(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 320) Par le caractère et par les antécédents de ses membres, plus encore que par les événements qui avaient amené sa formation, le ministère du 30 mars 1855 était obligé de prendre une attitude calme, modérée et vraiment conciliatrice. Sous peine de mentir à son origine et de méconnaître son rôle, il devait consacrer tous ses efforts au développement de l'œuvre de pacification entreprise par le cabinet précédent. Aussi, dès le premier jour de leur entrée en fonction, M. de Decker et tous ses collègues manifestèrent-ils hautement le projet de répudier à leur tour cette administration hautaine et tracassière que ses auteurs eux-mêmes avaient si justement appelée une politique nouvelle. Laissant en place les nombreux agents de cette politique installés en 1847, ils se contentèrent de leur enjoindre de puiser désormais leurs inspirations à d'autres sources.
M. de Decker devait essayer de faire prévaloir, à l'aide de l'élément (page 321) catholique modéré, le système de conciliation que M. J.-B. Nothomb avait voulu réaliser, quinze ans plus tôt, en s'appuyant sur les nuances modérées de l'opinion libérale.
Les circonstances semblaient favoriser ce retour aux traditions généreuses et patriotiques de 1830. Au sein des Chambres, la phalange dirigée par MM. Frère et Rogier, étonnée de se voir réduite au rôle de minorité, était loin de se résigner humblement à ce rôle ; mais les nécessités de la situation, trop évidentes pour être méconnues, enchaînaient l'ardeur des chefs et leur faisaient prudemment éviter toute bataille décisive. Au dehors du parlement, la majorité du corps électoral, fatiguée des luttes irritantes et stériles, se montrait visiblement disposée à prêter son appui aux ministres. La presse seule conservait son langage acerbe et ses habitudes militantes.
Pendant cinq années, la politique nouvelle avait énergiquement usé de sa puissance. Dissolution des Chambres, dissolution des conseils provinciaux et communaux, renouvellement complet des administrations locales, destitution des fonctionnaires présumés hostiles, réforme électorale affaiblissant l'influence des campagnes, usage large et constant de toutes les ressources administratives : tels étaient les redoutables moyens qu'elle avait mis en œuvre avec une persistance inflexible. Et cependant toutes ces rigueurs n'avaient eu qu’un succès éphémère, tous ces ressorts s'étaient promptement usés, et le pays voyait encore une fois à sa tête un ministère unioniste, appuyé sur une majorité parlementaire composée d'hommes modérés appartenant aux deux grands partis nationaux ! Le bon sens traditionnel des Belges avait de nouveau remporté la victoire ; il avait rejeté les exagérations des uns et les haines des autres, pour revenir à la politique vraiment nationale de 1830. Appuyé sur les associations électorales, sur les loges maçonniques et même sur le concours secret d'une foule de fonctionnaires, dont quelques-uns occupaient des postes politiques d'un ordre élevé, le parti libéral exclusif avait conservé une grande et incontestable puissance. Mais le pays n'en était pas moins entré dans une période de paix, de repos et d'ordre, où le pouvoir arrivait naturellement aux nuances modérées de la législature. Sous ce point de vue, les signes du temps se manifestaient avec une évidence irrécusable.
Les premiers mois de l'administration nouvelle s'écoulèrent sans incidents extraordinaires. L'adresse en réponse au discours du trône, les budgets et plusieurs lois importantes furent votés à de fortes majorités. Le calme rentrait dans les esprits, les passions s'apaisaient et les débats du parlement prenaient chaque jour une allure plus paisible et plus régulière.
Tandis que, sur le terrain de la politique, le cabinet s'efforçait d'éteindre les rancunes et de réveiller les nobles traditions du Congrès, il cherchait dans un régime de sage liberté le moyen de développer le travail et le commerce de la nation. Il abrogea le système des droits différentiels ; il réduisit les droits de douane pour un grand nombre de marchandises ; il agit de la même manière à l'égard des navires de construction étrangère ; il facilita l'exportation du minerai de fer ; il autorisa le travail en entrepôt de plusieurs matières premières indispensables à nos fabriques ; il étendit le régime des entrepôts fictifs au commerce des céréales ; il institua une commission chargée de réviser le code de commerce ; il réorganisa le corps consulaire et y introduisit d'importantes améliorations ; en un mot, il prouva que, tout en voulant procéder avec prudence, il avait pour but de faire régner dans notre législation commerciale les principes libéraux qui seront un jour la législation commune de l'Europe.
(Note de bas de page : Voy. les lois du 23 février, du 19 juin et du 2 août 1856 ; les arrêtés royaux du 13 août et du 12 décembre 1855, du 16 août et du 14 octobre 1856. Le même système fut continué en 1857. La loi du 5 février de cette année consacra définitivement le principe de la libre sortie des céréales et d'un simple droit de balance à l'entrée. Des avant-projets très libéraux sur la simplification du tarif des douanes, sur les droits d'entrée des produits fabriqués, sur les droits de transit, etc., ne purent être discutés ayant la dissolution du ministère.)
Son attitude n'était pas moins digne d'éloges dans la sphère des relations extérieures. Jaloux de maintenir l'excellente situation diplomatique créée par M. de Brouckere, il se montrait plein de respect pour tous les vœux légitimes des gouvernements étrangers ; mais, pas plus que ses prédécesseurs, il ne poussait la complaisance au point de sacrifier à leurs susceptibilités les droits et les prérogatives du pays. A la suite de la guerre de Crimée, M. Walewski, au sein du Congrès de Paris, avait appelé l'attention de ses collègues sur la convenance de faire comprendre à la Belgique « la nécessité rigoureuse de modifier sa législation sur la presse. » Aussitôt le vicomte Vilain XIIII, d'accord avec le conseil des ministres, s'empressa de protester contre une exigence qui, réduite à ses termes les plus simples, consistait à nous intimer l'ordre (page 322) de modifier radicalement notre droit constitutionnel pour faciliter la tâche de la police française. Ses démarches habilement conduites nous procurèrent le concours du cabinet de St-James et l'abstention bienveillante de ceux de Berlin, de Vienne et de St-Pétersbourg. Il fit si bien que l'empereur Napoléon renonça lui-même au projet conçu par son plénipotentiaire. Aucune proposition officielle ne parvint à Bruxelles.
(Note de bas de page : On n'a pas oublié le patriotique langage tenu par le vicomte Vilain XIIII, dans la séance de la Chambre du 7 mai 1856, en réponse à une interpellation de M. Orts : « L'honorable M. Orts désire savoir si l'un des gouvernements représentés au Congrès a demandé au gouvernement belge quelque modification à la Constitution. - Aucune ! L'honorable M. Orts me demande si le cabinet, dans le cas où une pareille demande lui serait faite, serait disposé à proposer à la Chambre quelque changement à la Constitution. - Jamais ! » (Ann. parl., 1855-1856, p. 1353. Voy. aussi le discours prononcé par M. Vilain XIIII le 22 novembre 1861 ; Ann. parl., p. 38.)
Cette ligne de conduite, nettement indiquée par la situation du pays, ne pouvait manquer d'obtenir l'assentiment de tous les hommes modérés. Un seul ministre, celui de la Justice, rencontrait encore ces critiques incessantes, ces attaques virulentes et sans trêve, dont les orateurs libéraux avaient tant abusé depuis la solution de nos différends avec la Hollande.
M. Alphonse Nothomb était le frère d'un homme d'État qui, après des luttes longues et vigoureuses contre toutes les exagérations, avait le bonheur de voir ressusciter la politique à laquelle il avait glorieusement attaché son nom. Aux yeux des chefs de l'opposition, c'était un tort irrémissible. On ne se contentait pas de scruter, de critiquer et de dénigrer tous les actes du chef du département de la Justice ; on poussait l'ardeur de l'attaque au point de discuter, dans les colonnes des journaux, et même à la tribune des Chambres, les antécédents, la valeur et le talent des magistrats qu'il désignait au choix de la couronne (On peut consulter, comme spécimen, les séances du 27 et du 28 novembre 1855).
Quand ses collègues présentaient un projet de loi, la gauche n'abdiquait pas les prérogatives inhérentes au rôle de la minorité. Réservant largement ses droits, critiquant la marche du pouvoir, revendiquant les privilèges du libéralisme homogène, elle montrait assez qu'elle était prête à reprendre ses vieilles allures au premier moment favorable ; mais, du moins, elle ne manifestait ni dédain ni haine, et plus d'une fois des paroles de sympathie et d'encouragement furent adressées aux (page 323) ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères. Il en était tout autrement quand un projet de loi était contre-signé par M. Nothomb. Chaque article, chaque phrase, chaque mot devenait alors l'objet d'un débat plein d'aigreur et parfois de violence. Toute parole tombée des lèvres du ministre était saisie, interprétée et commentée comme un oubli de la dignité du pouvoir, comme un démenti donné aux idées de conciliation qui formaient le programme du cabinet, comme une atteinte audacieuse aux droits des représentants de la nation. Les sommités de la gauche semblaient pour ainsi dire se disputer l'honneur de figurer parmi ses adversaires.
Nous citerons comme exemple le projet destiné à dissiper les doutes qu'avait fait naître le sens des mots « délits politiques », placés dans le texte de la loi du 1er octobre 1833.
Au commencement de 1855, le gouvernement français avait réclamé l'extradition de deux ouvriers, que la cour de Douai avait renvoyés devant les assises sous l'accusation de tentative d'attentat contre la vie de l'empereur Napoléon III. Au premier abord, rien ne parut plus simple que cette demande, et le tribunal de Bruxelles ne fit aucune difficulté pour accorder l'exequatur aux mandats décernés par la magistrature étrangère ; mais bientôt, à la suite des protestations des accusés, on s'aperçut que l'extradition rencontrait ici des difficultés on ne peut plus sérieuses. Il s'agissait, en effet, de décider si le fait ne rentrait pas dans l'hypothèse de l'article 3 de la loi du 1er octobre 1833, lequel exige qu'aucune extradition n'ait lieu ni pour un délit politique, ni même pour un fait connexe à un semblable délit. La cour de Liége, saisie de la question, émit l'avis que l'assassinat de l'empereur, en l'absence de tout acte tendant à changer le gouvernement établi en France, ne pouvait être rangé parmi les délits politiques. La cour de cassation s'était déjà prononcée dans le même sens ; mais la cour d'appel de Bruxelles, consultée après une nouvelle réclamation de la diplomatie française, admit nettement la thèse contraire, en se fondant sur le sens général et absolu des termes de la loi de 1833. L'extradition ne fut pas effectuée (Pour les incidents judiciaires de cette affaire, V. La Belgique judiciaire, 1855, pp. 529, 643 et suiv. En fait, les accusés s'étaient complétement justifiés)..
