel] au Théâtre de la Monnaie (7 avril) - Starkadd [de Hegenscheidt] à Gand (22 avril) - La « triennale » à Gand (21 août) - Les fêtes d'[Albrecht] Rodenbach à Roulers (23 au 30 août) - Le treizième congrès flamand de la nature et de la médecine (21 septembre)- Art et charbon (4 octobre) - Pol de Mont sur la Flandre française (11 octobre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 4 janvier 1909)
Hier, après la première représentation d'Ariane et Barbe-Bleue de Maeterlinck, avec la musique de Paul Dukas, au Théâtre de la Monnaie, j'ai croisé Lod. van Deyssel au bas du grand escalier. Installé dans notre bonne ville depuis quelques mois, il m'a demandé mon avis. Je cherchais des mots, sans en trouver, et me contentais de hausser les épaules. Quand je lui ai retourné la question, sa réponse n'a pas été plus longue que la mienne. Et nous sommes partis chacun de notre côté...
Il est extrêmement difficile de donner un avis immédiat, surtout après une première représentation, même après une nuit blanche. Si je n'avais pas à commenter cet événement musical, j'aurais attendu la deuxième ou la troisième représentation pour rédiger mon compte rendu. Car la personnalité de Dukas mérite une attention minutieuse, et la gravité et l'ambition manifeste de cette Ariane exigent une évaluation réfléchie et sérieuse.
Dukas, compositeur de L'Apprenti sorcier, n'est plus un inconnu depuis longtemps. Il a longtemps semblé influencé par son maître, César Franck, le maître de toute la jeune école française, le poète romantique et pur du Chasseur maudit. Mais l'austérité de Vincent d'Indy l'a ensuite marqué profondément, tandis que l'impressionnisme de Claude Debussy, bien qu'influent, n'a pas altéré cette pureté musicale. Et ainsi, avec le souvenir de cet Apprenti sorcier si vif et typiquement français, je me retrouve un peu déconcerté par cette Ariane, qui me rappelle autant Parsifal que Pelléas. Il y a dans cette œuvre une volonté de modération et de pondération réfléchie, mêlée à un raffinement orchestral troublant. Chaque acte me laisse une impression différente : le premier évoque Debussy, le second rappelle la noble tragédie de Gluck dans ses vastes récitatifs, tandis que le troisième fait inévitablement penser à la scène finale de Tristan und Isolde. Cette impression de mélange est difficile à cerner, d'autant plus que la comparaison avec d'autres œuvres est purement subjective, sans impliquer d'influence directe. De plus, l'œuvre repose sur cinq voix de femmes dans le même registre, avec un orchestre qui privilégie l'expression des émotions plutôt que la diversité.
À cela s'ajoute encore le choix malheureux du livret. Ce "conte lyrique" n'est en rien fait pour accroître mon admiration pour Maeterlinck. Jamais le caractère artificiel et faux de son travail, depuis Le Trésor des Humbles et à l'exception de La Vie des Abeilles, n'a été aussi évident. Jamais Maeterlinck n'a été autant un symboliste, dans le mauvais sens du terme. Je me souviens d'un essai de Lucien Muhlfeld intitulé Le Petit Symbolard, où il donnait la recette pour produire un travail symboliste probant. Maeterlinck applique depuis un certain temps cette recette avec régularité : prenez des abstractions, donnez-leur un nom, mettez-les dans un conflit dont l'issue est inévitable, et faites-leur dire des choses prétendument profondes. Ici, je l'admets volontiers et immédiatement, on obtient parfois des effets très particuliers : une sorte de décoratif intellectuel, une pathétique intellectuelle qui manquerait certainement à une poésie plus spontanée, mais que l’on pourrait tout autant goûter dans les mathématiques ou la métaphysique : un décoratif semblable à celui d'une équation, une pathétique que l’on retrouverait dans le binôme de Newton ou dans un dialogue de Platon. Mais peut-on encore dire que cela reste esthétique, étant donné que cela est aussi éloigné de la vie que la pensée abstraite l'est de la perception immédiate ?
Et la Vie, c'est bien là le cœur de l'art, n'est-ce pas ? Comment pouvez-vous espérer m’émouvoir, provoquer en moi une satisfaction esthétique, si vous ne puisez pas à des sources qui peuvent m’émouvoir et satisfaire mon sens de la beauté ? Une pensée pure peut me donner le vertige de bonheur, alors qu'elle vous laissera complètement indifférent, car vous ne vous tenez pas sur le même sommet intellectuel. Mais chaque acte humain, qu'il soit beau ou horrible, touchera n’importe qui, car il s'agit d’un humain. Et même si mon esprit se plaît dans les abstractions, une communion ne se fera entre mon cœur et celui de mes semblables que lorsque nous serons frappés par un même acte de vie. Et si cet acte, dans la main de l’artiste, reçoit une signification généralisée de symbole, je m’en réjouirai comme de toute expression élargie de la vie. Mais si l’artiste pense pouvoir me captiver en représentant concrètement ses pensées abstraites : aussi longtemps que je sentirai l'absence de la vie véritable, de la vie inspirante, je ne pourrai lui donner raison, ni apprécier son œuvre plus que, par exemple, les pièces allégoriques des rhétoriciens du XVIe siècle.
Or, Ariane et Barbe-Bleue n’est rien de plus qu'une telle allégorie abstraite. Quelle occasion Maeterlinck a-t-il laissé passer, en n’écrivant pas une histoire ironique qui aurait pu s’intituler : La Délivrance ridicule ! Imaginez : Ariane, la femme (vous savez bien) qui tient le fil du bon bout, qui veut libérer toutes les femmes de Barbe-Bleue, et qui, bien sûr, se heurte à cette vérité éternelle : toute femme qui aime ou a aimé un homme ne peut s’éloigner de lui... tant qu’elle ne tombe pas amoureuse d’un autre homme ; car, par nature, la femme est monogame, tandis que l’homme, qui trouve son prototype dans Barbe-Bleue — une forme du Don Juan éternellement insatisfait — peut aisément partager son cœur...
Cette vieille légende de Barbe-Bleue, cette inépuisable légende, qui trouve son origine dans la croyance médiévale que la lèpre pouvait être guérie par des bains de sang de vierges (un traitement qui a coûté la vie à Barbe-Bleue après son sixième bain) : qu’en a fait Maeterlinck ? Une illusion de drame, où, purement cérébralement, les principales caractéristiques de la femme, incarnées dans les anciennes héroïnes du poète — Sélysette, Ygraine, Mélisande, Bellangère et la petite Alladine — seront libérées par l’Ariane surhumaine, la femme qui connaît le chemin à travers le labyrinthe, de ce qui est leur seul fondement : la monogamie ; ce qui, bien entendu, se révèle impossible, même si Barbe-Bleue est maintenant un monstre, et que chaque femme a sous les yeux la preuve tangible de sa polygamie infidèle.
Je trouve cela un sujet magnifique, si seulement j’avais vu de vraies personnes, avec un corps, un cœur battant et un cerveau souffrant devant mes yeux. Mais il y a une certaine distance entre le Maeterlinck de Princesse Maleine et celui d’Ariane et Barbe-Bleue : la distance entre le poète finement sensible et le pseudo-philosophe qui prétend être profond. Même de Barbe-Bleue, il ne reste qu’un nigaud, qui n'ouvre presque plus la bouche. Tout tourne autour d’Ariane, qui parle le langage de Zarathoustra, traduit dans le « Maeterlinckien », et seule la humble nourrice peut encore parler et agir de manière presque humaine.
Ce manque de chaleur humaine profonde aurait pu être largement compensé par la musique : dans l’orchestre, j’aurais pu, j’aurais dû entendre les sensations, les sombres remous émotionnels, qui, devenus abstraction, revêtus d’abstraction, étaient nés dans le cerveau du poète. Le compositeur aurait dû faire entendre, avec le bruissement des sources, l'origine de cette surface d'eau si lisse. Est-ce que Paul Dukas m’a procuré de telles impressions ?...
Lors de la première représentation à Bruxelles de Pelléas et Mélisande, j'avais fait remarquer que la grande valeur de l'œuvre de Debussy, en dehors de toute autre considération, résidait pour moi dans le fait qu'il avait rapproché le drame de Maeterlinck d'une humanité émouvante. L'œuvre pouvait me sembler alors non musicale, déséquilibrée, puérile dans ses moyens et trop naïvement impressionniste : elle clarifiait pour moi de façon étrange les mots et actions profondes de Golaud et du vieux roi, et « l'histoire la plus singulière de cheveux qui soit au monde », comme Sarcey qualifiait la pièce, devenait pour moi une très douloureuse tragédie amoureuse, tout simplement.
Peut-on en dire autant d'Ariane et Barbe-Bleue ? Assurément, la musique de Dukas est bien moins débridée, et aussi moins étrange que celle de Debussy. Elle est aussi moins personnelle, bien que toujours noble. J'ai déjà dit qu'elle me rappelait des œuvres musicales de très grande envergure, et je l'entends plutôt comme un compliment que comme une critique. Mais malgré cela : que me paraît-elle plus grise et monotone que celle de Pelléas ! Qu'elle me semble aussi moins directe, moins spontanée, moins surprenante dans sa vivacité frappante ! Je sais : mon critère est un critère de barbare ; un art qui repose uniquement sur une réaction sensorielle n'appartient pas à un ordre supérieur ; on ne peut jamais savourer une œuvre d'art véritablement élevée qu'après une préparation suffisante. Mais ici, j'ai un nouveau reproche à faire à Dukas : c'est sa double ambiguïté, son caractère indécis. Si je reconnais dans le dernier acte la mélancolie sérieuse de tout art pur (et je vous ai dit combien cela me faisait penser à la fin de Tristan und Isolde), je ne peux m'empêcher de repenser à l'impressionnisme pur et nu du premier acte lors de la découverte des pierres précieuses ; et si je savoure les nobles récitatifs au début du second acte, la fin de cet acte, avec l'ouverture du sombre cachot sur les jardins en plein jour, m'apporte un contraste trop brutal de description naturelle sans les couleurs tonales les plus brillantes : plus d'interprétation musicale, mais un réalisme purement sensoriel. Et si j'admets volontiers que, malgré tout cela, une recherche d'équilibre, de composition réfléchie, et de véritable sérieux se fait sentir presque partout dans l'œuvre, cela ne cesse de produire une impression globale très mêlée, très confuse.
Peut-être cette impression s'éclaircira-t-elle après plusieurs écoutes. Je retournerai certainement à cette œuvre des plus intéressantes, Ariane et Barbe-Bleue. Et j'espère alors trouver l'occasion d'exprimer une admiration plus raffinée avec des termes moins vagues.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 21 janvier 1909)
Bruxelles, 20 janvier 1909
Il serait trop présomptueux de ma part de vous demander si vous vous souvenez de ce que j'ai écrit l'année dernière sur l'exposition de « Bruges en images ». Cette exposition avait été une déception pour moi. Que présentait-elle ? Essentiellement des portraits de la Bruges pour touristes des circuits Cook ; la Bruges des beaux canaux, des petites places et des clochers d’églises ; cette charmante Bruges que tout le monde se doit de visiter au moins une fois, et sur laquelle chacun peut discourir : « Bruges-la-Morte », le beffroi, et « qui a jamais vu une vierge morte » : Georges Rodenbach, plus Longfellow, plus Ledeganck, illustrés par des cartes postales ; tout cela vu à travers l’œil d’un aquarelliste amateur et mis sur toile dans l’espoir qu’un Anglais l’emporte chez lui pour une bonne somme d’argent.
Et pourtant, le jour où j’avais visité l'exposition, Bruges m’avait montré un visage tout autre : une Bruges pluvieuse et mélancolique, une Bruges misérable et larmoyante ; cela m’avait plongé dans un état d’esprit où l’on se sent très seul, à moins de se laisser envahir par une mesquinerie petite-bourgeoise. Bruges m’était redevenue ce qu’elle avait toujours été pour moi : une ville de beauté émotive bien plus que de simple beauté architecturale, rigide et linéaire. Et de ce genre de beauté, je n’avais rien retrouvé dans cette exposition…
Nous avons maintenant, dans notre « Cercle Artistique », une exposition qui pourrait tout aussi bien s'appeler « Bruxelles en images », et où j'ai pu goûter au bonheur et au plaisir qui m'avaient été refusés l’année dernière à Bruges. Il n’y a qu’un seul peintre, et il n’est pas Bruxellois : un jeune Néerlandais, ancien élève de l'académie de dessin d'Amsterdam, et qui… Mais laissons de côté le désordre et procédons méthodiquement...
Maurits Nijkerk – car c’est de lui qu’il s'agit ici – est arrivé en Flandre très jeune, il y a environ quinze ans, quittant son pays natal. Il a vécu un peu partout, surtout au début à Anvers. Là-bas, il fréquentait un cercle où je comptais moi-même des amis ; il y écrivit un drame, dont Pol de Mont fit l'éloge, et collabora à la revue « Ontwaking », à l'époque où Zola défendait Dreyfus. À cette époque, un numéro parut même, dans lequel les jeunes littérateurs de la nouvelle génération exprimèrent très légèrement leur avis sur cet acte pour le public… De tels souvenirs ne nous rajeunissent pas, hélas !
Plus tard, Nijkerk vécut à Bruges, puis au bord de la mer, où il rencontra un autre peintre. Ensemble, ils vinrent s’installer à Sint-Martens-Latem, près de la Lys, où je fis rapidement leur connaissance...
Parmi nos Flamands clairs et vivants, le travail de Nijkerk paraissait terne. Il était resté le Néerlandais, l'homme au ton hollandais, le peintre du brun et du noir, profonds et translucides certes, mais bien trop sombres pour nos yeux habitués à la lumière. Ce dans quoi il excellait le plus, c’était la représentation des intérieurs sales et sombres, des pauvres misérables presque tragiques, des détresses poignantes. Ce travail était saisissant par sa désolation intime et intense. Ce peintre, sentions-nous, était un rebelle résigné… Quelques natures mortes subtiles mais mélancoliques apportaient un peu de lumière, une éclaircie temporaire. On sentait cependant que cet homme ployait sous le poids oppressant de la vie pauvre dans cette terre plate et linéaire, où la Lys demeure immobile, et où même le bonheur le plus pur est empreint de mélancolie.
Soudain, une circonstance pousse Maurits Nijkerk à Bruxelles, et…
Vraiment, il faut avoir vécu la même expérience : être soudain transporté de la plaine calme et solitaire, où l’on ne vit qu’en soi-même, à la grande ville, dans la vie urbaine trépidante, pour imaginer l’euphorie de cette joyeuse invasion, ce sentiment de se fondre dans, d’être joyeusement absorbé par le mouvement puissant, le flux plein et joyeux, la cadence impérieuse et dominatrice de la vie des rues bruxelloises. Cette ivresse, Nijkerk l’a subie ; lui, qui jusque-là n’avait pas su s’imposer par un travail vraiment personnel, par l’expression d’une individualité forte, avait trouvé son chemin et sa lumière. Et parce qu’il venait du lointain Latem peut-être, il pourrait devenir le peintre de Bruxelles.
Il a travaillé dur pendant six ans ; et a-t-il réussi à atteindre ce qu'il voulait ? Son exposition a, à cet égard, suscité l’étonnement et l’admiration, même parmi les peintres.
Nijkerk est, par excellence, un lyrique. Son art est subjectif, c'est une expression d’humeur, de souvenirs presque hallucinés de puissantes sensations. Il ne s’intéresse pas aux jolis coins ou aux motifs pittoresques. Même la couleur lui importe peu, et il se soucie encore moins de la ligne structurante. Pourtant, il est bien plus qu’un simple impressionniste superficiel, qui ne rend que l’image éphémère captée par son œil sensoriel. Cette image vit en lui, se mêle à des impressions de mélancolie ou de désespoir, provoque en lui le mépris ou la dérision. Je ne trouve pas d’autre mot : un lyrique.
Cela se perçoit immédiatement dans ses natures mortes, ici dans son exposition : la joie excitée d’une table remplie de jouets, telle qu’un enfant la ressent à la Saint-Nicolas (un motif qui réapparaît dans le portrait du fils du peintre) ; la noble mélancolie d’un buste de femme de la Renaissance, à côté duquel les immortelles fanées semblent encore vivantes ; la douceur flétrie d'une danseuse en Sèvres près de quelques roses fanées ; l’éclat d’un coquelicot dans l’air printanier ou les délicates clochettes pourpres des campanules ; la lourde chaleur de l’après-midi imprégnant des fleurs profondes et richement colorées…
Mais je voulais surtout parler du Peintre de Bruxelles. Son terrain de prédilection est : de la gare du Nord, le long des boulevards et de la Bourse, jusqu’à la place d’Ixelles, en passant par les rues qui mènent à la Montagne de la Cour : à quelques détails près, c’est tout le décor. Le décor qu’un Bruxellois raffiné, peut-être né ici et issu d’une classe supérieure, n’aurait pas choisi, mais qui, pour l’homme de province ou d’un autre pays, pour l’habitant de notre région de la Lys en premier lieu, est le plus frappant et le plus attirant. Et là, Nijkerk a créé quelque chose de vraiment exceptionnel, j’oserais presque dire : grandiose.
