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Chroniques culturelles et artistiques du Nieuwe Rotterdam Courant (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

VAN DE WOESTYNE Karel, Chroniques artistiques et culturelles (1907)

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")

Pelleas et Melisande (13 janvier) - Trésors artistiques en péril [à Bruges] (30 janvier) - Art à Bruxelles [Fernand Khnopff, Henri Thomas] (8 février) - Alfred Stevens (4 mai) - La Triennale (I) (31 août) - « Salammbo », au Théâtre de la Monnaie [d'Ernest Reyer] (8 septembre) - La Triennale (II) (10 septembre) - « Ariane » au Théâtre Royal de la Monnaie [de Jules Massenet] (26 novembre)

Pelléas et Mélisande au Théâtre Royal de la Monnaie

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 13 janvier 1907)

Bruxelles, 10 janvier 1907

C'est avec une impression accablante, une émotion presque physique que je ne veux pas vous livrer ce soir, de retour chez moi après la première de « Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy, mon opinion sur ce drame musical. Une opinion ne se forme qu'après la cristallisation des sensations éprouvées, et je suis encore sous l'emprise directe de l'émotion. Mais je veux indiquer, dans la mesure du possible, comment cette œuvre si singulière, si extraordinaire, frappe et bouleverse.

Je ne vous le cache pas : j'étais allé au Théâtre Royal de la Monnaie avec méfiance, voire avec une méfiance hostile. Des personnes en qui j'avais confiance sur le plan artistique m'avaient dit qu'une représentation à Paris les avait affectées comme quelque chose d'impur, de trouble, et surtout de non musical. Ce n'était pas une recommandation pour moi. Est-ce « parce que je suis Flamand » ? Je ne sais pas, mais j'aime la musique franche, riche, saine, qui n'exclut évidemment pas la finesse, la sensibilité, mais qui exprime néanmoins ces qualités plus profondes de manière claire, vraiment musicale, sans équivoque. C'est pourquoi, dans leur simplicité élevée, les classiques me sont si chers, et je regarde avec répugnance les compositeurs plus récents qui, pour exprimer les sentiments les plus simples, ont recours à des moyens inattendus, brutaux, qui en plus se situent en dehors de leur art, l'art des sons.

C'est ainsi que je suis allé voir « Pelléas » avec un préjugé défavorable. Un préjugé d'autant plus grand que je crains toujours l'adaptation musicale d'un poème. Et si ce poème est « Pelléas et Mélisande » de Maeterlinck, comment ne pas craindre davantage ?

Car parmi toutes les œuvres théâtrales de la première période de Maeterlinck - celles d'avant « Aglavaine et Sélysette » - il n'y en a pas qui me semble aussi musicale que précisément « Pelléas et Mélisande ». Et quand je dis musicale, je ne parle pas encore de la langue mélodieuse et du rythme des phrases, mais je veux dire : harmonieuse dans sa distribution et dans son impression totale, et plus encore : significative pour le rôle que jouent le silence et l'expression parlée, comme la lumière et l'ombre sur un tableau. Je n'avais jamais vu la pièce mise en scène. D'ailleurs, j'ai peur des représentations de Maeterlinck, que je connais trop bien pour ne pas être profondément affecté par le faux, multiplié sur scène, que je discerne déjà trop bien dans son œuvre. Mais à la relecture, c'est toujours cette conscience de l'auteur dans « Pelléas » qui m'a frappé, lui qui, mieux que dans tous ses travaux antérieurs, savait émouvoir au-delà des mots, simplement en divisant le silence et la parole. Et c'est cette qualité - une qualité musicale, vous en conviendrez - qui semblait donner aux phrases exprimées un sens plus profond, un fondement de vérité éternelle, que d'autres, simplement poètes, avaient plutôt cherché dans une représentation allégorique ou une composition symbolique.

Cela vous explique comment je considère d'avance une adaptation musicale de « Pelléas et Mélisande » non seulement osée, mais audacieuse, tout comme je trouverais audacieux de mettre en musique les poèmes de Verlaine ou les cantiques de Racine ; c'est pourquoi j'ai été réticent, et seulement poussé par le sens du devoir en tant que journaliste, à me rendre ce soir au Théâtre Royal de la Monnaie.

Maintenant que je suis rentré, je dois humblement avouer que mes craintes étaient prématurées : la mise en musique de « Pelléas et Mélisande » a fait bien plus et mieux que de me toucher dans mes sentiments, elle m'a, loin de maltraiter l'œuvre de Maeterlinck, rapproché du drame, elle en a approfondi la tragédie, élargi l'humanité, adouci et enrichi parfois l'austérité du langage ; dans sa délicatesse, elle a tissé autour du conte une atmosphère de conte de fées des plus fines ; dans son chant humain, elle a trouvé une âme profondément humaine aux marionnettes maeterlinckiennes.

Déguisement musical... Mais est-ce encore de la musique, je me suis demandé. Car cette œuvre est si stupéfiante, si inhabituelle, si différente de tout ce qui existe, qu'on doute, et que votre oreille se rebelle initialement. De sorte que, dès le début, vous êtes déconcerté, irrité, ne sachant pas où vous êtes conduit. Ce n'est pas cette satisfaction, cette assurance, qui sont la première exigence et le premier facteur du plaisir esthétique. Cette succession, à un rythme parfois plus lent ou plus rapide, de notes parfois discordantes, qui suscitent une douleur constante, où toute ligne mélodique est absente, qui ne parlent que dans les couleurs orchestrales profondes et sobres, subtiles et étranges : elles perturbent votre sens musical ; elles ne ressemblent pas à ce que la musique fait généralement ; elles fonctionnent de manière picturale,... comme certains « nocturnes » de Whistler, certains tableaux de Sauter parlent plutôt musicalement, comme la poésie de René Ghil est orchestrale dans sa plastique : une impureté donc dans les moyens utilisés, une fusion des arts qui sont différents par nature, ou, mieux dit, l'intention de susciter des impressions qui ne peuvent être provoquées que par un autre art. Voilà, en surface, cette musique de Debussy, dont on doute alors légitimement, à la première écoute, si c'est encore de la musique.

Et pourtant, c'est bien le cas, et de la manière la plus pure qui soit. On le remarque dès le début du deuxième acte. La mère de Pelléas lit une lettre ; c'est très simple : un discours au ton juste de l'émotion exprimée. Et voilà, immédiatement, votre cœur s'ouvre ; vous retournez aux sources de la musique, vous entendez la mélodie antique, la cantilène hellénique résonner ; vous vous approchez de la dramaturgie pure et si naturelle de la liturgie musicale bénédictine ; et ici, dans sa simplicité savante, chez Debussy, c'est si noble, le son est si exactement surprenant, la ligne est si sobre et si pure, que l'enchantement s'empare de vous sans transition et vous voilà de nouveau, cette fois purement musical, ressentant, compatissant, à tel point que cette raffinée simplicité, on pourrait presque dire monotonie, ne vous lâche bientôt plus, vous entraînant dans des abîmes de sentiment, vous amenant presque aux larmes de votre propre chagrin ou de votre propre joie, et enfin, à la fin, cette grande sérénité vous laisse un bonheur si profond, que vous ne pouvez éprouver que devant une œuvre d'art extrêmement extraordinaire. Que les moyens utilisés pour cela n'appartiennent pas à la musique, ne soient pas franchement musicaux, ne fassent impression que par leur ambiguïté ?... Mais qui y pense encore quand cette musique nous a rendus heureux ! Au début, oui, on peut être critique ; mais quand vient l'extase, quand on se fond dans cette splendeur émotionnelle, quand, avec toute cette salle de spectacle haletante, on est perdu dans ce langage sonore sobre et élevé, que m'importe encore la signification technique de l'œuvre de Debussy ? Et est-ce que je pense encore à la musique ? Non, je suis un être absorbé par l'art, je ressens en moi la purification béate de l'art ; j'oublie les moyens ; je ne sais même pas si ce sont des impressions auditives qui me font plaisir : je prends simplement plaisir, et n'est-ce pas là le plus élevé ?

Et si je me rapproche un peu plus de la réalité pratique ; si j'analyse : ne remarquerais-je pas que - en dehors des moyens musicaux, qui ne relèvent pas de ma compétence, - ici, une œuvre me parle, qui, par son élévation, par le sentiment des proportions, par la pureté et la justesse de l'expression, par la clarté enfin avec laquelle, ayant surmonté la première impression étrange, elle m'apparaît comme seule une œuvre classique l'a fait ? Alors, que m'importe encore une certaine étrangeté dans l'apparence extérieure, le fait de sortir des formes conventionnelles, quand, avec un respect forcé, je me tiens devant une telle expérience ?...

Je ne peux pas dire grand-chose de plus sur « Pelléas et Mélisande » de Debussy à présent. Je le répète : c'est plus une impression directe qu'une opinion ferme et convaincante. Une deuxième représentation, où j'écouterais plus consciemment, où je tempérerais mes sentiments et affûterais mon attention, pourrait peut-être faire chuter une partie de mon enthousiasme. Une analyse froide pourrait peut-être m'obliger à admettre que je me suis trompé. - Mais, en plus de ne pas être musicien, je ne souhaite pas non plus agir en tant que critique dramatique, alors que j'ai ressenti et apprécié avec tant de tendresse et de passion. Et cela aussi est un critère, je le crois, surtout là où toute une salle, d'abord aussi prévenue que moi-même, a rappelé les interprètes douze fois à la fin des derniers actes. Cependant, la représentation était, à part la merveilleuse Mélisande - Mlle Mary Garden, de l'Opéra Comique -, rien de plus qu'attentionnée. Les décors, à l'exception de deux, étaient criards. La mise en scène était correcte, mais sans solennité. Mais voyez-vous, il y avait la musique, qui peut-être n'est plus de la musique, mais qui, interprétée par un orchestre aimant, a fait pleurer et frissonner un public non préparé....


>Trésors artistiques en danger [à Bruges]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 janvier 1907)

Bruxelles, 28 janvier 1907

Je reviens de la vieille ville de Bruges, où mes devoirs de neveu m'ont appelé à rendre visite à ma tante béguine (tout Flamand qui se respecte a une tante béguine) à l'occasion du Nouvel An ; et mon cœur est lourd.

Non pas que j'aie à déplorer un malheur familial, ou que le béguinage soit devenu moins pittoresque sous son manteau de neige, ou parce que "Bruges-la-Morte" a l'habitude de me plonger dans la mélancolie. Mais parce que... Monsieur Cardon a malheureusement raison !...

Monsieur Ch. Léon Cardon - permettez-moi de vous le présenter brièvement - est l'un des plus ardents amateurs d'art et l'un des plus compétents connaisseurs d'art parmi nous. Il associe l'amour à la science, l'enthousiasme à une connaissance attentive. Pilier de l'exposition des Primitifs flamands, qui a attiré tant de Hollandais à Bruges en 1902, il est resté l'ardent défenseur de notre art national, ne laissant pas passer un mois sans manifester sa véritable expertise, son enthousiasme et son engagement pour les causes qui lui sont chères, que ce soit dans ses propres publications, offrant de magnifiques illustrations, ou dans des revues étrangères comme la « Gazette des Beaux-Arts ».

