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Chroniques biographiques et diverses (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

VAN DE WOESTYNE Karel, Chroniques diverses (1908)

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")

Les huîtres (25 janvier) - Le Mont des Arts (13 mars) - La semaine du cheval (21 mai) - Sur la concussion et les sanctions qui s'y rapportent (30 août) - Les petits Wetterois (10 septembre) - Urbs et banlieues [Bruxelles et les communes avoisinantes] (24 octobre) - Une fin et un début (29 octobre) - Bousculade (27 novembre) - Noël chez nous (24 décembre)

Les huîtres

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 30 janvier 1908)

Bruxelles, 25 janvier 1908

Un médecin, que je considère comme l'incarnation – une incarnation vénérable – de la logique, m'a répondu récemment, lorsque je lui ai demandé un remède préventif contre la typhoïde : « Mangez une douzaine d'huîtres. »

J'ai d'abord pensé que l'homme de science voulait se moquer de moi ; en y réfléchissant davantage, j'ai cru que c'était l'opinion publique qui éveillait son esprit moqueur ; finalement, il m'est apparu clairement que l'homme parlait en toute sincérité, selon les lois de la logique la plus rigoureuse.

Car quels sont les faits, ici en Belgique ? Il y a quelques années à peine, on appréciait bien une petite huître par ci par là, c'est-à-dire que le Belge, qui voit tout en grand, en avalait des quantités pantagruéliques. La typhoïde, pendant ce temps, se comportait comme si elle n'avait jamais existé. C'était comme si elle avait peur des huîtres, comme si elle savait qu'elle n'avait aucune prise sur les huîtres. Et chacun continuait à avaler sa douzaine, que ce soit avec du citron, du poivre grossier, ou les deux, en pensant le moins du monde à la typhoïde. Mais un jour, il y a un peu plus d'un an, les employés d'une banque de Gand se réunissent pour un repas festif. Ils mangent, bien sûr, le plus noble des animaux jamais élevés en Zélande ; ils mangent aussi un ou plusieurs lièvres, qui, avec votre permission, étaient pourris. Le lendemain, plusieurs de ces messieurs tombent malades. Deux même viennent à décéder. « Typhoïde », disent les médecins. « À cause de ce lièvre pourri », disent les amis. « À cause des huîtres », dit soudain quelqu'un, probablement quelqu'un qui a une aversion terrible pour le noble mollusque ou pour ses vendeurs. La mèche était allumée. L'hypothèse du lièvre pourri est rejetée avec horreur ; l'hypothèse de l'huître devient un postulat, que dis-je ? un axiome... D'autres cas de maladie apparaissent. L'huître reste la coupable. À Bruxelles aussi, il arrive que des gens meurent de la typhoïde ; et l'huître est également accusée ici d'être la voie insidieuse par laquelle cette maladie sournoise conduit à la perte de l'homme.

La conséquence ? Bientôt, les poissonniers, , les poches vides, se lamentent ; les huîtres disparaissent de la liste des articles de consommation. Ils ont beau ajouter, à chaque douzaine vendue, un certificat d'origine et un certificat de santé - tout comme pour une assurance-vie -, faire appel au jugement des membres de l'Académie royale de médecine, leurs seuls consommateurs, réduire les prix, entourer la qualité de soins maternels, conserver les animaux incriminés dans les eaux les plus pures, invoquer généreusement la plus grande rigueur des inspecteurs officiels : rien n'y fait. L'huître n'est plus regardée qu'avec méfiance ; sa présence est évitée comme celle d'un bourreau ou d'un voyageur de commerce ; on n'en parle plus que comme d'un parent qui a contracté un mariage inférieur ; et tout homme respectable la fuit comme une femme de mauvaise vie - bien que le cœur en désire, bien que l'estomac nage dans la plus exigeante des convoitises...

Entre-temps... la typhoïde augmente. Elle se dit à elle-même, la typhoïde : « Tant que l'huître a cette réputation... » Et elle fleurit comme une rose en août, elle prospère comme un épi de blé en juillet, elle prolifère comme de la mauvaise herbe. À Bruxelles, elle ravage l'avenue Louise, où l'on a depuis longtemps perdu le goût des huîtres ; à Boitsfort, elle se manifeste uniquement chez les gens très pauvres, qui n'ont jamais vu d'huîtres... En elle-même, cependant, la typhoïde continue de chanter : « C'est l'huître qui paiera tout ! », et l'opinion publique chante après : « C'est l'huître qui paiera tout ! »...

« Mangez donc encore une douzaine d'huîtres », me disait mon ami, le vieux médecin. Et c’est alors que j'ai compris la logique de son raisonnement : puisque le nombre d'huîtres consommées est inversement proportionnel au nombre de cas de typhoïde ; autrement dit que plus on mange d'huîtres, moins il y a de malades, et vice versa, ce n'est pas un paradoxe de soutenir qu'il est tout à fait possible de lutter contre l'invasion de la typhoïde avec une armée d'huîtres. Cette déduction me semble non seulement logique et, médicalement parlant, pas plus audacieuse que celle qui recommande le plus grand nombre de remèdes préventifs : elle ouvre pour moi les horizons les plus magnifiques. Magnifiques sur le plan gastronomique, magnifiques sur le plan esthétique.

Si vous avez plus de deux ans – intervalle de temps depuis lequel l'huître a disparu de la consommation –, vous n'êtes pas privé du plaisir de savoir quel goût a une huître bien grasse. On ne sait pas encore exactement ce qu'était l'ambroisie olympique ; je n'hésite pas à avancer une nouvelle hypothèse, et à dire que : l'ambroisie = les huîtres. En tout cas, si on me laissait le choix entre ces deux aliments, je laisserais vite le connu pour l'inconnu, et je choisirais les huîtres. Je suis superstitieux comme tout Flamand, et c'est ainsi que je n'en ai pas goûté depuis deux ans. Mais aussi : quelle torture ! En deux ans, je n'ai pas osé passer devant une certaine rue, où, dans une magnifique boutique sous la lumière électrique, fraîchement arrivées chaque jour, les Ostendaises voisinent avec les Zélandaises, les Anglaises avec les Portugaises, celles de Marennes avec celles de Burnham, celles de Colchester avec celles d'Arcachon : toute la lyre des huîtres, – une lyre que je ne puis toucher, hélas !...

« Mangez-en encore une douzaine », dit mon vieux conseiller... Et vraiment, l'épreuve, augmentée par l'aspect esthétique... Car, lorsque je pense à l'huître comme combattant de la typhoïde, il y a pour moi aussi un plaisir esthétique, un plaisir de nature drastique, un plaisir comme lors de la danse pyrrhique, exécutée par Isadora Duncan.

Et plus précisément, quand j'entends parler de la lutte entre les microbes pathogènes et les leucocytes protecteurs, soudain, dans mon esprit intérieur, apparaît le spectacle bien ordonné d'un champ de bataille fictif. Je n'y peux rien, mais j'éprouve une joie assumée en pensant que mes globules blancs, très exercés en ce moment, se battent dans le meilleur ordre, comme des artilleurs précis contre les soldats noirs de la grippe ; et ma joie est d'autant plus grande que ces globules blancs sont certains de l'emporter. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » crient-ils aux autres forces de mon corps, comme Henri IV l'a fait autrefois, je crois... - Et voilà, avec cette histoire de typhoïde, où, selon l'hypothèse raisonnable de mon vieux docteur, les huîtres pourraient jouer un rôle utile. J'ai encore une telle image visuelle. Contre des monstres, que je choisis dans « Une invention du diable » de Hendrik Conscience, je vois une armée bien disciplinée de hoplites lourdement armés s'avancer. De toutes parts, ils sont enveloppés dans leur armure protectrice. Le « aes triplex » n'est pas plus solide que leur armure. Leur système de défense est la tortue des légions de César : ce sont les huîtres, les huîtres sûres de la victoire, qui, à l'intérieur de leur coquille dure, protégées contre les lances et les piques venimeuses, avancent derrière leur bouclier et leur cotte de mailles...

Non mais, en toute sincérité, et avec pleine conviction : je crains bien que la peur de la typhoïde ne nous mène trop loin : « Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un mal encore pire » ; et s'il est prudent de se prémunir contre une grave maladie, il n'est pourtant pas nécessaire de s'attirer une affection gastrique encore plus grave. Car vous savez que l’envie d’un certain aliment stimule certains sucs gastriques, qui, s'ils ne trouvent rien à digérer, s'exercent sur la paroi de l'estomac lui-même ; et c'est ainsi que l'on contracte un ulcère de l'estomac, puis un cancer de l'estomac, et...

Si encore cela se limitait aux huîtres ! Mais on va plus loin : on accuse maintenant aussi les faisans ! Honnêtement avoué, les faisans étaient encore là pour me consoler de la perte des huîtres. J'aime bien un faisan, même sans huîtres préalables. Mais si maintenant on va aussi me priver de cela !

Je ne fais pas partie de la Société pour la promotion de la typhoïde ; je ne suis pas non plus membre de la Société pour la protection des animaux savoureux. Je suis donc bien placé pour être impartial, et me fier uniquement aux chiffres. Et ces chiffres sont manifestes : D'une part, il n'y a qu'une vingtaine de malades de la typhoïde sur une population d'environ un million. Il y a des chances, d'autre part, que seulement vingt huîtres sur un million soient contaminées.

Chers lecteurs, tirez-en vous-même la conclusion.


Le Mont des Arts

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 13 mars 1908)

Bruxelles, 11 mars 1908

Nous, Belges, de Léopold II à son plus humble sujet, souffrons d'une agréable mais dangereuse maladie : la mégalomanie. Nous ressentons tout en grand, nous voyons tout en grand, nous gesticulons tout en grand. Rien ne semble plus étrange à nous, Flamands, que d'entendre parler si doucement, d'agir si modérément, de raisonner si calmement lorsque nous sommes en Hollande. Nous faisons tout en grand : nous mangeons beaucoup, nous buvons beaucoup, nous crions beaucoup. Et s'il y en a parmi nous un qui, par goût personnel ou par désir d'une plus grande civilisation, préfère un sourire à un éclat de rire, ou qui, par une plus grande gravité de vie et une conscience plus profonde de la nécessité, préfère persévérer sérieusement et silencieusement plutôt que de s'enflammer d'enthousiasme comme un feu de paille, il est aussitôt traité, par la bonne société, de « prétentieux » ou de « rabat-joie »...

Nous sommes aussi mégalomanes en matière de construction. Or, tout le monde n'a pas la possibilité de satisfaire cette ambition, surtout dans une ville comme Bruxelles, où le terrain est extrêmement cher. Mais quand nous avons les moyens, nous nous empressons de suivre l'exemple de notre roi, de « Léopold le Bâtisseur », un frère très matériel et très pragmatique de l'architecte Solness, qui ne tombera pas si facilement des hauteurs de ses visions – ce qui nous coûtera, à nous, ses sujets, la jolie somme de quarante-cinq millions de francs avec l'annexion du Congo...

