(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
L'autre Joyeuse Entrée (10 janvier) - Dans les rues de Bruxelles (20 janvier) - Entre les fêtes (10 février) - La charrette à chiens (14 avril) - Le congrès contre la tuberculose (9-13 octobre) - L'Empereur Guillaume à Bruxelles (26-27-29 octobre) - La fin de l’Exposition (5 novembre) - L’Almanach van Snoeck ! (30 décembre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 12 janvier 1910)
Bruxelles, 10 janvier 1910
Il fait mauvais temps : il vente, il pleut. C’est un temps, comme dirait Jef Casteleyn, le « barde » d’Eeklo dans une de ses odes, où « éléments déchaînés » rime avec « ventre creusé ». Malgré cela, je vous le dis : nous, les Bruxellois, nous sommes en liesse. Sur ordre ou non, depuis le 22 décembre dernier, nous sommes presque continuellement en état de fête. Cela a commencé - sans la moindre intention irrévérencieuse - quelques heures après les funérailles de Léopold II. Non, en fait, dès le soir suivant !
Je n’ai aucune connaissance, et donc tout le respect du monde, pour le sens de la dignité et la solennité de la garde civile hollandaise. Mais ce soir-là, j’ai pu juger de ceux de leur équivalent belge ! Jamais Bruxelles n’a vu autant de gardes civiques éméchés, venus en masse des provinces, bien sûr sans leurs épouses restées à la maison. Après avoir passé de longues heures sous la pluie battante, ils avaient eu faim... et soif. À ces besoins naturels, ils avaient pleinement répondu. En attendant les trains de nuit, ils noyaient ou exaltaient leur humeur festive ou mélancolique dans des pots de bière constamment remplis, ou la partageaient avec des dames pas toujours très prudes.
Leur état d’exaltation contagieux fit que de nombreux Bruxellois, qui, en raison de leur âge ou de leurs obligations familiales, avaient dû renoncer au plaisir de défendre le territoire à Deinze ou à Virton, en étaient réduits à soupirer après leurs jeunes années. D’autres, maudissant leurs occupations, regrettaient de ne pas pouvoir enterrer des rois à Bruxelles jusqu’au bout de la nuit.
Mais le lendemain, les Bruxellois eurent leur revanche. Les gardes civiques rentrés chez eux, remplacés par leurs épouses - un échange très apprécié ! -, ils purent acclamer le roi Albert lors de son entrée solennelle. Cette fois, aucun deuil ne vint tempérer leur enthousiasme. Leurs femmes, tout aussi bien disposées, les accompagnaient jovialement dans les cafés, et rien ne les empêcha de désaltérer longuement leurs gorges enrouées par leurs cris de joie.
Ce fut, comme vous le savez, une Joyeuse Entrée dans le vrai sens du terme. Le récit fidèle des festivités que je vous en ai fait, tel un bon chien de compagnie, vous a permis de comprendre que le pays, et plus particulièrement les Bruxellois, en gardent un bon souvenir. Les épouses des gardes civiques provinciaux ont oublié, à la seule évocation du nom du roi Albert, l’état douteux et véritablement morose dans lequel leurs maris étaient rentrés, au petit matin, des funérailles.
Quant à la population de la capitale, le fait que le nouveau roi veuille déjà, après deux mois seulement, suspendre le deuil national, a laissé une empreinte dans son âme mercantile. Ce qui était de la cire molle s’est durci en bronze solide.
Et l’ambiance festive a continué, - elle perdure encore. Et hier, nous lui avons donné de nouvelles nourritures, de nouveaux combustibles : nous avons accueilli le bourgmestre Max. Et bien que le bourgmestre Max ne soit pas arrivé à cheval ; bien qu’aucun prince étranger ne soit venu pour l’occasion ; bien qu’il n’ait pas prononcé de discours du trône dans un Parlement rempli de diplomates déguisés ; et... bien qu’il ait plu sans cesse : cela a été beau, émouvant et plaisant, et surtout typiquement bruxellois.
Vous savez que Bruxelles conserve parmi les autres villes belges une position très indépendante. La capitale est, pour ainsi dire, restée une ville libre, une république dans le pays. Les autres villes se plient aux décisions des autorités supérieures ; Bruxelles n’obéit pas, mais négocie et, souvent, refuse. Nous sommes fiers de notre autonomie, et il est arrivé que même des désirs royaux se heurtent à la volonté bruxelloise. Léopold II s’en est souvent plaint, mais... le Mont des Arts, par exemple, n’a pourtant pas vu le jour – parce que nous ne le voulions pas.
Et c’est pour cela, en raison de cette indépendance, qu’il est si délicat de devenir bourgmestre de Bruxelles, de se placer entre ses concitoyens et le gouvernement, sans rabaisser les premiers ni défier le second. Et c’est pour cela que celui qui ose accepter ce poste mérite qu’on admire son courage et qu’on lui rende hommage lors de son… intronisation.
Il avait été prévu qu’au moment où le trône changerait de titulaire, un nouveau bourgmestre serait également désigné pour Bruxelles. Le bourgmestre De Mot, un ami pas toujours docile du roi Léopold, a ouvert la voie vers l’au-delà. L’élection de M. Max comme son successeur ne s’est pas faite sans difficulté, vous vous en souvenez. Mais M. Max s’est révélé plein de bonne volonté, et maintenant il semble que tout le monde soit satisfait de lui, comme il le mérite.
Tout comme le roi Albert veut explorer de nouveaux chemins, M. Max, dans la mesure de ses moyens, a aussi innové. Tout d’abord dans l’apparence. Il existait une tradition parmi les hauts magistrats de la capitale. Ils s’efforçaient de se ressembler, non seulement dans leurs traits de visage, mais aussi dans leur allure. Le bourgmestre De Mot aurait très bien pu passer pour le frère aîné et plus robuste du bourgmestre Buls, et feu l’échevin Arts aurait très bien pu passer pour leur oncle. Le bourgmestre Max, lui, qui, comme le roi Albert, jouit du privilège d’une belle jeunesse, a jugé bon de rompre avec cette tradition. De nos jours, chacun a le droit de ressembler à soi-même. Et le bourgmestre Max en use largement. Après la tête d’un Don Quichotte mélancolique, celle de M. Buls ; après la tête d’un Don Quichotte coléreux et ironique, celle de M. De Mot, M. Max rompt résolument avec la littérature espagnole dans la gestion de la ville de Bruxelles, et se rattache à l’Antiquité : avec sa chevelure blondo-dorée, il arbore un visage joyeux, rieur, malicieux, plein de bonhomie, espiègle, alerte, intelligent et vif – celui d’un petit satyre de la période de déclin de l’art hellénique ou de l’apogée de la sculpture romaine.
Je ne connais M. Max que sous un jour très accueillant : en tant que journaliste, j’ai eu une preuve de cette amabilité qui m’a laissé un sentiment de grande gratitude. Je ne peux donc encore juger de ses capacités en tant qu’administrateur. Mais qu’il possède un esprit vif et une jovialité généreuse, j’en mettrais ma tête à couper…
Et hier, le bourgmestre Max a fait sa Joyeuse Entrée. Bien au sec, debout sur le perron couvert de notre splendide hôtel de ville, il a passé en revue plus de trois cent cinquante sociétés, accompagnées de fanfares éclatantes et... de drapeaux trempés, là, sur notre Grand-Place, entièrement noire de hauts-de-forme étincelants sous les oriflammes orange des riches maisons de corporation.
Et cela a été, bien sûr, couronné de guirlandes d’éloquence, en français et en flamand. Pour ce dernier, notre excellent collègue Julius Hoste s’en est chargé, parlant aussi au nom de l’ancien bourgmestre Buls, empêché par le deuil. Et il aurait fallu le voir, le toujours jeune père Hoste, déclamant avec toute l’ardeur de son enthousiasme. Et ceux qui savent de quelles réserves de passion dispose ce vieux combattant vigoureux peuvent imaginer combien cela a été beau !
Ensuite, M. Max, prudent,... a renoué avec une tradition, lui qui avait osé en rompre une autre. Par-delà le fransquillonisme du regretté De Mot, il a tendu la main au flamingantisme de Buls, « notre Karel », comme on continue de l’appeler à Bruxelles. Et la première moitié de sa réponse, il l’a prononcée... en néerlandais.
Allons-nous donc vers une nouvelle jeunesse pour l’hôtel de ville bruxellois ? Si oui : longue vie au bourgmestre Adolf Max !
Bruxelles, 19 janvier 1910
(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 20 janvier 1910)
Hier, j’ai déambulé dans les rues de Bruxelles – accompagné d’une ombre : l’Ombre de ma Jeunesse.
N’ayez crainte : ce récit ne sera pas une histoire de spectres. Je ne veux ni vous effrayer ni vous faire trembler de peur. Car, je vous le dis d’emblée, cette ombre n’avait rien de spectral ; difficilement pourrait-on l’appeler un Esprit, et elle n’est en aucun cas un pur produit de mon imagination. Loin d’être un frère pour moi, comme le visiteur étrange de Musset, elle ne m’a pas fait penser une seule seconde au Banquo halluciné, bien qu’elle marchât à mes côtés, faisant résonner ses pas sur le pavé. Solide dans son épais manteau d’hiver, elle abritait sa jovialité sous un parapluie brillant ; car il pleuvait, il pleuvait misérablement. Toute la soirée frissonnait sous cette bruine persistante, qui dansait en poussières dorées autour des globes électriques des vitrines et réverbères, transformant les pavés en miroirs noirs où s’allongeaient des guirlandes lumineuses, et noyant le vacarme de la rue dans une étrange quiétude.
Mais elle, l’ombre, sous son parapluie, bien au chaud dans son manteau, semblait se moquer du mauvais temps. Elle riait et parlait : une silhouette légère et robuste au milieu de la foule pressée, une présence consciente et volontaire dans le mouvement glissant des formes hivernales sombres, penchées sous la pluie fine et le ciel lourd, épais, presque invisible. Elle était heureuse, l’ombre ; son visage large et généreux rayonnait de satisfaction et d’une joie très sincère, et sa voix grave, profonde, résonnait dans mon oreille comme une contrebasse joyeuse.
Je ne vais pas vous le cacher plus longtemps, chers lecteurs : cette ombre n’était absolument pas « subtile et insaisissable », comme le dit le catéchisme malinois à propos des ombres ; cette ombre pèse au moins soixante-quinze kilos ; elle a un corps comme vous et moi – peut-être même plus que vous et moi. Ce corps est très sensible aux aléas du monde ; et, pour tout dire, elle n’est une ombre qu’au sens figuré, un court instant, car elle a évoqué dans mon esprit, par sa seule présence et sa voix, par tout son être et jusqu’à ses moindres paroles, ma jeunesse, ma jeunesse déjà lointaine et toujours si précieuse, avec une force, une intensité si grandes que, – qu’elle me pardonne –, au cours de cette promenade, je me surprenais parfois à oublier qu’elle, l’ombre incarnée, marchait à mes côtés, et à m’imaginer errant avec mon propre passé, incarné, à travers les rues humides et frissonnantes.
