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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome II)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXV – Organisation communale et provinciale (mars – avril 1836)

25.1. La liberté communale dans les pays constitutionnels

(page 235) La liberté de la commune, dans les limites tracées par l'intérêt général, est l'une des conquêtes les plus précieuses de la révolution de septembre. Quand la commune est libre, le régime représentatif repose sur une base indestructible ; quand elle est asservie, les institutions les plus libérales ont rarement assez de force pour résister aux empiétements du pouvoir exécutif. La centralisation poussée à l'excès énerve l'esprit national, détruit la vie politique des provinces et subordonne toutes les forces actives, tous les éléments de progrès, tous les germes de grandeur, à l'action parfois délétère d'une armée de fonctionnaires amovibles. Les formes de la liberté subsistent ; mais l'influence administrative, régnant en souveraine, surmonte aisément toutes les résistances. Les ministres deviennent les seuls électeurs influents du royaume ; ils règnent et gouvernent, jusqu'au jour où quelques bandes de factieux, s'emparant par surprise de cette immense machine, fassent à leur tour jouer ses ressorts et ses rouages dans l'intérêt des rancunes et des passions d'une minorité triomphante (Note de bas de page : On n'a qu'à se rappeler la « surprise » de février 1848).

La vie communale est autre chose qu'une fiction politique : « La commune est la base, le type de l'État ; elle seule présente une véritable existence sociale, Nos provinces, nos arrondissements, nos districts, nos cantons, ne sont que des réunions plus ou moins arbitraires ; les royaumes eux-mêmes ne présentent pas toujours une homogénéité nationale ; la commune seule forme un tout, un véritable être moral ; la commune, c'est la famille. Là vous trouvez tout ce qui constitue la famille, tout ce qui en établit les liens. Là est le temple destiné à unir (page 256) les époux, à voir bénir les fruits de leur union ; là est le dépôt des archives des familles, leur généalogie, leurs souvenirs ; là est le cimetière où reposent les ossements des ancêtres ; là enfin est le beffroi qui appelle et réunit tous les habitants. C'est la commune qui forme le véritable être moral politique, le seul que la nature ait tracé de son doigt, et c'est par conséquent un objet bien grave pour un législateur que de fixer, par une loi, l'organisation de la famille communale, de tracer l'économie de toutes les habitudes domestiques et locales. » (Note de bas de page : Rapport de M. Dumortier, présenté dans la séance de la Chambre des Représentants du 23 juin 1834. Ce document parlementaire est l’un des plaidoyers les plus éloquents qui aient jamais été écrits en faveur des libertés communales).

C'est dans la commune que le citoyen fait l'apprentissage de la vie publique ; c'est là qu'il doit manifester les qualités et les aptitudes qui le rendent digne de participer à la direction des intérêts généraux.

25.2. Attachement traditionnel des Belges aux libertés communales et respect de celui-ci par le Congrès national

Ce n'est pas en Belgique que ces vérités politiques réclament une démonstration. Au milieu de l'anarchie féodale, la première commune affranchie dans le centre et le nord de l'Europe fut .une commune belge. Les combats et les conquêtes des vieilles cités flamandes furent toujours un objet de légitime orgueil pour nos pères, et jamais les franchises locales ne disparurent complètement du droit public de nos provinces. Les souverains confisquaient à leur profit une portion plus ou moins importante des libertés communales ; leurs délégués se substituaient aux mandataires naturels du peuple ; mais celui-ci conservait le souvenir de ses droits ravis, de ses privilèges méconnus, pour les revendiquer au premier moment favorable. Sous le règne de Guillaume 1er, les atteintes à la liberté de la commune figuraient de nouveau parmi les griefs qui amenèrent l'explosion de 1830.