D’abord, cette étrange place Rogier, qui, entre le tumulte des boulevards et l’intérieur contenu et impétueux de la vie des gares, semble surtout le soir si déserte, si solitaire, si infinie. Et cela sous une pluie misérable, où l’électricité pleure ses yeux brûlants. Ou avec pour seuls visiteurs ce vieux vendeur de fleurs et cette misérable prostituée attendant le passant généreux.
Puis la montée imposante de la Bourse, où, plus imposante encore, l’omnibus pour Ixelles, avec ses quatre chevaux, entourée de la foule animée, se prépare à partir : une vision de vie, une joyeuse effervescence de la frénésie urbaine, et le bonheur, surtout, de se trouver là, ou de pouvoir observer tout cela depuis une terrasse.
Et ensuite, la bonhomie bourgeoise de la foule dans la rue au Beurre, ou la foule dominicale qui sort dignement de la sobre et jaune église Saint-Nicolas, et qui monte ainsi vers la Montagne de la Cour.
C’est ici, sous la fumée et la pluie, dans le crépuscule tombé, l’agitation morose de la masse sombre. Sous un ciel de brouillard rougeâtre et sombre, où se dissout le reflet de toutes les lumières de la ville dans la lueur fuligineuse d’un incendie lointain, les nombreuses ampoules électriques rose vif et vert brillant brillent de mille feux. Le soir est collant et déprimant ; vous-même, vous ne pouvez échapper aux pensées sombres et tragiques. Sur tout ce mouvement bruyant et effréné plane une atmosphère de mort, sous laquelle vous devez vous courber.
À moins que ce ne soit un après-midi ensoleillé : alors Bruxelles parade, toute l’aristocratie et demi-aristocratie, la grâce de la vraie ou pseudo-noblesse, au milieu des dames bourgeoises bien établies, scandalisées par les nouveaux modèles de la saison à venir, et qui ne se calment qu’auprès des louanges sans équivoque de leurs « demoiselles »... Et ainsi descendre vers la majestueuse Sainte-Gudule – non loin se trouve une célèbre pâtisserie – la cathédrale qui résonne avec grandeur dans les cieux.
Et à travers tout cela, comme personnage principal dans presque chaque tableau, le cheval vigile, ce pauvre canasson décharné : une figure bruxelloise qui, peut-être mieux que toute autre, est représentative.
Et que nous donne le peintre à partir de cela ? Des portraits de maisons ? Ou peut-être des caricatures des gens de Bruxelles ? Ou la sensibilité à propos d’une vieille carcasse de cheval ?... Non ; rien d’autre que ce que Kloos appelle en néerlandais : l’expression la plus individuelle de l’émotion la plus individuelle ; rien d’autre que…
Mais je ne veux pas insister davantage. Je souhaite seulement que vous, Hollandais, ayez bientôt l’occasion de voir le travail de votre compatriote. Il en vaut la peine, même pour ceux qui ne sont pas Bruxellois, et en particulier, me semble-t-il, en raison de son caractère et des intentions du peintre, pour les Néerlandais du Nord.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 janvier 1909)
Bruxelles, 22 janvier 1909
Je vous avais promis de revenir sur Ariane et Barbe-Bleue de Dukas à votre intention. Une telle œuvre ne peut être jugée après une seule représentation, aussi profonde que puisse être la première impression. J'ai tenu parole, y retournant trois fois depuis la première, la dernière étant avant-hier encore. Je vais maintenant tenter d'exprimer clairement et brièvement mes impressions successives.
Une première impression persiste : le drame musical de Dukas — Maeterlinck l’appelle, de manière plutôt curieuse, un « opéra comique » — manque de la fraîcheur de Pelléas et Mélisande, mais se montre plus traditionnellement musical. J'ai trouvé quelque part une expression qui décrit son travail symphonique : Dukas insuffle des pensées nouvelles et très personnelles dans des formes anciennes et héritées. Je ne peux cependant entièrement souscrire à cette idée pour Ariane : l’œuvre est résolument nouvelle, même dans ses formes ; elle est cependant stylisée, maîtrisée et, dans ce sens classique, rien n’y est aléatoire, tout semble réfléchi, rigoureusement logique. De plus, l’impression s’y condense en un sentiment plus profond, plus intime, exprimé mélodiquement. Je ne veux pas dire que le chant, les mélodies, occupent une place dominante ; que le plaisir de chanter une belle phrase étouffe le souci d’exprimer des émotions ; ou que ce drame musical devienne, à l’ancienne mode, une série plus ou moins cohérente d'arias, de duos, et autres.
Non : chez Dukas, on reste dans la déclamation lyrique, mais sans la rigueur logique, ni la justesse émotive de Debussy. Ce dernier, conscient que l'orchestre est un moyen de créer une ambiance, et ne pouvait guère être autre chose dans le traitement du sujet qu'il avait choisi, résiste cependant beaucoup moins à un développement thématique, à un jeu de virtuosité musicale, et aussi — je lui en sais gré — à ce déroulement naturel des sons, à cette satisfaction auditive, qui sont des facteurs très importants du plaisir musical. Moins spontané en apparence que Debussy, Dukas est en réalité un musicien beaucoup plus naïf que lui. La fraîcheur de Debussy résulte d’une longue réflexion, d'une longue et très raffinée exploration dans l'indéfini ; cela lui confère une valeur esthétique qui garantit son succès durable. Dukas, tout en étant tout aussi consciencieux dans sa recherche, n'est ni aussi raffiné ni aussi chanceux. Si Debussy semble affranchi de toute tradition, Dukas est trop nourri par elle pour s’en débarrasser comme d’un manteau trop lourd, mais tout de même bien chaud. Si la comparaison n'était pas trop audacieuse et presque irrévérencieuse, je dirais : Ariane se tient face à la tradition comme les derniers quatuors de Beethoven se tiennent face à ses œuvres antérieures, qui avaient déjà considérablement élargi la manière de Haydn.
Autre point : dans Pelléas, l’importance du leitmotiv est quasiment nulle. Ce n'est pas le cas dans Ariane. Son utilisation est tout à fait justifiée ; le leitmotiv, un procédé un peu naïf, mais très pratique, serait presque une exigence dans un drame tel que celui de Maeterlinck, appliqué à la manière wagnérienne, avec toute sa franchise, toute son audace : j’oserais dire comme un signal rouge clignotant d’un train qui arrive. Un leitmotiv donc pour des idées abstraites, pour des concepts éloignés, plutôt que pour des personnages en chair et en os ; mais tout de même : un leitmotiv clair, un leitmotiv qui clarifie. Si Dukas a choisi de faire de la psychologie, la psychologie d’êtres malheureusement inanimés, des êtres sensibles uniquement cérébralement, c’est possible ; mais une chose est certaine : en présentant ses personnages, chacun avec son propre motif, j'aurais préféré des indications plus nettes, plus précises, plutôt que cette représentation vague, fuyante, peut-être très profondément intentionnée, mais confuse et précieuse dans ses thèmes fluides et trop timides.
Cela semble, d'ailleurs, être le principal défaut de Dukas dans cette Ariane : un excès de zèle, ou mieux — avec un mot dont je ne retrouve pas la nuance exacte en néerlandais — une trop grande application. Aussi surprenant que cela puisse paraître chez le compositeur de L'Apprenti Sorcier, Dukas se montre dans son drame bien moins résolu, moins sûr de son goût que Debussy dans le sien. Bien que Ariane sonne plus musicalement, elle touche moins profondément car elle est plus composée. Pelléas est presque brutal dans l'expression des émotions. Ariane nécessite une trop longue analyse des impressions suscitées pour fonctionner comme une œuvre dramatique devrait le faire : de manière immédiate, sans l'intervention du raisonnement.
C’est pourquoi je pense que le très talentueux et fin compositeur Dukas a eu tort de s'aventurer à se compromettre avec le texte fixe d'un poète aux intentions multiples comme le Maeterlinck de cette Ariane. Le meilleur et le plus efficace de son œuvre est en effet ce qui est le plus purement symphonique. Je ne m’étends pas plus là-dessus, car décrire ces scènes ne signifierait rien pour quelqu'un qui n’a pas vu la pièce. Mais après avoir entendu Ariane plusieurs fois, j'ai chaque fois ressenti que le compositeur s'exprime le mieux lorsqu’il s’éloigne le plus du texte de Maeterlinck, lorsqu'il jouit de la plus grande liberté... Dommage que tous les compositeurs ne puissent pas choisir eux-mêmes, selon leur propre nature, le sujet de leurs drames, et les construire, comme Richard Wagner, également à partir des mots.
Ce ne sont, bien sûr, que des impressions, et seulement celles d’un amateur. Je n'avais pas l'intention de donner un jugement. Mais simplement de souligner que même pour des amateurs comme moi, Ariane et Barbe-Bleue est une œuvre qui mérite toute l’attention et un approfondissement sincère.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 28 janvier 1909)
Bruxelles, 26 janvier 1909
Deux lettres n’ont pas été de trop — du moins pas pour moi — pour vous faire pressentir ce que j’ai éprouvé et ressenti lors de Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Une seule lettre suffira certainement pour vous dire, avec plus de certitude encore, ce que je pense de la musique qu'Henry Février a composée pour Monna Vanna de Maeterlinck, que j’ai eu l’occasion de juger hier soir, lors de la première au Théâtre de la Monnaie, au cours d’une somptueuse soirée de gala au profit des victimes de Messine et de Reggio, où les prix des places avaient été triplés. Cette soirée a, je crois, rapporté quelque vingt-cinq mille francs. Les victimes de cette catastrophe doivent une grande reconnaissance à M. Février, car il leur doit en grande partie une salle aussi brillante et une bonne part de son succès.
Le drame Monna Vanna vous est certainement connu. Il me semble me rappeler que Mme Georgette Leblanc-Maeterlinck l’a joué lors d’une tournée en Belgique et aux Pays-Bas. La pièce, rejetée par ceux qui étaient partisans du Maeterlinck de la « première manière », le Maeterlinck d’avant Le Trésor des humbles, a été acclamée par ceux qui y voyaient un élargissement dans un sens plus humain. Les premiers déploraient que l’auteur ait abandonné l’impression immédiate et le sentiment direct pour un vague philosophisme, et que l’aspect réaliste et historique du drame — ce qui pouvait être considéré comme un gain — soit gêné dans son déroulement.
Ils reprochaient au poète d’avoir remplacé des figures purement imaginaires par des personnages plus concrets, prétendument historiques, tout en leur faisant tenir des discours de marionnettes exprimant les fantaisies ou les sentiments de leur créateur. Ils trouvaient inapproprié que des êtres humains réels, dans leurs moments les plus passionnés, expriment des abstractions néoplatoniciennes à la manière de Maeterlinck, même si elles étaient formulées avec des images belles, rares et pures. En revanche, ceux qui admiraient cette nouvelle œuvre se disaient heureux de voir le Maeterlinck « pour marionnettes », avec ses petites terreurs et son balbutiement sentimental, descendre de son fragile piédestal pour se tourner vers les humains et leurs véritables passions. Ils fermaient volontiers les yeux sur le fait que le fond de réalité choisi était plutôt bancal et instable, et que ces personnages n’agissaient pas seulement de manière étrange, mais s’exprimaient également de façon peu crédible. Ils ne comparaient certainement pas le dialogue politique du premier acte avec celui de l’Egmont de Goethe, et admettaient que les subtilités par lesquelles Guido Colonna tente de justifier la conduite de sa femme dans le dernier acte manquaient de logique dans la bouche d’un homme aussi jaloux et passionné. Quant au vieux Marco, ils ne pouvaient que le surnommer « bavard », pour reprendre une expression bruxelloise. Mais ceux qui « savaient mieux » faisaient remarquer que c’était précisément dans ce caractère moins naturel que résidait l’humanité élargie.
La vérité est probablement que le drame de Maeterlinck était quelque chose de très hybride : trop vague pour une pièce historique, trop « réaliste » pour un conte. Une pièce qui tenait néanmoins la route grâce à la langue magnifique dans laquelle elle était écrite, à la poésie et au piquant de la scène sous la tente de Prinzivalle, ainsi qu’à l’éclat des décors et des costumes. Une pièce qui, de ce fait, devait aussi attirer les compositeurs cherchant à triompher avec une « opéra à effet ».
Au moins deux compositeurs s’y sont risqués. D’abord un Hongrois, je crois, qui, après avoir inséré un ballet dans le deuxième acte (pourquoi pas ?), a eu une violente querelle avec Maeterlinck. Car l’idéaliste Maeterlinck se rappelle toujours à bon escient et de manière pratique qu’il est avocat. Plus récemment encore, c’est Henry Février qui a eu une dispute, cette fois parce que Mme Leblanc n’a pas pu jouer le rôle de Monna Vanna à l’Opéra de Paris. Une querelle qui, comme tout semble sourire à M. Février, a probablement encore servi à renforcer son succès. Il me semble que Maeterlinck n’est pas non plus en très bons termes avec Debussy. Et Dukas attribue l’accueil mitigé de son Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra-Comique à la volonté imposée de son librettiste.
Pendant ce temps, Pelléas et Ariane ont tracé leur chemin. Du Hongrois, je n’ai plus entendu parler. Mais Février a également rencontré un grand succès hier. Dans quelle mesure sa Monna Vanna mérite-t-elle ce succès ?
La musique de Février me semble assez composite. Oh, ne craignez pas qu’elle soit étonnamment nouvelle. Un peu wagnérienne bien sûr, avec de la polyphonie, mais aussi de la couleur, de l’impressionnisme, du debussysme. Février n’oublie pas non plus qu’il a été élève de Massenet, et de plus de Fauré. Ajoutez à cela une grande maîtrise scénique, un solide métier, et une inspiration mélodique. J’appellerais cette musique une musique d’arriviste, si je ne savais pas que Février est encore relativement jeune, donc facilement influençable. Vous pourriez me répondre qu’un compromis entre Massenet raffiné par Fauré et Debussy élargi par Wagner relève plutôt de quelqu’un qui sait trop bien quelles tendances dominent actuellement la scène lyrique, plutôt que de quelqu’un qui les aurait subies par hasard. D’autant plus qu’il y a une grande distance esthétique entre les porteurs des quatre noms mentionnés.
Ne croyez surtout pas que l’alliance de ces quatre maîtres aboutisse nécessairement à un résultat très hétéroclite. Ce serait une grave erreur, car je vous l’ai dit : Henry Février est l’habileté incarnée. Tout ce qui, chez ses modèles, pouvait heurter par son ancienneté ou sa modernité, il l’a poli avec la pierre ponce de sa personnalité modeste mais charmante et habile. Il satisfait chacun avec ce qu’il préfère. Même si peut-être personne ne sera complètement satisfait, car sous la même sauce, il retrouvera des restes d’autres plats. Entre-temps, son œuvre est une aubaine pour le public averti : la sincérité de ce public n’est en aucun cas mise à l’épreuve, et il peut déclarer de bonne foi que c’est magnifique. C’est effectivement éblouissant comme une cuirasse qui brille trop pour que l’on demande quel cœur bat en dessous.
Éblouissante par l’adresse avec laquelle le mélos suit le texte, éblouissante par la facilité avec laquelle la vie émotionnelle est extériorisée, cette Monna Vanna l’est surtout par sa dimension décorative, musicale et autre. Ces trois actes sont, de toute évidence, une splendeur qu’il ne faut pas confondre avec du simple « jeté de poudre aux yeux ». Février a même trouvé que les trois actes de Maeterlinck étaient un peu maigres sur ce point. À Paris, deux scènes avaient été ajoutées : un sombre cachot et une ascension vers la lumière, comme dans Pelléas et Ariane. Malheureusement, ces deux scènes ont été supprimées à Bruxelles.
Mais cela a néanmoins été un grand succès, autant qu’on pouvait l’attendre dans une salle aussi éclatante que l’œuvre qu’elle acclamait. Vous citer tous les officiels et célébrités présents remplirait des colonnes. Quant aux lecteurs qui s'intéressent à ce qui se passe en matière d’art à Bruxelles, une telle liste ne leur apporterait pas grand-chose.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 6 avril 1909)
Bruxelles, 5 avril 1909
Une salle bondée, pouvant facilement accueillir quatre mille auditeurs ; au premier rang, le ministre Helleputte et madame Helleputte ; l'élite de la littérature flamande ; toutes les figures notables de notre monde flamand, même en dehors de Bruxelles ; également des membres de la colonie hollandaise, notamment le président de la Chambre de commerce néerlandaise, M. de Stoppelaer ; le peintre Courtens ; le professeur Hector Denis, notre grand économiste ; madame... Mais la liste deviendrait vraiment trop longue si je devais citer toutes les personnalités connues. Pour résumer, ce fut un triomphe pour la musique flamande.
