(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 126) La dissolution de la Chambre populaire (Voir ci-dessus, p. 119), au moment où les négociations de Londres étaient encore sans résultat, avait profondément passionné l'opinion publique. Dans toutes les provinces, le silence forcé de la tribune fut amplement compensé par la polémique révolutionnaire de la presse.
La situation était périlleuse. Malgré de nombreux et incontestables services rendus à la cause nationale, les ministres rencontraient des adversaires implacables dans toutes les catégories des partisans de la révolution. Oubliant à la fois le siège d'Anvers, l'évacuation de notre territoire, les succès de nos diplomates et l'humiliation de la Hollande, bien des Unionistes les accusaient de sacrifier aux rancunes des cours du Nord les droits, les intérêts et la dignité d'un peuple libre. Égarés par les déclamations de la presse, une foule d'hommes sincèrement dévoués à la royauté nouvelle croyaient devoir combattre un ministère qu'on disait lâchement prosterné aux pieds des puissances étrangères. Au milieu de ces calomnies, de ces dissidences, de cette irritation croissante des masses, les chances de l'opposition semblaient d'autant plus favorables que, même parmi les agents du ministère, elle trouvait cette fois des appuis et des complices. En présence des symptômes de désaffection qui se manifestaient jusque dans les rangs de ses subordonnés, il fallut que le ministre de l'Intérieur destituât deux commissaires d'arrondissement, dont l'un avait constamment siégé au Congrès et dans la Chambre des Représentants (Note de bas de page : MM. De Smet et Doignon, commissaires d'arrondissement à Alost et à Tournay).
Attaqués de toutes parts, les ministres crurent devoir s'adresser à (page 127) la nation par la voie du journal officiel. Se plaçant en dehors et au-dessus des partis, ils firent un appel à tous les hommes modérés, à tous les amis de l'ordre, de la paix et de la dynastie nationale : « A notre avis, disaient-ils dans les colonnes du Moniteur du 9 mai, les questions que les électeurs attachés à la nationalité belge devraient poser à leurs candidats sont celles-ci : Êtes-vous du parti modéré ? Catholique ou libéral, peu m'importe, vous aurez ma voix. Êtes-vous du parti exalté ? Catholique ou libéral, peu m'importe, vous n'aurez pas ma voix. L'exaltation est excellente pour faire une révolution, mais la modération seule en assure les fruits, en cicatrise les plaies. La sape ne sert point à deux fins : après elle, la règle, le compas et l'équerre. Le parti modéré vote l'élection de Léopold, les dix-huit articles et les vingt-quatre articles ; il cultive l'alliance de la France et de l'Angleterre, conjure la restauration ou le partage, et prévient, par sa fermeté éclairée, une catastrophe qui eût fait de l'indépendance belge le rêve d'un jour, une catastrophe dont le parti soi-disant énergique devenait victime, comme la plupart des hommes qui croient devoir lutter aujourd'hui contre ses exagérations. » Mais ces paroles patriotiques devinrent elles-mêmes le prétexte d'un redoublement d'injures et de plaintes. Les partisans des mesures violentes affectèrent d'y voir une preuve nouvelle de l'ambition et de la pusillanimité qu'ils reprochaient aux ministres. Peu leur importe, disaient-ils, les convictions religieuses et les sympathies politiques des candidats : il suffit que les élus ne convoitent pas leurs portefeuilles et s'inclinent lâchement, comme eux, devant les exigences des diplomates de Londres ; il suffit que le corps électoral leur fournisse une phalange de trembleurs incolores, prêts à voter toutes les prodigalités financières et toutes les humiliations diplomatiques.