Sous le point de vue des rapports internationaux, cette décision (page 324) offrait une importance peu commune. Il en résultait que l'extradition, possible quand il s'agissait de l'assassinat d'un simple citoyen, devenait impossible dans le cas bien autrement grave d'un attentat dirigé contre la vie du chef d'une nation étrangère. Les souverains étaient privés des garanties accordées au dernier de leurs sujets ! Une telle anomalie devait cesser. A l'époque où le régicide devenait l'une des plaies de la civilisation moderne, il ne fallait pas exposer la Belgique au reproche d'une honteuse et criminelle complaisance pour des misérables qui cherchaient dans le meurtre le moyen de réaliser leurs utopies politiques. A la suite d'une délibération du conseil des ministres, M. Nothomb déposa, le 18 décembre, un projet de loi ainsi conçu : « Ne sera pas réputé délit politique, ni fait connexe à un semblable délit, l'attentat contre la personne du chef d'un gouvernement étranger ou contre celle des membres de sa famille, lorsque cet attentat constitue le fait soit de meurtre, soit d'assassinat, soit d'empoisonnement. »
(Note de bas de page : Ann. parl. 1855-1856, p. 312. On a prétendu que le projet avait été provoqué par la diplomatie étrangère. C'est une erreur (Voy. les déclarations du ministre des Affaires étrangères, vicomte Vilain XIIII, aux Ann. parl., p. 698 et 886).
Contrairement à l'attente générale, cette loi devint, au sein de la Chambre des Représentants, l'objet d'un débat passionné qui se prolongea pendant sept longues séances.
L'opposition, pas plus que le gouvernement, ne voulait placer les régicides dans une sphère privilégiée ; elle était d'accord avec les ministres pour exiger que le meurtre, l'assassinat et l'empoisonnement des membres d'une famille régnante fussent soumis aux règles du droit commun. Mais les adversaires du cabinet, restant fidèles aux habitudes prises à l'égard de M. Nothomb, n'en firent pas moins une guerre implacable au projet qu'il avait soumis à la sanction de la législature. Les uns, effrayés du sens élastique du mot « attentat », réclamaient énergiquement sa suppression : comme si le texte n'avait pas dit, en termes formels, que le seul attentat autorisant l'extradition était celui qui constituait un meurtre, un assassinat ou un empoisonnement ! Les autres, oubliant que les chefs des nations ont droit à la même sécurité que le vulgaire, voulaient restreindre ici les règles de la complicité ; inconséquence qui, suivant une remarque très juste de M. Malou, consistait à accorder aux complices des assassins des rois un privilège refusé au complice de l'assassin du dernier des prolétaires. (page 325) D'autres encore, méconnaissant complétement les exigences de la situation diplomatique, prétendaient que l'extradition devait être interdite quand le meurtre, l'assassinat ou l'empoisonnement était connexe à un autre crime politique : de sorte qu'elle serait devenue impossible, si l'assassin avait fait partie d'une société secrète, s'il avait trempé dans un complot, s'il avait figuré dans une conjuration, en un mot, dans tous les cas où, à l'aide d'une circonstance réellement aggravante, il aurait pu se procurer en quelque sorte le bénéfice de la connexité !
En redoutant les abus, en craignant de voir les gouvernements étrangers donner à des faits purement politiques le caractère d'une tentative d'homicide, afin de se faire livrer des ennemis vaincus, les chefs de la gauche obéissaient à des scrupules honorables ; mais il était visible que leurs antipathies pour l'auteur de la loi figuraient en première ligne dans la vigueur de l'attaque. M. Lebeau déclara qu'il avait quelque peine à résister à la tentation de croire que le ministre de la Justice avait reçu du dehors un texte signé ne varietur. M. Frère, reproduisant la même pensée sous une forme plus acerbe encore, s'écria : « Quand vous avez présenté votre projet de loi, vous avez permis de croire que vous y étiez contraint. » Les orateurs se relayaient ; les motions et les amendements se succédaient avec une ardeur toujours croissante. Partageant le sort du baron d’Anethan dans le ministère de 1846, M. A. Nothomb était décidément devenu le but de toutes les rancunes de l'opposition dans le cabinet de 1855 ; mais, pas plus que son prédécesseur, il ne baissait la tête au milieu des orages de la tribune. Ferme, éloquent, toujours sur la brèche, il soutenait la lutte avec un courage infatigable. Après avoir victorieusement répondu à tous les arguments de ses adversaires, il eut la satisfaction de voir adopter la loi par 61 voix contre 33. (Les débats absorbèrent les séances du 20 au 22 février et du 11 au 14 mars ! Ann. parl., 1855–1836, p. 312, 519, 619, 693 à 731, et 881 à 925). Au Sénat, la loi fut adoptée par 36 voix contre 12 (Ann. parl., p. 152)).
Il n'est pas nécessaire de dire que ces critiques et ces attaques trouvaient, comme toujours, un écho retentissant dans les colonnes de la presse. Dans les nombreux réquisitoires que les feuilles libérales lançaient chaque jour contre le système qu'elles voyaient prévaloir dans les régions officielles, le nom de M. Nothomb figurait presque toujours en première ligne. Mais les exagérations des journalistes, pas plus que les (page 326) exagérations de la tribune, ne réussirent cette fois à jeter le trouble et la passion dans le corps électoral. Les idées d'ordre et de conservation, de concorde et de progrès sage, prenaient décidément le dessus. On en acquit une preuve irrécusable dans les élections de juin 1856 pour le renouvellement partiel des Chambres. Malgré les efforts désespérés des partisans de la politique nouvelle, malgré la connivence d'une foule de fonctionnaires que leurs attributions administratives plaçaient parmi les agents naturels du cabinet, la majorité de la Chambre des Représentants s'accrut de plusieurs voix ; et ce résultat était d'autant plus remarquable que la liste ministérielle tout entière avait passé, au premier tour de scrutin, dans la seconde ville du royaume, naguère encore l'un des foyers les plus ardents de la propagande ultra-libérale. Dans la Chambre populaire, composée de 108 membres, le gouvernement comptait désormais 74 défenseurs de son programme. An Sénat sa majorité était plus forte encore.
Il eût été téméraire d'espérer une situation plus favorable, et cependant celle-ci s'améliora de nouveau par les magnifiques fêtes jubilaires de 1856. Ce concours de toutes les classes de la nation, dans une même pensée de dévouement et de reconnaissance envers le chef de la dynastie nationale ; cet empressement de tous les partis à confondre leurs vœux et leurs hommages autour d'un trône constitutionnel, élevé par des hommes pour qui la devise nationale était la première des vérités politiques ; en un mot, cette imposante et chaleureuse glorification de l'œuvre du Congrès devait nécessairement tourner à l'avantage du gouvernement et de la majorité conservatrice. Sans doute, l'Union n'était pas rétablie et l'opposition restait fortement représentée au sein du parlement ; mais le souffle de 1830 avait passé sur le pays, et ce souffle n'était rien moins que propice à la politique de division, de tiraillements et de rancune, qu'un parti puissant voulait remettre à la mode.
Les partisans et les adversaires des ministres étaient d'accord pour croire à leur longévité parlementaire. De quelque côté qu'on tournât les regards, on n'apercevait aucun signe de faiblesse, aucun indice d'impuissance ou de décadence. Jamais l'opinion catholique, franchement ralliée au cabinet, n'avait compté un nombre plus considérable de délégués dans les deux Chambres. Pour la première fois depuis dix ans, l'hésitation et le découragement pénétrèrent dans le camp du libéralisme avancé.
(page 327) Mais les calculs des amis et des ennemis du cabinet allaient être étrangement déroutés par une série de faits échappant à toutes les prévisions. Au grand étonnement des catholiques, à la surprise extrême des libéraux, quelques mois suffirent pour bouleverser la situation de fond en comble. Jamais on ne vit une transformation parlementaire à la fois plus inattendue, plus rapide et plus radicale.
A l'heure où la presse européenne admire encore l'unanimité de l'élan avec lequel les Belges ont célébré le vingt-cinquième anniversaire de l'installation de la royauté de leur choix, l'agitation et la lutte reparaissent dans toutes les provinces. Le pays s'alarme et se trouble, les clubs politiques reprennent courage, l'émeule jette son poids dans la balance, les ministres déposent leurs portefeuilles, le libéralisme exclusif ressaisit le pouvoir, et la majorité disparaît dans une sorte de coup d'État parlementaire !
Les causes de ce cataclysme politique doivent être étudiées dans tous leurs détails. Ils forment l'une des pages les plus instructives de l'histoire constitutionnelle de la Belgique moderne.
Quelques publicistes catholiques commencèrent par mécontenter profondément un nombre considérable de libéraux modérés, qui, fatigués des allures hautaines de leurs anciens chefs de file, avaient usé de leur influence électorale au bénéfice des candidats appuyés par les ministres.
Tandis que M. Louis Veuillot consacrait son admirable talent à flétrir le régime parlementaire et à glorifier le despotisme qui devait un jour le réduire au silence, on vit des journalistes belges entamer une polémique on ne peut plus inopportune, on ne peut plus imprudente, sur la portée des termes de la célèbre encyclique de Grégoire XVI (1). Ils affirmaient que la Constitution devait être fermement et irrévocablement maintenue ; ils avouaient que la charte de 1831 était la seule barrière capable de protéger les catholiques contre les tendances liberticides de leurs adversaires ; ils y voyaient le seul abri de la liberté religieuse, le seul obstacle à l'anéantissement des prérogatives légitimes de l'Église. Mais, tout en disant que la Constitution était nécessaire, et qu'au besoin ils se lèveraient eux-mêmes pour la défendre, ils repoussaient ses maximes au nom de la foi, ils la sapaient dans ses bases en la représentant comme une atteinte (page 328) flagrante aux principes fondamentaux du Christianisme !
On se demande en vain quels pouvaient être le mobile et le but de ces discussions irritantes. On ne comprend pas cette ardeur à combattre, dans les régions de la théorie, un pacte social qui, de l'aveu de tous, devait être maintenu, comme salutaire et indispensable, dans le domaine de la réalité. C'était quelque chose d'analogue à ce que serait le travail du paysan hollandais qui se mettrait à miner les digues qui préservent son patrimoine de l'invasion des vagues. Le dernier des catholiques savait que la religion ne peut approuver la liberté de répandre l'erreur et l'immoralité dans les masses ; mais il savait aussi que la Constitution est une œuvre de transaction loyale entre des citoyens que leurs croyances divergentes n'empêchent pas de se trouver sur la même ligne et de jouir des mêmes prérogatives aux yeux de la loi. Depuis plus d'un quart de siècle, les Belges vivaient sous l'égide de leurs institutions libérales, sans qu'un seul de leurs prélats eût élevé la voix pour protester contre ce régime ; bien plus, le vénérable auteur de l'encyclique avait lui-même félicité « l'illustre nation des Belges, » qui a toujours servi d'exemple par son attachement au centre de l'unité catholique, d'être restée fidèle à sa foi au milieu des circonstances les plus difficiles. » (Voy. ci-dessus, t. I, p. 286 et suiv.)
De tels débats, avidement accueillis par les ennemis de l'Église, ne pouvaient avoir d'autre résultat que de raviver les calomnies dont les catholiques avaient tant souffert pendant les premières années de notre émancipation politique. C'était fournir à la presse hostile le moyen de dire aux libéraux modérés : « Méfiez-vous de vos nouveaux alliés. Le jour où ils se croiront assez forts pour oser jeter le masque, ils déchireront une charte »que déjà quelques-uns de leurs organes flétrissent comme la consécration politique de l'indifférence et de l'athéisme. »
Ces imprudences étaient d'autant plus déplorables que les chefs de l'opposition, profondément irrités d'avoir vu leurs antagonistes présider à nos imposantes fêtes nationales, cherchaient, à cette heure même, un moyen de rendre à la lutte les proportions qu'elle avait perdues depuis la chute du cabinet de 1847. Ils poussèrent immédiatement un cri d’alarme, en prétendant que, cette fois, ils avaient en main la preuve manifeste, irrécusable, évidente, des projets liberticides qu'ils avaient toujours attribués aux catholiques.