Nous sommes donc des mégalomanes architecturaux, et grâce, encore une fois, à Léopold II, cela deviendra évident dans quelques décennies avec le Mont des Arts, dont l'architecte Maquet a réalisé la maquette (pardonnez-moi le jeu de mots!), pour lequel on a rasé le quartier le plus bruxellois de Bruxelles. Mais ce projet doit nous fournir, à travers les âges, sur les fondations les plus solides de pierre bleue belge, rien de moins qu'une Acropole.

Vous savez : Bruxelles a une « ville basse » et une « ville haute ». Le centre de la « ville basse » est l'étonnante Grand-Place avec ses maisons de guilde dorées : un joyau architectural inégalé ailleurs, qui a fait la fierté légitime de notre nation pendant trois siècles, du XVe au XVIIIe. Les ancêtres qui ont bâti cela souffraient peut-être eux aussi de mégalomanie – car je préfère croire à un atavisme plutôt qu'à la contagion d'une maladie royale – ; mais l'époque dans laquelle ils vivaient était suffisamment mûre pour qu'une véritable architecture en émerge. De plus, un sens merveilleux de l'unité, peut-être né d'un esprit originel du pays, qui savait concilier les styles des différentes périodes, a ici conservé dans la diversité une telle harmonie que nous ressentons vraiment, dans cette place, le caractère d'un peuple, l'essence originelle et immuable de toute la ville.

C'est différent dans la « ville haute », beaucoup plus récente, qui s'étend de la Place Royale et du Parc jusqu'à Ixelles. Ici, nous ne sommes plus dans un Bruxelles immédiatement reconnaissable : nous sommes dans la Grande Ville, la grande ville anonyme du XIXe siècle. Il reste ici et là un joyau du XVIIIe siècle, comme la Bibliothèque Royale, par exemple. Tout le reste est dans le style néo-grec ou néo-romain le plus solennel possible, avec la monotonie de centaines de colonnes inutiles, l'impassibilité des longues rangées de fenêtres carrées, et la majesté pompeuse de coupoles et frontons. Ce temple d'Athéna Parthénos, c'est… l'église Saint-Jacques-sur-Coudenberg. Derrière cette façade infinie de cette boîte à musique géante, où l'on travaille depuis des années, réside, seul et sans enfants, Sa Majesté Léopold (et est-il surprenant qu'il cherche plus d'intimité à l'étranger?), en face de lui, séparé par le magnifique Parc, le « Palais de la Nation » et les ministères ennuyeux et hypocrites. De l'autre côté de la Place Royale, le musée morne et austère, et la perspective du gigantesque, monstrueux et imposant Palais de Justice.

Mais ce n'était pas encore assez : on va maintenant construire le Mont des Arts.

Dans le même style, c'est-à-dire dans son absence de style, nous aurons une collection de palais, musées, bibliothèques, je ne sais quoi d'autre : un immense bloc de bâtiments pour géants, avec toute la solennité possible et le plus grand manque d'imagination, de fraîcheur et de jeunesse. Ce sera quelque chose dont nous pourrons être fièrement colossaux, mais aussi extrêmement ennuyeux ; un monument à la bureaucratie, conçu par une psychologie bureaucratique, et qui ne pourra être habité que par des fonctionnaires ou des âmes de fonctionnaires. Un triomphe de la solennité qui, extérieurement, n'aura de commun avec l'art que le nom, mais qui réunira commodément toutes les merveilles de la ville en un seul agglomérat de bâtiments : une véritable Acropole, qui, depuis les hauteurs, dominera et écrasera la ville basse, joyeuse et grouillante de vie populaire.

Ne pensez pas que je sois en colère. Je n'ai absolument rien contre la ville haute, qui est après tout l'âme intellectuelle de la ville, tandis que la ville basse en est le cœur actif et battant. Il règne ici d'ailleurs une distinction que je trouve souvent absente là en bas. Et puis, il y a la Bibliothèque où je travaille parfois, et la taverne où je retrouve mes amis. Mais il y avait autre chose, et c'était le meilleur : il y avait – il y a encore, heureusement ! – le lien entre la haute et la basse ville : il y avait – non, il y a encore, mais pour peu de temps, hélas ! – la rue Montagne de la Cour, le pouls, l'artère vivante qui reliait le cœur au cerveau, où l'on pouvait sentir la vie changeante du Corps et de l'Âme.

Ce n'est pas une simple métaphore. Vous avez votre Kalverstraat, ô Amstellodamois. Nous avons plus : la Montagne de la Cour. Car c'est un creuset. Le Bruxellois intellectuel y était conduit vers l'essence originelle de sa ville natale ; son cosmopolitisme y retrouvait son origine flamande et y puisait une nouvelle force pour s'exprimer. Et la ville basse montait ici vers une vie plus élevée, vers une beauté et une noblesse d'esprit plus universelles, ainsi qu'à une plus grande civilisation et à une compréhension plus large. La rue Montagne de la Cour est – était – un symbole.

Elle était plus que cela : de quatre à sept heures, elle était le centre bouillonnant de la vie bruxelloise. Si l'on cherchait un ami, on était sûr de le trouver là ; le journaliste y rencontrait ses collègues ; les dames s'y croisaient en souriant et scrutaient avec jalousie les toilettes des autres ; et les amoureux timides étaient sûrs de voir, dans la foule, l'objet de leur flamme se glisser gracieusement sous le regard vigilant de mamans imposantes, souriantes et encourageantes. De quatre à sept heures, tout le monde était Montagne de la Cour ; on devait y être si l'on voulait faire partie de « la Société » ; et si l'on voulait entrer dans « la Société », il n'y avait – il n'y a eu – qu'un seul moyen : la rue Montagne de la Cour.

Il y avait, – il y a eu. Car ce qui en reste n'est plus que… le passage rapide entre des murs de planches de démolition. Car le Mont des Arts l'a voulu : la rue Montagne de la Cour doit disparaître. L'artère vitale est coupée, le flux de sang entre la haute et la basse ville est interrompu, la communion aimante entre les deux parties de la ville est brisée.

Et voyez-vous, c'est cela qui me met vraiment de mauvaise humeur. Il faut avoir perdu tout sens de la psychologie urbaine pour imaginer une telle chose… Oh, je pouvais bien accepter que l'on embellisse la ville haute dans un sens officiel : les bibliothèques en profiteraient, les musées seraient agrandis, des organismes comme l'Institut international de bibliographie y trouveraient leur compte. Et puis, la petite taverne où je retrouve parfois mes amis pourrait rester, peut-être parce que Monsieur Maquet y boit aussi de temps en temps un verre de Scotch Ale.

Mais… la Montagne de la Cour !!...

Je vous épargne davantage de lamentations, cher lecteur. Mais d'ici peu de temps, il ne restera rien de ce qui était si cher à chaque Bruxellois… Alors qu'il faudra bien encore vingt ans avant que nous puissions espérer voir quelque chose du Mont des Arts, à part la maquette de Maquet.


La semaine du cheval

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 21 mai 1908)

Bruxelles, 19 mai 1908

Toute la semaine déjà : concours hippique ; hier : chasse militaire ; et après-demain : chasse à courre du régiment des Guides…

Est-ce ce merveilleux temps de mai, cette effervescence de vie, l'élan de la sève, l'épanouissement soudain de toutes les fleurs, la luxuriance de tous les arbustes, les trilles passionnés de tous les oiseaux ? Est-ce la joie rajeunissante qui brille dans tous les yeux, le nouvel élan vers des mouvements libres et abondants, le bonheur physique retrouvé de poumons respirant largement et de sens en éveil ? Est-ce peut-être le printemps, ce printemps qui chante, rit et éclate en actes glorieux, qui depuis des temps immémoriaux choisit les plus beaux jours de l’année pour célébrer le triomphe du cheval ? Y a-t-il inconsciemment, dans l’esprit des hommes, un lien entre la nature renaissante, joyeuse et étonnée, et « la plus noble conquête », cet animal que l’homme a choisi pour étendre sa force et son plaisir noble, pour élargir ses capacités et mesurer sa maîtrise, pour accroître et freiner son énergie ? Y a-t-il une harmonie en nous, une loi rythmique, qui nous pousse à choisir la splendeur du printemps pour magnifier le cheval ?

J'aime le cheval, tout comme Van Deyssel aime la prose. Je le dis très sérieusement, sans aucune arrière-pensée, si ce n’est que cela me permet de réprimer l'élan lyrique qui allait jaillir, et de renvoyer au lecteur la splendide page où Van Deyssel chante la prose. Que le lecteur relise cette page : en plus du plaisir artistique qu'il y trouvera, il pourra, avec un peu d'imagination et une transposition simple, comprendre mon enthousiasme pour le cheval.

J’aime donc passionnément et instinctivement le cheval. Car, si mon plaisir esthétique à la vue d’un magnifique coursier est immense, et si ma compassion pour un vieux cheval de fiacre est communicative tant elle est intense, je n’y connais absolument rien en hippologie, en science des chevaux. C'est l'admiration d'un paysan pour un beau tableau, même s'il n'a jamais entendu parler des lois de Helmholtz ; c'est le regard gourmand de « l'enfant pauvre » vers une tarte dont il ne connaîtra jamais le goût.

Non que j’ignore tout du cheval : je connais la sensation douloureuse qu’il laisse en vous, lorsqu’il vous désarçonne avec une énergie digne d'une meilleure cause ; ce qui signifie qu’il serait trop indulgent de dire que j’ai déjà fait de l’équitation. De quoi déduire que, malgré ma passion et mon instinct, mon amour pour le cheval préfère rester platonique.

Cela pour vous faire comprendre que je n'ai nullement participé au concours hippique et à la chasse militaire en tant que cavalier. Outre mon humilité, qui m'empêche de vouloir surpasser la réputation équestre de… disons : le prince Albert, je suis trop conscient du rôle social que je joue en tant que journaliste pour me risquer aux dangers d’une course effrénée en tant que participant. J'y suis donc allé en simple spectateur.

Entendons-nous, ici, le mot « simple » a un sens particulier. Il ne signifie ni « naïf », ni « simplet », ni même « modestement vêtu ». Car ceux qui se présentent avec ces défauts ne sont pas admis à un concours hippique. Le plus modeste des visiteurs ici porte sur son front une carte ronde à la boutonnière, là où d’ordinaire se trouve le gardénia, indiquant son intelligence, sa finesse et son élégance noble ou sa charmante ironie, selon son âge. Il est, de plus, vêtu par « le grand faiseur », et la distinction de son caractère se reflète principalement dans la coupe de son habit. Ceci pour les messieurs. Dois-je parler des dames ? Je vous en prie, dispensez-moi de cette tâche, car cette fois-ci je ne trouverais même pas chez Van Deyssel les mots nécessaires pour exprimer mon admiration respectueuse.