(Note de bas de page Dans le dernier état de la législation des Pays-Bas, les électeurs des villes nommaient un collège électoral et celui-ci élisait les membres du conseil communal ; ces derniers étaient nommés à vie. Le roi désignait le bourgmestre et les échevins ; il pouvait prendre le premier en dehors du conseil. - Quant aux communes rurales, elles étaient complètement asservies au pouvoir exécutif. (Voy. les règlements du 19 janvier 1824, du 6 avril et du 29 octobre 1823 ; Dumortier, Rapport déjà cité, p. 10 et suiv.). - La présentation d'un projet de loi sur l'organisation communale donna lieu à plusieurs publications historiques. Toutes arrivent à cette conclusion que, si l'uniformité manquait dans le régime communal de nos provinces, on n'y trouvait pas moins des garanties sérieuses et surtout un ardent amour des franchises locales. Voy. Gachard, Précis du régime municipal de la Belgique avant 1794 (Tome III des Documents inédits concernant l'histoire de la Belgique). Faider, Coup d' œil historique sur les institutions communales et provinciales en Belgique, Brux. 1834). (Fin de la note).

(page 237) Le gouvernement provisoire connaissait cet amour séculaire de nos populations pour les franchises locales. Dès le 8 octobre 1830, lorsque l'armée hollandaise occupait encore une partie du territoire, il restitua au corps électoral le droit d'élire, par voie directe, le bourgmestre, les échevins et les conseillers communaux ; et quand, un mois plus tard, il rendit compte de cette innovation au Congrès national, une triple salve d'applaudissements lui prouva que les vieilles traditions du pays avaient encore une fois triomphé de la domination successive de la France et de la Hollande (Voy. le décret du gouvernement provisoire du 8 octobre 1830 et le discours de M. de Potter au Congrès national (Huyttens, t. 1, p. 100)).

Appelé à jeter les bases des institutions nouvelles, le Congrès établit, comme autant de jalons, les principes qui devaient servir de guide au législateur dans l'organisation définitive de la commune belge. Ces principes étaient l'élection directe, sauf les exceptions à établir par la loi, à l'égard des chefs des administrations locales ; l'attribution aux conseils communaux de tout ce qui est d'intérêt communal, sans préjudice de l'approbation de leurs actes dans les cas et suivant les formes à déterminer par la loi ; la publicité des budgets et des comptes ; la publicité des séances, dans les limites établies par la loi ; l'intervention du roi ou du pouvoir législatif, pour empêcher les empiétements du pouvoir local dans le domaine des intérêts généraux. En attendant que ces principes eussent reçu leur application dans une loi particulière, les autorités communales, élues suivant le mode déterminé par le gouvernement provisoire, conservaient les attributions qui leur étaient données par la législation néerlandaise (Art. 108, 109 et 137 de la Constitution).

24.3. L’incident Dejaer-Bourdon à Liége et la nécessité d’une législation organique

Ce régime transitoire marcha d'abord sans encombre. Expression des vœux et des sympathies de leurs administrés, les conseils communaux issus de l'élection directe déployèrent en général une activité intelligente, une ardeur patriotique, qui faisaient concevoir les plus belles espérances ; mais bientôt un événement grave vint prouver que, le jour même où les passions anarchiques réussiraient à pénétrer à (page 238) l'hôtel de ville, le gouvernement central se verrait réduit à une déplorable impuissance.

Le Congrès national avait proclamé le principe de la publicité des séances ; mais il avait laissé au législateur ordinaire le soin de déterminer les conditions et les limites de cette garantie nouvelle. Plus impatient, plus avide de popularité peut-être, le conseil communal de Liége décida, le 14 novembre 1833, que désormais le public serait admis aux séances. C'était une violation manifeste de la loi ; car, indépendamment de la réserve écrite dans l'article 108 de la Constitution, le Congrès avait formellement déclaré que, jusqu'au jour de l'organisation définitive, les autorités locales étaient tenues de se renfermer dans les attributions fixées par la législation existante (Art. 137 de la Constitution).

Un seul membre du conseil, l'échevin Dejaer-Bourdon, eut le courage de protester contre cette décision. Partisan sincère de la révolution, convaincu lui-même des avantages de la publicité, mais avant tout fidèle à son mandat, M. Dejaer déclara qu'il n'assisterait pas aux séances du conseil où le public serait admis. En attendant qu'une loi eût fait l'application du principe de l'article 108 de la Constitution, il ne croyait pas, disait-il, pouvoir se soustraire aux obligations dérivant de son serment de fidélité aux lois du peuple belge.