Cette ombre bien portante, pleine de vie, joyeuse et énergique… – dois-je vous la présenter ? Il s’agit de mon ami Julius de Praetere, natif de Gand et citoyen suisse ; peintre et artiste décoratif ; ancien professeur à l’Ecole des arts décoratifs de Krefeld, où il fut collègue de votre Johan Thorn Prikker ; aujourd’hui directeur de l’école équivalente et du musée associé de la ville de Zurich. Il a complètement révolutionné cette école et l’a transformée en un modèle ; il y a même recruté des enseignants néerlandais. Quant au musée, il ne s’agit plus d’une nécropole pour l’artisanat, mais d’un lieu vivant, constamment renouvelé et tenu à jour, où sont présentées les évolutions contemporaines dans l’art des ébénistes, des céramistes, des orfèvres, des relieurs, des imprimeurs et des tisserands. Même les œuvres les plus récentes et les meilleures de la peinture et de la sculpture y sont exposées, pourvu qu’elles aient un lien avec la décoration intérieure et l’architecture.
Un jeune homme remarquable, cet ami à moi ; surtout un organisateur très intelligent et compétent, qui a su attirer l’attention de tous les artistes décorateurs sur Zurich, y a fondé une revue appelée Heimkunst et y a invité des conférenciers comme Berlage et d’autres. Mais j’en ai déjà trop dit, d’autant qu’il y a à peine deux mois, une courte note à son sujet, extraite d’un article du Gids, est parue dans l e Nieuwe Rotterdam Courant, et mes lecteurs pourraient déjà le connaître avant même que je ne le présente.
Julius de Praetere, que je n’avais pas revu depuis plus de six ans, est venu me rendre visite à Bruxelles. Pour lui faire plaisir, nous avons bu ensemble de la bière flamande, dont il est privé en Suisse ; pour me faire plaisir, il a accepté de boire de la bière allemande, bien qu’il en ait assez ; et, à la satisfaction de tous deux, nous avons terminé par des bières anglaises.
Ensuite, nous sommes allés flâner dans les rues de Bruxelles… Allions-nous au théâtre ? Mais De Praetere affirma qu’il avait, comme Kloos, de la musique en lui pour mille processions défilant dans les rues. Quant à moi, je m’étais lancé intérieurement dans un soliloque que j’aurais échangé contre toute la littérature théâtrale de France ! Au cinéma, alors ? Mais même à Zurich, ils avaient déjà vu les funérailles de Léopold II et l’intronisation d’Albert Ier !… Alors, nous avons continué à marcher dans les rues ; d’autant plus que mon compagnon ne semblait pas redouter le temps lugubre et morne, – bien que je sentisse peu à peu, goutte après goutte, à la manière d’une hydre lente mais implacable, la désolation de cette soirée pluvieuse s’infiltrer en moi, m’envelopper comme une ouate humide, et remplir ma tête d’une tristesse languide.
Et tandis que mon joyeux ami continuait à parler, de Zwingli et de l'esprit calviniste dans l'art mobilier suisse, du néo-impressionnisme allemand et de la poterie hollandaise, de De Bazel et Eisenloeffel, de Morris et Cobden-Sanderson, de notre compatriote Henry van de Velde qui, à Weimar, commence à recevoir une influence goethéenne, de l'uniforme des gardiens de son musée à Zurich, de la rapidité et de l'élégance avec lesquelles une exposition est mise en place, des efforts qu'il a déployés pour faire de son école bien-aimée ce qu'elle est aujourd'hui et des améliorations qu'il envisage encore – tandis qu'il ne semblait jamais pouvoir cesser de parler de tout cela, l'image de son être physique s'effaçait peu à peu en moi.
Et ce fut ma jeunesse, notre jeunesse commune, qui se mit à marcher à mes côtés, à murmurer à mon oreille des choses douces et tristes. Je n'entendais pas ses talons résonner sur le pavé dur, mais son cœur semblait battre contre mes tempes...
Non, je vous l'assure : ce n'est pas la faute des bières flamandes, allemandes et anglaises. C'est la faute de l'ami retrouvé, qui, malgré son bavardage incessant, malgré son ancrage apparemment solide et joyeux dans le présent, dans le réel de ses occupations immédiates, m'a fait oublier cette réalité et mes préoccupations de journaliste. Il a ramené mes pensées au modeste village de la Lys où nous avons vécu et habité ensemble pendant presque cinq ans, où nous avons rêvé et travaillé un peu aussi, où nous avons forgé des projets et des idéaux, respiré assez d'air libre pour toute une vie et pour en désirer toute notre vie, où nous avons trempé notre caractère et affermi notre amour pour notre pays et notre peuple dans les flots calmes de la Lys.
Cinq années qui furent les meilleures de notre vie, où nous nous sommes épanouis en hommes dans la terre la plus généreuse, où nous avons formé notre esprit loin des bavardages des grandes villes, dans une communion constante avec la nature et l'art, avec la vie immédiate et sans fard. Cinq années où nous avons grandi côte à côte avec une naïveté, une franchise et une sincérité telles que nous nous imaginions vraiment appelés à quelque chose de plus grand, de plus noble que d’être un directeur de musée et un journaliste...
Ainsi, hier soir, je marchais dans les rues du grand Bruxelles, perdu dans mes rêveries, passant devant les vitrines éclatantes et multicolores, sourd aux cris des crieurs de journaux et au cliquetis des fiacres, aveugle au mouvement fébrile qui m’entourait. Seul, désespérément seul, comme lorsque je me promenais, solitaire, les soirs d’été, le long de la lente et douce Lys... Mais avec en moi une humeur si différente, si tristement autre...
Mais la voix grave de mon ami me sortit de ma mélancolique rêverie. Avec enthousiasme, il me parla de son petit garçon, qui savait déjà si bien lire. Puis, de nouveau, de son école. Et du relieur hollandais qu’il y avait fait venir : un véritable artiste ! Oui, ce De Praetere avait raison : il était satisfait de son sort actuel. Pourquoi alors m’enfoncer dans des époques révolues, alors que j’avais le privilège de vivre dans ce Bruxelles étincelant, qui, même par une soirée d’hiver, même sous la pluie, reste beau, reste vivace, reste stimulant dans sa modernité ; qui revigore parce qu’il apprend à regarder avec esprit critique, à observer objectivement, et parce que, dans son effervescence, il ne laisse pas de place à l’illusion...
Mon humeur s’était un peu adoucie. Pour célébrer cela, nous sommes allés déguster de nouvelles bières. Et cette nuit, j’ai dormi... comme un loir.
Pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Oh, je ne sais pas. Peut-être auriez-vous préféré que je vous parle du partage des millions royaux, et que le prince Philippe de Saxe-Cobourg, la main sur le cœur, ait laissé à son ancienne épouse, la princesse Louise, les deux millions qu’il avait autrefois versés pour elle. Mais voyez-vous, je n’en savais pas plus que ce que les télégrammes vous avaient déjà communiqué. Peut-être vous intéressez-vous à la dernière rumeur selon laquelle la princesse Clémentine pourrait bientôt se marier. Mais cette visite de De Praetere était tout de même un événement ! Et... ce n’est pas tous les jours que je sors avec des spectres, sous la pluie, dans les rues de Bruxelles...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 11 février 1910)
Bruxelles, le 10 février 1910
Avant-hier encore, c'était le carnaval ; dimanche, encore le carnaval : nous voilà dans nos jours de folie, comme dirait un misanthrope.
Heureusement, je ne suis pas un misanthrope. Si je l’étais, je serais resté à la maison mardi soir, à bougonner tout seul, avec des pensées sombres dans le cœur. Et que le ciel me préserve de ces pensées ! Je ne serais pas sorti malgré le temps exécrable et un rhume étouffant. Et je n’aurais pas été en mesure de vous faire part d’une impression très fine, très particulière, que j’ai recueillie lors de cette promenade.
Entendons-nous bien, je ne vais pas vous parler des masques eux-mêmes. Ils étaient, d’ailleurs, peu nombreux et peu intéressants. Il y avait bien quelques fils de riches, transformés d’une manière inquiétante en Apaches parisiens, dont l’un poussa le naturalisme si loin qu’il osa, dans le restaurant où je mangeais, m’enlever cyniquement sous le nez la demi-bouteille de vin que je venais de commander et me menaça d’un poing armé lorsque j’osai protester. Il y avait aussi ces éternelles dames corpulentes qui n’avaient trouvé d’autre déguisement que des vêtements de collégien serrés à l’extrême, les mettant dans une situation gênante et ne laissant à leurs contemporains qu’une piètre opinion de leur anatomie. Et il y avait enfin les fantaisistes de chaque carnaval, les dilettantes qui s’attifent de la manière la plus répugnante ou effrayante possible, dans le seul but de ressentir en eux-mêmes du dégoût ou de la peur. Il y avait aussi les philosophes qui, sous leur masque, viennent nous rappeler notre descendance animale, l’illogisme de nos actes, et nous montrent, au cœur même des festivités, leur visage figé comme un memento mori. L’un de ces derniers, que j’ai reconnu comme l’un de nos poètes les plus insignifiants, poussa ce zèle philosophique jusqu’à donner rendez-vous mardi dans l’éternité. Heureusement, il m’a laissé le temps de vous en faire part…
Non, je ne vous parlerai pas des masques. Je ne m’étendrai pas non plus sur une maladie spécifiquement bruxelloise qui sévit en ces jours de carnaval et fait de terribles ravages : la maladie des associations à but philanthropique. Imaginez quarante citoyens respectables qui, arrivés à l’âge de raison, aiment néanmoins la gaieté et l’indépendance : deux vertus ancestrales qu’ils pratiquent de préférence au Mardi gras et à la Mi-Carême. La gaieté signifie alors : se déguiser ; l’indépendance : sortir sans madame. Et voici ce que la sagacité bruxelloise a inventé : avec l’excellente intention, évidemment, d’aider les pauvres (ce contre quoi même l’épouse la plus acariâtre ne peut trouver à redire), ces quarante citoyens fondent une société, choisissent un uniforme – de préférence le plus extravagant que l’on puisse imaginer –, apprennent un chant de chœur qu’ils entonnent avec une voix nasillarde dans les cafés, et organisent ensuite des collectes. Au fond de leur cœur, ils goûtent les joies les plus profondes : ils boivent (car chanter donne soif), ils se déplacent sans contrainte (car qui pourrait les reconnaître ?), ils pincent les tailles des dames corpulentes (puisque madame est restée à la maison, évidemment après une scène houleuse).