Récemment, il a lancé un cri d'alarme, je crois dans une revue flamande ; ce cri a été repris dans le dernier numéro de la « Kunstchronik », et vous en avez fait mention dans votre journal d'hier : les chefs-d'œuvre du musée de la ville de Bruges sont en danger....

Lors de ma visite à la « vierge morte », comme Ledeganck appelle Bruges, j'ai jugé de mon devoir de journaliste de vérifier les affirmations de Monsieur Cardon ; et, je le répète : mon cœur est lourd.

Car aucune expertise n'est nécessaire ici : seulement quelques yeux et une peau sensible.

Imaginez ce « Musée » : une vieille chapelle désaffectée. Vous entrez : le froid vous saisit, la pénombre glaciale vous oppresse. Les hautes fenêtres, embuées et ternies par la neige gelée, laissent à peine filtrer une lumière blafarde. Ce serait excellent pour prier peut-être ; mais cette chapelle de prière est devenue un musée, et pour cela, la lumière est un peu rare.... Si elle était plus généreuse, ce ne serait pas mieux. Car il n'y a pas de fenêtre lumineuse ici, rien qu'une pénombre mal répartie, qui rend les tableaux très brillants mais moins faciles à distinguer, à comprendre ce qu'ils représentent.... Souvent, par le passé, je suis revenu de ce prétendu musée avec irritation : la joie devant les plus grands chefs-d'œuvre de notre art flamand était chaque fois gâchée par la manière dont on me les présentait, non, par la manière dont on m'empêchait de les voir. Mais hier, c'était pire. Lors de cette visite hivernale, je n'ai rien pu voir, mais le froid de cloître qui pesait sur mes épaules comme une calotte glaciaire, l'eau que je voyais descendre le long d'une colonne comme un mince ruisseau, me disaient assez comment les tableaux devaient se comporter dans une telle auberge.

Et quand Monsieur Cardon dit maintenant : « les panneaux se gondolent, la peinture s'écaille, la couleur est rongée par l'humidité et la moisissure" » on ne peut qu'exprimer son étonnement que le travail de destruction n'ait pas encore été accompli depuis longtemps, que les œuvres picturales aient encore si bien résisté, et qu'en cette année bénie de 1907, malgré l'insouciance de l'autorité responsable, il en reste encore autant.

Quel dommage !

Car ce sont incontestablement les plus grands, les plus expressifs et aussi les plus riches, les plus beaux joyaux de notre art pré-romanisant, et oui, de tout notre art flamand peut-être.

Prenez par exemple le portrait de la femme de Jan van Eyck : rigide et d'une précision remarquable : expressif dans la mesure où il révèle immédiatement le caractère de cette femme : bourgeoise suffisante et envieuse aux lèvres droites et aux yeux froids, narines tremblantes de colère rapide et menton pointu de volonté ferme ; caractéristique du court buste peu gracieux et des petites mains plus vraiment jeunes ; - femme pratique et peu aimable, qui aime les vêtements de qualité, ainsi peinte par son cher époux, plus dans le dessin que dans la couleur - cette dernière étant très sobre - avec le plaisir secret qu'il aurait pu la peindre comme il la voyait peut-être tous les jours...

Et ensuite, un chef-d'œuvre principalement pour la couleur, « La Sainte Vierge adorée par Joris van der Paele, avec Saint Georges et Saint Donat », qui nous montre cette nouvelle et grande qualité de J. van Eyck : la justesse et en même temps l'unité de la couleur sur la même œuvre. Mieux encore : les couleurs, aussi singulières, aussi naturellement précises soient-elles, s'harmonisent toujours de manière à pouvoir être ramenées à un ton de base, une couleur qui transparaît et brille à travers toutes les couleurs d'un même panneau ; ici : l'or. La lumière verte dorée qui passe à travers les vitraux verts brille directement sur l'armure dorée, très belle, du joyeux et saluant Saint Georges, d'une part, et sur le riche ornements, mitre et chasubles du majestueux et étroit Saint Donat, qui tient son rouet avec les cinq cierges et son croix archiépiscopale avec de mains moelleuses. Et cet or, sur cette couleur de métal brillant et de brocart richement brodé, se fond et brille sous le rouge de la partie centrale : les vêtements rouges de la Sainte Vierge et le tapis oriental brun rougeâtre, et enfin, sur le visage couleur chair vif de l'enfant Jésus ou de son linge blanc, et autour de son oiseau vert éclatant ; après avoir brièvement reposé, doux et sobre, sur le visage rose pâle de Van der Paele : un chanoine, lui, et, sereinement calme, un homme d'une autorité indéniable. Car voyez comment ses yeux commandants et tranquilles savent qu'il était celui qui a fait réaliser le tableau ; sa bouche, mince entre les plis gras, sait qu'il a une volonté respectée, et son nez, et ses oreilles charnues, savent qu'il est généreux envers lui-même en secret ; et son chasuble est très beau, car il est riche ; et, étant donné qu'il est respecté, il porte des lunettes en corne...

Et ces joyaux de notre école de peinture naissante, qui attirerait des élèves jusqu'en Italie, et qui, selon Vasari, susciterait une telle admiration, - ces deux joyaux d'un art qui faisait honorer le nom flamand, ils sont entourés, dans cette crypte qu'on appelle un musée, par une dizaine d'œuvres d'art tout aussi exceptionnelles. Car à côté des Van Eyck, il y a ici l'un des plus grands travaux de Memling, le plus beau de David, un Hughe van der Goes stylé... à gâcher.

De Memling : vous le connaissez ; c'est l'œuvre la plus caractéristique de la période raffinée, la période argentée du maître ; c'est le « Retable du Bourgmestre Moreel ». Rappelez-vous, au-dessus des trois panneaux, la belle soirée obscurcissante, encore légère sur le château paisible qui se reflète dans l'eau calme. Une statue de Christ taillée se trouve sur le petit pont menant au village grisonnant. À la porte ouverte d'une maison se tient, comme en attente intime, un banc de repos. On aperçoit l'église qui s'assombrit au loin. Les terres profondes sont au repos. - Les nuages traversent le ciel nocturne. Des rochers barrent maintenant le cours d'eau qui est large, l'eau d'une réflexion insondable, plus bleue que le ciel. - Et de l'autre côté : le parc seigneurial avec des arbres majestueux entourant le château clos. Et le ciel est devenu plus sombre... Dans cette lente élégie du soir respirent pieusement les Saints et les hommes : visages courbés, humbles et affligés, Saint Guillaume de Malavalle, en armure qui, brune, ne brille pas de manière belliqueuse, à côté de Guillaume Moreel aux lèvres sérieuses. Les cinq fils le suivent, leurs expressions, selon leur âge, devenant plus enjouées, et les tout-petits ne connaissent pas la douce sévérité du soir. Et puis, au panneau central : Saint Maur et son livre de prières attentif ; Christophore, qui s'appuie gracieusement sur son bâton de roseaux et traverse l'eau qui frémit de couleur claire autour de ses hautes jambes, portant l'enfant dont l'auréole brille doucement contre le ciel gris-nuageux ; et Saint Gilles qui caresse son faon docile et élancé avec une douleur intime et mélancolique. Et à gauche : la délicate Sainte Barbe en robe de brocart et manteau rouge foncé, à côté de Dame Moreel, pensivement, et toutes ces douces et pieuses petites têtes des dix filles qui ne doivent pas bouger...

Et Gheraert David avec sa merveilleuse « Baptême du Christ »... Peu éloigné de la ville, qui bleuit et verdit avec ses riches bâtiments et ses jardins intérieurs dans une profondeur dense, se trouve la forêt de hêtres lisses qui recueille le calme brillant de cette soirée. Un ruisseau noir clair passe entre le sol doux et moussu et les arbres où le lierre est joliment dessiné dans la lumière. Et là, le Christ est baptisé, debout dans le flot de petites vagues, qui tourbillonnent autour de ses genoux, et, les mains pliées avec une piété craintive, il regarde avec des yeux infiniment profonds, la vision mélancolique de la souffrance et de l'amour que ce baptême prépare : ô beau Dieu, mais tellement humain... Le Jean Baptiste, maigre, conscient et triste, laisse couler doucement l'eau du baptême, ses mains serrant doucement, tandis qu'un ange richement orné tient le vêtement du Baptisé. - À droite, contre les rochers, Jean prêche devant une foule attentive, à gauche, quelques personnes chuchotent sous les arbres silencieux de la forêt... Et maintenant les volets : Jan des Trompes, le Maître d'Hôtel, homme triste aux yeux plaintifs, qui sont bas sous des paupières ombragées, et des joues creuses et mornes ; et son fils, un garçonnet maladif au nez pâle ; d'un côté ; - et d'autre part : Elisabeth van der Meersch, sa première femme, résolue et sûre d'elle avec un regard ferme et un menton double marqué ; et les visages aimables et obéissants de ses quatre filles. Les volets fermés : c'est le portrait de Magdalena Cordier, la nouvelle épouse de Jan des Trompes : une femme sotte sans menton, mais avec un vêtement bien plus riche que celui de sa première épouse ; et à côté d'elle, la petite fille négligeable Cornelia ; assises là, paisiblement comme une soirée de promenade heureuse, en face d'une Vierge Mère, sombre-rouge contre le vert plissé sévère d'un tapisserie : unique beauté, peut-être, dans l'art de nos pré-romanisants, la tête jeune et classiquement pure et les cheveux lourds ondulant sur les épaules étroites, très élancées depuis la longue robe aux plis droits, descendant en douce inclinaison.

Et à penser à toute cette beauté - à laquelle j'ai trop longtemps prêté attention, peut-être, par un amour trop grand -, à penser que ces étoiles de notre art, et tant d'autres, doivent disparaître par l'indifférence de gens qui, officiellement désignés, comprennent si mal leur devoir, sont condamnées à la destruction : lecteur, n'est-ce pas vraiment désolant ?....

En Belgique, personne n'est prophète en son pays, moins que nulle part ailleurs. Il faut que l'étranger parle pour que la parole ait un sens à nos oreilles patriotes. Monsieur Cardon le sait, qui est allé parler par un porte-voix français et allemand. Aurai-je, par la voie hollandaise du N.R.C., audience auprès de mes compatriotes ? Puissent-ils entendre ! Puissent-ils, si l'élite de Bruges ne veut pas écouter, que l'État, avec son responsable dynamique des beaux-arts, Monsieur Verlant, fasse sentir cette obstination et cette arriération à cette élite !...

Récemment, le Musée de Bruges a subi un grand dommage. Un panneau - un portrait par Pourbus - envoyé à Londres pour une exposition, est revenu fendu... Que cela soit un signe de la fragilité de nos anciennes œuvres d'art, et un stimulant pour combattre cette fragilité par plus de soin et la dévotion que de telles peintures méritent. Et si la ville de Bruges, face à la Flandre, ne veut pas même accorder de dévotion, alors qu'elle ne montre au moins aucune négligence dans la gestion des beaux-arts nationaux !

