(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 1) Au point de vue des intérêts purement matériels, la réunion de. la Belgique et de la Hollande sous le sceptre de la maison d'Orange était une combinaison des plus heureuses. Les Belges et les Hollandais, soumis à des destinées communes après une séparation de plus de deux siècles, formaient un ensemble d'autant plus remarquable que chaque peuple apportait à la communauté les forces productives qui manquaient à l'autre. Les Hollandais possédaient une marine nombreuse, des colonies pleines d'avenir, un pavillon connu sur toutes les plages, des relations .commerciales établies depuis des siècles et tout un peuple de matelots. Les Belges avaient des terres fertiles, une agriculture avancée, une multitude d'agents naturels faciles à approprier, des richesses minérales inépuisables, et de plus une rare aptitude pour tous les travaux des diverses branches de l'industrie manufacturière.
La combinaison n'était pas moins heureuse au point de vue des intérêts généraux de l'Europe.
Les vainqueurs de Napo]éon Ier, éclairés par une longue et douloureuse expérience, avaient voulu établir, au nord de la France, un État assez puissant pour arrêter, au moins momentanément, les armées qui seraient tentées d'ajouter un nouvel épisode à l'épopée impériale. Parla formation du royaume des Pays-Bas, ce but se trouvait complétement atteint. Une formidable ligne de forteresses, s'étendant de Luxembourg .jusqu'à Nieuwport, était plus que suffisante pour résister au premier choc (page 2) et fournir au gouvernement le moyen d'attendre les secours de l'Europe ; et quand même cette barrière eût été impuissante, les fleuves de la Hollande et ses places fortes faciles à couvrir par des inondations auraient fourni au roi, aux Chambres, à l'administration centrale, au drapeau, à tout ce qui fait la force vive du pays, un asile assuré jusqu'à l'arrivée des soldats de la Confédération germanique.
Malheureusement, dès l'instant où l'on écartait les intérêts de la paix générale et les intérêts exclusivement matériels des deux peuples, la formation du nouveau royaume rencontrait de nombreux obstacles, qui ne pouvaient être surmontés qu'à l'aide d'une politique à la fois forte et prudente, conciliante et ferme, indulgente et énergique.
Cette politique ne fut pas celle du premier roi des Pays-Bas.
Animé d'intentions loyales et pures, Guillaume 1er voulait sincèrement le bonheur de ses sujets ; mais, comme tous les hommes dont l'intelligence est dépourvue d'élévation et d'ampleur, il s'attachait avec opiniâtreté à ses propres idées, et ne supportait ni contradiction ni résistance.
Ce défaut était d'autant plus fâcheux que la tendance naturelle de son esprit le portait à se mêler sans cesse d'une foule de détails et de questions secondaires qui doivent être abandonnés aux ministres. Étranger aux idées de son siècle, entouré de conseillers habitués à se plier à toutes ses vues et à subir toutes ses exigences, il ne voyait que des résistances factieuses dans les obstacles que ses actes rencontraient en Belgique ; et comme son influence personnelle se manifestait dans toutes les sphères de l'administration, il trouvait à chaque pas de nouveaux sujets de mécontentement, lesquels, suivant son habitude constante, ne faisaient que le raffermir dans ses desseins. Roi constitutionnel et chef d’un peuple libre, il avait toutes les prétentions, toutes les jalousies, toutes les exigences et tous les préjugés d'un monarque absolu. Quand des milliers de pétitionnaires réclamaient la responsabilité ministérielle, comme une conséquence directe de l'inviolabilité royale, il répondait avec dédain : « Pourquoi mettre en cause les ministres ? Que sont-ils. ? Rien. Je puis bien, si je le juge à propos, gouverner sans ministres ou charger de leurs fonctions quiconque me plaît, fût-ce même un de mes palefreniers, attendu que je suis le seul homme qui agisse et réponde des actes du gouvernement. » Tout appel à l'opinion publique provoquait chez lui un accès de colère ou un sourire de pitié. « Qu'est-ce que l'opinion publique ? disait-il. Chacun a la sienne et en change selon les (page 3) et les passions du moment. » Il mettait son honneur et sa dignité à ne pas accueillir les plaintes de la majorité de ses sujets, parce que toutes les réclamations, même les plus respectueuses et les plus légitimes, étaient à ses yeux des atteintes indirectes aux droits de sa couronne. Un homme qui, pendant vint-cinq années, a vécu dans l'intimité de Guillaume, a dépeint son caractère inflexible dans une seule phrase : « Impossible de le faire revenir sur rien et de déplacer une idée dans cette tête de fer » (Souvenirs du comte Vander Duyn de Maasdam, p. 252).
Aux termes des Huit articles de Londres (21 juillet 1814), l'union entre la Belgique et la Hollande devait être intime et complète, de telle manière les deux pays ne formassent plus qu'un seul État. La Constitution, déjà en vigueur en Hollande, modifiée d'un commun accord d'après les nouvelles circonstances, devait donner aux Belges une part convenable dans les États Généraux, siégeant alternativement dans une ville hollandaise et dans une ville de la Belgique. .
Au lieu de se conformer aux intentions généreuses et. sages des puissances alliées, Guillaume, commettant une première et irréparable faute, soumit aux votes des Notables un projet de Constitution qui ne pouvait avoir d'autre résultat que de rendre à jamais impossible cette union intime et complète, si solennellement recommandée par la diplomatie européenne. Dans la Chambre élective, composée de cent-dix membres, cinquante-cinq représentants furent accordés aux provinces belges et cinquante-cinq aux provinces hollandaises. Les deux millions de Hollandais obtinrent une représentation égale à celle des quatre millions de , Belges : répartition injuste et blessante à l'égard des deux tiers des habitants, et qui devait inévitablement amener une lutte entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales du nouveau royaume. Accorder à un Hollandais la valeur de deux Belges ; faire des députés les représentants des deux grandes divisions territoriales du pays, au lieu d'en faire les délégués d'un seul peuple, c'était placer au sommet de l'édifice constitutionnel des germes de discorde qui, pénétrant rapidement dans les masses, ne pouvaient manquer de devenir à sa base des germes de dissolution. Au lieu d'un seul peuple de six millions de Néerlandais, il y eut deux peuples placés côte à côte sous le sceptre de la maison d'Orange, l'un de quatre millions de Belges, l'autre de deux (page 4) millions de Hollandais. Qu'on y ajoute la différence de culte et de langue, la rivalité des deux capitales, l'orgueil national des Hollandais, la répugnance des Belges à se charger du poids écrasant de la dette néerlandaise, et l'on sera convaincu que déjà l'existence du nouvel Etat pouvait inspirer des craintes sérieuses.
(Note de bas de page) Il est vrai que la position du roi était on ne peut plus difficile, on ne peut plus délicate. Depuis 1813, la nation hollandaise avait secoué le joug de la France ; elle avait rappelé Guillaume de l'exil, pour le mettre à sa tête ; elle avait repris son rang parmi les peuples indépendants, tandis que la Belgique, conquise sur les armées de Napoléon Ier, devait, aux termes du traité de Paris (30 mai 1814), servir d'accroissement de territoire à son ancienne rivale. Fallait-il subordonner sa nationalité, son culte, ses intérêts, ses affections, tout son avenir, aux exigences d'une majorité composée de mandataires d'un peuple conquis, professant une autre religion, parlant une autre langue et dont les intérêts, quoique identiques dans leur ensemble, pouvaient être très différents dans une foule de circonstances particulières ? Fallait-il confier les destinées de la Hollande aux représentants de cette Belgique dont elle avait si longtemps humilié l'orgueil, fermé le fleuve et détruit le commerce ? Assurément la difficulté était grande. Mais il n'en est pas moins vrai que, si l'on voulait établir le royaume des Pays-Bas sur une base inébranlable, si l'on tendait sincèrement à cette fusion intime et complète recommandée par les puissances alliées, il fallait oublier le passé, se préoccuper de l'avenir et confondre les différences d'origine et de race dans l'unité d'une nationalité nouvelle. Guillaume 1er n'eut pas le courage de se placer à cette hauteur. Oubliant que les pouvoirs qui lui étaient conférés par la Loi Fondamentale suffisaient pour fournir au souverain le moyen de sauvegarder au besoin tous les intérêts légitimes des Hollandais, il n'accorda que cinquante-cinq représentants à la Belgique ; et ainsi, dès le premier jour, la magnifique conception de la diplomatie européenne se trouvait atteinte d'un vice irrémédiable. (Fin de la note.)
Chez les hommes de la trempe du premier roi des Pays-Bas, une première faute est à peu près inévitablement suivie d'une longue série de fautes nouvelles. La division en Belges et en Hollandais une fois introduite dans les Chambres et dans les débats journaliers de la presse, Guillaume se mit ostensiblement à la tête de ses premiers sujets. Il se montra Hollandais dans la collation des emplois publics, dans la répartition des grades militaires, dans l'établissement des impôts, dans le choix de la langue officielle, et jusque dans la désignation du siége des grandes institutions nationales ; bref, il se fit partout et en toute occasion l'homme des intérêts et des passions d'une minorité de Hollandais, au détriment des droits et des susceptibilités légitimes d'une majorité de Belges.
Ce déplorable système se manifesta jusque dans la sphère élevée des intérêts religieux. De même que Guillaume s'était fait le chef de deux (page 5) millions de Hollandais coalisés contre quatre millions de Belges, il se fit l'instrument et le complice d'un million et demi de Calvinistes placés face de quatre millions et demi de Catholiques. Il persécuta les membres du clergé qui revendiquaient les droits et les libertés de l'Église ; il fit aux associations religieuses, vouées à l'instruction, la défense de recevoir au nombre de leurs membres des candidats non pourvus d'un diplôme de capacité, délivré par un jury où n'entraient que les délégués du pouvoir ; il expulsa du royaume les Frères de la doctrine chrétienne ; il supprima les athénées et les colléges établis sous le patronage des évêques ; il accorda une protection bruyante à la petite Eglise janséniste d'Utrecht ; et enfin, pour couronner l'œuvre, il ressuscita, sous le nom de Collége philosophique, ce célèbre Séminaire général de 1787 qui avait amené la révolution brabançonne et la déchéance de Joseph II !
Guil1aume avait espéré que le gouvernement, en dirigeant ses coups contre le clergé belge, se serait procuré l'appui des libéraux des provinces méridionales ; mais cet espoir, un instant réalisé, ne tarda pas à faire place à une déception cruelle. Les deux partis nationaux comprirent que leurs luttes stériles ne produisaient d'autre résultat que l'affaiblissement des uns et des autres, au profit des Hollandais et au détriment des neiges. Les libéraux se déclarèrent les défenseurs de la liberté des cultes, de la liberté d'enseignement et de la liberté d'association ; et les catholiques, après quelques hésitations, s'unirent à leurs anciens adversaires pour réclamer la responsabilité ministérielle, l'institution du jury, l'inamovibilité des juges, la liberté de la presse et, en général, toutes les conséquences rationnelles du régime parlementaire. L'Union se conclut aux applaudissements du pays, et bientôt le trône, entouré de deux millions de Hollandais, se vit en présence des réclamations énergiques, constantes et unanimes de quatre millions de Belges. En 1828, des milliers de pétitionnaires, appartenant à toutes les classes, s'adressèrent aux Etats Généraux pour réclamer le redressement des griefs de la nation. Nobles, prêtres, membres des professions libérales, fabricants, armateurs, cultivateurs, ouvriers, tous demandaient l'application large et généreuse des libertés consacrées par la Loi fondamentale (Pour les détails, voyez ci-après le ch. IX).
(page 6) Comme cette démarche ne produisit aucun changement dans l'attitude du pouvoir, le mouvement se manifesta de nouveau en 1829, et cette fois les pétitions arrivèrent par centaines sur le bureau de la seconde Chambre des États Généraux.
On sait ce qui suivit. Les députés hollandais insultèrent les pétitionnaires et ceux qui prenaient leur défense dans l'enceinte des Chambres ; les officiers du parquet multiplièrent les procès de presse et poursuivirent les journalistes indépendants avec une rigueur inusitée ; et le roi Guillaume, dédaignant et. bravant le mouvement national, répondit par un arrêté déclarant incapables d'occuper une fonction civile ou ecclésiastique tous ceux qui, méprisant l'enseignement de l'État, auraient fait leurs études en pays étranger. Les pétitionnaires n'obtinrent qu'une seule concession : la fréquentation du Collége philosophique cessa d'être obligatoire, pour devenir simplement facultative.