Je ne suis d'ailleurs pas partisan de sonner les cloches de la victoire à tout bout de champ ; je trouve généralement choquant d'utiliser une victoire dans le domaine artistique pour promouvoir une idée, même noble, qui n'a rien à voir avec l'art, ou mieux, avec une œuvre d'art particulière. Que le Mouvement flamand, ou certains de ses représentants, ne commencent à louer un artiste que lorsque sa renommée reflète une certaine gloire sur ces mêmes dirigeants, certains écrivains flamands le savent malheureusement trop bien, eux qui ont été raillés en Flandre tant qu'ils n'étaient pas reconnus à leur juste valeur aux Pays-Bas. La création d'une œuvre d'art n'a généralement rien à voir avec une conviction politique ou économique. D’ailleurs, la cantate pour enfants de Benoit, De Wereld in (Le Monde à découvrir), chantée hier par douze cents enfants, n'est pas exclusivement belle parce que son poète était un flamingant.
Je ne parle donc absolument pas d'un « triomphe pour la musique flamande » dans le sens du Mouvement flamand, comme certains dans la salle l'ont certainement fait. J'ai même la conviction que les deux tiers des spectateurs présents hier ne se convertiront pas au flamingantisme simplement en écoutant la musique de Benoit. Mais je parle de triomphe, car il n'est rien de plus difficile que de faire écouter les habitants de la capitale à de la musique flamande. La peinture flamande, ça passe encore. Mais la poésie flamande, et même la musique flamande : horreur !
La musique flamande a triomphé hier, et c'est un véritable événement ! Entendre tout un après-midi des chants en néerlandais, dans la langue populaire, et être acclamé avec enthousiasme : voilà une victoire qui rend encore un grand service à la cause de la culture flamande dans le cadre du Mouvement flamand...
Tout était d'ailleurs parfaitement organisé : les messieurs Clauwaert et Hoste Jr., qui ont porté le poids de la préparation comme des Atlas, méritent d’être vivement félicités. Et les interprètes aussi : Madame Gabrielle Wybauw-de Tilleux, de l'Opéra Lyrique d'Anvers, qui progresse toujours en tant que chanteuse, et qui a brillamment interprété quatre chants de Benoit ; le toujours splendide et infatigable Henry Fontaine avec L'Esprit d'Artevelde extrait de De Schelde< (L’Escaut) et le merveilleux Mijn Moederspraak (Ma Langue Maternelle) ; M. Wilford, qui a très bien joué trois pièces pour clavier du maître, bien que dans une salle aussi grande, une partie de la finesse et de la grâce noble ait été perdue ; et enfin, le jeune Karel Candael, qui a dirigé avec acharnement un orchestre quelque peu maigre et peu raffiné, ainsi que la cantate pour enfants. Il a pris cette tâche à la dernière minute des mains de M. August de Boeck, et il mérite d'autant plus d'honneur pour ce qu'il a accompli avec le festival populaire de la Pacification de Gand et l'ouverture de Charlotte Corday, mais surtout avec l'œuvre inestimable, fraîche, pure, joyeusement lyrique et d'une émotion authentique, intitulée De Wereld in.
Une fête mémorable ; une victoire, je le répète, qui laisse espérer le meilleur pour la musique flamande à Bruxelles.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 avril 1909)
Bruxelles, 3 avril 1909
Des circonstances, rendues d'autant plus désagréables par les personnes qui en étaient responsables – je veux dire : des médecins, qui m'ont retenu plus longtemps que ne le nécessitait ma maladie – m'ont empêché, jusqu'à il y a quelques jours, d'assister à la représentation de Katharina d'Edgard Tinel au Théâtre de la Monnaie. Cependant, j'ai pu rattraper mon retard. J'y suis allé deux fois de suite, non parce qu'il m'était particulièrement difficile de me faire une idée précise de l'œuvre, ou à cause de la personnalité de M. Tinel, directeur du Conservatoire de Bruxelles, et de son zèle pour accomplir son devoir avec rigueur, mais parce que la première fois, j'ai assisté à une représentation en matinée, et il n’y a rien de plus désagréable qu'une matinée au Théâtre de la Monnaie. Cela a rendu une deuxième visite nécessaire, si je voulais rendre compte de l'œuvre sans préjugés, et mon rapport s’est déjà trop longtemps fait attendre.
Quelle « matinée » !
Les dames appellent « matinée » le vêtement plus décontracté, parfois très gracieux, mais surtout confortable, qu'elles portent chez elles en matinée. Le caractère désagréable d'une matinée au Théâtre de la Monnaie ne réside pas dans le fait que les chanteurs et chanteuses s'y présenteraient dans des vêtements aussi négligés, moralement parlant. Ces dames et messieurs sont généralement bien élevés et possèdent, pour toute nouvelle œuvre, un zèle et un amour du travail qui ne sauraient être trop loués, et qui n'ont d'égaux que leur talent. Ce qui rend la matinée insupportable, c’est le public, le public du dimanche pour ce genre de représentations : un public bruyant, enthousiaste, mangeant, toussant, parlant – un public de fête foraine composé de personnes venues de province, qui, submergées par un repas trop copieux et l'atmosphère subtile de Bruxelles, font penser aux personnages de Docteur Ox de Jules Verne, qui, sous l’effet du « gaz hilarant » ou de l'oxygène, assistent aussi à une représentation théâtrale...
La troupe du Théâtre de la Monnaie ne voyage pas, et c'est évidemment une bonne chose. Les grandes villes de province ont d'ailleurs généralement des troupes d'opéra relativement bonnes, qui se déplacent parfois dans les petites villes. Ainsi, Gand va parfois à Bruges ; autrefois, je crois qu'Anvers se rendait aussi à Louvain. Mais ces troupes provinciales ne présentent jamais de nouveautés, sauf celles des célébrités locales. Le Théâtre de la Monnaie, en revanche, a souvent devancé Paris, surtout ces dernières années. Et dans un pays de mélomanes comme le nôtre, il n'est pas étonnant que notre premier opéra soit également bien fréquenté le dimanche en matinée par des provinciaux enthousiastes qui, après avoir abondamment savouré la nourriture terrestre dans une des salles à manger du boulevard, viennent chercher la nourriture spirituelle dans une salle surchauffée, où les aliments et boissons fermentent et bouillonnent bruyamment, même pendant que les acteurs chantent et jouent.
Je dois l'admettre humblement : je n'avais jamais assisté à une matinée à la Monnaie. Et je ne le ferai plus jamais. Et, comme M. Tinel ne m’en voudrait pas d’avoir justement choisi une représentation dominicale pour juger son œuvre sévèrement, je suis revenu au cours de la semaine. M. Tinel y a gagné. Moi encore plus. Les interprètes surtout. Quant au librettiste, Leo van Heemstede, beaucoup moins.
Récemment, j'ai demandé à l'un de nos jeunes compositeurs, un artiste très doué pour le drame dont la dernière œuvre n'a toutefois été qu'à moitié réussie : « Quand nous composerez-vous un opéra vraiment réussi ? » Ce à quoi il a répondu : « Quand vous me fournirez un livret vraiment bon. » Je lui ai rappelé que je ne m’étais jamais aventuré dans ce domaine ; mais j’ai dû admettre que, à l’exception peut-être de Nestor de Tière, tout le monde, en Flandre ou aux Pays-Bas, a échoué à plusieurs reprises. Nous n'avons pas de Catulle Mendès ; nous n'avons même pas d'Albert Carré, ni de Meilhac-Halévy, ni de Scribe. Et, à une époque où même la forme de l’opéra exige plus de psychologie, plus de profondeur et de vérité émotionnelle, les librettistes semblent de plus en plus s’éloigner de ce que les musiciens demandent. Prinses Zonneschijn (La Princesse Rayons de Soleil) de Paul Gilson a sans doute souffert de son poème. Reinaert de Vos de De Boeck n'a pas trouvé dans son texte l’occasion de devenir ce que l’on attendait du compositeur, bien que cela se révèle dans certaines scènes. Et maintenant, ce Katharina de Tinel…
M. Tinel n’a jamais montré qu'il avait un tempérament fortement dramatique. Son pouvoir n'est pas extérieur. Ce compositeur, dont on sait qu'il peut se montrer fougueux et autoritaire, n'est ainsi, je crois, que parce qu'il réagit contre sa nature contemplative et idéaliste. Les personnes qui vivent repliées sur elles-mêmes sont d'autant plus facilement irritées lorsque le monde extérieur les agresse ou les provoque. Se résigner, dans ce cas, c’est subir. Vouloir rester au-dessus, c’est… gaspiller ses forces. On me dit que M. Tinel s’emporte facilement, qu’il devient rapidement furieux, et que cet homme de foi ressemble alors à un possédé. Je le crois volontiers, car je l’ai entendu récemment faire l’éloge de Palestrina et de Bach avec une joie intérieure, une extase pieuse qui était plus que de la conviction. On connaît la petite rime française : « L'animal n'est pas méchant : quand on l'attaque, il se défend. » M. Tinel n'est pas malveillant, car celui qui est trop facilement touché, comme lui, semble se défendre avec un peu d’agressivité. Et d'ailleurs, M. Tinel a un visage trop noble, trop fin, pour ne pas posséder l'âme de ce visage. Mais ce visage n'est pas assez robuste, ni assez large d'épaules, ni assez sanguin, ni même assez nerveux pour témoigner : « J'appartiens à un homme physiquement puissant, à un être en mouvement, à une nature dramatique. » Et son travail antérieur ne témoigne pas davantage de cela. Et là où l'on soupçonne que, malgré tout, l'admiration exclusive de Tinel rend toute concession impossible, il est même probable qu'il ignore, sinon renie, le mouvement dramatique et musical des vingt dernières années…
Mais en laissant tout cela de côté : que pouvait-on bien tirer du texte de Katharina de M. Van Heemstede, même pour le plus génial des compositeurs ? Certes, la grandeur hiératique peut parfois compenser la profondeur psychologique ; et des circonstances complexes n’aident pas vraiment le drame musical. Mais… dans la Legenda Aurea, l’histoire de Katharina est aussi simple. Mais d’une autre manière. Simple comme dans les œuvres des primitifs flamands, et gracieuse, comme si le tableau représentant cette sainte appartenait à Sir Frederic Cook, à Richmond, et était attribué à Jan Gossaert de Mabuse. Mais la simplicité naïve de l'œuvre de M. Van Heemstede est d'une tout autre nature. Et sa grâce ne devient jamais hiératique, pas plus que sa grossièreté ne devient grandiose.
On est en effet étonné, et l’on ressent, très sincèrement, de l'admiration pour le fait que M. Tinel a encore sauvé autant de choses. Sa délicatesse et sa foi ; son amour et la noblesse, la pureté classique et stricte de ses intentions ; certaines particularités que l’on connaissait d’avance dans la partition pour piano… et qui se perdent parfois dans l’orchestre, sont des gifles au librettiste, en représailles pour ce que le compositeur aurait pu faire de bien plus sur un meilleur texte. Et je suis même convaincu que cette Katharina pourrait procurer un très grand plaisir, si l’on pouvait oublier la scène, l’action prétendue, et les phrases de L. Van Heemstede…
Peut-être aurons-nous bientôt ce grand plaisir : une exécution en forme d’oratorio est en préparation à Louvain, dans la langue originale. (À Bruxelles, on chantait bien sûr en français, dans une admirable traduction de Florimond van Duyse). Madame Croiza, une Française, qui a créé le rôle principal à la Monnaie, s’efforce d’apprendre le néerlandais pour l’occasion. Et je suis convaincu que, tout comme pour Franciscus et Godelieve, nous goûterons pleinement le Katharina de Tinel dans cette forme…
Je vous promets un compte-rendu fidèle de cette exécution, qui aura lieu en mai.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 22 avril 1909)
Bruxelles, 19 avril 1909
J'aurais dû vous écrire il y a quelques jours. Mais que se passe-t-il en Flandre quand c'est la fête ? Même quand on doit faire de nécessité vertu, et du devoir de préférence un plaisir – comment un journaliste s'en sortirait-il autrement ? – il est alors difficile de se décider à revenir à la réalité ennuyeuse et décevante, après avoir baigné dans une atmosphère d'élévation spirituelle, de communion enthousiaste, où une œuvre d'art peut vous plonger, d'autant plus si cette œuvre d'art prend les proportions d'un symbole dans lequel toute une génération se retrouve et se reconnaît. Une telle fête a eu lieu à Gand. Les conséquences nécessaires se sont répandues dans divers endroits de Flandre et du Brabant. Et le souvenir de cet événement vit joyeusement à Anvers comme à Ingooigem, à Malines comme à Uccle, à Boitsfort comme à Molenbeek, et non moins à Saint-Martens-Latem, au bord de la Lys.
On a joué Starkadd, le drame de Hegenscheidt, que Bouwmeester a interprété et qu'Albert Vogel a popularisé chez vous et dans vos colonies. Cela s'était déjà produit à Bruxelles les années précédentes. Et ce n'est pas parce que cela s'est déroulé pour la première fois dans la « capitale de la Flandre » que cela serait devenu l'événement vers lequel toute la littérature flamande aurait convergé vers la ville d'Artevelde. C'est parce que cette représentation a eu lieu dans des circonstances que je dois absolument vous raconter.
Vous connaissez la pièce. La presse a encore parlé de l'influence shakespearienne. Pourquoi pas schillérienne ? Pourquoi ne pas mentionner aussi les noms de tel ou tel classique allemand ? Ce n'est pas pour quelques extériorités – des personnages vulgaires qui, dans un style « libéré », prononcent des maximes libres en dialecte pur – qu'il faut parler d'influences : ces influences auraient été bien trop évidentes si l'auteur ne les avait pas souhaitées, et s'il n'avait pas délibérément utilisé les moyens qui les rappellent. La vérité pour nous est simplement que : Starkadd est l'œuvre la plus forte, la plus complète de la génération Van Nu en Straks, avant que ce groupe ne se dissolve en tant qu'entité fermée, et que ses membres ne se fondent avec des éléments qui ont prouvé que la renaissance spirituelle de la Flandre n'était pas limitée à un petit cercle, bien que Van Nu en Straks ait allumé la mèche. Starkadd revêt en outre une signification élevée, car elle représente directement les aspirations éthiques du groupe Van Nu en Straks sous une forme dramatique. Ce qu'une génération entière a rêvé et pensé est contenu dans la figure de Starkadd. C'est pourquoi on ne peut pas en juger aux Pays-Bas, et c'est pour cela que Starkadd y a été perçu comme une œuvre dramatique beaucoup plus sévèrement que ne le ferait un Flamand, un membre de Van Nu en Straks, capable de le supporter. Chez vous, on a découvert des défauts qui existent peut-être, mais qui, chez nous, passent presque inaperçus, car nous sommes tellement absorbés par la pièce qu'elle nous semble être le souvenir heureux de notre jeunesse, celle qui fut aussi celle de presque tout le monde intellectuel en Flandre.
Je ne pourrais donc écrire sur ce drame sans mille préjugés. J'y renonce donc, pour vous parler de l'interprétation. Celle-ci était, d'ailleurs, presque l'élément principal. C'est pour cela que Hegenscheidt lui-même, Streuvels, Vermeylen, De Bom, De la Montagne, Sabbe, De Meyere, Delen, Toussaint et Van de Woestijne se sont rendus à Gand. J'en oublie certainement. Il y avait en outre des gens venus de Courtrai, de Deinze... ils étaient là de partout. Et naturellement, tout le groupe enthousiaste gantois, mené par Gustaaf d'Hondt, Adolf Herckenrath et Firmin van Hecke, pour ne citer que les plus connus. Et, en vérité, il y avait même des Allemands...