Ce langage aussi ferme que loyal obtint l'approbation du gouvernement ; mais le conseil communal de Liége avait résolu de maintenir sa décision malgré toutes les résistances. Au lieu de respecter des scrupules que l'amour de la loi avait fait surgir dans la conscience d'un homme d'honneur, le conseil prit l'étrange parti d'envisager le refus de M. Dejaer comme une démission expresse de ses fonctions d'échevin et de conseiller communal. Ce fut en vain qu'il protesta contre cette singulière interprétation de ses paroles et de ses actes ; ce fut tout aussi inutilement que l'autorité provinciale intervint pour le faire maintenir à son poste. Le conseil, effrayé de sa propre audace, semblait disposé à suspendre l'effet de sa résolution ; mais le collège échevinai marcha hardiment en avant. Il convoqua les électeurs, et, malgré l'opposition de la députation provinciale, ils se réunirent au jour fixé. Le successeur de M. Dejaer fut installé à l'hôtel de ville, quoique le gouverneur, usant d'un droit que lui donnaient les lois de l'époque, (page 239) eût annulé les opérations du scrutin par un arrêté régulièrement porté à la connaissance de l'autorité locale.

(Note de bas de page) Ce droit appartenait au gouverneur en vertu de l'article 8 du décret du 8 octobre 1830. - Dans une longue correspondance que nous avons eue sous les yeux, M. Dejaer-Bourdon se montre constamment animé des sentiments les plus honorables. Acceptant la monarchie constitutionnelle sur les bases les plus larges, mais observateur scrupuleux de la légalité, il regrettait que la voix souveraine du devoir l'obligeât à se séparer ici de ses collègues. M. Nothomb, secrétaire général au département des Affaires étrangères, fut envoyé â Liége ; il devait se concerter avec M. Dejaer sur les mesures à prendre pour le réintégrer sur son siège. Repoussant tout recours à la force publique ,comme étant de nature à amener des collisions dangereuses pour ses concitoyens, l'échevin expulsé se contenta d'adresser ses plaintes au roi et aux Chambres. Après avoir fortement blâmé la conduite de la régence de Liége, celles-ci renvoyèrent les pétitions au ministre de l'Intérieur (Voy. le Moniteur du 18 au 22 janvier, du 11 et du 12 février 1834). Le conflit n'eut pas d'autre suite ; mais le pétitionnaire continua à se considérer comme échevin de Liége jusqu'au jour de l'expiration de son mandat. Dans le cours de 1834, il signa plusieurs pièces en cette qualité, sans que ses adversaires jugeassent à propos de rompre le silence. (Fin de la note).

Ce dédain pour les prérogatives du mandataire du pouvoir central, cette intronisation de l'anarchie administrative au cœur de la populeuse province de Liége, eurent du moins pour résultat de faire ressortir la nécessité de s'occuper sans retard de la discussion d'une loi organique, déterminant avec exactitude le rôle de la commune dans la hiérarchie des pouvoirs constitutionnels. Le 2 avril 1833, le ministre de l'Intérieur (M. Rogier) avait déposé un projet de loi sur le bureau de la Chambre des Représentants.