Il n’est donc pas surprenant que de telles sociétés aient fleuri sur le sol bruxellois comme des champignons – des champignons vénéneux, car, comme je vous l’ai dit, elles causent les ravages les plus épouvantables : dans la gorge et l’estomac des philanthropes déguisés, dans le porte-monnaie de leurs contemporains, et dans le cercle domestique où, parfois pendant quarante-huit heures d’affilée, la paix est rompue…
Non, je ne vous parle pas du « Conservatoire Africain », ni des « Cuisiniers mirlitophiles », ni des « Paganinis de Molenbeek », ces noms si joliment choisis pour désigner ces cercles. Je ne vous parle même pas du bal à la Monnaie.
Ce bal a plusieurs éditions : la première a lieu la veille du premier jour de Carnaval et s’appelle « Le bal des abonnés ». Cette nuit-là, l’ennui est effrayant dans la salle. Imaginez tous ces messieurs âgés et quelques-uns à demi-vieux, qui viennent chaque soir ici bâiller et bougonner, et qui, maintenant encore, en habit ou smoking habituel, se serrent la main en silence, avec une mine aussi figée que dans une maison mortuaire, déambulant avec à leur bras une figure en domino noir très voilée, qu’ils aimeraient faire passer pour une autre, mais que tout le monde sait être leur propre épouse. Vous pouvez imaginer l’ambiance festive ! On danse peu : cela fatigue. Et puis, danser avec sa propre femme !...
Il y a bien l’animation apportée par « l’entrée du ballet » : les légères dames du corps de ballet qui viennent tourner dans la salle, dans un minimum de costumes. Mais qu’est-ce que cela peut faire aux vieux messieurs ? Majestueuse, bien que très voilée, leur épouse quinquagénaire marche à leurs côtés…
Aux autres soirées de bal, l’atmosphère est un peu plus légère ; la salle est plus colorée, plus animée : la demi-mondaine y apporte plus de vie, plus de liberté ; les mouvements se font moins contraints ; on se laisse aller à une certaine exubérance. Je ne vous parlerai pas des costumes des dames, qui remplacent le domino trop austère du premier soir : ils sont souvent suggestifs. Et le responsable du buffet vous assurera qu’en comparaison de la première soirée, le nombre de bouteilles de champagne vidées est trois fois plus important lors des soirées suivantes…
Mais non : je préfère vous raconter un bal à la Monnaie à la Mi-Carême. Car aujourd’hui, je veux vous faire partager quelque chose de bien plus élevé et plus raffiné : si haut et si noble que j’hésite à le faire…
Imaginez : l’une des rues les plus animées de la ville, la rue de la Madeleine. Il est sept heures du soir ; les masques sortent ; ils peuplent les restaurants, visitent ensuite les cafés, et vers dix heures, ils se rendent au bal. Le temps est très mauvais : il pleut sans cesse, le froid est vif et mordant, des rafales agressives vous frappent au visage. L’air est lourd et noir-rouge, comme du plomb en fusion. Sur les pavés gluants, celui qui n’est pas sorti pour s’amuser, mais simplement pour observer, traîne ses pieds avec lassitude.
Mais il y a des gens dehors qui cherchent vraiment à s’amuser. Les masques – petites couturières et étudiants – chantent et rient, malgré la pluie. Les fanfares des « Cuisiniers mirlitophiles » projettent leurs hurlements cuivrés dans le ciel noir. La jeunesse crasseuse des rues souffle dans des cornets en papier.
Et pourtant, malgré le caractère artificiel, fabriqué, et même malsain que l’on ressent clairement, il règne une certaine excitation joyeuse, une ambiance bourdonnante de divertissement. Certes, cette joie est souvent teintée d’une obstination presque acharnée à s’amuser coûte que coûte, mais elle parvient malgré tout à donner une impression de fête. C’est le Carnaval : un carnaval froid et morose, sous la pluie, mais pour certains, pour beaucoup même, un carnaval « quand même » – une rare occasion de célébrer sans souci, aussi grossière et peu sincère soit-elle. Et puis, les rues sont pleines de monde ; personne n’aime rester chez soi en de tels jours ; et c’est cela, surtout, qui amplifie le sentiment d’exceptionnalité…
Mais regardez, là, une petite entrée basse et sombre attire l’attention. Les bandes exubérantes du carnaval ne la remarquent pas, bien sûr. Et les passants, qui suivent curieusement des yeux les déguisés, écoutent leurs plaisanteries et fredonnent parfois leurs refrains un peu grossiers, passent devant avec indifférence. C’est l’entrée de l’église de la Madeleine.
J’entre. La chapelle, basse et étouffante, est presque vide. Seules quelques petites silhouettes noires se penchent sur le rebord des prie-Dieu. Mais une seule chose brille : le maître-autel, avec le Saint-Sacrement resplendissant au sommet. Cela crée un sentiment de solitude et de splendeur, d’abandon et de force, qui oblige à incliner la tête. Ici, la majesté du silence priant ; dehors, le vacarme morose des fêtards du Mardi gras. Ici, la gravité de la paix suprême ; dehors, la course effrénée et bruyante vers les plaisirs les plus bas, jusqu’à en éprouver du dégoût.
Les clochettes tintent doucement, comme venant de très loin ; un prêtre sort de la sacristie, vêtu de blanc et d’or. Dehors, on entend hurler, rauque et cruellement vulgaire : « Elle est morte, Adèle ! Elle est morte, Adèle ! »… Et tandis que lentement, la bénédiction s’étend dans le large geste du prêtre sur ces quelques fidèles, qui connaissent alors une joie plus noble, je sors, profondément ému, - de nouveau dans cette rue sale, battue par la pluie morose, où hurle le vent et où le carnaval fait rage avec ses cris grotesques.
Tandis que, frissonnant, je reboutonne mon manteau, envahi par des sentiments étranges et contradictoires, une femme déguisée m’adresse en pleine figure la plus basse des vulgarités…
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 15 avril 1910)
Bruxelles, 14 avril 1910
Vous connaissez, n’est-ce pas, l’image classique de « la laitière bruxelloise » ? Les cartes postales auraient popularisé cette figure sympathique auprès de vous, si elle ne l’était pas déjà grâce aux journaux illustrés, dès l’époque du « Hollandais ». Vous vous souvenez du petit chariot vert à deux roues, avec ses bidons de cuivre brillants dans leur revêtement de paille, et devant, le grand chien de trait au regard bienveillant et à la langue pendante. À côté, la laitière coiffée d’une large coiffe en dentelle, souvent accompagnée d’un agent de police vérifiant son permis de vente. Depuis 1830, cette représentation n’a pas changé. Cette institution nationale semble aussi ancienne que le « Manneken Pis », la kriekenlambiek (bière cerise) et d’autres traditions bruxelloises. On n’oserait la remettre en question, du moins en dehors de la capitale. Et même dans Bruxelles, je parie qu’il y a des milliers de gens qui pensent encore que leur lait quotidien leur est apporté dans un de ces petits chariots verts tirés par des chiens, qu’on appelle récemment une « charrette à chiens ».
Hélas, cet attrait pour les touristes mélancoliques n’est plus qu’un « beau passé ». Cette tradition n’est qu’un joli souvenir, voire une douce illusion entretenue par nos ancêtres idéalistes. Car des laitières avec de belles coiffes en dentelle et un tablier fleuri, je ne pense pas en avoir jamais vu dans la bonne ville de Bruxelles, même aux premières heures du matin. Depuis que j’habite ici, le lait pour le petit-déjeuner m’est apporté dans un grand réservoir de fer blanc et rouge monté sur roues, muni de robinets en cuivre et surmonté d’une cloche qui me tire chaque matin des plus doux rêves. Le lait est tiré par un homme coiffé d’une casquette d’uniforme, qui a l’allure d’un gendarme.
Vous ne devez pas en conclure – je vous en prie, ne faites pas cela ! – que la charrette à chiens serait un mythe chez nous, en Brabant. Elle a, au contraire, une longue vie. J’ai vu, dans ma jeunesse, qu’après le marché du vendredi matin, une famille paysanne bien portante – père, mère et quelques enfants bien habillés – rentrait chez elle à une quinzaine de kilomètres, tirée par un couple de chiens haletants et épuisés dans une telle charrette, où ils avaient transporté des marchandises : œufs, poulets attachés par les pattes, beurre enveloppé dans d’énormes feuilles de chou, et parfois même un petit cochon. Depuis, une telle barbarie a été interdite. Les êtres humains ne sont plus transportés en charrette à chiens, seulement les marchandises – ce qui se fait probablement aussi chez vous. La charrette est utilisée pour acheminer en ville des denrées alimentaires, mais jamais de chair humaine. Depuis quelques années, cet usage semble même décliner : le chien de trait est remplacé par le cheval d’attelage, qui lui-même est supplanté par l’automobile.
Ainsi, l’évolution de la race canine utilisée comme bête de trait pourrait être décrite par cette formule : le chien, autrefois compagnon de la laitière, a appris à transporter des humains, puis des légumes, des poules et autres marchandises ; et dans un avenir proche, il ne servira plus qu’à son propre loisir. À moins qu’il ne soit encore employé dans les moulins à roue, comme en Flandre et en Brabant, où il aide à pomper l’eau, baratter le beurre, moudre le grain – ce qui est tout aussi brutal, sinon pire, car on y enferme la pauvre bête comme un prisonnier.
Cependant, il est évident que l’homme, doté de raison et de jugement, ne pouvait condamner le chien de trait à l’oisiveté, mère de tous les vices. Ainsi fut fondé, pour le bien-être du chien, un « Club pour l’amélioration du chien de trait ». Cela revient à organiser des écoles de perfectionnement pour des détenus mineurs.
En réalité, comme vous l’aurez compris, il s’agit d’une mesure intéressée. Nous, Belges, avons la chance de posséder 150 000 chiens de trait. Le travail quotidien d’un tel chien peut être estimé à un franc. Ce qui représente, à la fin de l’année, une contribution d’environ quarante-cinq millions de francs à la richesse nationale – une somme non négligeable. Vous comprendrez donc que l’« amélioration du chien de trait » revêt une grande importance à cet égard ! D’autant plus que le chien de trait est une bête si docile ! Jamais il n’a résisté, jamais il n’a montré de mécontentement, jamais il ne s’est révolté… Améliorons donc, n’est-ce pas, la race des chiens de trait !
Je ne vous aurais pas parlé de tout cela, un sujet peu actuel, si un fait récent n’y avait attiré l’attention. Il existe, en effet, un pays dans le monde qui, à l’exception du nord de la Flandre, n’a jamais utilisé le chien comme animal de trait. Ce pays est la France. Je crois même que Victor Hugo nous a traités de barbares, pour avoir vu une « laitière bruxelloise » sur une carte postale. La fureur dithyrambique de Victor Hugo a pour nous peu de signification. En revanche, la loi française, qui limitait l’usage du chien comme animal de trait, en a davantage. Pourtant, cette loi pourrait changer. Un ingénieur français, M. Paul Diffloth, a pris la peine d’étudier en Belgique les conditions de vie des chiens de trait.