Plein de confiance dans la force et la durée de l'organisation monarchique que le Congrès de Vienne avait donnée à l'Europe ; rassuré d'ailleurs par des alliances de famille qui, à son avis, lui garantissaient l'appui des souverains les plus puissants et les plus redoutés, Guillaume 1er adressa, le 11 décembre 1829, à la seconde Chambre des États Généraux, un message rempli de menaces à peine déguisées. « La presse, » disait-il, «... avilie par des malveillants au point d'être devenue un moyen de provoquer la dissension, le mécontentement, les haines religieuses, l'esprit de faction, de censure et. de révolte, a tellement miné la tranquillité publique, la force morale de Etat, la marche libre du gouvernement et l'observation des devoirs attachés aux fonctions publiques, que c'est pour nous un devoir douloureux à remplir de fixer sérieusement sur cet objet notre attention commune. » Il ajoutait : « La nation a le droit d'attendre de Nous que Nous mettions autant de fermeté à repousser des prétentions inconsidérées, que Nous avons d'empressement à accueillir de sages désirs. Cette fermeté, qui est la base du bonheur social, est également le principe constitutif de notre règne, et Nous ne doutons pas que l'assurance que Nous donnons ici de notre répugnance à dépasser la ligne qui sépare la fermeté nécessaire d'une indulgence déplacée, n'encourage les gens de bien et ne déjoue tout espoir de voir réussir les moyens de violence et de résistance. » Le divorce entre le roi et la nation était à la veille de s'accomplir !
Sous ces tristes auspices s'ouvrit l'année 1830.
(page 7) La nouvelle de la révolution de Paris et de la chute de la branche aînée des Bourbons, arrivant à Bruxelles au moment où le mécontentement de toutes les classes était parvenu à son apogée, produisit un effet qu'il était facile de présager. A l'aspect d'une illustre et puissante monarchie, renversée à la suite d'un combat de trois jours dans quelques rues de sa capitale, l'attitude et le langage des adversaires du gouvernement néerlandais prirent un caractère de hauteur et de menace jusque-là sans précédents dans nos débats politiques. On ne se gênait plus pour prédire hautement à Guillaume 1er le triste sort de Charles X, s'il persistait à dédaigner les vœux légitimes de la majorité de son peuple. Dans les rues, sur les places publiques, dans les cafés, dans les ateliers, on lisait à haute voix les journaux de Paris, et partout le peuple applaudissait à outrance. « Voilà, disait-on, comme on fait une révolution ! Un roi se parjure, et on le chasse ! Vivent les barricades ! Vivent les bras populaires pour écraser le despotisme et ses satellites ! Vive le peuple ! » Tels étaient partout les commentaires de la foule (De Gerlache, Hist. du royaume des Pays-Bas. t. II, p. 245, 3e édition).
Alarmée par l'état d'effervescence où se trouvaient les esprits, l'autorité communale, saisissant le prétexte du mauvais temps, avait décidé que, cette fois, le 24 août, jour anniversaire de la naissance du roi, ne serait pas l'occasion d'une fête publique ; mais, par une singulière inadvertance, cette même autorité ne s'était pas opposée à ce que, le 25 août, la troupe du théâtre de la Monnaie donnât une représentation de la Muette de Portici ; elle n'avait pas compris que, dans la situation alarmante créée par la victoire récente du peuple de Paris, l'exaltation de l'émeute sur la scène devait naturellement amener l'émeute sur la place publique.
(page 8) Elle ne tarda pas à recueillir les tristes fruits de son imprudence. Au moment de l'ouverture des portes du théâtre, une foule bruyante et obéissant visiblement à une impulsion commune se pressait sur la place de la Monnaie. En un clin d'œil la salle fut comble, et, en attendant la levée du rideau, on se livra sur tous les bancs à des protestations énergiques contre la politique du roi et des ministres. Puisque la voie solennelle du pétitionnement général devait être abandonnée comme inefficace, il était temps, disait-on, d'obtenir par l'emploi de la force le redressement des griefs de la nation. Pendant la durée du premier acte, l'attitude des spectateurs fut assez paisible ; mais, au second, lorsque le pêcheur napolitain voue sa vie au triomphe de la liberté, à l'indépendance du pays et à l'expulsion de l'étranger, une exaltation fébrile s'empara de toutes les têtes. Dès cet instant, au milieu d'une animation toujours croissante, les acteurs furent contraints de répéter tous les passages auxquels il était possible de rattacher une allusion à la domination hollandaise ; et enfin, à l'issue du spectacle, la grande majorité des assistants arriva sur la place en poussant énergiquement le cri significatif : «Vive la liberté ! ».
Groupés autour du péristyle ou disséminés dans les cafés du voisinage, quelques centaines d'individus, appartenant en général aux classes moyennes, attendaient ce signal avec une impatience mal dissimulée (Note de bas de page : A dix heures du soir, on entendit dans les cabarets voisins plusieurs individus tenir ce langage : « Partons ! On nous attend !... ») Ils se réunirent en criant avec ensemble : «Vive de Potter ! Vive la liberté !" ; puis, sans un seul indice d'hésitation, ils se mirent en route. Brisant les réverbères, pillant les boutiques des armuriers, tirant en l'air des coups de fusil ou de pistolet, ils se divisèrent bientôt en deux bandes, qui se rendirent successivement devant les demeures du procureur du roi, du bourgmestre, du directeur de la police et du trop fameux journaliste ministériel Libri-Bagnano. Chez les deux premiers, on se contenta de saccager les persiennes et les vitres ; mais, chez les autres, on ne se retira qu'après avoir brisé les meubles et ravagé tous les appartements de fond en comble.
Tandis que ces scènes sauvages jetaient la terreur dans quelques quartiers de la ville, un autre groupe, composé de prolétaires en grande partie armés et obéissant avec une sorte de discipline à des meneurs (page 9) restés inconnus, se forma sur la place du palais de Justice. A minuit, ce rassemblement, qui comptait deux cents individus au plus, s'ébranla sous le commandement de ses chefs, brisa les fenêtres du palais, traversa la rue de la Paille en criant «A bas Van Maanen ! », et finit par se poster devant l'hôtel de ce ministre, au Petit-Sablon. Après avoir tout brisé, sans en excepter même le modeste ameublement de la loge du portier, on fit, à l'aide des débris, un grand feu sur la place, et quelques hommes, à bras nus et à figure sinistre, proposèrent d'y jeter les archives du ministère. Le conseil fut d'abord suivi ; mais bientôt, trouvant l'opération trop longue et trop fatigante, un individu en guenilles cria : « Ne portons plus ! Brûlons la maison ! » La foule applaudit ; le feu fut mis à l'hôtel, et vers deux heures du matin, d'immenses colonnes de fumée et de flammes montèrent de toutes les fenêtres, aux applaudissements et aux cris de triomphe de plusieurs milliers de spectateurs.
Dans cette nuit si pleine de périls et d'alarmes, les autorités supérieures de la capitale, qui toutes avaient eu le grand tort de dédaigner les avis de la police, s'étaient établies en permanence à l'hôtel de ville. Là se trouvaient le gouverneur, le directeur de la police, les échevins, le procureur du roi, les membres du conseil communal, le commandant de la place et le général commandant la province. Une foule d'avis furent émis, mais aucun d'eux ne réunit la majorité des suffrages. On manquait à la fois d'énergie morale pour dicter les ordres et de force matérielle pour les faire exécuter. La garnison, composée d'environ quinze cents hommes, était manifestement insuffisante, alors même qu'on eût pu compter sur la fidélité absolue des soldats belges, qui en formaient à peu près les deux tiers. La garde communale, immédiatement convoquée, eût fourni une masse plus imposante. Mais convenait-il de lui remettre les armes qui, suivant la législation de l'époque, étaient déposées dans une caserne ? Pouvait-on compter sur son obéissance ? N'irait-elle pas se placer entre les soldats et le peuple ? Toutes ces questions et une foule d'autres étaient longuement discutées ; au lieu d'agir avec énergie et promptitude, on dépensait un temps précieux en débats stériles, lorsque, vers six heures du matin, quelques citoyens courageux arrivèrent à l'hôtel de ville et demandèrent l'autorisation d'organiser une garde bourgeoise, uniquement composée d'hommes intéressés au maintien de l’ordre. Leur demande fut (page 10) accueillie, et ils obtinrent la permission de s'armer à l'aide des fusils de la garde communale déposés à la caserne des Annonciades, Cette nouvelle se répandit avec une rapidité extraordinaire. Pendant que les détachements éparpillés de la garnison, renonçant à la lutte, se concentraient devant le palais du roi, des centaines de propriétaires, de négociants, d'artisans et d'hommes appartenant aux professions libérales accouraient à l'hôtel de ville, pour se placer dans les rangs de la garde bourgeoise. Divisés en groupes, placés sous le commandement de chefs librement élus, ils organisaient des patrouilles, haranguaient le peuple, plaçaient des sentinelles et protégeaient les maisons menacées de pillage.
Il était temps ! Une bande, qui avait envahi l'hôtel du gouvernement provincial, brisait les meubles et saccageait les archives. La maison du commandant de la place éprouvait le même sort, et déjà plus d'un prolétaire s'écriait qu'on devait traiter le palais du roi comme on avait traité l'hôtel de son ministre. Une foule d'hommes sans aveu, qui s'étaient procuré des armes dans le désordre de la nuit, entraient dans les boutiques et les cabarets, exigeant des vêtements et des boissons, brisant et pillant au moindre refus. Dans plusieurs endroits, les patrouilles militaires, forcées de se défendre, avaient fait feu, et dix-huit cadavres gisaient sur la voie publique. Enfin, pour que rien ne manquât à ces tristes scènes, une partie de la populace s'était répandue dans la campagne, pour incendier les fabriques établies dans les communes voisines.
La garde bourgeoise réussit heureusement à mettre un terme au désordre. La plupart des prolétaires consentirent à vendre leurs fusils ; les autres furent désarmés de force, et, avant la nuit, la confiance et la sécurité étaient rendues à tous les quartiers de la ville. Le lendemain, 27 août, la garde reçut une organisation régulière et le baron d'Hoogvorst en prit le commandement supérieur.
Mais il ne suffisait pas de rétablir momentanément le calme et l'ordre sur la voie publique ; il importait avant tout de ramener la confiance et l'affection dans les esprits, en obtenant de la couronne les équitables concessions que réclamait l'opinion publique.
Le 28 août, à sept heures du soir, des habitants notables se réunirent à l'hôtel de ville, au nombre de quarante-quatre, et, après avoir vainement réclamé le concours du gouverneur civil et du conseil communal, (page 11) ils confièrent à cinq d'entre eux le soin de rédiger une adresse au roi Guillaume. Ces cinq délégués présentèrent, une demi-heure après, le projet suivant, qui fut adopté à l'unanimité des suffrages :
« Sire,
« Les soussignés, vos respectueux et fidèles sujets, prennent la liberté, dans les circonstances difficiles où se trouvent la ville de Bruxelles et d'autres villes du royaume, de députer vers Votre Majesté cinq de ses citoyens (MM. le baron Joseph d'Hoogvorst, Félix de Mérode, Gendebien, Frédéric de Sécus et Palmaert père) chargés de Lui exposer que jamais, dans une crise pareille, les bons habitants ne méritèrent davantage l'estime de Votre Majesté et la reconnaissance publique. Ils ont, par leur fermeté et leur courage, calmé en trois jours l'effervescence la plus menaçante, et fait cesser de graves désordres. Mais, Sire, ils ne peuvent le dissimuler à Votre Majesté : le mécontentement a des racines profondes ; partout on sent les conséquences du système funeste suivi des ministres qui méconnaissent et nos vœux et nos besoins. Aujourd'hui, maîtres du mouvement, rien ne répond aux bons citoyens de Bruxelles que, si la nation n'est pas apaisée, ils ne soient eux-mêmes les victimes de leurs efforts. Ils vous supplient donc, Sire, par tous les sentiments généreux qui animent le cœur de Votre Majesté, d'écouter leur voix et de mettre ainsi un terme à leurs justes doléances. Pleins de confiance dans la bonté de Votre Majesté et dans sa justice, ils n'ont député vers vous leurs concitoyens que pour acquérir la douce certitude que les maux dont on se plaint seront aussitôt réparés que connus. Les soussignés sont convaincus qu'un des meilleurs moyens pour parvenir à ce but si désiré serait la prompte convocation des États Généraux.
« Bruxelles, 28 août 1830. »
(page 12) Après que l'adresse eut reçu les signatures de tous les assistants, l'assemblée procéda à la nomination d'une députation de cinq membres, chargée de porter ce document à La Haye et d'exposer verbalement au roi les griefs et les vœux des habitants des provinces méridionales.
