(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
« Le Chemineau » au Théâtre de la Monnaie [de Xavier Leroux] (23 février) - Une exposition-musée I (12 mars) - Ruusbroec (9 avril) - Une exposition-musée II (9 avril) - Concert de Von Brucken Fock (10 avril) - L'Association des littérateurs flamands (24 avril) - « Doe stil voort » (« Avance sans te hâter ») (21 août) - Dans le musée des anciens tableaux (30 août) - Bruges en images (12 septembre) - Un congrès [flamand] (24 septembre) - Au Théâtre de la Monnaie [Lohengrin<] (26 septembre) - Gudrun [de Rodenbach] au Théâtre (30 septembre) - Salomé (11 décembre) ) - La manifestation Dautzenberg (16 décembre) - Le baron Fr. Aug. Gevaert † (27 décembre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 23 février 1908)
Bruxelles, 20 février 1908
Ils l’ont maintenant joué deux fois, et je suis allé l’écouter deux fois. La première fois, le prince Albert était là –-« Le Long Albert » dit ici le peuple –, ainsi que la princesse Elisabeth, et la princesse Clémentine, et, bien sûr, tout ce que Bruxelles possède d’officiels - quatre ministres ! - et de chic - toute la noblesse. J’ai bien observé tout cela, et vous en apprendrez plus demain… Pour mieux juger de l’œuvre elle-même, je suis retourné à la deuxième représentation et… pour dire la vérité : ce ne sera pas par ma bouche que vous entendrez pour l’instant la vérité définitive sur « Le Chemineau », drame lyrique de Jean Richepin, musique de Xavier Leroux.
Le drame de Jean Richepin ne peut vous être inconnu. Le poète de « La Chanson des Gueux » y tisse en cinq longs actes l’histoire la plus invraisemblable, avec beaucoup plus de pathos et beaucoup moins de finesse que dans ses précédents poèmes où il chante les vagabonds et les rôdeurs avec tant de véritable amour. Je ne vous le cache pas : le Jean Richepin des premiers recueils de vers m’est vraiment cher. Le geste est parfois un peu exagéré, le sentiment trop romantique, le vers parfois trop éclatant : mais on y retrouvait néanmoins la voix d’un poète déchaîné, certes, mais très authentique. J’ai également pris plaisir à son travail dramatique antérieur. « Le Flibustier », qui découle de « La Mer » tout comme « Le Chemineau » découle de « La Chanson des Gueux », est une œuvre pleine de sincérité et sans grandiloquence. C’est différent, hélas, avec « Le Chemineau », qui, à la vue et à la lecture, ne m’a procuré, en dehors du plaisir des vers forts et bien musclés et de la construction dramatique vigoureuse, rien d’autre que de la contrariété à cause de la vacuité du sentiment et de l’artificialité romantique des circonstances.
J’espérais donc que la musique pourrait arranger beaucoup de choses ; qui sait si Xavier Leroux ne pourrait pas me réconcilier avec Jean Richepin et ses grands gestes...
Je connaissais Leroux d’un drame lyrique de lui, joué ici il y a des années, inspiré de « Évangéline » de Longfellow. Le souvenir en est très vague : l’œuvre est restée dans des tons gris, très harmonieuse. Le souvenir l’embellit peut-être, mais je ressens encore cela comme quelque chose de délicat, de fin, – un peu effacé par manque de personnalité, mais pas sans signification. Pouvais-je espérer que ce sens juste de la nature, la généralisation nécessaire des caractères alliée à une intimité moins passionnée, aurait humanisé plus intimement le pathos de Richepin ?
Ce n’était pas vraiment une déception, mais…
Certes : une atmosphère plus raffinée s’est installée autour de l’œuvre. Ce qui autrefois était presque entièrement laissé au décor, vous enchante ici, très harmonieusement, à travers la musique. Beaucoup de finesse dans la représentation des scènes de nature, sans imiter excessivement les bruits naturels : une véritable musique d’impression, qui reste toujours une musique d’ambiance. Cela n’excelle peut-être pas par une personnalité écrasante ; cela pourrait tout aussi bien être, par exemple, de Bruneau. Mais cela ne devient jamais banal, ni inélégant.
Aux premiers actes, je n’avais pas encore une impression favorable : lorsque le pathos de Richepin devenait trop extravagant, la musique de Leroux le laissait faire. Elle restait discrète en arrière-plan, attendant que cela se calme. Et l’unité en souffrait naturellement, mais j’étais loin de blâmer Leroux. Mais plus loin, lorsqu'il essaie de suivre le texte qu'il a choisi, il gâche tout ; cela commence à sonner faux, on a la sensation désagréable que le compositeur se force. Cela reste très courageux – comme le gymnaste qui travaille tout en haut dans les poutres du cirque – mais l’auditeur ressent davantage le danger que le compositeur lui-même, peut-être comme le spectateur qui craint de voir à tout moment l’acrobate tomber, tandis que celui-ci virevolte en souriant pour finalement atterrir gracieusement dans le filet.
Xavier Leroux atterrit toujours gracieusement dans le filet. Mais on a tout de même l’impression que cet homme devrait rester un peu plus proche de la terre. En d’autres termes : Xavier Leroux a surestimé sa personnalité. Il y a un monde entre l’art robuste de Richepin et son art, qui est plutôt gracieux : « Ne forçons pas notre talent : nous ne ferions rien avec grâce. » En voulant faire grand et puissant, Leroux a sacrifié toute sa grâce, la meilleure partie de son talent...
Ce ne sont que des impressions journalistiques fugitives. Elles négligent certainement beaucoup de bonnes choses dans une partition qui semble écrite avec soin. Même si ce n’est pas une œuvre qui se distingue par la personnalité, par une musicalité supérieure ou par une inspiration élevée, elle n’en reste pas moins honnête et sérieuse même lorsqu'elle se trompe ; elle est travaillée avec minutie, sans jamais devenir grossière ; même si cela semble un peu gris au début, après le vide haletant de certains passages, on est très heureux de retrouver ce gris, ce gris délicat et fin : ce n’est pas une œuvre de premier ordre, mais une œuvre qui mérite l’attention…
Avec cela, bien sûr, – je ne suis qu’un amateur – le dernier mot sur « Le Chemineau » n’a pas encore été dit...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 12 mars 1908)
Bruxelles, 10 mars 1908
Vous savez pourquoi je ne vous écris pas souvent à propos d'expositions de peintures. Ce n'est pas qu'elles manquent ici ! La Belgique est, par tradition et par tempérament, un pays de peintres, et bien qu'il ne se vende pas beaucoup, l'intérêt est présent, et — la demande crée l'offre. Si j'évite cependant de vous entretenir des innombrables expositions de toiles barbouillées et, parfois, de véritables œuvres d'art magnifiques, c'est parce que nos peintres sont peu connus dans votre pays, et même si je vous citais mille noms et décrivais mille chefs-d'œuvre, vous, qui ne verrez jamais ces œuvres, n'en tireriez guère plus que le plaisir douteux de mon style. La musique fait le tour du monde ; le langage des sons est compris par de nombreuses oreilles humaines. Il en va autrement de la peinture : elle reste, sauf pour les très grands et quelques élus, le plus souvent chez elle, et de plus, les critères de jugement varient considérablement d'un peuple à l'autre. Si je vous disais : j'ai vu un beau paysage d'hiver de Monsieur X, vous ne sauriez guère plus qu'un certain Monsieur X a peint un paysage d'hiver, que vous ne verrez probablement jamais et que, si vous le voyiez, vous trouveriez peut-être affreux. — J'en conclus que j'ai raison de vous épargner, ainsi qu'à moi-même, l'effort de critiques artistiques dont vous ne pourriez rien tirer et que vous ne pourriez vérifier.
Cette fois cependant : une exposition-musée. J'entends par là : non seulement une collection d'œuvres qui mériteraient pour la plupart d'être conservées dans un musée, mais : une exposition qui mériterait d'être préservée en tant que telle, dans toute son unité splendide et parfaite, comme une salle permanente de musée. Car n'est-il pas vrai qu'un musée ne se contente pas seulement de rassembler des œuvres d'une valeur durable ; un musée doit être, ou du moins devenir, une page vivante d'un manuel d'histoire de l'art. Présenter au goût du public, pour éduquer ce goût ou en guise d'exemple des goûts passés, les peintures les plus caractéristiques d'une époque artistique dans leur rapport mutuel : tel est probablement l'objectif actuel de tout musée. Et à ce titre, quelle merveille si cette exposition pouvait devenir une salle de musée permanente ! Quel député proposera d'y consacrer un simple petit million de notre budget du Congo ?...
Elle s'appelle : « Salon Jubilaire de la Libre Esthétique » et, pour qui connaît l'histoire, un tel nom flotte comme un drapeau au soleil, résonne comme un cri de guerre glorieux, comme un mot d'ordre, le « schild ende vriend » qui a assuré une magnifique victoire. — Cela fait maintenant vingt-cinq ans, déjà vingt-cinq ! En France, Manet avait allumé la mèche : des talents déjà mûrs et très personnels avaient suivi ses traces en plaçant comme première exigence pour une œuvre d'art l'expression immédiate d'une personnalité. L'« école » devait être tuée ; le premier critère est devenu : vision et expression personnelles. Et c'étaient : Monet, Renoir, Degas, Berthe Morisot. Seurat, avec ses nouvelles théories sur la répartition des couleurs, donna une puissante impulsion au mouvement : les néo-impressionnistes pointillistes consacrèrent comme maîtres ceux qui étaient encore méprisés par le public, et qui regardaient peut-être avec méfiance et crainte le travail d'élèves comme Signac, Pissarro, Sisley, Luce, Cross. Des génies de la couleur puissants, en dehors de toute école, de tout dogme, émergèrent également. Rodin avait déjà stupéfié le public avec ses « Bourgeois de Calais » ; Cézanne, Gauguin, Van Gogh provoquaient les rires de la foule et l'angoisse des amateurs d'art sérieux. Et en France, de nouveaux talents très singuliers émergèrent : Charles Guérin, Bernard, Cottet, Blanche, Denis... Je les cite un peu pêle-mêle, comme les « jeunes » de cette époque les comprenaient ici en Belgique, dans un amour commun. Ici aussi, ce fut une époque héroïque. « Les vingt » poussèrent les théories les plus audacieuses, ainsi que leur propre ressenti et expression, à l'extrême.
« La Libre Esthétique » poursuivit leur œuvre dans un sens plus large. Aujourd'hui, ces jeunes sont à leur tour devenus des maîtres, et ils célèbrent leurs noces d'argent avec l'art, avec leur conception artistique passionnément aimée, héroïquement confessée et défendue. Et en vérité, ils peuvent les célébrer avec fierté, d'autant plus qu'ils se sentent plus jeunes, plus vigoureux, plus combatifs et plus confiants que jamais...
À ces noces d'argent, les invités ne pouvaient manquer. Et ils sont venus nombreux ; d'abord les plus vieux amis et parents : Monet, Raffaëlli, Renoir, Rodin, Degas, Bernard ; puis les parents plus proches : Bonnard, Miss Cassan, Denis, Guérin, Guillaumin, Luce, Signac, Vuillard ; également des parents venus de l’étranger : les Hollandais Toorop et Hart-Nibbrig, les Espagnols Regoyos et Zuloaga, l'Islandais Finch, l'Anglais devenu Belge Ensor ; enfin toute la famille belge, et même quelques cousins du pays et de l'étranger : la jeune génération de ces « jeunes » de cinquante ans. Vous voyez : un quart de siècle d'art avec ses noms les plus glorieux. Ai-je eu tort de parler d'une exposition-musée ?