Je ne sais pas s’il a rencontré la traditionnelle « laitière », mais il constate que l’existence du chien fort, bien bâti, bien nourri et soigneusement dressé de nos maraîchers n’est pas si misérable – pas plus que celle de l’humble âne ou du poney vif. Peut-être a-t-il raison. Ainsi, il se pourrait que la France adopte bientôt une coutume belge.
Je ne pouvais manquer de vous faire connaître cet heureux fait.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 octobre 1910)
Bruxelles, 7 octobre
Je ne peux vraiment rien y faire ; ce n’est pas de ma faute si le congrès des garçons de café et des serveurs coïncide avec la 9ème conférence internationale contre la tuberculose. J’ai pourtant hésité un moment : devais-je vous rendre compte des délibérations des chevaliers du tablier blanc, qui, quelque peu hypocritement, se nomment « garçons limonadiers » (car beaucoup sont mariés, n’est-ce pas, et donc pas vraiment des « garçons », et ils servent bien autre chose que de la limonade) ? Ou bien devais-je vous entretenir de ce sujet peu réjouissant : la tuberculose ?
Plutôt que de soumettre mon discours à des réflexions stériles, qui auraient pu me valoir la peu flatteuse comparaison avec l’âne bien connu, pris entre deux bottes de foin, j’ai préféré faire ce que j’ai l’habitude de faire dans de tels cas : non sans grâce, j’ai jeté une pièce en l’air, après avoir décidé intérieurement que j’irais au congrès sur la tuberculose si le côté représentant la tête de Léopold apparaissait face visible.
La tête de Léopold est apparue. Et, bien que je regrette de ne pas pouvoir ainsi vous informer sur ce qui a dû être le sujet revigorant et savoureux des discussions des rafraîchisseurs de soif rassemblés, je me dois de vous raconter brièvement ce qu’il en est aujourd’hui du traitement et de la guérison de la tuberculose.
Hélas, autant vous le dire tout de suite : la situation est mauvaise, comme il est apparu dès la première réunion préparatoire. Ce qui s’y est entendu est profondément triste ; cela me retire l’envie d’aborder la question de manière légère — ce qui, pour moi, un profane, aurait été le moyen le plus simple de m’acquitter de ma tâche de reporter. Mais la situation est telle qu’elle ne prête guère à sourire.
Plus que toute autre maladie, la tuberculose a une importance sociale. Alors que des fléaux sociaux tels que la peste et la lèpre ont presque totalement disparu ; que les ravages du choléra sont de plus en plus contenus ; que les maladies professionnelles restent limitées et deviennent toujours moins nombreuses et moins étendues grâce aux progrès de la science et de l’industrie, la tuberculose continue d’exercer des ravages effrayants dans toutes les couches de la société.
Il existe pourtant une « Ligue internationale contre la tuberculose » pour la combattre. Cette ligue est officiellement soutenue par un certain nombre de gouvernements. Ces gouvernements ont naturellement tout intérêt à apporter ce soutien à un travail indispensable. L’argent consacré à la lutte contre la tuberculose est aussi bien employé que celui dépensé pour un meilleur armement. Une nation en bonne santé vaut peut-être plus qu’une nation bien défendue. La guerre est une exception ; la prospérité intérieure est une nécessité. On pouvait donc s’attendre à ce que l’intérêt des différentes nations se manifeste par une contribution généreuse.
Hélas, il semble que l’intérêt de certaines nations soit purement platonique. Dans le rapport de M. Dewes, on apprend que l’association accuse un déficit de cinq à six mille marks, dû à la... négligence de certains pays qui oublient de verser les sommes promises. On sera contraint de demander à chaque membre correspondant une cotisation annuelle de six francs ; on rayera d’ailleurs tout simplement ceux qui n’ont pas payé et qui limitent leur philanthropie aux paroles. Le Dr Calmette insiste d’ailleurs pour que les gouvernements soient rappelés à l’ordre. Et... c’est tout de même bien triste qu’il soit effectivement nécessaire de le faire.
Oui, la situation concernant la guérison de la tuberculose est bien triste. Imaginez que lors de cette même réunion préparatoire, le président Bourgeois ait dû insister sur une meilleure organisation des travaux des douze commissions – six scientifiques et six sociales – qui s’occupent de cette question. On ne semble pas savoir exactement ce qu’elles ont accompli depuis neuf ans, puisqu’il a été demandé, pour le troisième congrès qui se tiendra à Rome l’année prochaine, un véritable rapport sur les recherches et activités menées depuis le début.
Non, la lutte contre la tuberculose n’est pas brillante... Heureusement, nous, Belges, avons peu à nous reprocher. Ce fut un thème gratifiant pour M. Berryer qui, lors de l’ouverture de la conférence, a eu l’occasion de prononcer son premier discours ministériel sur cette constatation satisfaisante : plus qu’ailleurs, l’exemple du combat est donné en Belgique par les hautes autorités. Le roi Albert est le protecteur de ce congrès. L’amour et le dévouement de la reine Élisabeth se portent, en paroles et en actes, principalement vers les pauvres malades tuberculeux. Rappelez-vous la « Rose de la Reine » : cette petite fleur vendue, sur son initiative, au profit de la « Ligue contre la Tuberculose » à l’occasion de son anniversaire... Et puis, nous avons de magnifiques sanatoriums, dirigés par d’excellents spécialistes et soutenus par l’État, les provinces et les communes. Voilà l’optimisme du ministre Berryer.
La note pessimiste, en revanche, a été donnée immédiatement après, lors de cette même séance d’ouverture, par le gouverneur de la province de Brabant, M. Beco. Il a dressé un tableau vraiment très sombre des ravages causés par la tuberculose. Imaginez que vous deviez aborder ce sujet dans un discours : vous ne pourriez peindre un tableau plus sombre que celui de M. Beco. Après cet exercice intense, son intervention devient cependant intéressante : il esquisse le rôle des femmes dans la lutte contre cette terrible maladie, celle des mères qui doivent défendre leurs enfants menacés ; il montre ce qui a été fait dans différents pays pour lutter contre la tuberculose ; il exprime sa grande satisfaction de voir le sanatorium de Liège servir de modèle à de nombreux établissements étrangers ; il adopte une posture critique en abordant les questions des logements ouvriers et du contrôle du lait ; et, après son flot de pessimisme noir, il se réjouit de pouvoir déléguer la présidence au sénateur français Bourgeois.
Ce dernier est manifestement à la hauteur de la tâche. Je pense même savoir qu’il s’y était préparé. D’ailleurs, il est indiscutable qu’il y avait un accord entre lui et M. Beco pour se montrer courtois envers les dames : ils s’accordent à leur confier la défense contre le fléau. Cela peut être galant ; peut-être est-ce aussi lâche. Je dois néanmoins avouer que les deux hommes ont rivalisé de gentillesse envers le beau sexe. Ce qui adoucit peut-être la tâche des femmes...
Ce fut, comme vous pouvez le constater d’après ce compte rendu, un beau début.
Et ensuite, on est passé aux travaux, qui, depuis deux jours, avaient été interrompus par des banquets et des festins excessifs. Sur ces derniers, j’espère pouvoir me taire ; sur les travaux, dans une prochaine lettre.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 13 octobre 1910)
Bruxelles, 10 octobre
Dès le début de ses travaux, ce Congrès a été rassurant : à la question de savoir si l’on peut naître avec la tuberculose, M. Landouzy a répondu par la négative. Les nourrissons peuvent donc dormir sur leurs deux oreilles : ils ne naissent pas tuberculeux. Du moins, selon ce savant français. D’autres congressistes se sont exprimés avec moins d’assurance, et le Dr Landouzy a dû reconnaître que les enfants de parents atteints de tuberculose présentent naturellement une plus grande prédisposition à contracter la maladie que ceux issus de parents en bonne santé. Ce qui conduit à la conclusion qu’il est bon, avant de naître, de choisir ses parents avec précaution.
À la question de la prédisposition s’ajoute celle de la protection des enfants contre la tuberculose, un sujet qui a suscité de longs rapports et discussions, parmi lesquels s’est distingué, entre autres, le Dr Pijnappel. Mais tous les moyens de prophylaxie défendus lors de ce congrès sont-ils réellement pratiques ?... Même le plus radical de ceux proposés est le moins réalisable : on ne peut, à titre préventif, enfermer de force dans des sanatoriums isolés toute personne tuberculeuse ou menaçant de le devenir. En revanche, refuser des postes impliquant un contact direct avec des enfants – comme celui d’enseignant, par exemple – à des personnes atteintes de tuberculose est une mesure plus raisonnable. Les exclure des établissements où l’on traite ou prépare des aliments est une excellente idée. Mais, en toute honnêteté : peut-on confier à la loi le soin d’un tel contrôle judiciaire ? Et si oui, cela ne priverait-il pas de leur gagne-pain des personnes qui ne sont que légèrement atteintes et pourraient être facilement guéries ?
Un médecin m’a confié, lors de ce Congrès, que 90 % des cas, pour autant qu’ils ne soient pas trop avancés, peuvent aujourd’hui être traités avec succès. Tout dépend d’un bon traitement. La question se pose donc : ne serait-il pas préférable d’inscrire dans la loi que toute personne exerçant une fonction publique et atteinte de tuberculose – sous réserve d’un contrôle régulier et surtout compétent – sera soignée aux frais de l’État et, après guérison, pourra autant que possible conserver son poste ? Ce serait plus humain qu’une exclusion brutale et définitive. Et cela s’inscrirait davantage dans la ligne de la législation actuelle.
Cependant, la meilleure solution consisterait sans doute à mieux protéger les enfants contre la tuberculose, d'abord en s'assurant soigneusement que l'école et toutes les voies menant à la tuberculose – comme les caries dentaires, une mauvaise respiration, etc. – sont bien fermées ; que les aliments sont irréprochables ; que la surcharge intellectuelle ne déséquilibre pas leur santé physique ; que les locaux scolaires sont spacieux et bien ventilés ; et que les principes fondamentaux de l'hygiène préventive sont enseignés avec la conviction nécessaire aux élèves plus avancés. Toutes ces questions ont été abordées par des médecins et des sociologues, avec plus ou moins d'érudition.
« L'enfant et la tuberculose » aurait pu être un excellent titre pour ce Congrès, car ce sujet en était, pour ainsi dire, le plat principal – si je puis m’exprimer ainsi. Et le fait que la plupart des discussions aient été facilement compréhensibles pour tous n’a rien enlevé à leur importance.
