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Chroniques biographiques et diverses (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

VAN DE WOESTYNE Karel, Chroniques diverses (1909)

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")

Inventions (16 janvier) - Cochers [la grève des cochers bruxellois] (24 mars) - Moi-même et le canal de Willebroeck (11 juin) - L'Exposition [de Bruxelles] (8 juillet) - Une journée à la mer I (6 septembre) - Les bières (16 septembre)/i>

Inventions

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 16 janvier 1909)

Bruxelles, 15 janvier 1909

Depuis qu’une fille de notre ingénieux Roi – celui qui nous a découvert une colonie, probablement pour nous donner l’expérience de l’homme qui a gagné un éléphant à la loterie – depuis que la princesse Stéphanie, deuxième fille de Léopold II, épouse du comte Lónyay, qui aime que son poulet rôti reste chaud pendant qu’elle mange son rôti de bœuf avec des légumes en entrée, a inventé une table qui brûle les doigts lorsqu’on la touche négligemment, l’ingéniosité de mes concitoyens s’est au moins décuplée, et la liste des brevets dans le Moniteur belge s’allonge de manière inquiétante.

C’était déjà pas mal chez nous. Il n’y avait pas une seule façade de chaudronnier, de fabricant de moutarde ou de ramoneur qui ne soit ornée du blason doré, soutenu par deux lions rampants tenant fièrement une couronne bien trop petite sur leur tête, et sous lequel une banderole proclame que « L’union fait la force » : le signe qu’un inventeur, peut-être génial, déjeune ou réprimande ses enfants derrière cette façade. Tout le monde ici semble avoir une nouvelle idée brillante en tête. Nous sommes des inventeurs-nés, depuis que nous avons découvert la peinture à l’huile et le gaz de houille. Un artiste parmi mes amis a récemment inventé un nouveau biberon pour les porcelets maltraités par leur mère adoptive ; un fonctionnaire bienveillant, que j’apprécie comme un homme pacifique, n’a pas pu s’empêcher d’apporter des améliorations significatives à la visière du shako de nos officiers d’état-major. Quant à moi, je me suis contenté – mes amis des Pays-Bas l’ont remarqué – d’inventer, à l’occasion du Nouvel An, un nouveau format de cartes de visite. Oui, nous ne sommes pas des imbéciles ; et pour preuve, à Bruxelles seulement, je connais toute une série d’agences qui ne font rien d’autre que d’acheter et de vendre des brevets d’invention et qui prospèrent.

Notre « Moniteur belge » ou Journal officiel publie de temps à autre une série de ces brevets. Bien que la lecture du Journal officiel ne soit pas l’une de mes activités préférées, et que je connaisse des œuvres littéraires généralement plus divertissantes et plus nourrissantes pour le cœur et l’esprit, les jours où des brevets y sont publiés (ce qui est régulièrement annoncé dans les journaux), je le prends volontiers en main, car cela me procure un remède bon marché contre la mélancolie et l’hypocondrie. Un remède préventif même, car, comme Keats l’aurait dit, « une joie pour toujours » ; un divertissement, dont la gaieté innocente et familiale ne peut être comparée qu’à la liste des objets trouvés dans les trams par l’administration, révélant qu’un homme y a oublié ses chaussures et une femme y a perdu son corset : des détails qui ne peuvent laisser personne indifférent.

Hier, notre Journal officiel, habituellement soporifique, nous a encore gratifiés d’une série de brevets. Je les ai parcourus après une promenade trempée sous la pluie, au nom de l’équilibre européen. Vous pouvez imaginer que cela m’avait contrarié. Mais en rentrant chez moi, j’ai trouvé cette liste de brevets, dans laquelle je me suis plongé, et qui m’a rendu mon sourire, en même temps que la conviction renouvelée que le génie humain n’avait pas encore quitté ce monde et s’était manifestement établi de préférence en Belgique, ce pays libre et neutre.

Je ne vais pas vous recopier la liste : il y a de nouveaux freins pour automobiles, de nouveaux signaux pour prévenir les accidents ferroviaires, et d’autres inventions tout aussi peu spirituelles, qui vous font vous demander comment quelqu’un peut encore s’en préoccuper, après tous ces chiens écrasés et ces victimes quotidiennes d’accidents. Heureusement, on n’a pas oublié que cette partie du Journal officiel doit satisfaire à des exigences d’ordre hygiénique. Une série d’inventions, ayant un effet garanti sur les muscles du rire, n’a donc pas été omise ; et certaines d’entre elles m’ont plongé dans des réflexions.

Que pensez-vous, par exemple, du « dispositif pour maintenir les boîtes d’allumettes à moitié ouvertes » ? Alfred de Musset affirmait : « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Mais une boîte d’allumettes ? Devrait-elle rester ouverte ? Devrait-elle être fermée ? Quel dilemme !... Puis, un de nos concitoyens opportunistes s’est timidement avancé : peut-être qu’en la laissant à moitié ouverte, tout le monde serait satisfait ?... Et c’est ainsi qu’il a inventé son « dispositif » destiné à assurer la paix, mais dont je crains malheureusement qu’il ne provoque plutôt des irritations s’il devait devenir obligatoire. Car chacun sait qu’une boîte d’allumettes à moitié ouverte a la fâcheuse habitude de déverser son contenu dans la poche de celui qui la transporte, et qu’il n’y a pas de sensation plus désagréable que celle d’allumettes en vrac dans sa poche ; sans compter que cela n’élimine pas tout danger d’incendie... Je crains donc que notre ingénieux inventeur n’ait pas atteint son objectif conciliateur.

Pas plus que celui qui a breveté : « une cigarette de société, dans le filtre de laquelle est enroulé un billet contenant une déclaration poétique ». Bien sûr, je comprends parfaitement l’intention. Cet inventeur est indiscutablement un homme de progrès, un homme de son temps et de l’avenir. Il sait très bien que dans les cercles distingués, on n’utilise plus les papillotes, dans lesquelles on glissait une déclaration d’amour rimée ou des conseils philosophiques en vers, probablement parce que les sucreries collantes empêchaient tout plaisir poétique. Il prévoit la disparition du vers en caramel, et sait aussi que, depuis l’invention du phonographe, le mirliton, autour duquel s’enroulait une maxime rimée, est tombé en disgrâce dans les familles. Et pourtant : doit-on négliger cette unique manière de diffuser la poésie parmi le peuple (plus de recueils sont publiés que vendus) ? Non ! s’est dit notre inventeur. Et il a inventé sa « cigarette de société » ; puisque la cigarette a également remplacé le caramel chez les dames...