18.2. L’agitation orangiste
La presse orangiste ne pouvait rester étrangère à cette agitation antiministérielle. Passant en revue les hommes et les œuvres de la révolution, le rédacteur du Messager de Gand poussait au désordre avec une audace approchant du délire. La feuille gantoise, dont les diatribes étaient aussitôt recueillies par les autres organes de l'organisme, affectait de braver toutes les haines et d'insulter à toutes les sympathies des masses, avec une âpreté de langage qui devait infailliblement amener une réaction violente. La représentation nationale était « une assemblée d'idiots, nommés par des idiots, à charge de représenter (page 128) la partie idiote de la nation » (Messager du 6 avril 1833). Les ministres étaient « des laquais impudents, des faquins subalternes » (Id.) Aux yeux des hommes du Messager, les problèmes qui passionnaient les Belges se réduisaient aux proportions mesquines « d'une lutte ouverte entre la Cour et l'Église, c'est-à-dire, entre des intrigants et des imbéciles, deux races domestiques également méprisables, dont l'une rampe au palais et l'autre à la sacristie » (Id.) A les entendre, « la révolution, qui avait soulevé toutes les basses passions, provoqué tous les monstrueux appétits de la canaille, était en fonds pour tous les crimes et tous les assassinats du monde » (Id du 9 avril). Les hôtes illustres des Tuileries et du château de Laeken étaient « des vampires couronnés » (Id. du 16 avril). Le roi Léopold était « un usurpateur fainéant » (Id. du 24 avril)
Dans les premiers jours du mois de mai, le roi entreprit un voyage dans les Flandres, afin de s'assurer par lui-même des besoins et des vœux du peuple. Cette excursion, dans laquelle le Messager affectait de voir une manœuvre électorale, valut au chef de l'État une véritable avalanche d'injures et de cynisme. Qualifiant le roi des Belges de commis-voyageur électoral au profit du cabinet Lebeau, le journal orangiste poussa la haine et l'oubli de toutes les. convenances au point de l'apostropher dans les termes suivants : « Comment votre temps sera-t-il employé parmi nous ? Quel honnête homme appellerez-vous à vous entretenir ? D'anciens coupe-jarrets devenus courtisans serviles, des bandits qui ont passé de l'assassinat à l'escroquerie, des jacobins qui, sortis de la boue des carrefours, s'honorent aujourd'hui de la poussière des antichambres, des hommes sans portée, sans lumière, sans probité, telle est la cour qui vous attend et dont vous recevrez les révélations sur la situation du pays !... Tibère, se retirant à Caprée, se réservait le droit de persécuter les Romains du fond de sa solitude ; mais ce monstre impérial n'était pas assez stupide pour venir s'épancher au milieu d'eux, comme un bon père de famille. Il se faisait sentir, mais ne se faisait pas voir (Note de bas de page : Messager du 11 mai 1833. - Quelques jours auparavant, le même journal avait publié une chanson intitulée : « Le départ du Lion-Cobourg ». La première strophe suffira pour faire juger du reste : « Celui qui charmait la canaille - De la ruelle et du faubourg, - Ce roi cher à la valetaille Et qu'on nommait le roi-Cobourg, Après maint tour de passe-passe, S'éloigne enfin, peu regretté ; - Mais puisqu'il part, faisons-lui grâce : Bon voyage à Sa Majesté ! » (Messager du 27 avril 1833.))
Ce langage était (page 129) d'autant plus insultant qu'il semblait avoir en sa faveur l'opinion des familles les plus influentes de la société gantoise. Le roi s'étant rendu au théâtre, la plupart des loges, retenues depuis la veille, restèrent vides pendant toute la durée de la représentation, tandis que le lendemain elles furent garnies d'une foule élégante et parée.
A ces manœuvres odieuses, à ces provocations brutales, la seule réponse rationnelle était le silence du mépris. Mais on se trouvait malheureusement à une époque où les passions révolutionnaires fermentaient encore, et le langage cynique du Messager amena des représailles qui ne firent qu'accroître les embarras des ministres. Les officiers de la garnison de Gand, se croyant eux-mêmes insultés dans la personne de leur chef suprême, prirent la résolution de mettre un terme à ces diatribes audacieuses. Quelques-uns coururent aux bureaux du Messager, pour provoquer en duel son éditeur et ses rédacteurs ; d'autres se rendirent dans les cafés, et même dans les sociétés particulières, pour déchirer ou brûler tous les exemplaires du journal qu'ils pouvaient atteindre ; d'autres encore s'attribuèrent la mission de prendre une attitude de provocation et de menace à l'égard des chefs de l'organisme gantois. Il en résulta plus d'une rixe ; le peuple, réuni en groupes tumultueux sur les places publiques, se montrait disposé à y prendre part, et bientôt l'irritation devint tellement vive que tous les rédacteurs de la feuille orangiste durent chercher leur salut dans la fuite .