(page 239) Ce cri obtint un retentissement profond dans les journaux et dans les loges ; une foule de brochures et de pamphlets, adroitement rédigés, en firent un épouvantail pour les classes moyennes des villes, et bientôt les passions politiques se réveillèrent avec une violence à laquelle on n'était plus habitué. Sous prétexte qu'il s'agissait de préserver la Belgique de l'invasion du despotisme théocratique, on ne craignit pas même de transporter la polémique sur le terrain du dogme, et plus d'une fois des menaces de protestantisme se rencontrèrent dans les colonnes de la presse quotidienne.
Ce fut alors qu'on vit surgir ce vaste système de dénigrement et de calomnies dirigé contre les communautés religieuses. Avec une ardeur, une persistance et une unanimité qui dénotaient clairement une impulsion commune, la plupart des feuilles libérales se mirent à parler avec terreur de l'accroissement incessant des congrégations des deux sexes. A les entendre, les couvents allaient spolier les familles, absorber les richesses et appauvrir le royaume, en immobilisant le capital que réclamaient l'industrie et le commerce. On annonçait sur tous les tons le retour de ce régime de ténèbres et d'oppression où les moines, jouissant d'innombrables privilèges, étaient partout les premiers propriétaires du pays. On affirmait que, suivant des chiffres fournis par le dernier recensement officiel de la population, les maisons religieuses, en plein dix-neuvième siècle, étaient plus nombreuses qu'à l'époque où le clergé formait le premier Ordre de l'État et disposait de toutes les influences sociales.
L'Exposé de la situation du royaume (1840-1850) attribuait, en effet, 642 établissements aux communautés de femmes, et 137 établissements aux communautés d'hommes. Mais on ne disait pas que ces chiffres comprenaient, outre les maisons mères, tous les édifices où le service des malades, des indigents, des orphelins, des aliénés et des prisonniers était confié aux membres d'un ordre religieux. Parmi ces 779 prétendus couvents figuraient les prisons de Gand, de Vilvorde, de Bruges, d'Audenarde, de Termonde, de Namur, de Tournai, d’Anvers et de Saint-Hubert, les hôpitaux militaires de Bruxelles et de Liége, les dépôts de mendicité de Reckheim et de la Cambre, les orphelinats de la plupart des villes et les trois quarts des hôpitaux du royaume. Au lieu de compter les maisons mères, qui seules constituent les couvents, on trouvait plus commode et plus habile de (page 330) donner ce nom à tous les établissements de bienfaisance, d'instruction ou de répression desservis par les membres d'une congrégation. On se gardait surtout de révéler que, parmi ces couvents qu'on signalait aux soupçons et à la haine des masses, il y avait 234 hospices fondés par la charité privée, où des soins aussi empressés que désintéressés étaient fournis à 14,825 malades, vieillards et infirmes. On voulait alarmer le pays en l'entretenant sans cesse de la renaissance de « l'hydre monacale ».
(Note de bas de page : En 1856, le nombre des maisons mères était de 146, et les ordres contemplatifs ne figuraient dans ce chiffre que pour 14. On trouve des renseignements aussi lucides que complets sur les associations religieuses, dans le remarquable livre de M. Ducpetiaux : La question de la charité et des associations religieuses en Belgique (2e édit., p. 221 et suiv.). Voy. aussi l'Exposé de la situation du royaume (1840-1850), III, p. 228 et suiv., ainsi que le Rapport fait par M. Malou, au nom de la section centrale de la Chambre des Représentants, concernant le projet de loi sur les établissements de bienfaisance (Ann. parl., 1856– 1857, p. 402.)
Le succès qu'obtinrent ces manœuvres dépassa l'attente de leurs instigateurs. Tandis que les uns rangeaient les catholiques parmi les ennemis les plus dangereux et les plus persévérants des libertés constitutionnelles, l'imagination alarmée des autres voyait la mainmorte atteindre et dessécher successivement toutes les sources de la prospérité nationale. Déjà les libéraux modérés ralliés à la droite avaient conçu des inquiétudes, lorsque le roi, dans son discours du 11 novembre 1856, émit le vœu de voir promptement discuter le projet de loi sur les établissements de bienfaisance : problème important et d'autant plus difficile à résoudre que, depuis six ans, il faisait le sujet de débats passionnés à la tribune et dans la presse.
Un coup d'ail rétrospectif est ici indispensable. L'intelligence de la matière exige qu'on remonte à l'origine même du litige.
Les lois du 16 vendémiaire et du 7 frimaire an V ont centralisé la charité officielle dans les bureaux de bienfaisance et les commissions administratives des hospices civils. Mais le gouvernement de l'an V, pas plus que les nombreux gouvernements qui lui ont succédé, n'eut jamais la pensée de consacrer un monopole et de proscrire toutes les œuvres de la charité privée. Sous la république, sous l'empire, sous le règne de Guillaume Ier, sous le régime parlementaire amené par la révolution de Septembre, le pouvoir exécutif autorisa de nombreuses (page 331) fondations régies par des administrateurs ou des distributeurs spéciaux. En Belgique surtout, le doute semblait impossible depuis que l'article 84 de la loi du 30 mars 1836, statuant aussi bien pour le passé que pour l'avenir, avait imposé aux conseils communaux le devoir formel de respecter les administrations spéciales instituées par les fondateurs. Les ministères catholiques, libéraux et mixtes s'étaient montrés unanimes à admettre que la volonté des bienfaiteurs des pauvres devait être scrupuleusement suivie, aussi longtemps qu'elle n'était pas contraire à l'ordre public et à l'intérêt général. Aucun abus ne s'était manifesté, aucune plainte n'avait surgi, lorsque le cabinet installé le 12 août 1847 crut devoir brusquement introduire un système diamétralement opposé : système qu'on rencontre, avec ses motifs et ses conséquences, dans une circulaire que le ministre de la Justice (M. de Haussy) adressa, le 10 Avril 1849, aux députations permanentes et aux administrations locales (Voy., pour les faits antérieurs, une remarquable publication de M. le professeur Delcour : Des dons et legs charitables. Observations sur les principes fondamentaux du projet de loi du 15 janvier 1854 (Brux., Fonteyn, 1855). La question a été traitée avec le même talent et la même érudition par M. Ducpeliaux, loc. cit., p. 339, 420 et suiv.)
Dans ce document officiel, qui occupe une large place dans la polémique de l'époque, on voit apparaître des théories toutes nouvelles. Au dire de M. de Haussy, le gouvernement français qui avait rédigé les lois de l'an V, le gouvernement hollandais qui les avait appliquées, le gouvernement belge qui avait marché sur les traces de ses prédécesseurs, les hommes d'État et les nombreux jurisconsultes qui s'étaient longuement occupés du problème légal de la charité, en un mot, tous les administrateurs qui s'étaient succédé depuis un demi-siècle avaient à s'imputer une longue série d'erreurs grossières ! Dans le système accueilli par la politique nouvelle, le monopole des bureaux de bienfaisance et des commissions administratives des hospices était envisagé comme un bienfait suprême, comme une nécessité sociale. Toute condition imposant une administration spéciale devait être réputée non écrite comme contraire à la loi. Une fondation faite sous une telle condition était valable quant au don seulement ; de sorte que l'État, faisant deux parts dans la volonté du donateur, acceptait l'une et repoussait l'autre. L'article 84 de la loi communale était considéré (page 332) comme uniquement applicable aux fondations existantes en 1836. Ainsi que l'a dit M. Ducpetiaux, « du jour au lendemain, ce qui paraissait parfaitement licite et conforme aux lois et à la Constitution, fut » entaché d'illégalité et signalé comme un danger social. » (Loc. cit., p. 423).
(Note de bas de page : Nous nous bornons à rappeler ici la partie de la circulaire concernant les fondations avec administrateurs spéciaux. Le même système était appliqué aux distributeurs spéciaux, et même aux fabriques d'église, dans le cas, par exemple, où un testateur exige une distribution de pain à l'issue d'un service célébré pour le repos de son âme (voy. Pasinomie, 1849, p. 122 et suiv.).
En poussant le scrupule de la légalité jusqu'à ses limites extrêmes, le signataire de la circulaire ministérielle commettait une double faute. D'une part, il méconnaissait les principes fondamentaux de l'économie politique, qui réclament impérieusement qu'on place, en dehors de l'assistance obligatoire et en quelque sorte machinale de l'État, cette autre assistance libre, spontanée, facultative, variable et pour ainsi dire préventive, qui trouve son origine et ses inspirations dans la charité privée ; d'autre part, en enlevant aux donateurs tout moyen de faire intervenir l'influence religieuse dans l'administration des établissements charitables, il avait le tort étrange d'oublier que, pour les neuf dixièmes des mourants, la charité est avant tout un acte de religion.
(Note de bas de page : Les questions concernant les rôles respectifs de la charité officielle et de la charité privée sont complétement élucidées dans les chapitres I et XI du livre déjà cité de M. Ducpetiaux).
Aussi les catholiques, comprenant aussitôt que l'exclusion radicale de l'élément religieux était le dernier mot du système, firent-ils entendre des plaintes énergiques et persistantes. Ils n'allaient pas aussi loin que la plupart des économistes les plus célèbres, qui veulent que le premier venu puisse fonder un établissement de bienfaisance jouissant de la personnification civile ; ils consentaient à ce que les fondations continuassent à être autorisées par l'État ; ils ne repoussaient aucune des garanties que réclament les prérogatives du corps social, l'intérêt des familles et la conservation du patrimoine des indigents : mais aussi, quand une fondation offrait d'incontestables avantages et répondait à un besoin réel, ils voulaient que cette fondation, quel que fût son régime intérieur, pût être autorisée par le pouvoir exécutif.
(Note de bas de page : Les catholiques ne savaient pas que leurs plaintes avaient été devancées par celles du roi. Voici une remarquable lettre que, dans les derniers jours de février, il avait adressée à M. de Haussy :
« Laeken, le 20 Février 1849.
« Mon cher ministre, » Il me paraît désirable d'examiner la marche à suivre relativement aux actes de bienfaisance soumis à l'approbation du gouvernement.
« La plupart des pays laissent avec raison une très grande latitude à la bienfaisance, et, chez nous, l'esprit du pays ainsi que nos institutions indiquent suffisamment l'opportunité qu'il y a à suivre cette politique.
« En premier lieu, je crois qu'il est désirable de laisser autant que possible décider ces questions par l'autorité provinciale et de ne pas additionner les legs laissés à des localités différentes.
« En second lieu, on ne devrait pas contrarier les volontés des donateurs et bienfaiteurs publics, à moins de raisons importantes.
« Les deux pays où le régime constitutionnel se trouve le mieux entendu, l’Angleterre et les États-Unis d'Amérique, ne mettent aucune entrave aux donations et actes de bienfaisance des particuliers. Le principe qu’un individu peut accorder ses libéralités et dons au public ou à des particuliers, comme il l'entend, me paraît seul en harmonie avec la liberté réelle que chacun en ces matières peut réclamer. Il est du reste évident, et cela est ainsi déjà envisagé par beaucoup de personnes, que, si l'on continue à contrarier les donateurs, on mettra fin aux actes de bienfaisance, et les communes se trouveront ainsi privées de précieuses ressources, qui étaient le résultat des inspirations les plus nobles.