On imagine aisément les conséquences. Arguments en faveur : 1°, les amoureux, qui, en offrant une « Khedive » truquée, révèlent leurs secrets à l’objet de leur flamme (ici symbolisé par le feu de la cigarette) ; 2°, les philosophes, qui y voient une nouvelle preuve de la vanité des vanités, et que tout s’en va en fumée, même la poésie d’amour, si l’on oublie de la retirer du filtre. L’argument contre, cependant, l’emporte sur ces deux avantages, même s’il se tient seul. Imaginez l’angoisse insomniaque du mari jaloux, qui, en fouillant en vain dans les molaires de son épouse, n’a pas trouvé la déclaration que l’amant suspect lui aurait peut-être transmise dans une cigarette truquée ; une angoisse qui s’aggrave par la crainte pour la santé de son épouse, car le papier avalé n’est guère propice à la digestion...

Vous le voyez, chers lecteurs : l’ingéniosité est une belle chose, et elle apporte beaucoup de plaisir aux gens, comme nous l’apprend Woutertje Pieterse. Mais contenter tout le monde reste, même pour l’inventeur le plus brillant, extrêmement difficile...


Cochers [la grève des cochers bruxellois]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 mars 1909)

Bruxelles, le 22 mars 1909

Lorsque je disposais encore d'un cheval presque personnel et d'un tilbury – eh oui ! – je n'ai jamais eu beaucoup de chance en tant que cocher. Bien que je ne me sois jamais aventuré comme conducteur dans la circulation urbaine – je vivais à la campagne à l’époque – j'ai connu tellement d'accidents que ce fut une délivrance lorsque le membre bienveillant de la famille, qui m'avait confié son fougueux cob et sa légère voiture pour les garder, s'aperçut que mon enthousiasme n'était pas accompagné d'une compétence suffisante. Il jugea donc plus prudent de conduire lui-même son cheval pour ses promenades quotidiennes. En effet, je n’étais pas un très bon cocher malgré ma bonne volonté, qui aurait même attendri le cœur de mes victimes.

Ainsi, à cause de ma mauvaise vue, j'ai un jour emporté la moitié d'une cuisse de vache avec ma roue gauche, ce qui a entraîné une série de malédictions de la part de la vache blessée, dont j'espère vivement qu'aucune ne se réalisera. Un autre jour, c’est l’amitié qui m’a joué un tour : j'avais vu de loin un collègue sauter de son vélo devant une auberge ; le désir de lui serrer la main envahit soudainement mon cœur, et devint si intense que, sans trop réfléchir, j'essayai d'entrer dans l'auberge avec cheval et voiture, ce qui provoqua un craquement sinistre, la porte étant trop étroite, ainsi que la stupeur de mon cheval et des clients de l'auberge. Et une troisième fois, c'est par respect pour les riches, qui peuvent se permettre de posséder une automobile, que j'ai commis l'impolitesse de jeter dans un fossé une dame qui avait placé toute sa confiance en mes compétences de conducteur. En effet, la vue de ladite automobile m’avait rendu confus au point de ne plus distinguer la gauche de la droite, et ce, jusqu'au dernier moment, fatal.

Sont-ce ces accidents – dus à une myopie et à une émotivité qui sont généralement moins fréquentes chez les conducteurs de voitures de location – qui ont fait naître en moi une sympathie particulière pour les malheurs qui frappent nos cochers bruxellois ? Quoi qu'il en soit, et bien qu'il n'y ait pour moi, comme pour tout Bruxellois de la classe moyenne, aucune raison d'être excessivement ému, la grève déclenchée par nos cochers de fiacres en raison de l’attitude arrogante des taxis automobiles a suscité chez moi divers sentiments de solidarité, que je vais m'efforcer d'analyser ici.

Je vous ai déjà dit que l’inconvénient égoïste de cette grève, qui pourrait me gêner personnellement, ne s’applique pas à moi, car je monte très rarement dans une vigilante ou une victoria. Nous avons un vaste réseau de tramways. Le tramway n’est certes pas des plus confortables : il cahote – les véhicules sont usés – il fait du bruit, et il vous oblige à vous asseoir entre une dame, qui transporte avec elle du poisson et du fromage odorant, et un monsieur qui, la veille, a passé la soirée dans un café mal ventilé et imprégné d’odeurs de bière et de tabac. Mais tous ces désagréments sont compensés par un transport rapide, tard dans la nuit et jusque dans les quartiers les plus éloignés des faubourgs. La disparition des voitures de location ne me causerait donc pas beaucoup de préjudice, et la plupart des Bruxellois sont dans le même cas que moi, car nous savons quel tramway prendre et par quelle « correspondance » nous pouvons rentrer chez nous le plus rapidement possible. Nous jugeons d’ailleurs sévèrement nos concitoyens qui traînent dans les rues après minuit, alors que les derniers trams sont déjà passés, ou qui s'attardent dans les cafés, seuls ou en mauvaise compagnie.

J'ai donc tout lieu de rester indifférent à la grève des cochers. J’irais même plus loin et conseillerais aux étrangers visitant Bruxelles, et séjournant généralement dans le centre-ville, de prendre l'une des nouvelles, élégantes et canari-jaunes taxis automobiles à l'arrivée à la gare. Elles roulent rapidement et en douceur, sont confortables, et ont l’avantage d’être conduites par des chauffeurs neutres, cosmopolites, et moins ostensiblement bruxellois. Car pour un voyageur, surtout lorsqu’il arrive pour la première fois dans un pays étranger, il y a quelque chose de désagréable, voire d’inquiétant, à être pris en charge par un conducteur dont l'accent, l'apparence et les manières sont trop empreints de couleur locale.