Cela peut bien être appelé un événement artistique. Permettez-moi d'y revenir plus en détail dans une prochaine lettre.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 avril 1908)
On parle de Jan van Ruusbroec, notre grand mystique, « autrefois un prêtre dévot et chapelain à Bruxelles en Brabant, dans l'église Sainte-Gudule », qui, voulant « se retirer de la multitude des gens,... avec l’aide d’un autre chapelain également dévot et plus riche, appelé maître Vranc van Coudenberghe, fonda pour leur usage mutuel une habitation matérielle, au sud-est de Bruxelles, à une lieue dans la forêt de Soignes, dans une vallée appelée Groenendael. » On parle, dis-je, d’ériger un digne monument, avec l’aide et sous le patronage du gouvernement, en l'honneur de ce père de la prose néerlandaise, également l'une des âmes poétiques les plus puissantes de notre littérature, sur le site même qu'il avait choisi pour une vie retirée et où il écrivit la plupart de ses livres, à Groenendael, au cœur de la forêt de Soignes. Les choses ont déjà tellement avancé que Maurice Maeterlinck, le traducteur, assez maladroit, de La clarté de la noce spirituelle, serait prévu pour prononcer un discours – naturellement en français – lors de l’inauguration. Personne n’a d’objection à cela. Mais la question se pose néanmoins : et la langue flamande, écrite et magnifiée par Ruusbroec, que fera-t-on d’elle lors de cette cérémonie ? Ou bien Ruusbroec est-il d'abord une gloire pour la Belgique, puis seulement ensuite pour la Flandre ? La question a été posée par le brillant député Adelfons Henderickx au ministre compétent, le baron Descamps, et soutenue par le murmure approbateur de la Chambre. Nous sommes curieux de voir ce qu'il adviendra, et... qui sera chargé de prononcer un discours en flamand. Car il est bien triste de devoir le constater : à part quelques philologues, incapables – sans vouloir offenser personne – de dépeindre suffisamment l'importance littéraire et universellement humaine de Ruusbroec, il n'y a presque personne dans ce pays, à ma connaissance, qui ait même tenté de comprendre notre grand homme du XIVe siècle...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 avril 1908)
Bruxelles, 7 avril 1908
La « Libre Esthétique » est terminée. Vous avez mentionné qu’elle partait en totalité ou en partie pour la Hollande. Cela me facilite la tâche et me décharge d'une responsabilité : l’effort d’un rapport long et détaillé et la responsabilité d’un jugement incompétent. Cela me donne aussi une certitude : que des personnes plus qualifiées vont vous la présenter, et que vous pourrez aussitôt vérifier leurs opinions. Cela me replace également dans la dure réalité, avec la conscience que je n'ai absolument rien à dire dans l'administration de l'État belge...
Je n'avais donc pas, je l'avoue, beaucoup d’illusions lorsque je proposais que le ministère des Beaux-Arts achète l'intégralité de l'exposition de la « Libre Esthétique » à ses frais, en fasse une salle du Musée moderne, et nous offre ainsi notre propre pendant tant désiré de la « Salle Caillebotte » du Luxembourg à Paris. Ma proposition venait d'un bon sentiment, non seulement pour les peintres, mais aussi pour notre public. Car, bien qu'un « cas Tschudi » soit impensable chez nous, et que nos jeunes artistes bénéficient déjà d’un soutien étatique relativement généreux, sinon toujours impartial, une occasion comme celle-ci, ou mieux encore, une opportunité comme celle-ci, ne se présente pas tous les jours.
Ce n’est pas que tout ici méritait d’être au musée, ni que chaque œuvre exposée était un chef-d’œuvre pour l’éternité ; ce n’est pas que quelques pièces n’auraient pas dû être retranchées ; et ce n’est pas que, dans l’ensemble, cela aurait forcément plu au goût du public. Je vais plus loin et je dis : mis à part quatre ou cinq exceptions — « La Première Communion » de Maurice Denis, le portrait de son épouse par Théo van Rysselberghe, « La Ferme qui s'éveille » de Heymans, l’un des deux Guillaumin, l’un des Monet, sans bien sûr parler des deux grandes sculptures de Rodin — il n’y avait pas beaucoup d’œuvres ici qui dépassaient une très honorable, mais modeste, qualité moyenne (il n’y avait cependant pas d’œuvres décidément médiocres ou sans intérêt). Mais il y avait quelque chose de plus : il y avait de l’unité ; il y avait l’unité, dans ses diverses expressions, d’un quart de siècle de peinture.
Je ne vous donnerai pas mon opinion sur cet art, l’impressionnisme et ses dérivés : je ne suis qu’un profane, et — je le répète — vous pourrez bientôt vous faire votre propre avis. Mais je pose la question : que cet art soit jugé beau ou laid, et tant qu’il se révèle sérieux et sincère, la direction d’un musée, en l’occurrence l’État, a-t-elle le droit de négliger un mouvement artistique qui a atteint son sommet de maturité et toute sa signification ?
N’est-il pas dommage de voir une opportunité d’acquérir, même partiellement mais avec discernement, une collection qui résume et explique de manière admirable les personnalités et les ramifications de ce mouvement, être ignorée, tandis que tant d'œuvres hétéroclites seront sans doute acquises, qui peuvent avoir une grande valeur artistique, mais qui n’auront aucun intérêt ou utilité pour l'enseignement artistique, ni pour l'éducation artistique systématique du public — pourtant le but principal des musées, surtout des musées modernes ?
Je savais, bien sûr, que je prêchais dans le désert. Un député avec qui j’ai discuté de la question a bien promis de soumettre la question au ministre ; mais il semblait si déconcerté par ma proposition qu’il a peut-être craint que je ne me sois moqué de lui. Dommage que les idéalistes ne soient pas souvent des gens aussi pratiques et déterminés...
Avec la « Libre Esthétique » s’est également clôturée une exposition Claus extrêmement importante au Cercle Artistique. Si je ne vous en ai pas parlé longuement, c’est en raison de la même objection de principe : à quoi bon décrire des peintures que vous ne verrez jamais ?
Je ne veux cependant pas taire la grande joie que j’ai ressentie une fois de plus ici. Claus est le peintre d’une région qui m’est particulièrement chère : le pays de la Lys. Personne comme lui n’a su exprimer la signification de cette région avec autant de justesse, autant d’ampleur, et une beauté aussi élevée. Ainsi, la Lys, les gens de la Lys, et le travail de la terre le long de ses rives acquièrent, vus à travers ses yeux, une profondeur, une signification généralisée et une beauté presque mythique que personne d’autre n’a pu rendre ni exprimer. Claus atteint ce que Streuvels a réalisé dans « Le Défricheur » : le mot « cosmique » vient aux lèvres. Et après de tels mots, on se tait, avec respect et crainte.
Surtout maintenant que l’œuvre de Claus s’est clarifiée, a mûri et s’est ennoblie. Autrefois, c'était une célébration de la lumière, une ivresse, une danse dionysiaque de jeunes hommes et jeunes femmes magnifiques. Aujourd'hui, c'est une sagesse joyeuse, sereine, et profondément spirituelle. Claus peint maintenant des soirs, des soirs calmes, riches et pieux. N’est-ce pas caractéri
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 10 avril 1908)
Bruxelles, 9 avril 1908
J'ai assisté hier à un concert dans la Salle Patria bondée, organisé par l'Association hollandaise établie à Bruxelles, et consacré aux œuvres de votre compatriote G.H.G. von Brucken Fock. Un public éblouissant, présidé par nul autre que l'ambassadeur des Pays-Bas, assisté de toute la légation, y compris les dames. Dans la salle, principalement beaucoup de dames, entre les habits noirs et les chemises éclatantes des hommes de la colonie hollandaise. Vous savez que les plus belles femmes de Hollande vivent aujourd'hui à Bruxelles, où, adaptées à nos mœurs belgo-françaises, elles n’en conservent pas moins un cachet national très particulier. Un vrai festin pour les yeux...
Et aussi : un festin pour les oreilles ? Dans la salle : beaucoup de conversations animées, et en français. Mon Dieu, que ces Néerlandais du Nord parlent bien le français ! Et avec le véritable « accent », vous savez ! Encore mieux, bien mieux que nous, les Flamands... Bien que je trouve, en tant que Flamand, cela quelque peu agaçant. - Comment, nous avons ici lutté pour cette langue, pour que le néerlandais retrouve ses droits dans ce pays : et aujourd'hui, nous faisons encore plus : nous, qui écririons beaucoup plus facilement en français, ce qui nous assurerait un public plus large, et certainement pas moins de succès, nous faisons de grands sacrifices, tant matériels que moraux, pour notre langue et pour notre peuple. Et que voyons-nous... même des programmes en grande partie en français pour une fête hollandaise, en hommage à un artiste hollandais !... Je présente toutes mes excuses possibles pour cette... indélicatesse. Ces dames et ces messieurs étaient chez eux ; ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient ; je n'étais que leur invité, et il n'est pas poli de critiquer la manière dont les plats me sont présentés à table. Que l'on ne m'en veuille pas d'avoir médité un peu trop à voix haute. Peut-être que quelques Messieurs et... Dames hollandaises trouveront que, malgré mon impolitesse flamande, je n'ai pas tout à fait tort... Bien que je n’aie absolument aucune intention de me poser en réformateur de la société, encore moins de l'Association néerlandaise !...
Un festin pour les oreilles, cette fois-ci, depuis la scène où la musique était jouée ?... Le programme a eu la gentillesse de présenter Gerard von Brucken Fock, « selon les critiques néerlandaises et allemandes » au public : « Il est l’un des nouveaux et pourtant toute comparaison avec R. Strauss, Max Reger et Mahler est exclue. Sa musique n’a pas non plus de caractère national, et pourtant elle est totalement personnelle. » Sur ce dernier point, nous pouvons être d'accord en ce sens que cette musique n'a effectivement pas de caractère national. Un caractère totalement personnel ? Cela reste à voir ! Bien entendu : je ne parle absolument pas d'imitation. Mieux encore : il y a de très grandes qualités émotionnelles ; une dramatisation un peu trop prononcée ; une inspiration facile, mais non banale. Mais « totalement personnel » est peut-être encore autre chose. En écoutant cette musique, je pense involontairement à une composition d’opéra plus raffinée, et non aux compositeurs du « avant-dernier bateau » français. Il y a une distinction non germanique, quelque chose de léger mais aussi de sensible. Cependant, sans la profondeur de l'inspiration immédiate, et même pas d’expérience immédiate.
Cela nous amène au « nouveau ». Non, au cours des dernières semaines, à la « Libre Esthétique », entre autres, j’ai entendu des œuvres bien plus « nouvelles » ! Et aussi, j’ajoute immédiatement, plus puissantes, plus intenses, ou plus profondes et poignantes. Peu m’importe que l’on se risque aux dissonances et que l’on ose placer deux accords de quinte côte à côte. Je suis un profane, et je mesure le « nouveau » à l'inattendu mais authentique, à l'émotion imprévue mais émouvante qui est éveillée en moi. C’est ce que me donne Debussy, c’est ce que me donnent souvent Strauss, Max Reger, Mahler - bien que j'avoue humblement n’avoir pas suffisamment entendu les deux derniers pour me faire une opinion. Et G.H.G. von Brucken Fock ? - « Paulo minora canamus », aurait dit Virgile...
Je le répète : il y avait ici beaucoup d’éléments intéressants et très habiles. La sonate pour violon et piano est une œuvre solide - bien que nous ayons entendu Albert Zimmer, notre premier interprète de Bach et Mozart, jouer mieux. Il y a beaucoup de légèreté distinguée, une délicatesse d'aquarelle dans les « Impressions de la Mer » : des pièces pour piano que l'auteur a jouées brillamment. Et dans l'élégie pour violon, une noble ligne est bien maintenue. Parmi les chansons, « Die Möwe » se distingue par son intensité émotive. « Les Cigales » par une rare capacité d'évocation, et les « Mädchenlieder » - je trouve la troisième la moins bonne - par un sentiment pur, presque virginal, seulement parfois un peu léger et lâche. Cependant, d'après mon humble avis, on aurait pu tirer davantage des deux chansons de J. Reddingius : je ne comprends toujours pas comment le compositeur en est arrivé à une musique aussi agitée pour la deuxième. Je trouve que « Je ne sais pourquoi » de Verlaine est tout aussi mal compris, et le dramatique Schubertien de « Le Chasseur noir » m'a tout aussi peu captivé par manque d’authenticité...