» LÉOPOLD. »)
Comme toujours, la presse libérale se fit un devoir de défendre (page 333) ardemment la thèse contraire. A ses yeux, la circulaire du 10 avril était la consécration éclatante du caractère laïc et social de la bienfaisance publique; c'était une œuvre de courage et de science digne de passer à la postérité la plus reculée. Elle entreprit avec ensemble une véritable campagne contre les administrateurs spéciaux. Ceux-ci devinrent la personnification de la mainmorte, de la théocratie, de l'obscurantisme, de l'hydre monacale, de tous les abus et de toutes les iniquités du moyen âge.
(Note de bas de page : Cette question a été tellement dénaturée que, pour les personnes étrangères aux études juridiques, il n'est peut-être pas inutile de citer ici deux exemples d'administrations spéciales.
(Un homme charitable est ému à l'aspect d'une catégorie de malheureux qu'il rencontre dans sa ville natale. Il remarque, par exemple, que les aveugles indigents s'y trouvent en grand nombre. Voulant alléger les souffrances de ces infortunés, il achète un édifice spacieux pour recevoir les aveugles, et affecte à leur entretien un capital suffisant pour subvenir à tous leurs besoins ; puis, afin que l'ordre règne dans le nouvel hospice, il désigne certains fonctionnaires civils ou ecclésiastiques pour administrer la fondation sous la surveillance de l'autorité publique.
(Ces fonctionnaires civils ou ecclésiastiques ainsi désignés seront des « administrateurs spéciaux ».
(Un testateur crée un établissement complet et le place sous la direction des administrateurs de la charité légale. Par exemple, il donne au conseil des hospices un bâtiment destiné à servir de crèche, avec un revenu suffisant pour l'entretien de vingt enfants et de deux sœurs de la charité destinées à les surveiller : il abandonne le choix de ces religieuses à une personne désignée ; et afin que ses intentions soient toujours exactement exécutées, il exige que le curé de la paroisse puisse assister, avec voix délibérative, aux séances du conseil des hospices, où l'on s'occupera de l'entretien et de la direction de la crèche.
(Le curé sera encore un administrateur spécial.)
(page 334) Cette polémique avait atteint son apogée, lorsque le cabinet du 12 août dut se retirer devant l'hostilité chaque jour plus manifeste de la majorité des Chambres.
Dans le dessein hautement louable de mettre un terme à des controverses irritantes, le successeur de M. de Haussy, M. Faider, déposa, le 17 janvier 1854, un projet de loi sur les établissements de bienfaisance. Moins exclusif que les rédacteurs de la circulaire de 1849, M. Faider admettait l'existence d'établissements de charité libres ou indépendants, régis par une administration spéciale complète; mais il ne les admettait qu'à la suite d'une loi portée spécialement pour chaque cas particulier.
(Note de bas de page : Dans le but louable d'associer la charité religieuse à la charité laïque, ce projet de loi stipulait l'adjonction du curé ou du desservant à l'administration de l'assistance locale (art. 18).)
Les catholiques rendirent hommage aux intentions bienveillantes du ministre; mais, fidèles à la jurisprudence administrative constamment suivie depuis le Consulat, ils persistèrent à demander que l'existence légale des établissements charitables pût résulter d'un décret du pouvoir exécutif. Ils soutinrent avec raison que pas un donateur ne voudrait soumettre ses libéralités à des discussions solennelles, où les partisans et les adversaires de la charité libre se trouveraient face à face ; où son œuvre, ses intentions, son but, ses idées religieuses et même les ressources pécuniaires des membres de sa famille seraient le sujet d'un de ces débats irritants, qui, malgré toutes les précautions, ne manquent jamais de retentir au-delà de l'enceinte des Chambres.
(Note de bas de page : Le chapitre XIII de l'ouvrage déjà cité de M. Ducpetiaux renferme la réponse à toutes les objections. Voy. aussi le discours prononcé par M. Nothomb dans la séance de la Chambre du 23 mai 1857).
Ces réclamations ne furent pas écoutées. Le projet de loi, admis par la section centrale de la Chambre des Représentants, était prêt à être (page 335) soumis à la discussion publique, lorsque M. Faider se retira à son tour et fut remplacé par M. Alphonse Nothomb.
Le ministère formé par M. de Decker se voyait ainsi dans l'impérieuse nécessité d'émettre un avis sur ce vaste problème que les passions politiques avaient étrangement dénaturé. La présentation d'un nouveau projet de loi ne pouvait être évitée. Depuis la célèbre circulaire de M. de Haussy, la question de la charité se trouvait pour ainsi dire à l'ordre du jour. A la tribune, dans la presse, dans l'arène électorale, elle avait constamment occupé une place éminente, et l'on peut dire, sans exagération, qu'elle était l'une des raisons d'être et l'une des principales missions du cabinet.
Les impatiences que manifestaient les deux grandes fractions du Parlement suffiraient seules pour en fournir une preuve évidente. Les libéraux parlaient de peur, les catholiques de faiblesse, et tous sommaient les ministres de mettre un terme à l'état provisoire qui fatiguait le pays et compromettait les intérêts des classes nécessiteuses. A tous égards, la solution du problème était désirable et urgente. D'un côté, ces tristes controverses jetaient l'inquiétude et l'hésitation dans l'esprit des hommes charitables ; de l'autre, des centaines d'établissements organisés par la bienfaisance privée étaient dépourvues de toute existence légale, et leur patrimoine, devenu le patrimoine des pauvres, se trouvait soumis à tous les périls que pouvait entraîner la négligence ou l'incapacité des hommes qui se trouvaient momentanément à leur tête. Il fallait à la fois consacrer la liberté de la charité et prendre des garanties sociales contre ses abus éventuels. Les ministres avaient manifesté cette double intention au moment de leur entrée au pouvoir ; ils devaient rester fidèles à leurs promesses. La dignité du gouvernement, l'intérêt du corps social et surtout l'intérêt des indigents réclamaient le terme du litige. En présence du flot montant du paupérisme, un nouveau code de la bienfaisance était devenu indispensable.
Après avoir retiré le projet déposé par son prédécesseur, M. Nothomb en présenta un nouveau dans la séance du 29 janvier 1856 (Ann. Parl., 1855-1856, p. 419 et 682).
(Note de bas de page : Plus tard on a fait à M. Nothomb un grief de ne pas avoir retiré son projet à la suite de l'arrêt de la cour de cassation du 13 mars 1857, qui condamna le système inauguré par M. de Haussy. Le conseil des ministres fut en effet saisi de cette question ; mais le chef du département de la Justice, guidé par un sentiment de loyauté, fit remarquer que le programme du ministère était complexe : « liberté de la charité », mais aussi « garanties sociales » contre les abus éventuels de cette liberté. Par suite de la décision de la cour suprême, la liberté de la charité paraissait assurée; mais le gouvernement et la société restaient privés d'un contrôle suffisamment efficace. Les ministres tinrent à honneur de prouver qu'ils avaient été sincères, lorsque, dans l'intérêt du gouvernement et de la société, ils avaient promis de proposer des garanties légales et administratives contre les abus possibles de la liberté de la charité.
(Pour les faits qui réclamaient la présentation de la loi, voy. le chapitre XI du livre de M. Ducpetiaux.)
(page 336) La liberté de la charité n'est pas seulement la liberté de l'aumône; outre la charité actuelle, immédiate, temporaire, elle embrasse la charité future, permanente, qui survit au bienfaiteur et se perpétue d'une manière conforme à sa volonté. D'un autre côté, « cette charité de l'avenir embrasse nécessairement les institutions préventives comme les institutions subventives, celles qui sont destinées à venir en aide aux souffrances actuelles, comme celles qui ont pour objet de soustraire les générations qui s'élèvent aux maux qui accablent les générations qui s'écoulent. Elle ne doit pas se borner à des secours purement matériels; entendue dans le sens le plus large, dans le sens chrétien, dans le sens civilisateur, elle comprend essentiellement les secours moraux, l'enseignement. » (Ducpetiaux, loc. cit., p. 40 et 41).
Ces idées larges et généreuses avaient servi de guide à M. Nothomb. Laissant à la charité officielle toutes ses attributions et toutes ses prérogatives, il plaçait à côté d'elle la charité privée, comme un puissant auxiliaire contre les ravages toujours croissants du paupérisme.
D'après le projet ministériel, les fondations pouvaient avoir pour objet la distribution permanente ou périodique d'aumônes et de secours à domicile ; l'institution d'hospices, d'hôpitaux, de fermes-hospices ; la fondation de lits dans les hospices et les hôpitaux ; la création de maisons de refuge, de dispensaires, d'ateliers de charité et d'apprentissage, d'écoles de réforme, d'écoles gratuites pour l'enseignement primaire et l'enseignement professionnel du degré inférieur, d'écoles du soir et du dimanche, d’écoles gardiennes, de salles d'asiles, de crèches et autres œuvres ayant le même caractère charitable.
(Note de bas de page : Il n'était pas interdit d'admettre dans les écoles des élèves payant une rétribution; mais le nombre de ces élèves devait, dans tous les cas, rester inférieur à celui des élèves pauvres. Ces écoles étaient d'ailleurs soumises au régime d'inspection établi par la loi du 23 septembre 1842).
Toute (page 337) fondation devait être autorisée par le roi, sur la délibération de la commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l'avis tant du conseil communal que de la députation permanente du conseil provincial. Elle devait être acceptée par le bureau de bienfaisance ; mais, en cas de refus mal fondé, cette acceptation pouvait lui être imposée d'office. L'arrêté royal, autorisant une fondation ou l'acceptation de libéralités faites au profit d'une fondation, devait déterminer les immeubles destinés à être conservés et prescrire la vente de tous les autres biens légués ou donnés. Les seuls immeubles pouvant être conservés étaient les bâtiments, les cours, les jardins et les terres formant l'établissement qui faisait l'objet de la fondation, et ceux-ci mêmes ne devaient pas excéder les besoins réels. Le prix des immeubles aliénés devait être placé en rentes sur l'État, inscrites au nom de la fondation et du bureau de bienfaisance de la commune.
La surveillance administrative était réglée de la manière suivante.
En principe, l'administration de toute fondation appartenait au bureau de bienfaisance ; mais cette règle pouvait être modifiée par les fondateurs. Ceux-ci avaient le droit d'instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille ou les titulaires destinés à occuper successivement des fonctions déterminées, soit civiles, soit ecclésiastiques. Ils pouvaient de même instituer des collateurs spéciaux pour la désignation des indigents admis à occuper les lits dépendant de leurs fondations, ou des distributeurs spéciaux pour la répartition des aumônes et des secours à domicile. Mais les administrateurs, les distributeurs et les collateurs ainsi désignés n'acquéraient pas un pouvoir illimité, une prérogative absolue et sans contrôle. Ils étaient responsables de leur gestion au même titre et de la même manière que les commissions administratives des bureaux de bienfaisance et des hospices civils. Les institutions confiées à leurs soins étaient soumises à la visite de l'inspecteur général des établissements de bienfaisance, accompagné du bourgmestre de la commune. Leurs budgets et leurs comptes, soumis à l'approbation du conseil communal ou de la députation permanente, recevaient la même publicité que ceux des bureaux de bienfaisance.