C’est justement ce dernier point qui est très marqué chez le cocher bruxellois ; c’est pourquoi il a trouvé en moi un défenseur de ses droits supposés. La raison me dit de rester insensible à ses lamentations de Jérémie. Mon conseil est simple : si vous n’avez pas à aller trop loin, prenez un taxi automobile, qui ne coûte pas beaucoup plus cher et est tellement plus pratique. Mais mon amour pour Bruxelles, pour la ville vivante, fait battre mon cœur à l’idée que notre ville puisse bientôt être privée de ses cochers de fiacre.

Le cocher bruxellois !

Ma première rencontre à Paris – il y a près d’un quart de siècle déjà, hélas ! – fut aussi avec un cocher. Mais après avoir parcouru à peine une rue, je savais qu'il était un compatriote wallon, un ancien marchand de vin de Tournai, qui avait tellement apprécié sa propre marchandise qu'il préférait la garder pour lui-même plutôt que de tenter de la vendre, ce qui l'avait amené à conduire une « Urbaine » sur les pavés parisiens. Le lendemain, je repris une voiture, et, fort de cette expérience, je n’eus aucun mal à reconnaître en notre conducteur un ancien muletier espagnol, qui dressa aussitôt l’oreille lorsque je me mis à siffler une séguédille de Carmen. Le troisième jour, il ne faisait aucun doute que nous avions affaire à un Marseillais. Et le quatrième jour, lorsque je demandai à mon compagnon de voyage si nous étions encore loin de notre destination, notre cocher se retourna, un large sourire sur son visage, et dit dans notre propre dialecte : « Encore cinq minutes, monsieur ! » : c'était un Gantois...

À l’inverse, le principal trait du cocher bruxellois, par rapport à son homologue parisien, est qu'il est, neuf fois sur dix, un authentique, un véritable enfant des Marolles, un Bruxellois franc, direct, fier de ses origines. Ici, pas d’origine douteuse, pas de fausse appartenance nationale, pas de tromperie éhontée envers l’étranger qui recherche une initiation par un natif de la ville qu’il visite. Ici, vous en avez pour votre argent : le plus pur des dialectes régionaux, la véritable odeur de genièvre, souvent portée par des relents de faro et quelques traces de tabac, tout cela enveloppé dans un corps bien en chair, avec des joues un peu trop rouges, sous un chapeau de laque brillant et des cheveux gras d’une couleur indescriptible, enveloppé dans une grande écharpe bouffante et un manteau triple épaisseur, et chaussé de souliers phénoménaux à semelles de bois, sinon de sabots de boucher en hêtre.

Je vous le répète : je ne vous conseille pas de faire appel à lui pour arriver à votre destination. Il grogne quand vous lui indiquez votre désir, montre au moins du mépris, et souvent du dégoût, pour votre intention de visiter tel ou tel quartier de la ville. Il veillera à ce que vous ratiez votre train si vous lui demandez, de manière très polie, de presser un peu le pas. Il n’hésite pas à faire un détour si vous le payez à l’heure, et il vous insulte presque toujours quand vous lui remettez son dû, car contrairement à J. F. Willems, qui trouvait son pays jamais trop petit, le cocher bruxellois considère que son pourboire n'est jamais assez grand. Il partage par ailleurs avec l'agent de police bruxellois – son ennemi juré, à qui il n'hésite pas à dire ce qu'il pense en face – le fait qu'il ne connaît aucune rue en dehors du centre-ville. C’est là une conséquence de l’autonomie des nombreuses banlieues, qui ont chacune leurs propres services administratifs, ce qui dispense les fonctionnaires publics bruxellois, ainsi que les cochers, de savoir ce qui se passe ou même existe extra-muros...

Voilà le cocher bruxellois ; ajoutez-lui une voiture sale et un cheval à moitié aveugle et boiteux, et vous comprendrez pourquoi je vous conseille de prendre plutôt une automobile.

Mais vous comprendrez aussi pourquoi je souhaite que sa race ne soit pas menacée par celle du chauffeur cosmopolite et indifférent. Vermeylen a un jour écrit que nous devons d'abord nous sentir Flamands avant de devenir Européens. Maintenant, l'application de cet axiome ici peut sembler un peu étrange, et Vermeylen me pardonnera de l’utiliser dans un contexte aussi bas. Mais mon avis est que nous devons encore préserver pendant un certain temps nos cochers bruxellois, si nous voulons être capables de comprendre et de ne pas nous laisser berner par les chauffeurs européens. Nous sommes, nous les Flamands, encore une nation en formation, bien que déjà en pleine croissance. C’est précisément pour cela que la tradition est la meilleure nourriture, et...

Je n’ai jamais mangé de cocher bruxellois, mais – oh combien il fait partie de la tradition bruxelloise ! Vous auriez dû le voir, il y a trois semaines à peine, trôner sur son siège, aussi imposant qu'un roi dans le pays le plus monarchiste, avec son fouet, peut-être mou, mais tenu bien haut et droit dans sa main potelée, alors qu'il protestait, avec trois cents collègues, contre l’invasion des taxis automobiles : un cortège de trois cents voitures de location, occupées, hormis quelques journalistes facétieux, par le gratin de notre population colorée et confiante des quartiers populaires. Le cocher avait emmené femme et enfants partager la protestation, tout comme dans Les Plaideurs de Racine, où une portée de chiots vient attester à sa manière la pureté de leur mère.

Les cochers ne sont pas sans voix. Depuis cette mémorable manifestation, ils organisent chaque jour des réunions où des discours mordants et imagés alternent avec des chants de lutte énergiques.

Ces réunions me rappellent une autre grève de cochers, à Paris, il y a de nombreuses années, dont le héros était un certain « cocher de Victor Hugo », car il avait un jour transporté gratuitement le grand poète. L'homme était lui-même devenu poète, et son plus grand succès résidait dans un poème de sa propre création, qu’il récitait, revolver en main, et dont je me souviens d’une strophe :

« Assez de plaintes et de larmes, Assez de pleurs, assez de cris ! Ce qu'il nous faut, ce sont des armes Pour prendre ce qu'on nous a pris ! »

Je vous la transcris ici, en signe de ma sympathie pour nos pauvres cochers de fiacres – convaincu qu'ils sont trop bons pour prendre au tragique les exigences de leur confrère parisien, le cocher de Victor Hugo.