Mais malgré tout cela, M. von Brucken Fock reste loin d’être une figure insignifiante, et nous sommes très reconnaissants à l'« Association néerlandaise » de Bruxelles de nous avoir permis de faire sa connaissance. Henry Séguin, notre magnifique chanteur basse, a interprété quelques-unes des chansons avec une autorité écrasante. Les autres ont trouvé une interprète très minutieuse, très compréhensive, et chantant remarquablement bien en la personne de Madame Van Wickevoort-Crommelin, conduite avec galanterie à la scène par le colonel Stuyvesant-Mijen.
Vraiment, je vous le dis : nous, Flamands, avons beaucoup à apprendre des Hollandais de Bruxelles, même en matière de manières françaises, et même en ce qui concerne... parler français...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 avril 1908)
Bruxelles, 21 avril 1908
La meilleure preuve qu'il existe une littérature flamande est que des personnes de tous horizons, mais qui écrivent tous des vers comme des anges et de la prose à la manière de Flaubert, ont ressenti le besoin de former une association professionnelle, qui, calquée sur l'association sœur hollandaise, a eu la joie de célébrer sa première assemblée annuelle le lundi de Pâques. Ils se sont réunis dans un lieu symbolique : la « Taverne de la Régence », où fut fondée la « Jeune Belgique » et où tous ceux qui s'intéressent un tant soit peu aux lettres aiment toujours à se délecter, quand l'appétit s'y prête, de Scotch ale ou d'un élégant demi-tasse ; et après la réunion, ils sont allés boire un amer dans un autre lieu symbolique : la « Globe-tavern », où « Van Nu en Straks » a vu le jour, et qui, en tant que lieu de dégustation, jouit également de la faveur de tous les amateurs de lettres fidèles ; puis, à l'heure du repas, ils sont retournés à la première taverne, où ils ont fraternisé et porté des toasts à la « Régence » - et dans d'autres styles, et où un hommage bien mérité a été rendu aux messieurs venus des Pays-Bas : à l'aimé, admiré et même imité en Flandre, Lod. van Deyssel ; aux deux poètes éminents qui, avec Boutens, forment la trinité dont le nom commence par un B : Boeken et Bastiaense ; et au docteur Van der Valk.
Bien que je puisse vous assurer que, lors de ce banquet, l'amitié fut scellée avec le plus solide des ciments, je m'abstiens d'en parler pour vous dire quelques mots sur la réunion, très importante et très professionnelle, dirigée avec autorité par Prosper van Langendonck.
Le principal sujet de discussion – il s’agit bien sûr des débats, et non du dîner – fut : L'État et la littérature flamande.
Vous savez que chez nous, la littérature est « encouragée » par l'État. Outre les prix fixes et les subventions, des exemplaires des ouvrages publiés par les écrivains – qui en font la demande, bien que cela soit jugé quelque peu humiliant – sont achetés pour les bibliothèques populaires. Encouragement singulier, puisque lorsque l'auteur a déjà vendu son livre à un éditeur, c’est l’éditeur qui récolte l’argent, et il peut arriver que l'État belge apporte essentiellement son soutien à des éditeurs étrangers – français ou hollandais. Cela ne serait pas si grave, bien qu'une révision des règlements, fondés sur des conditions anciennes, à l'époque où l'auteur payait souvent lui-même la publication de ses livres, soit extrêmement urgente. Mais il s'est avéré, ce qui est plus grave, que l'« encouragement » est loin d’être équitablement réparti entre la littérature franco-belge et la littérature belgo-flamande, penchant fortement du côté français.
Ainsi, la principale bibliothèque publique de la région flamande, celle d'Anvers, a reçu, pour huit livres, un seul ouvrage en néerlandais et sept en français. Dixit Lode Baekelmans, qui peut en témoigner puisqu'il est fonctionnaire de cette bibliothèque publique, et qui insiste pour que la liste des livres achetés soit rendue publique. À ce sujet, le professeur Scharpé, excellent historien des lettres flamandes, a proposé une solution pratique qui, indépendamment de la volonté du gouvernement, nous permettrait d'exercer un contrôle : tous les membres des associations offriraient un exemplaire de leurs œuvres récemment publiées à la direction, qui les transmettrait au ministre compétent en guise d'encouragement. Lors des commandes officielles, le prix serait communiqué à la direction. Les montants totaux, déduits du crédit budgétaire, permettraient de déterminer la répartition des encouragements entre les écrivains de langue française et les Flamands. Tout le monde trouva la proposition géniale ; c’est donc ainsi que l’on procédera.
À titre subsidiaire, l'exubérant Alfons Sevens a proposé que, pour éviter tout envoi erroné à des bibliothèques de village – ici, le nom de Karel van de Woestyne, apparemment persona non grata dans ces bibliothèques, fut souvent cité, à leur honte ! – le gouvernement envoie aux bibliothèques une liste des livres disponibles, afin qu'elles puissent choisir... On le voit, le ministre baron Descamps-David a du travail à faire... Et voilà l'essentiel. Loin de moi l'idée de le minimiser. Puisse cela continuer ainsi !
Bruxelles, 19 août 1908
La dernière exposition artistique de la saison, ou peut-être la première de la suivante. Ce n'est en tout cas pas une idée très heureuse de présenter des tableaux et des blocs de plâtre en plein milieu des vacances, au risque de ne recevoir comme admiration que celle des artistes eux-mêmes, des députés consciencieux profitant de l'intervalle entre deux sessions pour apprécier l’air frais et les champs verdoyants… en peinture, et de quelques amis, - peu d'artistes sont fortunés - restés à Bruxelles faute de fonds pour voyager, « qui les attachent au rivage »...
Les vacanciers absents ont-ils totalement tort ?... Ce cercle de très jeunes artistes travaillant en silence a pourtant un grand mérite : dans cette capitale francisée, il est profondément flamand. Ces jeunes artistes sont pour la plupart conscients de la nécessité de se développer selon leur propre nature, et convaincus que le meilleur moyen de préserver et d’affiner leur art est leur propre langue. C’est très beau, et un compliment est dû au fondateur de « Doe stil voort » (« avence sans te hâter ») , le poète Willem Gijssels, qui a éveillé cette conscience chez les indifférents. Cependant, je préfère ne pas aborder la question de savoir dans quelle mesure cet attachement à la cause flamande a bénéficié à l’art de ces jeunes artistes. Car ici, les chefs-d'œuvre sont rares, voire même de véritables œuvres solides. On y trouve du talent, bien sûr, et une recherche appliquée, mais aussi parfois une audace exagérée et une naïveté grandiloquente : des caractéristiques typiques de la jeunesse élevée dans un monde artistique trop mûr, qui perd son sérieux par l'excès d'opportunités d'exposition, et qui admire des œuvres si diversifiées qu'elle en perd souvent toute personnalité. Je dis cela sans la moindre arrière-pensée, et même sans la moindre condescendance : ces artistes sont presque tous encore très jeunes, encore en phase de recherche, et il serait malvenu de les critiquer sévèrement. Ceci devrait être pris comme un avertissement amical pour ces jeunes gens qui, je le répète, sont pour la plupart déjà très talentueux, mais doivent éviter d'une part l’imitation servile et d'autre part le piège de la recherche d'une personnalité forcée.
Il n’y a pas que des membres de « Doe stil voort » exposant ici, mais aussi quelques-uns de leurs maîtres : Claus avec un petit tableau chaleureux représentant une maison paysanne au coucher du soleil ; Constant Montald avec un portrait lumineux, décoratif et psychologiquement magnifique d'Émile Verhaeren ; Jakob Smits avec des œuvres d’une intellectualité littéraire insupportable – je retiens une petite scène d’intérieur – ; feu Jef Lambeaux dont l'inspiration peu noble et la technique peu distinguée peuvent néanmoins encore beaucoup apprendre à de nombreux jeunes sculpteurs dont les œuvres sont ici exposées, ne serait-ce que la maîtrise du mouvement et de la vie dramatique.
Tous ces maîtres ont ici des élèves consciencieux : Maurits Sys est un Claus robuste, parfois sale, mais habile et méritant en tant que peintre ; notre grand Montald trouve un élève appliqué dans le tout jeune Van den Broeck ; et je pourrais aussi mentionner des admirateurs de Smits et de Lambeaux, dont l’admiration frôle parfois l’imitation servile.
Les personnalités sont donc rares ici – car je ne vais pas qualifier d’authentique la hyperesthésie de certains qui, bien que singuliers, restent déconnectés de leur propre essence et de leur sensibilité profonde, même si leur technique est négligée ou prétentieuse.
Néanmoins, trois noms me viennent à l’esprit avec une grande satisfaction : Pol Dom, Joe English et Paul Stoffijn. Ce sont trois jeunes hommes encore, mais je mentionne leurs noms dès maintenant, car je suis convaincu qu’ils seront plus tard cités avec de grands éloges.
Le premier possède, en plus de grandes qualités de coloriste, un regard très particulier, acéré et finement humoristique, servi par un don de dessinateur qui n’est pas commun. Même si son penchant pour la caricature représente un danger – il apprendra plus tard la « tragédie quotidienne » de la vie –, ce penchant développe néanmoins un sens de l’observation, un esprit ironique, une originalité surprenante dans l’idée plastique – je pense à cette excellente « Chaste Suzanne » qui, bien qu’elle me rappelle Jean Veber, est une œuvre très fine, très spirituelle et d'une grande beauté picturale : une œuvre que l’on posséderait avec joie –, en somme, une personnalité exceptionnelle qui n’a qu’à se prémunir contre l'exagération.
Joe English est tout différent. Ce Flamand de Bruges, malgré son nom anglo-saxon, semble porter en lui toute la mélancolie de cette ville. Ce peintre est, malgré sa jeunesse, un psychologue, ou mieux encore : un poète qui imprègne ses sujets d'une psychologie intime et élaborée. Ne croyez pas que, en le qualifiant de poète, je l'accuse d’un excès de littérarité. Il est déjà un peintre très habile, mais un peintre « poétique » car il possède le don de transmettre son propre sentiment dans n'importe quel objet.
Quant à Paul Stoffijn, il est dès maintenant un bon sculpteur, tout simplement – et c’est impressionnant. Il y a d’autres sculpteurs prometteurs dans ce cercle, mais il est sans doute le plus remarquable, car plus que quiconque, il donne l’impression de véritablement « voir » en tant que sculpteur, c'est-à-dire qu'il peut concevoir son sujet de manière monumentale, le ressentir dans l’espace ouvert, et l’exprimer de manière si expressive que l’intention est évidente sous tous les angles, même à grande distance. Je sais que cela peut paraître une conception triviale de la sculpture, mais c’est un principe que chaque œuvre sculpturale doit confirmer si elle veut être qualifiée de bonne. C’est une pierre de touche, une base. Le grand groupe de Stoffijn répond parfaitement à cette exigence. Je ne connais pas de meilleur compliment pour un jeune sculpteur.
Que ces trois-là avancent sans se hâter : ils y arriveront certainement et plus tôt que les… lièvres qui se laissent distraire en chemin par toutes sortes de dilettantismes et se perdent en route.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 août 1908)
Bruxelles, 28 août.
On commence à comprendre de plus en plus que les musées peuvent servir à autre chose qu'à être un refuge en hiver pour les personnes n'ayant pas de chauffage chez elles, ou une salle de repos pour les petits rentiers venant y faire leur sieste sur les confortables bancs. Il ne s'agit pas seulement d'attirer les touristes anglais en leur prouvant que le guide Baedeker ne ment pas, justifiant ainsi les sommes importantes dépensées chaque année pour le nettoyage des planchers et le polissage des boutons des vestes des gardiens. L'accrochage des tableaux ne sert pas uniquement à occuper les conservateurs et leur armée d'employés.