Lorsque cette députation quitta Bruxelles dans la matinée du 29, la ville avait repris son aspect ordinaire. Les boutiques étaient ouvertes, les marchés approvisionnés, les lieux publics fréquentés par une foule paisible. Les patrouilles de la garde bourgeoise sillonnant les rues et la présence d'un camp en face du palais du roi indiquaient seules qu'on se trouvait à une époque d'effervescence et de crise. Il en était tout autrement lorsque, quatre jours après, les députés revinrent de la résidence royale. Les écussons du chef de l'État avaient disparu ; les arbres des boulevards, abattus par le peuple, obstruaient les abords des barrières ; des barricades surmontées des vieilles couleurs brabançonnes se dressaient dans les rues ; des pierres et des poutres, entassées jusque sur les toits des maisons les plus exposées, dénotaient la résolution d'une défense à outrance : bref, partout où ils portaient leurs regards, ils apercevaient les signes avant-coureurs d'un bouleversement politique.
Des incidents très-graves étaient survenus pendant leur absence.
A la première nouvelle des tristes épisodes de la nuit du 25 août, le roi Guillaume avait convoqué le conseil des ministres. Il y fut décidé que le prince d'Orange et le prince Frédéric prendraient immédiatement le chemin de Bruxelles, pendant qu'on dirigerait sur la même ville toutes les troupes disponibles dans les provinces septentrionales.
(page 13) Les princes partirent dans la nuit du 28 et arrivèrent le 30 à Vilvorde, où ils établirent leur quartier général, entourés d'un corps d'armée de cinq à six mille hommes.
Malheureusement, aussitôt que le peuple apprit que l'armée faisait des préparatifs pour venir se substituer à la garde bourgeoise, une agitation violente, cette fois impossible à comprimer, se manifesta dans tous les quartiers. Les boutiques se fermèrent, la foule se précipita vers l'hôtel de ville, et partout on entendit, avec les cris « Aux armes ! Aux armes ! » des menaces significatives à l'adresse de ceux qui oseraient prêter la main à l'exécution des ordres partis de La Haye. Hommes, femmes, enfants, tous se mirent à l'œuvre, et, en moins de deux heures, on vit surgir les redoutables moyens de résistance dont nous venons de parler. La garde bourgeoise elle-même ne se montrait guère disposée à céder la place avant le redressement des griefs de la nation. Il est certain que, si les princes avaient persisté dans la résolution d'entrer à Bruxelles à la tête des soldats placés sous leurs ordres, des flots de sang auraient inondé les rues de la capitale. Le péril ne fut écarté que par l'héroïsme du prince d'Orange, qui consentit à se rendre seul dans une grande cité où le pouvoir royal n'avait plus qu'une existence nominale (1er septembre).
Ainsi qu'il arrive toujours en temps de révolution, les exigences du peuple soulevé s'accrurent d'heure en heure. Le 28 août, on ne demandait que le redressement des griefs allégués par les provinces méridionales : le 1er septembre, les mots de séparation administrative étaient sur toutes les lèvres. A la lecture des outrages et des bravades qui remplissaient les colonnes des feuilles hollandaises, le vœu d'une séparation administrative s'était brusquement manifesté de toutes parts avec une énergie contre laquelle il était désormais inutile de lutter. Dans les salons, dans les cafés, dans tous les lieux publics, on rencontrait des orateurs qui s'efforçaient de prouver que la dissolution de l'union contractée en 1815 était le seul moyen de sauvegarder les droits et les intérêts des Belges. « Séparons-nous ! Chacun chez soi ! Les Hollandais en Hollande, les Belges en Belgique ! Plus d'autre lien, d'autre point de contact que la dynastie régnante ! » Tel était le cri général.
Ce fut au milieu de cette explosion du sentiment national que les (page 14) cinq députés envoyés à La Haye firent connaître le résultat de leurs efforts, dans une proclamation ainsi conçue (Note de bas de page : Le rapport avait été adressé aux citoyens notables dont la députation tenait son mandat.) :
« Arrivés à La Haye, lundi 30 août, à une heure, nous avons demandé une audience à Sa Majesté. Une demi-heure s'était à peine écoulée, que déjà nous avions reçu une réponse favorable. Le mardi à midi, nous nous sommes rendus au palais. Sa Majesté nous a reçus avec bienveillance, nous a demandé nos pouvoirs et n'a pas décliné le titre en vertu duquel nous nous présentions.
« Après avoir entendu la lecture de notre mission écrite, Sa Majesté nous a dit qu'elle était charmée d'avoir pu devancer nos vœux, en convoquant les États Généraux pour le 15 septembre : moyen légal et sûr de connaître et de satisfaire les vœux de toutes les parties du royaume, de faire droit aux doléances et d'établir les moyens d'y satisfaire.
« Après quelques considérations générales, nous sommes entrés dans l'exposé, puis dans la discussion des divers points dont votre réunion du 28 nous avait chargés verbalement de faire communication à Sa Majesté..
« Une discussion s'est établie sur les théories de la responsabilité ministérielle et du contre-seing. Le roi a dit que la loi fondamentale n'avait pas consacré nos théories ; qu'elles pouvaient être justes et même utiles, mais qu'elles ne pouvaient être établies que par un changement à la loi fondamentale, de commun accord avec les États Généraux convoqués en nombre double ; qu'une session extraordinaire s'ouvrant le 15 septembre, il pourrait y avoir lieu, soit à sa demande, soit sur l'invitation de la seconde Chambre, à une proposition sur ce point, comme sur tous les autres exposés par nous et jugés utiles ou avantageux au pays.
« Sur la demande du renvoi de quelques ministres et particulièrement (page 15) de M. Van Maanen, Sa Majesté n'a pas dit un mot en leur faveur ; Elle n'a ni témoigné de l'humeur, ni articulé de contradiction sur les plaintes que nous Lui avons énumérées longuement à leur charge. Elle a fait observer que la loi fondamentale lui donne le libre choix de ses ministres ; que du reste Elle ne pouvait prendre aucune détermination aussi longtemps qu'Elle y paraîtrait contrainte ; qu'Elle tenait trop à l'honneur de conserver sa dignité royale, pour paraître céder, comme celui à qui on demande quelque chose le pistolet sur la gorge. Elle nous a laissé visiblement entrevoir, ainsi qu'aux députés liégeois, qu'Elle pourrait prendre notre demande en considération.
« Au sujet de la Haute-Cour, Sa Majesté a dit que ce n'était qu'après mûre délibération que le lieu de son établissement avait été choisi ; que du reste Elle s'occuperait de cette réclamation et aviserait au moyen de concilier tous les intérêts.
« Sur nos demandes au sujet de l'inégale répartition des emplois et des administrations publiques, Sa Majesté a paru affligée, et, sans contester la vérité des faits, Elle a dit qu'il était bien difficile de diviser l’administration ; qu'il était bien plus difficile encore de contenter tout le monde ; qu'au reste Elle s'occuperait de cet objet aussitôt que le bon ordre serait rétabli. Qu'il convenait, avant tout, que les princes, ses fils, rentrassent dans Bruxelles à la tête de leurs troupes et fissent ainsi cesser l'état apparent d'une obsession à laquelle Elle ne pouvait céder, sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume.
« Après de longues considérations sur les inconvénients et même les désastres probables d'une entrée de vive force par les troupes, et les avantages d’une convention et d'une proclamation pour cette entrée, en maintenant l'occupation partielle des postes de la ville par la garde bourgeoise, Sa Majesté nous a invités à voir le ministre de l'Intérieur et à nous présenter aux princes, lors de notre retour à Bruxelles. En terminant, Sa Majesté a exprimé le désir que tout se calmât au plus vite et nous a dit avec une vive émotion et répété à plusieurs fois combien Elle avait horreur du sang.
« Après deux heures d'audience, nous avons quitté Sa Majesté, et nous sommes allés chez le ministre de l'Intérieur qui, devant se rendre chez le Roi, nous a donné rendez-vous à huit heures du soir.
(page 16) « Les mêmes discussions se sont établies sur les divers objets soumis par nous à Sa Majesté ; tout s'est fait avec une franchise et un abandon qui ont donné les plus grandes espérances. M. de Lacoste (Ministre de l’Interieur) nous a prouvé qu'il a le cœur belge et qu'il est animé des meilleures intentions.
« Bruxelles, le 2 septembre 1830.
« Jos. d'Hoogvorst ; Alex. Gendebien ; comte Félix de Mérode ; baron Frédéric de Sécus fils ; Palmaert père. » ,
On devine sans peine l'effet que cette publication devait produire dans les masses. Au point où les choses en étaient venues, cet appel à la légalité, ces promesses dépourvues d'engagements positifs, ce désir de faire du désarmement du peuple la condition du renvoi des ministres impopulaires, en un mot, ces intentions bienveillantes, loyalement mais timidement manifestées, ne pouvaient plus arrêter les esprits déjà lancés dans une voie révolutionnaire. A mesure que le rapport était connu, des cris et des menaces se faisaient entendre jusque dans les rangs de la garde bourgeoise. On parlait de perfidie, de promesses trompeuses, de piéges tendus à la bonne foi du peuple. Les exemplaires de la proclamation affichés aux coins des rues furent arrachés, lacérés et brûlés sur la place de l'hôtel de ville, au milieu des huées et des sifflets de la foule. Il fallait que la popularité des députés fut bien grande pour ne pas être atteinte par la réprobation à peu près unanime que rencontrait leur œuvre !
Malgré le dévouement et l'énergie de la bourgeoisie armée, le péril devenait à chaque instant plus imminent et plus redoutable.
Dans la matinée du 5 septembre, les membres des Etats Généraux présents à Bruxelles se rendirent auprès du prince d'Orange. Ils lui dirent que, malgré l'entraînement des esprits, la dynastie des Nassau n'avait pas cessé d'être le vœu unanime des Belges ; mais ils ajoutèrent que désormais une séparation administrative entre le Nord et le Midi du royaume était l'unique moyen de mettre un terme au désordre. Les membres de la Commission consultative, que le prince avait instituée le jour de son arrivée, tinrent le même langage, et leurs allégations furent (page 17) énergiquement confirmées par tous les chefs de la garde bourgeoise. Alors le noble descendant des Nassau, qui s'était si généreusement confié à la loyauté du peuple, prit le parti d'aller lui-même déposer les vœux de la nation au pied du trône ; et, en retour, la garde, par l'organe des commandants des sections, s'engagea sur l'honneur à ne pas souffrir de changement de dynastie, à protéger la ville et à veiller à la sécurité des palais (Note de bas de page : Voyez. les proclamations publiées dans la journée du 3 septembre).
Le prince partit à cheval, vers trois heures, entouré des chefs de la garde bourgeoise et suivi de son état-major. Les troupes de la garnison, qui avaient jusque-là bivaqué sur la place des Palais, ne tardèrent pas à se diriger à leur tour sur Vilvorde, et, à l'arrivée de la nuit, la capitale était entièrement abandonnée à elle-même.
On le voit ; jusqu'à ce jour, le mouvement n'avait pas franchi les dernières limites de la légalité. Le prince se berçait de l'espoir de revenir bientôt à Bruxelles, au milieu des acclamations unanimes d'un peuple loyal sincèrement réconcilié avec son souverain. La bourgeoisie armée était fermement résolue à ne pas souffrir qu'un changement de dynastie sortît de la suspension momentanée du régime ordinaire. L'un et l'autre agissaient avec une incontestable sincérité, mais l'un et l'autre avaient oublié de faire entrer dans leurs calculs les brusques péripéties qu'amène toujours le déchaînement du lion populaire. Le prince d'Orange ne devait plus revoir le palais qu'il venait de quitter, et, quelques semaines plus tard, la dynastie des Nassau, maintenant encore le vœu unanime des Belges, était solennellement et à perpétuité exclue de tout pouvoir en Belgique !
Durant les premiers jours qui suivirent le départ de l'héritier du trône, l'ordre matériel ne fut pas troublé ; mais le mouvement de résistance à la domination hollandaise se développa avec une vigueur extraordinaire. Les scènes de violence qui avaient alarmé Bruxelles se reproduisirent, avec plus ou moins de désordre, à Liége, à Bruges, à Louvain, à Mons, à Namur, à Tournai, à Verviers, à Charleroi, à Ath et ailleurs. Chaque jour des centaines de volontaires armés arrivaient de toutes les provinces pour partager les dangers de la capitale, et leur nombre ne tarda pas à devenir tellement considérable que, par une proclamation du 8 septembre, le commandant en chef de la garde (page 18) bourgeoise dut les engager à suspendre leur marche jusqu'au jour où l'intérêt de la patrie réclamerait leur présence. Le mot décisif de révolution n'était pas encore prononcé ; mais on se permettait de plus en plus des actes qui, au premier mouvement des troupes royales, ne pouvaient manquer d'amener une collision sanglante. Cinq cents déserteurs de l'armée furent reçus, fêtés et logés à la caserne du Petit-Château.