Moi-même et le canal de Willebroeck

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 11 juin 1909)

Bruxelles, 10 juin 1909

Qui n’a jamais été victime dans sa vie ? Victime de sa propre philanthropie ou d’un voleur à la tire, des déséquilibres sociaux ou d’un accident ferroviaire, nul n’échappe à cette loi sociale qui exige que chacun, au moins une fois dans sa vie, fasse l’expérience d’être catalogué sous une des nombreuses nuances - de la crédulité jusqu’à l’agression nocturne - que l’on regroupe sous l’intitulé : être victime.

Et comment moi, qui ne suis même pas né avec un casque, aurais-je pu échapper à cette règle générale ? Ni le scepticisme journalistique, ni l’insolence journalistique, ni même mon droit de passage journalistique, qui me rend aussi invulnérable que Léopold II lui-même, n’ont pu l’empêcher : moi aussi, j’ai été victime, il y a environ six jours.

Heureusement pour moi, j’ai été une victime assez inhabituelle, une victime telle qu’on n’en rencontre pas tous les jours, ce qui me console quelque peu.

J’ai donc été victime de… vous ne le devinerez jamais : d’un canal asséché. Et, pire encore, d’un canal que je n’ai même pas pu voir de mes propres yeux. C’est une histoire amusante, que je vais vous raconter brièvement.

Le canal en question est celui de Willebroeck, qui permet aux Bruxellois, s’ils préfèrent ce mode de transport au train à vapeur, de rendre visite à leurs compatriotes d’Anvers en chaloupe à moules, en bateau wallon ou autre forme de galère flottante : une petite promenade sur l’eau qui, dans les circonstances actuelles, n’est pas recommandée, mais qui, en temps normal, offre la vue de charmants villages côtiers, et présente l’avantage d’avancer très lentement - bien que non sans danger, comme l’a montré vendredi dernier.

Le canal de Willebroeck passe au-dessus de la petite Senne, la seule rivière qui traverse Bruxelles, et n’est séparé d’elle que par un mur voûté, juste avant Vilvorde. Or, il est arrivé… - Mais il n’est pas nécessaire que je vous en dise plus, n’est-ce pas ? Vous avez sans doute entendu dire que cette voûte s’est effondrée ; que toute l’eau du canal de Willebroeck s’est déversée dans la petite Senne ; que la petite Senne a inondé les prés riverains ; que les prairies fleuries le long du canal de Willebroeck sont sur le point de s’effondrer ; que deux cadavres humains ont été retrouvés dans la boue du canal, ainsi que des chiens morts (dont il n’est pas précisé s’ils gardaient fidèlement compagnie aux défunts par loyauté) ; qu’une grande quantité de soldats sont à l’œuvre ; que le ministre Delbeke a eu le plaisir de rencontrer le bourgmestre De Mot sur les lieux du sinistre et qu’ils ne se sont pas disputés sur le Mont des Arts ; que plusieurs bateaux sont restés coincés dans la vase et ont été gravement endommagés, et qu’enfin, notre fameux port maritime est aussi sec que l’éloquence de Monsieur Woeste.

Je n’aurais rien à ajouter à tous ces faits si ce n’était que j’en ai été victime, une victime… en mon absence, tout comme certains accusés sont condamnés par contumace, pour ne pas s’être présentés à la convocation du juge.

Imaginez : un certain matin, à la fin de la semaine dernière, je suis réveillé, comme d’habitude, par le bruit du facteur qui fait tomber mon courrier dans la boîte aux lettres, installée à cet effet à la porte d’entrée de ma maison. Ce facteur est bruyant, mais ponctuel : il était, comme chaque matin, sept heures moins douze. Je bondis du lit, comme je le fais chaque fois, effectue une toilette rapide, dont je vous épargnerai les détails, et me précipite vers la boîte aux lettres susmentionnée. Une fois arrivé, je me rends compte que j’ai un léger mal de tête et un peu mal à la gorge. Malgré cela, je prends ce qui se trouvait dans ladite boîte, m’assois à la table du petit déjeuner, etc. Ne m’en veuillez pas, mais je ne saurais vous dire si mon petit déjeuner m’a plu. Et vous seriez même en peine de dire avec exactitude ce que j’ai mangé et en quelle quantité. Ce dont je me souviens très clairement, c’est que j’ai dévoré la première nouvelle concernant l’accident au canal de Willebroeck. (« Dévorer » est évidemment employé ici au sens figuré.) Vous comprenez ce qui s’est passé immédiatement après. Je me prépare à nouveau, tout aussi rapidement mais un peu plus soigneusement ; je prends le tramway ; je monte ensuite dans un fiacre de tendance libérale (nous étions encore en début de matinée) et je me fais secouer jusqu’au lieu du sinistre. Comme j’avais pressé le cocher, il roulait bien sûr très lentement, ce qui me permit de remarquer que j’avais plus mal à la tête que je ne le pensais : c’était comme si mon cerveau n’était plus bien fixé et se balançait d’un côté à l’autre de ma boîte crânienne. Et mes genoux aussi. Et mes reins… Mais je me suis dit : c’est la tension, la curiosité. Et nous avons continué à avancer.

Nous arrivons au port. Nous sortons un peu de la ville. L’eau était déjà assez basse, et la boue assez haute. Intéressant, pensai-je, et je le notai dans mon carnet de notes. Des gamins pataugent dans la fange. Un joli soleil donne des reflets nacrés aux éclats de saleté qui recouvrent la flaque d’eau au milieu du canal. De plus en plus intéressant… mais aussi une migraine qui monte ; et soudain : une odeur, une exhalation nauséabonde, une puanteur ! « Ce n’est tout de même pas la curiosité qui cause cela », pensai-je, astucieusement. Nous continuons à rouler un peu plus loin. « Encore un quart d’heure », dit le cocher. J’essaie de m’intéresser au premier chien mort (et d’ailleurs en décomposition) que nous rencontrons. Hélas ! cela ne va plus : les effluves nauséabondes m’enveloppent, m’étourdissent. Je perds connaissance. J’ai à peine la force de recommander à mon cocher de faire demi-tour...

