Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Chroniques culturelles et artistiques du Nieuwe Rotterdam Courant (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

VAN DE WOESTYNE Karel, Chroniques artistiques et culturelles (1908)

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")

>« Le Chemineau » au Théâtre de la Monnaie [de Xavier Leroux] (23 février) - Baron Fr. Aug. Gevaert † (27 décembre)

Le Chemineau, au Théâtre de la Monnaie [de Xavier Leroux]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 23 février 1908)

Bruxelles, 20 février 1908

Ils l’ont maintenant joué deux fois, et je suis allé l’écouter deux fois. La première fois, le prince Albert était là –-« Le Long Albert » dit ici le peuple –, ainsi que la princesse Elisabeth, et la princesse Clémentine, et, bien sûr, tout ce que Bruxelles possède d’officiels - quatre ministres ! - et de chic - toute la noblesse. J’ai bien observé tout cela, et vous en apprendrez plus demain… Pour mieux juger de l’œuvre elle-même, je suis retourné à la deuxième représentation et… pour dire la vérité : ce ne sera pas par ma bouche que vous entendrez pour l’instant la vérité définitive sur « Le Chemineau », drame lyrique de Jean Richepin, musique de Xavier Leroux.

Le drame de Jean Richepin ne peut vous être inconnu. Le poète de « La Chanson des Gueux » y tisse en cinq longs actes l’histoire la plus invraisemblable, avec beaucoup plus de pathos et beaucoup moins de finesse que dans ses précédents poèmes où il chante les vagabonds et les rôdeurs avec tant de véritable amour. Je ne vous le cache pas : le Jean Richepin des premiers recueils de vers m’est vraiment cher. Le geste est parfois un peu exagéré, le sentiment trop romantique, le vers parfois trop éclatant : mais on y retrouvait néanmoins la voix d’un poète déchaîné, certes, mais très authentique. J’ai également pris plaisir à son travail dramatique antérieur. « Le Flibustier », qui découle de « La Mer » tout comme « Le Chemineau » découle de « La Chanson des Gueux », est une œuvre pleine de sincérité et sans grandiloquence. C’est différent, hélas, avec « Le Chemineau », qui, à la vue et à la lecture, ne m’a procuré, en dehors du plaisir des vers forts et bien musclés et de la construction dramatique vigoureuse, rien d’autre que de la contrariété à cause de la vacuité du sentiment et de l’artificialité romantique des circonstances.

J’espérais donc que la musique pourrait arranger beaucoup de choses ; qui sait si Xavier Leroux ne pourrait pas me réconcilier avec Jean Richepin et ses grands gestes...

Je connaissais Leroux d’un drame lyrique de lui, joué ici il y a des années, inspiré de « Évangéline » de Longfellow. Le souvenir en est très vague : l’œuvre est restée dans des tons gris, très harmonieuse. Le souvenir l’embellit peut-être, mais je ressens encore cela comme quelque chose de délicat, de fin, – un peu effacé par manque de personnalité, mais pas sans signification. Pouvais-je espérer que ce sens juste de la nature, la généralisation nécessaire des caractères alliée à une intimité moins passionnée, aurait humanisé plus intimement le pathos de Richepin ?

Ce n’était pas vraiment une déception, mais…

Certes : une atmosphère plus raffinée s’est installée autour de l’œuvre. Ce qui autrefois était presque entièrement laissé au décor, vous enchante ici, très harmonieusement, à travers la musique. Beaucoup de finesse dans la représentation des scènes de nature, sans imiter excessivement les bruits naturels : une véritable musique d’impression, qui reste toujours une musique d’ambiance. Cela n’excelle peut-être pas par une personnalité écrasante ; cela pourrait tout aussi bien être, par exemple, de Bruneau. Mais cela ne devient jamais banal, ni inélégant.

Aux premiers actes, je n’avais pas encore une impression favorable : lorsque le pathos de Richepin devenait trop extravagant, la musique de Leroux le laissait faire. Elle restait discrète en arrière-plan, attendant que cela se calme. Et l’unité en souffrait naturellement, mais j’étais loin de blâmer Leroux. Mais plus loin, lorsqu'il essaie de suivre le texte qu'il a choisi, il gâche tout ; cela commence à sonner faux, on a la sensation désagréable que le compositeur se force. Cela reste très courageux – comme le gymnaste qui travaille tout en haut dans les poutres du cirque – mais l’auditeur ressent davantage le danger que le compositeur lui-même, peut-être comme le spectateur qui craint de voir à tout moment l’acrobate tomber, tandis que celui-ci virevolte en souriant pour finalement atterrir gracieusement dans le filet.

Xavier Leroux atterrit toujours gracieusement dans le filet. Mais on a tout de même l’impression que cet homme devrait rester un peu plus proche de la terre. En d’autres termes : Xavier Leroux a surestimé sa personnalité. Il y a un monde entre l’art robuste de Richepin et son art, qui est plutôt gracieux : « Ne forçons pas notre talent : nous ne ferions rien avec grâce. » En voulant faire grand et puissant, Leroux a sacrifié toute sa grâce, la meilleure partie de son talent...