Car il ne doit pas être dit que nous, qui avons laissé enlever les plus belles pièces de notre patrimoine artistique, détruisions en plus ce qui nous reste.


Art à Bruxelles [Fernand Khnopff, Henri Thomas]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 8 février 1907)

Bruxelles, 6 février 1907

Je ne vous écris pas souvent sur les beaux-arts. Non pas qu'il y ait une pénurie d'expositions ici : à peine la semaine dernière s'est terminée celle de « L'Estampe » au Musée des œuvres modernes, celle de George Buysse au « Cercle Artistique », et celle de « het Rietkamerken » - un cercle de jeunes artistes encore très jeunes à la salle Boute, le même musée nous a présenté pour quelques jours l'exposition de « Pour l'Art », du « Cercle Artistique », celle de Mademoiselle Anna Boch et de Monsieur G.M. Stevens, et la salle Boute celle de Henry Thomas. Il y a plus d'expositions que ne le permettrait le bon goût ; une police de l'art ne serait pas du tout malvenue dans la capitale de la patrie des peintres qu'est la Belgique ; et la répétition constante des mêmes tableaux, seulement signés de noms différents, ne se fait pas sans ennui.

Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle je m'abstiens de vous écrire sur l'art à Bruxelles. Une autre raison est qu'une simple énumération de noms et de titres est bien insuffisante, car il n'y a aucune chance de voir les tableaux ornés de noms et de titres de ses propres yeux. Les tableaux déménagent moins facilement, c'est un fait, que les œuvres musicales et les pièces de théâtre, surtout s'ils ne sont pas des chefs-d'œuvre notoires. La Hollande offre moins d'opportunités que la France et l'Angleterre, qui invitent les meilleurs parmi nos peintres à leurs grands « Salons » annuels. Ainsi, même avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais vous offrir qu'une liste de « Couchers de soleil » et de « Paysages enneigés » et de portraits, par X, Y ou Z, auxquels vous ne pourriez attacher aucune autre idée que celle de mes mots inutiles et de mon arrogance un peu vaniteuse de critique.

Pourtant, aujourd'hui je vais vous parler de quelques peintres sur lesquels il y a plus à dire que de simplement énumérer leur nom, la nature de leur talent et la valeur de leurs œuvres ; deux peintres qui offrent quelque chose de plus que de simples artisans brutaux ou des esthètes subtilement raffinés ; deux artistes qui, chacun à leur manière, apportent quelque chose de plus que le sens propre de leurs tableaux : qui, dans des mesures inégales mais très appréciables, essaient de représenter un aspect de la vie bruxelloise, une facette de l'âme bruxelloise, non pas dans une réalité grossière, mais dans des nuances fines, bien que partielles, de l'intériorité et du sentiment.

Le premier est Fernand Khnopff, le peintre d'une aristocratie intellectuelle, représentée par des symboles abstraits et très purs ; l'autre est Henry Thomas, qui montre la vie citadine fatiguée et nerveuse à travers les visages et les attitudes des « demi-mondaines » bruxelloises.

Il est remarquable que tous deux, pour atteindre à un tel résultat, aient été contraints de choisir un type qui est très peu spécifiquement bruxellois. Cela tient bien entendu au fait que ce qu'ils cherchent à réaliser dans leurs tableaux est plus un phénomène cosmopolite qu'exclusivement belge ; il convient cependant de noter que ce phénomène, chez nous, dans notre capitale, a acquis un caractère propre et bien distinct.

Fernand Khnopff - sur qui Monsieur Dumont-Wilden, le critique d'art perspicace et élégant du « Petit Bleu », qui excelle dans le décorticage des banalités courantes sous une forme quelque peu paradoxale, a écrit un livre, magnifiquement édité, en tant que première d'une série sur l'art belge contemporain, publié par le libraire G. Van Oest, un compatriote, avec beaucoup d'audace et de grande finesse - Fernand Khnopff donc, s'efforce et réussit à exprimer la vie émotionnelle d'une aristocratie intellectuelle raffinée. On a appelé cela « émotion de pensée » ; une émotion spirituelle ; un sentiment, une émotion, non pas directement suscitée par une extériorité immédiate, par la violence de la passion, mais quelque chose comme une réflexion, née de la comparaison avec des chefs-d'œuvre reconnus ou des états moraux élevés acceptés ; quelque chose de très complexe, de très abstrait, de très pur ; le résidu spiritualisé de la vie passionnée... Il est douteux que le peintre Khnopff ait jamais pensé aussi loin ; ou que son œuvre soit aussi systématiquement intellectuelle, je doute : un peintre reste un peintre, c'est-à-dire un être sensible ; la réflexion n'est pas dans sa nature ; et, bien que Monsieur Khnopff ait également étudié le droit, ce qui le place intellectuellement au-dessus de ses camarades artistes, le fait qu'une impulsion irrésistible l'ait poussé à peindre, plaide en faveur de l'idée que ce n'était pas principalement pour le symbole, mais bien pour la matière, pour la ligne et la couleur, aussi raffinées qu'elles puissent être, comme expression d'un commandement intérieur, d'une passion, d'un sentiment.

Ce que Monsieur Khnopff me donne en tant que spectateur, ce sont des représentations, sous des formes transformées, parfois mystérieuses, de sentiments très subtils, presque pervers, parfois troubles. Son dieu domestique est Hypnos, nous enseigne Monsieur Dumont-Wilden. Et en effet, c'est l'art d'un homme fatigué ; en lui vit un monde de représentations obscures, des souvenirs de lutte, de combat, de passion, mais vaincus par la léthargie de celui qui s'est détourné d'une telle réalité directe, qui vit dans une sérénité voulue, qui a revêtu par-dessus sa passion une cuirasse de pureté, et qui ne connaît plus de désir que la destruction, et plus de réconfort que le sommeil. Il est l'un de ces esprits, non : de ces âmes - car toute pensée leur est douloureuse - qui se tiennent devant la vie en la niant, l'un de ces hommes nés fatigués qui, toujours tourmentés par le sphinx féminin et le dragon de leur propre passion, préfèrent dévorer leur propre humanité par leur propre abstraction monacale, - une abstraction qui est perverse, puisqu'elle n'a pour idéal que l'auto-destruction totale et sans but.

Et c'est ce que je ressens pour le travail de Fernand Khnopff : cette terreur du sensuel dans « Un Ange », dans « Les Lèvres Rouges », dans l'étude pour « Isolde », dans « Une Prisonnière » ; cette aspiration à l'élévation, ce combat pour le mieux dans « La Vague Bleue », dans l'étude pour « L'Offrande », dans « D'Antan » ; la victoire hiératique dans « L'Encens », dans « Arum Lily », dans « Méduse Endormie », dans le portrait de l'impératrice Elisabeth ; cette humanité fatiguée enfin, cette expression complète, profonde, impuissante de l'âme moderne dans « Souvenirs », dans quelques paysages, dans le portrait de Madame E. Khnopff, dans l'une des premières œuvres : « Écoutant Schumann ».

Khnopff lui-même, un cosmopolite - il est d'origine allemande, à l'origine, mais très mélangé par des mariages - a trouvé, pour son art trouble, inhabituel, exceptionnel, et pourtant noble, non excentrique, une meilleure inspiration que dans le type classique de la jeune fille anglaise sur le continent. Vous le connaissez : aussi belle que possible, quand elle prend la peine d'être belle, c'est l'expression de la plus haute distinction sous la forme de la plus grande simplicité, très spéciale et pourtant généralement noble ; avec des yeux, et on dirait des âmes impénétrablement incompréhensibles et pourtant calmes et souriants comme ceux de tendres enfants. Son innocence inquiète comme une débauche très consciente, très soigneusement dissimulée. Son regard, aussi clair soit-il, semble vous transpercer de soupçons étranges. Son humilité, enfin, apparaît comme la coquetterie la plus recherchée et la plus poussée. - Tels sont les modèles de Khnopff ; c'est leur essence, leur modèle qui le hante dans l'esprit, qui le captive, qui le poursuit.

Le fait que j'ose qualifier de bruxellois un tel art, c'est en partie parce que l'intellectuel bruxellois, s'il veut se représenter, même involontairement, dans l'état d'esprit de Khnopff, ne peut le faire sans avoir devant les yeux l'image de l'idéale jeune anglaise. Car cette image est en effet devenue bruxelloise. Le visiteur remarque combien nombreuses et naturelles sont devenues les colonies de jeunes filles anglaises ici. Elles ont non seulement conquis nos musées, mais aussi nos théâtres, nos promenades, et même nos mœurs. Ce n'est pas un vent d'anglomanie qui souffle sur Bruxelles : c'est la plus belle chose qu'ait l'Angleterre que Bruxelles, jusqu'à l'imitation, ait adoptée, qui est devenue une partie importante de la vie de la capitale, ne restant pas en dehors, comme on peut le voir à Bruges ou dans les stations balnéaires, mais étant réellement intégrée, nous, Bruxellois, recevant quelque chose de distinction raffinée pour emprunter quelque chose de notre générosité, de notre ouverture d'esprit....

Un autre peintre, je vous l'ai dit, qui crée de l'art bruxellois, c'est Henry Thomas ; et encore une fois avec des modèles apparemment étrangers, cette fois-ci parisiens.

La psychologie de Henry Thomas n'est pas aussi profonde que celle de Fernand Khnopff. Il offre également un art de la fatigue, un art de la décadence ; mais sans la noble négation, sans le geste de rejet de celui qui se retire dans sa « tour d'ivoire », plutôt que de se salir et de se contaminer aux symptômes de la pourriture sociale. - Ces symptômes, Monsieur Thomas les cherche. Ce qu'il peint, c'est « la fleur ou la décharge », la fleur vénéneuse, la cocotte qui prolifère ici.

Et Monsieur Thomas, qui a beaucoup de talent de représentation et qui est également un excellent peintre, bien que très jeune encore, a parfaitement caractérisé le côté authentiquement bruxellois de ce monde, dans le « Bar » ou le « Palais-d'Été ». Il a eu quelque chose de plus que du plaisir à peindre ses modèles : en moraliste indulgent, il a admirablement saisi leur caractère, à la fois « canaille » et « bon enfant », sous le raffinement et la richesse des vêtements voyants. Sans les intentions secondaires exagérées d'un Félicien Rops, il a hérité de lui tout le pouvoir plastique, et y a ajouté sa propre malice allante....

Son travail est-il donc si très, très spécial ? Non : je répète, il est symptomatique de la vie bruxelloise, et c'est pourquoi j'en ai parlé.... Et aussi parce que c'est autre chose que les habituels « pommiers en fleurs » et « premiers jours de neige » des autres expositions.