La représentation, organisée par la Vlaamsche Vereeniging voor Tooneel- en Voordrachtkunst (Association flamande pour l'art théâtral et le récital), a été donnée par ses membres. Je vous ai récemment écrit à propos de cette association, soulignant ce que nous pouvions en attendre. Cette première grande prestation a surpassé toutes les attentes : nous pouvons dire que nous avons enfin, et pour la première fois, un théâtre civilisé en Flandre. Ces amateurs – car c'est ce qu'ils sont : avant cela, un seul d'entre eux avait jamais foulé les planches – ont, grâce à leur amour de l'art, leur zèle, leur abnégation pour l'unité et aussi grâce à l'originalité personnelle de chaque acteur, atteint ce que personne n'aurait osé espérer ici. Ce que Royaards et Verkade ont accompli chez vous est devenu aussi une merveilleuse réalité chez nous ; et cette réalité n'a pas été réalisée par des professionnels, mais par des amateurs : ces acteurs sont dans la vie civile des professeurs, des avocats, des médecins ou des écrivains. L'un d'eux est un fonctionnaire de l'hôtel de ville. Il y a deux vainqueurs de la fameuse coupe Henley parmi eux. Je ne sais pas tout ce qu'ils sont encore. Mais je sais : ce sont tous des hommes et des femmes cultivés, enthousiastes, pleins de talent et de dévouement, qui, comme l'a dit Vermeylen, veulent embellir leur pays.
Car leur tentative diffère de celle, par exemple, de Royaards en ce qu'ils ne veulent pas seulement créer de la beauté, de la beauté théâtrale, mais leur but est de rendre accessible au peuple flamand les sommets littéraires atteints par les écrivains flamands. Ils se comportent en éducateurs ; ils préparent, dans le domaine esthétique, ce qu'on attend, sur le plan éthique et scientifique, d'une université flamande. Ils œuvrent à une civilisation proprement flamande. Il y a quarante ans, on les aurait appelés des « pionniers ». Aujourd'hui, sans cette rhétorique, on peut en toute honnêteté les considérer comme les précurseurs très conscients du public naturel de nos écrivains flamands, qui, jusqu'à présent, devaient aller principalement chercher leur public au nord du Moerdijk. C'est pourquoi ils méritent notre gratitude et notre reconnaissance.
Cependant, cette reconnaissance ne leur est pas due uniquement pour cette raison : ces amateurs sont, sinon des génies du théâtre, du moins des personnes de talent authentique, et de talent solidement formé. Leur chef, O. de Gruyter, docteur en philologie germanique – un Starkadd qui a si excellemment montré la vérité de l'affirmation de Vermeylen : « ...l'action de ce drame réside dans le développement de l'âme de Starkadd » –, ce spécialiste de la phonétique a d'abord obtenu ce qui manque toujours dans nos troupes : pureté et unité de la prononciation. Ces jeunes gens peuvent voyager en toute quiétude en Hollande : outre le plaisir indéniable qu'ils vous procureront, personne chez vous ne remarquera qu'il s'agit de Gantois. Une deuxième question, résolue par le docteur De Gruyter, est celle du jeu d'ensemble parfait. Lui-même, assurément le plus doué et le mieux formé de ses camarades, n'a rien fait pour occuper le devant de la scène, pour jouer le « rôle principal ». Il a voulu rester un point de lumière, qui ne devait pas troubler l'harmonie. Et ce qu'on lui a reproché : ne pas avoir été suffisamment le protagoniste de ce drame, est la plus grande qualité qu'on puisse attendre d'un premier acteur : l'abnégation au profit de l'ensemble. Outre ces deux harmonies remarquables, il y en avait une troisième : celle de la mise en scène et des couleurs. Gordon Craig aurait été ravi de ce qui a été accompli ici.
Et je le dis sans la moindre ironie, ni exagération. La manière dont les costumes et les décors, ainsi que leur agencement mutuel, les différentes compositions et jusqu'au moindre geste, ont été présentés, a offert une fête noble pour les yeux. Et ici je rends hommage de tout cœur au peintre Fritz van den Berghe et au metteur en scène A.L. van den Heuvel, qui ont atteint ce qui n'avait jamais été réalisé en Flandre. Des scènes comme la mort de Froth, des figures comme celle de Hilde sur le corps d'Ingel ne se trouvent que dans les meilleures peintures. Cela s'approchait vraiment de la perfection.
Je devrais ici mentionner tout le monde. Il n'y avait, en vérité, personne qui tombait hors de cette magnifique homogénéité. Mais ces noms ne vous apporteraient rien, c'est pourquoi je les garde pour moi, non sans dire que tous méritent des éloges égaux.
Et – voici un compte-rendu précis de ce « grand événement » dans la troisième phase du Mouvement flamand : la phase de la civilisation. Mais ne pensez pas que c'est un compte-rendu complet ! Car que ne devrais-je pas raconter de ce qui s'est passé après la représentation : comment d'innombrables Maitranks – un symbole ! – ont été dégustés lors de la réunion la plus conviviale ; comment les Van-Nu-en-Straksers réunis ont fait éclater un feu d'artifice d'enthousiasme jusque tard dans la nuit ; quel rôle une certaine salade italienne a joué dans le Mouvement flamand, ce soir-là ; comment, enfin, un groupe, mené par Stijn Streuvels, a héroïquement décidé de voir le lever du soleil à Saint-Martens-Latem, au bord de la Lys, et y est réellement parvenu !
Ce lever de soleil à Saint-Martens-Latem : encore un symbole. Car ce village béni de la Lys est la Mecque, vers laquelle se tournent les regards de ceux qui espèrent en l'avenir de cette Vereeniging voor Tooneel- en Voordrachtkunst. C'est là que, cet été, dans les magnifiques bois de mélèzes, seront joués Granida de Hooft et un Adonis, que Karel van de Woestijne écrira spécialement.
Et cela, voyez-vous, seront nos jeux d'été flamands.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 21 août 1909)
Gand, 20 août 1909
Depuis des années, mon collègue d'Anvers et moi-même vous informons fidèlement sur les grandes expositions d'art qui se tiennent régulièrement, en alternance, à Bruxelles, Anvers et Gand sous le nom de « Salon triennal ». Ce nom leur est toujours attribué, bien qu'elles soient récemment devenues quadriennales avec l'ajout de Liège aux trois autres villes d'art. Ces expositions « triennales » ont longtemps été de véritables événements dans le domaine de l'art, au point que, lorsque Camille Lemonnier a écrit, il y a environ trois ans, L'Histoire de l'école de peinture belge depuis 1830 - une œuvre remarquable -, il utilisa les catalogues des « triennales » comme fil conducteur. Ainsi, la triennale d’il y a trois ans, à Gand, a constitué la sanction officielle du luminisme flamand, et en tant que telle, elle était très importante.
L'exposition de cette année, hélas, n’a pas une telle signification et confirme plutôt un fait de plus en plus évident : la décadence de ces expositions officielles. Il y a deux ans, à l'occasion du Salon de Bruxelles, j’ai écrit que l'impression générale en était grise. Pourtant, il y avait la section des arts décoratifs et des arts de l'intérieur - avec les magnifiques panneaux de Constant Montald - qui rendaient l'exposition intéressante. L'an dernier, c’était au tour de Liège. Je n’y suis pas allé, mais il semble qu’il y ait eu une forte réaction contre le luminisme. Cette année, c’est de nouveau Gand, et en vérité, les plaintes des artistes lésés, qui accusaient le jury d'acceptation de partialité et de népotisme - accusations qui n'étaient pas exagérées et qui ont suscité beaucoup de bruit au conseil municipal de Gand et dans la presse -, n’étaient pas nécessaires pour nous faire reconnaître que l’importance du Salon de Gand ne dépasse pas la médiocrité. Ce qui me permet de ne pas m'étendre davantage sur le sujet.
Bien sûr, il y a des exceptions heureuses. Le Salon de Gand jouit d'une bonne réputation à l’étranger, de sorte qu'on y admire régulièrement les œuvres à succès des expositions parisiennes, notamment celles à tendance moderniste, ainsi que de belles œuvres provenant d’Angleterre. Cette année encore, la meilleure sculpture est française, et le meilleur tableau est anglais.
La sculpture est de Rodin : une gigantesque et légèrement modifiée agrandissement d’une des têtes du groupe des Bourgeois de Calais : un morceau de plâtre d'une vivacité surprenante, impressionnant dans sa laideur éclatante, d’une réalisation géniale. Quand on pense que les musées belges ne possèdent qu’une petite esquisse du Penseur et une cariatide en pierre blanche du plus grand sculpteur de notre époque, il est très souhaitable que cette tête ne quitte pas à nouveau nos frontières et devienne une propriété nationale.
Le meilleur tableau est de George Sauter : Under the doorway, encore une de ces œuvres mystérieuses, d’une harmonie intime et d’une grande noblesse, telles que nous les connaissons grâce à l’exposition collective du maître, que nous avons admirée l’année dernière à Bruxelles au « Salon du Printemps ».
En plus de ces deux véritables chefs-d'œuvre, on trouve plusieurs autres très belles œuvres : un grand panneau d’Aubertin, La Forêt et la Mer ; deux intérieurs pleins de grâce de Le Sidaner ; un magnifique et délicat dessin au pastel d'Aman-Jean ; un noble tableau de Simon-Bussy ; des portraits d’enfants fins de Lucien Simon ; quatre petits panneaux d'une extrême délicatesse de Raffaëlli ; un très beau portrait de jeune fille et deux paysages de Cottet ; deux puissantes natures mortes de d’Espagnat ; deux toiles de Sureda à son meilleur. Vous voyez, tout cela est de l’art français ; tandis que d'Angleterre, nous viennent d'excellentes œuvres de Shannon, Austen-Brown, Walton, et Laszlo et Lavery, qui s'illustrent dans le portrait mondain. Dans la section de la sculpture, ce sont encore des étrangers qui triomphent facilement, à part Rodin : le prince Troubetzkoy et Rembrandt Bugatti. Il en résulte que ce sont principalement les étrangers qui captent l’attention à Gand, parmi lesquels les Hollandais W. Hamel, H. Mesdag et surtout J. Smits, qui s’en sortent plutôt bien.
Il y a donc très peu d'attention portée, dans ce pauvre Salon, aux Belges. Certes, ici et là, il y a du travail très solide, très sérieux et même très beau. Je citerai immédiatement Claus, De Saedeleer, Oleffe et Ottevaere, qui ont envoyé des œuvres muséales complètes et impressionnantes. Un magnifique James Ensor, encore plus surprenant que d’habitude, n'est même pas mentionné dans le catalogue. Les toiles de Baes, Ciamberlani, V. Hageman, Herman Courtens, Hens, une des deux de Meyers, et les petits intérieurs toujours fins et intimes de Thevenet sont également importants, bien que pas éblouissants. Agréable, mais sans plus, bien que très personnel, un tableau de Hauwaert. Personnel aussi, mais effrayant et presque grotesque, un Soir d’Alb. Servaes, qui entend interpréter le récit Christophorus de Karel van de Woestijne, dans lequel l’auteur peine à reconnaître sa prose...
Tout le reste... ne vaut pas l’honneur d’être nommé, du moins pas en tant qu'œuvre sérieuse d'exposition, sauf peut-être ici et là quelque chose qui m’a échappé en raison d’une mauvaise mise en place. Dans la sculpture, la situation n'est guère meilleure. Il y a bien quelques tentatives très honorables, mais très peu de véritables tempéraments de sculpteurs et encore moins d'œuvres vraiment impressionnantes. Je distingue quelques petites figures d'un jeune Gantois, un débutant, L. Sarteel, dont je crois qu’on peut attendre beaucoup.
Ainsi, je considère ma tâche de reporter accomplie. Ce n'est vraiment pas ma faute s’il n’y avait pas plus d'œuvres d'art qui méritaient mon attention. La pénurie d'œuvres de qualité prouve-t-elle le déclin des expositions officielles ?... Un fait est certain : on apprend désormais à mieux apprécier l'art belge dans les expositions particulières...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 23 août 1909)
Roulers, 22 août 1909
Ce matin, à quatre heures et demie, après un rêve angoissant plein de luttes flamingantes, je me suis réveillé entre les murs étroits d'une petite chambre à Roulers. À travers le rideau ouvert, je vois le ciel gris et désespérément voilé de pluie, avec des toits de maisons argentés par un faible éclat bleuâtre. Une horloge dans le couloir à côté de ma chambre frappe bruyamment, avec le son métallique d'une cloche fêlée. En même temps, le premier carillon du matin éclot dans le ciel brumeux : un coup, suivi d'un doux tintement. D'autres cloches suivent, tendres et joyeuses. Mon âme sensible se laisse presque tromper par cette musique pure et immaculée, quand soudain, sous ma fenêtre, résonnent les pas lourds d’un homme - probablement un veilleur de nuit qui, réveillé de sa somnolence sous un porche (y en a-t-il par ici ?), rentre chez lui, frissonnant et irrité.
J'aurais bien voulu dormir encore un peu. Mais c'est impossible : ce veilleur de nuit m'a ramené à la réalité, me rappelant que je ne suis pas ici pour mon plaisir, mais pour les fêtes de Rodenbach. Courageusement, je saute hors du lit. Ce matin d'août est plutôt frais. Mais quelques éclaboussures d'eau froide sur le visage me revigorent, et à moitié habillé, je me retrouve à la fenêtre.
Roulers, ville en fête. Cela ne se remarque pas encore vraiment : l'atmosphère festive d'une ville ne réside pas seulement dans quelques drapeaux et guirlandes suspendus à de longues perches, surtout quand ils pendent immobiles, alourdis par la pluie. Ce sont d'abord la foule, le bruit, le bourdonnement d'une multitude en mouvement qui créent l'ambiance. Mais il est encore trop tôt, bien sûr. Tout le monde dort encore. Combien de personnes sont déjà réveillées à Roulers, à part ce veilleur de nuit (qui dort peut-être déjà de nouveau) et moi-même ?... Ne croyez pas que je me prends pour un héros parce que je suis debout si tôt. Au contraire, je suis bien conscient d'être aujourd'hui plus que jamais un journaliste. Je m'habille donc rapidement, préparé pour une longue journée, directement dans mes souliers vernis du dimanche, avec le col bien serré autour du cou. Et, sans même prendre de petit-déjeuner - ici, je sollicite votre admiration ! - je me mets rapidement au travail, à la table improvisée.
Je regarde dehors. Tiens ! Avons-nous une chance de voir le soleil ? Le ciel uniformément gris et morne, qui promettait de la pluie à l'infini, semble ne pas tenir sa promesse. Il commence à se diviser, laissant apparaître entre les fissures le bleu le plus profond et le plus magnifique du monde. Autour de ces fissures, des nuages s'accumulent, lourds et menaçants, mais magnifiquement bordés de rouge matinal... Éos, aux doigts de rose voilés de safran... Je pense à Rodenbach, ce classique érudit, qui a traduit Homère.
Éos, messagère du jour et des dieux, sera-t-elle bienveillante envers son amant Albrecht Rodenbach en ces jours de fête ?... Mais voilà que les nuages redeviennent lourds, s'empilent les uns sur les autres, incertains s’ils doivent partir ou rester... Pleuvra-t-il donc finalement ?
Cela me ramène à mon voyage d’hier après-midi : un peu plus de deux heures dans un train grinçant et cahotant, à côté d’une fenêtre tremblante, face à une jeune demoiselle qui, pendant deux heures, toussote timidement toutes les deux minutes. Comme nos jeunes filles sont bien élevées ! Dehors, il pleuvait, il pleuvait encore et toujours. Cela semblait ne jamais vouloir finir... À chaque petite gare, des paysans lourds et voûtés descendaient, vêtus d'une blouse bleue, d'un foulard rouge autour des hanches, et portant un double sac sur les épaules : des « moissonneurs », ai-je compris, qui étaient allés en France pour la récolte et rentraient, épuisés, chez eux. Cela apportait un peu de diversité à mes pensées : j’étais heureux à l'idée de retrouver ici aujourd'hui Streuvels, le puissant Stijn Streuvels, qui m’avait envoyé des cartes postales des régions où il était allé moissonner avec ces « Franschmans ».
Roulers ! Descendre du train !... Sous le poids de mon lourd et étouffant manteau de pluie, je me dirige vers la ville. Je savais que les fêtes de Rodenbach avaient déjà commencé. Cet après-midi, à cinq heures, il y avait un concert vocal où de belles voix éduquées allaient interpréter des œuvres de tous les compositeurs flamands possibles et imaginables, du premier au dernier, du meilleur au moins bon ; un mélange fouillis, mais sans grand intérêt... Je n'y suis pas allé, d'abord parce qu'il était déjà un peu tard, et ensuite parce qu'on m’avait informé - sic ! - que la presse n’était pas autorisée.