24.4. Le projet gouvernemental de 1833 et la contre-proposition parlementaire

Les propositions du gouvernement, véritable reculade dans la voie du progrès, dénotaient à chaque ligne la pensée de fortifier l'action du pouvoir central, autant que le permettaient les limites infranchissables tracées par la Constitution. Le ministère voulait que le chef de l'État fût investi du droit de nommer le bourgmestre, même en dehors du conseil, même en dehors de la commune. Il attribuait au roi ou au gouverneur la nomination des échevins : au. roi, dans les communes de plus de 5,000 habitants ; au gouverneur, dans les autres. La faculté de suspendre et de révoquer le bourgmestre et les échevins était donnée au gouvernement, sans limite, sans conditions, sans qu'il fût même nécessaire d'indiquer les motifs de cette peine administrative. Le secrétaire, nommé et révoqué par le roi, était tenu de préférer en toutes circonstances les ordres de l'autorité centrale à (page 240) ceux des chefs de la commune ; position étrange qui le réduisait au rôle d'agent du pouvoir exécutif. Le ministère réclamait de plus le droit de dissoudre les conseils et de les remplacer par des commissions provisoires, le droit d'annuler et de suspendre tous leurs actes indistinctement, et même la faculté de faire exécuter, par des agents extraordinaires, les mesures repoussées par les représentants légaux de la commune ; prétentions d'autant plus excessives que, suivant le projet, tous les actes de quelque importance ne devenaient exécutoires qu'après l'approbation préalable de l'autorité supérieure. C'était l'abandon à peu près complet du système libéral établi par le gouvernement provisoire (Note de bas de page : Il est évident que l'adoption d'un tel régime n'aurait laissé qu'un simulacre de liberté aux communes. - Le projet avait été élaboré par une commission composée de MM. de Stassart, Beyts, Lebeau, Devaux, de Theux, Julien et Barthélemy).

On se trouvait trop près de la révolution pour suivre le ministère de 1832 dans cette voie rétrograde. La section centrale de la Chambre des Représentants modifia largement le projet dans le sens des idées démocratiques de septembre. Elle attribuait au roi la nomination du bourgmestre, mais en limitant son choix aux membres du conseil ; elle lui accordait le droit de nommer les échevins, mais sur une liste triple de candidats présentée par le conseil communal ; enfin, après de vives discussions, elle lui avait concédé le pouvoir de révoquer le bourgmestre et les échevins, chaque fois que cette mesure extrême lui paraîtrait nécessaire. Mais là s'arrêtaient les concessions. La section centrale refusait au chef de l'État le droit de dissoudre les conseils communaux, et ceux-ci étaient seuls chargés de la nomination des agents de l'autorité locale (Note de bas de page : La section centrale avait cependant admis un petit nombre d'exceptions à cette règle fondamentale. Dans les communes de plus de 2,000 âmes, elle soumettait le choix du secrétaire communal à l'approbation de la députation permanente. Elle accordait au roi la nomination des commissaires de police, sur une liste de candidats présentée par l'autorité locale. Elle attribuait à la députation permanente la nomination des gardes forestiers, sur une liste double de candidats proposée par le conseil communal). De même que le gouvernement, elle voulait la conciliation de l'ordre et de la liberté ; mais, au lieu de la chercher dans la pression du pouvoir exécutif sur la personne des magistrats, elle avait cru la trouver dans un contrôle largement exercé sur leurs actes. Elle requérait l'intervention de l'autorité (page 241) supérieure dans toutes les matières d'une importance réelle ; elle accordait au gouverneur le droit de suspendre et au roi celui d'annuler les actes illégaux ou attentatoires à l'intérêt général ; enfin, pour rendre inefficace la résistance passive des communes, elle donnait au gouvernement le droit d'envoyer sur les lieux des agents spécialement chargés de faire exécuter la loi. . « Nous avons cru, disait le rapporteur, devoir accorder au gouvernement l'intervention la plus forte dans les actes de la commune, trop forte peut-être ; mais, en définitive, il faut que la loi règne en Belgique et que les magistrats locaux ne puissent pas s'élever au-dessus d'elle. En matière de subordination, nous accordons un grand pouvoir à la députation permanente du conseil provincial et ensuite au roi. - Les régences peuvent devenir hostiles de deux manières, activement ou passivement. - Si elles le sont d'une manière active, nous accordons au gouverneur le droit de suspendre leurs actes et au roi celui de les annuler en tout temps, de façon qu'il n'en reste plus rien. - Si elles le sont d'une manière passive, nous donnons au gouvernement le droit d'envoyer sur les lieux un agent qui fasse exécuter les lois. - Mais la commune peut refuser de porter à son budget les dépenses que la loi met à sa charge, et c'est le cas le plus fréquent ; dans ce cas, nous autorisons la députation permanente à porter d'office ces dépenses au budget. - Si les autorités communales résistent, nous autorisons la députation à mandater d'office sur le receveur communal. - Enfin, comme le receveur est sous l'influence des magistrats et que ceux-ci pourraient le menacer de destitution s'il venait à payer les mandats de la députation, nous leur ôtons toute velléité à cet égard en déclarant le receveur personnellement responsable. » (Rapport de M. Dumortier, p. 29.)