(Note de bas de page : Messager du 17 mai 1833. - Le général Magnan se permit à cette occasion un acte regrettable, qui occupe une large place dans la polémique de l'époque. L'éditeur responsable du journal, M. Van Loocke, ayant dénoncé au général la conduite illégale d'une partie des officiers, obtint la réponse suivante : « J'ai reçu votre lettre du 13 de ce mois, par laquelle vous me demandez protection pour vous et les rédacteurs du Messager de Gand. Je ne pourrais sans faiblesse et sans trahison vous l'accorder, et je n'ai jamais connu ni l'une ni l'autre. Vos rédacteurs et vous, vous vous êtes mis au-dessus des lois par vos provocations continuelles à la révolte et à la désobéissance au gouvernement établi en Bel¬gique, et les lois ne peuvent rien pour quiconque les brave. Par vos injures contre le roi, chef suprême de l'armée, vous avez blessé l'armée dans son honneur et son affection : l'armée vous l'a fait connaître. Par vos diatribes continuelles, vous avez soulevé l'indignation des honnêtes gens ; par vos attaques contre l'autorité, vous avez mis cette autorité dans l'impossibilité de vous protéger contre les ressentiments que vous avez suscités. Quant à moi, placé entre les Hollandais et vous, qui servez leurs projets, je ne puis vous regarder que comme l'ennemi du pays et du roi que je sers. La position où, vos rédacteurs et vous, vous vous trouvez aujourd'hui est la conséquence de la position qu'il vous a plu de prendre, et je ne dois ni ne peux y rien changer. Le général de brigade, commandant la 6e division, Magnan. » Le général oubliait que, dans un pays libre, il ne doit y avoir pour tous, amis ou ennemis, d’autre vindicte que celle des lois.).
(page 130) Mais Gand n’était pas le seul théâtre de ces désordres. A Anvers, Où le Journal du Commerce avait reproduit quelques articles du Messager, l'émotion ne fut pas moins profonde ; elle faillit même y dégénérer en lutte ouverte. Après avoir vainement offert le duel aux rédacteurs de la feuille anversoise, plusieurs officiers de la garnison leur déclarèrent qu'ils les feraient assommer par des valets, s'ils avaient l'audace de jeter de nouvelles injures à la face du roi des Belges.
Par une coïncidence on ne peut plus malheureuse, les orangistes des classes supérieures, encore assez nombreux à Anvers, avaient choisi ces jours de fermentation pour inaugurer la société de La Loyauté, cercle politique où les patrons du Journal du Commerce remplissaient les fonctions de président et de secrétaire. Dans la soirée du 21 mai, plusieurs centaines d'hommes du peuple, à. qui on avait dit qu'un buste de Léopold allait être brisé et remplacé par celui de Guillaume, s'attroupèrent devant le local du cercle et renversèrent la grille qui protégeait l'édifice ; ils allaient enfoncer les portes et saccager les meubles, lorsque le commandant militaire de la province, accourant à la tête de quelques officiers d'état-major, parvint heureusement à les faire renoncer à cet acte de vandalisme. Mais l'ordre n'était pas définitivement rétabli. Vers minuit, une autre bande de prolétaires, déjouant les mesures de surveillance organisées par la police, pénétra dans la demeure de l'imprimeur du Journal du Commerce et saccagea, plusieurs chambres du rez-de-chaussée. Ces tristes scènes furent du (page 131) moins exemptes de meurtre ; mais deux citoyens honorables, arrêtés par la populace au moment où ils se rendaient au local de La Loyauté, avaient été cruellement maltraités et ne durent leur salut qu'à l'intervention d'un spectateur inoffensif, qui suggéra à la foule la pensée de les conduire à la prison civile.
L'agitation s'étendit jusqu'à la capitale. Des patriotes, dont quelques-uns portaient l'uniforme militaire, se répandirent dans les lieux publics pour menacer les orangistes et déchirer le Lynx et le Knout, deux feuilles qui, sous le rapport de l'audace et de l'âpreté du langage, pouvaient dignement rivaliser avec le Messager de Gand. Les officiers de la garnison de Bruxelles semblaient disposés à suivre l'exemple de leurs collègues d'Anvers et de Gand ; l'éditeur du Knout fut maltraité dans son propre domicile, et si le désordre ne prit pas des proportions plus vastes et plus redoutables, ce fut uniquement parce que le ministère, d'accord avec l'autorité locale, prescrivit immédiatement des mesures vigoureuses.
Ainsi qu'il était facile de le prévoir, les chefs de l'opposition s'empressèrent de mettre la responsabilité de ces faits à la charge des ministres. En vain ceux-ci repoussaient-ils, par la voie du Moniteur, toute solidarité avec les fauteurs du désordre ; en vain répétaient-ils que l'agitation révolutionnaire ne pouvait leur être imputée, puisqu'elle devait inévitablement avoir pour résultat de favoriser la cause de leurs adversaires : on leur répondait que, s'ils n'avaient pas formellement instigué les perturbateurs, on pouvait du moins leur reprocher une lâche condescendance envers les coupables.