Cependant, depuis le 27 août, l'autorité légale n'était plus représentée que par le gouverneur civil et le conseil communal, le premier suspect comme agent de la politique hollandaise et le second dépourvu d'influence réelle sur le peuple. Cette autorité, faible, vacillante, déconsidérée et n'ayant d'autre appui que l'assentiment chaque jour plus douteux de la garde bourgeoise, devint manifestement insuffisante lorsque les feuilles hollandaises, combattant énergiquement le vœu de la séparation, commirent l'inconcevable imprudence de faire un appel aux armes. Les rebelles des provinces méridionales y étaient signalés à la vindicte des lois ; les chefs du mouvement national étaient transformés en chefs de brigands et d'incendiaires ; le Handelsblad d'Amsterdam demandait ironiquement qui « avait donné aux Bruxellois le droit d'avoir une volonté », et l'Arnemsche Courant poussait l'aveuglement et la haine au point de s'écrier : « Aux armes ! A bas les rebelles ! Sang de rebelles n'est pas sang de frères ! » Par une conséquence inévitable, les journaux belges relevaient ces attaques, insultaient et menaçaient les Hollandais ; le peuple, grossièrement provoqué, prenait fait et cause pour la presse nationale, et bientôt on vit se produire des symptômes tellement redoutables que, de l'aveu de tous, l'institution d'un pouvoir central, jouissant de la confiance des masses, était le seul moyen de prévenir une catastrophe.
Après avoir obtenu l'assentiment du gouverneur et de l'administration communale, les membres des États Généraux présents à Bruxelles, les délégués de la garde bourgeoise et plusieurs habitants notables se réunirent à l'hôtel de ville, le 8 septembre, à six heures du soir. Ils y procédèrent, par voie de scrutin secret, à la formation d'une liste de seize candidats, parmi lesquels le conseil communal choisit, le lendemain, huit membres d'une Commission de sûreté publique.
La Commission fit aussitôt connaître son installation et la nature de son mandat dans les termes suivants :
(page 19) « HABITANTS DE BRUXELLES !
« La Commission de sûreté, choisie par les sections et nommée par la régence, est installée.
« Elle vous engage à attendre avec calme le résultat de l'ouverture des États Généraux., persuadés que vous devez être, que les députés des provinces méridionales soutiendront en loyaux mandataires les vœux de ces provinces.
» Elle vient. d'acquérir la certitude ,qu'à partir de lundi prochain les ouvriers sans occupation seront admis à travailler au boulevard entre la porte de Hal et celle d'Anderlecht.
« Elle invite cependant les chefs d'ateliers à conserver du travail à leurs ouvriers.
« Elle a invité la régence, dans l'intérêt du commerce, à faire achever au plus tôt les travaux du canal, et à annoncer 1'époque de son ouverture, afin de rétablir les communications commerciales.
« Elle prendra toutes les mesures nécessaires, en s'assurant du commun accord des autres villes, pour le maintien de la dynastie et de la tranquillité publique, et pour faire converger les opinions et les efforts des citoyens vers un même but patriotique, en sorte qu'ils ne soient détournés de cet intérêt légitime par aucune influence étrangère.
« Fait à Bruxelles, le 11 septembre 1830.
« Comte Félix de Mérode ; A. Gendebien ; Rouppe ; F. Meeus ; Sylvain Van de Weyer. »
En plaçant au premier rang de ses devoirs le maintien de la dynastie régnante, la Commission de sûreté n'était plus, comme elle l'eût été six jours auparavant, l'organe des vœux unanimes des Belges. Dans les débats qui précédèrent sa formation, le projet d'établir un gouvernement provisoire avait été chaleureusement proposé par plusieurs membres de l'assemblée. A chaque instant la pente sur laquelle on s'était engagé devenait plus glissante, et les hommes modérés eux-mêmes commençaient à se familiariser avec l'idée d'une révolution analogue à celle qui avait amené l'expulsion de Charles X.
(page 20) La Commission de sûreté ne s'en mit pas moins à l'œuvre avec un dévouement à la hauteur des circonstances. Ses efforts obtinrent d'abord un plein succès. La ville reprenait peu à peu son aspect ordinaire ; la confiance renaissait ; le commerce et le travail allaient sortir de leur marasme, lorsque, par une déplorable coïncidence, le discours prononcé par le roi, le 13 septembre, à l'ouverture des États Généraux, vint se combiner avec l'attitude menaçante des troupes et amena des désordres à côté desquels tous les mouvements antérieurs étaient dépourvus de couleur et d'importance.
Guillaume 1er avait soumis à l'appréciation des États Généraux le problème de la séparation administrative du Nord et du Midi du royaume ; mais, après avoir rappelé que ce vœu ne pouvait être réalisé que suivant les formes lentes et solennelles tracées par la Constitution des Pays-Bas, il avait ajouté : «... Je ne cèderai jamais à l'esprit de parti, et je ne consentirai jamais à des mesures qui sacrifieraient le bien-être et les intérêts de la patrie aux passions et à la violence. » Il était évident que le chef de l'État, devant à la fois sauvegarder sa dignité personnelle et rester fidèle aux serments qu'il avait prêtés à son avénement au trône, ne pouvait tenir un autre langage ; mais, à Bruxelles, où l'on semblait ne pas se douter des difficultés de toute nature que la séparation devait rencontrer sur le terrain de la légalité et sur le terrain des faits, où l'on voulait que le vœu émis par le peuple obtînt une réalisation complète et immédiate, à Bruxelles le discours du roi, envisagé comme un piége tendu à la bonne foi de la nation, fut brûlé sur' la place publique. Les outrages prodigués aux députés belges par la populace de La Haye augmentèrent l'irritation, et celle-ci dépassa toutes les bornes lorsqu'on apprit que le prince Frédéric, sans attendre la décision des États Généraux, voulait entrer à Bruxelles, à la tête d'un corps de 10,000 hommes de troupes d'élite.
Le 20 septembre, à sept heures du matin, l'aspect sinistre de la ville disait assez que des événements graves allaient s'accomplir. Les magasins et les lieux publics étaient fermés ; la circulation des voitures avait cessé ; la police avait disparu ; les membres de la milice bourgeoise, alignés, l'arme au pied, devant leurs corps de garde, étaient visiblement irrésolus ; l'inquiétude, l'effroi, la crainte du pillage se montraient sur les traits des rares habitants qui se hasardaient (page 21) à franchir le seuil de leurs demeures ; un lugubre silence, souvent interrompu par les cris et les vociférations des bandes de prolétaires qui se dirigeaient vers l'hôtel de ville, avait remplacé le tableau si plein de vie et d'activité qui annonce le réveil d'une grande capitale.
Une demi-heure plus tard, plusieurs milliers d'hommes du peuple, parmi lesquels on remarquait un grand nombre de volontaires accourus des villes de province, étaient réunis devant l'antique édifice où siégeaient la Commission de sûreté, l'état-major de la garde bourgeoise et plusieurs habitants notables jouissant de la confiance de leurs concitoyens. Toute cette multitude criait qu'il était temps d'en finir, qu'un mois entier s'était passé en négociations stériles, que les Hollandais s'avançaient pour massacrer le peuple, que les bourgeois ne cherchaient que le prétexte et le moyen de se réconcilier avec le gouvernement de La Haye. La foule, de plus en plus surexcitée par ces discours, se fractionna ensuite en plusieurs bandes, qui se mirent à parcourir les rues en poussant les cris : « Aux armes ! Aux armes ! Mort aux traîtres ! » L'une d'elles s'empara de cinq caisses de fusils imprudemment déposées sous les galeries intérieures du palais de justice, et dès lors toute résistance devint impossible. Les postes de la garde bourgeoise, faiblement défendus, furent désarmés les uns à la suite des autres, et lorsque, deux heures après, les divers groupes se réunirent de nouveau sur la place de l'hôtel de ville, ils exigèrent avec menaces qu'on leur livrât toutes les armes qui se trouvaient à la disposition de la Commission de sûreté. Ce fut en vain que celle-ci voulut défendre l'entrée du local de ses séances. La populace enfonça les portes, s'empara des armes, brisa des meubles précieux et fit courir un danger réel aux hommes qui s'efforçaient de calmer ses fureurs.
Alors un découragement profond s'empara des défenseurs les plus purs et les plus désintéressés de la cause nationale. Voyant, d'un côté, les troupes royales concentrées à deux lieues de la capitale ; de l'autre, des bandes armées qui se montraient prêtes à braver les derniers scrupules, la plupart de ceux qui avaient joué un rôle important cherchèrent prudemment un asile. La Commission de sûreté, dissoute par le fait, disparut comme le gouverneur, comme le collége échevinal, comme le conseil de la commune. La classe inférieure était maîtresse absolue d'une somptueuse capitale !
(page 22) Trois jours plus tard, le prince Frédéric se présenta aux portes, à la tête d'une armée de 10,000 hommes.
On connaît les suites de cette agression. Le peuple, abandonné à lui-même, se défendit avec un admirable courage. Assisté de quelques centaines de volontaires venus du Hainaut, de la Flandre et surtout de la province de Liége, il combattit pendant quatre jours et termina par une victoire éclatante une lutte qui, même dans l'opinion des amis de ]a cause nationale, devait inévitablement aboutir à une défaite honteuse (Note de bas de page : On trouve des renseignements complets sur la première période de la révolution dans un ouvrage anonyme publié à Bruxelles en 1830, sous le titre de Esquisses historiques sur la révolution de Belgique en 1830 (Tarlier, 2 vol. in-8)).
Le 24 septembre, pendant que le peuple, abandonné à lui-même, sans chefs et sans impulsion commune, combattait et mourait sur les barricades, cinq citoyens courageux s'installèrent à l'hôtel de ville et se constituèrent en Commission administrative. C'étaient MM. le baron d'Hoogvorst, Ch. Rogier, Joly, de Coppin et Vanderlinden. Le 26, ils s'adjoignirent deux membres influents du parti libéral, MM. Gendebien et Van de Weyer ; et comme l'appui des catholiques, qui formaient l'immense majorité de la nation, était indispensable, ils firent également un appel au patriotisme du comte Félix de Mérode. Tous acceptèrent cette redoutable et périlleuse tâche, et la Commission ainsi reconstituée prit le titre de Gouvernement provisoire. Le 28, elle se compléta par une dernière nomination, celle de M. de Potter, le patriote énergique et désintéressé, qui venait de rentrer de l'exil où l'avait conduit son rôle de chef avoué de l'opposition nationale.
Les membres du Gouvernement provisoire se mirent immédiatement (page 23) à l'œuvre, et tous rivalisèrent d'ardeur, de courage, de dévouement et de patriotisme.
Ils n'avaient pas trop de toutes ces qualités pour surmonter la redoutable crise où le pays se voyait brusquement jeté. A l'intérieur, ils trouvaient un trésor vide ; une administration désorganisée, impopulaire, impuissante et presque tout entière dévouée à la maison d'Orange ; une inquiétude voisine du découragement dans les classes supérieures et moyennes ; une hostilité déclarée chez les armateurs et les nombreux industriels qui possédaient un marché lucratif dans les colonies hollandaises ; un peuple affamé par la suspension des relations commerciales, exalté par la victoire et livré sans défense à tontes les suggestions de la vengeance, à toutes les tentations de la misère ; et enfin une armée hostile, redoutable encore, maîtresse de toutes les forteresses et tenant la campagne à quelques kilomètres de Bruxelles. Au dehors, ils se voyaient en face de l'Europe inquiète, mécontente et prête à demander compte des atteintes portées au système d'équilibre si péniblement élaboré en 1815. Et pour remédier à tous ces maux et parer à tous ces périls, ils étaient sans finances, sans armée, sans police, avec quelques bandes de volontaires pour toute défense !
L'une des premières et des plus vives préoccupations du gouvernement provisoire fut l'affranchissement définitif du territoire national.