Alfred Stevens

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 mai 1907)

Bruxelles, le 4 mai 1907

Excusez-moi, mais il m'arrive parfois, le soir, après le travail, lorsque les directeurs de théâtre me laissent tranquille, de passer une heure dans un petit pub anglais près du musée. Le pub, blanc et rouge, ressemble à une boîte à bonbons. Le tenancier, un authentique Lord, avec une monocle à l'œil, lave les verres de la manière la plus élégante qui soit, tandis qu'une bague nobiliaire, qui brille à son petit doigt droit, dessine des cercles dans la lumière. Le serveur a le visage aimable du Tsar Nicolas. Et j'y trouve toujours, derrière les chopes d'ale écossaise et les jolies carafes de whisky Graigound Graig, une compagnie exquise, où de hauts fonctionnaires se donnent la peine de s'asseoir à côté - je dois le dire : de respectables - artistes, et où je rencontre souvent un monsieur que je voudrais vous présenter.

Je situe sa date de naissance dans les années 1840 ; son lieu de naissance était Paris, où il a séjourné jusqu'à la fin des années 1880. Fatigué d'une vie trop bruyante, mais toujours friand de la noble élégance d'une grande ville qui a su se préserver de l'industrie, il a choisi Bruxelles comme lieu de repos. Je dois dire qu'une vie de grande ostentation, mais intérieurement assoiffée de jouissance, a réduit une immense fortune à un revenu de quelques milliers de francs, mais la vie peu coûteuse de Bruxelles pouvait encore offrir à sa fatigue l'apparence d'une véritable opulence ; d'autant plus que le titre de Conseiller auprès de l'un de nos Princes de la Mode - il était comme le Charles le Téméraire de ce Louis XI du vêtement - comblait son manque de revenus avec les nécessaires compléments financiers.

Tel que je le connais maintenant, il est un superbe vieillard, dont les cheveux noirs de corbeau, sans le moindre reflet pour trahir une teinture, ont conservé la crête héritée d'Edmond de Goncourt de Barbey d'Aurevilly. Comme chez ce dernier, la longue moustache mérovingienne, fine et soyeuse, que porte aussi Henri de Régnier ; la fine lèvre, finement dessinée, laissant nues les lèvres mobiles, qui sont restées sensibles et peuvent à la fois sourire et bouder. Mobiles aussi comme celles de génies, les sourcils hauts et ronds où en milliers de plis obéit le front bienveillant ; sous lesquels les yeux bleu acier attirent et effraient à la fois. Et seules les joues lamentables ont fondu ; leur ovale s'est affaissé avec de chaque côté une peau pendante ; tandis que le cou montre tous ses tendons, tous ses muscles affinés, même lorsqu'il est caché sous le col de chemise haut dans lequel est nouée la cravate en soie triple d'Orsay (Brummel les portait en cheveux de cheval tressés, mais on n'en trouve plus) dont le nœud lâche est maintenu par une longue broche double en or sans aucun ornement. Ses vêtements sont classiquement sobres, bien qu'ils conservent cette élégance passée, qui savait trouver la coupe appropriée pour chaque pied. La veste de Musset ne ressemblait en rien à celle de Vigny, bien qu'un même tailleur les ait coupées dans le même tissu. Maintenant, la veste de Maeterlinck ne peut être reconnue en rien dans celle de Cyriel Buysse, bien que la première soit habillée à Paris et la seconde à La Haye.

Les vêtements de mon vieux ami, sans imiter trop ceux des dandys des années trente-cinquante, sans rien qui rappelle la rigueur de Brummel, la légèreté aérienne de Roger de Beauvoir, ou l'affichage un peu trop chargé d'Aurevilly, lui vont si bien qu'il ne pourrait en porter d'autres. Ils sont pourtant simples. Une redingote de drap, longue et évasée en bas, serrée à la taille ; un gilet en satin peu voyant, où s'enroule une longue chaîne de l'or mat ; un pantalon - avec sur la couture un ruban de soie - d'une coupe gracieuse qui est un chef-d'œuvre. Des bottines hautes, bien sûr, qui, en marchant, vous obligent à porter la poitrine en avant. Et un chapeau qui, contre les coutumes anglaises, préfère se tenir sur le bord des sourcils...

Avec ce vieux jouisseur de la vie, devenu une manière de sagesse par l'expérience, sinon par la réflexion, j'avais souhaité visiter l'exposition de Stevens, ouverte au Musée Moderne. Il y consentit d'autant plus volontiers qu'il avait connu le Maître à Paris, à son apogée, avant qu'il ne vienne mourir comme une épave dans la ville natale de Bruxelles, entre les années où Gustave Courbet le peignit en « beau ténébreux » et Gervex en bienveillant blasé, comme le montrent ses deux portraits dans le musée des maîtres modernes.

... Lorsque nous eûmes parcouru en silence les salles d'exposition, moi l'observant du coin de l'œil, lui avec parfois un geste violent, un soupir profond de découragement, ou une longue rêverie qui portait le pommeau de sa canne à sa bouche, nous sortîmes et nous nous assîmes sur la terrasse de notre pub anglais ; et alors, avec une ale, et son whisky, qu'il buvait avec très peu de soda, je me permis de lui demander son avis.

Il me regarda droit dans les yeux, sous le rebord de son chapeau, défiant et interrogateur. J'avais, je le vis, touché à des trésors cachés. J'avais touché à des cendres sacrées... Toutefois, il sembla se rappeler alors ma curiosité innocente de dilettante. Il se souvint que je respectais son aristocratique manière d'être, ses opinions peu courtoises parmi les visiteurs ordinaires, les distingués « langeois », qui étaient devenus les amis de sa sagesse grisonnante. Il connaissait mon respect, que même l'ironie appréciait. Et il commença, maintenant en toute tranquillité :

« Je ne sais rien de la peinture, bien que je déteste toute votre modernité moqueuse. Je vois seulement si cela s'inscrit dans ma façon habituelle de recevoir les impressions visuelles. J'aime retrouver la couleur et la ligne telles que mon œil peut les se remémorer sans effort, telles que mon esprit peut les penser sans peine. L'art est pour moi un repos intime ; je veux en jouir comme d'un doux rêve ; il doit être pour moi une satisfaction joyeuse... Il semble que l'opinion courante ait changé à présent. Je lis dans les journaux avec stupeur que ce qui était le plus beau était précisément ce qui m'avait le plus déplu et blessé la rétine. Je sais bien que quand j'étais très jeune, les romantiques faisaient de même. Mais alors l'exagération était dans l'intérieur du peintre, où l'impression flottait sur un cœur tumultueux, « Le Radeau de La Méduse » de Géricault sur les mers les plus creuses. Maintenant, le peintre n'emmène plus l'impression à son cœur. Il ne voit plus avec son âme ; il voit avec des yeux hyperesthésiques. C'est peut-être ainsi que cela doit être : celui qui voit le plus étrangement surprendra le plus : critère artistique... Je ne peux pas le trouver beau, car cela ne me procure pas de repos. J'ai probablement tort, d'abord parce qu'un vieillard a toujours tort (je l'admets volontiers), ensuite parce qu'il est ridicule de demander la paix dans votre vingtième siècle....

« Parce que j'ai probablement tort maintenant, je trouve Alfred Stevens un peintre étonnant. En tant que peintre solitaire, je le trouve au-dessus de tous en ce moment. Quelle représentation raffinée et sensuelle de la matière ; comment ce satin jaune frémit ; comment ce tulle rose murmure ; comment ce tapis oriental semble chaud, et cette écharpe cachemire pend dans des plis lâches, et ce velours noir et gris se brise anguleusement ! Et puis ces visages, cette chair vivante ; ces veines délicates, presque invisibles et pourtant porteuses de sang chaud sur les tempes ; ces lèvres molles qui vous enivrent rien qu'à les regarder ; le miroir clair au-dessus de ces yeux, aussi profond que l'enfer qu'ils sont. Alfred Stevens est un magicien ; il nous fait, rien qu'avec sa manière de peindre, juste avec son pouvoir sur la couleur, découvrir en nous-mêmes un grand et avide amour de la vie, de la vie luxuriante. Ses plus gracieuses poupées sont somptueuses, car elles ont du sang sain dans leurs veines, et sont enveloppées dans des tissus qui sont un rêve de richesse inouïe. La nature ne révèle pas ici ses trésors par une abondance de formes ; l'ingéniosité humaine ne se montre pas ici dans son dessin varié : c'est dans le rendu matériel poussé à l'extrême, dans la sensation visionnaire de la signification et de la valeur intérieure de la matière, dans ses parties les plus intimes, dans sa plus insignifiante apparence extérieure, que réside la force séduisante, élargissante, bienheureuse et réjouissante de l'œuvre de peinture sans autre chose d'Alfred Stevens, en dehors de tout « sujet », et même au-delà de la forme proprement dite.

« Mais - je ne sais rien de la peinture. Je suis le profane des profanes.... Imaginez-vous : il arrive parfois que des larmes me viennent aux yeux devant une chromo insignifiante, mais qui représente : « Le Premier Baiser ».... Je suis de mon temps, monsieur, et, Dieu merci, vous n’en êtes pas. À mon époque, même sous l'armure de l'indifférence, on était sentimental ; et cela coûtait cher... Maintenant, si l'on a un peu de respect pour soi, on fait le contraire : on se montre sentimental, mais le cœur, excusez-moi, reste aride ; cependant, on gagne de belles dots nuptiales, que l'on place dans l'industrie métallurgique, le placement le plus solide de tous.

« Je reste donc un être sentimental, et c'est en tant que tel que je suis le plus reconnaissant à Alfred Stevens entre 1860 et 1885. Car ce que j'ai vu ici, c'est ma jeunesse, c'est la perpétuation de tout mon amour, c'est, perpétué pour tous les temps, un monument plus durable que le bronze, ma pauvre existence, élevée, généralisée, avec ses racines dans la réalité éternelle, avec sa cime dans le ciel éternel.

« Ma jeunesse, ma vie, c'est : la Femme, oh, je ne veux pas dire : votre modèle de femme, même celle du demi-monde, qui ambitionne de ne pas se distinguer de sa voisine ; la femme en tailleur complet de laine grise, la femme qui semble ne pas vouloir être remarquée, sauf pour son désir d'être comme tout le monde. Sans même parler de vos dames intellectuelles, de vos femmes savantes, de vos féministes qui nous envient, le plus ennuyeux de nos devoirs : le droit de vote.

« Car vous vivez dans une belle ère, vous : l'ère de Droogstoppel, en qui vous voyez la seule santé mentale. Quel est le meilleur signe de santé ? Une vie abondante, je suppose ! Vous appelez la santé : l'économie dans toutes vos activités. Ou bien cette économie est-elle le résultat de nos excès ? Alors vous devriez être assez honnête pour reconnaître que votre sagesse n'est rien d'autre qu'un chèque tiré sur une mort redoutée. Votre équilibre n'est rien d'autre que de la peur. Notre extravagance n'était rien d'autre que l'exaltation de nos propres forces, de notre propre personnalité. Être personnel, vivre sa propre vie, était notre grande, intime, loi naturelle. Et nous osions être nous-mêmes ! Vous ? Mais qui ose encore montrer sur son visage la fatigue et la tendre mélancolie de Musset ? Seul Henry de Groux a encore, avec les plumes et les émotions intimes derrière les joues, le front et les yeux, conservé le diabolique de Charles Baudelaire, ce sentiment négatif. Et maintenant chacun préfère se faire une tête à la Barrès, le sentiment devenu raison ; à moins qu'il ne choisisse, pour échapper à toute curiosité, de se promener avec une tête de journaliste ! - Et notez bien, ce n'est pas de la « pudeur » pour son propre sentiment : c'est seulement une atrophie du sentiment, c'est une destruction délibérée du sentiment... Votre œil est un scalpel d'anatomiste, plus un tabernacle pour la beauté éternelle. Votre seule force émotionnelle est une force destructrice, pour vous, pour les autres. Nous aimions, même si nous savions que nous aimions en apparence. Vous semblez aimer, même là où, dans de rares cas, le Miracle s'est produit.