18.3. Le résultat des élections
Ce fut au milieu de ces inquiétudes et au bruit de ces plaintes que le corps électoral procéda au renouvellement de la Chambre des Représentants. Les électeurs avaient été convoqués pour le 23 mai, à l'exception de ceux des chefs-lieux de province, qui ne devaient se réunir que le 30 : mesure insolite, d'une légalité douteuse, et n'ayant d'autre but. que de fournir aux membres du cabinet repoussés dans un district la faculté de se représenter dans un autre (Note de bas de page : Telle est du moins la signification que lui attribue M. Van den Peereboom, (Du gouvernement représentatif en. Belgique, t. 1, p. 106), et il serait difficile d'imaginer une explication différente. - M. Lebeau, qui avait échoué à Huy, et M. Goblet, qui avait subi le même sort à Tournay, furent l'un et l'autre élus à Bruxelles.)
(page 132) Le résultat fut loin de répondre aux vœux du ministère, Quelques députés de l'opposition ne furent pas réélus, mais le même sort atteignit plusieurs amis du cabinet. Vingt-quatre membres nouveaux entrèrent à la Chambre des Représentants ; mais, en dernier résultat, la situation parlementaire ne se trouva pas sensiblement modifiée. Sous plusieurs rapports, la Chambre nouvelle était la représentation fidèle de la Chambre dissoute (Note de bas de page : M, Poplimont (La Belgique depuis 1830, p. 166) propose là classification suivante : « Des 28 membres qui votèrent pour le ministère, 25 furent réélus ; des 45 qui votèrent contre le ministère, 33 furent réélus. Parmi les membres qui n'assistaient pas à la séance du 25 avril, 9 ne furent pas réélus, dont 4 votaient habituellement avec l'opposition et 5 avec le ministère. On calculait que des 24 membres nouveaux, la moitié environ eût, le 5 avril, voté avec les 45. »)
Les ennemis des ministres célébraient déjà les funérailles du cabinet, lorsque celui-ci fut tout à coup sauvé par un événement imprévu qui doubla ses forces et déconcerta tous les projets de ses antagonistes. Cet événement était la convention du 21 mai, réponse péremptoire aux clameurs incessantes de l'opposition sur l'impuissance du pouvoir et la prétendue stérilité des négociations diplomatiques.
La Chambre nouvelle se réunit le 7 juin. Le discours du trône annonça l'acceptation de la convention du 21 mai ; mais le roi eut soin d'ajouter : « Le traité du 15 novembre est resté intact. Je veil¬lerai à ce que, dans l'arrangement définitif avec la Hollande, il ne soit porté aucune atteinte aux droits qui nous sont acquis. »
Six longues séances furent consacrées à la discussion de l'adresse. L'exercice du droit de dissolution, l'intervention du pouvoir dans la lutte électorale, la destitution de deux commissaires d'arrondissement, les troubles d'Anvers et la convention du 21 mai devinrent tour à tour l'objet d'une discussion pleine d'aigreur et de violence, mais qui se termina en définitive par un vote significatif en faveur des ministres.
Considérées sous le point de vue des principes constitutionnels, les manifestations révolutionnaires d'Anvers, de Gand et de Bruxelles avaient une haute importance, L'intervention de l'armée dans les luttes de la presse,. des bandes de prolétaires s'opposant par la force à l'exercice du droit d'association, les lieux publics envahis par des hommes armés, l'inviolabilité du domicile audacieusement méconnue, (page 133) le sabre prêt à se substituer à l'action légale de la justice répressive, tous ces actes, indignes d'un peuple libre, méritaient un blâme sévère. Ni à Gand, ni à Anvers, les autorités locales n'avaient agi avec la promptitude et l'énergie nécessaires. Le ministre de la Justice, M. Lebeau, en fit lui-même l'aveu ; mais il eut soin de rappeler que le pouvoir issu d'une révolution rencontre toujours et partout une foule d'obstacles qui entravent sa marche et déconcertent ses mesures préventives. « Exiger, dit-il, d'un pouvoir énervé, à qui le temps et la confiance peuvent seuls rendre toute son influence sur les esprits, la même énergie de répression, la même compression des passions populaires qu'on est en droit de demander à un gouvernement ancien, incontesté, possesseur d'une prérogative exorbitante, c’est vouloir l'effet alors que la cause a cessé » (Séance du 19 juin, Moniteur du 21). M. Lebeau plaçait la question sur son véritable terrain. Pour faire rentrer le torrent révolutionnaire dans son lit souterrain, il ne suffit pas d'enlever rapidement les débris et de niveler le sol où se dressent les barricades. Les vainqueurs veulent consolider leur victoire, les vaincus conservent leurs espérances, les passions s'irritent, les intérêts se heurtent, et longtemps encore l'arène politique garde les apparences d'un champ de bataille.