Moi-même, toute la semaine, je me suis mis sur mon trente-et-un pour honorer le concours hippique, que j’ai fidèlement suivi. N’attendez cependant pas de moi un compte rendu précis, car, malgré mon amour des chevaux, je n’y connais rien, et mes mauvais souvenirs d’équitation ne me permettent pas d’en parler impartialement. Quant aux dames – l'autre point fort de cette semaine de printemps mondaine – je n’ose en parler, conscient de ma propre insignifiance. Je me contenterai donc d’un mot : magnifique. Et je ne mentionnerai que ceci : la Hollande a symboliquement cueilli des lauriers.

Quant à la chasse militaire, j'ai refusé de la suivre avec un moyen de locomotion aussi désuet que le cheval. J’ai préféré monter une superbe 80 chevaux-vapeur et, avec une noble prestance, suivre la chasse dans cette confortable automobile. À ma droite galopait un temps l’héritier présumé de Léopold II. Quelques comtesses, deux ou trois duchesses, et çà et là une baronne, enviaient depuis leurs montures cahotantes le siège où je me prélassais, souriant, dans mon véhicule au doux ressort. Je n’ai pas non plus été inactif dans la chasse : mon chauffeur a parfois klaxonné comme un vrai piqueur soufflant dans sa trompe à la poursuite d’un sanglier rugueux. J’ai suivi l’événement avec le plus grand intérêt, heureux que ce soit pour moi beaucoup moins fatigant que pour ces fous qui ont préféré monter à cheval, bien qu’ils eussent sans doute les moyens de se procurer une Panhard ou une Pipe.

C’était donc une agréable promenade. Seul bémol : un peu trop de poussière. Mais quelle beauté que la forêt, joyeuse et paisible malgré toute cette agitation, ce piétinement sourd des sabots, le souffle des chevaux et les exhortations des cavaliers, cette chasse puissante et joyeuse de vie forte et belle… que j’ai pu observer confortablement depuis mon auto.

Car je le répète : j'aime beaucoup le cheval. Je l'aime passionnément, je l'aime instinctivement. Mais depuis hier, je sens de plus en plus que mon amour pour lui doit rester principalement platonique…


Sur la concussion et les sanctions qui s'y rapportent

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 août 1908)

Bruxelles, 28 août 1908

En France, dit-on, tout finit par des chansons ; à Bruxelles, on peut dire que tout se termine par cette forme de moquerie quelque peu grossière, mais savoureuse, originale et imagée, qui rappelle parfois l'exagération de Rabelais et qui, comme la satire du Brueghel brabançon, ne devient jamais malveillante. Il s'agit de cette manière incisive, vive, mais toujours spirituelle, voire ingénieuse, de plaisanter et de railler, que nous appelons ici « zwanze ». Le peuple bruxellois est rarement rancunier ; il est difficile pour lui de rester continuellement en colère ; et, lorsqu'il s'emporte, cette colère s'apaise d'elle-même par un flot d'invectives fantaisistes, une fois que les portes de l’éloquence « zwanzeuse » sont ouvertes. Le Bruxellois tire une grande satisfaction de sa riche imagination : une fois qu’il vous a qualifié de « scheeve lavabo » (lavabo de travers) ou surnommé de manière méprisante « architect », il va boire une « halve scheut » (une demi-pinte) et apaise ainsi, sinon extérieurement — car il aime se vanter —, du moins intérieurement, la grandiloquente rage qu’il ressent. Excepté la demi-pinte, remplacée par un « demi » chez le bourgeois, ce dernier ne diffère guère de l’homme du peuple. Lui aussi dissipe son mécontentement en laissant libre cours à son imagination sous l’effet de la puissante et grandiose « zwanze ». Et lorsqu'il s'agit d'une injustice publique, touchant tout le monde, il se moque d’autant plus aisément, après s’être un instant indigné, et son ironie prend un caractère d’unité qui transcende les classes sociales, influençant tous les esprits individuels et résonnant véritablement comme la voix de toute la population.

Une expression surprenante, dont personne ne connaît l'origine mais qui semble à chacun être le fruit de sa propre imagination, se propage comme une traînée de poudre de bouche à oreille ; l'air en est imprégné. Grâce au mot juste ou au surnom bien trouvé, on en vient à oublier l'acte révoltant. C’est ainsi que très peu de gens se souviennent encore des extorsions commises par l’échevin de Schaerbeek, Vanden Putte, se rappelant surtout, ou du moins principalement, que son nom officiel a été remplacé par celui de « Scherreweg » !... (fous le camp).

Pourtant, cette affaire est bien sordide, comme vos lecteurs en sont informés d’après ce que vous en avez rapporté. Et que l’abus de confiance se soit également produit ailleurs qu’à Schaerbeek — vous savez que dans une autre commune, également voisine de Bruxelles, le bourgmestre lui-même a demandé une enquête contre un échevin — ne rend pas la situation moins grave. Il y a aussi cet aspect incroyable : dès que Vanden Putte a avoué, il a été libéré, comme si cet aveu constituait en soi une sanction suffisante ; une procédure judiciaire qui dévie quelque peu de la norme, car d'ordinaire, c'est plutôt l'inverse qui se produit, et l'aveu est considéré comme un motif légitime de mise en détention. Tout cela témoigne d’une décadence morale, d’un affaiblissement du sens de l’intégrité, d’une diminution du sentiment de responsabilité qui règne de manière endémique chez nous, et sur lesquels les sanctions semblent n’avoir aucune prise, surtout face à l'attitude bien trop indulgente et complaisante de la justice.

Il faut le dire : même parmi certains juges, et parmi les fonctionnaires en général — à l'exception de quelques rares cas dignes de louange —, on souffre en Belgique d’un phénomène déplorable : un manque de sens du devoir, qui alimente un égoïsme des plus cruels et avides. À tous les niveaux de la société, il manque cette conviction dans l’importance de son rôle ; tout est entrepris avec scepticisme. L’engagement sincère envers l’amour de son métier ou de sa fonction est d'une rareté surprenante ici ; on n'ose même plus avouer qu'on consacre une part de son âme à sa tâche quotidienne. Aucun idéal, sinon l’argent pour les plaisirs quotidiens ; aucune conviction, sauf celle qui se négocie en espèces sonnantes et trébuchantes : voilà le phénomène qui, de la capitale apathique et blasée — où même le sens du devoir scrupuleux fait défaut —, se répand dans les provinces et menace de devenir chez nous une maladie nationale.

Les cas de concussion, à Schaerbeek et ailleurs, en sont un exemple. Lorsqu'on pense qu'on a nommé une avenue d’après ce Vanden Putte — une mode dans la commune où il officiait en tant que législateur, et qui bientôt aura une rue Stijn Streuvels —, et qu’on entend encore des conseillers parler d’une future statue pour cet homme, on peut s’imaginer à quel point il était estimé et célébré, et quelle influence il exerçait sur ses concitoyens. Aujourd'hui, ailleurs, la colère du peuple, dans une affaire semblable à celle qui nous préoccupe, serait proportionnelle à l'enthousiasme passé, et la punition devrait être en adéquation avec l’hypocrisie de jadis. Et chez nous ? Le nom « Scherreweg », un pamphlet satirique vendu dans les rues, une semaine de « zwanze » — et d’ici un mois ou à peu près, quand l'affaire sera portée devant les tribunaux, certains se demanderont : « Qu’a bien pu faire Vanden Putte ? »

Non, autrefois, les choses se passaient différemment dans notre pays ; il y a bel et bien un relâchement de notre moralité, et je n’en connais pas de meilleure preuve que le diptyque du musée communal de Bruges, commandé par la ville en 1498 à Gheevaert David, et payé 14 livres et 10 sous, afin de servir d’exemple pour la postérité. Il illustre l’écorchement d’un certain Lanchals, coupable de concussion, à l’image de Vanden Putte. Le peintre n’a pas directement représenté la réalité crue : la légende des extorsions de Sisamnes sous le règne du roi Cambyse offrait une parfaite allégorie de l’affaire. C’est cette légende qui a été transposée en peinture sur ce diptyque, afin de dissuader quiconque d’imiter l’acte de Lanchals.

Sur la première scène, Cambyse, entouré de ses conseillers et seigneurs, vient là où Sisamnes administre la justice (car il était juge) et l'accuse, sévèrement, de corruption. Il énumère, en comptant sur ses doigts, ses méfaits, convaincu de ce qu'il dit. Le visage terrifié du juge, se levant à moitié de son siège, exprime une grande angoisse. Les conseillers écoutent, graves, tandis qu’un homme d’armes de mine rude s’apprête à arrêter le coupable.

Dans une conception moderne, cet homme, après avoir avoué, comme Vanden Putte, devrait être libéré. Mais au Moyen Âge, les choses se passaient autrement.

Dans la seconde scène, les bourreaux zélés, équipés des instruments nécessaires, s’emploient à leur tâche, écorchant les membres du malheureux juge, dont le visage tordu exprime la douleur. Les conseillers et leur roi assistent à la scène sans ciller, convaincus de la justesse de la punition. Dans le coin gauche, le fils de Sisamnes, ayant hérité de la charge de son père, rejette, d’un geste de dégoût, une somme d'argent qu’on lui propose. Il a appris l’honnêteté, inspiré notamment par la peau paternelle, exposée comme un avertissement sur le siège du juge.

Je ne demande pas que les sièges des enfants de Vanden Putte soient recouverts de sa peau en guise de châtiment, mais une sanction exemplaire, plus moderne mais tout aussi symbolique, serait peut-être une excellente leçon de morale. Nous en avons vraiment besoin à Bruxelles.


Les petits Wetterois

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 10 septembre 1908)

Bruxelles, le 8 septembre 1908

Wetteren est un grand village en Flandre orientale, sur la ligne Ostende-Bruxelles, entre Gand et Alost. Il n’est certainement pas parmi les plus beaux : un aspect de petite ville sale, un paysage environnant sans caractère particulier, enlaidi par les blocs massifs des grandes et petites filatures et tissages, dont les hautes cheminées percent le ciel, pollué par leur fumée noire. Seuls quelques domaines - celui du bourgmestre de Gand, entre autres - et quelques exploitations horticoles égayent les alentours. À part cela, la région est peu attrayante. Et la population n’est pas non plus accueillante pour l’étranger : les usines, en plus de n’être ni des instituts de beauté ni de santé morale, ont transformé une partie de la population paysanne originelle en ouvriers souvent amers, ce qui n’a pas amélioré les choses. Rien n'est plus triste que de croiser des ouvrières dans la campagne, tristes à tous égards. Ni l'esthétique ni les mœurs n'y gagnent ; on ressent une impression d’anormalité, quelque chose de péniblement artificiel : encore une intervention de la ville sur la campagne, une image de la « ville tentaculaire », cette ville aux bras tentaculaires qui s’étend et corrompt les environs. Ainsi, les Wetterois ne correspondent en rien à l'image idéale du paysan flamand.