24.5. Les discussions parlementaires

A la tribune et dans la presse, la coexistence de deux systèmes, l'un émané de la prérogative royale, l'autre sorti des sections de la Chambre populaire, donna naissance à d'interminables discussions. Les uns préféraient le système du gouvernement ; les autres adoptaient les théories de la section centrale ; ceux-ci demandaient des modifications aux articles relatifs au personnel de la magistrature communale ; ceux-là, satisfaits des règles établies pour le personnel, (page 242) voulaient changer les articles qui réglaient les attributions du conseil et du collège échevinal. Le choix du bourgmestre donna seul naissance à plusieurs systèmes nettement séparés : nomination directe par le corps électoral ; nomination par le roi, sur une liste triple de candidats désignés par les électeurs de la commune ; nomination par le roi, sur une liste triple de candidats dressée par le conseil ; nomination par le roi dans le sein du conseil, sans présentation de liste ; nomination par le roi dans le sein ou hors du conseil à son choix. Les opinions n'étaient pas moins partagées au sujet de la nomination des échevins ; on souleva même à leur égard une question constitutionnelle, en prétendant que leur élection directe par le peuple était prescrite par l'article 108 du pacte fondamental (Note de bas de page : L'article 108 consacre le principe de l'élection directe, sauf les exceptions à établir par la loi à l'égard des chefs de l'administration communale. On prétendait que ces mots ne concernaient que le bourgmestre. C'était une erreur manifeste. Comme les échevins agissent collectivement avec le bourgmestre et sont même appelés à le remplacer en cas d'absence ou d'empêchement, ils sont évidemment compris sous la dénomination générale de chefs de l'administration locale).

Grâce à toutes ces dissidences, l'organisation communale subit des épreuves sans exemple dans nos annales parlementaires. Ouvertes le 8 juillet 1834, interrompues par la clôture de la session, reprises le 17 novembre, prolongées par des dissidences entre le Sénat et la Chambre, compliquées par des propositions nouvelles émanant du conseil des ministres, continuées pendant plus de soixante séances, les discussions semblaient devoir s'éterniser, lorsque, le 4 août 1835, M. de Theux déposa deux nouveaux projets, l'un réglant la composition et l'autre les attributions de la magistrature locale. Cette fois le gouvernement proposait de rendre obligatoire la nomination du bourgmestre en dehors du conseil ; président de ce corps avec voix consultative, il eût été seul chargé de l'exécution des lois, des règlements généraux et de toutes les mesures de police et de sûreté publique. Les échevins, nommés directement par le corps électoral, auraient formé, avec le bourgmestre et sous la présidence de celui-ci, un collège chargé de la gestion des intérêts et de la surveillance des établissements de la commune. Les autres dispositions ne s'écartaient que faiblement des principes déjà votés par les Chambres.

En présentant deux nouveaux projets, le ministère avait eu pour (page 243) but d'avancer le terme de ces débats laborieux, qui préoccupait vivement l'opinion publique. Son espoir ne fut pas entièrement réalisé. Des discussions longues et parfois irritantes absorbèrent encore une fois les séances de la Chambre des Représentants ; les orateurs se succédaient, les amendements se croisaient, les propositions nouvelles se multipliaient sans relâche, et ce fut seulement le 10 mars 1836, trois années après la présentation du projet primitif, que la loi organique des communes fut transmise au Sénat. Adoptée par cette dernière assemblée dans la séance du 26 mars, elle fut quatre jours plus tard revêtue de la sanction royale (Note de bas de page : Par son vote du 5 mars la Chambre avait réuni en une seule la loi sur le personnel et la loi sur les attributions. - Les discussions avaient absorbé 96 séances de la Chambre et 8 séances du Sénat. Dans la première de ces assemblées, le projet nécessita trois rapports généraux (deux par M. Dumortier et un par M. Dellafaille) ; dans la seconde, il fut l'objet de deux rapports analogues (par M. de Schiervel). Enfin le gouvernement lui-même avait deux fois remanié ses propositions primitives (Voy. Pasinomie, 1836, p. 46)).