La tâche des ministres consistait à prouver que, loin d'être les instigateurs de ces désordres, ils avaient immédiatement prescrit les mesures de police et de répression que réclamaient les circonstances. Or, à cet égard, la justification du cabinet fut complète. Ordres transmis aux procureurs-généraux et aux bourgmestres, blâme sévère formulé dans les colonnes du Moniteur, intervention immédiate de la justice civile et de la justice militaire, rien n'avait été négligé pour arriver, aussi promptement que possible, au rétablissement de l'ordre et à la punition des coupables (Note de bas de page : Le ministère avait eu le seul tort de ne pas recourir assez promptement à l'intermédiaire du Moniteur. Le désaveu des perturbateurs ne parut que dans le numéro du 25 Mai. - Dans les journaux du temps, on trouve une lettre du commissaire de police de Duve, qui incrimine gravement une partie de la garnison d'Anvers. Il importe de ne pas oublier que les allégations de ce fonctionnaire, lui-même soupçonné d'organisme, furent énergiquement démenties (Voy. les documents officiels publiés par le Moniteur dans ses numéros du 25 mai, du 1er et du 21 juin 1833. Ce dernier renferme le rapport du ministre de la Justice).
Les attaques dirigées contre la convention du 21 mai ne reposaient guère sur une base plus solide.
(page 134) Depuis dix-huit mois, les chefs de l'opposition avaient constamment flétri le traité du 15 novembre comme un acte de lâche condescendance envers la diplomatie des cours du Nord ; ils y avaient vu la ruine et la honte du pays, le triomphe du despotisme, la glorification de la Sainte Alliance. Or, voici que, par une de ces inconséquences si nombreuses à cette époque, ces mêmes orateurs attaquaient la convention du 21 mai, parce que celle-ci, disaient-ils, anéantissait les vingt-quatre articles ! M. Nothomb leur répondit avec une ironie plaine de force et de vérité : « De quel amour subit vous êtes-vous épris pour le traité du 15 novembre ? Depuis quand le plaideur qui a perdu son procès se plaint-il de l'arrêt de cassation ?... Ah ! que n'avez-vous dit vrai ; que n'est-elle anéantie cette délimitation qui démembre deux de nos province s ; que n'est-il permis de plaider de nouveau une cause, hélas ! irrévocablement jugée ! Mais il est dans la destinée de l'opposition de se tromper pour le bien comme pour le mal » (Séance du 20 juin, Moniteur du 22). Les ministres prouvèrent sans peine que la convention de 21 mai, tout en nous accordant des avantages considérables, laissait subsister les vingt-quatre articles dans toute leur intégrité. C'était sous la réserve expresse du maintien du traité du 15 novembre que le gouvernement avait adhéré à cette convention préliminaire ; il n'avait accepté celle-ci que comme un commencement d'exécution du traité ; il avait poussé la prudence au point de déclarer que l'armistice illimité lui-même n'était que la régularisation d'un état de choses existant de droit depuis le 30 novembre 1830. L'opposition était à la fois injuste, peu habile et en contradiction avec elle-même (Voy. Ci-dessus, p. 125).
Les adversaires du cabinet n'étaient pas plus heureux dans le choix du grief relatif à la destitution de deux commissaires d'arrondissement. Quelque opinion qu'on se forme à l'égard des prérogatives des ministres dans le domaine de l'action administrative, il n'est pas possible de leur dénier le droit de destituer les agents politiques qui se mettent en opposition flagrante avec les vues du gouvernement central. Que le fonctionnaire public conserve la liberté de ses opinions et de son vote, qu'il s'abstienne d'épouser les passions politiques de ses supérieurs, qu'il jouisse de ses droits d'homme et de citoyen, rien (page 135) de mieux ; mais aussi, quand il abdique le rôle de la neutralité, quand il s'avance jusqu'à la révolte, sa propre dignité lui commande l'abandon de ses fonctions officielles.
