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Chroniques biographiques et diverses (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

VAN DE WOESTYNE Karel, Chroniques diverses (1908)

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")

Les huîtres (25 janvier)

Les huîtres

Bruxelles, 25 janvier 1908

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 30 janvier 1908)

Un médecin, que je considère comme l'incarnation – une incarnation vénérable – de la logique, m'a répondu récemment, lorsque je lui ai demandé un remède préventif contre la typhoïde : « Mangez une douzaine d'huîtres. »

J'ai d'abord pensé que l'homme de science voulait se moquer de moi ; en y réfléchissant davantage, j'ai cru que c'était l'opinion publique qui éveillait son esprit moqueur ; finalement, il m'est apparu clairement que l'homme parlait en toute sincérité, selon les lois de la logique la plus rigoureuse.

Car quels sont les faits, ici en Belgique ? Il y a quelques années à peine, on appréciait bien une petite huître par ci par là, c'est-à-dire que le Belge, qui voit tout en grand, en avalait des quantités pantagruéliques. La typhoïde, pendant ce temps, se comportait comme si elle n'avait jamais existé. C'était comme si elle avait peur des huîtres, comme si elle savait qu'elle n'avait aucune prise sur les huîtres. Et chacun continuait à avaler sa douzaine, que ce soit avec du citron, du poivre grossier, ou les deux, en pensant le moins du monde à la typhoïde. Mais un jour, il y a un peu plus d'un an, les employés d'une banque de Gand se réunissent pour un repas festif. Ils mangent, bien sûr, le plus noble des animaux jamais élevés en Zélande ; ils mangent aussi un ou plusieurs lièvres, qui, avec votre permission, étaient pourris. Le lendemain, plusieurs de ces messieurs tombent malades. Deux même viennent à décéder. « Typhoïde », disent les médecins. « À cause de ce lièvre pourri », disent les amis. « À cause des huîtres », dit soudain quelqu'un, probablement quelqu'un qui a une aversion terrible pour le noble mollusque ou pour ses vendeurs. La mèche était allumée. L'hypothèse du lièvre pourri est rejetée avec horreur ; l'hypothèse de l'huître devient un postulat, que dis-je ? un axiome... D'autres cas de maladie apparaissent. L'huître reste la coupable. À Bruxelles aussi, il arrive que des gens meurent de la typhoïde ; et l'huître est également accusée ici d'être la voie insidieuse par laquelle cette maladie sournoise conduit à la perte de l'homme.

La conséquence ? Bientôt, les poissonniers, , les poches vides, se lamentent ; les huîtres disparaissent de la liste des articles de consommation. Ils ont beau ajouter, à chaque douzaine vendue, un certificat d'origine et un certificat de santé - tout comme pour une assurance-vie -, faire appel au jugement des membres de l'Académie royale de médecine, leurs seuls consommateurs, réduire les prix, entourer la qualité de soins maternels, conserver les animaux incriminés dans les eaux les plus pures, invoquer généreusement la plus grande rigueur des inspecteurs officiels : rien n'y fait. L'huître n'est plus regardée qu'avec méfiance ; sa présence est évitée comme celle d'un bourreau ou d'un voyageur de commerce ; on n'en parle plus que comme d'un parent qui a contracté un mariage inférieur ; et tout homme respectable la fuit comme une femme de mauvaise vie - bien que le cœur en désire, bien que l'estomac nage dans la plus exigeante des convoitises...

Entre-temps... la typhoïde augmente. Elle se dit à elle-même, la typhoïde : « Tant que l'huître a cette réputation... » Et elle fleurit comme une rose en août, elle prospère comme un épi de blé en juillet, elle prolifère comme de la mauvaise herbe. À Bruxelles, elle ravage l'avenue Louise, où l'on a depuis longtemps perdu le goût des huîtres ; à Boitsfort, elle se manifeste uniquement chez les gens très pauvres, qui n'ont jamais vu d'huîtres... En elle-même, cependant, la typhoïde continue de chanter : « C'est l'huître qui paiera tout ! », et l'opinion publique chante après : « C'est l'huître qui paiera tout ! »...

« Mangez donc encore une douzaine d'huîtres », me disait mon ami, le vieux médecin. Et c’est alors que j'ai compris la logique de son raisonnement : puisque le nombre d'huîtres consommées est inversement proportionnel au nombre de cas de typhoïde ; autrement dit que plus on mange d'huîtres, moins il y a de malades, et vice versa, ce n'est pas un paradoxe de soutenir qu'il est tout à fait possible de lutter contre l'invasion de la typhoïde avec une armée d'huîtres. Cette déduction me semble non seulement logique et, médicalement parlant, pas plus audacieuse que celle qui recommande le plus grand nombre de remèdes préventifs : elle ouvre pour moi les horizons les plus magnifiques. Magnifiques sur le plan gastronomique, magnifiques sur le plan esthétique.