(Note de bas de page : Dans les communes placées sous les attributions des commissaires d'arrondissement, les budgets et les comptes étaient soumis à l'avis du conseil communal et à l'approbation de la députation permanente du conseil provincial ; dans les autres communes, l'approbation était donnée par le conseil communal, sauf, en cas de réclamation, le recours à la députation permanente).
S'ils restaient en retard de présenter les comptes (page 338) de la fondation, ils devaient être traduits devant les tribunaux et condamnés à des dommages-intérêts. S'ils donnaient aux revenus une destination autre que celle voulue par le fondateur, le tribunal de première instance avait le droit de prononcer leur destitution, et, dans ce cas, le procureur du roi pouvait agir contre eux, soit d'office, soit sur la plainte de la députation permanente. Si tous les administrateurs, collateurs ou distributeurs spéciaux étaient révoqués, l'administration de la fondation était de plein droit dévolue au bureau de bienfaisance. Si la révocation n'était que partielle, le conseil communal désignait ceux des membres du bureau qui devaient remplacer les individus révoqués. Le même système était suivi si les personnes désignées dans l'acte de fondation refusaient ou devenaient incapables de remplir les fonctions qui leur étaient destinées.
(Note de bas de page : Pour être apte à remplir les fonctions d'administrateur ou de distributeur, il fallait, outre l'indigénat, avoir son domicile dans la commune et y occuper une habitation à titre de propriétaire. Les individus désignés à l'article 12 de la loi communale du 30 mars 1836, de même que ceux qu’un jugement avait privés de l'exercice des droits civils et politiques, étaient exclus comme incapables.)
La forme même de l'administration des fondations était rigoureusement déterminée. L'autorité supérieure devait intervenir pour les acquisitions, les aliénations, les échanges, les changements dans le mode de jouissance des biens, les transactions et les poursuites en justice. Le roi avait le droit de régler, sur l'avis des députations permanentes des conseils provinciaux, tout ce qui concernait la comptabilité, la tenue des écritures et la conservation des archives. Le gouverneur ou la députation permanente avait la faculté d'envoyer sur les lieux, aux frais des administrateurs négligents, des commissaires spéciaux chargés de mettre à exécution les mesures prescrites par les lois et les règlements sur la matière. (Le projet présenté par M. Nothomb se trouve aux Ann. parlem. de 1856 1857, p. 421 et suiv.)
On avouera que les précautions et les restrictions administratives ne manquaient pas. Autorisation donnée par le roi ; avis émis par le conseil communal et par la députation permanente du conseil provincial ; acceptation par le bureau de bienfaisance ; défense de posséder des immeubles ; approbation préalable des recettes et des dépenses ; (page 339) publicité des comptes ; inspection incessante par un délégué du gouvernement et un délégué de la commune ; envoi de commissaires spéciaux ; formes de la comptabilité déterminées par arrêté royal ; intervention d'office du procureur du roi ; destitution des administrateurs infidèles prononcée par le pouvoir judiciaire : tel était le réseau des mesures préventives et répressives dont les fondations se trouvaient en quelque sorte enveloppées, depuis le premier jusqu'au dernier jour de chaque exercice. C'était un ensemble d'actes de méfiance et de rigueur dont on ne trouvait aucun exemple dans les législations des autres peuples, et l'on pouvait sérieusement se demander ce que la liberté devenait au milieu de cette surveillance jalouse de fonctionnaires publics appartenant à tous les ordres de la hiérarchie administrative.
(Note de bas de page : Le lendemain du jour où il avait déposé son projet, M. Nothomb ayant rencontré M. Ch. de Brouckere, l'un des membres les plus éminents du parti libéral, ce dernier lui dit : « Vous appelez cela liberté de la charité ! Elle est jolie votre liberté ! »)
Et cependant toutes ces précautions furent encore jugées insuffisantes ! La section centrale de la Chambre des Représentants et le gouvernement lui-même, dans le cours des discussions, se firent un devoir de les multiplier et de les étendre. On posa en principe que les fonctions des administrateurs, des collateurs et des distributeurs spéciaux seraient purement gratuites. On accorda aux tribunaux le droit de les destituer, même pour le seul fait d'un retard dans la reddition de leurs comptes. On exigea la communication aux bureaux de bienfaisance des listes nominatives des aumônes qui seraient faites aux pauvres honteux. On accorda au bourgmestre le droit de présider toutes les réunions des administrateurs, des collateurs et des distributeurs, et de participer à tous les votes avec voix délibérative. On alla jusqu'à stipuler que des enfants non indigents et payant une rétribution ne pourraient être admis dans les écoles charitables, à moins d'une demande formelle faite par le conseil communal et approuvée par la députation permanente. On poussa la crainte de l'abus jusqu'à prescrire que tout traité entre une commission administrative et une association religieuse ou laïque serait approuvé par l'autorité provinciale, et que celle-ci limiterait en même temps le personnel attaché au service de l'établissement ; et cela sans préjudice du droit de faire réduire plus tard ce personnel s'il n'était plus (page 340) en harmonie avec les besoins. Enfin, pour apaiser toutes les susceptibilités et rassurer complétement tous les intérêts, on chargea le gouvernement de présenter chaque année aux Chambres un rapport indiquant la situation des fondations et de tous les établissements de bienfaisance, leurs ressources, leurs dépenses, leur personnel, le nombre des personnes secourues à l'établissement, l'importance des secours distribués au dehors de l'établissement, les frais d'administration, les budgets et les comptes, et enfin la liste des fondations et des libéralités charitables autorisées ou refusées. A cet exposé devaient être joints les rapports de l'inspecteur envoyé par le gouvernement, ainsi que l'énumération de tous les conflits et de toutes les difficultés qui auraient surgi pendant l'année, soit administrativement, soit judiciairement.
(Note de bas de page : Qu’on compare ce régime à celui qui est en vigueur chez les nations étrangères, et l'on fera de tristes réflexions sur l'esprit prétendument libéral qui souffle en Belgique ! Les législations étrangères se trouvent résumées dans le livre déjà cité de M. Ducpetiaux, 2e édit., pp. 358 à 418.)
Quand l'inexorable silence de la tombe s'étendra sur les ambitions, les clameurs et les haines qui se disputent aujourd'hui la prépondérance dans le gouvernement et dans l'arène électorale ; quand l'avenir, impartial et désintéressé, pèsera les paroles et les actes de nos hommes d'État dans la balance d'une justice rigoureuse, la postérité aura peine à comprendre que cette loi si nécessaire, si inoffensive, si avantageuse aux classes inférieures, ait pu avoir pour résultat l'agitation des masses, la chute du ministère, l'humiliation du pouvoir législatif et l'anéantissement de la majorité parlementaire. Elle ne comprendra pas surtout l'intervention haineuse de ceux mêmes à qui l'on voulait fournir l'enseignement gratuit pendant l'enfance, les soins et les médicaments pendant la maladie, l'asile pendant la vieillesse, le secours et la consolation pendant le chômage.
(Note de bas de page : Le projet n'avait qu'un seul défaut, c'était d'être composé de 108 articles. Guidé par un scrupule de loyauté, M. Nothomb avait voulu que la loi elle-même stipulât toutes les garanties désirables contre les abus éventuels. On vit plus tard que cette condescendance renfermait un inconvénient grave, et qu'il eût mieux valu rédiger le projet en trois ou quatre articles de principe, les détails pouvant être renvoyés à un règlement organique).
Comme la présentation d'une loi sur la bienfaisance était dans les nécessités de la situation, et par suite généralement attendue, le projet (page 341) élaboré par M. Nothomb ne produisit d'abord aucune émotion. Les débats dans les sections de la Chambre des Représentants furent constamment calmes et réguliers. Le rapport déposé par M. Malou, quoique rédigé avec une certaine vivacité dans les termes, ne fit aucun effet extraordinaire. Pas un conseil communal n'eut recours à ces adresses inconstitutionnelles que nous avons vu si souvent intervenir dans les questions politiques et administratives où l'intérêt du libéralisme se trouvait en cause. Aucun fait, aucun symptôme n'était de nature à présager un de ces débats orageux qui troublent la paix publique, éveillent les craintes et surexcitent les passions des masses. (Le remarquable rapport, fait par M. Malou au nom de la section centrale de la Chambre, fut déposé le 20 décembre 1856 (Ann. parl., p. 398)).
Mais cette situation favorable ne tarda pas à se modifier complétement, lorsque, peu de temps après les fêtes du 21 juillet, le langage belliqueux de la presse libérale annonça une levée générale de boucliers dans toutes les phalanges de l'opposition. Avec un empressement aussi habile que peu loyal, le projet de loi fut mis en rapport avec les tendances liberticides qu’on attribuait aux catholiques. Il reçut le nom compromettant de « loi des couvents » ; il devint l'un des éléments essentiels d'un prétendu complot savamment organisé contre les idées et les droits de la société moderne. Il ne s'agissait plus de bienfaisance, de philanthropie, d'écoles charitables, de crèches, d'hôpitaux, de maisons de refuge : le gouvernement et la majorité n'avaient qu'un seul désir, un seul mobile, un seul but : restaurer l'ancien régime et rétablir les couvents avec tous les privilèges de la personnification civile, avec tous les abus et toutes les iniquités de la mainmorte ! Une multitude de pamphlets, dont quelques-uns étaient ignobles, reçurent la mission de propager ces calomnies et ces mensonges dans toutes les classes de la nation.
Ce fut au milieu de ce bruit, de ces plaintes et de ces accusations que les débats s'ouvrirent, le 21 avril, dans l'enceinte de la Chambre des Représentants.
M. Nothomb, ministre de la Justice, M. de Decker, ministre de l'Intérieur, M. Malou, rapporteur de la section centrale, prouvèrent, à la dernière évidence, que les nombreux reproches adressés au projet du gouvernement étaient autant de chimères imaginées par l'ignorance ou la haine. Ils firent remarquer qu'il ne s'agissait pas d'étendre les (page 342) biens de mainmorte, puisque les établissements charitables ne pouvaient posséder que des valeurs mobilières ; ils rappelèrent que la multiplication des personnes civiles n'était pas à craindre, puisque toutes les fondations se trouvaient rattachées au bureau de bienfaisance de la commune ; ils mirent à néant le prétendu grief de l'intervention des couvents, en faisant ressortir l'efficacité des précautions nombreuses, méticuleuses, excessives, qu'on avait réunies pour empêcher que les revenus fussent jamais détournés de leur destination charitable. Malgré les attaques vives et parfois blessantes de leurs adversaires, ils n'abandonnèrent pas un seul instant la ligne de la raison et de la modération. Loin de se montrer raides dans leurs allures, rebelles à tout conseil, inflexibles dans les moindres détails du projet, ils admirent et proposèrent eux-mêmes plusieurs amendements destinés à augmenter l'action de l'autorité communale et à limiter de plus en plus la liberté de fonder aux seules institutions réellement charitables (Ces amendements ont été résumés ci-dessus, p. 339).
D'autres idées et d'autres allures se montrèrent sur les bancs de l'opposition. Dès la deuxième séance, il devint manifeste que, suivant l'exemple donné par la presse, la plupart des orateurs de la gauche cherchaient dans ces débats solennels un moyen de surexciter l'opinion publique et d'anéantir la majorité des Chambres.