Sous ce rapport, la tâche incombant au pouvoir nouveau sembla d'abord aussi rude que périlleuse ; mais elle ne tarda pas à être considérablement allégée par la reddition à peu près simultanée des forteresses situées au midi de la capitale. Partout le peuple, surexcité par les glorieux combats de Bruxelles, s'était levé comme un seul homme et avait forcé les garnisons hollandaises à déposer les armes. Ath capitula le 27 septembre ; Mons, le 29 ; Tournai, le 30 ; Namur, le 2 octobre ; Philippeville, le 5 ; Marienbourg, le 4 ; Charleroi, le 5. Des nouvelles analogues arrivèrent, plus ou moins rapidement, de Liége, de Huy, d'Ostende, de Termonde et de Gand. Il ne s'agissait donc plus que de compléter la victoire par la déroute des régiments placés sous les ordres du prince Frédéric, lesquels, depuis leur expulsion de Bruxelles, se trouvaient échelonnés de Vilvorde à Anvers. On confia cette tâche aux volontaires, chaque jour plus nombreux et plus intrépides. On leur donna une organisation militaire, des munitions, des canons, des chefs, et ils firent si bien que, le découragement (page 24) de l'ennemi aidant, ils entrèrent dans Anvers, le 27 octobre, et conservèrent la ville, malgré l'effroyable bombardement ordonné par le général hollandais retranché dans la citadelle.
Le danger d'un retour offensif de l'armée hollandaise étant ainsi écarté par la valeur de nos volontaires, il s'agissait d'aborder les redoutables problèmes de politique intérieure et extérieure qui se présentaient en foule.
Le 29 septembre, trois jours après la défaite de l'armée royale dans le Parc de Bruxelles, les États Généraux, réunis à La Haye, avaient décidé qu'il était nécessaire d'établir une séparation administrative entre les provinces belges et. les provinces hollandaises du royaume des Pays-Bas.
Convenait-il de garder une attitude de réserve et de modération, en attendant que cette décision des députés du royaume eût reçu le caractère d'un principe constitutionnel ? Fallait-il au contraire marcher hardiment en avant et proclamer en droit une indépendance qui déjà existait en fait ? Quelles étaient, dans cette dernière hypothèse, les règles à suivre par rapport à l'organisation intérieure du pays ? Telles étaient les questions qui, avant toutes les autres, devaient obtenir leur solution.
Loyal, généreux, désintéressé, mais complètement incapable de cette appréciation calme et saine des choses qui distingue le véritable homme l'État, M. de Potter voulait devancer l'action du Congrès national, proclamer la déchéance de la famille royale, et même profiter de l'enthousiasme du peuple pour réaliser les utopies républicaines qui avaient charmé son imagination dans la solitude de la prison et de l'exil. « Pourquoi, disait-il, s'est faite notre l'évolution ? Parce que nous nous sommes vus obligés d'entreprendre nous-mêmes le redressement des griefs que le gouvernement déchu s'obstinait à maintenir. Ce gouvernement est tombé, écrasé sous le poids de ces griefs. Hâtons-nous donc d'en débarrasser le nôtre, afin qu'il puisse durer après nous, pur et puissant. comme il l’aura été pendant qu'il était confié à nos mains. Nous ne resterons pas ici longtemps... Nous n'avons donc pas une minute à perdre pour laisser de nous quelques nobles traces qui ne s'effaceront jamais... Frappons donc ; frappons juste et fort, et surtout frappons vite ; ne laissons debout aucun des abus dont le peuple s'est plaint, et, pour autant que possible, aucun de ceux dont il pourrait avoir à se plaindre dans la suite. » Il voulait que le gouvernement provisoire, réalisant immédiatement ce vaste programme, ne laissât (page 25) au Congrès que la modeste mission de le ratifier au nom de la nation. Oubliant en même temps les vœux du pays et les exigences de l'Europe, il demandait que tous les efforts et tous les actes du pouvoir fussent dirigés vers la fondation d'une république fédérative, Il réclamait des mesures énergiques contre les partisans du régime déchu. Il soutenait que le gouvernement provisoire « antérieur et, sinon supérieur, du moins indépendant du Congrès », devait se refuser à reconnaître la suprématie de cette assemblée et demeurer pouvoir exécutif suprême, émané du peuple (Souvenirs personnels, 2e edit., t. 1er, p. 151, 171, 174, 198 et suiv.)
Toutes ces prétentions furent énergiquement combattues par ses collègues. Ceux-ci pensaient que, depuis le bombardement de la capitale et la victoire du peuple, toute mesure moins radicale qu'une déclaration d'indépendance absolue n'aurait pas obtenu l'assentiment de la nation ; mais ils ne se croyaient pas le droit d'empiéter sur les attributions du Congrès national, à qui seul incombait la tâche de fixer définitivement le sort des Belges. Ils prétendaient que le gouvernement provisoire, issu d'une crise révolutionnaire, devait déposer ses pouvoirs le jour même où le peuple belge se trouverait régulièrement représenté par une assemblée constituante, expression légale des droits, des intérêts et des vœux de tous. Serviteurs loyaux et désintéressés de la liberté, il leur semblait irrationnel, injuste, odieux. de sévir contre les partisans de la maison d'Orange , aussi longtemps que leurs sympathies et leurs regrets ne se traduiraient pas en actes assez graves pour nécessiter des représailles. Enfin, ils ne cessaient de répéter que, surtout depuis le rétablissement de la monarchie constitutionnelle en France, la république, fédérative ou unitaire, était un anachronisme qui ne pouvait avoir d'autre résultat que de nous attirer l'hostilité de l'Europe.
Cette opinion prévalut. M. de Potter fut seul de son avis, et, par un décret du 4 octobre, publié lorsque nos volontaires n'avaient pas encore dépassé Malines, le gouvernement provisoire, laissant de côté la question dynastique, statua « que les provinces belges, violemment détachées de la Hollande, formeraient un État indépendant. » Le même décret prescrivait la rédaction d'un projet de constitution et la convocation d'un Congrès national.
(page 26) Après cette résolution importante, immédiatement ratifiée par la nation, la conduite ultérieure du gouvernement provisoire était nettement indiquée par la nature des choses. Il était obligé de laisser au Congrès national le soin de se prononcer sur la formation définitive du pouvoir exécutif et en général sur toutes les garanties constitutionnelles dont il convenait de doter le pays ; mais, en attendant la réunion de cette assemblée souveraine, il pouvait et devait faire disparaître sans retard les griefs qu'on avait si longtemps et si amèrement reprochés à l'administration néerlandaise. Sous ce rapport encore, il ne lui était pas possible de se méprendre sur les tendances réelles de l'opinion publique, Issu d'une révolution accomplie par l'alliance sincère et loyale des catholiques et des libéraux, sa tâche consistait à réaliser, en fait et en droit, autant. qu'il dépendait de lui, la généreuse et féconde maxime : « Liberté pour tous, égalité pour tous. » Aussi s'empressât-il d'entrer dans cette voie non moins nouvelle que large, avec une promptitude et une énergie auxquelles l'histoire impartiale rendra toujours hommage.
Le 12 octobre, il abrogea tous les arrêtés royaux qui avaient mis des entraves à la liberté de l'enseignement Le 16, « considérant que les entraves à la liberté d'association sont des infractions aux droits sacrés de la liberté individuelle et politique, il déclara qu'il est permis aux citoyens de s'associer, comme ils l'entendent, dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel et commercial ». Le même jour, « considérant que le domaine de l'intelligence est essentiellement libre, et qu'il importe de faire disparaître à jamais les entraves par lesquelles le pouvoir a jusqu'ici enchaîné la pensée dans son expression, sa marche et ses développements, » il proclama la liberté illimitée des cultes, des opinions, de la presse et de l'enseignement. Le 21, il décréta, comme une conséquence nécessaire de la liberté des opinions, le droit pour chaque citoyen d'ouvrir un théâtre et d'y faire représenter des pièces de tous les genres, sauf la responsabilité de l'auteur et des acteurs en cas de violation d'une loi pénale. Le 22, il supprima la haute police, « établie dans l'intérêt du pouvoir absolu et funeste à la morale publique. »
Et tandis qu'il nivelait ainsi tous les obstacles et faisait tomber toutes les barrières incompatibles avec le libre développement de la nation, il s'occupait du rétablissement de l'ordre et de ma marche des services publics, (page 27) avec cette activité vigoureuse qui sait entrer dans tous les détails et se plier à tous les besoins : approvisionnement de la capitale, prorogation de l'échéance des effets de commerce, perception des impôts, réorganisation des tribunaux, épuration de la magistrature et de l'administration, surveillance des étrangers, formation d'une armée nationale, renouvellement des conseils communaux sur la base de l'élection directe, séquestre sur les biens de la famille d'Orange, formation de comités provinciaux de commerce et d'industrie, établissement d'une administration de la sûreté publique, création d'un journal officiel, réforme des conseils de guerre, révision des lois douanières, rétablissement du jury et de la publicité des débats dans les matières criminelles, récompenses nationales, institution d'une garde civique, réorganisation du service des postes. Un comité central, organisé dans son sein et composé de MM. de Potter, Rogier, Van de Weyer et Félix de Mérode, exerçait le pouvoir exécutif ; tandis que des comités spéciaux, souvent présidés par un membre du gouvernement, s'occupaient des besoins de ]a guerre, de l'intérieur, de la sûreté publique, des finances, et faisaient chaque jour, à une heure fixe, les propositions que réclamaient les circonstances (Note de bas de page : Je viens de rappeler le séquestre mis sur les biens de la famille d'Orange-Nassau. Au milieu de l'effervescence de la révolution, le respect du droit de propriété était si grand que le gouvernement provisoire considéra comme appartenant personnellement à la famille royale le palais construit aux frais de l'État pour le prince d'Orange, de même que tous les biens domaniaux que la Loi fondamentale avait attribués au roi Guillaume. On eût pu soutenir que ces biens avaient été donnés à la royauté et non aux personnes qui la représentaient ; mais on tenait à honneur d'éviter tout ce qui aurait pu rappeler les spoliations d'un autre âge.)
Mais il ne suffisait pas de veiller à la défense du pays et de réorganiser son administration intérieure sur des bases nouvelles : la Belgique ne pouvait vivre et prospérer qu'à la condition d'obtenir la bienveillance ou du moins la neutralité des grandes puissances.
On pouvait en effet se demander avec inquiétude quelle serait l'attitude de l'Europe en présence de la révolution de septembre.
Reconnaîtrait-elle à un petit peuple de quatre millions d'âmes le droit d'anéantir l'une des plus belles et des plus salutaires conceptions politiques de ses princes et de ses diplomates ? Qu'allait faire l'Angleterre, dont les trésors avaient largement contribué à l'érection des (page 28) forteresses destinées à protéger un royaume qui, lui-même, était le produit de l'initiative des hommes d'État des bords de la Tamise ? Qu'allait dire la Confédération germanique, dont le roi Guillaume était membre comme grand-duc de Luxembourg ? Les appréhensions des amis éclairés de la révolution étaient d'autant plus légitimes que les torys dirigeaient le cabinet de St-James, précisément sous la présidence du vainqueur de Waterloo. Malgré les protestations qui remplissent les colonnes des journaux de l'époque, il est incontestable que la question n'était pas seulement belge, mais européenne.
Lg Belgique fut sauvée par la France. Un des membres du gouvernement provisoire, M. Alexandre Gendebien, envoyé à Paris dès le 28 septembre, y reçut l'assurance formelle que le gouvernement français ne souffrirait pas l'intervention d'une puissance quelconque dans les affaires intérieures de la Belgique.
Dès cet instant, il était manifeste que, malgré son mauvais vouloir, le cabinet tory, alors même qu'il réussirait à se maintenir au pouvoir, n'aurait pas recours à la force pour rétablir le trône de Gui1laume 1er.