Ce concert n'était probablement qu’un léger avant-goût des vraies fêtes d'aujourd'hui. Un programme important : à 10 heures, une messe solennelle ; à 11 heures, une séance littéraire avec des discours d’Hugo Verriest, Frans van Cauwelaert (professeur à Fribourg et ancien leader des étudiants de Louvain), August Vermeylen (que je n’ai pas besoin de vous présenter) et Leo van Puyvelde (auteur d’un livre quelque peu imparfait, mais sincère, sur le poète célébré). Ensuite, nous aurons le temps d’aller déjeuner jusqu’à deux heures. Là : inauguration de la statue, avec, bien sûr, tous les discours nécessaires. Ensuite, une cantate de circonstance avec un nombre respectable d’exécutants, composée par August de Boeck. À 15 heures, grande procession historique. À 17 heures, banquet, avec, hélas, des toasts prévus à l’avance. À 18 heures, musique sur la Grande Place. À 20 heures, illumination de toute la ville. À 21 heures, à nouveau de la musique sur la Grande Place. Et à 22 heures, « un magnifique feu d’artifice, avec un certain nombre de pièces spéciales » et, je parie, pour apothéose... un bûcher pour les reporters épuisés.
Car de telles journées comptent, vous en conviendrez, dans la carrière d’un journaliste consciencieux... En attendant, avec votre permission, chers lecteurs, je vais aller prendre mon petit-déjeuner. Vous admettrez que je l’ai bien mérité à ce stade. Et qui sait, avec une telle journée devant moi, si ce n’est pas mon dernier petit-déjeuner...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 août 1909)
Roulers, 23 août 1909
Non, il n'a pas plu, sauf ici et là, une goutte pour rafraîchir. Roulers – en réalité une petite ville laide, sans caractère ni architecture, seulement en développement depuis une vingtaine d'années – brille aujourd'hui, sous le soleil, en habits de fête. Ce qui, avant-hier, à mon arrivée, ressemblait à une parodie de décoration de rue : des drapeaux dégoulinants, alourdis par la pluie ; des roses en papier fanées, suspendues misérablement à une ficelle tendue d’un poteau à l'autre, resplendissait maintenant sous le soleil avec une splendeur un peu enfantine, mais tellement sincère ! Roulers, surprise d’elle-même, célébrait la fête. Et vraiment, c'est devenu merveilleux !
Comme je vous l’ai dit : une journée bien remplie ; mais pour la Flandre, pour le peuple flamand, pour la culture et l'art flamands, pour l'avenir de notre pays, une journée pleine de promesses réjouissantes. Une fête, une journée de plaisir effréné pour les jeunes et les vieux ; mais aussi une journée de très grande, de profonde signification. Je vais essayer de la raconter, bien que je sache que cette lettre ne pourra jamais vous rendre l'enthousiasme de cette mer de gens ondulant à travers les rues décorées, et qui était bien plus que de la simple jubilation, et cette certitude joyeuse, cette conviction que cette journée a éveillée dans le cœur de nombreux sceptiques. Et, si cette lettre est un peu longue, ce n’est pas parce que la journée d’hier fut particulièrement longue et bien remplie, mais aussi parce qu’elle est indéniablement significative pour le Mouvement flamand.
Tout a commencé le matin à dix heures, par une messe solennelle. Ensuite, dans une salle bondée et étouffante, à onze heures : une séance littéraire. Et là, les choses ont pris leur essor, avec une conviction sans détours, une assurance virile, avec cette certitude dans l'esprit de tous : la Flandre renaît. Vous, dans le Nord, vous ne pouvez pas imaginer ce que cela signifie pour nous, ce que ces signes d'une telle conviction générale représentent pour la vie émotionnelle et spirituelle d'un Flamand, même s'il n'est pas au cœur de la lutte, ou si son métier de journaliste l'oblige à l'objectivité. La Flandre renaît ! Vous ne savez pas ce que ces deux mots contiennent, je ne dirais pas tant d’années d’oppression, mais d’un passé beaucoup trop long de complaisance satisfaite dans lequel notre peuple était plongé, pour maintenant, enfin conscient de ses besoins les plus pressants et enfin soucieux de sa vie supérieure, une vie qui dépasse le matériel et le quotidien, exiger ce qu'il lui faut pour s’épanouir en tant que peuple indépendant et civilisé, et le faire de manière à ce que les autorités supérieures finissent par écouter cette exigence.
Cela a commencé, disais-je, lors de cette « journée littéraire », comme nous le disons avec un mot plein de sens. Après un mot de remerciement et de bienvenue prononcé par le Dr Lauwers, ancien camarade de classe d’Albrecht Rodenbach, éminent traducteur de Shakespeare, et premier chirurgien du pays, le professeur Dr Frans van Cauwelaert monta sur scène.
Le professeur Van Cauwelaert est actuellement la figure la plus captivante et la plus inspirante du jeune Mouvement Catholique-Flamand, frère spirituel de Rodenbach, mais supérieur en termes de développement intellectuel. Professeur de psychologie à Fribourg, en Suisse, depuis quelques années déjà, il n’a cessé de rester en contact avec les étudiants de Louvain, qu'il a dirigés pendant de nombreuses années, et dont il est aujourd’hui le prototype idéalisé. L’étudiant louvaniste a en effet des particularités qui le distinguent nettement des étudiants de Bruxelles ou de Gand. Aussi exubérants et turbulents que leurs camarades d’ailleurs, les étudiants flamands ne comprennent peut-être pas encore, étant trop jeunes, qu’ils préparent la civilisation flamande à venir, et que leur propre exemple serait très utile à cet égard. Pourtant, à Louvain, ils se distinguent par une joie et une fraîcheur que le scepticisme n’a pas encore corrompues. Leur enthousiasme n’est jamais un auto-illusion ; ils ne hausseraient jamais les épaules devant un idéal quelconque ; ils ont foi, non seulement religieuse, mais surtout une foi réelle en la vie et en l'avenir. Bien que plus âgé que les étudiants actuels, le professeur Van Cauwelaert est le représentant le plus pur de cette conception de la vie. Son discours en est la plus belle preuve, et il le caractérise totalement. Je vais vous en résumer quelques passages et y revenir après les festivités, lorsque j’essaierai de vous expliquer pleinement la signification de ces célébrations.
« Lorsque les vivants honorent certains morts, dit le Dr. Van Cauwelaert, alors le visage du monde sourit. C'est ce que nous pouvons ressentir aujourd'hui, ici en Flandre, alors que nous commémorons Rodenbach et que nous assistons à la renaissance de notre pays par son esprit, par son action vivante. Car Rodenbach partage le privilège des grands hommes : mort, il exerce plus d'influence qu'il n'en avait de son vivant. Et ce n'est pas un hasard si cet esprit élevé est devenu l'âme du peuple renaissant, car personne, plus que Rodenbach, n'avait la capacité de distinguer l'essentiel de l'illusoire. Le faux glissait naturellement de lui, et l'authentique était au cœur de son être. Il était l'un de ces privilégiés, comme l'histoire sait en désigner à chaque tournant. C'est pourquoi il a aussi été un visionnaire, et il a entrepris le travail de renouveau, qu'il devait inévitablement adopter comme objectif de vie, avec la force d'un enfant géant. Son infaillible intériorité fit de lui le prophète dont les paroles devaient, de fait en fait, devenir des actions concrètes. Ainsi comprit-il le premier que le Mouvement flamand devait être un mouvement culturel. À cette époque, on ne le voyait pas encore ainsi : la lutte pour une vie flamande propre se noyait dans la politique, même longtemps après sa mort. Mais l'esprit de Rodenbach avait vu plus loin que le temps, plus loin que la mort : la flamandisation de l'éducation était latente en lui, et il l'exprimait comme un besoin primordial alors que personne n'y pensait ou n'osait y croire. Avec son enthousiasme tenace, avec le « sérieux de l'enthousiaste », comme le dit Schiller, Rodenbach créa, non, recréa le Mouvement étudiant, le mouvement de la culture. Son esprit prophétique l'embrasait ; il lui insufflait la vie, une vie qui le traversait, jaillissante.
« Et ainsi, la jeunesse étudiante devint alors un mouvement tout à fait distinct au sein du Mouvement flamand général. Une impuissance juvénile authentique devint une force : son manque de clairvoyance empêchait qu'elle dégénère en scepticisme, lui permettant de continuer à aspirer à un idéal. « Nous devons apprendre à être des garçons flamands », disait Rodenbach. Cela, il l'a réalisé par son propre exemple, par la connaissance du passé et la prémonition de l'avenir, par sa compréhension et sa glorification de l'essence flamande. Et voyez : à travers toutes les tentations et amertumes, les étudiants ont accompli ce que Rodenbach avait préparé : une preuve de sa force, de sa vie spirituelle intense, de son éclat : une force, une abondance de vie prouvée par le fait qu'il a accompli son immense œuvre vivante en à peine cinq ans, lui donnant une forme durable dans son œuvre artistique, aere perennius. »
Et avec une magnifique salutation à l'intelligence flamande, qui prépare pour demain la vigueur des hommes, le Professeur Van Cauwelaert conclut son merveilleux discours, plein d'enthousiasme et de sens, exprimé dans une langue où la citation de Buffon s'appliquait parfaitement : « Le style, c'est l'homme même. »
Aucun contraste plus grand n'est imaginable qu'entre Van Cauwelaert et Vermeylen. Ce dernier, je n'ai pas besoin de vous le présenter. Après l'éclat éblouissant de Van Cauwelaert, la pondération de celui qui est tout aussi convaincu, mais dont la nature le pousse à croire que la persuasion calme est plus efficace que l'enthousiasme communicatif. Vermeylen est trop bruxellois pour s'emporter excessivement. Et pourtant, ses premiers mots, lorsqu'il prit la parole après le professeur de Fribourg, furent : « C'est une chose magnifique de se trouver dans un tel milieu. Mais, poursuivit-il, de grâce, pas seulement de l'exaltation lorsqu'on parle de Rodenbach en tant que poète. Car dans le poète Rodenbach, on a trop souvent vu le combattant. On pense trop souvent, surtout aux Pays-Bas, que nous surestimons le poète à cause du combattant. Quel est le lien entre Rodenbach et l'épanouissement des lettres flamandes contemporaines ? Était-il un précurseur ? Non, il est infiniment plus. Son art n'a pas eu d'influence directe sur la littérature contemporaine. Il était trop un instrument, alors que nos lettres actuelles sont davantage un art littéraire ; bien qu'elles se laissent encore guider, de manière très consciente, par une pensée nationale : tout Van Nu en Straks en dépendait, et il n'était pas sans raison que le journal des jeunes s'appelait Vlaanderen. Mais la tendance était : l'art pour l'art pur, sans arrière-pensées. Un tel point de vue entraîne un changement dans les méthodes de travail, dans la technique. Et ainsi, nous avons beaucoup gagné.
« Mais ce gain ne peut se faire que par une évolution parallèle à celle du peuple flamand lui-même. Et c'est le lien qui existe entre Rodenbach et les écrivains contemporains, un lien qui se manifeste dans l'amour qui s'est particulièrement développé pour lui depuis l'essor des lettres flamandes. Pourquoi cet amour ? Pour la beauté, la puissance, l'ampleur de son être poétique profondément intime, de son âme. Et l'art est essentiellement l'expression d'une âme, et l'art est plus grand à mesure que l'âme est plus grande, plus vaste. L'âme n'est-elle pas comme une caisse de résonance, qui rend le son d'autant plus plein qu'elle est plus ample ?
« Et ce qui frappe surtout dans l'art de Rodenbach, c'est la tonalité profonde, une tonalité qui devient à la fois plus intime et plus mûre. On sent que Rodenbach aspirait à une plus grande profondeur en lui-même et autour de lui ; il était l'homme le plus noble de son temps, par son désir de plus de vie et plus de beauté. Il voulait s'épanouir dans toutes les directions. Son propre être, tout son être, n'était qu'une aspiration à cet idéal d'humanité : l'unité entre le rêve et l'action ; le besoin d'ordre, de certitude, d'harmonie. Et cela avec une grande simplicité et une grande santé, car il était au cœur de son peuple. Et c'est la beauté éthique de son œuvre, une beauté sans laquelle il n'y a pas de grands poètes.
« L'art de Rodenbach, dans sa sincérité, dans son rythme ardent, est la fleur de la vie de son peuple. Il est unique dans notre art littéraire ; personne n'a jamais approché son niveau. Mais maintenant que les temps sont mûrs, qui sait si le grand, le poète complet n'est pas déjà né parmi nous et ne parlera pas demain, unissant la pleine richesse de l'art des mots à la sensibilité éthique de Rodenbach ! »
Ainsi parla Vermeylen. Que Rodenbach, par ailleurs, ne soit pas à négliger en tant qu'artiste des mots, le Dr Van Puyvelde le prouva, montrant comment, avec une tendresse féminine associée à une sobriété masculine, le génie de Rodenbach s'exprimait à travers de magnifiques compétences, dans sa quête de Vérité et de Beauté, dans son amour pour la Flandre.
Et maintenant, c'était au tour de Hugo Verriest, - très malade, et pourtant présent. La maladie lui avait murmuré à l'oreille : Tu peux y aller, mais... garde le silence. Mais garder le silence, Hugo Verriest ne pouvait pas ; il devait parler, ne serait-ce que pour saluer, et pour féliciter... Une voix venue du passé. Car le pasteur peut déjà parler de ce qu'il s'est passé il y a cinquante ans. À cette époque, Guido Gezelle était son maître. Et : que la Flandre était sombre ! Quelque temps plus tard : il devint lui-même professeur, le professeur de – Berten Rodenbach... Et ici, le vieux prêtre se mit à pleurer ; et il parla au professeur Dr Verriest : « Frère, je ne peux pas. » Et son frère dit : « Bois un peu d'eau, Hugo. » Et puis le Maître reprit : « Moi qui vis encore... tant sont morts... la seule chose que je puisse encore dire : je te salue, Berten Rodenbach, mon enfant, le bel enfant de la Flandre, le bel enfant de son art, de sa langue, de son peuple. C'est toi. Mais dans ta statue : un enfant reconnaissant, qui rend mille fois à ses parents ce qu'il en a reçu, les faisant ainsi prospérer. Et ainsi, mon Berten, tu as contribué à la prospérité de ta mère, de la Flandre. Et je te dis encore, mon enfant : je te félicite. Tu es mort, oui, mais regarde autour de ta statue. Et dis : la Flandre est-elle en train de renaître ? Je te félicite, mon garçon, car c'est ton œuvre ! Et je félicite également chacun d'entre nous ici, et je me félicite moi-même, car Rodenbach m'appelait « ton enfant” » et... moi, le vieillard, je peux m'en souvenir et le répéter aujourd'hui... » Sur ces mots émouvants, la réunion prit fin. Excusez-moi d'interrompre ici ma lettre, une autre réunion m'appelle. À cet après-midi.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 25 août 1909)
Roulers, 24 août 1909
Le courrier et une nouvelle réunion m'ont obligé ce matin à interrompre mon rapport à la séance du matin d'hier. Cette séance était un véritable plaisir pour les fins connaisseurs. Le terme « littéraire » n'était en rien exagéré : d'après ce que je vous ai rapporté du contenu des discours, vous avez pu en déduire la richesse intellectuelle de cette séance. Et si je vous dis que les quatre orateurs étaient des modèles de civilisation flamande, tout d'abord par leur langue et leur prononciation, vous pouvez vous imaginer le plaisir que procurait une telle réunion.
L'après-midi, c'était plutôt une fête pour le peuple. Le peuple ! En Flandre, tout tourne autour de cela. Notre mission est principalement celle de l'émancipation populaire : une idée qui fait partie intégrante de toute personne se sentant un Flamand conscient de lui-même, et qui est la base sur laquelle même nos poètes les plus individualistes fondent leurs œuvres. Le Mouvement flamand est donc un mouvement populaire, et toute fête devient naturellement chez nous une fête populaire.
Après la fête des intellectuels : la meilleure partie pour le peuple, dans quelque chose de plus qu'un simple éclat de musique, cris et tumulte.
D'abord, le point central des festivités : le dévoilement de la statue de Rodenbach. Une place immense noire de monde, tellement bondée que les journalistes ne pouvaient traverser la foule pour atteindre la tribune. Là, des discours furent bien sûr prononcés, notamment par le baron Ruzette, gouverneur de Flandre-Occidentale. N'ayant rien entendu, je ne peux vous en raconter le contenu.
Je doute d'ailleurs que vous ayez raté grand-chose : vous savez à quoi ressemblent les discours officiels, même dans la Flandre effervescente : je vous en ai déjà donné des exemples, donc je ne vais pas m'attarder là-dessus. Mais la statue, je l'ai bien vue et je le dis sans réserve : c'est une œuvre de sculpture très intéressante, qui fait honneur à son créateur, le très remarquable et classique Julius Lagae, bien connu aux Pays-Bas pour son magnifique buste de Gezelle. Elle représente Berten Rodenbach, balançant gracieusement le Blauwvoet. Vous ne savez pas ce qu'est le Blauwvoet ? C'est une sorte de mouette, qui, par son large vol et ses cris, annonce la tempête. Rodenbach en avait fait le symbole du mouvement étudiant et avait adopté comme cri de ralliement le populaire « Vliegt de Blauwvoet, storm op zee ! » (Le Blauwvoet vole, tempête en mer !). Il agite ici un Blauwvoet dans les airs avec une grâce puissante et pleine d'élan. Je répète : une œuvre très intéressante, qui frappe surtout par son aisance, sa vivacité et sa superbe plastique, bien que j'aurais préféré un cou dénudé et que je trouve le bras tenant l'oiseau beaucoup moins réussi ; surtout l'oiseau, trop apprivoisé et mou, ne semble pas issu de la main de Lagae.