Cette partie des débats se termina par l'adoption de deux amendements auxquels les ministres avaient fini par se rallier, du moins en ce sens qu'ils déclaraient n'y rien trouver qui fût de nature à entraver la marche de leur administration. L'un de ces amendements, proposé par M. Dumortier, avait pour but de déclarer que la convention du 21 mai n'avait pas dégagé les puissances médiatrices de la garantie d'exécution à laquelle elles étaient tenues envers la Belgique ; le second, présenté par M. Charles de Brouckere, était conçu dans les termes suivants : « Votre Majesté a été, comme nous, affligée des désordres qui ont eu lieu naguère dans plusieurs villes.. Nous sommes convaincus qu'Elle aura enjoint à son gouvernement de prendre des mesures énergiques afin d'empêcher le renouvellement de ces désordres. »
Après la solution de ces deux questions irritantes, il ne restait plus qu'un seul acte susceptible d'une critique sérieuse, celui de la dissolution de la Chambre. Les amis du cabinet plaçaient ce dernier problème sur un terrain qui pouvait être habilement choisi, mais qui n'était pas à coup sûr celui des vrais principes parlementaires. A les entendre, le droit de dissolution se trouvait écrit dans la Constitution ; c’était une prérogative absolue de la couronne, et le roi pouvait dès lors y avoir recours sans redouter d'autre jugement que celui de l'histoire. On oubliait que le roi a des ministres, et que ceux-ci doivent répondre de toutes les mesures qu'ils soumettent à la sanction du chef inviolable de l'État. Si l'opinion contraire pouvait être admise, le contrôle parlementaire deviendrait une formule illusoire, un leurre, un piège ; les ministres pourraient toujours répondre que les arrêtés royaux, aussi longtemps qu'ils respectent le texte de la Constitution, ne relèvent que de l'histoire ! Quoi qu'il en soit, un amendement proposé par MM. Dubus et Fallon, pour blâmer le ministère du chef de la dissolution de la Chambre et de la destitution de deux commissaires de district, fut écarté par la question préalable, à la majorité de 54 voix Contre 37. L'ensemble de l'adresse fut ensuite adopté par 76 voix contre 14. Cette fois le triomphe du cabinet était complet et décisif. L'adoption des amendements de MM..Dumortier et de Brouckere avait laissé la victoire indécise ; mais le rejet de l'amendement de MM. Dubus (page 136) et Fallon, suivi du vote de l'adresse, avait une signification impossible à méconnaître (Voy. le Moniteur du 20 au 27 juin 1833.)
En jetant un coup d'œil sur la liste des votants, on trouve parmi la majorité favorable aux ministres plusieurs membres qui, à la fin de la session précédente, avaient émis un vote hostile au cabinet. Nous l'avons déjà dit : ce changement imprévu s'explique par la convention du 21 Mai. La liberté de l'Escaut, la liberté de la Meuse, la conservation provisoire du Limbourg et du Luxembourg, les arrérages de la dette servis par la Hollande, un armistice équivalent à une reconnaissance formelle de notre neutralité, tous ces avantages obtenus par les ministres avaient considérablement modifié les idées de plus d'un membre de l'opposition. Considérée sous ce point de vue, la convention du 21 mai était une justification éclatante du cabinet, une réponse victorieuse aux accusations sans cesse reproduites par ses adversaires. M. Nothomb a dit avec raison que les événements étaient devenus ministériels (Note de bas de page : Essai hist. et polit., 3. édit., p. 360. - A cette époque, les débats parlementaires étaient parfois empreints d'une violence extrême. Voici un incident qui surgit à la fin de la séance du 24 Juin. « M. Devaux : L'honorable membre (M. Gendebien) me reproche d'avoir été absent pendant six mois : c'est ma santé qui est cause de cette absence. - M. Gendebien : C'est que l'honorable membre écrivait dans l'Indépendant pendant celte absence. - M. Devaux : C'est une calomnie ! - M. le ministre de l'Intérieur : C'est une calomnie ! (Bruit dans l'assemblée.) - M. Gendebien : Je demande la parole pour faire remarquer à l'assemblée que M. Devaux a dit que c'était une calomnie : je serai modéré ici, mais je conserve tous mes droits. (Le bruit augmente.) - M. Devaux : Quand une interpellation aussi imparlementaire a été faite, j'ai répondu avec un mouvement d'indignation dont je n'ai pas été maître, mais dont j'accepte toutes les conséquences. » (Moniteur du 26 juin 1833.) M. Devaux étant malade, l'incident se termina par un duel entre MM. Gendebien et Rogier ; celui-ci reçut une balle à la joue droite (Van den Peereboom, Du Gouvernement représentatif, t. 1, p. 161.)
Bientôt cependant d'autres débats passionnés vinrent agiter le parlement et l'opinion publique.
Le cabinet respirait à peine, lorsque, dans la séance du 14 août, M. Gendebien crut devoir interrompre les travaux de la Chambre par une demande de mise en accusation dirigée contre le ministre de la Justice. Il produisit cette motion au milieu des débats provoqués par un projet de loi sur l'extradition des délinquants étrangers, déposé dans (page 137) la séance du 24 juillet. Aux yeux de M. Gendebien, M. Lebeau avait violé la Constitution, parce que, malgré l'absence d'une loi autorisant les extraditions, il avait livré au gouvernement français un individu accusé de banqueroute frauduleuse et de faux en écriture de commerce. Le grief articulé par M. Gendebien n'était qu'un prétexte.