Ce ne sont que des impressions journalistiques fugitives. Elles négligent certainement beaucoup de bonnes choses dans une partition qui semble écrite avec soin. Même si ce n’est pas une œuvre qui se distingue par la personnalité, par une musicalité supérieure ou par une inspiration élevée, elle n’en reste pas moins honnête et sérieuse même lorsqu'elle se trompe ; elle est travaillée avec minutie, sans jamais devenir grossière ; même si cela semble un peu gris au début, après le vide haletant de certains passages, on est très heureux de retrouver ce gris, ce gris délicat et fin : ce n’est pas une œuvre de premier ordre, mais une œuvre qui mérite l’attention…

Avec cela, bien sûr, – je ne suis qu’un amateur – le dernier mot sur « Le Chemineau » n’a pas encore été dit...


Baron Fr. Aug. Gevaert †

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 décembre 1908)

Bruxelles, 24 décembre 1908

C'était il y a un mois à peine. Un des derniers beaux jours d'automne, pendant le week-end, sous la lumière argentée, entre les arbres jaunes de l'avenue Louise. Je l'ai vu venir de loin, et je me suis réellement réjoui de le voir, malgré ses 80 ans, avoir toujours l'air si bien, malgré sa raideur quasi automatisée, l'homme qui semblait ne vivre que d'esprit et d'âme depuis plus de dix ans. Son grand chapeau à larges bords sur ses longs cheveux blancs qui se dressaient raides et morts, son visage gris et robuste, avec des yeux mélancoliques et sensibles et une grosse bouche; sa haute stature courbée dans son manteau d'hiver cintré; ses chaussures impeccables et ses gants fins : à première vue, la dignité d'un vieux député ou d'un professeur à la retraite. Mais à une salutation mutuelle : le visage qui s'illumine d'un sourire, les yeux qui brillent à peine à la reconnaissance, la bouche qui bouge avec bienveillance. Et l'on remarque immédiatement que c'est une nature très fine et très noble; on le voit : un artiste; on est heureux de l'avoir rencontré... C'était la dernière fois que je verrais le baron Gevaert, le grand musicologue, directeur de notre Conservatoire...

Et en marchant, je me suis souvenu de notre première rencontre : il y a quinze ans déjà ! J'étais encore sur les bancs de l'école, - l'un des rares de la classe à être passionné par la littérature grecque et à s'intéresser à la métrique grecque. Mon professeur, lui-même un helléniste sensible, m'avait pris en amitié pour cela.

C'était à l'époque où Reinach avait découvert le célèbre Hymne à Némésis. Je venais juste de lire avec admiration l’ « Histoire et Théorie de la Musique dans l'Antiquité » de Gevaert. Mon professeur, que je remercie encore aujourd'hui, m'a donné l'occasion d'apprécier de manière plus objective, sous une forme immédiate, la musique grecque et aussi romaine : au Conservatoire de Bruxelles, il y aurait un concert de presque tout ce qui restait de musique antique, avec une conférence explicative de Gevaert, - un concert donné pour la Société de Philologie et d'Histoire. J'ai été introduit dans le public composé exclusivement de savants, j'ai reçu un programme intitulé, en grec, Okroama, j'ai entendu jouer la cithare et la flûte simple et double - ainsi que la buccina romaine -, et, pour la première fois de ma vie, j'ai entendu chanter en grec ; mais j'ai surtout apprécié la parole vivante, l'enthousiasme inspiré de celui qui nous introduisait dans cet art étrange et captivant, si profondément humain.

Gevaert avait alors l'air aussi vieux que dans les derniers jours : les mêmes cheveux morts, le même corps raide, les mêmes mouvements de vieillard. Mais quelle émotion profonde dans sa voix sombre, quelle générosité dans ses gestes explicatifs, quelle jeunesse dans son regard ! Et le signe émotionnel, avec le mot pour les auditeurs, avec la main maigre qui battait la mesure pour les interprètes, de la qualité purement musicale de ces chants doux ou robustes ; et la manière naïve dont il racontait comment le dernier rêve de son ami Wagener - un helléniste de l'Université de Gand - avait été de former une école de danse selon les formes grecques, et comment il était désolé, lui Gevaert, de trouver si difficile de former des danseuses pour cela.... C'était, dans cette conférence, tout Gevaert : le grand érudit qui était aussi un grand artiste.