Si vous avez plus de deux ans – intervalle de temps depuis lequel l'huître a disparu de la consommation –, vous n'êtes pas privé du plaisir de savoir quel goût a une huître bien grasse. On ne sait pas encore exactement ce qu'était l'ambroisie olympique ; je n'hésite pas à avancer une nouvelle hypothèse, et à dire que : l'ambroisie = les huîtres. En tout cas, si on me laissait le choix entre ces deux aliments, je laisserais vite le connu pour l'inconnu, et je choisirais les huîtres. Je suis superstitieux comme tout Flamand, et c'est ainsi que je n'en ai pas goûté depuis deux ans. Mais aussi : quelle torture ! En deux ans, je n'ai pas osé passer devant une certaine rue, où, dans une magnifique boutique sous la lumière électrique, fraîchement arrivées chaque jour, les Ostendaises voisinent avec les Zélandaises, les Anglaises avec les Portugaises, celles de Marennes avec celles de Burnham, celles de Colchester avec celles d'Arcachon : toute la lyre des huîtres, – une lyre que je ne puis toucher, hélas !...

« Mangez-en encore une douzaine », dit mon vieux conseiller... Et vraiment, l'épreuve, augmentée par l'aspect esthétique... Car, lorsque je pense à l'huître comme combattant de la typhoïde, il y a pour moi aussi un plaisir esthétique, un plaisir de nature drastique, un plaisir comme lors de la danse pyrrhique, exécutée par Isadora Duncan.

Et plus précisément, quand j'entends parler de la lutte entre les microbes pathogènes et les leucocytes protecteurs, soudain, dans mon esprit intérieur, apparaît le spectacle bien ordonné d'un champ de bataille fictif. Je n'y peux rien, mais j'éprouve une joie assumée en pensant que mes globules blancs, très exercés en ce moment, se battent dans le meilleur ordre, comme des artilleurs précis contre les soldats noirs de la grippe ; et ma joie est d'autant plus grande que ces globules blancs sont certains de l'emporter. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » crient-ils aux autres forces de mon corps, comme Henri IV l'a fait autrefois, je crois... - Et voilà, avec cette histoire de typhoïde, où, selon l'hypothèse raisonnable de mon vieux docteur, les huîtres pourraient jouer un rôle utile. J'ai encore une telle image visuelle. Contre des monstres, que je choisis dans « Une invention du diable » de Hendrik Conscience, je vois une armée bien disciplinée de hoplites lourdement armés s'avancer. De toutes parts, ils sont enveloppés dans leur armure protectrice. Le « aes triplex » n'est pas plus solide que leur armure. Leur système de défense est la tortue des légions de César : ce sont les huîtres, les huîtres sûres de la victoire, qui, à l'intérieur de leur coquille dure, protégées contre les lances et les piques venimeuses, avancent derrière leur bouclier et leur cotte de mailles...

Non mais, en toute sincérité, et avec pleine conviction : je crains bien que la peur de la typhoïde ne nous mène trop loin : « Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un mal encore pire » ; et s'il est prudent de se prémunir contre une grave maladie, il n'est pourtant pas nécessaire de s'attirer une affection gastrique encore plus grave. Car vous savez que l’envie d’un certain aliment stimule certains sucs gastriques, qui, s'ils ne trouvent rien à digérer, s'exercent sur la paroi de l'estomac lui-même ; et c'est ainsi que l'on contracte un ulcère de l'estomac, puis un cancer de l'estomac, et...

Si encore cela se limitait aux huîtres ! Mais on va plus loin : on accuse maintenant aussi les faisans ! Honnêtement avoué, les faisans étaient encore là pour me consoler de la perte des huîtres. J'aime bien un faisan, même sans huîtres préalables. Mais si maintenant on va aussi me priver de cela !

Je ne fais pas partie de la Société pour la promotion de la typhoïde ; je ne suis pas non plus membre de la Société pour la protection des animaux savoureux. Je suis donc bien placé pour être impartial, et me fier uniquement aux chiffres. Et ces chiffres sont manifestes : D'une part, il n'y a qu'une vingtaine de malades de la typhoïde sur une population d'environ un million. Il y a des chances, d'autre part, que seulement vingt huîtres sur un million soient contaminées.

Chers lecteurs, tirez-en vous-même la conclusion.