Un musée, selon une idée qui s'impose enfin partout, n'est plus un cimetière pour l'art mort, ni un sanctuaire destiné à l'ennui et au respect contraint. On réalise enfin qu'il peut aussi enseigner quelque chose à d'autres personnes que des spécialistes. On comprend que la disposition des œuvres doit éveiller l'intérêt et la curiosité chez le public. Ceux qui sont aujourd'hui chargés de cette mission d'éducation, longtemps négligée, se rendent compte qu'ils ne peuvent plus traiter les collections comme une servante le ferait dans une bibliothèque, en rangeant les petits livres avec les petits, les grands avec les grands, et en mettant tous les livres à couverture rouge ensemble.
Des changements s'opèrent un peu partout, y compris à Bruxelles, où le désordre était encore récent et où il reste beaucoup à réorganiser — on peut simplement jeter un œil à la grande salle du rez-de-chaussée, près des sculptures. Cependant, il y a une volonté manifeste de s'améliorer. J'avais déjà souligné récemment comment, avec grand succès, une belle harmonie avait été établie dans notre magnifique collection de peintures hollandaises du XVIIe siècle, désormais présentée dans deux salles où l’on peut enfin tout observer sous une bonne lumière, comparer et étudier les œuvres. Une petite salle dédiée à Brueghel permet aussi d'examiner plus en détail l'art de ce maître. Et lorsqu'un peu plus de clarté et moins de confusion seront apportées dans la grande salle des Primitifs et celle des Romanistes, un terrain d'étude méthodique et accessible nous sera offert.
L'administration du "Musée ancien" veut aller encore plus loin : nous avons désormais une salle de photographies. Je fais référence à une salle spécialement conçue pour les personnes désireuses d'apprendre, bien que, curieusement, sans tables ni chaises pour travailler confortablement (comme si personne n'avait pensé qu'on puisse vouloir utiliser ces ressources !). Cette salle est équipée de meubles contenant des photos des principales œuvres des musées étrangers et locaux : Louvre, Ermitage, Pinacothèque, Mauritshuis, etc. Des catalogues méthodiques facilitent le travail, et une exposition permanente, fréquemment renouvelée, présente les trésors que renferment ces meubles à tiroirs. Une simple demande au secrétariat suffit pour que ce "sanctuaire" soit ouvert à votre soif de travail. À condition de se contenter du seul fauteuil disponible et de ne pas être gêné d'écrire sur ses genoux...
Je n'ai pas encore essayé, et j'ignore à quel point il est plaisant de travailler dans de telles conditions. Cependant, hier, j'ai pris le temps d'examiner attentivement ce qui nous est présenté sous les vitrines comme échantillon de ce que contiennent les tiroirs. Et là, je me suis retrouvé face à un exemple typique du "à-peu-près" belge, de la négligence satisfaite et de l'attitude blasée, qui règnent ici de façon endémique et contagieuse. Je ne sais pas qui est responsable de cet état de fait, mais que tant de bonne volonté se perde si rapidement dans la lenteur bureaucratique est d'autant plus regrettable que cette belle idée est complètement gâchée par le manque de rigueur et le mépris scientifique flagrant qui transparaissent dans la collection actuellement exposée.
L’histoire de l’art est, pour ceux qui la pratiquent, une science coûteuse, particulièrement en Belgique où les bourses d’études sont rares. Outre les voyages, indispensables, les bonnes photographies coûtent cher. Certes, il existe maintenant des reproductions bon marché, mais elles ne sont utiles qu’aux amateurs. Une photo qui ne montre pas clairement tous les détails d'une peinture ne peut être que d'une utilité relative. Je connais des personnes qui ont abandonné leurs études avec le cœur brisé, incapables de financer les voyages nécessaires ou d’acquérir ces photographies coûteuses mais indispensables. Cela était vrai pendant des années. Désormais, certaines bibliothèques spécialisées pallient au moins cette dernière difficulté. Les collections universitaires, utilisées par Auguste Vermeylen pour ses cours d'histoire de l'art, sont sûrement accessibles à ses étudiants. Le musée de la vie décorative et le musée des arts appliqués du Parc du Cinquantenaire contiennent aussi de magnifiques collections photographiques. Pour le grand public, une collection a été constituée au Musée. Je serais le premier à m'en réjouir, si...
Comme je l'ai déjà dit, des reproductions bon marché et de mauvaise qualité, chacun peut s’en procurer. Mais dans un musée, il faut trouver des reproductions coûteuses, mais bonnes et utiles. Et que trouve-t-on ici ? Des reproductions lithographiques abominables censées nous familiariser avec l'œuvre de Jan van Eyck ! À côté de quelques rares photos excellentes, on voit des reproductions floues, sans contraste, totalement inadéquates, là où l'on devrait rendre toute la précision de la ligne et de la touche, et même suggérer les nuances de couleur. Au lieu de cela, nous avons de hideuses images bon marché, à peine suffisantes pour illustrer des manuels scolaires.
Ce n'est pas tout : les attributions sous chaque œuvre sont souvent stupéfiantes. Des Van Eyck extrêmement discutables sont ici déclarés authentiques sans hésitation, et vice versa. Ce qui, depuis l'exposition des Primitifs à Bruges en 1902, est généralement attribué au "Maître de Flémalle" ou à un copiste est ici audacieusement attribué à Van der Weyden. Le célèbre Calvaire de Petrus Christus est ici attribué à un "Inconnu". Ne pensez-vous pas qu'un peu plus de prudence aurait convenu au conservateur qui a rédigé ces fiches ? Il pourrait s'inspirer de la rigueur observée au Musée d'histoire naturelle.
Je ne vais pas m'étendre davantage : je souhaitais simplement informer vos compatriotes intéressés par l'histoire de l'art qu'ils peuvent désormais travailler plus facilement en Belgique. Mais il est important de préciser qu'ils ne doivent pas se faire d'illusions sur la qualité de certaines des ressources, et qu'ils ne doivent pas accorder une confiance absolue à ce que les catalogues présentent comme la vérité.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 12 septembre 1908)
Bruges, 10 septembre 1908
Sous le soleil d'automne jaune et voilé, oblique entre les nuages lourds et gris, après l'averse qui a submergé les rues d'argent liquide et d'or pâle, la « vierge morte » Bruges…
Je ne sais quel sournois sentiment de nostalgie, quelle passion presque perverse pousse chaque année les Flamands sensibles à revenir ici, les attire certains jours, surtout vers la fin de l'été, vers l'eau grise et trouble des canaux, et vers les façades effilées qui s'y reflètent à peine, les faisant languir pour cette vie pieuse et suspecte derrière les petites fenêtres vertes et les volets souvent fermés — une imagination qui ne les lâche pas ; — les airs lents et traînants du Beffroi chantent dans leurs oreilles, si bien qu'ils sont contraints d'y aller.
Je suis ici, assis dans mon lourd manteau de pluie étouffant et humide, avec une fatigue douloureuse et insupportable en moi, sous cette lumière sournoise qui semble coller aux maisons mouillées. Et jamais Bruges ne m’a paru aussi désolée. Sur la grande place, rien d'autre que des passants glissant sous une pluie fine et traînante. Une maigre petite fille chétive, déformée, traînant une boîte à chapeaux trop grande pour elle. Le sifflement strident d'un garçon boulanger. Un chien malade traînant ses pas… Et au-dessus, mélancolique et sanglotant, comme venant de temps anciens, une petite mélodie de Peter Benoit qui, bien que censée être joyeuse, pleure ici comme le souvenir d’une splendeur perdue.
La romance des vieilles villes flamandes. Hier encore, Gand, sous un soleil tout aussi fatal, robuste et plein de rancœur. Bruges aujourd'hui, tendre, timide et maladivement mélancolique, en ce pauvre après-midi où une lumière pâle et trop jaune habille les rues mouillées comme d'un vieil argent, sans pouvoir les rendre dorées. Et toute l'image de notre passé, où nous reconnaissons tout notre présent…
Je ne veux pas continuer sur ce ton. Retirons ce manteau détrempé par la pluie pour libérer mes épaules. Et tentons de vous donner un compte rendu fidèle de l'exposition d'où je viens, et qui, peut-être, est la cause de cette morosité et de cette fatigue malade que Bruges m'inspire aujourd'hui.
« Bruges en images », tel est le nom de cette « exposition internationale de peintures ». Sachez d'abord que « international » à Bruges signifie « du dernier bateau ». Et puisque nous en sommes à la critique, sachez aussi que cette exposition ne vaut certainement pas le voyage de Rotterdam à Bruges… Oui, c’est bien elle qui m’a rendu inévitablement fatigué et morose, principalement. Car, n’est-ce pas, on s’attend toujours à quelque chose de grandiose quand on voit un titre en français : « Bruges - Ses peintres. Exposition internationale ». On pensait à l’ancienne exposition des Primitifs, souvenir glorieux. On se souvenait de celle de la Toison d’Or. Et on s’attendait à voir, aussi bien choisie et organisée, l’image de Bruges à travers l’histoire de la peinture, depuis la « Vierge du chancelier Rolin » que Van Eyck a peinte avec la perspective en arrière-plan, jusqu’à aujourd’hui, avec l’évocateur Khnopff. On espérait ce bonheur : Bruges dans l’âme des artistes, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours impressionnistes. Et l’on croyait, après la Toison d’Or et les Primitifs, que cette exposition, également organisée par le baron Kervyn de Lettenhove, serait tout aussi solide.
Hélas, cela n’a pas été le cas. On a commencé à écarter tout ce qui n’était pas du « dernier bateau ». Seuls les peintres postérieurs à 1880 ont pu participer. Et l'exposition n'est internationale que parce qu'elle compte quelques Néerlandais, deux ou trois Anglais et un Hongrois, en plus de quelques Allemands. Tout le reste est belge, et encore, pas toujours de première qualité.
Vous voyez donc : une déception de taille, une douche froide ajoutée à l'averse précédente. Et, en y regardant de plus près, plus qu'une douche froide : une véritable déferlante.
Car qu'y a-t-il ici en grande majorité ? Des travaux insignifiants, impossibles, léchés et retouchés, parfaits pour les marchands de souvenirs peints à exporter, des souvenirs durables pour les Anglo-Saxons en voyage qui veulent emporter un échantillon de Bruges, tel qu'ils ont pu la voir ; des petites façades et des canaux, des dentellières et des laitières, dans le décor traditionnel, comme il se doit pour des gens qui connaissent Bruges mieux par Baedeker et des cartes postales colorées que par un engagement intime et authentique. — Rien d'étonnant à ce que l'on sorte de cette exposition désespérément frustré, grincheux et fatigué, et totalement désespéré, si ce n'est pour un ou deux grands artistes, et quelques autres moins importants, qui viennent partager avec vous une vision plus profonde, une impression plus intime, une sensation plus belle, transformant votre colère en une douce mélancolie maladive...
Avec regret, je ne peux ni nommer parmi ces « grands artistes » Willaert, ni Tremerie, ni Wijtsman, ni Reckelbus, ni Middeleer, ni De Sloovere ; et je le regrette d’autant plus que ces artistes sont bien au-dessus de la majorité, et que j’apprécie à sa juste valeur leur technique et l’habileté de leur travail. Mais ce qu’ils montrent ici n’est rien de plus qu’une reproduction plus ou moins fidèle de ce que leur œil a capté, et non de ce que leur être intérieur a ressenti ; et qu’est-ce qui distingue Bruges de, disons, la vieille Furnes, si ce n’est justement ce caractère intime, profond, que l’on ne ressent pas de manière aussi intense, ou du tout autrement, dans d’autres villes flamandes ?
Ce caractère mystérieux et hiératique, grandiose et fané, somptueusement poussiéreux : il vous frappe immédiatement dans le panneau central du grand triptyque de Fernand Khnopff : « Souvenirs d’autrefois ». Ce n’est rien d’autre que le lit de mort d’une sainte vêtue de brocart. Et c’est, sans pour autant devenir littéraire, tout Bruges que ressent un artiste, même au-delà des façades à pignons et des cygnes dans les canaux, dans l’atmosphère, dans la vie traditionnelle de la ville. Et cela, voyez-vous, c’est ce que j’appelle « Bruges en images ».