24.7. La loi organique communale de 1836

Dans toutes les parties de la législation issue de ces longs débats, on découvre le désir de concilier, d'une part, les exigences de la liberté avec le maintien de l'ordre, de l'autre, les prérogatives du pouvoir central avec les droits inhérents à l'autonomie légale de la commune belge. La loi de 1836, produit de cette pensée de conciliation, accorde au roi la nomination du bourgmestre et des échevins ; mais elle restreint son choix aux membres du conseil, élus directement par leurs concitoyens (Note de bas de page : Nous parlerons plus loin des changements introduits par la législation postérieure (Lois du 30 juin 1842, du 1er mars, du 31 mars, du 13 avril et du 1er mai 1848). Elle exige un cens d'éligibilité, pour prévenir l'abus des influences locales ; mais elle refuse au gouvernement le droit de dissolution qu'il réclamait avec instance. Elle attribue à la commune la nomination des agents purement communaux ; mais elle requiert l'intervention de l'autorité supérieure dans les choix qui intéressent à la fois l'intérêt local et l'intérêt général. Elle ne veut pas que le gouvernement puisse placer à la tête de la commune un homme qui n'a pas reçu le baptême de l'élection populaire ; mais elle lui reconnaît le droit de suspendre et de révoquer, sur l'avis conforme de la députation provinciale, le bourgmestre ou l'échevin qui se rend coupable d'inconduite notoire ou de négligence grave. Elle place dans les attributions du (page 244) conseil le règlement de tous les objets d'intérêt purement local ; mais, dans les matières d'une importance majeure, elle exige l'intervention de la députation permanente du conseil provincial, et même parfois l'approbation du chef de l'État. Elle consacre la liberté, mais non pas l'omnipotence des communes ; elle met des bornes à l'action des man¬dataires du corps électoral, là où cette action pourrait devenir funeste aux intérêts généraux ou attentatoire aux droits collectifs de la nation (Note de bas de page : Il suffit de jeter un coup d'œil sur la liste des votants pour s'apercevoir combien tous ces problèmes divisaient les membres de la Chambre des Repré¬sentants. La nomination du bourgmestre par le roi, dans le sein du conseil, ne fut admise que par 34 voix contre 31. La nomination des échevins ne fut accordée au roi que par 49 voix contre 42. - Le caractère distinctif de ces laborieux scrutins, c'est le mélange de toutes les fractions politiques de la représentation nationale).

Le choix du bourgmestre par les électeurs de la commune eût été plus conforme au vœu populaire ; mais il était difficile, sinon impos¬sible, de concilier ce choix avec l'organisation administrative issue de la révolution du dix-huitième siècle. Le bourgmestre n'est pas seule¬ment le mandataire et le représentant de ses concitoyens ; il est aussi l'agent du gouvernement central, et à ce titre il est chargé de l'exé¬cution d'une foule de lois et de règlements d'administration publique ; il représente l'intérêt local en contact avec l'intérêt général. La con¬fiance des électeurs communaux peut lui donner la qualité de man¬dataire et de représentant de la ville ou du village qu'il habite ; mais l'appel du roi peut seul lui attribuer le titre et le caractère d'agent du pouvoir exécutif. « Ceux qui soutiennent que le bourgmestre relève du roi seul sacrifient la commune à l'État, ou plutôt détruisent la com-mune au profit d'une unité morte, comme celle de l'Orient ; ceux qui refusent l'intervention du roi dans le choix du bourgmestre ne tien¬nent pas compte de l'unité, et semblent oublier que la commune est un anneau de la grande chaîne nationale... Le bourgmestre devient par l'élection le mandataire de la commune, et le choix du roi le rend représentant des intérêts nationaux. » (Discours de M. Dechamps, Moniteur du 26 juillet, 2e supplément. - Voy. aussi le discours, de M. Ernst, ibid.)