Chaque dévoilement de statue nécessite une cantate de circonstance : ici, le compositeur August De Boeck s'en est chargé, l'auteur de Reinaert de Vos dont on a beaucoup parlé ici, et qui, dans la large et véritablement populaire ligne de ce chœur, et avec un arrangement simple mais très fin, a réalisé une œuvre parfaitement réussie.
Ensuite, direction la Grand-Place, où, en présence de l'élite des lettres flamandes, Verriest et Streuvels en tête, et de rien de moins que le baron Ruzette et d'autres autorités, nous devions voir défiler un cortège historique. Honnêtement, nous n'en attendions pas grand-chose, et... nous avons été agréablement surpris.
Le cortège célébrait Rodenbach dans le sens où les principales figures, historiques ou légendaires, de son œuvre y étaient représentées en tableaux vivants ou en chars. Nous avons vu le char de Gudrun comme de Sneyssens, celui d'un Viking comme des héros du poème Fierté, pour finir par une glorification symbolique de la fraternité entre le Nord et le Sud et celle de Rodenbach, entrecoupée de divers groupes d'hommes, de femmes et d'enfants, chantant, dansant ou jouant de la musique.
Pour moi, le cortège n'était pas totalement nouveau. Ceux qui ont assisté au cortège historique et au tournoi à Bruges il y a deux ans auront reconnu certains anciens amis. Mais cela n'en était pas moins soigné et vivant, pittoresque et même véritablement artistique, comme par exemple le Moulin de Sneyssens : un groupe très plastique et joliment composé. Cependant, le point culminant du cortège venait à la fin, derrière le drapeau portant une couronne funéraire du Vlaamsch Verbond der Leuvensche studenten. Vous vous rappelez de quoi je parle. Je vous ai souvent écrit à ce sujet, entrant même en polémique avec Het Centrum, qui, du côté belge, s'était mal sorti de son incursion en territoire flamand : comment, sur ordre supérieur, l'organisme puissant qui unissait les étudiants flamands a été dissous et interdit par les autorités de l'université de Louvain. Les étudiants, cependant, sont restés ensemble, ignorant cet ordre, et réclament plus que jamais, et avec plus de force que jamais, le flamand dans l'université.
Et les voilà qui marchaient fièrement, par centaines, derrière leur drapeau fier et interdit. Arrivés devant l'hôtel de ville, où nous nous tenions avec le gouverneur, ils exigeaient encore, avec insistance et ferveur, que leur demande soit entendue. Et soudain, l'électricité parcourut les esprits et les cœurs. Le vieux curé Verriest retrouva ses forces pour les acclamer. Le Dr. Verriest, un professeur de Louvain, prit résolument parti pour les étudiants. Et Vermeylen, le sceptique professeur bruxellois qui ne connaissait pas encore bien les étudiants de Louvain, déclara : « S'ils continuent ainsi, ils auront l'université flamande plus tôt qu'ils ne le pensent ! » Et il proposa que les poètes qui l'entouraient rejoignent le cortège pour montrer à quel point ils se sentaient unis avec leur peuple et son avenir. Vous pouvez imaginer comment les étudiants accueillirent leurs artistes profondément admirés et aimés, et comment cela enflamma encore davantage l'enthousiasme...
Ainsi, même devant une école de religieuses, on réclamait plus de flamand. Et vraiment : j'ai vu une religieuse applaudir. Oui, la Flandre revit, la Flandre est éveillée et elle a prouvé hier qu'elle avait de bonnes provisions d'actions en réserve.
Ensuite, bien sûr, il y eut un banquet, un banquet qui commença assez froidement, mais qui se réchauffa rapidement au feu des toasts. Je ne vais pas vous raconter tous les toasts, mais je ne peux m'empêcher d'en mentionner quelques-uns. Tout d'abord celui du curé Verriest, qui porta un toast... au Blauwvoet. Je l'admets franchement : j'ai peut-être entendu Verriest vingt ou trente fois dans ma vie, mais je ne l'ai jamais connu aussi fin, aussi spirituel, aussi délicat qu'hier ; c'était comme si les années n'avaient aucune emprise sur ce vieillard, ou qu'il possédait les qualités qu'Anacréon et Homère attribuent au grillon immortel ; mieux encore : comme s'il devenait plus spirituel avec les années. Et ceux qui ne le connaissaient que par ses discours seraient étonnés d'entendre une telle allocution de table, si simple et pourtant si délicieusement agréable.
Après Verriest, ce fut le tour du père Devos, un capucin, le premier Blauwvoet avec Rodenbach à avoir brisé avec sa carrière sacerdotale pour le mouvement, et qui est resté le plus convaincu et le plus fervent de nos combattants. Quel personnage ! Vous devriez le voir, avec sa carrure imposante, et l'entendre tonner en doux flamand occidental. Si seulement nous avions beaucoup de ces hommes, des hommes aussi tenaces, avec une telle volonté, une telle foi !
Ensuite, quelques discours de Hollandais, notamment de M. Jutte, étudiant à l'École technique de Delft, et du père Linnebank, le critique bien connu, qui a beaucoup fait pour la littérature flamande dans votre pays.
Ainsi, le banquet prit fin, et...
Non, je préfère ne pas raconter la suite, car cela devient vraiment indescriptible. Combien de verres de bière ont été bus, la soif étant attisée par un feu d'artifice gigantesque, il est difficile de l'estimer. Et comment il se fit qu'à minuit, le char de Sneyssens réapparut soudain dans les rues de Roulers, tiré par Herman Teirlinck, et que Stijn Streuvels était en train d'y assassiner August Vermeylen, cela, l'éditeur Veen, qui était également venu pour les fêtes, le sait peut-être mieux que moi. Comment il se fit qu'un deuxième char prit la route de Bruxelles à deux heures du matin, je ne saurais le dire non plus. Et où Frans Verschoren avait disparu entre-temps : une grande partie de la nuit, on l'a demandé aux quatre vents, mais en vain !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 26 août 1909)
Roulers, 24 août.
Le dernier jour : une journée étudiante. Une journée peu officielle donc, que je ne me sens pas obligé de suivre heure par heure. En effet, une impression générale vaut souvent plus qu'un rapport sec, surtout lorsque chaque acte, chaque mot, tend vers une même idée, qui résume tous les désirs et toutes les convictions. Peu importe donc si monsieur X a été prétentieux ou si monsieur Y s'est comporté de façon ridicule ; si l'un a manqué de prudence et l'autre a été grandiloquent. Ce qui compte, et ce qui est important, c'est que tous, qu'ils aient du talent ou non, poursuivent la réalisation de cet unique objectif : le peuple étudiant d'aujourd'hui, les « hommes » de demain, ont un devoir à accomplir envers le peuple flamand ; ils ne peuvent s'acquitter de ce devoir dans son intégralité que s'ils y sont entièrement préparés dans la langue de ce peuple. Ainsi, pour le répéter encore une fois : « Nous exigeons une Université flamande ! » et « Vole le Blauwvoet, tempête en mer ! »
Je m'abstiendrai donc d'une analyse fine du discours à la fois piquant, espiègle, presque léger et pourtant si profondément sérieux, prononcé avec conviction par le Dr Lauwers, un des élèves de Hugo Verriest, dont l'esprit et l'ingéniosité sont les meilleures armes, car ce sont aussi les plus séduisants. Je ne vous dirai pas non plus que, lors de la réunion du lundi matin, que je résume ici de manière assez libre, M. Lod. Dosfel a étiré son discours de manière vraiment trop ennuyeuse et longue ; je connais de lui des morceaux d'éloquence bien mieux structurés ; et qu'une personne avec son talent devrait savoir se « restreindre » pour rester digne de lui-même. Je vous ai déjà présenté l'avocat Dosfel, n'est-ce pas ? C'est un homme de très fortes convictions, prêt à tout sacrifier pour celles-ci. Mais c'est aussi une personne impulsive, trop souvent dominée par ses émotions, au point de lui faire perdre sa confiance en lui.
Cette impulsivité fait que les discours de M. Dosfel sont souvent trop longs, et ses poèmes trop courts. Car il est aussi poète, et quelqu'un a récemment exagéré en disant que son inspiration était « dantesque ». Cela va évidemment un peu loin, bien que je reconnaisse que M. Dosfel, dans ses thèmes et son symbolisme intellectuel, a quelque chose de médiéval-scolastique. Ce genre de tempérament pourrait être utile, mais on ne doit pas se laisser emporter par cela à notre époque ; et nous ne serons probablement pas les seuls à préférer, parmi les jeunes orateurs catholiques, l'éloquence concise et pénétrante, bien que tout aussi enthousiaste, de Frans van Cauwelaert à l'art oratoire grandiloquent de Dosfel.
Lors de cette même réunion étudiante, deux Hollandais ont également pris la parole : M. Jutte, qui a plaidé avec beaucoup de conviction pour un rapprochement scientifique entre le Nord et le Sud, et M. Fokker, rédacteur en chef de Minerva, qui a proposé un moyen charmant et séduisant pour ce rapprochement : les cours de vacances de Leyde.
Et puis, il y avait encore Hugo Verriest – le prêtre, arrivé malade, qui s'était soudain rajeuni de vingt ans. Hier, je l'avais comparé au grillon grec, qui ne vieillit jamais. Aujourd'hui, j'ai une nouvelle comparaison grecque : Hugo Verriest est comme Antée, qui retrouvait sa force chaque fois qu'il touchait le sol en tombant. Ainsi est le professeur Verriest, chaque fois qu'il touche le sol où repose tout l'édifice de sa propre beauté et qu'il a constamment travaillé à enrichir de plus beaux et plus nobles fruits : la jeunesse flamande. Le malade Verriest, arrivé avec des pieds et une voix fatigués, a retrouvé hier ce qu'il aimait le plus, ce qui lui était le plus cher : la jeunesse. Et comme il en a été revitalisé !
On voulait faire parler le prêtre ; au début, il refusait, mais ensuite il a accepté. Et il a expliqué ce changement d'avis avec un « exemple » charmant, comme on l'aurait dit au Moyen Âge. « Guido Gezelle, racontait-il, avait un étrange défaut. Il avait un tendon ou un muscle dans la nuque qui était raide et ne voulait pas bouger. Ainsi, quand maître Gezelle voulait secouer la tête pour dire “non”, le tendon ou le muscle l'en empêchait, et sa tête faisait “oui”... Je suis comme Gezelle, mon maître, poursuivait Verriest, je ne peux pas dire “non” avec la tête. – Mais que vais-je raconter ? Quand je prêche le dimanche dans notre village d'Ingooigem, et que Stijn Streuvels est en train d'écouter, il me dit parfois : “Pasteur, ce n'était pas bien ; votre sermon n'était pas préparé ; il était ‘improvisé’.” Et vous, messieurs, que direz-vous si je fais ici un discours qui est aussi ‘improvisé’ ? »... Ainsi, il continua : un de ces discours qui, plus ils sont moins préparés, plus ils me semblent beaux et raffinés venant de Verriest.
Voilà pour la séance du matin.
L'après-midi a pris un caractère un peu plus actuel : lors d'une réunion de protestation contre la décision des autorités supérieures de l'Université de Louvain de dissoudre le Vlaamsch Studentenverbond, des dirigeants catholiques, tous des hommes de science, ont prononcé des mots très critiques, voire audacieux, tandis que de nombreux prêtres n'ont pas manqué de montrer leur approbation par des murmures et des applaudissements. Cette attitude très ferme de la jeunesse catholique est devenue encore plus évidente lorsqu'une foule immense a manifesté autour du drapeau de deuil du Vlaamsch Verbond devant la statue de Rodenbach.
Je vous ai dit que je voulais principalement vous transmettre une impression générale. Vous auriez ressenti cette impression vous-même au moment de cette manifestation. Les cris « Vlaamse Leeuwen », « Nous exigeons une Université flamande », « Vole le Blauwvoet », ont pris une signification plus profonde, une gravité qui ne pouvait manquer de frapper même les plus sceptiques. Sans aucun doute : quelque chose se prépare en Flandre ; quelque chose de troublant et en même temps de très réjouissant ; quelque chose qui est le gage de l'avenir...
Ensuite, nous avons eu une bonne suée avec Filippine de Flandre. Ce n'est pas l'enseigne d'un bain turc ou même d'une auberge de Roulers ; c'est simplement l'une de ces pièces d'étudiants, écrite à la hâte par Rodenbach pour lui et ses camarades, avec laquelle ils parcouraient la Flandre occidentale pour l'instruction et la conversion : quelque chose sans prétention bien sûr, mais plein de passion et de fierté, avec beaucoup de promesses scéniques ; cette fois interprétée avec tout l'enthousiasme et toute la charmante maladresse des Blauwvoeten d'il y a trente ans...
Et puis... Oui, les vraies fêtes ont recommencé, celles qui ont fait le plus plaisir aux aubergistes. Aucun char n'a cependant été sorti : la plupart des jeunes écrivains flamands, avec leurs éditeurs, étaient partis. Et bien qu'il en restait encore quelques-uns, ils étaient trop fatigués pour demander où était passé le disparu Frans Verschoren, et étaient surtout trop absorbés par les anecdotes qu'un ancien camarade d'études de Rodenbach, l'ancien député Flor Heuvelmans, leur racontait : une conclusion mélancolique, mais exaltante à ces magnifiques fêtes.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 août 1909)
Bruxelles, 28 août 1909
Stijn Streuvels m'écrit :
« Les “bruits” se sont dissipés : que reste-t-il encore de tout cela ? »
Et dire que je pensais, comme tout le monde, que Streuvels s’était guéri de son ancien pessimisme ! Comment peut-on croire que, sous prétexte que les fêtes de Rodenbach, bruyantes il est vrai, se sont achevées, il n’en resterait rien ?
Faisons donc un petit inventaire, cher ami, et nous verrons ce qu'il reste de ton scepticisme. Ce sera en même temps l’épilogue, le bilan, ce que j’appellerai le chiffre minimal du thermomètre que j’avais promis à mes lecteurs. Que reste-t-il ?
Commençons par le moins important, en laissant de côté les coffres-forts et les livrets d’épargne des aubergistes et commerçants de Roulers. N'as-tu pas remarqué à quel point Rodenbach est devenu spontanément populaire, même en dehors du cercle des étudiants et des amateurs de littérature ? Cela en dit long si l’on trouve des cravates Rodenbach, des cigares Rodenbach, des boîtes d’allumettes Rodenbach et même du champagne appelé « bruischaard » Rodenbach, ainsi que des enseignes et même des éditions Rodenbach (études littéraires et cartes postales illustrant son œuvre) en abondance. Cela signifie que la pensée de Rodenbach est devenue concrète, incarnée dans la culture populaire.
Ne te moque pas, Streuvels. Quand les socialistes boivent du cognac Anseele ou que les amateurs de sport fument des cigarettes Van Hauwaert, ils pensent moins au socialiste Anseele ou au cycliste Van Hauwaert qu’à la conviction qu’ils représentent. Anseele et Van Hauwaert incarnent une abstraction, rendue concrète et vivante à travers eux. Il en est de même aujourd’hui avec Rodenbach. J’ai deux preuves à cela. Tu étais avec nous à Roulers, au « Paradis », n'est-ce pas ? Eh bien, l’enseigne du « Paradis » s’intitulait jusqu’à dimanche dernier : « Hôtel du Paradis ». Mais lorsque j’ai pris congé de Roulers et de ce Paradis mardi, l’hôtesse m’a dit spontanément et avec des yeux brillants de conviction : « Cette semaine encore, je vais faire repeindre mon enseigne, et elle s’appellera « Gasthof het Paradijs. » Et quand j’ai quitté Roulers, j’ai pris un petit train de banlieue en troisième classe pour Courtrai, et un petit négociant en lin de la frontière française a demandé à un ouvrier assis à côté de lui : « Mais qu’est-ce qu’ils veulent avec ce Rodenbach ? », et l’autre, en français cassé, a répondu : « Toi aussi, tu aimes ta langue maternelle, n’est-ce pas, camarade ? Eh bien, ils célèbrent tous ici Rodenbach, parce qu’ils n’avaient pas compris avant lui que nous devions d'abord et avant tout aimer notre langue maternelle. Mais Rodenbach est venu, et il nous a fait comprendre cela. C’est pour cela qu’ils l’aiment ici. » Et tout le monde autour hocha la tête en signe d’approbation, et même le Français comprit.