Mais il y a pire que les Wetterois : les petits Wetterois. Les petits Wetterois sont un véritable fléau. Ils mordent, ils piquent, ils tuent des vieilles femmes. Pas plus tard que la semaine dernière, ils en ont précipité une dans un puits. Et cela sans aucune raison, même pas par malveillance. Simplement par instinct, comme une fonction naturelle...

Un mal qui répand la terreur…

Mais laissez-moi d’abord vous les présenter. Ne croyez pas qu’un petit Wetterois soit un jeune habitant de Wetteren, un descendant des braves qui, il y a un peu plus de cent ans, combattaient les sans-culottes pendant la Guerre des Paysans. Non, un petit Wetterois ne mérite même pas le nom d’être humain ; cette vile engeance, ce « rebut de la terre », n’est même pas tout à fait une bête ; c’est simplement… un insecte, de l’ordre des diptères, du genre chironomes, avec de petites ailes rondes et un dard… que je ne vous souhaite en aucun cas de rencontrer.

Cependant, avant de poursuivre, je dois vous raconter autre chose, commencer mon récit « ab ovo », à partir de l’œuf de l’insecte, précisément ; et cela nécessite une digression géographique et paysagère.

Wetteren est situé au bord de l’Escaut, ce qui, franchement, n’est pas un privilège. Car l'Escaut n’est pas partout aussi beau qu’à Anvers ou Flessingue. À Wetteren et dans les environs, il forme une série de méandres pittoresques mais malodorants, que l’on a coupés par de larges canaux, de sorte qu’ils se retrouvent souvent à sec, les bateaux qui s’y aventurent s’embourbant à marée basse, ne pouvant naviguer qu’à marée haute. Ce sont ces méandres vaseux - appelés le « vieil Escaut » - qui nous donnent les petits Wetterois, tristement célèbres parce que ces anciens bras du fleuve, nauséabonds, n’ont jamais été comblés et transformés en prairies fertiles.

C’est donc sur les rives de la vieille Escaut, à Wetteren et dans les villages voisins, que le petit Wetterois a établi son camp, si je puis m’exprimer ainsi. On ignore pourquoi il a choisi cet endroit précis : on ne peut pas expliquer son choix par la boue de l’Escaut, car nous ne manquons pas vraiment d’eaux sales ailleurs. Vous vous souvenez que je vous en avais parlé autrefois. Le petit Wetterois pourrait bien chercher son existence ailleurs ; il se manifeste principalement ici - d’où son surnom - sans que l’on sache jamais pourquoi il ne nous honore pas de sa présence ailleurs.

Comme tous les insectes, il pond des œufs, probablement sur des plantes aquatiques ; les larves grouillent dans la boue du fleuve et, une fois devenues moustiques, elles trouvent leur nourriture sur le corps des hommes et des animaux... Si cela se limitait à une simple piqûre de moustique, le mal ne serait pas si grave. Mais rien n'est plus venimeux que la piqûre d’un petit Wetterois ; bientôt, la piqûre devient un furoncle purulent, et vous êtes très chanceux si l'infection ne s'aggrave pas et que vous n'y perdez pas la vie, comme cette vieille femme que j’ai mentionnée plus haut.

Imaginez maintenant que le petit Wetterois, surtout en cette saison, vole en nuées épaisses ; car sa fertilité est incontestable. Vous pouvez donc imaginer comment ce petit chironome, en plus d'être un diptère, devient une menace pour la société de Wetteren. Ces petits Wetterois sont pour la Flandre ce que les nuées de criquets sont pour l’Égypte ; mais ils sont beaucoup plus dangereux, car ils ciblent principalement les humains. C’est donc un mal social, un châtiment très désagréable que l'humanité pourrait bien se passer de subir.

On cherche bien sûr des moyens de défense. La science s’en est mêlée. Sans avoir encore totalement réussi, un savant bruxellois, le docteur Séverin, cherche la nature de ce mal afin de mieux le combattre.

La question est donc : pourquoi la piqûre est-elle si venimeuse, si dangereuse ? Un naturaliste qui a fait l'expérience lui-même m’a assuré qu’il s’agit ici de quelque chose de très différent du cas de la fièvre des marais, également causée par la piqûre d’un moustique - l'Anopheles maculipennis, si cela vous intéresse - mais de telle manière que ce moustique, au moment de la piqûre, inocule à l'homme un parasite commun - le Plasmodium malariae, nom de la créature -, dont la prolifération rapide provoque une forte fièvre.

Dans le cas du petit Wetterois, on ne croit pas qu'un parasite commun à l'homme et à l'insecte - comme pour la trichinose, causée par un parasite commun au porc et à l'homme - intervienne dans le processus. On pense plutôt que c’est la vie des larves, en pleine boue porteuse de germes, qui est la grande cause de la nocivité de l’insecte adulte. Dans ce cas, le seul moyen radical serait de combler les bras morts de l'Escaut. Mais comptez là-dessus !...

Quoi qu’il en soit, nous avons le triste privilège d’être frappés par un fléau qui a coûté des vies humaines. Même si je ne m'attends pas à ce que cette lettre confère au petit Wetterois la renommée du Minotaure, je pense néanmoins qu’il est bon de vous en dire quelques mots, d’autant plus que la presse belge en parle beaucoup en ce moment. Cela vous évitera au moins de penser, à tort, que les habitants de Wetteren sont une sorte d’Apaches qui s’amusent à tuer de vieilles femmes, comme le chante cette chanson :

« Il lui a donné un coup dans le ventre,

« Et elle en est morte, la pauvrette. »


Urbs et banlieues [Bruxelles et les communes avoisinantes]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 octobre 1908)

Bruxelles, 22 octobre 1908

Ce n'est pas encore devenu un conflit mondial. Les véritables Bruxellois, ceux du bas de la ville, s’en soucient à peine plus que de la crise dans les Balkans (un sujet qui, de toute façon, ne parvient pas à passionner mes concitoyens, convaincus qu’il n’y a qu’une solution définitive : jeter les Balkans dans les Dardanelles, comme Alphonse Allais l’a proposé il y a des années). Même les banlieues aristocratiques ne semblent pas s’y intéresser, indifférentes à tout ce qui ne concerne pas la vie mondaine. Le conflit se limite donc aux deux communes belligérantes.

Et pourtant, cela aurait pu devenir terrible ; sans exagération, quelque chose de comparable à la grève des électriciens à Paris. D’un autre côté, ce pourrait être le dernier souffle de notre principale « distraction publique ». Quand on pense que les festivités populaires sont de plus en plus menacées ici, que les débordements du carnaval seront bientôt réprimés par des règlements draconiens, qu’il nous sera désormais interdit de remplir de confettis la bouche, les yeux et le nez de nos concitoyens, de les frapper sous prétexte de les asperger de bouts de papier multicolores, de harceler d’innocents promeneurs en leur jetant des poignées de confettis pour notre propre plaisir…

Mais laissez-moi vous raconter dès le début ce qui se passe. Vous savez que ce que le provincial ou l’étranger appelle couramment « Bruxelles » est en fait un ensemble de communes, dont la véritable ville de Bruxelles, l’« urbs », n’est qu’une petite partie, le cœur, le centre. Cette urbs, entourée de ses grands boulevards extérieurs, et traversée par un autre boulevard reliant la gare du Nord à celle du Midi (qui, toutes deux, se trouvent en dehors des limites de la ville proprement dite), s’est parfois étendue au-delà de ses frontières, empiétant ici et là sur les communes environnantes. Récemment encore, une belle parcelle a été achetée à Solbosch, là où l’exposition universelle de 1910 est en train de se préparer. Cependant, Bruxelles reste essentiellement limité à sa ville basse avec sa Grand-Place, sa ville haute avec la place Royale, son boulevard central, où évoluent surtout les étrangers et la demi-mondaine, et ses boulevards extérieurs, où l’on rencontre en nombre d’adorables amoureux, le soir, avec ou sans clair de lune. Tout ce qui l’entoure est, comme on dirait en anglais, une « banlieue ». Ce sont des communes parfois plus grandes que la ville elle-même, qui, en termes de circulation, de commerce et de beauté urbaine, peuvent être considérées à l’égal de Bruxelles et intégrées à la ville, bien qu’elles possèdent chacune – et c'est là que cela devient important pour la suite de mon propos – leur propre administration, avec leur propre bourgmestre et leurs échevins, leurs propres écoles, leurs services publics, leurs caprices, leur honneur et leur jalousie.

Ces communes sont : au nord, Laeken, Schaerbeek, Saint-Josse-ten-Noode ; à l’est, Etterbeek et Ixelles ; au sud, Saint-Gilles et Anderlecht ; à l’ouest, Cureghem, Molenbeek-Saint-Jean et Koekelberg. Plus au sud, la vie campagnarde idyllique de Boendael et Watermael-Boitsfort est déjà si urbanisée – on pense inévitablement à Baarn ou Bussum – que la grande exposition qui s’en approche menace fortement de la transformer. Pendant ce temps, Uccle, un peu plus à l’ouest, séparé de Boitsfort par la forêt de Soignes et le bois de la Cambre, est depuis longtemps déjà considéré comme faisant partie de la banlieue, et Forest y rejoindra bientôt ce statut ; sans même parler d’autres communes comme Jette, Tervuren et Woluwe-Saint-Pierre, qui s’efforcent toutes de mériter cette distinction. Un joli cercle de communes annexes, donc, qui sont en fait étroitement liées à la capitale en termes d’usages quotidiens, mais qui, administrativement, sont complètement autonomes et indépendantes.

Maintenant, la liberté est une belle chose. Mais si je prends la liberté de marcher sur l’orteil de mon voisin, il a le droit de prendre la liberté de me le faire savoir bruyamment. Il pourrait même aller jusqu’à m’insulter et être assez impudent pour me prouver, par une gifle, que la liberté est relative et que la mienne s’arrête là où elle nuit à la sienne. Heureusement, on a trouvé une solution qui rend cette limitation de la liberté non seulement acceptable, mais noble et gratifiante. Cela s’appelle le « service mutuel ». Et ce service mutuel est une merveille, tant qu’il y a une unité de vue sur la nature et la portée de la liberté, ainsi que sur les services que chacun est en droit d’attendre de son prochain. Et comme cette unité de vue est rare…

Mais je n’avais pas l’intention de vous donner une leçon de morale sociale, pas plus que je ne voulais principalement vous initier à la géographie de Bruxelles et de ses environs. Mon objectif était seulement de vous raconter comment Anderlecht et Saint-Gilles sont en conflit.