À peine arrivé chez moi, avec une tête lourde, des jambes molles, et un sentiment de flottement autour du cœur, j’entends, de la bouche solennelle du docteur : « Monsieur revient-il d’Italie ? Je dirais bien qu’il a attrapé la malaria. » – Mes proches lui racontèrent ma petite excursion le long des rives du canal asséché, et qu’en effet, cela ne sentait pas la rose. L’homme a tout de suite compris : j’étais la victime du devoir professionnel et d’un accident que je n’avais même pas pu, en fait, ni dans ses conséquences, contempler…

Et voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit à propos de l’assèchement du canal de Willebroeck, puisque j’ai été alité tout ce temps. Maintenant, ça va mieux : merci. Mais ce n’est pas fini. Je veux dire : cette maladie a des conséquences. Pas pour moi, – mais pour la société du port maritime de Bruxelles, responsable du désastre et de tout ce qui en découle. Bien que les journalistes ne bénéficient pas des droits accordés par la loi sur les accidents du travail, je vais intenter un procès à cette société, pour les dommages subis par mes lecteurs pendant ma maladie, conséquence de l’effondrement de la voûte.

Mais je vous en prie : ne lui dites pas, n’est-ce pas, que j’avais déjà mal à la tête et la gorge irritée avant cela… Sinon, je pourrais encore perdre mon procès.


L'Exposition [de Bruxelles]

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 7 juillet 1909)

Bruxelles, 8 juillet 1909

Je vais inaugurer ici une nouvelle rubrique : l’histoire de l’exposition de Bruxelles de 1910. Même si vous objectez qu'on ne peut écrire l’histoire de ce qui n’est pas encore advenu, les travaux au Solbosch, où se tiendra la foire mondiale, progressent si rapidement que je manquerais à tous mes devoirs de chroniqueur de l’actualité si je ne vous écrivais dès aujourd'hui un premier chapitre de la genèse de notre exposition, à offrir à votre méditation. Car un terrain d’exposition n’est pas seulement l'arène où la compétition internationale mène son combat courtois, mais aussi le champ d'expérimentation où la civilisation récolte ses fruits, et une terre promise pour quiconque souhaite apporter quelque nouveauté sur le marché mondial. Si vous connaissez d'autres synonymes de « terrain », vous pouvez prolonger cet exercice de rhétorique. En attendant, je vais, sur la base de ce que j’ai vu sur la place du Solbosch, vous raconter comment l’infini désert d’une friche est transformé en un compendium de toutes les régions du monde, en un lieu de rencontre de tous les peuples.

Je vous invite à prendre avec moi le tram qui part de la Porte de Namur vers Boitsfort. Vous pouvez tranquillement faire une petite sieste jusqu’au « boulevard militaire », rebaptisé « Soldatenlaan » par un plaisantin flamand. Ayez la gentillesse de vous réveiller à ce moment-là : sur votre droite, dans la vallée qui mène à l’avenue Louise, vous verrez des ouvriers retournant la terre. Si vous êtes un peu familier de Bruxelles, cela ne vous étonnera pas : le sous-sol bruxellois semble fait pour être creusé, étant donné que les rues de Bruxelles sont souvent en travaux, et rien n'est plus courant ici qu'une route impraticable. Vous n’êtes donc pas surpris de voir ces terrassiers à l’œuvre. Mais en avançant un peu plus, vous remarquez quelque chose d'un peu moins habituel : à côté d'un sanatorium, le début d'une palissade en bois. Car je dois déjà vous informer : ils ont trouvé un hôpital, et ont décidé de construire juste à côté une exposition universelle. Quelle joie ce sera, l’année prochaine, de se faire opérer d’une maladie rénale ou de souffrir d’une inflammation intestinale : on pourra se faire soigner à l’Institut Saint Antoine, où l’on pourra, sans payer un centime de plus, écouter les différentes manifestations de la grande fête du monde ! Et quelle tranquillité d’esprit, aussi, de savoir qu’en cas de malaise à l’exposition, l’hôpital est juste à côté !

Donc : une palissade en bois, de part et d’autre du chemin. Une palissade en bois où l’on découvre que le Relskykümmel cohabite très fraternellement avec le lait Nutricia, et que le gin Nicolson ne trouve rien à redire à la stout Bass. Le triple sec Cointreau est dégusté par un Pierrot à lunettes ; le rhum Negrita est offert par une négresse légèrement vêtue ; vous pouvez admirer la façade de la maison Tietz et l’étiquette de la maison Cinzano ; votre attention est également sollicitée par les pianos Günter et les pneus Michelin ; et rien ne vous fera plus plaisir que d’apprendre que cette société garantit le poids de ses sacs de charbon, que telle autre entreprise vante ses produits comme étant les meilleurs, et que les Bruxellois sont désormais si convaincus de la véracité de ces affirmations que personne ne prête plus attention à ces kilomètres de publicités, et ils ont bien raison de ne pas s'en soucier : une visite à cette palissade colorée, à cette infinité de bois rouge, bleu, vert, jaune, blanc éclatant, est capable de vous donner une migraine carabinée.

Comme ce n’était pas mon intention de vous infliger cela, je vous prie aimablement de regarder par-dessus la palissade. Vous y verrez une colline de toits en verre, dont vous savez par expérience qu’ils appartiennent à des halls d’exposition. La file des toits semble également interminable. Avant même d’y entrer, vous aurez déjà de cette exposition une impression d’étendue, de grandeur, de ce qui est conçu à une échelle massive et impressionnante. Avant d’oublier, je dois vous dire dès maintenant qu’elle s’étendra sur plus de cent hectares. Je ne sais pas si cette information vous fait frissonner ou si une admiration pour une telle superficie vous fait ôter votre chapeau ; mais pour moi, qui me suis déjà perdu plusieurs fois sur ce terrain, je peux vous assurer qu’il est facile de s’y perdre, surtout il y a quelques mois, quand il n’y avait pas encore de routes tracées…

Entrons maintenant par la petite porte, où un « surveillant » nous salue poliment. En passant, je tiens à rendre hommage aux surveillants de l’exposition : ce sont des gens polis. La première impression ne sera pas visuelle, mais pour vos pieds. Me croiriez-vous si je vous disais que je n’ai jamais eu des chaussures aussi sales que depuis que cette exposition est en construction ? Établie sur un sol argileux, collant, jaune, mou et s'enfonçant légèrement, cette exposition est pour l’instant le châtiment des curieux : dès qu’ils franchissent la petite porte avec son portier poli, ils sont assurés de se faire gronder par leur femme de ménage.