À ce sujet s'ajoute une nouvelle question, que je crois encore inexplorée : la pertinence et la faisabilité des écoles pour enfants tuberculeux. La question est séduisante : nous savons combien les écoles pour enfants déficients ont parfois donné de bons résultats ici et là. Mais les enfants déficients souffrent seulement de troubles mentaux, tandis que les enfants tuberculeux sont parfois très brillants. Et cela soulève un problème : est-il vraiment souhaitable de regrouper des enfants atteints de tuberculose à divers stades ? Les moins malades ne risquent-ils pas d’être affectés par la présence de ceux qui le sont davantage ?
De plus, le père d’un enfant déficient a tout intérêt à l’envoyer dans une école spécialisée ; tandis qu’imposer à un père de diriger son enfant tuberculeux vers une institution spécialisée pourrait être perçu comme une atteinte à ses droits, ou tout au moins comme une contrainte pénible... surtout si cela ne rend pas l’enfant en meilleure santé. On voit bien ici une question très délicate, où l’intervention de l’État serait encore une fois difficile et probablement peu fructueuse.
Les rapports sur les progrès et la lutte contre la tuberculose dans les différents pays affiliés au congrès étaient également d’un intérêt principalement social. Le rapport pour les Pays-Bas a été présenté par le Dr Pijnappel. Entrer dans les détails ici serait évidemment inapproprié. De manière générale, ou presque universelle, il semble que la maladie recule. Du moins, le taux de mortalité diminue presque partout. Cela n’empêche pas que, selon les statistiques hebdomadaires des décès dans la ville de Bruxelles, couvrant la période du 25 septembre au 1er octobre, la tuberculose pulmonaire figure comme la deuxième cause de décès, juste après les diarrhées infantiles...
La diminution constatée peut-elle réellement être attribuée à l'action des congrès sur la tuberculose ? Tous les présidents de congrès sont trop optimistes ; mais il me semble que l’optimisme du sénateur Bourgeois, président des congressistes anti-tuberculose, avec toute sa douce et flatteuse éloquence, pousse un peu trop loin l'autosatisfaction.
Pour ma part, je suis convaincu que la prophylaxie et une bonne éducation du peuple sur ce sujet ont bien plus de poids que des congrès où l’on pense trop aux divertissements. Que les savants de cabinet consignent les résultats de leurs recherches à leur bureau ; que les médecins appliquent ces résultats à leurs patients ; que l’enseignant explique de manière simple et pratique les moyens de prévention et les conséquences de la tuberculose à ses élèves avec conviction.
Cela ne m'empêche évidemment pas d’avoir une grande estime pour les rapports véritablement scientifiques qui ont été présentés ici, notamment sur le traitement radiographique de la tuberculose, sur les accords internationaux relatifs aux recherches sur cette maladie, etc. : des questions que je n'aborde pas, car elles dépassent le domaine de ma compétence.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 26 octobre 1910)
Bruxelles, 25 octobre
Si, un de ces jours, le Bruxellois effectue sa visite hebdomadaire au cinéma – et quel Bruxellois ne passe pas au moins une fois par semaine quelques heures dans l’un des innombrables cinémas ? –, il se posera, en voyant le déroulement du film montrant l’arrivée de l’empereur d’Allemagne, trois questions.
D’abord, avec une extrême curiosité : « Suis-je dessus ? » Car cela est devenu une nouvelle passion, presque un sport, une nouvelle source d’émotions : se voir bouger, marcher, agiter son chapeau, rire ou crier à l’écran. On demande avec fierté à ses amis : « Es-tu allé au cinéma de l’Avenue du Nord ? » et on ajoute, nonchalamment et avec détachement : « Je suis dessus... » La première curiosité de notre Bruxellois sera donc de vérifier s’il figure dans le film. Mais cette curiosité sera malheureusement déçue. Les mesures militaires et policières ont été si complètes et strictes qu’il devait y avoir un espace de plusieurs mètres entre les troupes et la foule. Une bombe jetée depuis la foule n’aurait atteint que quelques soldats. Le danger pour le roi ou l’empereur a été réduit au minimum ; et je crains que beaucoup n’aient applaudi sans même voir qui ils acclamaient, tant ils étaient loin – si loin que même l’objectif de la caméra ne pouvait les apercevoir ni les capter...
La première question de notre Bruxellois résolue négativement, il se demandera ensuite : « Pourquoi voit-on encore ceux-là ? » Cette question sera empreinte de rancune et d’amertume. Car c’est une véritable torture pour le cœur jaloux de celui qui n’y est jamais, de constater que ceux-là apparaissent encore et encore. Ceux-là, ce sont les journalistes. Combien de fois, depuis l’ouverture de l’exposition et à chaque visite d’un Haut Invité, m’a-t-on dit : « Savez-vous ? Vous êtes encore au cinéma ! » Aujourd’hui encore, c’est le cas. On présente : le prince Henri au pavillon hollandais. Et qui attire le plus l’attention ? Votre serviteur et le correspondant du Algemeen Handelsblad, que l’on voit noter diligemment... Si je devais intenter un procès pour abus de confiance ou quelque chose de ce genre à chaque cinéaste qui me fait apparaître, parfois dans des postures les plus curieuses, sur son écran, et si je gagnais ces procès : je serais riche ou... Et je ne suis pas le seul : les quatorze journalistes réguliers de la presse bruxelloise, les six correspondants des journaux allemands et les trois Néerlandais qui forment ensemble le service de la presse sont dans le même cas. Ainsi, la rancune du Bruxellois, qui se cherche toujours en vain mais voit toujours les mêmes chapeaux hauts-de-forme sur les mêmes visages sceptiques, est compréhensible, et même un journaliste peut ressentir de la compassion pour lui.
La troisième question, et la plus sérieuse, qu’il – le Bruxellois – se posera est : « Pourquoi, moi, qui achète régulièrement le Peuple et l’approuve souvent, ai-je encore une fois, contre mes principes, applaudi cet empereur ? » Cette question touche directement à la psychologie du Bruxellois. Car en vérité, cet homme n’est pas monarchiste. Plus précisément : il est indifférent, et cela lui est égal que nous vivions sous un roi ou un président. Le commerce ne s’en porterait pas plus mal, et pour ce commerçant, c’est l’essentiel. Il a approuvé la proclamation de la République au Portugal. Si demain, le duc d’Orléans reprenait place sur le trône de ses ancêtres, lui, le Bruxellois, trouverait cela tout à fait naturel. Il est donc indifférent aux préoccupations dynastiques ; et lorsqu’il entend louer ou critiquer un roi ou un empereur, il hausse les épaules avec philosophie et demande : « N’est-ce pas un homme comme un autre ? »... Cependant, il a une certaine aversion pour l’empereur Guillaume. Indépendamment du fait que le Bruxellois n’aime pas les Allemands – ni les Français : demandez à père Beulemans ! –, l’empereur allemand lui semble trop exubérant, trop envahissant, occupant trop de place. Il est, ce que le Bruxellois appelle un stoeffer et un waweleer, ce qui signifie qu’il en fait trop et parle trop.
Loin de moi l’idée d’adopter ce jugement. Je serai le dernier à donner raison au Bruxellois. Je ne fais que vous transmettre sa psychologie authentique, qui montre que l’empereur allemand ne peut lui être sympathique parce que, lui, le Bruxellois, ne supporte pas qu’on pense et agisse différemment de lui-même... Ce Bruxellois est aussi réfractaire à toute autorité trop affirmée. C’est un trait national : le Belge aime marcher au pas, accomplir ses devoirs de citoyen, obéir à la loi, mais il veut pouvoir le faire de son plein gré, sans qu’on lui fasse sentir qu’il ne peut y échapper... Voilà trois raisons fondamentales pour lesquelles le Bruxellois reste profondément indifférent à la visite impériale. Et pourtant, cet après-midi, il a acclamé tout au long du trajet, avec enthousiasme et ferveur, jusqu’à en être enroué, les larmes aux yeux... Et maintenant, il est assis au cinéma, et il se demande, avec un certain mépris pour lui-même : « Pourquoi ? »
Tout d'abord, parce que personne n'aime autant la splendeur et le faste que le Bruxellois. Certes, son amour pour le spectacle n'éteint pas en lui son penchant à la moquerie ; mais ces deux traits sont si intimement mêlés qu'ils parviennent ensemble à créer une ambiance festive des plus charmantes : une excitation joyeuse, parfois agrémentée d'un trait d'esprit ou d'une impertinence qui provoque de longs éclats de rire. Le Bruxellois, le Brabançon, fils de Rubens et de Jordaens, aime la magnificence. Et quelle splendeur c'était, cet après-midi ! Ces douze mille soldats en uniformes colorés ; les petits drapeaux flottant au sommet de centaines de lances et la lumière se reflétant sur des centaines de sabres ; au-dessus, des bannières et des oriflammes innombrables accrochées aux façades et aux mâts ; et puis les commandements des officiers et le tonnerre des canons. Donnez cela au Bruxellois, et il acclamera même son pire ennemi.
Ensuite, il y avait aussi un hommage bien réel à la personne de l’empereur. On se l’était représenté tout autrement : plus vieux surtout – pensez donc, il est déjà trois fois grand-père ! – et plus froid, plus sévère, plus autoritaire. Mais voilà qu’un homme particulièrement alerte apparaît dans le carrosse ; son visage est vif, son regard extrêmement mobile ; il se montre particulièrement cordial avec notre roi, parle sans cesse, rit franchement, et salue avec une grande affabilité, rien de rigide. Et comme il paraît jeune, réellement jeune encore. Non, c’est une agréable surprise ! Ce n’est pas cet empereur rigide que l’on s’attendait à voir... Et le Bruxellois, agréablement surpris, acclame, imprudent, et séduit par ce personnage énergique et vivant...
De plus, l’empereur a eu l’excellente idée de venir à Bruxelles accompagné de l’impératrice et de la princesse impériale. Vous voyez, le Bruxellois est familial. La vie de famille, le sentiment familial sont fortement enracinés chez nous. L’épouse du Bruxellois suit son mari au café, où elle boit à ses côtés une solide chope de Münchener ; en public comme à la maison, en pensée comme en acte, elle est inséparable de lui. Or, le Bruxellois a toujours apprécié chez l’empereur d’Allemagne qu’il partage cette même affection pour la vie familiale. Que l’impératrice et la princesse soient venues avec lui, comme si elles étaient la femme et la fille d’un Bruxellois, reçoit son approbation totale. Et lorsqu’il acclame, ce n’est pas seulement pour le faste ou parce que l’empereur est un bel homme ; c’est aussi parce qu’il est un bon époux et un bon père...
Voilà la réponse que le Bruxellois réfléchi pourrait se donner à lui-même, assis dans le cinéma. Qu’il ne s’agisse pas d’une expression d’un loyalisme excessif, c’est évident. Je ne peux pas non plus faire autrement si cette lettre, parce qu’elle se limite à partager quelques observations sur la psychologie bruxelloise, ne semble pas aussi respectueuse qu’elle aurait pu l’être envers le souverain que nous honorons. Je le répète : je n’exprime pas ici mon propre jugement. Peut-être tenterai-je de le développer demain.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 octobre 1910)
Bruxelles, 26 octobre.