Dans l’« avant-cour » de Bruxelles, Anderlecht et Saint-Gilles ne sont pas particulièrement réputés pour leur aristocratie, du moins en partie. En effet, ils jouxtent un quartier de la ville où je ne conduirais jamais mes chères lectrices si elles me faisaient l’honneur de me demander de les guider à travers Bruxelles. Je parle du quartier de la rue Haute, de ce peuple pittoresque et très particulier, mais difficile, qui est connu partout sous le nom des « Marolles » et qui se distingue de toutes les classes populaires des autres pays par la souplesse de ses principes moraux, autant que par son langage coloré et son imagination exubérante. En tant que journaliste consciencieux, j’ai jugé de mon devoir à l’époque de nouer connaissance, sinon amitié, avec quelques gentlemen de la rue Pieremans – l’épicentre de la vie marollienne. Leurs exploits les avaient envoyés en prison pendant quelques mois, mais ils jouissent d’un grand respect dans ce monde de casquettes larges et de pantalons de marin, de foulards rouges et de coiffures grasses à la Carmen, parmi les deux sexes dans cette région très conservatrice. Ces messieurs m’ont conduit dans leurs salles de danse. J’y ai vu un homme se faire presque tuer ; j’y ai payé beaucoup de verres de faro : une bière que je ne proposerai jamais à mes chères lectrices. Un quartier dont je vous parlerai lors d’une autre occasion spéciale, peut-être un jour de fête nationale, quand il y a une grande foire.

Car ce petit peuple adore à l'infini les plaisirs de la fête foraine, et ils vont les chercher, en dehors de leurs bals et des innombrables tavernes, sur le territoire de Saint-Gilles, où se tient presque sans interruption une « foire ».

Une telle « foire » est l'une des choses les plus tristes que l'on puisse imaginer. Nulle part ailleurs n'ai-je ressenti plus profondément le spleen et la nostalgie. On y erre comme un exclu, comme un exilé moral, comme un condamné dont le châtiment consiste à voir les autres s'amuser autour de lui. Mais quel amusement ! Tout le long de l'avenue, les baraques criardes, illuminées de façon éclatante, sous des arches de lumière à gaz ou des flambeaux à pétrole vacillants ; sur les podiums, les clowns criards et les vieilles femmes flétries en maillot, bâillant derrière leurs mains ; à la caisse, une matrone somnolente en fourrure de lapin ; devant, un monsieur au teint pâle en habit, sa moustache teinte d'un noir d'encre, coiffé d'un chapeau haut-de-forme sur sa tête pommadée, frappant sur une plaque d'étain où est inscrit : 10 centimes l'entrée. Et par-dessus son appel se fait entendre le son perçant des trompettes et du tambour ; le tintement et les vagues sonores des orgues des manèges, le sifflement des sirènes à vapeur. Et autour de tout cela, une atmosphère de suie brûlée, une odeur qui vous étrangle la gorge et vous brûle les yeux, une émanation répugnante de cuisine sale qui vous fait chavirer le cœur. Il faut y aller entre dix et onze heures du soir. Avant huit heures, on voit encore des petits bourgeois, des mères avec des enfants aux yeux écarquillés de stupeur, des petites couturières coquettes rentrant du travail, poursuivies par des messieurs après leur journée de bureau. Cela peut alors sembler agréable, il y a parfois une véritable ambiance festive. Les clowns et les danseuses y mettent encore plus d'enthousiasme ; le dompteur de bêtes, dans son pantalon hongrois moulant, exhibe ses mollets musclés ; le modèle des Tableaux Vivants dévoile brièvement son anatomie ; même les vieilles femmes, qui tentent de vous attirer dans la tente de la voyante ou dans le 'salon de la belle Fathma', ont l'air moins sibyllines, et parfois on voit débarquer du monde réellement chic sortant des trams, des fiacres, voire même des voitures, se précipitant vers l'entrée illuminée du grand cirque.

Mais après dix heures, tout devient silencieux. Les clowns et les ballerines en ont assez de leur propre amusement. Les Tableaux Vivants dorment. Les lions du spectacle de bêtes ont englouti leur steak de cheval, et leur maître est au cabaret, en train de boire et de fanfaronner. Les manèges tournent encore, mais seulement pour leur propre plaisir. Et si quelque orchestre dissonant continue encore à tonitruer ici ou là, ce n'est que pour empêcher le monsieur au chapeau haut-de-forme de s'endormir, lui qui a pour mission d'appeler les gens sous sa tente aussi longtemps qu'il reste une âme à errer le long du boulevard Jamar »..

C'est alors le moment du petit peuple du quartier des Marolles. En groupes, bras dessus bras dessous, les femmes descendent vers l'avenue. Toutes avec la même coiffure : les cheveux très bas sur les yeux, le chignon aplati sur le front ; à chaque oreille, une « accroche-cœur » bien formée. Les épaules pointues et hautes bougent sous les écharpes criardes, laissant apparaître des bras nus et nerveux. Les hanches ondulent sous les tabliers de coton bleu bien ajustés. Elles prennent possession de ce qui est devenu leur domaine. Des jurons et des éclats de rire rauques sortent de leurs larges bouches. Les petits yeux de souris, entre les longues fentes des paupières, vous fixent. Le large nez semble capter l'odeur qui émane de vous. Elles se retournent : leur regard attire l'attention de leurs « chevaliers ».

Ces derniers suivent derrière : coiffés d'une grande casquette apache soigneusement ajustée sur les oreilles ; un pull bleu en laine dégageant la nuque et laissant entrevoir une chaîne de montre ; les poings enfoncés dans les poches de leur pantalon, moulant les cuisses et les mollets, et presque entièrement recouvrant, en bas, des pantoufles à franges rouge sombre... Ne les fixez pas trop. Mieux vaut faire comme si vous ne voyiez pas leurs amies : à cette heure, ils se sentent les maîtres ici, avec toute la méfiance et l'orgueil d'un autocrate...

Et ils déambulent, pendant des heures. De temps à autre un mot grossier, une allusion vulgaire, un geste répugnant. Un à un, cependant, les bruits de la fête foraine s'éteignent. Les tentures des tentes et des baraques sont abaissées. C'est la nuit. Pour une bonne partie de ces dames et de ces messieurs du quartier voisin de la rue Haute, le service de nuit commence, selon les principes parisiens...

Personne ne prétendra que cette fête foraine permanente sur l'avenue Jamar soit favorable à la moralité publique. Il est également compréhensible que la bourgeoisie des environs se plaigne du bruit nocturne. Mais ce n'est pas tout ; - et j'arrive enfin au cœur de mon histoire.

Sachez que l'avenue Jamar, éternel lieu de fête foraine, sur le territoire de Saint-Gilles, forme également l'entrée de la très active et très occupée commune d'Anderlecht, où se trouvent abattoirs, brasseries et usines : des établissements qui utilisent tous des charrettes et des chevaux, et qui ont donc besoin de place le long des voies publiques. Cet espace est malheureusement trop souvent occupé par les stands, les tentes et les cirques de la foire, entravant ainsi le passage des transports anderlechtois. Il est donc naturel qu'Anderlecht proteste. Saint-Gilles répond alors que l'avenue Jamar se trouve sur son territoire et qu'Anderlecht n'a rien à dire, d'autant plus que cette fête foraine contribue à remplir ses caisses. Mais Anderlecht a son argument prêt : « Vous ne voulez pas dégager ? Très bien. Mais alors, nous vous coupons toute l'éclairage, car votre usine à gaz se trouve sur notre territoire, et il est très facile de dévisser vos tuyaux de gaz. Alors, vous ferez votre foire dans le noir... »

Voilà le conflit dont je voulais vous parler. Il n'a évidemment pas l'importance de la question marocaine. Mais, en plus de soulever la question du maintien de la fête foraine perpétuelle, avec toutes ses conséquences, cela met une nouvelle fois en lumière la question de l'autorité centralisée de la « urbs » sur les banlieues. Naturellement, la « suburbs » ne veut pas se soumettre, pieds et poings liés, à la gestion de Bruxelles ; elle veut conserver toute son autonomie. D'un autre côté, sa condition de faubourg lui impose des obligations qu'elle a parfois du mal à remplir. L'embellissement de la ville, la construction de larges avenues traversant parfois trois ou quatre communes, l'extension des quartiers : tout cela implique des obligations et des coûts inévitables, sans pour autant entraîner une augmentation des revenus. De plus, il est clair que les administrateurs des communes se trouvent bien trop souvent en position de se laisser acheter, ce qui serait moins facile avec une gestion centrale rigoureuse et solide. Des conflits comme celui évoqué plus haut se produisent trop souvent à cause de ce manque d'unité dans la gestion. Et on ne peut charger une petite commune de la responsabilité morale d'une capitale. À cela s'ajoutent l'entretien des routes, le service de police, et tant d'autres choses.

Tout cela plaide naturellement en faveur d'une administration centralisée, de l'incorporation des faubourgs à la ville proprement dite, puisque l'unité existe déjà de fait.

Mais cela impliquerait la suppression d'une dizaine de maires, d'une cinquantaine d'adjoints, de quelques centaines de conseillers municipaux, et de deux ou trois fois plus de fonctionnaires municipaux. Et vous pouvez bien imaginer que cela est tout simplement impossible, quoi qu'il arrive !

Et voilà pourquoi il y a encore souvent des querelles entre Anderlecht et Saint-Gilles.


Une fin et un début

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 29 octobre 1908)

Bruxelles, 26 octobre 1908

Bien que je n'aie d'autres preuves que celle très subjective – mais néanmoins très douloureuse – d'un rhumatisme qui transperce mon genou droit comme si c'était avec la meilleure épée de Tolède, je persiste, cher lecteur, à affirmer que l'hiver a commencé. Mais heureusement, – ou malheureusement ! – il y a bien assez de preuves pour écarter toute contradiction : il y a des manteaux de fourrure et des nez rouges, il y a des grogs bien chauds et de nouveaux modèles de chapeaux pour dames, il y a des trams bondés et des marrons chauds, et il y a la signora Duse qui a inauguré la saison des tournées d'hiver.

Il y a quelques jours encore, c'était un été véritable, à tel point que chacun se laissait aller à la douce manie de se rappeler à quel moment il avait eu aussi chaud à la même époque. Moi, qui me laisse aller à toutes les manies, je pensais à mon enfance, à quel point il faisait beau à chaque fois que les vacances venaient de se terminer, bien plus beau qu'en pleine vacances, me semblait-il ; alors que, depuis la fenêtre ouverte de la salle de classe morne, je regardais le soleil sur la cour de récréation, et les moineaux qui s'agitaient dans le sable. Que de réprimandes ai-je essuyées de la part du maître, et comme j'ai souri à ce souvenir il y a encore quelques jours, tandis que je flânais dans les bois en cette magnifique saison automnale, où les feuilles fines des hêtres prenaient une teinte dorée ; les feuilles résistantes des châtaigniers ici et là, déjà sèches et croustillantes, craquaient sous mes pieds, tandis que le feuillage des chênes s'embrasait d'un rouge éclatant ; et à travers les mailles du feuillage dégarnies, de nouveaux horizons s'estompaient et devenaient d’un bleu argenté dans l’éclat automnal, traversés, brièvement, par les rayons pâles du soleil, comme un faisceau de lumière jouant dans l'eau d'un aquarium, se perdant et disparaissant... Et puis, des heures entières à lire dans le jardin, où les rosiers longtemps défleuris portaient soudain de nouvelles fleurs : des roses d'automne très délicates, d'une teinte nacrée subtile ; et une autre, rouge sombre, d'un éclat bien plus mystérieux qu'en été ; – u.ne somptuosité mélancolique, que le poète Agrippa d'Aubigné du 16ème siècle exprimait si délicatement : « Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise » Toute la poésie d’un automne merveilleusement beau ; tout le plaisir lent d'une beauté frêle, hésitant à mourir.