« Nous étions heureux de pouvoir aimer ; vous semblez craindre que cela puisse arriver un jour. Nous jouions avec le feu, même si nous savions que nous nous brûlerions ; vous avez formé un corps de pompiers volontaires, où chacun a droit de naissance, pour éteindre soigneusement tout ce qui pourrait ressembler à un incendie intérieur.

« Nous étions des individualistes, soucieux de l'exercice de notre propre faculté affective ; vous l'êtes encore seul, pour montrer, avec honte, ou un cynisme qui ne vaut vraiment pas notre fierté, votre propre impuissance sans fibres...

« Et nos Femmes ! oh, je suis assez noble pour rendre à chaque femme le respect nécessaire. Un homme comme moi, aussi vieux soit-il, ne peut devenir misogyne, quelle que soit la femme. Mais permettez-moi : la comparaison n'est quand même pas possible, entre cette époque et une autre, où même un bas-bleu comme George Sand ne pouvait vivre que de passion. Nos femmes, de l'Impératrice à la plus simple « bonne fille », elles avaient, sans méfiance, la sincérité de leur féminité. Messaline ou Marguerite Gautier, Manette Salomon ou Sœur Philomène : elles voulaient, avant tout, vivre, donner, montrer leur propre vie affective. Pas de calcul : passion ; pas d'hypocrisie : la pure finesse de leur amour et de leur douleur. Oh, mon ami, comme elles savaient aimer, aimer complètement ! Le Malibran meurt sur scène, avant et après son arrivée. J'ai connu des femmes, et elles étaient innombrables, qui, ayant vécu leur vie amoureuse, ont choisi de se retirer dans la sévérité solitaire d'un couvent, pour mieux savourer leur souvenir amer. Et que font ces vieilles femmes maintenant ?!...

« Vous voyez, la grande œuvre d'Alfred Stevens est, non seulement qu'il a rempli mon cœur de Sehnsucht jusqu'au bord, et vous a obligé à écouter mes bavardages de vieil homme ; c'est surtout que ses images sont si nettes et si pures, si parfaites et en même temps si éclectiquement représentatives, que le Second Empire avec le mélancolique Napoléon le Petit a pu disparaître ; que le 19e siècle dans son ensemble a pu disparaître ; que le 20e siècle pourra disparaître ; mais on pourra toujours dire : « Femmes, voyez comment étaient vos sœurs à l'époque d'Alfred Stevens ; oh, pas seulement dans leur apparence, dans le frémissement de ce satin ou la fadeur de leurs babioles, pas dans leur petit chapeau et leur petit chien ; mais dans le plus noble et éternel d'elles-mêmes ; comme le lien, le lien indissoluble sans lequel toute la vie éternelle de la femme s'effondrerait : - la femme, dans son sentiment de vie vivante et pieuse, dans les thèmes et les mélodies de ce sentiment, dans toute sa subtile sincérité, dans l'abandon de sa beauté nue.

« Et cela sera vrai, à travers tous les siècles, que chaque femme se reconnaîtra, à un moment donné, dans le passé, le présent, les possibilités de son avenir, dans ses présomptions les plus réconfortantes, dans les certitudes les plus joyeuses, dans les femmes d'Alfred Stevens. »...

Sa voix de vieux dandy tremblait ici ; et, pour sûr, une larme brillait dans son œil toujours vert... Il commanda rapidement un autre whisky, et parla d'autre chose.

Ai-je mentionné qu'il buvait assez de whisky, de préférence irlandais, avec très peu de soda ?...


La Triennale (I)

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 31 août 1907)

Bruxelles, 29 août 1907

Quand j'étais jeune et que je vivais à la campagne, j'avais parmi mes amis les plus chers un vieux cheval aveugle. Pour aller dans la forêt - c'était ma promenade quotidienne - je devais passer devant les murs sales d'une brasserie dégageant une odeur chaude et acide, séparée de la rue par une clôture en bois. Et derrière cette clôture, dans une cour intérieure sale où, dans un coin, de la drêche dégageait de la vapeur et fermentait, tournait, attaché à une longue flèche fixée à un axe central, boitant et traînant la patte, le cou courbé, les sabots plats retombant lourdement, dans une démarche inégale, sur les pavés irréguliers, les côtes tendues sous la peau à longs poils, le ventre affaissé, la queue pelée et fine, ce misérable vieux cheval gris. Je passais parfois la porte, surtout les jours où je me sentais moi-même peu joyeux, et allais frapper le dos de la pauvre bête de la paume de ma main. Alors elle s'arrêtait, levait vers moi ses yeux blancs et morts, reniflait un peu d'air frais par ses naseaux, faisait frémir la peau de ses pattes arrière, puis repartait, boitant et traînant la patte. La longue flèche recommençait à tourner autour de son axe. À l'intérieur de la brasserie, la pompe, un instant arrêtée, reprenait son martèlement et son martellement. Car le mouvement du cheval pompait la bière chaude de la cuve vers le bac de refroidissement, comme le brasseur me l'expliquait avec satisfaction ; c'était une bête utile, qui économisait le coût d'une machine à vapeur ou le travail de trois ouvriers. Et elle ne mangeait presque rien... Un jour, le cheval tomba ; sa tête, aux mâchoires dures et au cou musclé, resta suspendue en l'air, attachée à la flèche. La bête haletait, soufflait misérablement par le nez. On coupa les cordes ; la bouche saignait déjà. Et ce n'est qu'après beaucoup d'efforts qu'on parvint à le remettre debout, non sans quelques bons coups de sabot dans les reins.

Et le vieux cheval aveugle fut honorablement retiré du service. Chaque jour, il était conduit au pâturage et y restait jusqu'au soir. Là, il mangeait, avec ses longues dents jaunes, le trèfle blanc, l'oseille et la petite berce, qui poussaient parmi les herbes maigres. Mais quand venait l'heure où on l'attelait d'habitude au moulin, la pauvre bête, laissant les délicieuses herbes, se mettait à tourner en rond, inlassablement, la tête pendante avec ses yeux blancs et vides, boitant et traînant la patte, chassant de temps en temps, paresseusement et sans entrain, avec sa maigre queue, un taon qui le piquait trop fort ; et il tournait, il tournait jusqu'à ce qu'on vienne le chercher le soir, et qu'il puisse aller se reposer sur la paille imbibée d'urine, contre la cloison branlante de son étable, à côté des vaches doucement meuglant...

Je ne vous ai pas raconté cela pour vous susciter une tendre émotion, ou pour vous inciter à devenir membre de la Société pour la protection des animaux, ou de la Société pour l'amélioration de la race chevaline ! Mais je vous le raconte parce que j'ai contribué hier à l'ouverture de l'exposition triennale des Beaux-Arts, dite triennale parce que, depuis quelques années, elle n'a lieu que tous les quatre ans, et qui, en ce jour d'ouverture, était particulièrement remarquable par la présence de nombreuses spectatrices élégantes.

Mais laissez-moi d'abord vous expliquer le lien de pensée qui existe entre moi et le vieux cheval, qui est depuis longtemps mort, et ce salon fraîchement ouvert, vulgairement appelé « la Triennale ». Ce lien réside dans les habitudes et les coutumes du public, qui, tout comme le cheval de ma parabole, ne peut s'empêcher de tourner en rond, même lorsqu'il a toutes les occasions de rester tranquille.

Et ici, je vous dois encore une explication.

À Bruxelles, les expositions d'art sont de trois types. Nous avons l'exposition officielle, dite « Salon Triennal », les expositions de groupe, généralement organisées par un cercle, et les expositions personnelles.

À la première, officielle, les grands artistes ou même simplement les bien connus n'envoient guère plus qu'un tableau indifférent, par politesse, à moins qu'ils ne voient une chance de se démarquer particulièrement. Pas étonnant : pour être admis à un « triennal », il faut passer par les mains d'un jury, parfois très bizarrement composé, et ne garantissant pas toujours l'impartialité. On peut comprendre que des artistes célèbres, ou ceux qui tiennent à leur indépendance, se soumettent difficilement aux caprices de personnes parfois inférieures, caprices qui sont inconsciemment modifiés par des préférences, des penchants personnels ou des relations amicales. Ajoutez à cela que les étrangers invités - à Bruxelles, principalement des peintres français - peuvent envoyer ce qu'ils veulent, sans que le jury ait à approuver ou désapprouver ; et vous comprendrez que des personnes conscientes de leur valeur et ne souhaitant pas se plier à des jugements unilatéraux, préfèrent s'abstenir ou se contentent d'envoyer une simple carte de visite. De plus, souvent mal placées, dans un cadre criant de contrastes, les œuvres perdent toute leur signification ; si on ne les ignore pas parmi une masse de 850 tableaux, 181 sculptures, 50 projets architecturaux et 235 objets d'art décoratif et appliqué : un capharnaüm où une œuvre maîtresse modeste se perd aussi facilement qu'une aiguille dans une botte de foin.

L'importance d'une « triennale » est donc évidente : subordonnée au goût artistique et aux tendances d'un jury professionnel, elle ne peut être plus grande pour l'art national que l'indifférence des artistes renommés et classés ne le permet ; diminuée, comme c'est le cas, par le nombre épuisant d'œuvres à voir ; moindre, parce qu'on sait à l'avance que tout appartient à une bonne moyenne, et ainsi on sous-estime facilement une véritable œuvre maîtresse, et on hésite trop longtemps.

Les expositions de groupes ou les expositions personnelles offrent, en revanche, un excellent champ d'étude. Plus d'émulation est suscitée par la camaraderie de groupe. Chacun s'efforce de surpasser son camarade. - Et de même pour les expositions personnelles, où l'artiste a tout intérêt à se présenter sous son meilleur jour. Conséquence : une qualité artistique plus élevée des œuvres exposées. Le nombre réduit d'œuvres, généralement encore disposées par le peintre lui-même, permet une contemplation plus tranquille. L'impression se fixera mieux, nous pénétrera plus calmement. On rentrera chez soi avec une nouvelle richesse intérieure, - ou avec un nouveau ressentiment : mais toujours avec quelque chose de plus que la fatigue ou l'indifférence. Et il est donc évident que le public bénéficie infiniment plus des expositions personnelles ou des expositions de cercles comme « La Libre Esthétique », « Pour l'Art » ou « Labeur » - une société qui, je vous livre la nouvelle avant que quiconque ne le sache, a nommé hier Herman Teirlinck comme secrétaire général...