Sur quelle puissance continentale se serait-il appuyé pour entreprendre une guerre qui, dans la situation où se trouvait l'Europe, pouvait avoir de déplorables conséquences pour le principe monarchique ? L'Italie frémissait Sous le joug autrichien ; l'Allemagne était troublée par des mouvements insurrectionnels ; la Pologne prenait les armes, et partout les rois se trouvaient pour ainsi dire en face de leurs peuples agités par un immense besoin de liberté. Dans ces circonstances, la Belgique étant fermement décidée à ne pas se transformer en province française, une coalition européenne n'était pas à craindre. M. Van de Weyer, remplissant à Londres la mission que M. Gendebien avait remplie à Paris, entendit de la bouche même du duc de Wellington la déclaration « que l'Angleterre n'avait pas l'intention d'intervenir ; que le gouvernement anglais ne prétendait pas exercer d'influence sur le choix du gouvernement de la Belgique, mais qu'il espérait que la forme de ce gouvernement serait telle qu'elle ne compromettrait point la sûreté du reste de l'Europe » (Note de bas de page : Voyez les explications fournies par MM. Gendebien et Van de Weyer, dans les séances du Congrès du 16 novembre 1830 et du 11 janvier 1831). On acquit bientôt la preuve que toutes les puissances du premier (page 29) ordre, renonçant à l'emploi de la force, allaient décidément entrer dans la voie des négociations. A la demande du roi Guillaume, les plénipotentiaires de l'Autriche, de la France, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie, agissant en leur qualité de signataires des traités de Vienne, s'étaient réunis en conférence à Londres. Le 7 novembre, deux commissaires de cette conférence, MM. Bresson et Cartwright, arrivèrent à Bruxelles avec le premier protocole, qui devait être suivi de tant d'autres. Ce document diplomatique, daté du 4 novembre, renfermait la proposition d'un armistice. On engageait les parties belligérantes à se retirer réciproquement derrière la ligne qui séparait, avant le 30 mai 1814, les possessions du prince souverain des Provinces Unies de celles qui y avaient été jointes pour former le royaume des Pays-Bas. Le gouvernement provisoire accueillit la proposition, et la révolution belge entra dans une phase diplomatique qui ne devait se terminer que par le célèbre traité du 11 avril 1839.
Telle était la situation lorsque le Congrès national allait ouvrir ses séances.
Un mois à peine s'était écoulé depuis la victoire du peuple. L'ordre, la confiance et l'espoir avaient remplacé l'anarchie, la lutte et la crainte.
Le sol belge, à l'exception de la citadelle d'Anvers et des villes de Maestricht et de Luxembourg, était complétement affranchi. Une administration nationale, intelligente et forte, conciliante et respectée, avait pris la place de l'administration hollandaise. Une armée s'organisait sous la direction de chefs dévoués à la cause populaire (Note de bas de page : Il est vrai que cette armée laissait beaucoup à désirer (Voyez le ch. IV).) Les libertés les plus larges, solennellement proclamées au moment où la fusillade retentissait encore, avaient comblé les vœux du pays. Le commerce et l'industrie s'efforçaient de sortir de leur marasme. Une assemblée constituante, librement élue et composée de l'élite des classes supérieures et moyennes, allait se réunir dans la capitale. L'Europe monarchique elle-même, traitant avec les représentants du pouvoir révolutionnaire, proclamait indirectement l'indépendance de la Belgique. Tel était le glorieux bilan des travaux, du patriotisme et de la sagesse du gouvernement provisoire.
(page 30) Le Congrès national se réunit le 10 novembre 1850, et son premier acte, après la formation du bureau, fut de rendre au gouvernement provisoire la puissance exécutive, que les membres de cette dictature populaire étaient venus mettre à la disposition des représentants légaux et réguliers du peuple belge. L'assemblée prit ensuite, après des débats animés et parfois orageux, trois décisions d'une importance décisive.
Elle proclama, à l'unanimité, l'indépendance de la Belgique, sauf les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique. Elle se prononça, par 174 voix contre 15, en faveur de la monarchie constitutionnelle représentative, sous un chef héréditaire. Elle décréta, à la majorité de 161 voix contre 28, l'exclusion perpétuelle de la famille d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique (Séances du 18, du 22 et du 24 novembre).
Au commencement de janvier, le Congrès s'occupa du choix du chef de l'État.
Deux questions préliminaires étaient à résoudre.
Convenait-il d'élire un roi indigène ? Était-il préférable de décerner la couronne à un prince étranger ?
La première combinaison, qui avait en sa faveur des hommes considérables, fut promptement abandonnée. Deux sections du Congrès s'étaient prononcées dans ce sens, mais toutes les autres avaient donné la préférence au choix d'un prince étranger. Un tel choix, bien dirigé, devait procurer à la Belgique, surtout dans ses relations extérieures, une foule d'avantages qui n'étaient pas à la portée d'une royauté indigène. D'ailleurs les chefs de toutes les maisons historiques qui pouvaient prétendre à cet honneur, les Mérode, les d'Aremberg, les de Ligne, étaient les premiers à protester contre un projet qu'ils envisageaient comme inopportun et dangereux.
(page 31) Il ne restait donc d'autre parti à prendre que celui d'élire un prince étranger. Mais ici se présentaient des difficultés et des complications d'un autre genre. Il fallait trouver un candidat qui, tout en étant agréable à la France, n'inspirât ni jalousies ni craintes à l'Angleterre, à la Prusse, à l'Autriche et à la Russie. Le 20 décembre, la Conférence de Londres, « considérant que les événements des quatre derniers mois avaient malheureusement démontré que cet amalgame parfait et complet que les puissances avaient voulu opérer entre les deux pays n'avait pas été obtenu, et qu'il serait désormais impossible à effectuer », avait prononcé la dissolution du royaume des Pays-Bas ; mais elle avait eu soin d'ajouter que cette décision ne pouvait pas avoir pour résultat de dégager la Belgique de ses « devoirs européens ». Or, les seuls candidats sérieusement désignés par la nation étaient le duc de Nemours et le prince Auguste de Leuchtenberg, le premier suspect à l'Europe, le second suspect à la royauté de juillet.
Dès les premiers jours qui suivirent son installation, le gouvernement provisoire avait fait sonder les intentions du cabinet des Tuileries.
Cette précaution était sage et nécessaire. La France seule, en maintenant énergiquement le principe de non-intervention, pouvait assurer l'indépendance définitive de nos provinces et la faire reconnaître par les monarques de la Sainte-Alliance.
Le roi Louis-Philippe déclara, d'abord officieusement, puis officiellement, que, d'accord avec ses alliés, il n'accepterait pas la couronne pour le duc de Nemours, si cette couronne lui était offerte. Il déclara tout aussi nettement que la France ne consentirait jamais à reconnaître le prince de Leuchtenberg ou tout autre membre de la famille de Napoléon 1er. Enfin il émit l'avis que, si les Belges voulaient décerner la couronne au prince Othon de Bavière, ce choix serait tellement agréable à la France que, pour cimenter les liens qui déjà unissaient les deux peuples, elle consentirait volontiers au mariage du prince avec la princesse Marie d'Orléans (Note de bas de page : Voyez les pièces relatives à celte négociation. Huytens, Disc. du Congrès nat., t. IV, p. 247 et suiv.).
Les membres du gouvernement provisoire suivirent ce conseil, et, dans la séance du 11 janvier, ils désignèrent le prince bavarois aux suffrages de l'assemblée constituante. Mais ils ne tardèrent pas à acquérir la conviction que le Congrès n'était guère disposé à les suivre sur ce (page 32) terrain. Il était visible que le prince Othon, à peine âgé de quinze ans, ne possédait pas les sympathies de la majorité de l'assemblée, qui redoutait à la fois les périls d'une régence et les idées peu libérales que, disait-on, le jeune candidat avait puisées dans sa famille et dans son entourage. En présence du refus persistant du cabinet de Paris d'accepter la couronne pour le duc de Nemours, le prince Auguste de Leuchtenberg allait inévitablement obtenir la majorité des suffrages. On invoquait les glorieux souvenirs qui se rattachaient à son berceau ; on vantait la noblesse et l'élévation de ses idées, la loyauté de son caractère, la générosité de ses sentiments ; on se prévalait même des liens de parenté qui l'unissaient à plusieurs familles souveraines ; on rappelait qu'il était le neveu de l'empereur d'Autriche (François Ier), le neveu du roi de Bavière (Louis 1er), le beau-frère de l'empereur du Brésil (Don Pedro Ier), le beau-frère de l'héritier présomptif de la couronne de Suède et de Norwége (Oscar 1er) ; on disait enfin que, si la France désirait le voir échouer, il y avait loin de ce désir à l'abandon de la Belgique, et plus loin encore à une déclaration de guerre. C'était en vain que, pendant les débats mêmes, le cabinet des Tuileries, s'apercevant de l'impopularité de son candidat, lui avait brusquement substitué le prince Charles de Capoue, frère de Ferdinand Il, roi des Deux-Siciles. Lorsque la discussion, après une interruption de quelques jours, fut sérieusement reprise le 19 janvier, l'élection du duc de Leuchtenberg paraissait certaine, Alors la diplomatie française, voulant éviter à tout prix un choix dans lequel elle voyait en même temps un danger et une humiliation, eut recours à des manœuvres qui sont loin de faire honneur à la monarchie de juillet, dont les relations extérieures étaient dirigées par le général Sébastiani.
Depuis quelques semaines, un diplomate habile, M. Bresson, représentait le roi Louis-Philippe à Bruxelles, A la fin de janvier, on lui adjoignit M. le marquis de Lawoëstine, colonel de cavalerie, qui, pendant la Restauration, avait habité la Belgique, où il avait laissé les souvenirs les plus honorables. Ce nouveau négociateur vit l'un après l'autre les membres du gouvernement provisoire et du comité diplomatique du Congrès, et tous lui déclarèrent que l'élection du duc de Leuchtenberg était inévitable, si on ne lui opposait pas le duc de Nemours. Aussitôt l'attitude des deux diplomates français changea complétement (page 33) de face : Officiellement, ils continuèrent à déclarer que Louis-Philippe refuserait la couronne qui serait décernée à son fils mineur ; mais, dans leurs entretiens confidentiels avec les membres les plus influents du Congrès, ils tenaient un langage tout à fait opposé, et l'acceptation y était présentée comme certaine. De plus, pour renforcer encore les sentiments de sympathie que les Belges manifestaient à l'égard de la :France, le général Sébastiani déclara « que le gouvernement français n'adhèrerait point au protocole de Londres du 20 janvier, parce que, dans la question des dettes, comme dans la fixation des territoires, le consentement libre de la Belgique et de la Hollande était nécessaire ». Le général ajoutait : « La Conférence de Londres est une médiation, et l'intention du gouvernement. du roi est qu'elle ne perde jamais ce caractère ». A l'époque où le protocole du 20 .janvier était unanimement condamné par l'opinion publique, où les plaintes contre l'intervention hautaine de la diplomatie du Nord devenaient chaque jour plus vives et plus générales, il n'était pas possible de choisir un meilleur moyen de provoquer les applaudissements des Belges (Note de bas de page : Le protocole du 20 janvier 1831, ordinairement désigné sous la dénomination de Bases de séparation, enlevait à la Belgique la rive gauche de l'Escaut, les anciennes enclaves hollandaises du Limbourg et toute la province de Luxembourg. Le Congrès national protesta solennellement contre cette décision, par un décret du 1er février (Voyez. Huyttens, Discussions du Congrès national, t, TV, p. 213 ; de Gerlache, Hist. du roy. des Pays-Bas, t. Il, p. 42 ; Th, Juste, Hisl. du Congrès national, t. 1, p. 24 ; et suiv.).
Dans la séance du 25 janvier, cinquante-trois membres du Congrès, trompés par ces-démonstrations et croyant que le cabinet des Tuileries avait irrévocablement abandonné sa politique primitive, proposèrent de proclamer le duc de Nemours roi des Belges.
Cette imposante démarche entraîna la majorité de l'assemblée. Sur 192 votants, 97 suffrages furent donnés au duc de Nemours, 74 au duc de Leuchtenberg et 21 à l'archiduc Charles d'Autriche.
Le lendemain, l'assemblée nomma une députation chargée d'aller à Paris, avec le président du Congrès, annoncer au roi des Français l'élection de son fils encore mineur.
Les événements qui suivirent sont assez connus. La France, ayant atteint son but par l'échec de la candidature du prince de Leuchtenberg, s'empressa d'adhérer au protocole du 20 janvier ; et la (page 34) députation du Congrès, fêtée aux Tuileries, logée dans un palais de la liste civile, comblée de prévenances et d'égards dans tous les cercles officiels, acquit bientôt la certitude que les mandataires du peuple belge avaient été victimes d'une rouerie diplomatique. Louis-Philippe, refusant la couronne offerte à son fils, eut l'occasion de donner une preuve nouvelle et éclatante de son inébranlable désir de conserver la paix européenne ; et cette occasion, dont ses diplomates ne tardèrent pas à tirer parti dans toutes les cours, lui avait été fournie par la confiance généreuse, mais inexpérimentée du Congrès national.