Mais hélas ! Une nuit, une décharge de rhumatisme dans mon genou droit ; un matin long à attendre ; au premier jour blafard, sur les pavés durs de la rue, le roulement bruyant et résonnant des chariots de lait se fit entendre si fort qu’on comprenait immédiatement que la gelée avait frappé fort ; et, avec l'irritation d'un hiver soudain, je suis sorti du lit : le jardin était sous le givre, et tous les horizons tranchants et aiguisés contre le ciel d’un bleu acier ; plus de bénédictions ensoleillées, plus de brumes dorées voilant les lointains : la certitude ferme et brutale d'un hiver qui dit : « Voilà, je suis là ».

Encore une fois, la manie de comparer avec le passé me submergea. Cette fois pourtant, je ne me souvenais pas que la nature ait jamais agi de manière aussi capricieuse. C’était étrange, ce changement soudain, cette entrée imprévue de froid et de pieds gelés. On se demandait : cela va-t-il durer ? – Et ce matin, la réponse est venue : les premiers flocons de neige.

L’hiver donc, pleinement l’hiver, – et la nécessité d’un opportunisme résigné et de chaussures imperméables ; l’hiver, et une soumission forcée, sans se plaindre,... avec, heureusement, pour récompense : les rues de Bruxelles en hiver, le soir, par un froid sec.

Car si l’on préfère fuir la ville en été, aussi belle soit-elle toujours, pour se rendre au bois de la Cambre ou dans les faubourgs, en hiver on est toujours heureux de ne pas avoir à marcher trop loin pour profiter d’une beauté très active, joyeuse, et industrieuse. Alors, Bruxelles, même en mettant de côté les édifices publics, devient la Grande Ville. On y ressent une sensation que l'on éprouve rarement en Hollande, une sensation de richesse, de liberté, de vitalité, une sorte de fête constante, presque comme un état physique de joie intense, un peu frivole, un peu légère, mais si jeune et si vigoureuse, et en même temps si raffinée, qu'il est difficile de résister à son charme, et que l’on aime se promener dans les rues bondées, au milieu de la foule joyeuse, avec le bruit des gens qui résonne et éclate, les mille lumières qui brillent à travers les mouvements incessants avec des scintillements et des glissements changeants. Alors Bruxelles – toujours par beau temps, bien sûr – est réellement à son meilleur : une ville mondiale, ou peut-être mieux : le « résumé » des villes mondiales. Et en tant que Bruxellois, c’est-à-dire en tant que flâneur indifférent, jouisseur inconscient, fin gourmet insouciant, y vivre, ressentir qu'on en fait partie, qu’on en est un confident bienveillant, insouciant et inséparable : c’est un plaisir suprême, un privilège inestimable.

Et si l’on prend la peine de l’observation, et qu’on s’impose la douce contrainte de l’analyse, alors cela devient encore plus : cela devient une conscience très éveillée, un savoir nonchalant mais convaincu, qu'on est un être privilégié, un « Übermensch » ironique et indulgent.

Hier soir encore, je me suis permis ce plaisir, et bien que je sache maintenant qu'un tel sentiment ne peut être communiqué, qu'il est impossible de le partager avec quelqu’un d'autre, je veux néanmoins, pour ce que cela vaut, vous donner un aperçu de mes impressions.

Je vais toutefois me limiter à un seul sujet. Qui ne sait se limiter... ne savoure que la moitié des plaisirs, et celui qui n’a qu’une seule chose à dire court peu de risques de confusion... Je vais donc me concentrer sur les toilettes des dames. Et où pourrais-je mieux m’arrêter ? Non seulement la mode, dans la société bruxelloise et la « demi-monde », occupe une très grande place dans l’esprit de nos dames et... dans le cœur de nos messieurs – pour ne pas parler de leur portefeuille – mais c’est précisément le moment de vous faire part des merveilles qui ornent les étalages des boutiques de mode et qui ceignent la taille de nos « élégantes ». L’hiver soudainement arrivé rend les fourrures et les vêtements d’hiver, les chapeaux en feutre et les manteaux de fourrure d’actualité. Et puis, il y a le plaisir esthétique...

Je me suis promené le long de la rue de la Montagne-du-Parc, j’ai tourné le dos à la place nue, le vaste espace où, dieu sait quand, le« mont des arts » doit s’élever – en attendant, on y aménage des terrasses et des jardins, encore quelques milliers de francs gaspillés –, et j’ai laissé mes yeux errer sur tout ce que j’avais le privilège de voir.

Je vous l’avoue en toute franchise : je suis avant tout un coloriste. Le style et la coupe, même s’ils ne sont pas secondaires, me sont pourtant subordonnés. Ce n’est pas que je sois insensible aux lignes ; ce n’est pas que le drapé et les plis d’un tissu souple autour de formes gracieuses me laissent indifférent. Et je ne vous cache pas, par exemple, que la mode persistante, obstinée, de la robe Directoire drapée, qui persiste, légèrement modifiée – probablement en raison du succès de la « Reformkleidung » – me gêne, surtout chez les femmes de petite taille. La taille haute, qui déforme le corps, ne peut pas gagner ma sympathie. Surtout maintenant que, par-dessus la robe elle-même, on porte un gilet à longs pans, imité de la redingote des messieurs sous le consulat : col haut, taille encore très remontée, et, plus haut encore, découpée à l'arrière en « queue de morue », avec de longues bandes de tissu. Cet été, nous étions pratiquement en 1793, et la tenue des dames s'inspirait de vieux modèles… pour femmes. Maintenant, les dames enfilent un manteau de grenadier : la redingote de gala d'un officier supérieur lors d'un bal officiel, environ un an après Marengo. Ce manteau est ouvert sur une robe dont la taille s'étend sous la poitrine, marquée par un voile ou une ceinture de cordon, tombant presque jusqu'au sol, avec au-dessus une couche de tissu transparent montant jusqu'au menton.

Voilà pour le dessin. Encore une fois : je ne trouve pas cela très beau, ni particulièrement élégant, sauf lorsqu'il est porté par une femme grande et pas trop corpulente. Notre princesse Clémentine, par exemple, – une véritable silhouette d'impératrice – le porte à merveille. Mais la princesse Élisabeth, qui est petite et frêle, n'a rien à gagner avec une telle mode ; et si elle prenait du poids, elle devrait certainement renoncer à suivre ce dernier « chic ».

Même si je m'y résigne, je ne suis donc pas un partisan des vêtements napoléoniens. Je l'étais encore moins, si la couleur n'arrivait pas à compenser beaucoup de choses.

La couleur ! Voyez comme elle chante, comme elle exulte sous les lampes incandescentes, comme elle s'exprime avec raffinement, presque trop sophistiquée, presque sentimentale ; comme elle résonne comme un orgue d'église avec des jeux en sourdine ; comme elle brille richement, et pourtant avec modération, avec une noblesse discrète, sans être criarde, avec dignité ! Des milliers de comparaisons me viennent à l'esprit : un bosquet de mélèzes, une plantation de jeunes chênes, l'éclosion d'un hêtre pourpre, quand le printemps parsème les mélèzes de taches dorées, que le sang orangé coule dans les chênes, et que le hêtre s’habille de plus en plus intensément d'une beauté profonde. Tout cela est éclatant – mais pourtant si doux, si tendre, si jeune, comparé aux tons plus bruyants, plus rudes de l'automne, qui sont peut-être moins vifs, moins purs, mais plus brutaux, plus épais, plus massifs... Cet été, ce sont précisément les couleurs d'automne qui dominaient : chaudes, mais assez lourdes, bruns et rouges terre. Cet hiver, les salles de théâtre et de concert nous promettent les plus belles teintes printanières : des nuances de rouge et de vert qui donnent vie à nos forêts sous un soleil encore pâle ; le gris violacé des horizons brumeux, le bleu hésitant d’un jeune ciel.

Et ensuite, pour ces couleurs, le choix véritablement heureux des tissus : outre le drap fin et moelleux, doux et brillant, un feutre souple, lisse et soyeux, qui ondule avec légèreté en reflétant une lueur éclatante ; également des combinaisons des deux tissus : la robe en feutre, la redingote de grenadier en drap ou en cheviot côtelé épais, qui donne une sensation de chaleur, ton sur ton, la veste plus claire que la jupe.

N'oublions pas la fourrure : de préférence un double manteau de renard – le renard argenté et le renard tacheté sont à la mode – dans toute la largeur de la peau, avec les deux têtes croisées dans le dos ; à l'avant, les épaisses queues tombant presque jusqu'au sol. Le manchon, aussi énorme que l'hiver dernier ; cette année cependant, il n'est plus plat ni décoré de têtes, de queues et de dentelles, mais épais et rond comme le bonnet d'ours d'un « grognard » de la « grande armée ». Les manteaux de fourrure prennent la forme de la veste de grenadier ; je préfère les voir pendants, longs, échancrés à l’avant, comme ils seront sûrement encore portés.

Et maintenant, le chapitre des chapeaux. Cet été, on espérait une réaction contre les grands disques plats, les assiettes en forme de parapluie, la copie excessive de la « bergère » du 18e siècle, qui, avec une masse de fleurs et de plumes, des dizaines de mètres de tulle et de soie, passaient pour des chapeaux, et devaient faire la fortune des coiffeurs et des fabricants de cheveux postiches. On avait espéré que le chapeau Girondin serait adopté : un accessoire si élégant pour le reste de la tenue, alors que le chapeau était un anachronisme… « Es hat, hélas, nicht sollen sein » : les chapeaux des dames deviennent de plus en plus grands, les plumes de plus en plus longues. Certainement : il y en a de magnifiques ; j'en ai vu un hier, en forme de mousquetaire, gris, avec un perroquet rouge et vert : du psittacisme, certes, mais d'une splendeur éclatante ; d'autant plus qu'il était porté par une superbe blonde, avec une magnifique chevelure vénitienne : une vraie œuvre de Paolo Véronèse.