Ne sont-ce pas là des signes, Stijn Streuvels, que notre peuple flamand prend conscience de lui-même, cette puissante conscience de soi qui permet à un peuple de conquérir ses droits - une conscience naïvement symbolisée par ces épingles de cravate et ces boîtes d’allumettes où ils affichent fièrement la fierté de porter le nom de Rodenbach ?
Il reste encore quelque chose de plus élevé de ces fêtes de Rodenbach. Quelque chose dont tu es peut-être blasé, cher et grand ami, mais qui réjouit les autres à ta place et se transmet à d’autres : le lien, l’amour qui s'est manifesté lors de ces fêtes de Rodenbach entre la meilleure partie de notre peuple et les écrivains de ce peuple. En 1893, lorsque Van Nu en Straks fut fondé, et surtout en 1896, lorsque la deuxième série de ce magazine s'ouvrit avec « La Critique du Mouvement Flamand » de Vermeylen, les flamingants en colère qualifièrent ces jeunes poètes de fauteurs de division. Et il n'y a que quelques semaines, on leur reprochait de rester enfermés dans leur tour d'ivoire, de ne pas descendre jusqu'au peuple. Et que se passe-t-il maintenant ? Ces jeunes écrivains, qui s’efforcent de créer de la beauté pour leur pays, de façonner leur langue flamande en une œuvre d’art, laquelle devait profiter à leur peuple, ces jeunes écrivains constatent, lors de fêtes comme celles de Roulers, que la meilleure partie de leur peuple apprécie leur effort, et qu’ils avaient bien raison de ne pas descendre vers le peuple, puisque le peuple est monté jusqu’à eux.
Peut-être que cela te laisse de marbre, mon ami, que dans chaque salle de réunion, à chaque coin de rue, on ait crié « Vive Stijn Streuvels », tout autant, sinon plus qu’on n'a honoré le nom de Rodenbach. Mais le cœur de tes amis battait d’autant plus fort et joyeusement, d'abord parce qu'ils étaient fiers de leur fidèle camarade, et ensuite parce qu'ils se rendaient compte que dans le cœur du peuple flamand, ton nom vit aux côtés de celui de Conscience - ce qui est un excellent témoignage pour ce peuple. Mais ce n’est pas seulement ton nom, ni ta personne, qui furent acclamés par la foule : d’autres « tours d’ivoire » (ce n'est pas de ta faute si je t'y inclue !) ont aussi été surpris de se voir acclamer de la même manière ; cela les a réjouis, non pour eux-mêmes, mais parce qu’ils se sont sentis aussi utiles à leur pays que les orateurs de meetings et quelques journalistes un peu légers.
Et cet hommage spontané de la jeunesse flamande de demain à ceux qui devront faire fleurir la littérature flamande est, dans ma mémoire, un autre élément important qui reste de ces fêtes de Rodenbach : la prise de conscience par la jeunesse flamande que le Mouvement Flamand n’est plus un simple mouvement politique, mais un mouvement culturel, un mouvement de civilisation, dont la littérature, l’art des écrivains de la « tour d'ivoire », est la fleur épanouie.
Oui, Vermeylen avait raison quand il déclara dimanche dernier que chaque écrivain en Flandre est inconsciemment guidé par une pensée nationale, même s’il est « artiste des mots ». Et les étudiants l’ont compris, et c’est pourquoi ils ont acclamé leurs poètes avec une telle conscience et un tel enthousiasme.
Et maintenant le troisième point, Stijn Streuvels, et le plus important. Ces fêtes de Roulers ont prouvé que le Mouvement Flamand n’est plus un mouvement politique, ce qui a réjoui autant le Handelsblad catholique d’Anvers que la Gazet flamande libérale. Certes, la majorité des participants aux festivités étaient catholiques, ce n'est pas surprenant : Rodenbach reste le patron des étudiants et anciens étudiants catholiques de Louvain ; la plupart des orateurs étaient issus de leurs rangs ; souvent, ils s'adressaient exclusivement à un auditoire catholique. Mais… ces catholiques demandaient, exigeaient - ce que leur hiérarchie, leur haute clergé, leur refuse obstinément : le flamand dans l’enseignement, garanti par la loi, et - ce qu’ils obtiendront encore moins - une université flamande. Ils exigent cela maintenant aux côtés des libéraux et des socialistes ; ils le réclament comme la couronne du Mouvement Flamand unifié, comme sa confirmation que ce mouvement est une lutte culturelle, au sens large du terme.
Un premier fait que ces fêtes de Roulers ont prouvé est que, pour la première fois, les catholiques, même en dehors de leur bastion de Louvain, affichent publiquement leur revendication ; ils combattent à visage découvert, car ils ont de puissantes armes et… la vérité de leur côté. Mon collègue bruxellois du Handelsblad d'Amsterdam leur reproche une certaine prudence, qu’il considère comme un manque de conviction. Je crains qu'il ne se trompe. Je connais bien le peuple de Louvain et je sais ce qui manque encore à l’« élite » pour oser parler et agir librement. Ce qui manque, c'est un leader. Mais ce leader arrivera, dès octobre prochain. Le professeur Van Cauwelaert, dont j'ai souvent parlé ici, revient à Louvain... en tant qu’étudiant. Il est docteur en philosophie et en lettres ; il veut maintenant étudier les sciences et devenir docteur en médecine. Et pour ceux qui connaissent le professeur Van Cauwelaert, il n'y a plus de doute quant à ce qu’on peut attendre de lui. Lorsque nous attendions, il y a presque quinze ans, la relance de la cause flamande à travers l’action radicale, mais salutaire et fortifiante de Vermeylen, nous ne nous sommes pas trompés. Aujourd'hui, nous plaçons la même espérance dans l'action décisive - et, osons-nous prédire, constructive - future de Frans Van Cauwelaert. Ces deux personnalités si particulières, August Vermeylen et Frans Van Cauwelaert, se complétant si merveilleusement, se sont rencontrées pour la première fois à Roulers, lors de ces fêtes de Rodenbach. Et... dis-moi, cher Stijn, toi qui les connais tous les deux, n'est-ce pas là, en regard de ce que nous avons tous si ardemment désiré, un magnifique résultat des derniers jours de Roulers ?
Que reste-t-il des fêtes, Stijn Streuvels ? Il reste :
1º. Que notre peuple s'éveille et s'épanouit ;
2º. Que les écrivains flamands aiment de plus en plus leur peuple, car ils ressentent de plus en plus son amour sincère en retour ;
3º. Que la civilisation flamande, conséquence d'une université flamande, est en route !
Et tu le savais aussi, Stijn Streuvels ! Pourquoi alors me l'avoir demandé ? Pour que je le raconte à notre peuple frère du nord de la Moerdijk, peut-être ?
Mon vieux et grand ami, je te salue !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 21 septembre 1909)
Bruxelles, 20 septembre 1909
Un homme pourrait s'arracher les cheveux. Après quelques longs mois de vacances, où le reporter diligent s'est vu humilié par le manque de matière au point de mener une vie végétative semblable à celle du concombre, trois congrès surgissent soudainement pour réclamer son temps, ses compétences et ses connaissances encyclopédiques : le même jour, à Gand, se réunissaient les sympathiques et vaillants conducteurs de train-– un corps d'élite qui a offert à la littérature néerlandaise un Gustaaf Vermeersch - et les architectes, qui, bien que leur métier soit moqué dans la bouche des jeunes Bruxellois, n'en demeurent pas moins des hommes de grande importance monumentale. Pendant ce temps, à Bruxelles, se tenaient les congrès des naturalistes et des médecins flamands, ainsi que hollandais : une assemblée érudite qui, comme je vous l'ai écrit à l'occasion de précédents congrès, démontre de manière éclatante les progrès du Mouvement flamand en tant que mouvement culturel, apportant à ceux qui résistent la preuve irréfutable que le néerlandais compte bel et bien comme langue scientifique et qu'il n'y a donc plus d'argument valable contre l'université flamande, convainquant ainsi chaque spectateur de bonne volonté que ce n'est pas par manque d'enseignants que l'université flamande doit être jugée impossible.
Le treizième de ces congrès, fondé par le professeur Mac Leod, à la fois plein de vitalité et pessimiste... Mais la science exclut les superstitions ; et le fait que nos érudits néerlandais avaient bien raison de ne pas craindre ce chiffre réputé porter malheur, est prouvé par le résultat de leurs travaux. Car leur congrès, selon ce qui m'a été affirmé par des sources très compétentes, a été un grand succès ; et je crois volontiers mon informateur, car l'expression radieuse des organisateurs et les visages calmes et satisfaits des participants me semblent être des preuves convaincantes que toutes les attentes ont été dépassées. Quant à ces attentes, je ne peux guère vous en dire davantage, bien que j'aie dû abandonner conducteurs de train et architectes – puisse-t-on me pardonner ! – Je vais toutefois faire de mon mieux pour vous faire part de mes propres observations, de manière concise.
Ces observations – soyons méthodiques dans notre approche scientifique – se divisent en deux catégories. Il y a celles qui ont sollicité mon esprit, et d'autres qui ont cherché à atteindre mon âme. Ars et Scientia étaient en effet les cuisinières de cette gastronomie spirituelle ; au plaisir d'entendre quelle signification, par exemple, les lipoïdes représentent en biochimie, et quels cas étranges de xeroderma pigmentosum avec épithéliome de la paupière peuvent se présenter, s'ajoutaient les leçons de Elckerlyc, que nous a récité Willem Royaards, concernant les précautions à prendre face à une mort imminente – un sujet typiquement médical ! – et celles de Rembrandt van Rijn, sur une opération oculaire, que nous avons découverte dans la galerie du palais des ducs d'Arenberg.
Je dois donc veiller à ne pas confondre les choses, à séparer la science de l'art, aussi sympathique que soit leur fusion ici, et à vous montrer clairement que ces médecins ne sont pas des fantaisistes, et... vice versa.
D'abord donc : la science ; avec sa première subdivision : les scientifiques. Ils étaient près de six cents, et ce chiffre vous fera comprendre pourquoi je ne vais pas recommencer ici le second chant de l'Iliade et vous épargner le catalogue de ces six cents héros. Quelques noms seulement, et à leur tête ceux de Hollandais bien connus : le professeur docteur Burger, le professeur docteur Mendes da Costa, le professeur docteur Cohen, le professeur docteur Van Romburgh, le docteur Th.H. Van de Velde, le docteur Sleeswijk, le docteur Noyons, le docteur Indemans, le docteur Schoemaeker, et bien d'autres encore, tous participant activement à ce congrès : une preuve pour nous, Flamands, qui sommes moins crédules que vous ne le pensez, que notre science mérite bien d'être partagée au-delà du Moerdijk ; et un honneur également, car vos meilleurs savants viennent partager avec nous le fruit de leurs découvertes. Du côté flamand : le professeur Gallemaerts, président ; la cheville ouvrière de ce congrès bruxellois, le secrétaire docteur Herman Terlinck, qui n'a pas écrit Monsieur Serjanszoon mais a opéré de nombreux yeux ; le pivot de tous les congrès, le docteur C. de Bruycker, qui dissimule encore sa timidité derrière des verres noirs ; le professeur docteur Gustaf Verriest, le frère aux paroles raffinées d'Hugo, qui a rendu de grands services à la physiologie littéraire (suis-je clair dans mes propos ?) avec son ouvrage Les Fondements du mot rythmique et à l'histoire littéraire avec son analyse et description du cerveau de Guido Gezelle ; et encore bien d'autres, parmi lesquels je ne dois pas oublier : Alfred Hegenscheidt, qui, insatisfait d'avoir écrit Starkadd, a en plus voulu devenir docteur en sciences naturelles ; le professeur Frans van Cauwelaert, le psychologue qui étudie désormais la médecine ; Lod. de Raet, l'homme de la Volkskracht, qui a apporté d'excellentes contributions à la biologie sociale ; Herman Teirlinck, le littéraire, qui est venu démontrer de manière brillante qu'il ne partage avec son homonyme médecin que le nom...
Et qu'ont donc accompli tous ces messieurs ? Ils ont parlé de ce qui leur tenait le plus à cœur, et dont mon cœur ne sait presque rien. Je vous assure que c'était d'une grande importance, bien que je doive humblement admettre que cela m'a quelque peu déconcerté. Oh, cet examen de la gorge en cas de botulisme ! Et ah, cette tumeur rare de l'urètre ! Hélas, la polysinusite ! Et malheur, la cholédocotomie et le drainage du canal hépatique en cas de cholangite septique ! Vous me permettrez sans doute de passer ces sujets sous silence ? Surtout sachant que ce texte vous parviendra à l'heure du repas...
Trois sujets, cependant, ne peuvent pas être simplement écartés. Ainsi, lors de la première séance plénière, le Dr R. Wybauw, de Spa, a traité le sujet suivant : « Nos stations balnéaires belges ». Il ne vous étonnera pas que cet homme ait abordé ce sujet d'une manière bien différente de celle dont je l'ai fait dans votre journal, à peine une semaine plus tôt. Que son traitement du sujet ait surpassé le mien en termes de valeur est également indiscutable, bien que je ne sois pas d’accord avec lui sur le fait que nos stations balnéaires devraient être davantage considérées comme des centres de cure, et moins comme des lieux de divertissement : à quoi serviraient alors les vacances, les casinos, et les costumes de bain ?
Un autre sujet, hautement important – surtout en raison du traitement lumineux qui en a été fait – était : « Le palais ogival est-il un phénomène anthropologique ou pathologique ? » Je parie que vous n'y avez jamais réfléchi ; moi non plus, d'ailleurs. Mais ce que le professeur Dr Burger, d'Amsterdam, nous en a dit m'a vraiment captivé, car cela m'a rappelé une idée qui m'était venue il y a deux ans, lors de l'exposition de la Toison d’Or à Bruges : à savoir, si les excroissances adénoïdes, dont souffraient apparemment tous les Habsbourg et plus particulièrement l’empereur Charles Quint, avaient influencé la politique mondiale des XVe et XVIe siècles. Le professeur Burger m’a laissé dans le doute. Mais quel sujet, n'est-ce pas, pour un physiopsychologue-historien allemand !
Il y avait ensuite ce que je n’ose à peine appeler le plat principal de ce congrès : la discussion sur la syphilis. De nombreuses personnes m’ont assuré que ce débat a hissé ce congrès bien au-dessus de tous les congrès belges précédents. Dites alors que le chiffre treize ne porte pas chance ! L’introduction de cette discussion a été faite par le Professeur Dr Bayet. Le professeur Dr Bayet est l’une des plus belles victoires du Mouvement flamand : excellent spécialiste, ce Wallon de naissance, qui il y a à peine un an ne connaissait pas un mot de néerlandais, s'est donné la peine d’apprendre notre langue spécialement pour cette occasion. Ne croyez pas qu’il l’ait fait par simple vanité, dans le but de recevoir des applaudissements. Il estime, en tant que Belge, qu'il ne pouvait rester étranger aux trois cinquièmes de son peuple, qui aspirent si ardemment à l'indépendance, à une culture propre dans leur propre langue. Puisse l’exemple du Professeur Bayet faire des émules !... Que son succès ait été grand, tant pour son engagement convaincu que pour son expertise exceptionnelle, ne fait aucun doute ; avec le Dr Behaegel, un autre spécialiste très compétent qui l’a assisté dans la présentation de son discours, il a été le triomphateur de ce congrès.
Après ces travaux sérieux, les messieurs ont savouré un délicieux banquet qui a suivi, et furent ensuite reçus par le bourgmestre De Mot à l’hôtel de ville.
Le bourgmestre De Mot n’est pas un partisan du mouvement flamand. Il l’a prouvé en s’adressant à ces messieurs en français, insistant sur le fait qu’il exerçait ainsi un droit constitutionnel. Si le bourgmestre De Mot avait été présent au banquet – il semble qu'on ait oublié de l’inviter – il aurait peut-être veillé à ne pas gêner la digestion de ses auditeurs...
Et cela nous amène à parler des plaisirs artistiques offerts aux congressistes. Ces plaisirs avaient déjà commencé, comme je vous l'ai dit, avec la contemplation du profil de Herman Teirlinck et des autres visages flamands littéraires présents ; samedi soir, le nombre de ces derniers était au complet : Emm. de Bom, Stijn Streuvels, Aug. Vermeylen, Fr. Verschoren, et d'autres encore, s'étaient joints à A. Hegenscheidt et aux poètes précédemment mentionnés pour, au Théâtre Flamand, avec de nombreuses belles dames – ces médecins ont vraiment un grand sens esthétique ! – applaudir Willem Royaards et sa troupe dans Elckerlyc.