Et pourtant, le public...

Et c'est ici que mon vieux cheval entre en scène : les expositions particulières et les expositions de groupe sont à peine plus fréquentées que le désert de Gobi ou les hauts plateaux tibétains : seulement par des snobs et des amis artistes, ou par des gens sérieux... sans argent pour acheter.

Alors que la Triennale : les dimanches et lundis, on peut à peine s'y déplacer à cause de la foule, tout le monde doit y être allé ; toute notre population d'un million d'habitants a fait bénir ses yeux sur les herbes jaunes de nos impressionnistes, a exprimé son désaccord avec les décorations trop excentriques, et a trouvé qu'il fallait bien habiller toutes ces nudités. Il n'y a pas un homme de province qui veuille passer pour respectable, qui soit venu à Bruxelles le mercredi pour la Bourse, et qui n'emmène femme et filles à la Triennale de la capitale. Ils sont comme mon vieux cheval gris, ils tournent en rond dans leur petite habitude triennale. On leur offre bien le repos et l'air libre, les délicieux pâturages des expositions particulières. Mais eux ? D'abord, les triennales sont « officielles », et ensuite : ils ont toujours appris qu'ils y trouveraient la manne dont leur sens artistique se nourrirait. Et puis, ne savaient-ils pas qu'ils y rencontreraient Caro-Delvaille ou Roll, dont tous les journaux français parlent ?... Et le vieux cheval continue à tourner en rond dans son moulin, même dételé...

Et maintenant, l'exposition elle-même ?

Lorsqu'on peint toutes les couleurs du spectre solaire sur un disque de carton, puis qu'on le fait tourner rapidement, on ne voit plus qu'une seule couleur : le gris. - Et maintenant, ma première impression : gris.

Ne me comprenez pas mal : il y a ici des œuvres d'art très élevées et très remarquables. Mais l'impression générale n'est ni surprenante, ni même réjouissante. Certes, il y a des œuvres qui méritent toute notre attention et notre respect ; cependant, la plupart se perdent dans le flot de la médiocrité : ce n'est pas une « aurea mediocritas », mais un gris terne.

Je vous guiderai à travers cette confusion dans les prochaines lettres. Cependant, avant de conclure celle-ci, je voulais attirer votre attention sur une œuvre d'art qui n'est ni une peinture, ni une sculpture : un boléro en soie, peint par Mme G. Montald.

Commençons toujours par les dames : je vais donc d'abord demander l'attention de mes lectrices pour cette petite merveille sobre et magnifique. Imaginez donc, je vous prie, un gilet ouvert qui ne descend pas jusqu'à la taille, avec des manches larges jusqu'au coude, où elles se resserrent légèrement sans pour autant être complètement serrées. Couleur de base de la soie : terne ; la couleur d'une peau de lionne, s'éclaircissant légèrement vers la poitrine et le ventre.

Et puis une décoration fantasque, mais élégante, jamais vue mais familière, dans toutes les belles couleurs d'une plume de paon : or, vert, bleu et brun bronze, appliqués sous forme de coquillages fantaisistes ou de plumes délicates, si fantasques mais si nobles, si surprenantes mais si aimantes, si nouvelles et pourtant si paisiblement belles, que... - eh bien oui ; que je souhaite à toutes ces dames une telle chose.

Je termine ici cette première lettre sur une exposition de peinture... sans avoir parlé d'une seule peinture. Et je m'excuserais humblement, si j'ai entendu récemment sous ma fenêtre deux ouvriers dire l'un à l'autre :

« Cela ne devrait pas être dans les plis : ce n'est pas une chemise blanche du dimanche ! »

Me permettez-vous de vous guider plus en détail dans les salles d'exposition dans ma prochaine lettre ?


« Salammbo », au Théâtre de la Monnaie [d'Ernest Reyer]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 8 septembre 1907)

Bruxelles, 6 septembre 1907

Il y a dix-neuf ans : « Salammbô », avec des paroles de Camille du Locle et une musique d'Ernest Reyer, a été représentée pour la première fois ici à Bruxelles, dans ce même Théâtre de la Monnaie, où elle a eu hier une splendide représentation d'ouverture, tout comme « Sigurd », l'œuvre précédente du compositeur français, y fut jouée pour la première fois. Cette « première » de « Salammbô » ne fut pas un grand succès. L'un des premiers critiques de la capitale écrivit à l'époque : « Un brouillon de Wagner, qui ne tiendra pas longtemps sur les planches ». Et pourtant, l'opéra était porté par la merveilleuse artiste nommée Rose Caron, et présenté d'une manière qui attira tout le Paris artistique à Bruxelles.

Et maintenant, hier...

L'histoire de la création de l'œuvre de Reyer est intéressante. Il la raconte lui-même dans un journal bruxellois : « J'ai connu Flaubert (l'auteur du roman punique « Salammbô ») à Paris. Il m'a donné l'autorisation de transformer son roman en opéra. Initialement, Théophile Gautier devait écrire le texte. Mais Gautier est mort. Son gendre Catulle Mendès (marié à Judith Gautier, la fine poétesse de « Le livre de Jade » ; puis séparé d'elle pour épouser une autre poétesse, très jeune et très belle), Catulle Mendès devait reprendre le travail, mais il l'abandonna après une dispute avec Flaubert. Camille du Locle, librettiste de « Sigurd », prit alors sa place. Mais de nouvelles difficultés surgirent. Léo Delibes devait écrire un « Salammbô ». Heureusement, tous ces projets furent abandonnés... »

Ainsi parle Ernest Reyer, que je traduis ici librement...

Reyer a-t-il fait de « Salammbô » un plus grand chef-d'œuvre malgré toutes ces péripéties ?

Je déteste les adaptations musicales de chefs-d'œuvre littéraires. Ces derniers vivent par eux-mêmes, sont beaux par des détails qui n'ont rien à voir avec la musique, surtout lorsqu'ils sont principalement plastiques, et non pas lyriques, et que le compositeur veut les adapter à la forme ancienne de l'opéra. Cette forme d'opéra, dans le meilleur des cas, repose sur l'expression de larges sentiments universels qui, pour atteindre le summum de leur effet, doivent ignorer toute circonstance de temps et d'espace, pour toucher directement l'homme dans son être intérieur. Nous ne devons nous sentir ni en Grèce, ni au Moyen Âge, ni parmi les Juifs, pour le dire de manière un peu grossière. Nous devons simplement entendre une âme humaine souffrante ou joyeuse, qu'elle soit dans le corps noir d'Oüda ou dans celui brun de Lakmé, qu'elle soit Valentine ou Desdémone, nous parler dans une langue que nous reconnaissons immédiatement comme la nôtre. Un opéra peut, dans certaines parties descriptives ou plastiques – ballets et descriptions symphoniques – honorer la couleur locale ; le chant populaire peut être d'une aide précieuse comme caractérisation. Cependant, s'il s'agit de me toucher au-delà de mon audition, et de remuer les fibres les plus subtiles de l'âme, je me mets naturellement sur mes gardes ; cela m'ennuie de voir encore que cet acteur représente un Éthiopien, tout autant que l'épaisseur de son ventre m'ennuie ; et je peux tout oublier : la laideur et même la corpulence de Madame Félia Litvinne, lorsqu'elle me bouleverse et me fait frissonner et défaillir en tant qu'Isolde blessée dans son âme, sans que je pense plus loin qu'on attendait cela d'elle, vêtue de son tabard blanc, et après avoir oublié la légende naïve grâce à laquelle, telle qu'elle est maintenant, une âme vivante pour l'éternité, elle me trouble, son apparition extérieure, dans un costume approprié, le doit.

Que l'on choisisse comme « sujet » une œuvre qui, sous le déguisement de l'histoire ou de la légende, symbolise une telle humanité universelle, je n'y vois rien à redire : même dans sa subtilité, le large et profond de « Pelléas et Mélisande », avec la musique de Claude Debussy, m'est infiniment cher. Et je ne veux même pas parler ici des drames wagnériens, où le légendaire est si merveilleusement tissé dans la trame d'une éternité de l'âme. Je ne protesterai même pas si l'on laisse un Faust, être symbolique et philosophique, exprimer ses principes et ses conclusions dans une rythmique sensible, bien que je déteste la pensée pure en habits musicaux. Mais lorsqu'un chef-d'œuvre comme « Salammbô » de Flaubert devient la victime d'une adaptation musicale sous forme d'opéra, alors je frissonne et crie au sacrilège à l'avance.

« Salammbô » vise en effet à évoquer une vie d'autrefois dans son épisode le plus significatif, avec les motifs et détails les plus caractéristiques. L'essentiel de l'intention est : la vie du peuple de Carthage, le parlement de Carthage, le siège de Carthage. Salammbô elle-même, Mathô, Hamilcar : les personnages autour desquels tout tourne, jalons d'une action dont ils ne sont pas les personnages principaux, mais les pivots représentatifs. Le livre - qu'on ne se méprenne pas - n'est pas écrit pour eux, pour les aventures qu'ils vivent ; eux, leurs aventures, sont des prétextes pour une présentation facile d'un mouvement humain plus large, à un moment donné, dans des circonstances particulières. Ce qu'ils contiennent, au-delà des mœurs et coutumes puniques, comme humanité universelle, est secondaire : ce sont les catapultes assiégeantes et les enfants affamés qui ajoutent une telle beauté extraordinaire au noble livre de Flaubert ; et oui, bien que cela puisse paraître audacieux, je soutiens que la tenue de Salammbô a presque plus de signification que ses aventures amoureuses.

Si un musicien vient maintenant, et veut décrire musicalement « Salammbô », il aurait agi sagement en me restituant symphoniquement le mouvement de masse si coloré et si richement rythmique. S'il voulait rester fidèle à Flaubert - et c'est une exigence qu'on pouvait lui imposer -, il ne pourrait en aucun cas rendre l'esprit et la conscience de Flaubert dans un opéra. Car, par définition presque, un opéra tourne autour de quelques personnages principaux, et le chœur - la masse, le peuple - n'a, comme dans la tragédie grecque, qu'un rôle décoratif, de constatation ou de moralisation. « Salammbô » en tant qu'opéra est donc, indépendamment de toutes les qualités musicales propres, un non-sens, pour ne pas dire une trahison. Et je vois difficilement quelqu'un qui, connaissant le roman de Flaubert, ne ressentirait pas du dégoût pour une adaptation en opéra, aussi bonne et fine, aussi riche et puissante soit-elle.

Maintenant, le « Salammbô » de Reyer n'est rien d'autre qu'une continuation systématique de Berlioz. Hier, je me suis parfois imaginé en train de somnoler comme l'année dernière lors de la représentation des « Troyens »... Cela doit-il être interprété comme une critique - comme la négation que l'opéra de Reyer serait inférieur en termes d'inspiration et de qualité musicale ? Pas du tout ! Mais appelez maintenant Salammbô, Lucrèce ou Gudrun, et Mathô Siegfried ou Nabuchodonosor : vous ne ressentirez aucune différence dans l'impression, et avalerez le tout comme s'il était, au lieu de punique, romain, scandinave ou assyrien. Car même l'humanité intérieure, largement universelle, manque ici de la, néanmoins indispensable, « couleur locale » : la spécialisation qui devait rendre le moment particulier, la manifestation exceptionnelle de cette universalité, intéressante.