Cependant, la beauté de ces chapeaux n'empêche pas qu'ils soient très gênants pour les dames elles-mêmes. Il y a de la place pour cinq personnes sur un banc de tramway ; avec leurs chapeaux à la mode, cinq dames, même minces, ne peuvent pas s’y asseoir. Le portier d'une voiture de location peut facilement faire entrer un monsieur ventripotent de cent kilos ; mais une dame doit plier son cou gracile comme celui d'un cygne pour y faire entrer son chapeau de travers. Et je ne sais vraiment pas ce qui se passerait si une bourrasque de vent s'engouffrait sous un tel couvre-chef. J'avoue volontiers, toutefois, qu’un tel chapeau ferait un excellent parachute en cas de malheureuse aventure en ballon... Non : toute exagération est laide. Les dames, même les plus belles, avec leurs jupes qui se rétrécissent vers le bas – ainsi l'exige encore la mode – et sous leurs énormes chapeaux, ne ressemblent-elles pas à des champignons, et de la variété la plus toxique ?... « Cela me rappelle les crinolines », m'a dit récemment un vieux monsieur, « mais en plus laid »... En tout cas, ce n’est pas plus pratique ni plus logique.

Il y aura certainement une réaction : une réaction sage, une réaction qui apportera une réduction progressive. Réussira-t-elle cependant ? J'en doute fort, car il est très difficile de porter avec élégance le bonnet cosaque, la toque en fourrure que certaines dames veulent introduire et portent déjà avec le manteau de fourrure. Cela entraîne une révolution dans la coiffure, car ce bonnet se porte tiré sur les oreilles. Et je ne vois pas encore cette révolution se produire ; l'idée en est même exclue, non seulement pour les fêtes et les concerts, mais même pour le five-o’clock qui est totalement adopté dans nos cercles mondains, et où une telle toque serait tout simplement indésirable… Ainsi, à mon humble avis, le grand chapeau plat n'est pas près de tirer son dernier souffle, – autant que cela puisse être envisageable pour un chapeau...

Voilà, mesdames, mes observations d’une soirée d'hiver à Bruxelles, le long de la Montagne du Parc. Ce même soir d'hiver, malgré mes rhumatismes, je suis descendu dans la ville basse. Ce n'est pas dans mes habitudes, mais j'ai marché le long du boulevard. Les observations que j'y ai faites conviennent cependant plutôt aux messieurs. Je leur en parlerai une autre fois.


Bousculade

Bruxelles, 25 novembre 1908

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 novembre 1908)

Le cas du camarade Vandervelde, contraint par son parti de démissionner de son poste de député parce qu’il pensait différemment à propos du Congo que son parti – en l'occurrence représenté par le camarade Anseele enragé – me rappelle une petite histoire à laquelle j'ai assisté cette semaine, et qui a nourri amplement mon goût pour la réflexion. Le camarade Vandervelde, poussé par des raisons sentimentales à briser la discipline de son parti socialiste, et qui préfère sacrifier l'« ordre intérieur » parmi ses camarades de croyance pour un bon aménagement de notre colonie congolaise, me fait penser au wattman de la ligne de tram Porte de Namur-Boitsfort, dont je voulais vous raconter les mésaventures en quelques mots.

Imaginez-vous : ce wattman se tient là, casquette sur la tête, un gros manteau sur le dos, une écharpe bouffante autour du cou, des gants aux doigts, derrière la vitre qui le sépare du monde extérieur, où il manie son véhicule électrique. L'homme conduit selon toutes les exigences du règlement. Nous sommes près de la place communale d'Ixelles. Il pense en anglais : « Demi-vitesse », et de sa main gauche, il règle la manette sur « demi-vitesse », tandis que son pied appuie sur une pédale, ce qui produit un agréable tintement. Soudain – ici, il me faudrait un très grand talent de description, car cela devient palpitant – son pied frappe trois fois de suite si fort que l’on aurait dit que la cloche allait éclater ; sa main gauche tire brusquement sur la manette ; le tram s'arrête ; le wattman saute de sa plateforme comme s'il avait vu le diable en personne devant lui. Nous, les passagers, attendons.

Que s'était-il passé ? Le wattman n'avait pas vu le diable, mais quelque chose d'approchant : sa femme, accompagnée de l’amant de sa femme. Oh, être wattman sur la ligne de tram Porte de Namur-Boitsfort, avoir une femme, et soudain, par un beau dimanche après-midi, réaliser que cette femme est en promenade avec un amant, tandis que vous accomplissez consciencieusement votre devoir à demi-vitesse et lui gagnez son pain !...

Il faut dire que le wattman n'était pas du genre facile. Il a cruellement malmené sa femme ; quant à l'amant, il lui a cassé le nez et quelques dents avec la manette qui sert à régler la vitesse du tram ; et ceux qui s’intéressent à l’étude des dialectes auraient pu noter bon nombre de néologismes marolliens sortant de sa bouche. Pendant ce temps, nous, les voyageurs, avons eu tout le loisir de vérifier sur la façade de l’hôtel de ville d'Ixelles si nos montres indiquaient l’heure exacte, et de philosopher sur l’utilité des épouses pour les employés responsables de la Société Anonyme des Tramways Bruxellois...

Les choses en étaient là lorsque, faute – bien sûr ! – d'un agent de police, un contrôleur de ladite Société Anonyme se présenta. Cet homme avait-il déjà été trompé publiquement par sa femme ? Avait-il même une femme ? – Je crains que non, car autrement, il n’aurait pas été si impitoyable... Que fit donc ce contrôleur ? Il arracha, d’une poigne ferme, le wattman de l’étreinte tripartite dans laquelle il s'était engagé avec sa femme et l’amant, le remit à sa place sur sa plateforme, posa sa casquette, perdue pendant la bagarre, sur sa tête cabossée, et cria furieusement : « Quitter votre poste pendant le service ! Rapport au directeur ! Demain, vous êtes dehors ! »

Le wattman – encore un jeune homme – remit le tram en marche, marmonna un juron, puis dit : « J’ai trois enfants à la maison !... Monsieur, voulez-vous témoigner que c’était sa faute ?... »

Ainsi, il se pourrait que je sois bientôt appelé à témoigner pour ce pauvre diable qui, peut-être, paiera toute sa vie pour avoir laissé son cœur gouverner sa tête un seul instant. Oh, si seulement je pouvais aussi être témoin pour le camarade Vandervelde !...

Car vous conviendrez qu'il y a très peu de différence entre les deux cas.

Le wattman se tient à l'avant de son tram. Il est un conducteur, une pensée abstraite, une entité. Vous êtes prié de ne pas distraire ses idées par quelque conversation que ce soit. Ne lui demandez pas s’il aime les épinards, ou si ses enfants souffrent déjà d’engelures. Ne vous intéressez ni à sa belle-mère, ni à l’âne de son voisin. Ne lui offrez pas de cigare – n’offrez même pas l’expression de votre particulière considération. Cet homme est mort au monde : il joue un rôle supérieur ; il conduit un tram électrique ; plus encore : il transporte des vies humaines, il est responsable de ces vies humaines ; il conduit des vies humaines vers... un idéal.

Mais voilà que, soudain, la réalité en lui réveille l’homme. À vingt pas devant lui – les imprudents ont failli être écrasés ! – il aperçoit sa femme ; un type avec une chevelure soigneusement coiffée la serre contre lui ; la femme le regarde avec des yeux de Carmen ; même ceux qui ne s’y intéressent pas remarquent que ces gens sont pris d’un amour réciproque, et pas simplement platonique. Que feriez-vous, je vous le demande, si vous étiez à la place de ce wattman ?... Et ce contrôleur impitoyable, qui voulait encore l'empêcher de tuer son rival avec le matériel de la compagnie !...

Car n’est-ce pas ? qui veut faire l'ange fait la bête. Comme il est stupide de forcer quelqu'un à être un ange !...

On a aussi voulu faire de Vandervelde un ange socialiste. Lui aussi, comme mon wattman, était un conducteur vers l’idéal ; lui aussi devait obéir à un règlement, sous le contrôle d’un Anseele. La volonté, le salut de son parti étaient inscrits sur une liste numérotée, où il était indiqué : toute politique coloniale est mauvaise. – Mais voilà que Vandervelde fait un tour au Congo, et même s’il n'a bien sûr vu que ce qu'on a bien voulu lui montrer, il ne trouve pas cela si terrible. De plus, il se dit : « Maintenant que nous avons le Congo sous notre contrôle, nous devons l’administrer aussi bien que possible. Nous faisons face à une réalité ; nous avons une responsabilité ; bon gré mal gré, nous devons avancer. Il vaut mieux ne pas résister et faire de notre mieux. Sous Léopold, les choses n'allaient pas bien – mais nous n'en étions pas responsables. Mais aujourd'hui, nous le sommes. Alors, faisons tout notre possible pour aller de l’avant, et – nos petits frères noirs, nos compagnons socialistes, en bénéficieront. »

Mais le parti répond : « L’opportunisme n’est pas notre affaire. Nous sommes anticoloniaux. »

Et maintenant, Vandervelde a beau crier : « Mais nous avons quand même une colonie ! », le parti ne veut rien entendre et...

Anseele-contrôleur vient déclarer que Vandervelde a grandement tort de laisser parler son cœur en ce qui concerne le Congo. Théorie ; rien que théorie : voilà comment cela doit être.

Mais si mon wattman avait laissé sa femme partir avec son amant, qu’en serait-il advenu de son ménage !...


Noël chez nous

(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 24 décembre 1908)

Bruxelles, 22 décembre 1908

Dans l’air glacé, hier à la tombée du jour, sur la Grand-Place. Les derniers rayons du soleil effleurent encore les hautes et abruptes façades des maisons des guildes, hésitent sur la dentelle du bâtiment de la Maison du Roi, s’attardent çà et là sur les dorures. Au-dessus, sur cette place toujours magnifique, à présent froide et hivernale, immobile dans sa richesse figée : le ciel bleu de plomb qui s’assombrit... - Jusqu’à ce qu’à un moment, des éclats et des scintillements apparaissent, un sifflement, et soudain cela explose, une grande rose lumineuse blanche : le globe électrique qui, telle une énorme lune, vient se suspendre en plein centre de la place, inondant les maisons d’une lumière éclatante, et me révélant soudain une découverte merveilleuse dans ce monde où je me promenais, aveugle. Imaginez : une forêt de sapins, où de gigantesques chrysanthèmes et fougères pousseraient à même le sol, où des elfes et des lutins vivraient dans l’ombre et la torsion, - tout cela baigné dans une abondante lumière lunaire.

En réalité, ces elfes n’étaient que de grosses vendeuses de fleurs, vulgaires, au nez rouge, les lutins de simples promeneurs, tout comme moi. Mais les fougères et les fleurs étaient bien réelles, bien qu’elles n’aient pas poussé ici entre les pavés ; et les sapins étaient des arbres de Noël, en telle abondance comme je n’en avais jamais vu à Bruxelles... Tout cela était plutôt prosaïque, mais avec un peu d’imagination, et sous la surprise de cette lune électrique soudainement apparue, il y avait une beauté naïve et joyeuse, comme dans un conte de fées, un conte de Noël.