On peut en dire autant de la grande toile de Baertsoen, notre aristocrate mélancolique. Oui, cela devient plus qu’une simple vue de ville. Les feuilles mortes sur ce quai en pierre ne signalent pas seulement l’automne ; et cette eau profonde, plus profonde que ce que l’on peut voir du ciel, suggère plus, et aspire inconsciemment à quelque chose de plus élevé que la simple reproduction de la réalité. Ici aussi, Baertsoen était l’un de nos plus grands, l’un de nos artistes les plus « élargis ».
Juste après lui, il convient de mentionner l’archaïsant Hannotiau, malheureusement décédé trop tôt, et aussi Omer Coppens, bien que parfois je trouve ses couleurs pressantes et gênantes. On pourrait en dire autant de Franz Charlet, qui est par ailleurs très finement ressenti. D’une paix et d’une gravité exquises, une simple aquarelle de Pirenne, à côté de laquelle Horenbant mérite amplement le nom de « plaisant tireur de feux d’artifice »… Sobie, un peu trop puissant ; Gilsoul, plus sobre que d’habitude ; quelques étrangers plutôt amateurs… Et enfin, il reste à mentionner quelques graveurs : Frank Brangwyn, toujours grandiose et imposant, et votre incisif, expressif et raffiné Graadt van Roggen. Il y a aussi des sculptures : un Léopold II (évidemment) ; une fille nue qu’ils ont placée dans un courant d’air, juste à côté d’une fenêtre ; et enfin quelques petites œuvres de Karel Lateur, frère de Stijn Streuvels. Et l’on se demande quel lien tout cela a avec « Bruges en image s»…
Après avoir quitté l’exposition, je suis entré par la porte à côté. Oh, le lieu est bien moins joliment agencé ; les murs sont humides ; mais on y trouve des œuvres de Van Eyck et de Memling, et de Gheeraert David et de Hugo van der Goes. Il s’agit en fait du Musée municipal. Et, bien que l’on y voie très mal les peintures, comparées à ce que l’on voit dans l’espace d’à côté, on les voit là trop bien…
Je vous laisse imaginer le reste. Car, si je devais vous demander, même sans que vous ayez visité « Bruges en images », quelle est la meilleure, la plus pure représentation de Bruges, vous répondriez certainement, à priori, sans restriction, ce que je dirais. Même si j’avoue maintenant que chez Memling ou David, il ne serait peut-être pas possible de trouver un seul endroit reproduit que l’on puisse identifier…
Encore une dernière information. L’association qui a organisé cette exposition s’appelle « Artis », comme le zoo d’Amsterdam.
Bruxelles, 22 septembre 1908
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 septembre 1908)
Cela fait maintenant douze ans ; cependant, je me souviens encore bien de la méfiance et du mépris contenu avec lesquels l'organisation des congrès flamands de sciences naturelles et médicales, fondés par le professeur Mac Leod, avait été accueillie. Comment était-il possible, et quel intérêt cela pouvait-il avoir, de rassembler des personnes qui se tenaient complètement en dehors du « combat », des savants dont la seule ambition était d'être des savants, à un congrès qui, scientifiquement, ne serait certainement pas plus élevé que d'autres congrès français, et dont la seule particularité serait qu'il se tiendrait en flamand ?
Car, à cette époque, le Mouvement flamand était encore tel que tout ce qui s'écartait de la discipline imposée par les chefs, les dirigeants, était considéré comme mauvais, et ces dirigeants voyaient comme un acte de défi ce qui n'avait pas reçu leur approbation ou n'avait pas été initié par eux-mêmes. Le Mouvement était encore purement politique ; son volet scientifique était contenu dans le cercle des congrès de langue et de littérature néerlandaises. Ce qui s'en séparait, avec des intentions sérieuses et sans la moindre hostilité par ailleurs, parce qu'il jugeait que leur action était stérile, était rejeté et raillé : il sortait des limites tracées par les meneurs ; l'armée des subordonnés obéissants le considérait comme un homme perdu.
Et ainsi, il y a environ douze ans, le Mouvement flamand a banni toute une série d'« hommes perdus » de ses rangs. En premier lieu Vermeylen, qui osa écrire « La critique du Mouvement flamand » ; avec lui, tous les jeunes intellectuels qui suivaient Vermeylen dans Van Nu en Straks et Vlaanderen, et dont les dirigeants de l'époque, ceux qui prononçaient l'excommunication ou réduisaient ces jeunes au silence au profit de personnes de sixième ordre, se vantent aujourd'hui avec fierté en les présentant comme la fleur de la plante qu'ils ont si soigneusement cultivée.
Parmi ces révoltés rejetés se trouvait également le professeur Julius Mac Leod. Aux Pays-Bas, on le connaît sûrement comme botaniste. Son titre d'honneur en Flandre est d'être notre plus grand et plus fécond idéaliste. Cet éternel insatisfait, ce père qui repousse ses propres enfants parce qu'ils ne sont jamais assez parfaits à ses yeux, cet idéologue qui méprise tout ce qui, confronté à la réalité, perd un peu de son éclat, cet homme d'une seule pièce avec des pensées tout aussi monolithiques ; cet exalté qui refuse de plier et qui, même s'il le voulait, ne le pourrait pas ; cet éternel découragé qui, pourtant, n'a de cesse de nourrir de nouveaux projets, les réalisant à moitié, et, ayant jugé l'enfant viable, le confie à d'autres mains pour aussitôt se pencher sur de nouvelles études : cet idéaliste, réfractaire et dégoûté de toute réalité, sera l'homme que la Flandre future considérera comme l'un de ses plus grands bâtisseurs ; on découvrira qu'il a réalisé le plus, lui qui, fondateur des congrès de sciences naturelles et médicales, inspirateur des congrès juridiques, formateur d'esprits et de consciences, guide de plusieurs générations d'étudiants qu'il a façonnés en savants et en Flamands conscients d'eux-mêmes, père - à travers toutes les difficultés, semées en travers de son chemin par ses propres amis - de la future université flamande, fondateur, en un mot, et premier porteur de la civilisation flamande qui, enfin, nous permettra de prendre une place digne dans le concert des peuples européens.
C'est à tout cela que je pensais, hier, lorsque, au banquet de clôture, le professeur Camiel de Bruyne, président du douzième congrès flamand de sciences naturelles et médicales, a rendu hommage à l'idéaliste pessimiste, à ce bâtisseur récalcitrant de notre avenir, le professeur Mac Leod. Et je pensais également que les cinq cents savants flamands, qui, en silence mais conscients de remplir leur devoir en tant que Flamands, partageaient dans leur propre langue les résultats de leurs recherches, pouvaient envisager les jours à venir avec un esprit plus serein et un cœur plus en paix que ceux qui, inquiets et peut-être désespérés, tentaient à Arlon de sauver ce qui pouvait encore être sauvé d'une civilisation bâtarde, d'une culture qui, importée de France, n'a jamais pu devenir entièrement la nôtre, qui nous condamne à un développement incomplet et artificiel, et qui n'a réussi qu'à nous ridiculiser en tant que « petits Belges ».
À Arlon, on trouve des gens qui savent pertinemment qu'ils s'égarent, qui comprennent mieux que quiconque que toute notre spécificité disparaît dans un développement intellectuel qui ne correspond pas à notre nature, mais qui craignent le nouveau qui s'annonce, et redoutent que, dans le mouvement vers une véritable civilisation flamande, ils ne soient engloutis. À Saint-Nicolas, où se tient le congrès de sciences naturelles et médicales, ces cinq cents savants flamands, qui ne font que se consacrer à leur science, mais le font dans leur propre langue, conscients que toute civilisation doit venir d'en haut, et qu'ils ne peuvent mieux servir leur peuple qu'en prouvant à l'étranger que ce peuple engendre ses propres hommes sérieux.
Les poètes et écrivains de Van Nu en Straks et de Vlaanderen n'ont-ils pas fait infiniment plus pour notre peuple à l'étranger, et principalement aux Pays-Bas, que tous les congrès linguistiques ? Depuis une douzaine d'années, nos savants flamands, sous la direction d'hommes tels que Mac Leod et Verriest, tentent de faire de même, dans les limites de leurs compétences. Leur succès est attesté par la présence à ce congrès d'un certain nombre de Néerlandais, parmi lesquels on me cite le professeur Burger, le docteur Muntendam, le docteur Mol, le docteur Sleeswijk, et d'autres encore : une garantie que ces congrès sont également d'une importance scientifique.
Je m'y suis rendu en tant que profane. Car je l'avoue volontiers, je n'ai rien à voir avec la médecine, si ce n'est de temps à autre un rhume, une migraine ou un estomac trop chargé, et entre la physique et moi, la force d'attraction est plus grande que la cohésion. Malgré cela, j'y suis allé, parce que je suis un sceptique. Car je n'aime pas les demi-mesures, et ce n'est pas parce qu'un congrès se dit flamand que je dois y croire. Certes, je connaissais un certain nombre de personnes qui y participaient activement : tout d'abord le président, le professeur De Bruyne, avec son visage rond et plein, et ses petits yeux scrutateurs derrière ses lunettes ; un biologiste éloquent et aimable, un homme pratique aussi, qui manifeste son sentiment flamand davantage par des actes que par des paroles ; puis le docteur De Bruycker, un ancien camarade d'études, incroyablement naïf dans sa jeunesse, et qui cache maintenant cette naïveté derrière une masse de cheveux et de barbe sombres, mais qui, malgré son lorgnon, ne peut dissimuler ses yeux enfantins et bienveillants, apparemment si crédules ; le docteur Wasteels, un mathématicien à la tête d'alchimiste roux comme le diable, un homme apparemment génial, et clairement un homme à ne pas prendre à la légère, même dans le domaine scientifique ; et enfin le docteur Vandevelde, un chimiste infini, également doté d'une grande chevelure et d'une distinction rare, même parmi les hommes très savants, épouvantail des marchands de lait et de beurre gantois, dont il doit examiner la marchandise dans le cadre de ses fonctions ; et le docteur Sano, neurologue et apôtre de l'anti-malthusianisme (il a quatre magnifiques enfants) ; et, cette fois parmi les profanes comme moi, Leo Meert, l'écrivain talentueux de Jonge Geslachten, qui fabrique ici à Saint-Nicolas du coton ; et, last but not least, mon confrère Julius Hoste Jr., toujours en mouvement et généreux, qui suscite mon admiration par son ubiquité et ses connaissances médicales.
Je n'ai pas de connaissances médicales : c'est pourquoi je vous épargne les détails sur l'état de la recherche sur le cancer, et d'autres questions tout aussi intéressantes. Je préfère flâner dans les rues mortes de cette petite ville banale, appelée Saint-Nicolas, en attendant les concerts et les banquets. Car il y en avait, bien sûr, et d'excellents aussi. Un premier effet des études et congrès médicaux est que l'on devient immunisé contre les indigestions. C'était manifeste hier. Et également, que l'on ne recule pas devant une heure de marche pour assister à un concert de carillon. C'est ainsi que nous avons clôturé dignement le congrès : nous avons pris un bateau à vapeur pour Anvers - une magnifique excursion ! - et de là, nous avons continué en train jusqu'à Malines, où Jef Denijn a une fois de plus accompli des merveilles sur son sublime carillon. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur un tel concert : je vous renvoie à ce que j'en ai écrit à propos du congrès de langue et de littérature d'il y a deux ans, ici à Bruxelles.
Et maintenant, me voilà de retour chez moi. À une demi-heure d'ici, un autre congrès chirurgical se tient, un congrès international, en français bien sûr. Il est probable que les résultats scientifiques y seront plus importants que lors de ce petit congrès flamand. Mais qu'en retirera l'avenir du peuple flamand ? Car, y étant allé en sceptique, je suis revenu avec la foi d'un néophyte : ces hommes nous assurent que notre espoir sera réalisé.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 26 septembre 1908)
Bruxelles, 24 septembre 1908
Il y a environ dix jours, le Théâtre de la Monnaie a rouvert ses portes avec Lohengrin. Bien que j'aime beaucoup le romantisme frais de Wagner dans cette œuvre, je n'ai pas assisté à la première. Je ne supporte pas les provinciaux, raides dans leurs plus beaux habits et leurs « bijoux en or », ni les Anglais sans gêne qui, avec leur casquette de voyage vissée sur la tête, occupent les meilleures places. Ce sont les visiteurs habituels de ces premières, qui chassent toute atmosphère de la salle et, par une mystérieuse connexion entre l'œil et l'oreille, gênent l'écoute avec leur tenue vestimentaire. De plus, il faisait si beau ces dernières soirées que l'idée de m'enfermer dans une salle de théâtre...