Il y a à Bruxelles d'autres personnes que… le Bruxellois. Tout le monde n'appartient pas à la classe commerçante, au grand négoce ou à la brasserie. Tout le monde ne lit pas non plus le Peuple. Il y a donc dans notre ville un certain nombre de personnes qui ont acclamé l'empereur pour des raisons tout à fait différentes de celles évoquées hier. Je ne leur en veux pas. Il y en a même – sans parler des socialistes – qui n'ont pas acclamé du tout. Et je ne leur en veux pas non plus. Mais certains ont néanmoins qualifié la visite impériale de très heureuse circonstance, pour des motifs autres que ceux de notre ami le Bruxellois, dont je vous ai décrit hier la psychologie simpliste. Avant d’examiner ces motifs (ou devrais-je dire : avant de les explorer ?), je dois toutefois vous parler de la représentation de gala au Théâtre de la Monnaie, qui ce soir, jusqu’à minuit pile, a rassemblé tous ces Bruxellois… qui ne sont pas le Bruxellois.
Dans les derniers mois de ma vie – et même avant cela – j’ai assisté à bien des événements : jamais je n’avais vu quelque chose d’aussi somptueux que cette Galaoper, comme disent les Allemands. Jusqu’au paradis, les uniformes étincelaient, mêlés aux toilettes claires et décolletées des dames. On m’avait placé dans les fauteuils d’orchestre, au milieu de sénateurs et de députés : une compagnie qui ne m’est pas étrangère, mais dans laquelle je me sentais tout de même un peu intimidé, car figurez-vous : parmi toutes ces personnes, il n’y en avait que deux sans décorations ni distinctions honorifiques : l’ancien bourgmestre Buls, qui n’en a jamais voulu, et moi, qui n’en ai jamais reçu...
La vue, depuis les hauteurs, était unique. Dans les premières loges, on trouvait la haute noblesse et les dignitaires de la cour. Cela scintillait de diamants, de diadèmes, de couronnes ducales, princières ou comtales, au-dessus d’une sélection des plus beaux visages que l’on croise à Bruxelles, entre cinq et six heures, sur la Montagne de la Cour. Le centre du premier rang avait été transformé en une loge, ou plutôt en un jardin parfumé, où des chrysanthèmes se mêlaient à des orchidées.
À neuf heures moins le quart, arrivent l’empereur, l’impératrice – en soie noire avec une écharpe orange de son ordre et une couronne étincelante –, le roi, la reine – en blanc avec des plumes de cygne –, la princesse Clémentine, toujours plus belle – en bleu clair –, la douce et timide princesse Victoria-Louise, et la noble princesse Karl von Hohenzollern, également en couleurs claires, naturellement ; le prince Karl von Hohenzollern en uniforme blanc d’officier allemand ; et enfin le reste de la suite. L’empereur, acclamé avec enthousiasme, salue avec affabilité. Ici, il n’a rien à craindre. D’ailleurs, tout son voyage lui a prouvé que les Belges ne sont pas aussi terribles qu’il l’avait peut-être imaginé. Et il salue encore, visiblement satisfait de cette salle magnifique, si pleine d’uniformes noirs, bleus, rouges et blancs, où tant d’écharpes d’ordres brillent et tant de décorations scintillent qu’on se demande comment il est possible que tous ces gens aient droit à de tels costumes.
Monsieur Buls me regarde en coin. On dirait qu’il veut dire : « Nous sommes les plus distingués, puisque nous sommes les seuls à être habillés autrement. » Je remercie Monsieur Buls d’un regard approbateur... On joue et acclame le Heil dir im Siegerkranz. Ensuite, on présente un extrait de la Katharina de Tinel, où les chœurs se distinguent particulièrement. Les dames de notre excellent corps de ballet dansent magnifiquement ; le rideau de velours retombe ; et… pas un seul applaudissement… Boerke van Brussel, notre sympathique représentant du peuple, probablement indigné par cette impolitesse, veut applaudir. On lui fait comprendre que seul l’empereur peut donner le signal des acclamations...
Pendant ce temps, on tient un bref cercle dans la loge royale, puis commence le second acte de Lakmé, magnifiquement chanté et joué, encore une fois… avec un ballet. – Je ne sais pas si c’est à la demande expresse de l’empereur, mais la représentation se termine encore par un autre ballet. Cette fois, c’est réellement barbare. De véritables Russes et Russes exécutent les danses tartares de l’Ivan le Terrible de Raoul Gunsbourg, dans un décor somptueux de Bakst ; et je peux vous assurer que c’était quelque chose d’épouvantable, tant par la musique que par la danse. À un moment donné, ces dames et ces messieurs dansent… sur leurs mains. Voilà la dernière mode ; certains trouvent cela extrêmement intéressant ; moi, je me demande ce que cela peut bien avoir à voir avec l’art...
Et alors, après avoir longuement posé dans le grand vestibule, jusqu’à ce que les illustres visiteurs soient repartis, j’ai enfin pu vous transmettre une première impression sur la fête...
Que ces Bruxellois (pour revenir à eux) pensent différemment de l’empereur que... « le » Bruxellois, ne nécessitera sans doute pas un long argumentaire. Cependant, il est tout aussi certain qu’ils n’ont pas tous la même opinion à ce sujet. Car parmi eux, il y a des personnes issues de diverses castes et classes sociales. Il y a la noblesse, il y a la diplomatie, il y a la politique, il y a l’armée. Et il y a avant tout les nouveaux décorés, généreusement élevés au rang de chevaliers et gratifiés de rubans par l’empereur. Ceux-là lui sont particulièrement reconnaissants pour sa visite. Leur sentiment est celui de la gratitude. Leur cœur l’emporte probablement sur la raison ; et s’ils ne s’exclament pas avec enthousiasme : « Revenez vite », c’est parce qu’on ne peut pas être décoré deux fois de suite.
La noblesse, en particulier la haute noblesse, éprouve principalement un sentiment de vénération aimable, amicale, presque condescendante. Elle sait qu’elle appartient au même monde, même si l’empereur est... enfin : l’empereur. La noblesse est détendue ; elle se sent tout à fait à l’aise ; elle raconte des anecdotes impériales impliquant toujours un membre de sa famille ; et – probablement – ne se préoccupe guère davantage de la visite, sinon parce qu’elle a été l’occasion de cette somptueuse Galaoper, où elle-même, la noblesse, constitue le plus bel ornement.
Et la diplomatie ? Eh bien, la diplomatie réfléchit, bien entendu, à des choses beaucoup plus profondes… Connaissez-vous La Carrière d’Abel Hermant ? Sinon, procurez-vous ce livre : c’est une œuvre magnifique, qui vous apprend en même temps comment pense la diplomatie… Croyez-moi, lisez ce livre : vous m’épargnerez ainsi de longues et complexes explications.
Et la politique belge ? Eh bien, la politique belge est très, très satisfaite. Elle est profondément reconnaissante à l’empereur pour les nobles et beaux mots qu’il a prononcés en réponse au toast du roi Albert. Il ne surprend personne que notre roi s’identifie à son peuple et s’y assimile ; c’est son habitude, et personne ne pourrait l’en détourner. Mais on sait que l’empereur ne partage pas cette conception très moderne de la royauté ; du moins, dans des discours récents, il semblait défendre et promouvoir d’autres idéaux monarchiques. On a bien présenté cela comme un lapsus linguae ; et il est vrai que cette interprétation semble avoir des chances d’être la bonne concernant les précédentes déclarations de l’empereur : hier soir, en tout cas, lors du dîner de cour, il s’est étendu si longuement sur le peuple belge et sur le sien – sans jamais une seule fois parler de « ses sujets » –, il s’est tellement placé sur le même plan que le roi Albert, que cela a véritablement impressionné tout le monde et comblé de joie la politique belge.
La politique belge accueillait bien sûr la visite de l’empereur avec joie, mais aussi avec une certaine appréhension. Toute démonstration de puissance, et a fortiori d’autorité souveraine – je ne dis pas : autocratique – lui inspire une telle crainte, car elle connaît l’aversion du peuple belge, qu’elle représente, pour cela. Cette appréhension, l’empereur Guillaume s’est en quelque sorte efforcé de la dissiper. Dès ses premiers pas, dès son arrivée, il n’y avait en lui rien de délibérément imposant. S’il a réellement impressionné, ce fut principalement par sa jeunesse apparente et séduisante, par sa vivacité, par sa simplicité. Cela n’a pas seulement rassuré la politique belge : cela l’a conquise. Et c’est donc avec une pleine sincérité qu’elle l’a acclamé hier et aujourd’hui, longuement et avec enthousiasme.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 29 octobre 1910)
Bruxelles, le 28 octobre.
J'ai beaucoup voyagé dans un pays qui s'appelle Fancy. Dans ce pays circule la légende d'une femme qui eut fort à souffrir des pouvoirs publics. Elle prétendait être prêtresse de la Vérité... et agissait de bonne foi, bien qu'il lui arrivât, de temps à autre, de mentir. Cependant, on trouva ses déclarations sacerdotales impertinentes ; on jugea qu'elle pouvait devenir dangereuse ; on affirma qu'elle nourrissait de mauvaises intentions et qu'elle était nuisible. On la bannit alors sur une île déserte, où elle fut laissée seule avec quelques policiers. Ceux-ci furent très étonnés de se faire réveiller chaque matin par le chant de la prisonnière, qui s'élevait en ces termes : « Pourquoi se plaindre ? »... Un rapport fut établi sur cette étrange attitude. On estima qu’il fallait des mesures plus sévères : la soi-disant prêtresse de la Vérité fut privée de nourriture et d’eau. Mais rien n’est plus nuisible à la voix qu’un estomac trop rempli ; et c’est pourquoi sa voix résonnait d’autant plus fort et, semblait-il, avec plus de joie : « Pourquoi se plaindre ? »...
Alors, on envisagea de faire taire définitivement cette femme au chant si déplaisant ;... quand tout à coup, on se souvint que sa plainte – cette plainte constante – n’en était pas vraiment une, puisqu’elle doutait de l’utilité même de toute plainte. On la laissa donc en liberté, cette prêtresse de la Vérité (on n’a jamais su si elle l’était réellement). Ce qui ne l’empêcha pas de continuer inlassablement son chant plaintif sur la vanité de toute plainte…
Mes confrères de la presse étrangère à Bruxelles me sauront certainement gré de rappeler ici cette étrange légende. Elle aura été pour eux une consolation et une source d’encouragement. Car eux aussi, lors de la visite impériale, ont constaté combien il est vain, profondément vain, de se plaindre. Je vous l’ai déjà raconté : les obstacles ne nous ont pas été épargnés dans l’exercice de notre métier. Si je n’ai pu vous fournir, avant-hier, que des informations très incomplètes, cela tient uniquement au fait que seuls quelques journalistes locaux furent admis à accompagner la visite de l’Exposition, du Musée Colonial, et autres activités. Devons-nous nous plaindre d’une habitude qui semble vouloir devenir la norme internationale lors des visites royales ?