C'est pourquoi je suis sorti de la salle de spectacle de mauvaise humeur, et... j'ai feuilleté Flaubert jusqu'à tard dans la nuit.

Et c'était pourtant une bonne, une très bonne représentation, dans des décors merveilleusement beaux.


La Triennale (II)

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 10 septembre 1907)

Bruxelles, 7 septembre 1907

Je crois bien que nous allons encore rire....

Dans ma première lettre sur l'exposition triennale des Beaux-Arts, je vous ai raconté comment un peintre ou un sculpteur voit son œuvre exposée : un jury décide s’il est accepté ou non, et comment son travail sera soumis à l’admiration ou à la critique du public amateur d’art.

Vous pouvez imaginer qu'un tel système satisfait très peu d'artistes, à part les membres du jury eux-mêmes : ceux qui sont acceptés se plaignent généralement encore de la mauvaise disposition de leurs œuvres ; ceux qui sont placés au deuxième rang estiment qu’on les méprise ; ceux qui sont au premier rang jugent que leurs œuvres sont mal entourées ; ou bien on les place dans une salle trop petite ; ou l’éclairage est mauvais....

Heureux encore s’ils parviennent à entrer. Car si le jury estime que tel ou tel artiste, malgré sa réputation parmi ses amis, n'est pas digne de l'opinion publique, alors même qu'il avait été accepté auparavant, alors le vrai jeu commence ! Cela devient une querelle majeure, le jury est une assemblée de fripons, qui ont peur de leurs propres œuvres et ont donc écarté tout ce qui leur était supérieur. Et il faut admettre qu’il y a parfois un fond de vérité et de justice dans les objections des refusés. L'année dernière, à la Triennale de Gand, toutes les peintures à sujet religieux ont été rejetées, et le luminisme et le néo-impressionnisme ont dominé. Cette année à Bruxelles, c’est l’inverse : j’ai vu ici une peinture pseudo-religieuse, qui devrait être accrochée comme torture éternelle dans la cellule d’un condamné à mort, et qui, je suppose, a été acceptée pour éviter tout préjugé ; tandis que la plupart des œuvres ne sont plus éclatantes de soleil, mais bien grises, sobres, discrètes en couleur. Oui, il semble même que des luministes convaincus aient envoyé leur travail le moins brillant ; de dieux du feu, ils sont devenus des fabricants de feux d’artifice économes et prudents ; ceux qui riaient hier comme des garnements à l'école, dans la cour de récréation, sont comme des bambins qui, assis sur les bancs, l’après-midi, sucent leur pouce et font une sieste. Ou bien est-ce encore le jury qui a choisi parmi leurs œuvres envoyées les plus calmes, les plus intériorisées ? Je ne parierais pas ma tête sur le contraire.

En attendant, ce jury partial, et pourtant digne de compassion, a encore des ennuis. Imaginez qu'un peintre décoré et distingué ait réalisé le portrait d’un sénateur influent, décoratif et noble d’apparence. Il l'envoie pour la Triennale, et... il se retrouve avec son sénateur dehors, tandis qu’un autre homme d'État, l'ancien ministre Beernaert, peint par un peintre tout aussi décoré et distingué, le nargue depuis une place de choix. L'œuvre du premier avait-elle moins de valeur artistique ? Ce serait difficile à affirmer, car ce ministre Beernaert aurait bien pu rester dans cette salle d'apparat sans que le peuple belge en soit moins impressionné...

La colère du peintre refusé, qui trouve bientôt une bande entière de refusés derrière lui, remplit alors les journaux de lettres de protestation, et sollicite l'aide du sénateur refusé. A-t-il accordé cette aide ? Du moins, une salle du Palais du Cinquantenaire est mise à disposition des refusés, et bientôt nous aurons, en face de l’exposition officielle, un "Salon des Refusés". Sera-t-il moins bon que le premier ? Si l'on considère que Delacroix a été refusé toute sa vie, ainsi que Manet, et sans en conclure que tous les refusés sont nécessairement des Delacroix ou des Manet, on peut néanmoins espérer qu'il y aura parmi les quatorze cents œuvres rejetées, ici et là, un tableau qui aura autant de valeur que, par exemple, les « Jersey Blues » de Lybaert ou le ministre Beernaert de Lalaing...

Mais permettez-moi de vous guider à travers les salles, après avoir pris la promesse de ne pas vous retenir devant toutes ces toiles, et de ne même pas vous arrêter longtemps devant les chefs-d’œuvre, aussi longtemps que vous le souhaiterez. Je pense d'ailleurs qu'il est peu utile de vous entretenir longuement de travaux que vous ne verrez probablement jamais, et dont je peux difficilement vous faire ressentir la beauté ou l'importance...

Il est immédiatement frappant que les meilleures œuvres du salon sont de grands panneaux décoratifs. Et aussitôt quelques noms se distinguent : Constant Montald, Emile Fabry, Albert Ciamberlani, Delville, Vaes. Je veux vous en dire plus sur leurs œuvres aujourd'hui.

Constant Montald appartient à la pléiade gantoise qui, vers 1885, allait produire des œuvres importantes et durables dans tous les domaines artistiques. Ce fut une flambée soudaine dont il est difficile de retracer l’origine, et qui a véritablement produit des œuvres fortes et nouvelles. En littérature, ce furent Maurice Maeterlinck, Charles van Lerberghe, Grégoire le Roy, auxquels on peut ajouter Cyriel Buysse. Comme sculpteur, George Minne suscita rapidement l’étonnement, qui devint vite de l’admiration, notamment en Hollande. En tant que peintre, Théo van Rysselberghe se fit connaître avec ses toiles pointillistes surprenantes, tandis qu’Albert Baertsoen, plus sobre, évoquait la grandeur mélancolique des arrière-cours et des canaux de Gand. Et comme musicien, il y avait Pieter Heckers, décédé malheureusement avant d’avoir atteint ses trente ans, et qui a laissé quelques chants puissants et amples.

Parmi ces nouveaux venus, qui allaient bientôt être célébrés comme des maîtres, Montald représentait la grande peinture décorative. Lauréat du Prix de Rome - un des rares avec Xavier Mellery à avoir produit après sa récompense -, il envoya à sa ville natale des œuvres stupéfiantes : lutte de géants, rêve des Champs Élysées, représentation symbolique d’abstractions élevées... Il apparut rapidement que le temps n’était pas venu pour de telles fantaisies magnifiques ; les « murs », demandés par Montald pour y exécuter ses projets, ne furent pas trouvés ; l’artiste, qui ne pouvait se consacrer à de « petits » travaux, ne pouvait se résoudre à peindre un intérieur délicat, à brosser un coin de paysage, à représenter une nature morte, montra de temps en temps encore un portrait profond et sérieux, mais resta néanmoins mécontent : les « murs » ne lui furent pas offerts... Pour lui apprendre à attendre patiemment, on lui donna le poste de professeur de peinture décorative à l'académie des beaux-arts de Bruxelles. Le maître, avec ses visions grandioses, conçut entre-temps un temple du soleil, pour lequel il réalisa également la sculpture, et... qui ne sera peut-être jamais construit. Enfin, on eut l’idée de laisser Montald décorer le vestibule du musée national, dont les murs étaient restés nus au fil des ans. Et de cette décoration, il nous montre aujourd’hui, en plus d’un projet global où même le dallage n’est pas oublié, deux grands panneaux : « La Fontaine de l’Inspiration » et « La Barque de l’Idéal. »

Comment vous donner même une faible idée de cette magnificence - car c’est une magnificence luxuriante et pourtant sobrement aristocratique - ? Des figures délicates, presque timides, d’une noblesse surhumaine et pourtant intimement raffinées, évoluent, dans une grâce suprême de posture et de geste, au milieu d’un paysage mélancolique et noble. La couleur est d’or, de bleu, d’argent et de blanc : détachée de toute réalité immédiate, apaisante et pieuse comme la pensée exprimée. Et on pense à Puvis de Chavannes, non à cause de l’influence ou de l’imitation, pas même pour l’atmosphère évoquée, mais pour la grandeur, la beauté calme et pourtant animée d’une œuvre qui, une fois installée à l’endroit prévu, sera en effet une source de plaisir et de beauté pour les siècles...

J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de vous parler d’Emile Fabry : lui aussi est un de ces rêveurs insatisfaits, qui ont du mal à exprimer leur idéal dans les centimètres carrés d’un cadre doré, et dont l’élan demande des « murs ».

Plus dionysiaque, plus animé, et, oserais-je dire, plus « flamand » dans le sens que le mot a pris depuis le Rubens lyrique, Fabry est aussi beaucoup plus vif en couleur, bien que toujours harmonieux, que Montald. Chaud dans son coloris rosé, appelant, dans une retenue classique, ses panneaux à des expressions de force consciente et de beauté virile. Admirable dans les proportions et la compréhension des formes et des gestes ; noble toujours dans son humanité supérieure, ses toiles suscitent peut-être moins d’émotion profonde qu’elles n’imposent l’admiration. Elles n’en sont pas moins - et l’ « Expansion coloniale » exposée ici en témoigne - à compter parmi les meilleures, les plus hautes réalisations que nous puissions indiquer avec confiance.

Le gracieux, élégiaque et virgilien Ciamberlani - plus directement apparenté à Puvis de Chavannes - n'a malheureusement pas encore conquis les "murs" auxquels son art prétend. Et il n’a pas le courage de Jean Delville, qui continue à remplir des kilomètres de toiles avec ses expressions ésotériques.

Jean Delville est un des hommes les plus intéressants, et pourtant les plus irritants que je connaisse. Technicien plus que quiconque, peintre comme peu le sont, il connaît le moyen de rendre son travail indigeste. Ce moyen est : l’imprégner de littérature. Ainsi, Jean Delville a autrefois peint une École de Platon ; il y représentait, très bien faits, douze personnages qui, dans l’esprit du peintre, devaient représenter non seulement les disciples de Platon, mais aussi les douze apôtres du Christ, les douze heures du jour, et que sais-je encore.

Cela serait encore moindre mal, si le spectateur ne le remarquait pas. Mais l’intention intellectuelle est si évidente, la signification conceptuelle si manifestement présente, que vous oubliez vite toutes les qualités de peintre pour tempêter contre l’homme qui veut vous imposer des idées en ligne et en couleur, que vous comprenez bien mieux dans tel ou tel livre.... De même avec son « Prométhée » : un travail habile, mais indigeste, tant on sent qu’il est rempli de significations spirituelles. La littérature sur Prométhée, même exégétique, n’est-elle pas assez étendue, que Jean Delville a jugé nécessaire d’y ajouter une nouvelle interprétation iconographique ?...