Mais : sursum corda, ou encore : veuillez lever les yeux. Cette fois-ci, pour oublier que vous allez surtout salir vos chaussures ici. Et aussi pour observer les murs de fer et de bois dont les toits en verre dépassent de la palissade. Il y a encore peu de choses à apprendre : ici viendra l’Angleterre, là la Hollande, et pour la Belgique, il manquait de place, donc ils ajoutent des halls supplémentaires. Ce qui est le plus intéressant : les avenues sont tracées et les jardins commencent à être aménagés. Un pavillon est presque entièrement terminé et est déjà utilisé depuis avril : c’est, vous l’aviez deviné, une buvette. On peut déjà y manger et s’y reposer.

Et j’espère qu’il y aura de nombreuses autres occasions similaires. Non pas tant pour la possible dipsomanie des visiteurs, mais pour leur offrir l’opportunité de s’asseoir un peu. Désormais, dès que l’on met les pieds sur ces terrains, une sensation de fatigue vous envahit. Ciel, cent hectares, quelle étendue ! Et si l’on pense que tous ces halls seront remplis de choses extrêmement intéressantes et dignes d’être vues ; que ce qui restera sera des jardins remplis d’attractions ; qu’à peine vous croirez avoir tout vu, trois ponts à droite et deux ponts à gauche vous mèneront à de nouveaux quartiers de l’exposition, – on a tout de suite envie de se coucher dans l’un des lits de l'Institut Saint Antoine mentionné plus haut, pour se reposer d’avance.

Heureusement, il y aura de la variété dans ce qui sera exposé. J’ai déjà rencontré trois Arméniens, que j’avais connus lors de l’exposition universelle de Paris en 1889 – je ne rajeunis pas ! – et qui m’ont assuré qu’une ancienne danseuse de la rue du Caire y prépare désormais les repas dans un wigwam de Peaux-Rouges. Cela ne promet-il pas les émotions les plus douces ?...

Je m’efforcerai de partager avec vous ces émotions dans de prochaines lettres sur l’exposition, et pour les lecteurs qui trouvent vraiment un intérêt à mes écrits, j’ajouterai de temps en temps quelques chiffres : ils y apprendront que l’exposition de Bruxelles de 1910 sera l’une des plus importantes du continent.

Une journée à la mer I

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 6 septembre 1909)

Bruxelles, 5 septembre 1909

Ces derniers jours, j’ai accompli ce que les plus grands parmi mes collègues m’ont montré et ce qui, de nos jours, peut être considéré comme un devoir professionnel, nous accordant, à nous journalistes, un accès universel, au même titre que les détectives ou les maladies contagieuses. Je me suis, en effet, déguisé.

Non pas que j'avais l'intention de célébrer le carnaval à l'avance, de découvrir des secrets d'État ou de traquer un meurtrier sympathique. Mon plan n'était même pas de suivre les grandes manœuvres militaires en tant qu'espion de l'armée ennemie. Je ne cherchais nullement à passer la nuit comme un mendiant dans un refuge sordide ou comme un marin dans une cabine. Je n'ai même pas tenté de me rendre méconnaissable pour me divertir de mon propre incognito. Quand je dis que je me suis déguisé, j’exagère même un peu. En réalité, il n'y a eu aucun changement dans ma tenue vestimentaire, à l'exception d'un pantalon en flanelle blanche que je ne porte pas tous les jours et de chaussures blanches que j'avais achetées pour l'occasion. Je n'ai rien changé non plus à mes cheveux ou à ma barbe, sauf pour légèrement couper quelques mèches rebelles. Ainsi, on pourrait à peine parler de déguisement, si ce n'est que, dans la circonstance dont je parle, je me suis senti complètement différent, très raffiné et subtil, tout en étant incroyablement léger. Vous vous souvenez de ce passage où Multatuli évoque quelque chose qui, "par manque de poids, s'élève dans les airs" ? C’est à peu près l’impression que j’ai eue dans cet état nouveau où je me suis trouvé brièvement. S’élever dans les airs par manque de poids, croyez-moi, c’est merveilleux. Cela fait de vous un frère des bulles de savon colorées et un rival des dirigeables Zeppelin et consorts ; c’est non seulement beau et poétique, mais aussi très scientifique et surtout résolument moderne.

Ne croyez pas, chers lecteurs, que vous avez deviné en quoi consistait mon déguisement : non, je ne suis pas monté à bord d’un aéronef, bien que j’espère sincèrement pouvoir le faire bientôt. Aucun avion ne m’a transporté au-dessus du moindre fossé. Je suis resté sur terre - du moins, je ne me suis pas aventuré très loin. Pour tout vous dire : j’ai passé une journée à Ostende.

Vous ne devinerez jamais pourquoi je parle de déguisement, bien que ce déguisement ait principalement été spirituel et moral ? Vous vous demandez comment une simple journée à la mer peut exiger ou provoquer un tel changement ? Ma réponse est qu'il existe deux manières de visiter une station balnéaire. Il y en a même trois. Mais je passerai sous silence la première, celle qui consiste à passer une journée entière en tenue du dimanche, chargé de provisions, à fixer les vagues avec stupéfaction, avant de transpirer et de rebondir dans un train bondé pour rentrer chez soi le soir. Une autre manière, plus louable, est de transporter ses habitudes, ses manières et même ses petites mauvaises habitudes, ainsi que son propre tabac, son propre genièvre, sa propre femme, et même ses animaux de compagnie (il n’est plus question de « dieux domestiques » depuis longtemps), dans une villa ou un hôtel au bord de la mer, et d’y vivre comme chez soi, en se souciant encore moins des convenances parce qu’on est moins connu. C’est ce que j’appellerais « coloniser ».