Non, nous ne nous plaindrons pas : c’est peut-être le meilleur moyen d’être traités avec moins de dédain…
L’Empereur, accompagné de sa famille et de sa suite, est reparti hier soir avec un simple et cordial Guten Abend adressé à notre roi. Ainsi s’achève une visite qui a été, sans aucun doute, d’une grande importance. Importante pour la Belgique, mais aussi pour l’Empereur. On peut le dire sans excès d’orgueil national : l’Empereur Guillaume a gagné à venir en Belgique. Car, à une époque comme la nôtre, il est essentiel, pour le souverain d’une grande puissance, d’être estimé et compris au-delà de ses frontières. Et Guillaume II a incontestablement séduit Bruxelles.
Sa vivacité presque latine, son énergie infatigable, son intelligence vive et alerte ont convaincu les Belges, qui ne croient plus en son supposé entêtement, son obstination, ou son fanatisme. Peut-être ont-ils tort de penser ainsi. Mais dans leur esprit, il est désormais clair que l’Empereur est avant tout un homme impulsif ; que ce chef de tous les Allemands, qui évoque toujours avec ardeur Mère Germania, ne souffre pas de l’apathie ou de l’inertie, ces maladies insidieuses qui sont pourtant souvent attribuées aux peuples germaniques. Au contraire, il apparaît spontané, éternellement jeune ; et, par ce fait même... il ressemble agréablement à un Flamand, une qualité qui lui a valu ici une immense reconnaissance et, dès le départ, une popularité dont il peut être fier. Car nul n’incarne mieux l’idéal d’un Européen accompli que le Flamand cultivé, porteur harmonieux des éléments germaniques et latins fusionnés.
Il est frappant de voir comment le Flamand bruxellois a reconnu en l’Empereur des traits qui lui sont propres – reconnaissance confirmée par les faits – et comment cette affinité a suscité, dès les premières heures, un accueil chaleureux à l’égard de Guillaume II.
Cependant, cette visite impériale ne devrait pas profiter uniquement à l’Empereur, mais également aux Belges. Et, en toute logique, les Belges le méritent. En cela, leur mérite ne restera pas sans récompense.
Cette visite impériale n’était pas une visite politique. Elle n’avait rien à voir avec une alliance, une entente, ni même avec une réaffirmation de l’indépendance de la Belgique. Ce n’est pas parce que l’Empereur Guillaume a transféré ses activités à Bruxelles du 25 au 27 octobre qu’un quelconque changement pourrait avoir lieu sur la carte de l’Europe. Et, en cas de guerre, nous resterions probablement ce que nous sommes depuis des siècles : « le champ de bataille de l’univers. »
Nous ne pouvons même pas dire que les liens d’amitié entre nos deux pays se sont resserrés ; ils ne pouvaient l’être davantage : l’Allemagne nous enserre déjà par son industrie, son commerce, et son système bancaire. En nous en plaignons-nous ? Non, car nous ne saurions nous en passer. Nous acceptons volontiers cette amitié, et nous en sommes même satisfaits, car ce qui compte pour nous, c’est d’en tirer le plus grand avantage possible ; et cela, nous le faisons de plus en plus.
Pas une visite politique, donc. Seulement une visite de souverain à souverain, où, par la volonté des deux monarques, leurs peuples respectifs ont été impliqués. Et... voyez : cet aspect familial et chaleureux de la visite de l’empereur à Bruxelles est peut-être, pour nous, Belges, ce qu’il y avait de mieux. Un petit pays comme le nôtre, malgré son indépendance reconnue, malgré sa vaillante petite armée que l’empereur Guillaume lui-même a dû admirer, n’est, en temps de guerre – je l’ai déjà dit – qu’une bouchée pour la grande nation qui jugerait opportun de fouler son territoire.
Je me demande comment la Belgique pourrait repousser une armée française ou allemande ? Pourtant, même dans les cas les plus graves, rien ne peut empêcher une amitié personnelle entre souverains. Une telle amitié a, plus d’une fois, constitué une garantie pour la paix mondiale. Et cette amitié nous a été clairement démontrée comme existante entre l’empereur Guillaume et le roi Albert. À de nombreuses reprises, les deux souverains, et tout particulièrement l’empereur, en ont donné des preuves très évidentes.
Et cela est d’une importance capitale pour la Belgique : la Belgique toujours menacée, peut-être de plus en plus menacée. Non, il ne saurait être question d’une véritable alliance entre l’Allemagne et notre pays. Mais il peut exister une alliance tout aussi puissante : celle entre nos souverains. Une alliance qui constitue une garantie pour le maintien de notre indépendance – ce qui, en fin de compte, est la seule chose qui compte – et qui repose sur une estime mutuelle, un respect réciproque, une tactique mesurée et une véritable amitié. Et ces valeurs ont été confirmées par la visite impériale.
Une chaleur nouvelle s’est installée entre les deux cours – une chaleur qui n’existait peut-être pas auparavant. Et c’est pourquoi la visite de l’empereur allemand est un événement. Non pour des raisons diplomatiques : mais pour des raisons affectives. Et celles-ci comptent également, même dans la politique européenne.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 5 novembre 1910)
Bruxelles, 4 novembre
Le quartier tranquille de la ville où je vis, bien que situé juste à côté du grand, retentissant et animé quartier de la Gare du Nord, procure à ses habitants, pour la plupart des bourgeois rentiers, derrière leurs hautes façades blanches, une paix presque monacale, rarement troublée, même en temps de grande fête, par le lointain et menaçant tumulte de la vie urbaine – ce quartier tranquille de la ville où je vis s’éveille, chaque matin des trois premiers jours de la semaine, au son d’une musique vulgaire et banale, mais douce et réjouissante.
À l’hora prima, avant même qu’une lumière trop vive ne filtre à travers la fente du rideau pour venir chatouiller vos paupières, cela commence à pétiller et chanter dans votre esprit à moitié éveillé. Ce n’est pas assez inattendu pour vous arracher brutalement du sommeil ; c’est comme une vieille berceuse apaisante venue de votre enfance lointaine, si familière qu’elle chante à travers votre somnolence sans que votre conscience ne la perçoive pleinement. Elle chante et se rapproche, jusqu’à vous réveiller peu à peu, très lentement, dans l’atmosphère enchanteresse de ces sons fins et mélancoliques : de petites cloches en cristal fêlé ; un vieux carillon miniature qui, avec la timidité d’un vieillard, chanterait la musique la plus exaltée…
Car ces jours-là, les Italiens et leur pianino sont autorisés à entrer dans le quartier, et dès avant sept heures, ils profitent de cette autorisation avec avidité et des visages rayonnants. Sur la petite charrette défraîchie, sous laquelle le maigre chien jaune et sale halète, se trouve l’instrument de musique, soigneusement protégé par une bâche de toile cirée. Devant, il y a souvent un panier dans lequel repose un adorable nourrisson, gazouillant joyeusement. À la manivelle, le père, au teint hâlé par le soleil et mal rasé, avec dans ses yeux profonds le même regard résigné que celui de son chien, et sur ses lèvres l’esquisse d’un sourire hésitant. Et la femme – une grand-mère sombre sous le fichu noir des veuves ; une jeune femme radieuse qui caresse son enfant du regard et remercie avec gratitude pour les pièces jetées ; une jeune fille au visage anguleux sous le foulard éclatant couvrant ses cheveux noirs de jais – la femme scrute les fenêtres familières, encore bien fermées et lourdement voilées, mais qui, après leur aria préférée – l’Ave Maria de Gounod, Tosca de Puccini, l’intermezzo de Cavalleria, ou l’un de ces merveilleux chants populaires – vont s’ouvrir pour dévoiler un visage de femme, encore à moitié endormi mais souriant, qui leur jettera la manne quotidienne…
Et c’est ainsi que c’était encore cette semaine. Encore une fois, lundi dernier, j’ai eu la chance de me réveiller, malgré l’automne gris, sous une luminosité italienne – jusqu’à ce que la poésie lyrique du pianino soit brusquement interrompue par la réalité crue d’une voix de crieur de journaux jetant un brutal « Incendie à l’exposition ».
Alors, tout devint sombre et angoissant en moi ; la musique du pianino, cette douce voix du matin, dut se taire et devint presque une gêne. L’automne était là, dans toute sa réalité. L’ambiance qui aurait fait de ma journée un moment heureux se heurta au mur de l’implacable réalité. Car… il y avait eu un incendie à l’exposition.
Dois-je vous le cacher ? Je ne me suis pas précipité pour aller sur place. Le journal m’avait d’ailleurs rassuré. Seules quatre murs en planches, ainsi que ce qu’ils contenaient, avaient été « la proie des flammes ». Quelques jours seulement avant la clôture définitive de l’exposition, cet incident était d’une importance très relative. De ce café incendié, il ne resterait qu’un souvenir bruyant mais pas désagréable : celui d’un ténor à la voix rauque et passionnée et d’une lourde « chanteuse de genre » qui s’y étaient produits pendant un certain temps. Ce souvenir vaut mieux que la réalité d’un établissement où, d’ailleurs, on tirait une bière de très mauvaise qualité.
Je n’aurais donc pas mentionné ce « désastre », si ce n’était parce qu’il prouve, pour la quatrième fois, à quel point les expositions universelles sont exposées au danger d’incendie. Il y avait eu l’incendie de l’Hôtel Métropole ; ensuite, celui du 14 août – une date véritablement historique – ; puis une « alerte » dans le hall des machines, et maintenant cette restauration « Kosmos », dont il ne reste que le ténor à la voix rauque et passionnée...
Cette exposition restera effectivement consignée dans les annales comme « l’exposition du feu ». Je vous l’avais déjà écrit : elle prouve deux choses. Premièrement, qu’une exposition ne devrait jamais être composée que de pavillons distincts, non contigus. Deuxièmement, que ces pavillons ne devraient jamais être construits qu’en matériaux ininflammables. Ce dernier point engendrerait bien sûr des coûts plus élevés. Et je trouve cela très heureux. Car, très sérieusement, nous avons eu beaucoup trop d’expositions universelles à supporter ces dernières années. Cette surabondance, non seulement, gâte le public, mais fait aussi perdre tout intérêt aux expositions elles-mêmes. Maintenant que celle de Bruxelles touche à sa fin, je peux bien le dire, sans craindre de lui causer préjudice : il est frappant de constater combien peu de nouveautés elle a apportées.