J'ai donc préféré me promener, lors de cette douce soirée de septembre, le long des boulevards, parmi la foule, baignant dans cette délicieuse atmosphère de début d'automne, qui ressemble au crépuscule d'une journée de mai, mais avec plus de gravité, presque une forme de recueillement. C'est une activité que je reprends chaque jour de cette saison, avec la plus grande assiduité, comme le plus sacré des devoirs, bien conscient que vous me pardonnerez sûrement de privilégier cet exercice hygiénique plutôt que d'écrire un compte-rendu de notre représentation de Lohengrin. D'ailleurs, vous ne perdez rien à ces promenades, comme en témoigne le fait qu'avant-hier, un ami que j'ai rencontré m'a dit que c'était magnifique et que je devais absolument y aller. Vous aurez donc, que vous le vouliez ou non, votre compte-rendu de Lohengrin...
Car j'y suis allé hier soir, et sincèrement...
Au Théâtre de la Monnaie, comme à l'Opéra de Paris, on donne parfois un coup de jeune à de vieilles productions. Certaines œuvres ont une telle longévité qu'elles restent indéfiniment au répertoire, personne ne sait trop comment ni pourquoi. C'est notamment le cas du Faust de Gounod. Tout le monde affirme en avoir assez, mais chaque année, on le ressort. Cela attire-t-il encore le public ? Je n'en suis pas certain. Ce que je sais, c'est qu'il a eu droit à une cure de jouvence à la Monnaie l'année dernière. De nombreux changements ont été apportés à la mise en scène, et la presse a longuement débattu de l'époque exacte à laquelle Faust se déroule. Cela a attiré les foules à nouveau, et Faust, dans son nouvel habit, a retrouvé un regain de popularité.
La popularité de Lohengrin est-elle en déclin ? Faut-il aussi le considérer comme une vieille œuvre résistante qui refuse de mourir ? Que Dieu me préserve de l'affirmer ! Mais cette année, il a aussi eu droit à un nouveau costume. Et si la musique n'en est pas plus belle, ni l'interprétation meilleure (qui est d'ailleurs excellente), on peut désormais se reposer en toute quiétude sur son siège : les décors sont d'un style pur, les costumes d'une précision trompeuse, et le cygne évolue mieux qu'un véritable cygne n'oserait jamais le rêver.
Selon les critères des amateurs de « couleur locale » et de souci du détail, c'était une représentation modèle.
Ils sont même allés jusqu'à imiter la nature avec un réalisme scrupuleux. L'eau dans le premier acte a la vraie couleur des eaux de l'Escaut, et le deuxième acte : c'était vraiment mon vieux « Château des Comtes » de Gand, transporté au Brabant pour servir de demeure à Elsa, tout était si fidèlement reproduit que j'ai dû fermer les yeux pour me concentrer sur la musique, tant le décor me subjuguait.
Je me suis alors demandé si cette minutie excessive dans la décoration ne nuisait pas à l'objectif principal : la musique de Wagner. Je le sais bien : Lohengrin est un opéra romantique, et le romantisme exige plus de mise en scène que le classicisme, qui, avec plus d'intériorité, réclame aussi plus de sobriété dans l'imagerie extérieure. Je peux facilement imaginer la Phèdre de Racine dans un salon Louis XIV : ou plutôt, le salon Louis XIV ne gêne en rien mon plaisir. Mais les Burgraves de Victor Hugo paraîtraient bien ridicules dans un décor Louis-Philippe. Il en va de même pour Lohengrin. Cependant, un opéra légendaire n'est pas un drame historique rigoureusement fidèle, où l'on devrait prêter attention à la plus grande exactitude dans les costumes. Et même si Lohengrin était un opéra historique, on n'y va pas uniquement pour l'intrigue ou la mise en scène ; on le considère davantage comme une expression musicale des impressions suscitées par l'histoire ou des émotions ressenties par les personnages historiques. Le décor doit donc être aussi authentique que possible, mais la sobriété n'est certainement pas un péché dans ce contexte. Trop, c'est trop. Les décorateurs extraordinairement talentueux de la Monnaie en ont trop fait...
Hier soir, la musique de Wagner a donc gâché mon vieux Château des Comtes, ou bien, au contraire, c'est le Château des Comtes de Gand...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 septembre 1908)
Bruxelles, 28 septembre 1908
Les récits rapportent qu'Eschyle n'a jamais obtenu de plus grand succès qu'avec sa tragédie des Perses, et qu'Aristophane, dans ses Grenouilles, a bien pu mettre dans la bouche de ce poète qu'il avait, grâce à sa tragédie, insufflé à ses concitoyens l'ardeur de ne jamais se laisser vaincre par leurs adversaires. Et qui oserait douter de cette vérité, connaissant les hommes ? Les lamentations d'Atossa et de ses fidèles n'étaient-elles pas un témoignage du courage des Hellènes qui, à peine sept ans plus tôt, à Salamine, avaient défait Xerxès, le fils d'Atossa, et ses armées ? Et cet îlot de Salamine, ne se dressait-il pas, sous un ciel si clair qu'il en traçait les moindres contours, brûlant sous les yeux de ceux qui, peut-être, avaient vaincu ces Perses, vu de là où ils étaient assis, tandis que la tragédie se déroulait sous leurs yeux ?
Certains Flamands combattants pensaient qu'ils pourraient, lors de la première représentation de la Gudrun d'Albrecht Rodenbach, célébrer ce que les Athéniens avaient célébré lors de la tragédie des Perses. Et hier, lors de cette première représentation publique, dans la salle de notre Théâtre Flamand, il y avait un certain nombre d'étudiants de Louvain, qui, malgré les vacances, étaient venus pour rendre hommage à leur Eschyle, le vivifiant Rodenbach, dans leur mémoire reconnaissante. Cependant, la majorité des spectateurs était malheureusement composée d’une légion dispersée de « krotjes » et de « kotjes », venus principalement pour casser des noisettes et chercher quelqu'un qu'ils ne cessaient d'appeler à haute voix, un certain « Karel », dont je n'ai pas réussi à découvrir l'identité...
Le désir et l'ardeur de ces étudiants n’étaient-ils pas justifiés ? Rodenbach est, dans une certaine mesure, un poète national chez nous ; en plus d'être un écrivain au génie certain, il était le jeune héros qui avait entraîné tous les étudiants de son époque à défendre les droits légitimes des Flamands, et qui inspire encore aujourd'hui les fils de ces étudiants à une lutte similaire, bien que légèrement plus posée. Et sa tragédie Gudrun, dans un sens métaphorique, ne cherchait-elle pas à représenter cette lutte, avec une fin prophétique qui s'est aujourd'hui presque entièrement réalisée ? Politiquement, le Mouvement Flamand célébrera sa victoire complète dans quelques années. Nous, qui n'avons pas peur de l'anticipation, aurions pu, hier soir, nous réjouir comme les Athéniens lors de la représentation des Perses, à une demi-heure de notre Salamine, qui se trouve au Palais de la Nation... Et vraiment, les casseurs de noisettes du poulailler, qui appelaient le mystérieux « Karel », semblaient très disposés à se réjouir, tout autant que s'ils avaient joué la pièce des Deux Orphelines....
Cet enthousiasme n’a pas pu se manifester, d’abord et avant tout parce que Gudrun a été interprété par des acteurs dont le jeu était en deçà de toute critique. Certains d'entre eux ne savaient véritablement pas ce qu'ils faisaient sur scène. Et ils criaient tous ! Comme si les descendants des Morins représentés avaient dégénéré au point de ne plus être sensibles aux impressions sonores. Ils portaient de beaux costumes, je l'avoue, bien que je pense que les chaussures d'Herwig étaient un peu trop petites pour lui. Et le metteur en scène, avec un matériel qui semblait avoir été exhumé de la période de Gudrun en raison de son authenticité, a fait ce qu'il pouvait. Avec une indulgence flamingante, on aurait pu passer outre beaucoup de choses lors de cette fête flamingante. Mais il est apparu que l'essentiel, à savoir la tragédie elle-même, a inévitablement fait naufrage, en raison des répétitions insuffisantes et d'une méconnaissance des rôles et du jeu collectif si stupéfiante que la pièce a sombré comme une barque viking délabrée....
Je le déclare volontiers : chez certains acteurs et actrices, il y avait de la bonne volonté et, ici et là, un moment heureux ; pour les rôles mineurs, j'ai vu des interprètes consciencieux ; quelques acteurs mériteraient d'être mentionnés ici, car ils sont assurément des hommes de talent... mais dans des pièces comme celle-ci, ils ont du mal à se sentir à l'aise. Cependant, tout cela était-il suffisant pour la représentation d'une œuvre comme Gudrun, un drame national, joué publiquement pour la première fois en 1908, depuis qu'il a été écrit en 1879 et couronné d'or en 1882 ?
Un drame national... Et ici, je dois ouvrir une parenthèse dans ce compte rendu ; une parenthèse qui pose une question : jusqu'à quel point acceptons-nous encore des pièces « de circonstance », entendues dans leur sens le plus large et sous leur plus bel aspect ?... De nos jours, nous faisons plutôt de la propagande avec des brochures et des articles de journaux, plutôt qu'avec des tragédies enthousiastes.
À l’époque de Rodenbach, une époque pleinement romantique, on attachait encore de l'importance aux idées itinérantes ; un personnage de drame était une réflexion puissante ; on aimait citer les lieux communs de Corneille et emprunter les paradoxes de Victor Hugo ; et malgré tout cela, l'âme, l'humeur et les émotions faisaient souvent défaut. Aujourd'hui, nous demandons autre chose au théâtre ; si nous ne venons pas pour favoriser notre digestion par le rire, c’est tout simplement pour l'art ; pour l'art sans sermon ni leçon ; pour l’art joyeux ou torturant. Certes, nous sommes encore prêts à accepter une thèse ou un système ; mais pour l’amour de la thèse ou du système ? Non : parce que la thèse et le système sont devenus de l'art. C'est pourquoi nous regardons les drames purement nationaux, qui n'ont d'autre but que d’éveiller le sentiment national, comme des grenouilles devant un échiquier.
Si j'étais un francophile hésitant, je ne me tournerais pas vers Gudrun pour me convertir ; et en tant que flamingant, je ne pourrais jamais me résoudre à louer Gudrun simplement parce qu'elle est imprégnée de sentiments flamingants. Par conséquent, Gudrun serait pour moi une œuvre détestable si j'étais contraint d'y voir ce que ses contemporains y voyaient vers 1880 : principalement une glorification de la lutte flamande.
Cette pièce ne me semblerait pas seulement détestable à cause de cela : elle deviendrait aisément ridicule. Car tous les rôles anti-flamands y sont trop « caricaturaux ». Cela devient véritablement du mélodrame ; ces ennemis de notre race sont dépeints comme volontairement trop mauvais pour que nous puissions encore les considérer comme des adversaires dignes de respect. Quant aux représentants de notre cause, ils sont présentés si héroïquement nobles, si beaux et si excellents en tout, que nous ne pourrions pas nous empêcher d'avoir honte d'être devenus des descendants aussi misérables. Rodenbach lui-même qualifiait le personnage qui devait réaliser l'« idéal » de son « vieux marin ». Comment oserions-nous encore célébrer de tels idéalistes ?
Hier soir, il nous aurait donc été difficile de célébrer Gudrun comme un drame national, à moins que...
Et ici, je reviens aux Perses d’Eschyle. Pourquoi admirons-nous toujours cette tragédie ? Ce n’est pas parce que les Athéniens y apprirent à éviter les défaites ennemies. Mais parce que, en dehors de toute signification politique, les plaintes d'Atossa, les récits de l'Envoyé et les avertissements de l'ombre de Darius sont d'une grandeur humaine si colossale, et d'une telle élévation, que même un Botocudo quelque peu instruit en serait profondément ému. Ces Perses sont une grande œuvre d'art.