Il n'a jamais été un grand compositeur, c'est vrai. Pas un grand découvreur, pas un génie musical. Mais toujours, dès le début, un homme de très bon goût. N'était-ce pas lui qui, à une époque de romantisme débridé, se référait à un Grec, qu'il avait choisi comme modèle pour son propre travail ? Ses opéras de cette époque - je ne mentionne que le Capitaine Henriot et Quentin Durward - se distinguent à cet égard, à savoir la pureté et la finesse de l'inspiration et la sobriété élégante de l'élaboration, favorablement par rapport aux œuvres françaises contemporaines. Rappelons également que Gevaert, à cette époque - entre 1865 et 1870 -, directeur de la musique à l'Opéra de Paris, fut le premier à penser à ressusciter le vieux Gluck, et à préparer une représentation d'Armide, qui n'a été rendue impossible que par la guerre de 70. Il est intéressant de noter également que Gevaert a été l'un des premiers à admirer Wagner, et qu'il envisageait une représentation de Lohengrin, également à l'Opéra de Paris, lorsque la guerre l'a ramené en France.

C'est alors qu'il a trouvé et progressivement assumé sa propre position. Ce compositeur méritant était, je l'ai déjà dit, surtout un homme de bon goût ; il a découvert en lui des penchants didactiques. L'occasion de développer ces qualités particulières lui a été offerte très bientôt, en tant que directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, après la mort de Fétis. Beaucoup d'études en histoire de la musique lui avaient montré la vanité de la création personnelle. Il allait maintenant se consacrer entièrement à l'enseignement ; un enseignement qui ne serait cependant pas entièrement théorique - bien qu'il y contribue par toute une série de livres -, mais surtout par l'exemple rendu sensible. La musique n'est pas une science, mais l'art le plus intime. Et, bien qu'il y ait une science de cet art, une science que tout praticien doit connaître à fond ; surtout à partir de ce qu'il a produit de meilleur, on apprendra sa propre essence, sa beauté particulière, son esthétique.

C'est ainsi que sont nées les anthologies d'anciens opéras : une collection admirable, introduite et annotée par Gevaert, comme seul l'artiste érudit qu'il était pouvait le faire ; sous cette idée allaient aussi les inoubliables concerts modèles, où surtout Bach, Haendel et Haydn fournissaient la matière première, qui ont donné lieu aux excellentes représentations de Gluck au Théâtre royal de la Monnaie, et où les modernes n'étaient pas oubliés, dans la mesure où ils montraient ce que Gevaert tenait pour le plus élevé : le style dans l'humanité.

Vers les années soixante-dix, une nouvelle occupation absorba entièrement Gevaert : la musique antique. Avec une énergie admirable - l'énergie du paysan de Flandre orientale qu'il était déjà - cet homme de près de cinquante ans se lança dans l'étude : d'abord l'étude des langues, puis le déchiffrement de textes obscurs et équivoques, dans une science qui n'était pas encore sur un terrain solide, et qui n'offrait que des choses douteuses et contradictoires. C'est l'honneur de Gevaert d'avoir mis de l'ordre là-dedans. Son « Histoire et Théorie de la Musique dans l'Antiquité », complétée plus tard par des « Appendices » et « La Mélopée dans le chant de l'Église latine », a entraîné un progrès infini dans la connaissance du sujet. Et il en va de même pour « Les Origines du chant liturgique. »

Toutes ces activités n'ont en rien détourné Gevaert de son devoir en tant que directeur du Conservatoire. Avec obstination, il a obtenu du ministère compétent des nominations de professeurs, lorsqu'elles lui semblaient utiles. Car cet idéaliste avait l'entêtement de tous les idéalistes, lorsqu'ils s'efforcent de mettre en pratique leurs projets. C'est à cet entêtement de Gevaert que nous devons les magnifiques concerts du Conservatoire, en plus de ses travaux en histoire de la musique ; à cet entêtement aussi que, à une ou deux exceptions près, tous les opéras de Gluck sont inscrits au répertoire courant de la Monnaie.... Bien que l'homme fût très âgé : on ressentira qu'on a perdu avec lui beaucoup dans notre mouvement artistique. La capitale perd également une figure caractéristique, et ses amis intimes quelqu'un dont la franchise parfois brutale et l'ironie espiègle étaient proverbiales.

Le roi aimait beaucoup Gevaert. Après lui avoir donné toutes les croix et rubans dont il disposait, il l'a nommé baron. Gevaert a pris cela plus légèrement que le bibliothécaire gantois van der Haegen, qui partageait le même sort mais qui se mettait en colère quand on le félicitait pour cela. Gevaert, lui, a répondu : Je n'ai jamais eu d'autre ambition que d'être appelé un jour "Maître".

Ce titre, personne ne lui refusera, avec un dernier salut respectueux.... Il peut sembler déplacé, alors que Gevaert repose encore sur terre, de parler déjà de son successeur en tant que directeur du Conservatoire royal de Bruxelles. Il ne sera cependant pas prématuré de mentionner Edgar Tinel comme tel. Dans des cercles bien informés, il semble qu'il n'y ait aucun doute sur la nomination, pour autant que, bien sûr, Tinel présente sa candidature.