Walter Vaes, qui n’a pas présenté de véritable travail décoratif, mais y aspire clairement dans son « Roi Hérode », a encore peu à dire. Très jeune, il cherche encore ses propres moyens d’expression. Je tenais cependant à attirer votre attention sur son nom, car je ne doute pas - son grand tableau me permet d'espérer - qu’il sera honorablement mentionné à l’avenir.


« Ariane » au Théâtre Royal de la Monnaie [de Jules Massenet]

(paru le 26 novembre 1907)

Bruxelles, 24 novembre 1907

Hier soir, après la première représentation de « Ariane » de Massenet au Théâtre Royal de la Monnaie, alors que le serveur posait avec élégance deux demis de bière munichoise sur la table en marbre devant eux dans le café « Mille Colonnes », le critique, se grattant derrière l’oreille, demanda à l’esthète : « Que dois-je en penser ? »

À quoi l’esthète répondit :

« Vous voyez, c'est ce soir ma sixième chope de munichoise que je vais descendre. Chaque entracte exige inévitablement son demi-litre, donc c'est la sixième. Et si vous me demandez quelles sont les particularités de ce demi-litre de bière, considéré en soi ou par rapport aux cinq précédents, je serais, je l'avoue, très embarrassé, et je pourrais difficilement vous donner une réponse. Bien sûr, mon bon ami : je reconnais, même les yeux fermés, cette bière parmi beaucoup d'autres bières. Ce n'est ni la Pilsner Urquell du « Trois Suisses », ni la Christmas-ale du « Prince de Galles », ni la Geuze-lambiek du « Pot carré », ni la bière trappiste de la Porte de Namur. C’est bien la Münchener Hofbraü que je viens souvent ici utiliser pour étancher une soif particulière.

« Mais si vous me demandez une description des caractéristiques particulières de cette bière, une définition de son goût, ce qui la distingue de ses sœurs, en quoi surtout ce dernier verre diffère des précédents verres qui ont rafraîchi mon œsophage ce soir, que vais-je vous dire ?... Oui, cette bière est plus noire, elle est plus fraîche, elle est plus douce que d'autres bières ; en soi, elle n'est pas désagréable ; il me semble que ce sixième verre sera avalé avec autant de facilité que les cinq précédents. Car j'ai soif, cher ami... Mais une telle distinction, une telle précision satisfera-t-elle votre curiosité ? Convaincra-t-elle, par exemple, un Botokudo de l'excellence de ce breuvage ? Les générations futures pourront-elles en déduire la finesse de mon goût, et le degré croissant ou décroissant de ma capacité de jugement en fonction de la quantité consommée ? Je le confesse en toute humilité : non. Et j'ajoute : et pourtant je ne peux pas faire mieux, même si j'ai souvent bu cette bière...

« Maintenant, vous me demandez : Que dois-je penser de cette « Ariane » ?

« Moi, qui suis pourtant un esthète, je vous réponds : Pensez-en comme je pense de cette bière munichoise, mon cher ami.

« Car, lorsqu'il s'agit de définir ce qui distingue cette musique dans ses particularités ; ce qui distingue cet opéra de ses sœurs aînées : que dire sinon : « mon ami, j'ai entendu de telles choses si souvent, que vraiment... »

« Bien sûr, je reconnais immédiatement Massenet de Bizet et Gounod, sans même parler de Vincent d'Indy ou de Claude Debussy. Je suis si fin même, que j'entends immédiatement que cela ne peut pas être de Saint-Saëns. Et je ne suis pas loin de le préférer à Paul Delmet.... Quant à ce qui concerne cette « Ariane », qui vient après une longue série, commençant par un « Roi de Lahore » et se terminant par le « Jongleur de Notre-Dame », mon jugement est que je l'avaliserai comme toutes les précédentes. Mais si elle est meilleure ou pire....

« Voyez, je crois qu'il y a d'abord une distinction générale à faire, avant même de pouvoir penser à émettre un jugement. Elle concerne la qualité émotionnelle et l'expression des émotions ; elle s'applique également à la relation entre artistes et public. Vous savez, mon cher ami, que les gens diffèrent en force ou en profondeur de sentiment, et que l'un peut mieux ou plus sincèrement révéler son sentiment que l'autre ; et vous savez aussi qu'il y a des gens qui préfèrent ronchonner tout seuls plutôt que d’exposer leur chagrin ; oui, qu'il y en a qui agissent si étrangement qu'on ne peut dire s'ils jubilent ou pleurent.

« Ce qui est vrai des individus l'est aussi des différentes époques artistiques. À part le fait que l'une est confortablement intime et l'autre pesante, l'une sait plus ou moins directement exprimer sa tendresse ou sa mélancolie, tandis que l'autre insiste pour que tout le monde remarque à quel point elle est bienveillante ou désastreuse... Que l'artiste dominant d'une époque particulière adopte inconsciemment le mode d'expression de son temps pour exprimer ses sentiments personnels, qui s'en étonnera ?

« Que Massenet, que personne n'a jamais pris pour un surdoué, appartienne à une génération artistique qui n'est plus la nôtre, nous ne pouvons pas le lui reprocher. Lui, à qui l'on peut tout au plus reprocher la paresse et l'autosatisfaction, est de l'époque post-romantique, qui était passée des grands sentiments aux nuances de ces sentiments comme à un raffinement. D'abord encore le grand geste, le geste héroïque : et nous avons « Le Cid » : bientôt cependant, la tragédie gracieuse de « Manon », le weltschmerz bucolique de « Werther », le terrible drame de l'âme dans « Thaïs » mis de côté par une sensualité lascive.

Un signe de la personnalité de Massenet ? Beaucoup plus, je crois, un signe de l'état d'esprit de nos contemporains d'il y a quinze ans.

« Nous, maintenant, nous sommes comme Sganarelle : nous avons changé tout cela. À l'exception des socialistes, nous croyons trop peu en un sentiment communautaire, en un mode de sentiment général de nos semblables, pour souhaiter ou approuver son expression dans un art communautaire. Nous accordons même beaucoup moins d'importance à la « compréhensibilité » immédiate d'une œuvre d'art, convaincus que cette compréhensibilité dépend autant du spectateur ou de l'auditeur que de l'artiste créateur. Nous n'allons plus, comme nos parents en 1882, au théâtre pour y applaudir une « Aïda » qui n'apportait rien de nouveau, et huer une « Carmen » qui les choquait de façon inattendue. Ce que nous, ce que même la bourgeoisie exige maintenant, c'est justement d'être choqués. Nous voulons de nouvelles impressions. Et c'est devenu une définition courante : l'art est l'expression la plus individuelle du sentiment le plus individuel ; et l'artiste n'est pas le serviteur de son public, il en est le maître.

« Lorsque nous, gens modernes, avec nos concepts modernes, nous nous trouvons devant une œuvre comme « Ariane », il est assez naturel que nous nous disions : « Si ce Massenet a des petits-enfants, quel excellent grand-père il doit être ! » Et que nous pensions ensuite : « replacé dans le temps auquel appartient l'esprit de l'auteur, qui n'aime pas les changements, ce n'est certainement pas une mauvaise œuvre. Les gens de cette époque, ceux qui ont actuellement entre cinquante et soixante-dix ans, restent, malgré tout, malgré la secousse-Wagner, malgré « Pelleas » et malgré « Salomé », attachés aux sentiments agréables, exprimés agréablement que ce soit dans le tragique, ainsi que dans le chant ou dans l'orchestre qui recherche le pathétique. La période de la vie de ces gens est celle de la bourgeoisie, la période du tiers-état.

« Actuellement, nous sommes encore dans la période de l'individu, dans la période de l'aristocrate en attendant peut-être une période plus populaire. L'exceptionnel nous attire, alors que nos parents en étaient encore effrayés... César Birotteau se sentait un héros plein de grands plans : c'était le romantisme. Ensuite vint la tranquillité amicale comme seul idéal. Maintenant, chaque bourgeois ne se contente plus de ses pantoufles du soir ; sa fille ne joue plus « la Prière d'une Vierge » ni « Le Moulin de la Forêt noire » ; seulement Bach, Beethoven et les ultra-modernes ; et son fils est au moins ami avec un néo-impressionniste, s'il n'écrit pas lui-même des sonnets. Les « Concerts populaires de musique classique » ont exécuté dimanche la magnifique « symphonie domestique » de Strauss ; les gens qui sont allés hier aux « Concerts Ysaye » ont avalé comme une dragée une symphonie ultra-individualiste de Moor, et parmi ces gens, j'ai reconnu de nombreux épiciers. L'époque l'exige ; et je parie que ces gens n'oseraient pas avouer qu'ils préfèrent « Ariane », bien que je sois convaincu qu'ils l’ont beaucoup, beaucoup mieux apprécié.

« C'est pourquoi je ne veux pas dire trop de mal de l’ « Ariane » de Massenet, parce qu'en tant qu'œuvre d'art, elle est toute récente, et... je suis aussi encore un peu d'hier, bien que je n'aime pas le dire. Certes, ces mélodies n'ont rien de personnel, elles sont traditionnelles,

C'est pourquoi je ne veux pas dire trop de mal de l’« Ariane » de Massenet, parce qu'en tant qu'œuvre d'art, elle est toute récente, et parce que... je suis aussi encore un peu d'hier, bien que je n'aime pas le dire. Certes, ces mélodies n'ont rien de personnel, elles sont traditionnelles, elles sonnent faux à mes oreilles ; certes, cet orchestre est insipide et pleurnichard. Mais je trouve amusant de ressentir ce que la grande majorité doit ressentir : que c'est tendre et languissant : et comme ces violons me caressent ! La semaine dernière, ils avaient l'air idiots, lorsqu'ils se tapaient les mains jusqu'à en avoir mal après la « Domestica » ; aujourd'hui, je vois des larmes même dans les yeux de ceux qui avaient promis de s’en moquer. N'oubliez pas, mon cher, qu'un esthète a toujours à faire face à l'élément éthique. Je ne suis pas en colère contre Massenet : il m'a montré une salle plaisante...

« Je reconnais de plus qu'il a fait aujourd'hui quelque chose pour essayer de sortir de sa coquille d'autorépétition. Le talentueux Catulle Mendès lui avait tendu une main secourable : son livret de « Ariane » était suffisamment « moderne » pour donner lieu aux expressions les plus inattendues. Comment cependant se libérer complètement des anciennes erreurs, lorsque ces erreurs ont fait le succès de « Manon » et « Werther » !...

Je peux donc conclure : « Ariane » est comme ma sixième chope : elle ne se distingue que très, très peu de ses sœurs,.... bien qu'elle me semble plus petite, ce qui peut toutefois être dû à ma soif, plus grande à mesure que j'ai plus parlé. Et la musique de Massenet... Oui, je distingue bien la Munichoise de la Geuze-lambiek, que je préfère, et de la bière trappiste, qui est peut-être moins bonne. Mais pour vous dire quel en est le goût particulier : j'ai déjà bu tant de musique de Massenet,... non, de Munichoise, que je ne peux vraiment pas vous dire... »

Alors, l'esthète commanda un Bols, comme « casse-croûte » ou dernier verre de la soirée.