Mais si le désintéressement du roi des Français, habilement exploité, amena des conséquences heureuses pour la paix du monde, il eut des suites tout à fait différentes pour la cause nationale des Belges. L'industrie et le commerce retombèrent dans leur marasme ; les factions levèrent la tête, et les incertitudes de l'avenir, d'autant mieux aperçues qu'on croyait avoir enfin trouvé une solution définitive, jetèrent le découragement dans l'âme d'une foule de patriotes. Au milieu de l'indignation des uns et de l'effroi des autres, on vit reparaître toutes les manœuvres que l'attitude courageuse et patriotique du gouvernement provisoire avait réduites à l'impuissance, avant la réunion de l'assemblée constituante. Le parti français disait qu'on devait forcer la main à Louis-Philippe et provoquer une explosion du sentiment national, en votant la réunion pure et simple à la France. Le parti républicain, peu nombreux, mais redoutable par l'énergie de ses membres, s'écriait qu'il était temps de rompre avec la diplomatie des rois et d'organiser le pays sur les bases de la démocratie la plus large. Appuyés sur un grand nombre d'armateurs et d'industriels, les Orangistes, répandant l'or et les promesses à pleines mains jusque dans les rangs de l'armée, présentaient la vice-royauté du prince d'Orange comme l'unique moyen de terminer la crise et de consolider les avantages politiques conquis en septembre (Note de bas de page : La situation des partis au commencement de 1831 se trouve exposée au ch. IX.)
Heureusement pour la cause nationale, le Congrès, secondé par l'immense majorité de la nation, trouva dans le patriotisme et la persévérance de ses membres la force requise pour se mettre au-dessus de l'orage provoqué par les passions démagogiques ou réactionnaires. (page 35) Pendant que ses députés étaient encore à Paris, il reprit paisiblement ces débats mémorables qui, quoique circonscrits dans l'espace de quelques semaines, eurent pour résultat de doter des institutions les plus libérales de l'Europe un pays connu par son inébranlable attachement au catholicisme : proclamation de la souveraineté du peuple ; liberté illimitée de la presse et de l'enseignement ; liberté illimitée du droit d'association ; inviolabilité du domicile ; égalité de tous devant la loi ; suppression de la mort civile et de la confiscation des biens ; déclaration formelle que le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont conférés par la constitution et les lois ; défense aux tribunaux d'appliquer les arrêtés du chef de l'État qui ne sont pas conformes à la loi ; inamovibilité de la magistrature ; attribution aux tribunaux de toutes les contestations qui ont pour objet des droits civils : coexistence de deux Chambres, nommées par les mêmes électeurs et périodiquement renouvelées ; responsabilité des ministres ; liberté de conscience et de culte ; liberté. absolue dans les rapports du clergé catholique avec le Saint-Siége ; défense faite à l'État d'intervenir dans la nomination et dans l'installation des ministres des cultes ; attribution aux provinces et aux communes de tout ce qui est d'intérêt provincial on communal ; élection directe de tous les corps représentatifs ; publicité des budgets et des comptes ; publicité des débats judiciaires ; impôt voté par les mandataires du peuple ; cour des comptes nommée par la Chambre des Représentants ; intervention des Conseils provinciaux dans la nomination des conseillers de cour d'appel ; intervention du Sénat dans la nomination des membres de la cour de cassation ; en un mot, partout et toujours l'application la plus large des libertés modernes et des principes fondamentaux du gouvernement constitutionnel.
Ce fut le 9 février au soir, que le comité diplomatique du Congrès reçut communication du célèbre protocole de la conférence tenue au Foreign-Office, le 7 février 1831 , entre les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie. Ce document renfermait une déclaration. de l'ambassadeur du roi des Français, portant que « Sa Majesté, informée que l'offre de la couronne belge allait effectivement être faite au duc de Nemours, avait chargé son plénipotentiaire de réitérer sous ce rapport ses déclarations antérieures, qui étaient invariables ». La Conférence, prenant acte de cette communication, ajoutait de son côté : « Ayant unanimement reconnu que le (page 36) choix du duc de Leuchtenberg ne répondrait pas au principe posé dans le protocole du 27 janvier 1831, qui porte que le souverain de la Belgique doit nécessairement répondre aux principes d'existence du pays lui-même, el satisfaire par sa position personnelle à la sûreté des Etats voisins, les plénipotentiaires ont arrêté que, si la souveraineté de la Belgique était offerte par le Congrès de Bruxelles au duc de Leuchtenberg, et si ce prince l'acceptait, il ne serait reconnu par aucune des cinq cours. »
La politique aussi habile que peu franche du cabinet des Tui1eries obtenait de la sorte un succès complet ; mais, en Belgique, l'exclusion du seul candidat qui, à côté du duc de Nemours, eût réuni un nombre considérable de voix au sein de l'assemblée constituante, ne pouvait produire d'autre résultat que d'accroître les incertitudes et les embarras déjà si considérables de la situation. Aussi le Congrès, toujours à la hauteur de sa mission, s'empressa-t-il de prendre une décision de la plus haute importance. Réservant pour lui-même les pouvoirs constituant et législatif qu'il tenait directement de la nation et dont il ne pouvait se dessaisir avant d'avoir accompli son œuvre, il résolut de mettre le pouvoir exécutif entre les mains d'un Régent, chargé de diriger l'administration du pays jusqu'au jour de l'installation de la royauté constitutionnelle.
L'élection de ce magistrat suprême se fit dans la séance du 24 février.
Par la nature même de ses fonctions, le vénérable président du Congrès, M. Surlet de Chokier, se trouvait désigné au choix de ses collègues ; mais quelques membres croyaient que le principe de la révolution recevrait une consécration plus solennelle, plus éclatante, par l'élection d'un frère du héros mort à Berchem en combattant pour l'indépendance de la patrie (Note de bas de page : Le comte Frédéric de Mérode eut la jambe fracassée par un boulet hollandais à Berchem, le 24 octobre 1830. Il mourut le 4 novembre). Si le comte Félix de Mérode, dont la très-grande majorité de Jlassemblée partageait les convictions religieuses, avait eu la moindre velléité d'ambition, il lui eût été on ne peut plus facile d'exploiter cette communauté de principes et d'affections pour se faire décerner la magistrature suprême. Mais, au lieu d'agir de la sorte et de réduire la manifestation de la volonté nationale (page 37) aux proportions mesquines d'une lutte de personnes, il alla trouver le baron Surlet ; et ces deux hommes, dont les idées étaient si différentes sous une foule de rapports, mais dont le dévouement et le patriotisme se trouvaient à la même hauteur, remirent à un député, leur ami commun, un billet conçu en ces termes :
« Faites ce que vous trouverez bon : nous sommes d'accord.
« 24 février. »
« E. Surlet de Chokier.
« Félix de Mérode. »
Nous ne croyons pas que l'histoire moderne offre un plus noble exemple d'abnégation, de désintéressement et de patriotisme. Un peuple, longtemps soumis à la domination étrangère, vient de reconquérir son indépendance et sa liberté ; ses législateurs ont fait disparaître les entraves qui arrêtaient son essor, les abus qui minaient ses forces, les usurpations qui menaçaient ses croyances ; sur un sol qui, pendant des siècles, servit de théâtre aux luttes sanglantes des monarques absolus, ce peuple s'est vu doter de la Constitution la plus libérale de l'Europe ; fatigués des lenteurs et des ruses de la diplomatie étrangère, ses représentants vont confier à l'un d'eux le grand et enviable rôle de marcher à la tête du pays, afin de l'initier à la pratique loyale et généreuse des institutions nouvelles : et voilà que les deux hommes, qui seuls pouvaient prétendre à cet honneur insigne, ne veulent pas même que leurs amis fassent une démarche ou émettent un vœu dans l'intérêt de leur candidature !
Quoi qu'il en soit, avec cette attitude des deux candidats particulièrement désignés par l'opinion publique, le choix du Congrès ne pouvait être douteux. Le baron Surlet obtint 108 suffrages, le comte de Mérode 43 et le baron de Gerlache 5. Un membre de la légation anglaise, envoyée à BruxeIles par la Conférence de Londres, dit à cette occasion : « Le comte Félix de Mérode, peu ambitieux de l'honneur qu'on voulait lui conférer, n'avait fait aucun effort pour assurer son élection, laquelle aurait probablement eu lieu, s'il l'avait voulu (White, Révolution Belge de 1830, t. III, p. ; Th. Juste, loc. cit., p. 285 et suiv.)
(page 38) L'installation du Régent, immédiatement effectuée, fit cesser la mission confiée au gouvernement provisoire. Celui-ci plaça sur le bureau du Congrès un acte par lequel il déposait le pouvoir exécutif ; puis il adressa au peuple belge la proclamation suivante :
« En quittant le pouvoir où nous avait appelés l'énergie révolutionnaire, et dans lequel le Congrès national nous a maintenus, nous nous faisons un devoir de proclamer, à la face de l'Europe, que la conduite pleine de loyauté, de bon sens et de dévouement du peuple belge ne s'est pas démentie un seul jour pendant toute la durée » de notre pouvoir. Le gouvernement provisoire emporte la satisfaction bien chère de s'être vu, dans les moments les plus difficiles, toujours secondé, toujours obéi.
« Si, en retour de ses efforts, il pouvait avoir quelque chose à demander à ses concitoyens, ce serait de les voir continuer à suivre, sous le vénérable Régent que le Congrès vient de leur donner, cette admirable ligne de conduite qui leur a mérité la réputation du peuple le plus raisonnable de l'Europe, après s'être montré l'égal des plus braves.
« Vive la Belgique ! Vive le Régent ! Vive la liberté !
« A. Gendebien ; Ch. Rogier ; S. Van de Weyer ; comte Félix de Mérode ; F. de Coppin ; Jolly ; J. VanderIinden. »
En déposant leur autorité, les membres du gouvernement provisoire jouissaient de l'avantage, si rare en temps de révolution, d'avoir exercé le pouvoir suprême pendant plusieurs mois, sans que leur popularité eût reçu la moindre atteinte. Ils avaient sans doute commis quelques fautes : mais qui oserait se vanter de ne pas en commettre à leur place ? Ces fautes, d'ailleurs en petit nombre, disparaissaient dans l'importance immense des services qu'ils avaient rendus, dans la grandeur incontestable des résultats obtenus sous leur direction. Lorsque, le 26 septembre, ils ouvrirent leur première séance à l'hôtel de ville, au bruit du tocsin et de la fusillade, ils avaient pour tout mobilier une table de bois blanc prise dans un corps de garde et deux bouteilles vides surmontées chacune d'une chandelle. Leurs seules ressources consistaient dans la somme de 21,96 francs que renfermait la caisse communale (Discours de M. Alexandre Gendebien. Séance du 12 janvier 1831). (page 39) Lorsqu'ils se retirèrent le 25 février, la dissolution du royaume des Pays-Bas était proclamée par ]a Conférence de Londres, et la Belgique, à la veille d'être reconnue par les monarques de la Sainte-Alliance, avait une armée, une administration, un trésor, un pouvoir régulier, une assemblée constituante et la charte la plus libérale de l'Europe !
Les premiers jours qui suivirent l'installation du Régent furent des jours de calme, de joie et d'espérance. On éprouvait le besoin de se reposer après la lutte, de respirer après l'orage. On se disait que la concentration du pouvoir exécutif dans les mains d'un homme jouissant de la confiance du peuple aurait pour premier effet de faire disparaître les symptômes d'anarchie qui commençaient à se manifester dans toutes les provinces.
Mais cet espoir fut promptement et cruellement déçu ! Le baron de Chokier ne possédait aucune des qualités que réclame le périlleux honneur de tenir le gouvernail de l'État dans une période d'effervescence. Aux manières polies et faciles qui distinguaient la vieille aristocratie liégeoise, il joignait cet esprit fin, léger et railleur qui suffit pour briller dans un salon ; mais il était complètement dépourvu de l'énergie, du courage moral, de la pénétration et de la vigueur, sans lesquels les gouvernements aboutissent à la faiblesse et à l'immobilité en temps de paix, à l'anarchie et à la ruine en temps de révolution.