Il est vrai que le gouverne¬ment peut abuser de sa prérogative dans un intérêt de parti ; nous en avons vu plus d'un exemple sous le ministère du 12 août 1847. Des membres, entrés au conseil à la suite d'un pénible ballottage, ont été (page 245) préférés à des hommes qui avaient réuni l'immense majorité des votes, et le lendemain ces élus du pouvoir se faisaient les agents passionnés d'une politique exclusive. Mais comment concilier le système contraire avec le principe fondamental de la responsabilité ministérielle ? Com¬ment imposer à l'autorité centrale un agent qui lui soit complètement étranger ? Si l'on veut que le bourgmestre soit directement élu par la commune, il faut commencer par la révision intégrale de l'organisa¬tion administrative du royaume. .

Il est tout aussi facile de justifier le contrôle administratif de l’auto¬rité supérieure. Si le conseil communal franchit les limites de ses attributions naturelles, il importe que ses actes, attentatoires à l'ordre public ou à l'intérêt général, puissent être annulés par une autorité offrant les garanties nécessaires ; si les mesures qu'il prescrit se trou¬vent en contact avec les prérogatives de l'administration générale du pays, il est juste que l'assentiment du chef du pouvoir exécutif soit requis pour leur donner une existence légale ; si les décisions des représentants momentanés de la commune peuvent causer à celle-ci un préjudice grave, la raison exige que des précautions soient prises contre la légèreté, l'imprudence ou les passions d'une majorité passa¬gère ; enfin, si les mandataires de la commune, qui sont en même temps les délégués du gouvernement central, se rendent indignes de la con-fiance du pouvoir exécutif, il est indispensable que celui-ci ne soit pas réduit à l'impuissance, en face de l'inconduite, de la résistance passive ou de la négligence irrémédiable de ses agents. C'est d'après ces consi¬dérations que le contrôle de l'autorité supérieure se trouve établi et réglé par le législateur de 1836. Le roi peut annuler les actes des auto¬rités locales qui sortent de leurs attributions ou qui blessent l'intérêt général ; mais il est tenu d'user de cette faculté dans un court délai et par un arrêté motivé. Le conseil règle tout ce qui est d'intérêt com¬munal ; mais les actes d'une importance majeure doivent être approuvés, tantôt par le roi, tantôt par la députation permanente du conseil pro¬vincial. Si le bourgmestre ou les échevins se rendent coupable d'incon¬duite notoire ou de négligence grave, le gouverneur peut les suspendre ou même les révoquer ; mais il ne peut agir que sur un avis conforme de la députation permanente du conseil provincial et après que les fonctionnaires dénoncés ont été entendus dans leur défense (Art. 56 de la loi de 1836). Les (page 246) droits des communes et ceux du gouvernement se trouvent ainsi conciliés, non pas de manière à couper court à tous les abus, - les institutions humaines n'en sont jamais exemptes, - mais du moins à un degré suffisant pour prévenir à la fois l'invasion de l'anarchie et les abus d'une centralisation excessive (Voy. pour les actes soumis au contrôle de la députation permanente ou du roi, les articles 67 et suiv. ; pour la nomination des fonctionnaires communaux, les articles 109 à 130 ; pour la composition du conseil, les articles 1 à 74).