A les entendre, la loi n'avait de charitable que le nom ; elle était le triste produit de l'ambition, de l'orgueil, de l'avidité des prêtres et des moines ; elle était un chef-d'œuvre d'hypocrisie, d'astuce et de ruse. En couvrant le sol de fondations placées sous sa main, le clergé voulait récupérer les richesses, les honneurs et l'influence dont on l'avait justement dépouillé à la fin du dernier siècle (M. Anspach, Ann. parl., 1856-1857, p. 1367). Le ministère n'était que « l'éditeur responsable d'un projet élaboré dans les hautes et mystérieuses régions du parti catholique. » Sous prétexte de garantir le libre exercice de la charité, on cherchait à procurer aux couvents le moyen de vivre et de s'étendre paisiblement, à l'ombre de quelques centaines d'institutions reconnues par le législateur. Aux redoutables moyens d'influence dont le clergé disposait déjà, on allait ajouter le poids d'immenses richesses : « Que d'appâts nouveaux pour attirer, pour enlacer les électeurs (3) ! » (M. Delfosse, Ann. parl., p. 1412 et 1413). De même que les catholiques avaient (page 343) toujours visé au monopole de l'enseignement, ils visaient maintenant au monopole de la bienfaisance. Méprisant les lois de leur pays, oubliant toutes les leçons, bravant toutes les résistances, étrangers à l'esprit de leur siècle, ils se disaient : « Le clergé seul a la mission de distribuer les secours spirituels et les secours temporels. » (M. Rogier, Ann. parl., p. 1374). La loi était un imprudent défi jeté à la civilisation moderne ; elle était la négation de la liberté de conscience ; elle était la suite d'un redoutable cri de guerre : « Périsse la bienfaisance laïque ! Périsse la bienfaisance publique, la bienfaisance païenne ! » (M. Prévinaire, Ann. parl., p. 1448). Le clergé, dont le gouvernement suivait les ordres, dont il secondait l'ambition, avait profané et dénaturé les paroles du Christ. Au lieu de répéter avec le grand martyr : « Aimez-vous les uns les autres, » le clergé belge disait : « Ne nous combattez pas, laissez-nous faire, laissez-nous régner, laissez-nous dominer ! » (M. Verhaegen, Ann. parl., p. 1472).
Le projet de loi était une œuvre d'effrayante réaction ; il était l'une des propositions les plus audacieuses qui eussent jamais été faites à la législature. Le système accueilli par la droite était purement et simplement l'ancien régime, l'ancien régime dans toute sa pureté. Les Belges pouvaient « se croire en plein moyen âge ! » On se prévalait en vain de la noble et généreuse pensée de soulager la misère et d'opposer une digue au paupérisme : « l'hospice et l’école n'étaient que l'enseigne du couvent. » (M. Frèrre, Ann. parl., p. 1543-1545). Le but réel était de soustraire des sommes immenses à l'activité humaine, pour les mettre à la disposition de titulaires ecclésiastiques, qui pourraient « les employer à la dotation de mains-mortes de toute nature. » (M. Lelièvre, Ann. parl., p. 1313). On trompait le pays quand on se prévalait du besoin de tenir compte des sentiments religieux de nos populations. La religion n'était qu'un moyen pour arriver à « manier l'argent. » (M. Rogier, Ann. parl., p. 1547). Si le sentiment religieux devait être entendu de la sorte, il faudrait lui sacrifier la presse, l'enseignement de l'État, la sécularisation du pouvoir, le code civil, l'ordre social tout entier (M. Lebeau Ann. parl., p. 1525). On se moquait de l'intelligence de la Chambre, quand on venait présenter comme des garanties sérieuses les restrictions illusoires imaginées par M. Nothomb (M. Tesch, Ann. parl., p. 1428). Les droits de la société, l'intérêt des familles, la liberté religieuse, les bases (page 344) mêmes de l'édifice constitutionnel réclamaient la protection des représentants du peuple. Il s'agissait de déjouer les trames d'un parti incorrigible qui rêvait l'organisation de la mendicité à la porte des couvents et la substitution de l'aumône au salaire ! Il s'agissait de repousser une loi qui portait dans ses flancs « la spoliation des familles, la corruption du clergé, la misère et la discorde. » Il s'agissait d'empêcher qu'on ne fît des Belges « un peuple de moines et de mendiants ! » (M. Delfosse, Ann. parl., p. 1688).
Les principaux orateurs de la gauche ne se contentaient pas même de se livrer, de bonne foi, à ces incroyables exagérations. Ils mêlaient à leurs discours des avertissements et des leçons qui ressemblaient beaucoup à des menaces. Un député de Namur disait : « Le projet compromet l'avenir de la Belgique, parce que les abus auxquels il donnera naissance sont de ceux qui engendrent les commotions politiques.... Les tourmentes qui ont éclaté dans toutes les contrées où a été établi le régime qu'on prétend faire revivre, les événements déplorables dont, sur la fin du dernier siècle, la France fut le théâtre, tout cela ne nous apprendra-t-il rien ? » (M. Lelièvre, Ann. parl., p. 1313). Un homme grave, un ancien ministre, dont le nom se trouve glorieusement uni à tous les actes qui ont fait entrer la Belgique dans la famille des nations indépendantes, ajoutait : « J'ai peur de voir donner le vertige au pays !... On assure que, pendant que M. de Peyronnet était soucieux à la veille des ordonnances de Juillet, M. de Polignac et Charles X échangeaient des jeux de mots sur la mystification que les ordonnances préparaient aux Parisiens... On sait comment les rires ont fini ! » (M. Lebeau, Ann. parl., p. 1529). Un homme d'État, un publiciste distingué, ayant longtemps exercé le pouvoir et aspirant à le ressaisir à la première occasion, ne craignit pas de s'écrier : « Prenez-y garde : vous entrez dans la voie du privilège ; elle vous sera fatale.... Le droit commun, c'est la Constitution, c'est le droit d'association que personne n'oserait contester. Le privilège établi, vous aurez donné au pays un cri de ralliement légal, légitime, unanime, invincible : l'abolition des couvents ! » (M. Frère, Ann. parl., p. 1549).
(Note de bas de page : M. Frère semblait ne pas se douter que l'abolition des couvents serait la suppression de la liberté religieuse, de la liberté individuelle et de la liberté d'association. Le député de Liége aura bientôt la douleur d'entendre vociférer son cri de ralliement, sous une forme plus concise et plus énergique, au milieu du pillage et de l'incendie de Jemmapes.)
Obéissant à un excès de loyauté, poussant la modération jusqu'à ses (page 345) dernières limites, le gouvernement et la majorité eurent le tort de laisser la discussion générale se prolonger sur ce ton pendant vingt-cinq longues séances. Il est vrai que les orateurs de la droite ripostaient vaillamment aux attaques de leurs adversaires. Ils réfutaient les objections, ils redressaient les erreurs, ils faisaient justice de tous les sophismes et de toutes les exagérations. Nos annales parlementaires renferment peu d'exemples d'une lutte soutenue avec autant de courage, de talent, de vigueur et d'éloquence. Mais cette joute brillante au sein de la Chambre n'empêchait pas la presse libérale de jeter l'inquiétude et le trouble dans les classes moyennes des villes ; elle n'empêchait pas une partie du pays de s’alarmer et de s'agiter sous l'influence prolongée des discours agressifs des chefs de l'opposition. Ces discours étaient exaltés, commentés, exagérés dans les lieux publics ; leur retentissement se prolongeait depuis la capitale jusqu'au dernier des villages. Une agitation réelle existait dans les esprits quand la discussion générale fut enfin close dans la séance du 19 mai.
Huit jours plus tard, les articles 71 et 78, qu'on avait placés en première ligne, parce qu'ils renfermaient les principes fondamentaux de la loi, furent adoptés par 60 voix contre 41.
(Note de bas de page : « Art. 71. Les fondations sont autorisées par le roi sur la délibération de la commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l'avis tant du conseil communal que de la députation permanente. Elles sont, après autorisation du roi, acceptées par le bureau de bienfaisance. »
( »Art. 78. Les fondateurs peuvent réserver, pour eux-mêmes ou pour des tiers, l'administration de leurs fondations, ou instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille, à titre héréditaire, ou les titulaires qui occuperont successivement des fonctions déterminées, soit civiles, soit ecclésiastiques. Ils peuvent subordonner le régime intérieur des établissements et @uvres de bienfaisance qu'ils fondent à des règles spéciales, mais sans déroger aux dispositions du présent titre (II). » Ann. parl., p. 1684.).
Les membres de la majorité se félicitèrent vivement de ce résultat. La question de principe étant tranchée, ils crurent que les débats du Parlement allaient, dès le lendemain, reprendre leur aspect ordinaire.
C'était une grande et décevante illusion ! Un pouvoir nouveau, celui de l'émeute, s'apprêtait à jeter son poids dans la balance.
Depuis le commencement de ces discussions orageuses, les auditeurs pressés dans les tribunes avaient constamment manifesté des sentiments (page 346) hostiles. Ils ne se contentaient pas d'applaudir chaleureusement les orateurs de la gauche ; ils poussaient des huées et des cris quand les partisans de la loi défendaient courageusement une œuvre qu'ils croyaient utile au pays et indispensable au bien-être des classes inférieures. Deux fois en dix jours, le président, fatigué de voir braver ses ordres, avait été forcé de faire expulser le public.
Ce scandale atteignit son apogée dans la séance du 27 mai. Deux spectateurs, placés à quelque distance, donnaient le signal et excitaient ou calmaient l'enthousiasme, avec une facilité qui prouvait que les comparses ne leur faisaient point défaut. A la suite d'un discours de M. Frère, terminé par les mots « c'est une indigne comédie qu'on joue ici vis-à-vis de la Chambre et du pays, » le désordre devint intolérable, et le président donna aux huissiers un troisième ordre d'expulsion.
Une demi-heure plus tard, les tribunes furent de nouveau ouvertes ; mais la plupart des individus expulsés, loin de profiter de cet acte de condescendance, se postèrent devant le palais de la Nation, où, réunis à quelques centaines de curieux, ils attendirent patiemment la fin de la séance. Quand celle-ci fut levée, les deux meneurs, qu'on avait déjà remarqués à l'intérieur de la salle, se placèrent sur les marches de l'entrée principale, pour donner le signal aux complices qu'ils comptaient dans les groupes.
Les premiers outrages furent pour le nonce du Pape ; séparé de son compagnon, entouré par la foule, effrayé par les huées partant de toutes les parties de la place, il fut heureusement aperçu par le ministre des Affaires étrangères et un député libéral, qui le mirent entre eux pour le conduire à sa voiture. Le même accueil attendait tous les membres de la droite. Aussitôt qu'un député catholique se montrait, des vociférations, des sifflets, des rires sardoniques lui servaient de cortège jusqu'à l'entrée du Parc ; mais, par contre, chaque fois qu'on apercevait les traits d'un adversaire des ministres, c'était un bruyant concert de cris de victoire et d'applaudissements frénétiques. Lorsque cette foule, composée d'hommes appartenant à la classe intelligente et aisée, n'eut plus personne à applaudir ou à outrager, elle se rendit rue de la Loi devant la maison de l'ancien ministre des Finances, où, après avoir crié : « Vive Frère !» elle cria plus énergiquement encore : « A bas les couvents !»