La véritable manière cependant - pardonnez-moi de vous imposer ainsi mon avis - est de « s’acclimater »… En Amérique du Sud, le cactus est une plante géante, qui, une fois acclimatée chez nous, continue à vivre sous une forme rabougrie mais pas pour autant moins jolie. Le lièvre commun (lepus vulgaris) de nos haies et dunes devient tout blanc en Suède et dans d’autres régions nordiques, sans pour autant perdre de ses qualités gustatives. Je suis donc d’avis qu’on a raison d’abandonner ses us et coutumes propres, à condition de gagner en faisant cet abandon. C’est pourquoi je loue la capacité d’adaptation de celui qui sait se défaire de sa nature de bourgeois bruxellois pour se transformer en gentleman ostendais.

C’est cette transformation, ce déguisement, que j’ai choisi d’adopter. Pendant toute une journée et deux nuits, j’ai été, même dans l’esprit, un gentleman ostendais. Et, si je passe sous silence ces deux nuits peu intéressantes, le récit de cette journée pourrait peut-être vous intéresser.

Permettez-moi d’abord de vous dire qu’il existe une différence infinie entre Ostende et les autres stations balnéaires belges. Dans toutes les autres, on « colonise ». À Blankenberge, ce sont les Allemands qui colonisent ; à Heist, ce sont les Belges eux-mêmes ; à La Panne, ce sont des commerçants ; à Coxyde, des avocats ; et à Nieuport-Bains, des peintres. Ne prenez pas cette catégorisation trop au pied de la lettre : elle repose plus sur mes impressions personnelles et expériences que sur des statistiques impersonnelles et donc suspectes. Mais elle se base sur un fait que même les statisticiens les plus stricts ne pourraient nier : dans les stations balnéaires belges, excepté Ostende, on mène - ou devrais-je dire qu'on souffre ? - ce qu’on appelle « la vie de famille ». On y amène ses querelles domestiques aussi bien que son manteau d'hiver. Le journal habituel y est expédié. On y lit, tout comme à la maison, les « promesses de mariage » et autres fractures. Les mères y grondent leurs enfants dans la langue des commerçants, des avocats ou des peintres. À Heist, c’est agréable d’entendre le gantois, et à Middelkerke, le bruxellois ne détonne pas. Dans toutes ces stations balnéaires, on peut sans problème porter sa vieille robe de chambre, et pour les dames, rien de plus n’est exigé en matière de tenue que des sandales en caoutchouc. Dans les hôtels, l’ambiance est soit conviviale soit acrimonieuse, mais jamais indifférente. Et même au casino de Blankenberge, où Caruso vient chanter - sans réduction de prix - les jeunes poursuivent une idylle qui avait débuté sous le regard bienveillant de leur mère dans telle ou telle salle de concert ou promenade publique de telle ou telle ville flamande ou wallonne.

À Ostende, cependant...

Mais je me rends compte que cette lettre est déjà bien longue, si je devais y raconter tout ce que j’ai encore à dire. Je préfère donc l’interrompre ici. Considérez-la comme une introduction à mon sujet principal, comme un apéritif au plat quelque peu épicé que je vous servirai demain, et qui, je l’espère, vous plaira autant qu’il m’a procuré un changement de régime bienvenu en cette période d’été bruxelloise, apportant ainsi un « nouvel appétit ».


Bières

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 16 septembre 1909)

Bruxelles, 15 septembre 1909

Si Terentius avait été mon compatriote, il aurait sûrement traduit son célèbre homo sum, et nil humani a me alienum par : « Je suis Flamand, et aucune consommation ne doit donc m’être étrangère. »

Comment pourrait-il en être autrement, dans un pays où les héros nationaux sont des marchands de denrées alimentaires et de boissons, où Artevelde était brasseur, Jan Breydel un boucher, et Agneessens – ou du moins l'homme qui a posé pour sa belle statue à Bruxelles – un marchand de crevettes !

Nous sommes un pays où l’on mange, – et celui qui mange doit boire. La prudence nous enseigne, de plus, que celui qui boit doit aussi bien manger. Et je vous assure avec fierté que les Flamands sont des gens prudents. « Ces bons Flamands, il faut que ça mange », dit Victor Hugo ; et comment pourrions-nous ignorer le mépris que ce « ça » exprime, pour donner raison au grand poète ?... Sommes-nous un peuple gourmand ? Non, nous sommes un peuple qui fait d’une nécessité une vertu, qui transforme l’obligation de se nourrir en une vertu appréciée, accueillant la nourriture comme un bienfait. Personne ne peut nous en vouloir, pas plus que pour le fait que nous combattons les troubles digestifs par l'usage nécessaire de boissons fermentées ou distillées.

Il est vrai que nous avons acquis la réputation d'être le peuple qui consomme la plus grande quantité d'alcool au monde. Mais cette consommation n’atteint même pas un litre par mois et par habitant ; donc même pas un verre par jour, – ce que personne ne saurait trouver exagéré ! Et ce n'est pas notre faute si, ailleurs, on n’aime pas le cognac et qu’on préfère boire de l'eau vectrice du choléra ! Un petit pays comme le nôtre peut être fier de se distinguer, au moins dans quelque chose !...

Nous sommes donc de grands buveurs. Les Flamands, avec leur jovialité, leur légèreté, leur intrépidité, leur absence de suspicion, leur sincérité, leur amour de la vie et de la fantaisie, et toutes sortes d'autres vertus et défauts, ont été qualifiés de « grands enfants ». Soit ! Mais alors des enfants avec un biberon, – de préférence rempli de bière. Car la bière joue un grand rôle dans notre histoire – j'ai déjà mentionné Jacob van Artevelde – ; dans notre école de peinture – pensez à Breughel et Teniers – ; dans notre littérature – qui ne connaît pas les bacchanales des Chambres de Rhétorique ? – ; et même dans notre musique – Averkamp chante de beaux exemples de cela a cappella. Oui, nous savons que notre meilleure force réside dans la tradition. C'est pourquoi les Flamands ont récemment honoré à Roulers leur poète Rodenbach, non seulement en tant qu’inspirateur de vie, mais aussi en tant que descendant célèbre d'une célèbre famille de brasseurs. Notre roi, Léopold II, ne doit-il pas une partie de sa popularité à son amour pour le vieux Lambic ? Et qui pourrait estimer le nombre de points que l’ouvrier Vandervelde a perdu auprès des socialistes, depuis qu'il a fondé la secte d'abstinents des "Bons Templiers", et à quel point la sympathie pour l'ouvrier Terwagne, un médecin tout de même, a augmenté parmi ces mêmes socialistes, pour avoir osé tenir tête à Vandervelde dans cette affaire...