Avec, en plus, la beauté d'une réalité pleine de faste, d’une joyeuse agitation, d’une vie enthousiaste : une beauté qui bientôt m'a séduit encore plus que celle du décor féerique, la démarche sautillante, sur leurs talons affairés, des jeunes dames pressées, dans leurs manteaux de fourrure à col haut, leurs lèvres rouges vives juste au-dessus de leur grand manchon plat ; leurs yeux brillants derrière le voile ; pointant du doigt : cet arbre-là, ou celui-ci, et regardez ces gros boutons de rose gonflés !... Peu de dames de la bourgeoisie bruxelloise : le sapin de Noël n’a pas encore vraiment pris racine ici, bien que l’on aime pourtant y manger la grosse oie de Noël. Mais la colonie anglaise, allemande et hollandaise étaient largement représentées ; un dictionnaire comparatif des langues germaniques pour exprimer l’admiration des sapins de Noël ; et puis ces jeunes filles des pensions pour jeunes dames, qui trouvent cela terriblement amusant d’avoir trouvé une occupation autre que les matinées classiques au Théâtre du Parc et les visites au Palais de Justice, et qui, tout en mangeant des pralines, veulent chacune contribuer, avec des chrysanthèmes et des fougères, avec des roses et du houx, à la décoration de leur chambre, autour du grand arbre qui leur rappelle la maison, là-bas, en Hollande, en Suède, en Angleterre ou en Amérique... Car il devient de plus en plus courant que ces pauvres filles, à un âge où elles ont le plus besoin de leur mère, soient envoyées à Bruxelles pour parfaire, de façon assez incertaine, leur éducation...

Et tout ce petit monde de femmes, bavardant et flânant autour des vendeuses de fleurs bienveillantes, qui exagèrent effrontément leurs prix tout en déclarant avec un geste généreux : « cinq francs, parce que c'est pour toi ! » et se frottant les mains, ravies de cette aubaine de Noël. Elles font de bonnes affaires ici, les vendeuses de fleurs, elles font toujours de bonnes affaires. Il ne doit pas y avoir de ville en Europe, Paris inclus, où l’on aime autant les fleurs. Il n’y a pas de rue commerçante où l’on ne trouve pas quelques boutiques de fleurs, qui font payer leur marchandise à prix d’or, et ne s’en portent pas moins bien pour autant. Sans parler du marché aux fleurs des Halles, de la Grand-Place où l’on peut en acheter chaque jour, et des marchands ambulants, qui vous proposent à peu près partout « la violette à dix centimes », et surtout à la gare du Nord, à la Bourse, à la porte de Namur et à l’entrée de l’avenue Louise, par dizaines parfois, jusqu’après minuit, ennuyant le promeneur avec leur marchandise alléchante. Tout ce petit monde vit donc, même en hiver, alors que les fleurs sont chères, uniquement de la vente de violettes et de roses, de mimosa et de lilas : la flore des mois froids, où pour Noël le gui, avec ses baies translucides, et le houx avec ses petites baies rouge vif, sont apportés en grandes quantités des bois de Soignes comme une bienvenue nouvelle source de revenus.

Car bien que l’arbre des pays protestants n'ait pas encore trouvé sa place chez les bourgeois, il est cependant avidement décoré, et surtout - il y a des festins. Car aucune occasion n'est négligée pour manger. Partout dans les vitrines, les « poulardes de Bruxelles » à la poitrine large, au teint laiteux et à la peau fine, sous laquelle de grandes tranches de truffes forment des taches sombres, sont exposées avec de gigantesques oies à côté de dindes dont les têtes grotesques ont des yeux luisants ; des chevreuils pendus, avec leurs mâchoires ensanglantées, à côté des porcs de lait innocents, les yeux à demi clos, qui semblent fixer les passants, montrant combien leur peau blanche, sans poils, est trop large. Chez les pâtissiers, entre des piles de marrons glacés et des châteaux de sucre, les pancartes criardes de « Noël ! Noël ! » ; les commandes sont enregistrées avec empressement, il n'y a pas assez de mains pour servir les clients. Et si l’on voit, dans la rue ou dans le tram, les visages ventés des dames encore légèrement voilés de souci, c’est qu’elles se demandent si elles n’ont rien oublié pour la fête.

En effet, dans une ville comme Bruxelles, Noël est presque devenu exclusivement une fête mondaine. Même la dévotion chaleureuse de la foi religieuse flamande, cette croyance quelque peu familière mais si profondément empreinte de compassion, celle des paysans flamands, qui, dans les petites villes, n’a même pas pu être éradiquée par un scepticisme croissant : l’air des grandes villes l’a dissipée ici. Certes, nos bourgeois, même les plus athées, ne renonceraient pas volontiers aux démonstrations extérieures de la religion : baptême et première communion, mariage et enterrement, sont devenus des conventions sociales auxquelles on ne déroge pas. À la Toussaint, on dépose des fleurs et des couronnes sur les tombes de ses défunts ; le jour des Morts, on assiste fidèlement à la messe. Mais dans tout cela, il n’y a pas l’ombre d’une conviction. Pourtant, les gens vous blâmeraient si vous ne le faisiez pas. Cependant, le catholicisme n’offre pas de signe public extérieur du Noël, en dehors de l’église. On sait bien entendu que c’est une fête. Donc : mangeons ! Et je peux vous assurer qu’on mange bien !

C’est tout autre à la campagne, en Flandre. Là, la foi est restée – lisez Stijn Streuvels ! – telle qu’elle l’était à l’époque de Breughel, voire avant. Une foi, je le répète, bien naïve, très familière. Une foi qui, dans son expression, pourrait sembler profane. N’est-ce pas Jean Van Eyck qui glisse une pomme dans la main de l’Enfant Jésus pour qu’il pose sagement ? Ne voit-on pas jusqu’à trois tableaux – un à Strasbourg, un à Bruxelles et un à Gênes – où Gheeraert David ou l’un de ses élèves montre la Sainte Vierge donnant du porridge à son fils ? Et sur un précieux panneau du maître de Flémalle, n’est-ce pas un ange qui prépare ce porridge ? Je pourrais encore citer bien des exemples d’une foi si profondément et joyeusement liée à la vie quotidienne qu’elle pourrait sembler être une profanation ou, à tout le moins, un manque de sérieux, si elle ne révélait en même temps une piété si authentique, si profonde et si enfantine.

Pour revenir à Noël – les innombrables Adorations des Bergers et des Rois Mages, les plus vraies, les plus sincères et aussi les plus joyeuses sont celles de Breughel, qui, dans deux tableaux, raconte l’histoire de l’arrivée à Bethléem et celle des trois Rois Mages venus admirer l’enfant. Beaucoup d’entre vous ont vu le premier tableau au musée de Bruxelles : une vraie histoire que j’imagine entendre ainsi de la bouche de Breughel : « Il y avait beaucoup de monde. La neige s’était arrêtée. Il était déjà tard dans l’après-midi, et le soleil se couchait rouge. Ils construisirent des abris et des tentes, comme des tentes de danse, pour passer la nuit, et, pour manger, ils tuèrent des porcs. L’un, un malin, tient une auberge dans un arbre creux ; les tonneaux de bière et les sacs de farine sont arrivés, et il va faire de bonnes affaires. Le greffier s’est installé dans “La Couronne” ; il est bien au chaud, lui ; et le pauvre peuple peut inscrire son nom par la fenêtre, depuis la rue. Mais ils ont allumé un petit feu... Les corbeaux croassent encore, les maigres poules picorent toujours, bien qu’elles se couchent d’habitude tôt. – Et ils jouent avec des toupies de glace, ils glissent sur des luges, et lancent des boules de neige. Et le plus amusant, c’est que personne ne remarque Joseph, ni Marie, ni l’âne, tout juste arrivés. »

C’est ainsi que Breughel devait se l’imaginer en pensant à ce qu’il peindrait. Et nos paysans, croyez-moi, ne pourraient guère s’en faire une autre idée...

Et les trois Rois Mages alors, du musée Harrach de Vienne : comme ils sont vraiment flamands, ces paysans déguisés en Mages ; empruntés et maladroits – timides, comme celui qui, à genoux, offre humblement son don, et le second, pressé que le sien soit accepté ; et le troisième, dans son grand manteau de laine blanche, tout fier de donner un si joli bateau ; tandis que Joseph, gros et digne, le trouve naturel, avec un air de dire « je sais tout cela » ; mais pas les paysans et les soldats : leurs yeux sont écarquillés, leurs bouches ouvertes ; et l’un d’eux porte de grosses lunettes doubles : un cordonnier, je parierais, des terres de Streuvels !

La veille de Noël à la campagne... Je me souviens comment, après la première messe, deux voix éraillées se tenaient sous ma fenêtre en chantant. Je les connaissais bien : c’était Léo et sa femme. Depuis minuit, ils avaient quitté leur village.

Lui portait le panier pour les œufs ; elle, le bâton avec l’étoile en papier, et la ficelle pour la faire tourner. Ils chantaient « l’enfant est né dans la paille »... Je les ai fait entrer : ce sont de vieux amis. La femme rappelle à Léo que je suis celui qui lui a donné un pantalon la veille du 1er mai. Léo, un peu abruti et plus qu’à moitié sourd, hoche la tête. Ils mangent des tartines et boivent du café. Ils chantent une autre chanson pour dire au revoir, mais leurs vieilles voix se brisent et craquent. Car ils ont tous deux plus de soixante-dix ans. Et ils s’en vont avec un « c’est en votre honneur ; que Dieu vous garde ; et à mai ! »

Le jour est morne à l’intérieur ; une tristesse en attente pèse partout. L’air silencieux de la neige résonne de cloches lointaines. Le boucher, sur ses grands billots, ses longs couteaux à ses côtés, se hâte vers son dernier cochon. Mais dans toutes les maisons, on fait des tartes aux pommes...

Les heures s’écoulent lentement. Au crépuscule, ce sont les voix des enfants qui viennent percer l’air sous la fenêtre. Plus tard encore, on entend les rires des femmes qui s’arrêtent brusquement sous la fenêtre. Et soudain, le chœur reprend « l’enfant est né dans la paille »....

Le sacristain se dépêche. Les capes des femmes qui vont se confesser flottent avec solennité. Les petites lumières s’allument joyeusement dans toutes les maisons.

Puis vient la nuit, l’église s’embrase de centaines de cierges, et la cloche de la messe de minuit résonne sur tous les champs. C’est Noël, et tous les paroissiens sous la lune pure...

– C’était comme ça, il y a des années... À Bruxelles, c’est tout autre chose. Et vendredi, j’ai une invitation pour manger du chevreuil avec une sauce au poivre, et une oie farcie avec une abondance de châtaignes, dans une maison où le vin de Bourgogne est excellent.

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