Le gouvernement, l'autorité locale et la Chambre elle-même furent loin d'attribuer à cette manifestation tumultueuse une importance (page 347) extraordinaire. Croyant que le rassemblement, les cris et les huées avaient eu pour seule cause l'expulsion du public des tribunes, ils n'y voyaient qu'un de ces mouvements d'humeur, trop bruyamment manifestés, dont les Chambres anglaises ont eu tant de fois à se plaindre. Ils furent bientôt détrompés ! Les cris qu'on venait d'entendre étaient le premier symptôme d'un mouvement prémédité contre l'indépendance et la dignité de la représentation nationale ; il s'agissait de placer le pouvoir de la rue au-dessus des pouvoirs constitutionnels et d'obtenir, par la peur, le retrait d'une loi que la majorité, forte et compacte, ne semblait pas d'humeur à sacrifier aux exigences des orateurs de la gauche.
Dans la matinée du 28 mai, l'ordre matériel ne fut pas troublé ; mais une agitation toujours croissante se manifestait dans les lieux publics, où l'on remarquait un nombre considérable de jeunes gens des Flandres et de la province de Liége, accourus au premier bruit des désordres de la veille. Quelques groupes peu nombreux parcouraient les rues, chantant des couplets composés pour la circonstance, insultant les prêtres et même les religieuses qu'ils rencontraient sur leur passage, mais s'abstenant avec soin de tout acte de violence. C'était une démonstration inconstitutionnelle ; ce n'était pas encore l'émeute.
(Note de bas de page : Voici quelques-uns des couplets dont nous venons de parler :
(« Quoi ! le pouvoir cherche à défendre, - En invoquant la liberté, - La mainmorte qu'on veut nous rendre - Sous prétexte de charité !
( » Quel vertige affreux vous porte - A rétablir la mainmorte ? - Plus que moines et couvents, - Nous aimons nos enfants !)
Autour du local où siégeait la Chambre des Représentants, la situation se présentait à peu près sous le même aspect. Dès midi, une foule nombreuse s'y pressait à toutes les issues, pour attendre l'ouverture de la séance, qui eut lieu à une heure. Celte foule grossit rapidement, et bientôt plus de mille hommes, parmi lesquels on remarquait cette fois des blouses, n'ayant pu pénétrer à l'intérieur, se groupèrent sur la place et jusque sur les degrés du palais, dont le vestibule était occupé par la force militaire. « Vivent les représentants de la gauche ! » « A bas les couvents ! » « Vive Frère ! » étaient les cris dominants.
Pendant ce temps, la Chambre, reprenant paisiblement ses travaux, (page 348) avait abordé la discussion du titre II de la loi. De longs discours, entremêlés d'attaques vigoureuses, partaient de nouveau des bancs de l'opposition ; mais le public des tribunes gardait une attitude beaucoup plus respectueuse et plus calme que la veille. Le président, M. Delehaye, n'en écrivit pas moins au bourgmestre pour l'inviter à prendre des mesures propres à prévenir les troubles qu'on semblait vouloir renouveler au dehors. M. Ch. de Brouckere, dont le dévouement à la cause de l'ordre ne saurait être révoqué en doute, répondit que tout se bornait encore à une simple manifestation ; il ajouta que la police surveillait la voie publique, et qu'elle ne manquerait pas d'agir aussitôt que le désordre prendrait un caractère réel de gravité.
Trompé sur les intentions de la foule, il se contenta d'envoyer deux commissaires et quelques agents pour maintenir l'ordre dans la cour du palais et sur la place de la Nation. C'était une mesure malheureusement insuffisante. A l'issue de la séance, les députés catholiques furent de nouveau couverts de huées et d'injures. Quelques-uns, il est vrai, s'étaient retirés par la rue de l'Orangerie et par le ministère des Finances ; mais la plupart, dédaignant de courber la tête devant les insulteurs postés sur leur passage, sortirent par la porte ordinaire et traversèrent lentement les groupes qui les séparaient de la rue Royale. L'intrépidité du ministre de la Justice fut admirée par ses ennemis mêmes. Froid, impassible, dédaignant de jeter un regard sur les hommes égarés qui hurlaient à ses oreilles, il prit le chemin de son hôtel en fumant tranquillement un cigare.
(Note de bas de page : Il faut dire à l'honneur des députés libéraux que plusieurs d'entre eux s'empressèrent d'offrir le bras à leurs collègues catholiques pour les mettre à l'abri des outrages de la foule.)
A partir de ce moment, l'agitation prit un caractère beaucoup plus grave.
Après de nouvelles manifestations de sympathie devant la demeure de M. Frère, les groupes qui avaient une seconde fois insulté la représentation nationale se dirigèrent vers le Parc et défilèrent devant le Palais royal aux cris de « Vive le roi !» « A bas les ministres ! » Arrivés dans la rue de la Régence, ils s'arrêtèrent pour faire entendre des huées, des cris et des menaces devant l'hôtel du ministre de la Justice ; puis, reprenant leur itinéraire, ils se rendirent dans la rue des Minimes, pour y renouveler, devant les habitations de MM. Orts et Verhaegen, les applaudissements et les vivats qu'ils avaient déjà prodigués à (page 349) l'ancien ministre des Finances. Enhardis et exaltés par ces premiers exploits, ils partirent de là pour aller briser les vitres du couvent des Capucins, rue des Tanneurs, et celles de la maison des Jésuites, rue des Ursulines. La bande, considérablement grossie dans sa marche, termina son expédition en adressant les mêmes outrages aux directeurs de l'Émancipation et du Journal de Bruxelles.
Sur ces entrefaites, le bourgmestre avait fait consigner une partie de la garnison et requis le concours de la gendarmerie, des sapeurs-pompiers et d'un bataillon de grenadiers. D'accord avec le ministre de l'Intérieur, il avait en outre préparé un arrêté interdisant les attroupements de plus de cinq personnes sur la voie publique.
(Note de bas de page : Pendant toute la durée de l'agitation, de nombreuses conférences eurent lieu au ministère de l'Intérieur, tantôt entre MM. les ministres, tantôt entre M. de Decker, le gouverneur de la province et le bourgmestre de la capitale.)
On savait que le duc et la duchesse de Brabant devaient se rendre au théâtre de la Monnaie, pour y assister à une représentation de Guillaume-Tell au bénéfice de l'association instituée pour secourir les pauvres honteux. A huit heures du soir, une foule compacte, qu'on peut évaluer sans exagération à près de cinq mille hommes, se tenait sur la place et dans les rues voisines. Il s'agissait de donner un avertissement populaire à la famille royale ! Aussitôt que la voiture du prince parut, plusieurs centaines d'individus appartenant aux classes aisées l'entourèrent et la suivirent jusque sous le péristyle, en criant de toutes leurs forces : « Vive le roi ! Vive le prince ! A bas les couvents ! A bas les Jésuites ! A bas le ministère ! La dissolution des Chambres ! »
Ils se divisèrent ensuite en trois bandes. La première, restant devant la façade du théâtre, attendit la fin de la représentation, pour renouveler le même scandale au départ du couple royal. La seconde se rendit à Ixelles devant la maison de M. Malou, pour manifester les sentiments d'aversion et de haine qui l'animaient à l'égard de l'éloquent et courageux rapporteur de la section centrale de la Chambre. La troisième alla faire une seconde démonstration devant les bureaux de l'Émancipation. Ici toutes les vitres furent brisées, des centaines de pierres tombèrent dans les appartements, et déjà l'un des gonds de la porte avait cédé, lorsque des agents de police, accourus au bruit, réussirent à imposer aux chefs de file. Le bourgmestre fit aussitôt afficher l'arrêté interdisant les attroupements ; mais l'ordre ne fut pas (page 350) immédiatement rétabli. Les rassemblements se prolongèrent jusqu'à trois heures du matin. Le couvent des Capucins, ceux des Rédemptoristes et des Jésuites, l'habitation de M. Malou et celles de plusieurs députés catholiques furent assaillis à diverses reprises.
Peu importantes sous le rapport du dommage matériel qu'elles avaient causé, ces démonstrations séditieuses n'en offraient pas moins une incontestable gravité. Pour la première fois depuis l'installation de la royauté nationale, la majorité du Parlement venait d'être accablée de huées et d'outrages. Pour la première fois, le peuple de la capitale avait eu l'audace de faire retentir des cris inconstitutionnels aux oreilles des membres de la famille royale. C'était l'intervention de l'émeute dans les débats des Chambres ; c'était le verdict de la rue revendiquant le droit de casser le verdict de la tribune ; c'était une attaque en règle contre les bases mêmes du régime parlementaire, qui n'est plus que mensonge et que duperie quand les décisions de la majorité peuvent être annulées par la violence.
Ces tristes scènes, évidemment préparées par des instigateurs demeurés inconnus, méritaient une attention d'autant plus sérieuse que la presse libérale, tout en les blâmant, conservait un langage éminemment propre à propager l'irritation dans les masses. Au moment où la foule insultait pour la seconde fois les représentants de la nation qui sortaient du palais de la législature, on lisait dans l'Indépendance belge ces lignes significatives : «... Si, à chaque instant, l'indignation déborde de toutes les poitrines et s'épanche en bruyantes manifestations ; si la presse s'émeut, si les bons esprits tremblent, si les populations s'agitent, à qui la faute ? A la droite, à la droite seule !..... Qu'elle la porte donc tout entière, cette écrasante responsabilité ; que l'on sache bien, dans le pays et à l'étranger, qu'il existe chez nous un parti anticonstitutionnel, antinational et prêt, pour servir l'ambition d'un clergé avide, à reconstituer le moyen âge et à rétrograder au-delà de 89. Ce parti, c'est le péril public : nous le dénonçons à l'indignation de tous les bons citoyens ! » (Indépendance belge du jeudi 28 mai 1857).
A neuf heures du soir, le conseil des ministres se réunit sous la présidence du roi.
Le chef de l'État se montra profondément indigné des procédés (page 351) ignobles auxquels on ne rougissait pas d'avoir recours contre la majorité des délégués de la nation. Il y vit une atteinte profonde et peut-être irréparable à la sincérité, à la loyauté, à la dignité du régime parlementaire. Son regard, son geste, sa voix, toute son attitude dénotait à la fois l'indignation et la douleur. Il fit vivement ressortir la nécessité d'arriver sans retard au rétablissement de l'ordre, quand même, pour obtenir ce résultat, le ministère devrait recourir aux rigueurs de l'état de siège. Après une heure de délibération, on convint d'attendre l'arrivée des renforts militaires appelés à Bruxelles et de se réunir de nouveau le lendemain, avant l'ouverture de la séance de la Chambre.
(Note de bas de page : Depuis la veille, le général Greindl, à la suite d'une entrevue avec le roi, avait donné l'ordre de faire diriger sur Bruxelles et les environs les troupes disponibles dans les autres villes. Dès le lendemain, 10,000 hommes étaient réunis, pour se joindre au besoin à la garnison de la capitale. Le même jour, à l'issue du conseil des ministres, le général Greindl fit rappeler sous les drapeaux deux classes de miliciens pour renforcer les garnisons des villes de province.)