Et Gudrun est-elle, en dehors de son rôle de pièce de propagande, une grande œuvre d'art ?
Dans son édition originale, Gudrun s'étend sur plus de 200 pages de texte. À la lecture, il n'y a pas un moment d'ennui ; on suit avec avidité ; c'est souvent d'une noblesse ou d'une puissance poignante. Pour la représentation, cependant, il a fallu élaguer ; et Fernand, le frère de Rodenbach, s'en est chargé avec piété. Rodenbach lui-même avait donné son accord : « Ce poème dramatique, ou plutôt, le drame qu'il contient, et qui peut aisément être extrait à l'aide de quelques coupures », écrivait-il dans l'introduction de son « jeu ». Cet élagage, nécessaire pour que la représentation ne dure pas trop longtemps, a cependant fini par entraîner la perte d'une grande part de la logique de l'intrigue, laquelle, au lieu de traîner, a défilé à une vitesse incroyable.
On n'a pas idée de tout ce qui se passe aujourd'hui dans ce troisième acte, en contraste avec un premier acte qui est presque entièrement composé de monologues. Cela perturbe en raison de l'inégalité dramatique, et aussi parce que la caractérisation des personnages devient insuffisante, parfois même puérile... Ce qui, en somme, donne l’impression que Gudrun, une fois adaptée pour la scène, apparaît comme une œuvre très jeune, très naïve.
Mais aussi comme une œuvre très fraîche, très joyeuse, et véritablement vivante. Les mutilations nécessaires ont pu nuire à la cohérence de l'intrigue : le jeu y a perdu son élan vital, mais pas sa fougue ni sa puissance. Ce drame encore inexpérimenté tire un bénéfice naturel de la domination exercée par des œuvres célèbres sur le public. Et dans ce domaine, il doit sa grande valeur littéraire à son style et à son langage. N'est-ce pas une raison suffisante pour garder Gudrun au répertoire, plutôt que de céder aux absurdités qui plaisent tant au public bruyant qui casse des noisettes et crie « Karel » depuis le poulailler ?
Cela ne m'empêchera toutefois pas, personnellement, de préférer, dans un coin tranquille, avec le livre entre les mains, savourer Rodenbach loin du Théâtre Flamand et de ses acteurs braillards.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 11 décembre 1908)
Bruxelles, 9 décembre 1908
Qui aurait osé le prédire, ou même l'imaginer : Salomé de Strauss comme pièce de répertoire !
Est-ce un hasard que Claire Friché ait voulu jouer ce rôle sensationnel ? Est-ce dû à la direction avant-gardiste de notre Théâtre de la Monnaie ? Ou est-ce le reflet de notre public ? Nous pouvons poser ces trois questions dans l'ordre inverse pour nous rapprocher de la vérité.
Notre public ? - Certainement, il n'est pas inférieur, sur le plan musical, à celui des autres grandes capitales. Même si, Dieu merci, nous sommes épargnés par une surcharge de culture allemande ou même néerlandaise, nos concerts sont nombreux, et assez solides pour avoir bien formé le goût du Bruxellois moyen. Certes, les concerts d'Ysaye et ceux de Durand – qui reviennent chaque année – attirent surtout pour la virtuosité des solistes. Ces derniers, venant d'Allemagne, passant par la Hollande pour aller en France, s'arrêtent un moment à Bruxelles et attirent le public. Mais visiblement, le reste du programme en pâtit, et les performances orchestrales ne brillent pas toujours par une compréhension profonde ni même par leur rigueur. Toutefois, le fait que le public avale les programmes « historiques » de Durand, ainsi que ceux, plus éclectiques, d’Ysaye contribue à l'éducation musicale. Des solistes comme Hekking, qui se démarquent nettement des prodiges ordinaires, sont également d'une grande importance ; et, avec Ysaye et Sauer qui donneront bientôt un concert ensemble, nous pouvons espérer des performances modèles, qui affineront encore le goût musical du public. Nous avons en plus les Concerts populaires mieux organisés sous la direction de Sylvain Dupuis, où, si je ne me trompe, votre Viotta dirigera bientôt. Et n’oublions pas les exécutions classiques nobles et souvent parfaites du Conservatoire, sous la direction du maître Gevaert, un plaisir que peu de gens peuvent savourer.
Ainsi, le Bruxellois, qui a également accès à de bons théâtres d'opérettes, trouve des occasions d'apprécier la musique et d'apprendre à distinguer le bon du mauvais. Il trouve surtout cette opportunité au Théâtre de la Monnaie, avec ses représentations toujours soignées et souvent brillantes.
Les deux directeurs du Théâtre de la Monnaie veillent à ce qu'il y en ait pour tous les goûts. Nous avons aussi bien des ballets insipides et sucrés que Salomé ; Pelléas cède la place à Éléazar ; chaque saison de spectacles nous rappelle amplement que Goethe et Gounod, Ambroise Thomas et Shakespeare ont collaboré sur des œuvres célèbres. Cela n’empêche pas Carmen d’avoir remporté son premier grand succès à Bruxelles, ni Wagner de triompher ici pour la première fois en français, ni Salammbô de Reyer, Fervaal de Vincent d'Indy et L'Étranger d’être créés à la Monnaie, qui nous promet également cette année des nouveautés de Dukas et Bréville, de jeunes talents français. Cependant, nous avons également dû endurer des premières aussi vides et insipides que cette Madame Chrysanthème d'il y a deux ans, si fade qu'on se demande comment un musicien et musicologue comme le directeur Kufferath, l’homme de Wagner, a pu l’offrir à son public.
Il serait donc injuste de blâmer la direction ou le public pour le fait que Salomé soit sur le point de devenir une pièce de répertoire. Après les nombreuses représentations de l'année dernière, elle a de nouveau été jouée trois fois en une semaine avec un grand succès – certes accompagnée de Le Maître de Chapelle ! Le succès, j'en ai une preuve personnelle. L'année dernière, lors de chaque représentation de Pelléas et de Salomé, j'avais pour voisine une jeune dame manifestement passionnée par la musique moderne, absorbée aussi bien par les partitions de Debussy que de Strauss. Chaque fois, elle venait accompagnée de sa mère, à qui j'ai entendu un jour demander pourquoi elle n'entrait pas aussi. Sa réponse fut : « De telles horreurs »… Hier, j'ai eu à nouveau le plaisir d’avoir cette jeune dame comme voisine, mais cette fois, j’étais séparé d’elle par la corpulence de la maman, qui, je vous assure, était tout à fait attentive, et à la fin, elle avoua que Strauss devait être très talentueux pour imiter aussi bien les sons de la nature. Le critère n’est pas bouleversant, mais cela témoigne d’un intérêt éveillé.
Ainsi, il ne sera peut-être pas totalement dû à Claire Friché seule si nous voyons encore Salomé sur scène. Il y avait, de plus, une nouvelle source d'intérêt : la rumeur que la très aimée et admirée Mary Garden jouerait le rôle de Salomé... et danserait elle-même. Hélas, Mary Garden n'est pas venue, mais Claire Friché, qui tient Bruxelles en haute estime, l’a fait.
Son interprétation – je vous épargne les commentaires sur le drame musical, n’est-ce pas ? – n'a nullement surpassé celle de Madame Charles Mazarin, qui a créé le rôle ici. Le rôle d'Hérode, quant à lui, n’était pas dans d’aussi bonnes mains que celles de Swolfs, qui l’a interprété l'année dernière. Malheureusement, la consciencieuse et talentueuse Mme Mazarin nous a quittés après certains incidents regrettables, pour lesquels elle a publiquement accusé l’un des directeurs – un petit scandale théâtral qui a fait couler beaucoup d'encre – et Swolfs, le remarquable ténor, formé à l'Opéra Flamand d'Anvers, une des meilleures écoles pour chanteurs dramatiques, triomphe actuellement dans le sud de la France, le berceau du bel canto français, où les directeurs de l’Opéra et de l'Opéra-Comique parisiens vont recruter leurs artistes… Il n’est pas impossible que Swolfs soit également tenté par Paris. Et alors, la direction de la Monnaie, qui l'a laissé partir pour des chanteurs plus bruyants mais bien moins talentueux, pourrait le regretter.
En attendant, la distribution du difficile Salomé reste plus que satisfaisante. Et bien que nous soyons encore loin de voir cette œuvre devenir aussi populaire que Faust, nous ne doutons pas que cette nouvelle série de représentations la rendra de plus en plus familière à notre public, comme ce fut le cas avec Pelléas, et qu'elle suscitera un intérêt accru pour les œuvres purement orchestrales de Strauss… que je continue de préférer à cette Salomé.
(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 16 décembre 1908)
Bruxelles, le 14 décembre 1908
Hier, les habitués d'un célèbre restaurant près de la Porte de Namur, à Ixelles, furent très surpris de voir entrer dans leur établissement distingué une série de visiteurs inhabituels. Ces derniers, sous le regard méfiant d’un serveur, étonnèrent par la singularité de leur apparence. Alors que l'un d'eux cachait ses impressions derrière des lunettes noires, un autre les montrait clairement avec ses yeux critiques et un sourire bienveillant qui apparaissait entre des joues roses et juvéniles, surmonté d'une barbe de professeur allemand. Un troisième, qui s’était rapidement retiré dans un coin, semblait gêné par l'Ordre de Léopold qui ornait son revers. L'un d'eux semblait tout droit sorti d’un tableau de Frans Hals (même s’il était un peu trop petit pour cela), un autre aurait été à sa place dans une leçon d’anatomie de Rembrandt. Une autre encore, dotée d’un chapeau romantique à la Arnolfini, comme celui que l’on voit dans le tableau de Jan van Eyck au British Museum, complétait le groupe.
La surprise des clients réguliers augmenta lorsqu'ils découvrirent sous les lourds manteaux d’hiver de ces curieux personnages des costumes d’apparat. Quant au serveur méfiant, il fut déconcerté lorsque ces messieurs commandèrent tranquillement à manger, atteignant son paroxysme de stupéfaction quand la figure du professeur allemand déclara ne vouloir boire que de l’eau gazeuse. Seul l’homme au chapeau Arnolfini, qui toussait et reniflait comme un cheval malade, ne mangea rien, préférant sucer attentivement des pastilles médicinales.
L'étonnement des clients atteignit son apogée et la méfiance du serveur se transforma en respect sympathique lorsque la porte du restaurant s’ouvrit à la volée et que M. Buyl, député d'Ostende et échevin d’Ixelles, fit son apparition. S'approchant cordialement des visiteurs, il les nomma à voix haute. Ces messieurs se révélèrent être l'élite de la littérature flamande : l’homme aux lunettes noires était Maurits Sabbe, la barbe de professeur allemand ornait Emmanuel de Bom, le modeste chevalier de l’Ordre de Léopold était Victor de la Montagne, le petit Frans Hals était Hubert Melis, l’homme échappé de la leçon d’anatomie était Fernand Toussaint, et l’homme toussant sous le chapeau Arnolfini n'était autre que Karel van de Woestijne.
D'autres personnalités les rejoignirent : Prosper van Langendonck, président de l’Association des écrivains, Jan van den Arend, Léonard Buyst, Constant van Buggenhaut, tous membres de la même association. Pourquoi étaient-ils là ? Simplement pour se réunir et, ensuite, rendre hommage à Dautzenberg…
Une fois l’addition payée, les manteaux enfilés, les dernières gouttes de bière sirotées et quelques parapluies oubliés, ces messieurs se dirigèrent en petits groupes nonchalants, sous une pluie battante, vers la place communale d’Ixelles, où devait se former le cortège. Là, ils rencontrèrent d'autres amis. August Vermeylen arborait un manteau d'une coupe particulière, fameuse grâce à MacFariane. Lod. de Raet souriait aimablement. Willem Gijssels arriva en tramway, tel un conducteur de char romain. Léonce du Catillon marchait en bon chrétien-démocrate aux côtés du sculpteur Bracke... Un beau cortège se forma sous la direction magistrale de leur confrère Julius Hoste Junior, assisté de J.H. de Vries. Avec une centaine de drapeaux détrempés, nous retournâmes vers la Porte de Namur, derrière une fanfare jouant une joyeuse "Matchiche", que la population accueillit comme l'hymne triomphal de la littérature flamande.