Les conséquences ordinaires d'une administration centrale privée d'initiative et de force se firent bientôt sentir. Le désordre et l'esprit d'insubordination se glissèrent successivement dans toutes les branches du service public. Les factions, chaque jour plus audacieuses, multiplièrent dans tous les sens leurs tentatives et leurs intrigues, celles-ci pour obtenir une quasi-restauration avec un membre de la famille royale des Pays-Bas, celles-là pour aboutir soit à la république, soit à la réunion à la France. Le défaut de confiance et de sécurité, la disparition des capitaux, la perte des débouchés de la Hollande et des colonies, et, plus encore, les incertitudes de l'avenir, réduisirent le commerce et l'industrie à la situation la plus déplorable. Des scènes de pillage et de révolte attristèrent Bruxelles, Liége, Anvers, Malines, Ypres, Mons et Namur. L'armée, dont l'ardeur et le patriotisme étaient si vifs sous le gouvernement provisoire, perdait la confiance dans ses chefs, s'affranchissait de la discipline, repoussait toute organisation sérieuse ; et bientôt des officiers supérieurs, les uns par amour de l'or hollandais, les autres par aversion du désordre, formèrent, dans les rangs des défenseurs de la patrie, des complots en faveur du prince d'Orange (Note de bas de page : Déjà avant l'élection du Régent, un mouvement militaire dans l'intérêt du prince d'Orange avait eu lieu à Gand, le 1er février, sous la direction du colonel Grégoire. Une conspiration beaucoup plus sérieuse fut ourdie, quelques semaines après l'installation du baron de Chokier, par le général Van der Smissen (Voy, Documents historiques sur la révolution belge, par A. Barthels, p. 563 et suiv., 2e édit.). L'enceinte du Congrès devint elle-même une arène où se heurtaient toutes les passions du dehors, où des orateurs novices parlaient d'anéantir la Hollande, de soulever les peuples et de braver toutes les puissances de l'Europe. Et pendant que les hommes sages suivaient avec effroi les progrès de cette anarchie générale, le roi Guillaume massait sur nos frontières 80,000 soldats exercés, bien armés, pourvus d'une artillerie nombreuse et jouissant de tous les avantages d'une administration à la hauteur de sa tâche !
Au milieu de ce désordre croissant et de ces incertitudes chaque jour plus insupportables, l'élection d'un chef définitif de l'État était incontestablement le premier besoin de la situation.
Les deux membres du Congrès qui reçurent successivement le portefeuille des affaires étrangères dans l'administration du Régent, M. Van de Weyer et Lebeau, mesurant l'étendue du mal, placèrent au premier rang de leurs devoirs la recherche d'un candidat qui pût être agréé en même temps par la France, par l'Angleterre et par les puissances du Nord. Après plusieurs démarches, qu'il est inutile de rappeler ici, ils jetèrent les yeux sur le prince Léopold de Saxe-Cobourg, (page 41) veuf de la princesse Caroline, héritière présomptive de la couronne de la Grande-Bretagne.
Ayant acquis la conviction que le choix du prince d'Orange, leur candidat de prédilection, aurait amené la guerre civile et probablement l'annexion à la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie accueillirent les ouvertures de M. Lebeau avec une satisfaction marquée. Leurs sympathie, et surtout celles des deux cours du Nord, restaient acquises à la famille royale de La Haye ; mais, par une coïncidence on ne peut plus heureuse pour les Belges, toutes les puissances se trouvaient dans une situation telle que leurs intérêts les plus impérieux réclamaient le rétablissement immédiat de l'ordre et de la sécurité dans l'Europe occidentale. L'Angleterre, agitée par le problème capital de la réforme, voulait se débarrasser des affaires continentales et craignait de trouver dans la question belge un obstacle à l'alliance intime avec la France. La Prusse redoutait la contagion de l'effervescence révolutionnaire pour ses provinces du Rhin. L'Autriche n'avait pas trop de toutes ses forces pour maintenir son influence au milieu des mouvements insurrectionnels qui agitaient la péninsule italienne. La Russie elle-même, si hostile à la Belgique, écoutait les conseils de la prudence et de la modération, parce que sa puissance était paralysée par la redoutable insurrection de la Pologne.
Le choix d'un prince sage, modéré, loyal et appartenant à l'une des familles les plus illustres de l'Europe, leur semblait le meilleur moyen de prévenir la guerre et de sauver, sinon les intérêts dynastiques des Nassau, au moins les principes d'ordre et de conservation qu'elles désiraient voir régner dans les rapports internationaux.
Le projet du gouvernement belge ne fut pas moins bien accueilli à Paris. Puisque ni l'annexion à la France, ni l'appel au trône d'un prince français ne pouvait avoir lieu sans amener, tôt ou tard, une lutte avec l'Europe, le roi Louis-Philippe, qui désirait sincèrement le maintien de la paix, finit par se rallier, lui aussi, à la candidature du prince Léopold (Note de bas de page : Avant l'élection du duc de Nemours, le cabinet français (Lafitte), consulté à l'égard de la candidature du prince Léopold, avait opposé son veto absolu, parce que, bien à tort, il voyait dans ce choix la prédominance de l'influence de l'Angleterre.)
Les ministres prirent en conséquence le parti de désigner ce prince (page 42) aux suffrages du Congrès national ; mais, éclairés par l'expérience, ils ne voulaient pas exposer le pays à l'humiliation d'un deuxième refus de la couronne. M. Lebeau obtint du régent l'autorisation d'envoyer à Londres une députation de quatre membres de l'assemblée constituante, afin de sonder les intentions de Léopold, des ministres anglais et des membres de la Conférence. Cette députation était composée du comte Félix de Mérode, de M. Henri de Brouckere, de l'abbé de Foere et de M. Hippolyte Vilain XIIII.
Le prince accueillit la députation avec une bienveillance exquise ; mais aussi, avec cette modération et ce tact politique dont il avait donné une preuve éclatante en refusant le trône de la Grèce, il déclara nettement que le dissentiment survenu entre le Congrès et la Conférence de Londres était, à ses yeux, un obstacle insurmontable à l'acceptation de la couronne ; en d'autres termes, il voulait que la question territoriale fût vidée avant son arrivée à Bruxelles. Les bases de séparation, arrêtées par la Conférence le 20 janvier 1851, enlevaient à la Belgique le Luxembourg et les anciennes enclaves hollandaises du Limbourg ; tandis que le Congrès, malgré les menaces de l'Europe, avait solennel1ement déclaré qu'il entendait conserver irrévocablement le Limbourg et le Luxembourg, comme parties intégrantes du sol national. Le prince, qui désespérait de vaincre les résistances de la diplomatie, reculait avec raison devant l'acceptation d'une royauté dont le premier acte devait être, soit une guerre insensée avec la Hollande et la Confédération germanique, soit une cession de territoire qui révoltait les sentiments patriotiques des Belges. Il n'était pas non plus sans appréhension sur le jeu des institutions essentiellement démocratiques dont le Congrès avait environné un trône dépouillé de la plupart de ses privilèges ; mais, quant à ce dernier point, il s'en rapportait au bon sens du peuple belge et. aux lumières de l'expérience, la Constitution elle-même ayant prévu le cas où des changements deviendraient indispensables. La question territoriale était la seule pierre d'achoppement. A toutes les démarches, à tous les raisonnements, à toutes les instances de la députation, Léopold répondait invariablement : « Tranchez la question des limites, et je pourrai me rendre aux vœux des Belges. » Les députés du Régent revinrent à Bruxelles dans l'après-midi du 8 Mai. S'ils n'avaient pas réussi à obtenir du prince une acceptation définitive de la couronne, ils avaient du moins rendu à la Belgique (page 43) l'éminent service de lui procurer un protecteur puissant auprès de la Conférence.
On en acquit bientôt une preuve significative.
Le 26 mai, les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, - « considérant 1° que l'adhésion du Congrès belge aux bases de séparation de la Belgique d'avec la Hollande serait essentiellement facilitée, si les cinq cours consentaient à appuyer la Belgique dans son désir d'obtenir à titre onéreux l'acquisition du grand-duché de Luxembourg ; 2° que le choix d'un souverain étant devenu indispensable pour arriver à des arrangements définitifs, le meilleur moyen d'atteindre le but proposé serait d'aplanir les difficultés qui entraveraient t'acceptation de la souveraineté de la Belgique par le prince Léopold de Saxe-Cobourg, dans le cas où , comme tout autorise à le croire , cette souveraineté lui serait offerte », - autorisèrent lord Ponsomby, leur commissaire à Bruxelles, à déclarer : « Qu'ayant égard au vœu énoncé par le gouvernement belge, de faire, à titre onéreux, l'acquisition du grand-duché de Luxembourg, les cinq puissances promettaient d'entamer, avec le roi des Pays-Bas, une négociation destinée à assurer, s'il est possible, à la Belgique, moyennant de justes compensations, la possession de ce pays, qui conserverait ses rapports actuels avec la Confédération germanique. » Seulement, les cinq cours, persistant dans leur politique antérieure, exigeaient, à titre de préliminaire indispensable, l'adhésion de la Belgique au protocole du 20 janvier.
Les ministres du Régent connaissaient trop bien l'esprit qui régnait sur tous les bancs de l'assemblée constituante., pour ne pas savoir que cette adhésion préalable aux bases de séparation était impossible à obtenir du Congrès et de la nation ; mais, encouragés par un premier succès et voulant donner au prince Léopold un titre plus imposant dans les négociations ultérieures, ils firent la proposition de lui décerner immédiatement la couronne.
Cette politique habile obtint le résultat désiré. Les membres les plus influents du Congrès se prononcèrent énergiquement en faveur d'un choix dans lequel ils voyaient en même temps le terme d'un état provisoire désastreux, la consécration de l'indépendance nationale, le meilleur et peut-être le seul moyen de réconcilier la Belgique avec l'Europe.
Après six jours de mémorables débats, qui occuperont toujours une place éminente dans l'histoire parlementaire du pays, le prince Léopold fut proclamé roi des Belges par 152 suffrages, contre 14 donnés au baron Surlet de Chokier. Dix-neuf membres s'étaient abstenus.
Une deuxième députation se mit en route pour Londres, afin de présenter au prince le décret de l'assemblée constituante (Note de bas de page : Voici les noms des députés, avec le chiffre des suffrages obtenus par chacun d'eux : MM. le comte de Mérode, 151 ; Van de Weyer, 137 ; abbé de Foere, 119 ; comte d'Aerschot, 108 ; Vilain XIIII, 96 ; baron Osy, 76 ; Destouvelles, 74 ; comte Duval de Beaulieu, 69 ; Thorn, 67. Huyttens, Discussions du Congrès national, t. III, p. 272.) Elle y fut bientôt suivie par deux commissaires du Régent, MM. Nothomb et Devaux, qui réussirent à arracher à la Conférence le célèbre protocole du 26 juin, plus connu sous la dénomination de Dix-huit articles. Le même jour, à neuf heures du soir, les délégués du Congrès furent officiellement reçus par le prince, à Marlboroughouse. Léopold accepta la couronne, à condition « que le Congrès des représentants de la nation adoptât, de son côté, les mesures qui seules pouvaient constituer le nouvel État, et par là lui assurer la reconnaissance des États européens » : condition qui fut remplie, le 9 juillet suivant, par l'adoption des dix-huit articles, que la Conférence elle-même avait qualifiés de préliminaires de Paix (Voyez pour les dix-huit articles le ch. V).
Ce dernier résultat ne fut pas obtenu sans peine.
Les préliminaires de paix renfermaient deux articles qui blessaient le sentiment national d'autant plus profondément que leur portée réelle n'était pas bien comprise sur tous les bancs du Congrès. L'article 3 maintenait le statu quo, c'est-à-dire, la possession de la Belgique, dans le Luxembourg, en attendant le résultat des négociations à ouvrir avec le roi grand-duc et avec la Confédération germanique. L'article 5 exigeait que la Belgique et la Hollande procédassent à l'échange des enclaves qu'elles possédaient, en 1790, sur leurs territoires respectifs. On en concluait, par une exagération manifeste, que les diplomates de Londres , en formulant les dix-huit articles, avaient irrévocablement attribué à la Hollande la propriété du Luxembourg et des trois quarts du Limbourg. Il s'ensuivit un long débat, entremêlé de reproches, d'accusations, de menaces, d'appels à l'opinion publique indignée : appels auxquels les spectateurs des tribunes répondaient en applaudissant à (page 45) outrance les orateurs qui demandaient la guerre, en prodiguant les huées et les sifflets à tous ceux qui parlaient de prudence et de modération. Ainsi que l'a dit un contemporain, c'étaient de véritables assauts de tribune, répétés pendant neuf jours et qui ne reproduisaient que trop fidèlement les passions et le désordre qui régnaient au dehors de l'enceinte (Nothomb, Essai hist. et pol. sur la Révolution belge, p. 166, 2e édit.)
Mais les dix-huit articles n'en furent pas moins adoptés par 126 voix contre 70. Rien ne s'opposait donc plus à ce que le prince Léopold acceptât définitivement la couronne, et le Congrès nomma séance tenante une nouvelle députation de cinq membres chargée d'annoncer à Son Altesse Royale le vote du Congrès et de l'inviter à se rendre en Belgique aussitôt que possible (Note de bas de page : Voici le résultat du scrutin : MM. Lebeau, 136 suffrages ; de Mérode, 132 ; FIeussu ; 117 ; de Meulenaere, 103 ; baron J. d'Hoogvorst, 91).