Je ne vais pas continuer avec une série d’exemples convaincants : vous partagez sûrement avec moi la profonde certitude que la bonne bière est appréciée à sa juste valeur en Flandre. Ne croyez donc pas que l'importation de litres de Munich ou de Pilsner soit la faute d'espions allemands ou le résultat d'un excès de pangermanisme. L'estomac flamand a pour devise : Ubi bene, ibi patria. Ou mieux : il annexe ce qui lui semble bon à... consommer. L'Allemagne est son territoire, tout comme elle a déjà largement envahi l'Angleterre. Car dans l’estomac flamand, depuis longtemps, ce qui est encore un rêve pour la politique européenne depuis plus de vingt-cinq ans a déjà été réalisé : l'Angleterre, la France et l'Allemagne y vivent en paix durable.

La brasserie allemande a donc un bon client en Belgique. Et c’est avec un peu d'inquiétude que l'on a appris ici que la bière allemande serait désormais frappée de nouvelles taxes dans son pays d'origine. Cette situation allait-elle troubler la paix mondiale dans notre estomac, ou du moins modifier les relations entre les puissances ? Notre économie intérieure allait-elle en souffrir ? Allions-nous, partisans d’un libre-échange généreux, être contraints à un protectionnisme que nous détestons ? Avec raison, car je le dis avec une sincérité que vous saurez apprécier, et sans me laisser séduire par une surestimation nationale : nos imitations belges de bières allemandes sont insipides, provoquent des maux d’estomac et de tête, et causent ce que mon professeur de grec, qui a beaucoup étudié dans des tavernes allemandes et y a obtenu son doctorat, appelait « xylostomie ».

Vous pouvez imaginer le trouble dans le pays. Un fait cependant – où, cette fois, je vois bien un coup de pangermanisme – a calmé la révolution, n’entraînant que quelques excès : des gens prudents ont profité du fait que le demi-litre coûtait encore trente-cinq centimes pour faire des provisions avant la hausse. Ce fait était le suivant : dans le pays exportateur, il avait été décidé que les bières destinées à l’exportation ne seraient pas frappées de nouvelles taxes... Plus d'un soupir de soulagement a été poussé, et croyez-moi, plus d’un verre supplémentaire a été consommé pour trinquer à cette nouvelle !

Nous pouvons donc à nouveau dormir sur nos deux oreilles, aidés en cela par le percepteur allemand, qui ne nous a pas obligés à réduire le nombre de pintes propices au sommeil...

Qui sont cependant en colère ? Les brasseurs flamands. Plus que l’opposition au Reichstag, ils avaient fondé leurs espoirs sur la ruine des finances allemandes. Car on ne pouvait guère compter sur les organes gustatifs hyperesthétiques des Flamands : nous goûtons trop bien ce qui vient vraiment d'outre-Rhin pour être dupes des imitations locales. Seule une forte augmentation des prix des produits allemands authentiques aurait pu profiter aux brasseries nationales. Nos brasseurs souhaitaient dissiper nos préoccupations digestives par des préoccupations financières. – Mais ils ont été, Dieu merci, déçus. Que cela leur serve de leçon pour abandonner la voie de l'imitation et emprunter celle des traditions nationales !

Car il faut le dire : les bières allemandes ont tellement séduit le palais belge qu'elles sont peu à peu en train d’éclipser nos propres variétés. Montrez-moi l'endroit – comme dirait Multatuli – où l'on sert encore de la Liersche kavesse ou de la Seef d'Anvers. J’ai parcouru Bruxelles pendant deux semaines à la recherche d'une bouteille d’Oudenaardsch, une bière délicieuse qui, dans les années 1860, était aussi appréciée dans la capitale que dans l'Est de la Flandre. Pourtant, la Houthemsch, la Pitthemsch, la Staceghemsch et la Meulebeeksch ne méritent-ils pas une renommée plus large que celle limitée à leurs petites régions ? Certes, je n’aime pas beaucoup la Leuven bleue ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas en regretter la décadence. La Sotteghemsch vaut bien plus que ce que pensent même ses amis. Et je me réjouis de voir que la Bornhemsch et la Drijdraad maintiennent leur réputation, tout comme la montée récente de la Jack-up emplit mon cœur de joie.

Ne pensez cependant pas que je me range du côté de nos brasseurs qui souhaitent l’éradication des bières étrangères. Je préfère répéter mon souhait et mon conseil : qu'ils renoncent aux mauvaises pratiques – je n’ose dire : tromperies – de l'imitation des bières étrangères ; mais qu’ils brassent de la bonne bière locale, saine et savoureuse, selon les vieilles recettes et sans saccharine, pour ensuite bien exploiter cette production nationale à Bruxelles et dans d’autres grandes villes belges. Je vois déjà la caisse de celui qui introduira chez nous la Meulebeeksch, source d'inspiration pour Karel van Mander, se remplir. Quelle récompense attend celui qui exploitera la triple de Gand ! Es dehnt sich das Haus, pourrait-il bientôt dire, satisfait comme Schiller, lui qui réhabituerait les estomacs de la capitale à l’Oudenaardsch, sans pour autant négliger le Faro ou le Lambic – sous forme de Gueuze, Kriek ou Framboise –, ni nuire à la Münchener ou à la Scotch ale.

Oui, c'est ainsi que la brasserie nationale prospérera. Et – qu’il soit dit sans aucune xénophobie – l’estomac national, puisqu'il doit de toute façon avaler par tradition, serait le premier à en profiter.