Je ne parle ici ni de l’industrie, ni de la mécanique, ni de ce qui pouvait intéresser quelque spécialiste que ce soit. Je me place ici du point de vue du public ordinaire, voire grossier et peu éduqué... qui constitue le meilleur client des expositions universelles. Ce public, avide de nouveautés, en a vainement cherché une cette fois-ci. Même l’aéronautique, qui, selon les propos du ministre Hubert, devait être « le clou » de l’exposition, a été absente. Nous avons vu ici et là, dans presque chaque section, des modèles de dirigeables et d’avions. Mais nous n’avons pas eu droit à des démonstrations, pas plus que ce qui était visible en Hollande et en France – où aucune exposition universelle ad hoc n’avait été montée. Ce fut donc une déception de plus pour le public.
Je ne dis pas que les professionnels, les spécialistes, n’ont pas beaucoup tiré profit de notre exposition. Je le crois volontiers et y vois un grand mérite pour les organisateurs. Cela confirme néanmoins mon opinion que, dès lors qu’une exposition universelle n’apporte pas de nouveautés générales, frappantes, évidentes, elle perd sa raison d’être. Les spécialistes trouvent amplement leur compte dans des expositions spécifiques, moins confuses et plus compétentes que les expositions universelles. Le public ordinaire, lui, exige davantage.
C’est pourquoi il est bon et souhaitable de rendre les expositions plus rares. Elles en gagneront certainement en importance, et permettront aux organisateurs comme aux exposants... d’épargner plus longtemps. Avec davantage d’argent, on construit des halls et des pavillons plus solides. Les risques d’incendie en sont éliminés. L’importance en est accrue. Et les critiques journalistiques sont ainsi réduites au silence.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 décembre 1910)
Bruxelles, 28 décembre
Encore bien trop tôt le matin, avant même qu’on ne puisse ressentir la moindre irritabilité d’un réveil imminent ; avant même le laitier, qui arrive invariablement à six heures et demie, apportant par un bref coup de sonnette la première annonce du jour, et la douce certitude qu’on peut encore sommeiller une petite heure ; bien avant le facteur qui, à sept heures et demie, provoque en nous la tentation d’une joie ou d’une peine cachée sous forme de correspondance tombant une à une dans la boîte aux lettres. Encore tout au petit matin, juste sous ma fenêtre, comme une invitation directe, avec l’insistance presque inéluctable d’une obligation, cette longue mélopée mineure sur trois notes traînantes : « Almanach de Snoeck ! Almanach de Snoeck ! L’Almanach de Gand ! Le nouvel almanach ! Almanach de Snoeck ! Cinq cents le livre !»...
Il me semble soudain que, du plus profond de ma prime enfance, toutes mes réminiscences m’appellent à la douceur et à l’amertume que le passé, génération après génération, a filtrées à travers les âmes de centaines de gens pour me les préparer. Une conscience aiguë d’amertume et de nostalgie surgit en moi. Et, bien trop réveillé, je plonge en frissonnant sous les couvertures ; car dehors, la complainte est accompagnée d’une pluie fine qui, chassée par le vent, s’écrase contre les vitres : cette pluie agaçante et irritante qu’on appelle chez nous « pluie de contrebande », car elle s’infiltre à travers les vêtements et jusque dans la chair, vous glaçant jusqu’aux os.
Marmonnant, bien que touché, je voudrais me rendormir. Mais c’est impossible : la voix plaintive et geignarde, une voix de femme cassée et chevrotante, continue inlassablement sous la fenêtre : « Almanach de Snoeck ! », comme un défi au sommeil, une invitation mélancolique et insidieuse. Résigné, je vais, bien malgré moi, me lever. D’autant plus que je reconnais la voix. C’est celle qui, chaque semaine, le plus souvent à l’heure du déjeuner, parcourt la rue au rythme de
« Écoutez, citoyens, tout ce que je vais vous conter »
« De ce qui s’est passé récemment à Deinze » ;
tandis que le cri retentissant de son mari aveugle alterne avec le sien, aboyant :
« La gigolette, elle est perdue : »
« On l’a trouvée morte dans la rue ! »
Maintenant, la voix lamentable de la femme chante : « Almanach de Snoeck ! Cinq cents le livre ! L’Almanach de Snoeck ! » — Et je n’y tiens plus : malgré la réticence qui me retient sous les couvertures, une injonction de toute ma jeunesse pousse mes nerfs à me sortir du lit. J’enfile quelques vêtements. Deux minutes plus tard, je tiens entre mes mains le tout petit livre à la couverture bleue — comme à présent tous les citadins de Gand, Eeklo, Deinze, Audenarde, Renaix, Saint-Nicolas et Lokeren ; comme tous les paysans de la Lys et de l’Escaut, entre Courtrai à l’Ouest et Termonde à l’Est ; comme tous les marchands de bestiaux se rendant à Maldegem, Assenede et Ertvelde. Cet hiver, les petites couturières de Gand y apprendront les « nouvelles chansons » ; la jeunesse des campagnes y lira les « plaisanteries » du « Calendrier pour l’Année 1911 » ; l’agriculteur avisé le gardera derrière la statue de la Vierge sur la cheminée, car il indique toutes les « foires et marchés aux chevaux » ; moi-même, j’y apprends que le 17 janvier je dois assister à la procession hivernale d’Ingooigem chez Stijn Streuvels, et que chez Herman Teirlinck, le 9 octobre, on vendra à Linkebeek les poulinières et juments brabançonnes ; Cyriel Buysse y trouvera confirmation que la foire annuelle de Nevele se tient toujours le 5 juin ; et chacun trouvera utilité et plaisir, cette année comme les précédentes, dans le « bavardage gantois » intitulé cette fois-ci « À la charrette à poisson », et restera convaincu que l’imaginaire des fils d’Artevelde n’a rien perdu de sa puissance héroïque...
À nouveau, je tiens ce livre dans ma main. Et, vraiment : j’ai l’impression d’avoir entre les mains l’essence même de toute la Flandre, de toute l’activité hivernale flamande. Appelez cela une sensiblerie ridicule, un manque de maîtrise de soi, une exaltation excessive indigne d’un citoyen d’une grande ville ; mais cette « 129ème année » de « L’Almanach de Snoeck pour l’année de Notre Seigneur Jésus-Christ 1911, avec Farces, Calendrier, Chansons, Marchés et Foires », comme l’annonce le titre complet sous l’effigie de Nostradamus, coiffé de son chapeau pointu, scrutant les astres qui retiennent son attention, — mais ce livre est pour moi comme un guide pratique vers la vie harmonieuse de tout mon pays.
Quand j’avais douze ou treize ans, élevé presque exclusivement en français, je ne comprenais aucun autre néerlandais que celui de l’« almanach », dévoré avidement derrière le long tuyau du poêle malinois rougissant au milieu de la cuisine, tandis qu’au-dehors la pluie battait ou qu’une neige paresseuse tombait entre les murs sombres de la rue morte, où retentissait une autre voix hivernale : « Sprots ! beaux sprots ! délicieux sprots ! que des sprots, que des sprots ! sprots comme le saumon ! », sur les mêmes tons, les tons plaintifs mineurs de l’« Almanach de Snoeck »...
D’ailleurs, avec Conscience et Snieders, la bibliothèque de Snoeck et ses vieux récits constituaient notre seule lecture en langue maternelle. Nous y trouvions « La Colombe dans le Rocher » et « Le Saint Jardin de l’Empereur Théodose », « Fortunatus » et « Les Quatre Fils Aymon » ; « Renart » et « Till l’Espiègle », « Valentin et Ourson » à côté de « Cobonus et Pecavia ». Nos cœurs gantois de garçons battaient au rythme de « Jellen et Mietje ». « Le Collier de Perles des Femmes », réédité par Van Dishoeck, je le connaissais, à douze ans, sous le titre de « Les Perles des Femmes ». Ma connaissance de la géographie s’était enrichie avec « La Découverte de l’Amérique » à 85 centimes ; pour le double de ce prix, nous connaissions « Les Derniers Jours et la Destruction de Pompéi ». Notre domestique se plongeait plus volontiers dans le « Livre des Rêves » que dans « La Cuisinière Belge », et écrivait tard le soir, à la lumière d’un bout de bougie, des lettres tirées du « Double Livre de Correspondance pour Cœurs Amoureux ». Je n’ose affirmer que mon père ait jamais consulté le « Double Négociant Belge » ; mais l’année dernière encore, j’ai trouvé dans une ferme un exemplaire du manuel sur « La Guérison et la Libération du Bétail », qui autrefois ne manquait nulle part, étant encore plus célèbre que « Les Secrets du Métier de Boulanger ». Ainsi, depuis des temps immémoriaux, la maison Snoeck avait assuré la fourniture de la nourriture spirituelle des Flamands et, en vérité : le noyau, le cœur de cette nourriture spirituelle demeure — admettons un instant que les Flamands soient végétariens — l’« Almanach », qui survit, germe et fleurit, chaque année.
Comprenez-vous maintenant pourquoi je l’aime tant ? Est-ce clair pour vous pourquoi une lamentable mélopée m’a, ce matin, chassé du lit, vraiment bien trop tôt ?... Oh, je le sais, et je ne l’ai pas constaté sans déception : nous avons fait, depuis ma jeunesse évoquée ici, un grand chemin. Il me semble que les chansons sur l’actualité étaient autrefois bien plus spirituelles et raffinées que ce que je dois lire maintenant sur « La Machine Volante » :
« Qui aurait jamais osé rêver, »
« Qu’on volerait dans les airs ? »
« L’esprit inventif est indomptable, »
« Il a vraiment accompli des merveilles. »
Mais je m’imagine si bien comment, cet hiver, maintenant que les betteraves sont rentrées et que les terres peuvent être laissées en repos, assis sous la grande cheminée autour de la marmite à soupe, le fermier lira à voix haute les plaisanteries de Snoeck aux servantes et aux valets, aux fils austères et aux filles aux joues rouges, et à l’épouse soucieuse qui s’endort presque :
« Un pauvre infirme, à qui l’on a amputé les deux jambes à la suite d’un accident de chemin de fer, demande un remède contre le terrible mal de tête qui le tourmente constamment. Rien n’est mieux pour cela qu’un bain de pieds à l’eau chaude avec du sel ou de la moutarde. »
Le fermier a lu lentement et avec le plus grand sérieux. Et lorsqu’il a fini, tous sont restés un moment pensifs et silencieux, avant d’éclater de rire bruyamment, réveillant l’épouse qui s’est redressée, surprise…
Vous trouvez cette blague plate ; vous trouvez ces paysans stupides. Moi aussi, en réalité. Mais j’aime ces paysans, voyez-vous, et — hélas, je sais qu’ils ne sont pas réceptifs à une nourriture intellectuelle plus élevée. Et c’est pourquoi même cette modeste nourriture m’est chère…
Toute cette affection est remontée aujourd’hui à la lecture de « L’almanach de Snoeck », et — croiriez-vous qu’elle m’a, avant la nouvelle année, véritablement donné une promesse de courage et de joie ?
Cher lecteur, je vous souhaite autant !