24.6. La loi organique provinciale de 1836

La législation communale demandait comme complément une loi organique des provinces. Celle-ci fut promulguée le 30 avril 1836. Les débats avaient été moins longs et surtout moins passionnés que pour la loi précédente. Les partis ne se trouvaient pas ici sur le terrain de leurs luttes quotidiennes ; les susceptibilités du corps électoral n'étaient pas aussi directement en contact avec les prérogatives réclamées en faveur de l'autorité centrale ; enfin, les règles essentielles se trouvaient déjà consacrées par la Constitution (Note de bas de page : L'élection directe, la publicité des budgets et des comptes, l'intervention du pouvoir central pour empêcher que les conseils provinciaux ne sortent de leurs attributions, etc., sont prescrites par l'article 108 de la Constitution). Les traditions nationales étaient elles-mêmes hors de cause. Depuis la suppression des Ordres et l'adoption du grand principe de l'unité nationale, per¬sonne ne pouvait songer à la résurrection des anciens États de nos provinces souveraines ( de bas de page : Le rapport présenté par M. de Theux, au nom de la section centrale, dans la séance de la Chambre du 18 novembre 1833, renferme un aperçu très lucide des institutions de la Belgique ancienne. - Le gouvernement avait présenté en premier lieu le projet d'organisation pro¬vinciale. Voté par la Chambre des Représentants le 16 juin 1834, il fut aussitôt transmis au Sénat ; mais cette dernière assemblée décida qu'elle ne s'en occu¬perait qu'après l'adoption de la loi communale. Le vote définitif du Sénat eut lieu dans la séance du 22 avril 1836.)

Une lecture, même superficielle, du texte de la loi provinciale suffit pour faire apercevoir les principes qui ont présidé à sa rédaction. Placée au-dessous du gouvernement, mais au-dessus de la commune, servant en quelque sorte de corps intermédiaire, l'autorité provinciale se compose de deux éléments, dont l'un trouve sa source dans le pouvoir central et l'autre dans l'élection populaire. Un gouverneur, représentant du roi et délégué du pouvoir exécutif ; un conseil provin¬cial, élu directement par le corps électoral ; une députation (page 247) perma¬nente, chargée de représenter le conseil pendant son absence et de concourir, avec le gouverneur, à l'exécution d'une foule de mesures administratives spécialement applicables à la province : telle est la composition du personnel. Le gouverneur préside la députation per¬manente et remplit auprès du conseil le rôle de commissaire du pouvoir central ; c'est lui qui fait exécuter leurs décisions. Le conseil règle tous les objets d'intérêt provincial, sauf l'approbation du roi dans les matières qui se trouvent en contact avec l'intérêt général. La députation permanente, elle-même issue de l'élection, exerce un con¬trôle populaire, mais efficace, sur les actes des administrations com¬munales. Enfin, le gouverneur a le droit de suspendre et le roi le pouvoir d'annuler tous les actes du conseil et de ses députés, qui sortent de leurs attributions ou sont attentatoires à l'intérêt général. Partout se révèle le désir de concilier les intérêts collectifs de la nation avec les droits de la province et les immunités de la commune (Voy. surtout les art. 64 à 95 de la loi).

Un seul problème était de nature à provoquer des discussions irri¬tantes. Le gouvernement réclamait avec instance le droit de dissoudre les conseils provinciaux. Un peu trop préoccupé des exigences de la centralisation administrative, il redoutait l'hostilité systématique de ces corps intermédiaires entre les communes et le pouvoir central ; il croyait le droit de dissolution indispensable au maintien de l'unité nationale ; aux yeux des ministres, c'était le seul moyen de prévenir l'absorption de l'État par la province. Ces craintes étaient exagérées. Le roi possède le droit d'annuler les actes des conseils provinciaux ; leur session annuelle, limitée à trois semaines, ne peut être prorogée sans le consentement du gouverneur ; enfin, comme les conseils pro-vinciaux et les Chambres législatives émanent du même corps électoral, on conçoit difficilement une représentation nationale favorable aux ministres, à côté d'une représentation provinciale systématiquement hostile. En tout cas, si cette dernière hypothèse se réalisait, on pourrait toujours décréter la dissolution par une loi spéciale. La Cham¬bre rejeta la demande des ministres par 50 voix contre 15.

Constatons, dès à présent, qu'il existe peu de peuples qui possèdent des institutions provinciales et communales aussi larges, aussi popu¬laires. Fidèles à notre plan, nous en étudierons plus tard les (page 248) consé¬quences, après avoir groupé les faits et dressé en quelque sorte le bilan de la civilisation issue des barricades de septembre.