Depuis les premiers jours de la révolution, M. Lebeau et M. Gendebien s'étaient constamment trouvés en présence et en lutte, comme la personnification vivante de deux systèmes inconciliables. Nourri de fortes études, intelligence élevée mais calme, ennemi de tous les excès, acceptant la médiation de la Conférence comme une nécessité dérivant de la situation politique de l'Europe, M. Lebeau s'était imposé la tâche de reconstituer le pouvoir et de procurer à la Belgique une place incontestée dans la famille des peuples. Mêlé à tous les événements, il avait été l'un des premiers à se prononcer en faveur de la monarchie constitutionnelle. Ministre du Régent, il avait largement contribué à l'adoption des dix-huit articles et à l'élection du prince Léopold. Ministre du roi, il avait énergiquement défendu le système diplomatique du général Goblet et la deuxième intervention de la France. Doué de facultés oratoires peu communes, il s'était constamment trouvé sur la brèche pour défendre l'ordre, la modération, les prérogatives du pouvoir et le respect des traités. Ses prévisions, il est vrai, ne s'étaient pas toujours réalisées, et sous ce rapport il n'échappait pas complètement au reproche de légèreté et d'imprudence. Le 5 juillet 1831, M. Lebeau s'était écrié : « Il n’y a plus de protocoles. » Le même jour, il avait ajouté : «Nous aurons Maestricht et Venloo, nous aurons le Luxembourg, et nous n'aurons pas la dette. » Et cependant les protocoles s'étaient multipliés, la diplomatie s'était plus que jamais mêlée de nos affaires, et M. Lebeau lui-même avait été forcé de voter l'abandon de Maestricht et de Venloo, le démembrement du Luxembourg et l'acceptation d'une part considérable de la dette hollandaise ! Mais ne fallait-il pas tenir compte de l'inexpérience diplomatique du jeune ministre ?
Dans toutes les phases de la révolution, M. Gendebien s'était montré sous un autre aspect. Impétueux, ardent, toujours enclin aux mesures violentes, admirateur passionné de la Constitution américaine, n'acceptant la monarchie que par déférence pour le vœu de la nation, il voulait jeter le gant aux monarques et faire un appel à l'énergie révolutionnaire des peuples. Jurisconsulte instruit, orateur distingué, patriote loyal (page 138) et pur, mais à peu près dépourvu de toutes les qualités qui constituent l'homme d'État, M. Gendebien n'avait jamais compris la nécessité de tenir compte de l'attitude des gouvernements étrangers ; à son avis, la révolution devait triompher par ses propres forces, c'est-à-dire par l'audace et la guerre. Enfin, tandis que les sympathies de M. Lebeau l'attiraient vers l'Allemagne, M. Gendebien appelait de toutes ses forces une union intime avec la France.
C'étaient ces dissidences et ces luttes qui venaient d'aboutir à une demande de mise en accusation.
Au point de vue des principes rigoureux du droit public, l'extradition du banqueroutier français, autorisée par M. Lebeau, constituait incontestablement une violation des garanties constitutionnelles. C'était en vain que le ministre, invoquant les précédents de l'Empire, de la Restauration et du gouvernement des Pays-Bas, voulait faire dériver le droit d'extradition du droit d'expulsion écrit dans la loi du 28 Vendémiaire an VI. Ordonner à un étranger de sortir du royaume est un acte bien moins grave que le fait de livrer cet étranger au gouvernement qui réclame son arrestation. Les articles 7 et 128 de la Constitution étaient violés (Note de bas de page. Art. 7. La liberté individuelle est garantie. Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu'elle prescrit... Art. 128. Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi). Jusque-là M. Gendebien se maintenait sur le terrain des vrais principes du gouvernement parlementaire ; mais il se rendait coupable d'une exagération manifeste, en se prévalant de cette violation matérielle de la charte, qui n'était en définitive qu'une erreur de droit, pour réclamer de la Chambre l'application du remède extrême de la mise en accusation. Sa demande était d'autant plus inadmissible que le ministère, voulant couper court à toutes les controverses et à tous les scrupules, venait de déposer un projet de loi sur les extraditions, afin de fournir au pouvoir législatif le moyen d'introduire dans la législation nationale les garanties que réclamait la sécurité des victimes de la politique étrangère.