Concernant cette représentation, introduite par une parole jovialement pessimiste du professeur Vermeylen, qui nous a souri en nous rappelant que même le meilleur médecin ne peut nous épargner le destin d’Elckerlyc, je peux naturellement être bref : Royaards a parcouru votre pays avec cette pièce. Vous avez tous eu l'occasion d'admirer la magnifique mise en scène de la pièce, et vous conviendrez avec moi que l'interprétation de Royaards, bien qu’on puisse souhaiter une interprétation dans un autre registre, était magnifiquement soutenue et très intense. Parmi les membres de sa troupe, Madame Royaards-Sandberg s’est distinguée par une interprétation délicieusement sensible. Les Flamands ont eu le privilège d’assister à la première prestation, avec la N.V. « Het Tooneel », d’une compatriote : Mlle Stella van de Wiele... Et la représentation s'est terminée avec le Gheneughlyk Tafelspeelken, qui a été un triomphe pour M. et Mme Van Kerckhoven-Jonkers, vieux amis des Flamands.
Un autre plaisir artistique : la visite de demain à la galerie d'Arenberg. La famille d'Arenberg appartient à la haute noblesse du pays. À Bruxelles, elle possède un palais où sont accrochées, de manière très désordonnée, des œuvres de maîtres de la peinture. On y trouve une merveille de Vermeer de Delft ; un Jordaens inégalé ; un Frans Hals d’une facture extraordinairement saisissante ; une des magnifiques esquisses de Rubens ; un Brouwer, que les médecins pourraient critiquer pour une inexactitude anatomique, mais qui reste une œuvre splendide ; un Rembrandt douteux, mais tout de même très beau ; trois magnifiques Watteau ; quelques primitifs flamands et allemands de grande qualité ; de bons tableaux de Jan Steen et de Gerrit Dou ; - j’en passe, et des meilleurs !...
Et pour atteindre un plaisir toujours plus grand, cet après-midi, les congressistes ont gravi la colline de l’observatoire d’Uccle. Ils étaient des centaines, et c’est pourquoi je pouvais me permettre de m’en absenter. Je ferai cette visite une autre fois, – pour vous uniquement…
Et voilà mon compte rendu de ce treizième Congrès des sciences naturelles et médicales. L'année prochaine, ce sera le tour de mon collègue d'Anvers de vous en rendre compte. Ce congrès de médecins sera alors couplé avec un congrès de juristes. Des sujets d’intérêt commun seront alors abordés : la responsabilité réduite ; les accidents du travail ; le traitement des aliénés. On pourrait y ajouter : le droit d’être malade et : la maladie de la justice. – Il est déjà convenu que les écrivains flamands participeront également.
Je crois que l'année 1910 sera agréable à vivre à Anvers !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 4 octobre 1909)
Bruxelles, 3 octobre 1909
Maintenant, je veux vous raconter une histoire amusante et instructive, pour commencer comme un héros du Décaméron ou des Mille et Une Nuits. L'occasion est une brochure en quarts de kakis sur le commerce des charbons - notez, je vous prie, la beauté allitérative de cette introduction à six consonnes "k" [dans le texte original néerlandais] -, je dis, l'occasion est une brochure que m’a envoyée Edward Taymans.
Puis-je vous le présenter ?... Edward Taymans est un petit homme, portant des lunettes, jovial, spirituel, courtois, avec un cœur d'or, mal habillé mais néanmoins distingué, d’environ cinquante ans, qui - pour achever tout de suite sa biographie - est issu d’une famille modeste, mais a su, par une volonté tenace, une grande intelligence pratique, une grande honnêteté et, probablement, beaucoup de prudence (sur ce dernier point, je n’y connais pas grand-chose), devenir le principal marchand de charbon de Bruxelles, de sorte qu’il peut se désigner lui-même comme « le charbonnier » et que ses amis l’appellent « le grand charbonnier » ; et, ce qui est plus, conscient de son humble origine et du fait que beaucoup de ceux qui sont plus grands que lui n'ont pas ses capacités d'acquisition, il a voulu être un Mécène pour les pauvres d'esprit - j'entends par là ses clients bourgeois - et pour les pauvres d'argent - je veux dire les artistes belges -, tout cela dans un sens général, presque symbolique.
Je l’ai rencontré pour la première fois, il y a environ un an.
J’étais encore au lit, lorsque l’on m’a annoncé sa visite inattendue, tôt le matin. Éveillé avec un certain agacement, j’ai trouvé dans le salon un petit homme chargé de papiers et de boîtes. Il s’est présenté, « Le Charbonnier Taymans » ; il a commencé à parler, à parler, à parler. Peu à peu, mon agacement a disparu : cet homme était excellent : un véritable type balzacien.
Il m’a raconté son histoire : étant issu d’un milieu modeste, il voulait faire partager aux plus démunis ce qui lui procurait le plus de plaisir maintenant qu’il avait réussi : l'Art. L'Art avec un "A" majuscule, je peux bien le dire, même si ce grand "A" ne se trouvait pas dans sa voix ; et vous verrez bientôt que je n’ai pas tort d’utiliser cette majuscule. Son partage consistait en ceci : M. Taymans a acheté des œuvres de véritables valeurs artistiques et de large portée, de maîtres tels que Constantin Meunier, le fin médailliste De Vreese, et le gracieux Isidoor de Rudder, avec droit de reproduction. À quiconque achète un certain nombre de kilogrammes de charbon - et ces charbons semblent être de très bonne qualité - M. Taymans offre une reproduction, tout comme cette firme de cacao distribue des plaques laides, et cette usine de bitterpée distribue des almanachs affreux à sa clientèle.
Cela, je l’admets, c’est faire de la publicité. Mais une publicité d’un type plutôt particulier, vous conviendrez. Imaginez qu’on trouve actuellement dans cent mille maisons d’ouvriers et de bourgeois de Bruxelles et des environs d’excellents plâtres de sculptures d’un magnifique mineur par Meunier, d’un portrait très distingué de Léopold II par Godfried de Vreese ; d’une belle plaquette symbolisant le rapprochement belgo-hollandais - la large portée dont je parlais plus haut - par Isidoor de Rudder ; d’un gracieux bas-relief du sculpteur français Derré ; et que bientôt les fidèles clients de Taymans recevront de la même manière des œuvres de modèles de sculpteurs comme Charles Van der Stappen, Pieter Braecke et Lagae, et de peintres comme Constant Montald, Jean Delville, Henry Meunier, etc. - Et quel philanthrope est ce marchand de charbon ! Non seulement ceux qui achètent son charbon obtiennent ainsi des œuvres d’art de grande qualité chez eux : les administrations communales, les salles de classe, tous ceux qui s’y intéressent et expriment le désir, reçoivent le nombre de reproductions qu’ils souhaitent.
Ainsi, Edward Taymans œuvre pour l'art et.... pour lui-même ? - Non, souvent sans aucun intérêt personnel. Que fait-il d’autre encore ? Il a commandé à un excellent poète franco-belge de la capitale, Valère Gille, une pièce qui n'est pas un chef-d'œuvre, mais qui, qui sait, allumera peut-être la flamme de la poésie dans le cœur de bien des mères ; car, joliment illustrée, elle est envoyée à chaque famille où la cigogne a apporté un nouveau-né, contre une modeste rémunération de quelques francs, qui sont versés dans une œuvre caritative par excellence : « la goutte de lait », qui distribue du lait gratuitement aux jeunes mères dans le besoin pour leur nouveau-né. La même chose sera bientôt tentée avec les jeunes mariés le jour de leur mariage : alors, ils sont généreux, et ils obtiennent pour leurs sous - vraiment peu de sous - une pièce magnifique d’un des plus grands décorateurs de notre époque : Constant Montald. - Et pour finir cette histoire féérique : il semble que nous recevrons bientôt un vrai Rodin, contre la même condition.
Pour conclure..... Non : Taymans a fait plus. « Encore de la publicité », diront beaucoup ; mais une publicité d’une nature très élevée, et qui mérite qu’il réalise de bonnes affaires. Ce marchand de charbon a en effet fait ce qui suit : il a envoyé ses œuvres aux principaux écrivains flamands et francophones de notre pays - à Verhaeren et à Streuvels, à Edmond Picard et à Hugo Verriest, à Fernand Séverin et à Vermeylen, à Max Elskamp et à Herman Teirlinck, ainsi qu’à des politiciens littéraires comme Carton de Wiart et Célestin Demblon et à des peintres littéraires comme Delville et Broerman ; au total : quelque cent quarante influents - parmi lesquels, bien sûr, votre serviteur - ; et leur a demandé en échange leur avis sur son initiative. Il a rassemblé les réponses dans la brochure couleur kaki dont je parlais. Elles sont très variées, bien qu’en général élogieuses. Lorsque le livre sera diffusé en milliers d’exemplaires, il fera connaître le nom, la signature et l’esprit de nos écrivains à un public plus large.
Pour moi, cela a été une heure délicieuse : quel « vanity fair » ; quelle exposition de satisfaction de soi ; quelle fausse bonhomie et quelle grandeur ostentatoire. Mais le plus amusant : quel mépris hautain, quelle ironie dédaigneuse, ici et là, de la part de quelques malheureux littérateurs peu significatifs à l’encontre de ce marchand de charbon que je qualifierais presque de génial, ne serait-ce qu’en tant qu'homme d'affaires, et qui rend pourtant beaucoup de services à l’art et au public par son action singulière....
Cette action, je voulais l’exposer ici pour vous : elle incitera peut-être quelqu’un parmi vous à agir dans le même sens. Il n’y a pas de pays où les commerçants font autant de publicité qu'aux Pays-Bas. Vous avez des spécialités que le monde désire, car elles sont commercialisées avec brio et audace. Nos grands hommes d'affaires ne pourraient-ils pas faire comme le bon Edw. Taymans ? L’art néerlandais actuel est de grande importance - mais peu connu dans le monde. Si une ou plusieurs de vos entreprises achetaient des œuvres d’art, les faisaient reproduire de manière véritablement adéquate, et, comme elles le font actuellement avec des choses laides, presque ridicules, les ajoutaient à leurs paquets de cacao ou de café ? Mieux encore : si une telle entreprise - je donne cette idée géniale gratuitement à qui veut bien l’exécuter - achetait à un de nos bons écrivains les droits d'une nouvelle, d'un court roman, voire de poèmes, pour ainsi obliger un large public à les lire ? Le peuple aime lire, mais n'achète pas volontiers des livres dont il ne sait pas à l'avance ce qu’ils contiennent. De la manière que je propose, ils seraient certainement incités à lire, et à lire de bonnes œuvres, puisque leur choix dépendrait du commerçant, qui diffuserait des œuvres comme Taymans ne distribue que celles de nos premiers sculpteurs et peintres....
Je le répète : je donne l'idée gratuitement, quelle qu’en soit la valeur. Car je jalouse véritablement trop Taymans - tout comme j'ai jalousé la semaine dernière le président Cooreman - pour ne pas faire de mon mieux pour maintenir de telles initiatives vivantes et les faire connaître dans le monde.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 11 octobre 1909)
Bruxelles, 10 octobre 1909
Si vous ne le saviez pas encore, je vais vous le dire : nous avons depuis un petit mois à Bruxelles une « Maison flamande » ; l'une des magnifiques maisons de guildes de la grande place a été louée par des Flamands capitalistes de la capitale, qui se sont réunis en société anonyme, aménagée en café avec une salle de fête attenante, et maintenant, les flamingants peuvent déguster des bières nationales, ou - en se rappelant leur ascendance germanique - des bières allemandes entre des murs de Gobelins avec des paysans de Teniers et des paysages de Hobbema ; ils reçoivent Le Pays d'Aelst tout comme la Nouvelle Rotterdamsche Courant de la main de charmantes serveuses (comment appelle-t-on cela en néerlandais ? Chez nous, on dit « serveuses ») ; et, en s’abandonnant à une grande vision épique du passé, ils peuvent facilement s’imaginer, flattés sur des chaises flamandes accueillantes, qu’ils entendent les chœurs des partisans de la liberté passer à chaque fanfare qui traverse la place : un événement qui se produit, du samedi soir au lundi matin, tous les quarts d’heure sur la grande place.
Nous avons donc une Maison flamande où nous pouvons jubiler et crier sans être dérangés, et où la patronne ne peut même pas nous mettre dehors si nous enfreignons les lois sur l'abus d'alcool : en effet, nous sommes chez nous, dans notre propre maison, et protégés par une ancienne loi : l’inviolabilité du domicile. Et, même si nous ne sommes pas aussi somptueusement aménagés que telle ou telle grande société aux Pays-Bas, il n’en reste pas moins agréable de savoir où aller lorsque l’on souhaite chasser la mélancolie ou toute pensée de suicide par la présence de quelques bons camarades. Et l’on trouve des camarades dans la Maison flamande à toute heure du jour et même de la nuit ; et, s’il n’y a pas de camarades par accident, on peut trouver dans tous les cas Le Fidèle Maldeghem ou Flamand et Libre, qui sont des revues revigorantes et réconfortantes, en plus de la Geuzen-Lambiek et d’autres bières plus pangermanistes, également revigorantes et réconfortantes. Ainsi, je peux sincèrement recommander la Maison flamande à nos frères hollandais et à nos cousins français... de « la Flandre flamingante. »
Remarquez-vous à quel point j'atteins habilement mon véritable sujet ? Car mon sujet concerne justement ces cousins de Flandre française et leur introduit auprès des Flamands bruxellois du Willems-Fonds, Pol de Mont, qui est venu inaugurer hier soir la - trop petite - salle de fête de la Maison flamande.
Ai-je encore besoin de vous présenter Pol de Mont ? Récemment, votre correspondant d'Anvers a chanté ses louanges en tant qu’orateur : l’orateur aux larges gestes et à la métaphore vivante, la voix tremblante et l’œil brillant d’enthousiasme, la conviction communicative de ses mots et la force entraînante de son discours : un homme magnifique, riche en lyrisme et en foi, emportant l’âme du peuple, car il est lui-même en émoi à l’idée et à la sensation qu’il défend et qui l’habite entièrement.
Ainsi, Pol de Mont dans ses meilleurs moments, lorsqu’il s’agit de pensées flamandes ou, celles qui lui sont chères, politiques : un Pol de Mont qui, en tant que poète, a eu le mérite d’apporter une très importante réforme de la langue poétique flamande et des formes poétiques néerlandaises, a également été l'une des forces les plus convaincantes du mouvement flamand : un révélateur de vie et, dans les moments de victoire, une « cloche de fête », comme le dirait votre correspondant d'Anvers.
Hier soir, il était différent : bien qu’il soit difficile de le contenir dans son exubérance et son apparence joviale, il était plus le séduisant « causeur », un homme de salon qui partage ses impressions de voyage de la manière la plus agréable, attrayante et artistique au monde. Car cette conférence sur la Flandre française n’a pas été plus que cela, et elle n’avait pas d’autre but. Pendant cinq jours, Pol de Mont, qui rencontre toujours beau temps lorsqu’il part en voyage, a flâné dans les départements de Hazebrouck et de Dunkerque ; et, étant un voyageur savant, astucieux et pratique, il a accumulé des impressions qui pourraient constituer un livre entier. Maintenant, il existe, plus étudiés, des livres sur la Flandre française, comme celui de votre Johan Winkler, et aussi en Allemagne. Pol de Mont ne veut pas non plus les ignorer ; ils lui ont été d’excellentes armes lors de son voyage, des moyens de préparation très pratiques ; et dans son discours, il les a souvent mentionnés. Ce qui, dans ce discours, était néanmoins bien de lui, Pol de Mont, ce sont les mille et une anecdotes piquantes, son regard très particulier et large sur le paysage et les mœurs, et surtout : cet amour profond, intime, sérieux et flamboyant pour tout ce qui est flamand.
Il a également suscité de l’enthousiasme et de la sympathie lorsqu’il a parlé de ces Flamands tenaces qui, opprimés et déformés, systématiquement francisés, brutalement maltraités en ce qui concerne la langue et les mœurs, sont restés aussi merveilleusement tenaces, même s’ils sont asservis depuis le XVIIe siècle, à tel point que, parmi les villages qui sont devenus entièrement français à cause de la durée - comme cela s’est également produit en Artois et en Picardie - il y en a deux qui sont redevenus complètement flamands : un bel exemple d'attachement obstiné à leur propre langue et leur essence.
Je ne vais pas davantage approfondir cette conférence, qui était véritablement agréable et divertissante : Pol de Mont est actuellement très demandé en tant que conférencier aux Pays-Bas ; je ne peux que souhaiter qu’il soit invité à venir parler de la Flandre française : un sujet qui concerne tout défenseur de la Grande-Néerlande et, de la bouche de Pol... Chrysostomos, captivera certainement.