Je marchais moi aussi, entre August Vermeylen et Isidoor Teirlinck, père de Herman, et je constatai que cette rue, que je traverse en tramway trois ou quatre fois par jour, changeait d'aspect en marchant en cortège. Les maisons me parurent plus dignes, bien que plus hautes ; les visages des gens étaient moins indifférents.
Je commençais à philosopher sur l’influence des défilés sur la perspective urbaine et la psychologie des journalistes, lorsque le cortège s’arrêta devant une maison dans une petite rue peu décorée. Là, des femmes corpulentes, postées aux fenêtres, attirèrent l’attention de certains marcheurs grâce à leur teint éclatant et à leurs sourcils joliment arqués, légèrement maquillés. La maison où nous nous arrêtâmes avait été celle où le poète Dautzenberg avait vécu de nombreuses années. À l'occasion du centième anniversaire de sa naissance, l'Association des écrivains, qui publiait une excellente anthologie des œuvres de Dautzenberg, avait décidé de marquer cette maison d'une plaque commémorative. La municipalité d'Ixelles, très coopérative, y participa avec enthousiasme, et c’est par la voix de l’échevin Buyl qu’elle exprima sa fierté d'avoir soutenu les écrivains flamands. Ixelles, banlieue la plus aristocratique de Bruxelles, a toujours été, et est encore, habitée par de nombreux artistes. M. Buyl déclara la fierté de la commune et, bien que majoritairement francophone, insista sur le fait que les différences linguistiques s'effacent lorsqu'il s'agit d’honorer un artiste, quelle que soit la langue dans laquelle il s’exprime.
La gratitude de nos écrivains fut exprimée par Prosper van Langendonck, qui, dans un discours élégant, remercia la municipalité d'Ixelles, en particulier M. Buyl, rendit hommage à la mémoire de Dautzenberg, et salua les membres de la famille du poète présents.
Ensuite, le cortège reprit son chemin, accompagné de nouvelles "Matchiche" et d'autres hymnes populaires. Nous nous dirigeâmes vers le Musée communal, où devait avoir lieu un concert.
Imaginez une immense salle pouvant accueillir trois mille personnes, remplie à plus de la moitié. Et on ose encore douter de l'intérêt pour la littérature flamande ! Et quel public distingué !
Des chants furent interprétés par Madame Maria Levering et Monsieur Bouquet, tandis que Monsieur Lauwerijs déclama des vers de Dautzenberg, mis en musique par divers compositeurs.
Il y eut également un discours d’honneur, prononcé par Karel van de Woestijne, bien enrhumé, qui avait traîné son influenza toute l’après-midi sous la pluie, sans que cela n'améliore son état. Heureusement, les pastilles avaient eu un effet bénéfique sur ses cordes vocales, si bien que M. van de Woestijne serait prêt à allumer une bougie pour l'inventeur de ces pastilles.
Ainsi s'acheva cette célébration réussie. Les écrivains flamands réunis burent et mangèrent encore un peu, ici et là. Ni la pluie ni le froid n’éteignirent l’esprit de fête. Avec le sentiment du devoir accompli – et le conférencier avec de la fièvre –, ils allèrent tous se coucher sagement.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 décembre 1908)
Bruxelles, 24 décembre 1908
C'était il y a un mois à peine. Un des derniers beaux jours d'automne, pendant le week-end, sous la lumière argentée, entre les arbres jaunes de l'avenue Louise. Je l'ai vu venir de loin, et je me suis réellement réjoui de le voir, malgré ses 80 ans, avoir toujours l'air si bien, malgré sa raideur quasi automatisée, l'homme qui semblait ne vivre que d'esprit et d'âme depuis plus de dix ans. Son grand chapeau à larges bords sur ses longs cheveux blancs qui se dressaient raides et morts, son visage gris et robuste, avec des yeux mélancoliques et sensibles et une grosse bouche; sa haute stature courbée dans son manteau d'hiver cintré; ses chaussures impeccables et ses gants fins : à première vue, la dignité d'un vieux député ou d'un professeur à la retraite. Mais à une salutation mutuelle : le visage qui s'illumine d'un sourire, les yeux qui brillent à peine à la reconnaissance, la bouche qui bouge avec bienveillance. Et l'on remarque immédiatement que c'est une nature très fine et très noble; on le voit : un artiste; on est heureux de l'avoir rencontré... C'était la dernière fois que je verrais le baron Gevaert, le grand musicologue, directeur de notre Conservatoire...
Et en marchant, je me suis souvenu de notre première rencontre : il y a quinze ans déjà ! J'étais encore sur les bancs de l'école, - l'un des rares de la classe à être passionné par la littérature grecque et à s'intéresser à la métrique grecque. Mon professeur, lui-même un helléniste sensible, m'avait pris en amitié pour cela.
C'était à l'époque où Reinach avait découvert le célèbre Hymne à Némésis. Je venais juste de lire avec admiration l’ « Histoire et Théorie de la Musique dans l'Antiquité » de Gevaert. Mon professeur, que je remercie encore aujourd'hui, m'a donné l'occasion d'apprécier de manière plus objective, sous une forme immédiate, la musique grecque et aussi romaine : au Conservatoire de Bruxelles, il y aurait un concert de presque tout ce qui restait de musique antique, avec une conférence explicative de Gevaert, - un concert donné pour la Société de Philologie et d'Histoire. J'ai été introduit dans le public composé exclusivement de savants, j'ai reçu un programme intitulé, en grec, Okroama, j'ai entendu jouer la cithare et la flûte simple et double - ainsi que la buccina romaine -, et, pour la première fois de ma vie, j'ai entendu chanter en grec ; mais j'ai surtout apprécié la parole vivante, l'enthousiasme inspiré de celui qui nous introduisait dans cet art étrange et captivant, si profondément humain.
Gevaert avait alors l'air aussi vieux que dans les derniers jours : les mêmes cheveux morts, le même corps raide, les mêmes mouvements de vieillard. Mais quelle émotion profonde dans sa voix sombre, quelle générosité dans ses gestes explicatifs, quelle jeunesse dans son regard ! Et le signe émotionnel, avec le mot pour les auditeurs, avec la main maigre qui battait la mesure pour les interprètes, de la qualité purement musicale de ces chants doux ou robustes ; et la manière naïve dont il racontait comment le dernier rêve de son ami Wagener - un helléniste de l'Université de Gand - avait été de former une école de danse selon les formes grecques, et comment il était désolé, lui Gevaert, de trouver si difficile de former des danseuses pour cela.... C'était, dans cette conférence, tout Gevaert : le grand érudit qui était aussi un grand artiste.
Il n'a jamais été un grand compositeur, c'est vrai. Pas un grand découvreur, pas un génie musical. Mais toujours, dès le début, un homme de très bon goût. N'était-ce pas lui qui, à une époque de romantisme débridé, se référait à un Grec, qu'il avait choisi comme modèle pour son propre travail ? Ses opéras de cette époque - je ne mentionne que le Capitaine Henriot et Quentin Durward - se distinguent à cet égard, à savoir la pureté et la finesse de l'inspiration et la sobriété élégante de l'élaboration, favorablement par rapport aux œuvres françaises contemporaines. Rappelons également que Gevaert, à cette époque - entre 1865 et 1870 -, directeur de la musique à l'Opéra de Paris, fut le premier à penser à ressusciter le vieux Gluck, et à préparer une représentation d'Armide, qui n'a été rendue impossible que par la guerre de 70. Il est intéressant de noter également que Gevaert a été l'un des premiers à admirer Wagner, et qu'il envisageait une représentation de Lohengrin, également à l'Opéra de Paris, lorsque la guerre l'a ramené en France.
C'est alors qu'il a trouvé et progressivement assumé sa propre position. Ce compositeur méritant était, je l'ai déjà dit, surtout un homme de bon goût ; il a découvert en lui des penchants didactiques. L'occasion de développer ces qualités particulières lui a été offerte très bientôt, en tant que directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, après la mort de Fétis. Beaucoup d'études en histoire de la musique lui avaient montré la vanité de la création personnelle. Il allait maintenant se consacrer entièrement à l'enseignement ; un enseignement qui ne serait cependant pas entièrement théorique - bien qu'il y contribue par toute une série de livres -, mais surtout par l'exemple rendu sensible. La musique n'est pas une science, mais l'art le plus intime. Et, bien qu'il y ait une science de cet art, une science que tout praticien doit connaître à fond ; surtout à partir de ce qu'il a produit de meilleur, on apprendra sa propre essence, sa beauté particulière, son esthétique.
C'est ainsi que sont nées les anthologies d'anciens opéras : une collection admirable, introduite et annotée par Gevaert, comme seul l'artiste érudit qu'il était pouvait le faire ; sous cette idée allaient aussi les inoubliables concerts modèles, où surtout Bach, Haendel et Haydn fournissaient la matière première, qui ont donné lieu aux excellentes représentations de Gluck au Théâtre royal de la Monnaie, et où les modernes n'étaient pas oubliés, dans la mesure où ils montraient ce que Gevaert tenait pour le plus élevé : le style dans l'humanité.
Vers les années soixante-dix, une nouvelle occupation absorba entièrement Gevaert : la musique antique. Avec une énergie admirable - l'énergie du paysan de Flandre orientale qu'il était déjà - cet homme de près de cinquante ans se lança dans l'étude : d'abord l'étude des langues, puis le déchiffrement de textes obscurs et équivoques, dans une science qui n'était pas encore sur un terrain solide, et qui n'offrait que des choses douteuses et contradictoires. C'est l'honneur de Gevaert d'avoir mis de l'ordre là-dedans. Son « Histoire et Théorie de la Musique dans l'Antiquité », complétée plus tard par des « Appendices » et « La Mélopée dans le chant de l'Église latine », a entraîné un progrès infini dans la connaissance du sujet. Et il en va de même pour « Les Origines du chant liturgique. »
Toutes ces activités n'ont en rien détourné Gevaert de son devoir en tant que directeur du Conservatoire. Avec obstination, il a obtenu du ministère compétent des nominations de professeurs, lorsqu'elles lui semblaient utiles. Car cet idéaliste avait l'entêtement de tous les idéalistes, lorsqu'ils s'efforcent de mettre en pratique leurs projets. C'est à cet entêtement de Gevaert que nous devons les magnifiques concerts du Conservatoire, en plus de ses travaux en histoire de la musique ; à cet entêtement aussi que, à une ou deux exceptions près, tous les opéras de Gluck sont inscrits au répertoire courant de la Monnaie.... Bien que l'homme fût très âgé : on ressentira qu'on a perdu avec lui beaucoup dans notre mouvement artistique. La capitale perd également une figure caractéristique, et ses amis intimes quelqu'un dont la franchise parfois brutale et l'ironie espiègle étaient proverbiales.
Le roi aimait beaucoup Gevaert. Après lui avoir donné toutes les croix et rubans dont il disposait, il l'a nommé baron. Gevaert a pris cela plus légèrement que le bibliothécaire gantois van der Haegen, qui partageait le même sort mais qui se mettait en colère quand on le félicitait pour cela. Gevaert, lui, a répondu : Je n'ai jamais eu d'autre ambition que d'être appelé un jour "Maître".
Ce titre, personne ne lui refusera, avec un dernier salut respectueux.... Il peut sembler déplacé, alors que Gevaert repose encore sur terre, de parler déjà de son successeur en tant que directeur du Conservatoire royal de Bruxelles. Il ne sera cependant pas prématuré de mentionner Edgar Tinel comme tel. Dans des cercles bien informés, il semble qu'il n'y ait aucun doute sur la nomination, pour autant que, bien sûr, Tinel présente sa candidature.