Les débats s'ouvrirent dans la séance du 23 août. Passant en revue tous les actes de la vie publique de M. Lebeau, pour le rendre responsable de tous les malheurs et de toutes les déceptions des Belges ; attribuant à l'imprudence de son adversaire les désastres d'août, la (page 139) perte du Limbourg et du Luxembourg, l'humiliation du pays et le triomphe de la diplomatie étrangère ; trouvant partout des palinodies, des contradictions, des lâchetés et des fraudes ; poussant l'aveuglement au point de qualifier M. Lebeau de gallomane, tout en l'accusant d'avoir voulu faire entrer la Belgique dans la Confédération germanique ; faisant un appel à toutes les passions, à toutes les susceptibilités, à toutes les rancunes, à toutes les haines, M. Gendebien finit par s'écrier : « Les contributions ont doublé ; des emprunts ont compromis votre avenir ; le budget de la guerre a doublé ses dépenses ; les charges résultant des logements militaires sont devenues insupportables ; l'agriculture et l'industrie sont privées des bras qui leur sont nécessaires, et un statu quo devenu systématique vous menace dans votre indépendance, vous menace jusque dans votre existence même ! Voilà, Messieurs, les titres du sieur Joseph Lebeau à votre indulgence ! Non, point d'indulgence pour un ministre, alors qu'il est accusé d'avoir porté une main sacrilège sur notre pacte social, alors surtout que cette violation est tellement flagrante que personne n'ose la contester, pas même les journaux stipendiés par le gouvernement. De l'indulgence, Messieurs ! et pour qui ? pour un ministre qui vous brave sans cesse, pour un ministre qui a provoqué lui-même l'accusation sur laquelle vous allez délibérer ! Non, point d'indulgence ! » (Moniteur du 25 août 1833)
Le ministre accusé trouva un défenseur énergique et éloquent dans M. Nothomb. Interrompu d'abord par les murmures des tribunes et les rires sardoniques des amis de M. Gendebien, M. Nothomb obtint un silence complet, lorsque, prenant à son tour le rôle d'agresseur, il annonça qu'il éprouvait, lui aussi, le besoin de s'adresser à la conscience du pays. Rappelant alors que le gouvernement de Napoléon 1er avait constamment déduit le droit d'extradition du droit d'expulsion écrit dans la loi du 28 Vendémiaire an VI, sans que les jurisconsultes éminents qui siégeaient dans les conseils de l'empereur eussent jamais songé à faire une objection ou à demander à leur maître tout-puis¬sant un décret qu'il lui était si facile de porter ; prouvant ensuite que le gouvernement des Pays-Bas s'était toujours cru investi de la même prérogative, sans que l'opposition parlementaire eût une seule fois dénié ce droit aux ministres, M. Nothomb termina cette partie de (page 140) son discours en disant que M. Lebeau pouvait marcher sur les traces de ses prédécesseurs, avec une bonne foi d'autant plus entière que le gouvernement provisoire, précisément à l'époque où M. Gendebien était le chef du département de la Justice, avait lui-même livré à la police prussienne deux forçats qui s'étaient réfugiés dans les rangs de l'armée belge. M. Lebeau avait cherché le droit d'extradition là où l'avaient cherché tous les gouvernements précédents, y compris le gouvernement provisoire de septembre et M. Gendebien lui-même !
Dès cet instant, M. Nothomb avait gagné sa cause ; mais il ne voulait pas laisser sa tâche inachevée. Relevant le gant jeté par M. Gendebien, il scruta à son tour la vie de M. Lebeau, pour y signaler une longue série d'actes de dévouement, de courage civique et de désintéressement exemplaire ; et il s'acquitta si bien de cette mission que les tribunes publiques, un instant auparavant si hostiles, couvrirent ses dernières paroles d'applaudissements énergiques.
L'opposition était vaincue : la proposition de M. Gendebien fut écartée par 53 voix contre 18.
M. Lebeau avait plusieurs espèces d'ennemis implacables. Les orangistes l'accusaient d'être l'un des principaux auteurs de la révolution de septembre. Les démocrates exaltés le haïssaient, parce qu'il avait arrêté leurs projets et déjoué leurs trames. Les patriotes mécontents lui attribuaient toutes les déceptions de la politique nationale. Il avait été odieusement calomnié. Le vote du 23 août était un premier acte de réparation.
Toutes ces discussions politiques avaient en quelque sorte absorbé la session extraordinaire de 1833. Peu de lois importantes furent votées pendant sa durée. Un de ses derniers actes fut l'institution d'une croix de fer destinée à récompenser les services rendus pendant la révolution (Note de bas de page : Un article du budget de l'intérieur portait : «Frais de confection de médailles ou croix de fer à décerner aux citoyens qui, depuis le 25 août 1830 jusqu'au 4 février 1831, ont été blessés ou ont fait preuve d'une bravoure éclatante, dans les combats soutenus pour l'indépendance nationale. » Sur la proposition de M. Dumortier, on y ajouta un amendement portant que la croix de fer serait décernée aux membres du gouvernement provisoire. - La forme de la croix fut réglée par les arrêtés royaux du 30 décembre 1833 et du 22 août 1834).