Cette seconde réunion du conseil eut lieu, le 29, à midi. Guidé par le désir de mettre un terme à des débats que les chefs de l'opposition semblaient vouloir éterniser, le roi proposa, cette fois, de détacher du projet l'article 69, autorisant la fondation d'œuvres de bienfaisance dues à la charité privée, puis les articles 71 et 78 déjà votés, afin de les convertir en loi spéciale, qu'on ferait adopter séance tenante. Ces articles, en effet, renfermaient tous les principes fondamentaux et écartaient la plupart des inconvénients résultant de l'incertitude où se trouvaient les bienfaiteurs des pauvres. Les autres dispositions n'étaient en définitive que des mesures réglementaires qui pouvaient, sans embarras sérieux, être ajournées à des temps meilleurs. En présence de l'agitation croissante des esprits, il était permis de faire ce sacrifice à la paix publique, sans compromettre la dignité de l'administration centrale. MM. Nothomb et Mercier appuyèrent vivement ce projet, et les autres ministres finirent par s'y rallier. A une heure et demie, ils se rendirent tous au palais de la Nation pour se concerter avec le président de la Chambre et les chefs de la droite.
MM. de Decker, Nothomb et Delehaye se trouvaient à peine dans le cabinet du président, quand le ministre des Affaires étrangères vint annoncer que M. Frère, dans le louable dessein d'arriver à un arrangement, venait de lui faire la proposition d'une conférence entre les (page 352) membres du cabinet et les chefs de la gauche. Ce vœu fut immédiatement accueilli, à condition que l'entrevue aurait lieu en présence des chefs de la droite. MM. de Theux, Dechamps, Malou, Du Mortier et de Liedekerke se présentèrent au nom des catholiques. MM. Frère, Tesch, Henri de Brouckere, Verhaegen, Lebeau et Devaux arrivèrent pour stipuler au nom des libéraux.
La proposition de voter séparément les trois articles détachés du projet, accueillie par les représentants de la droite, fut nettement rejetée par les délégués de la gauche. Une deuxième proposition, faite par M. Malou et consistant à voter les trois articles, en n'accordant à la loi qu'une durée temporaire, subit immédiatement le même sort. On ne tomba d'accord que sur un seul point : la suspension momentanée des débats, pour arriver avec plus de facilité au rétablissement de l'ordre.
M. de Brouckere émit l'avis de profiter à cette fin d'un dissentiment survenu la veille entre M. Malou et M. Nothomb, au sujet du régime sous lequel il convenait de placer les écoles charitables; c'était, à ses yeux, un prétexte plausible pour demander le renvoi de la question à la section centrale et l'ajournement des débats au mardi 2 Juin; mais il ajouta : « Il est entendu que cette mesure aura le caractère d'un renvoi indéfini. Mardi la section centrale dira qu'elle n'est pas prête. Nous discuterons des lois d'affaires, et nous arriverons ainsi à la clôture de la session. » Les députés libéraux se rallièrent aussitôt à cette idée ; mais elle fut énergiquement combattue par MM. Nothomb et Malou. Ceux-ci ne voulurent accepter que le renvoi au 2 juin, avec rapport réel et sérieux suivi de discussion. Leur opinion finit par prévaloir, et l'on se rendit à la séance, après avoir pris l'engagement de se réunir de nouveau le lendemain, à midi.
L'aspect de la salle était triste et morne. Immobiles, silencieux, inquiets, les amis et les adversaires des ministres se trouvaient sous le poids d'une émotion visible. Les tribunes publiques elles-mêmes, si bruyantes depuis le commencement des débats, semblaient frappées de stupeur et ne laissaient pas échapper un murmure. Tous savaient que l'heure était grave et solennelle ! Malgré les égarements et les préjugés de l'esprit de parti, on se disait avec douleur que les institutions de 1830, jusque-là si sincères et si pures, venaient de recevoir une atteinte profonde. La proposition d'ajournement, faite par M. Henri de Brouckere, acceptée par M. Malou et appuyée par M. Devaux, fut votée à l'unanimité des suffrages.
(page 353) Tandis que ces faits se passaient dans l'enceinte de la Chambre des Représentants, l'agitation des esprits prenait à chaque instant des proportions plus sérieuses. Pendant les deux premières journées, la classe aisée avait à peu près seule participé au désordre ; c'était, ainsi qu'on l'a dit, une émeute en gants jaunes. Aujourd'hui le peuple lui-même, le peuple dont on voulait soulager les misères morales et matérielles, se montrait à son tour plein de colère et d'indignation contre ces couvents qui voulaient accaparer les richesses du pays.
Heureusement toutes les précautions étaient prises par les autorités compétentes, notamment par le général Chazal, que le roi avait chargé du commandement des troupes réunies dans la capitale. A trois heures de l'après-midi, le bourgmestre fit balayer, par un bataillon de chasseurs-carabiniers et deux pelotons de gendarmes, la foule qui, nonobstant l'arrêté défendant les attroupements, se pressait pour la troisième fois sur la place du palais de la Nation ; puis il donna l'ordre de faire évacuer le Parc, de fermer les grilles et de mettre des détachements de troupes de ligne à toutes les entrées de cette promenade. D'autres mesures, beaucoup plus imposantes, furent prescrites aux approches de la nuit. La troisième légion de la garde civique vint occuper la place de l'Hôtel de ville ; le corps des sapeurs-pompiers au grand complet se trouvait en armes dans la cour de l'édifice communal ; deux batteries d'artillerie étaient placées dans les jardins du palais ducal ; un régiment de cuirassiers stationnait sur les boulevards, et de nombreux bataillons veillaient dans tous les quartiers exposés à l'émeute. Les patrouilles qui sillonnaient les rues dissipèrent sans peine les rassemblements qui s'étaient formés devant les bureaux de l’Émancipation et du Journal de Bruxelles, à l'établissement des Joséphites de la rue de Malines, devant la chapelle des Rédemptoristes de la rue de la Madeleine et dans le voisinage de quelques autres institutions religieuses. Jusqu'à une heure avancée de la nuit, le procureur général, le procureur du roi, le bourgmestre et le général commandant la garde civique restèrent en permanence à l'hôtel de ville.
Le lendemain, à onze heures du matin, les membres du cabinet et les principaux orateurs de la droite se réunirent chez le ministre de l'Intérieur. Ils y apprirent que, dans la soirée de la veille, les représentants de la gauche, convoqués dans les salons de l'un d'entre eux, avaient été unanimes à déclarer qu'aucune transaction impliquant (page 354) la reconnaissance des principes de la loi ne pouvait être acceptée par l'opinion libérale. (Voy. à cet égard l'Indépendance belge du 31 mai 1857).
Il ne s'agissait donc plus de fonder un espoir quelconque sur la seconde entrevue qui devait avoir lieu en présence du président de la Chambre. Il fallait prendre un parti définitif et se prononcer sans retard sur le maintien ou le retrait de la loi. Après avoir mûrement discuté toutes les chances défavorables, l'assemblée finit par émettre l'avis que déjà l'ordre public était suffisamment rétabli pour autoriser l'emploi d'une mesure décisive. On revint en conséquence à l'idée de faire un projet séparé des articles 69, 71 et 78, de produire ce projet à la séance du jour, de déclarer l'urgence et de procéder immédiatement au vote. A midi, les députés se retirèrent pour aller conférer avec leurs collègues de la gauche, et les ministres se rendirent au palais du roi pour assister à un troisième conseil.
Ici la résolution que nous venons de rappeler fut subitement abandonnée. Sans renoncer à l'idée de faire voler séparément les trois articles détachés du projet, un membre du conseil, à qui le bourgmestre de Bruxelles et le gouverneur du Brabant venaient de faire un rapport alarmant sur 'les dispositions de leurs administrés, mit en avant la proposition d'ajourner les Chambres pour quelques jours, afin de laisser aux événements le temps de se dessiner. Malgré la résistance de MM. Nothomb et Mercier, la majorité se prononça en faveur de ce moyen terme. On avait appris que, la nuit précédente, des troubles identiques à ceux de la capitale avaient éclaté à Anvers et à Liége, et l'on voulait se procurer le moyen de prendre une résolution définitive en parfaite connaissance de cause. Le roi signa l'arrêté d'ajournement, et M. de Decker se rendit à la Chambre des Représentants pour en donner lecture.
Tous les journaux de l'opposition accueillirent cet acte comme le retrait du projet de loi sur les établissements de bienfaisance. Se croyant désormais assurés de la victoire, ils poussaient à l'unisson le même cri : « La loi est morte ! » (Dans un moment d’irréflexion, M. Vilain XIIII avait dit ces mots à M. Frère).
On a vu que tel n'était pas l'avis des ministres. Avant de faire le pas décisif, ils se mirent à étudier attentivement la nature et la portée (page 355) des démonstrations qui, à la suite des trois journées de Bruxelles, se produisaient dans la plupart des provinces.
A Anvers, à Mons, à Liège, à Bruges, à Namur, à Louvain et à Verviers, des scènes tumultueuses, servilement calquées sur celles de Bruxelles, troublèrent pendant quelques jours la sécurité publique; mais ces émeutes, quoique profondément déplorables dans leur origine et dans leur tendance, étaient en général dépourvues de gravité réelle. On donnait des sérénades aux députés de l'opposition, on poussait des huées devant les demeures des députés catholiques, on brisait les vitres de quelques monastères, on répétait les cris vociférés sur la place du palais de la Nation ; puis, à la première apparition de la force armée, les rassemblements se dispersaient dans les cabarets voisins, où les meneurs chantaient jusqu'au matin des couplets contre les couvents, les évêques et les ministres.
A Gand surtout, malgré des excitations répétées, les projets des malveillants furent déjoués dès le début, grâce à un déploiement imposant de forces militaires ordonné par le brave général Capiaumont.
(Note de bas de page : D'accord avec la police locale, agissant au nom et par les ordres du bourgmestre absent, le général avait réparti en détachements et placé sur divers points de la ville 600 hommes de la garnison, afin de les mettre « en position d'agir à la réquisition de l'autorité compétente « . Il avait de plus consigné les troupes dans les casernes et fait circuler quelques patrouilles. Pas un coup ne fut porté, pas une blessure ne fut faite par les soldats. Le général n'en fut pas moins blâmé par le conseil communal de Gand (25 Juillet); mais le roi annula cette délibération par un arrêté du 31 Août. Voy. « la Belgique judiciaire » du 8 Octobre 1857. Le même recueil renferme, dans son numéro du 8 novembre, le remarquable discours sur « L'intervention de la force armée dans les émeutes », prononcé par M. le procureur général de Bavay, le 15 octobre 1857).
Le désordre n'acquit des proportions redoutables que dans la commune de Jemmapes. Le dimanche, 31 Mai, à 9 heures du soir, une soixantaine d'émeutiers y arrivèrent de Mons par le chemin de fer et se rendirent directement à la place de Jéricho, où se trouve l'établissement des Frères de la doctrine chrétienne. Ils y furent rejoints par une phalange assez nombreuse d'individus appartenant à la commune, et le signal de l'attaque ne tarda pas à être donné. Les vitres et les châssis des fenêtres disparurent sous les pierres, les portes furent enfoncées, et une bande furieuse se précipita dans le modeste asile consacré à l'éducation des enfants du peuple. Les meubles, le linge, les chaires des maîtres, les bancs des élèves, les livres, les tableaux, les statues de la chapelle, les (page 356) ornements sacerdotaux, le tabernacle même, furent brisés et amoncelés sur la voie publique ; puis des hommes qui ne portaient pas la livrée de l'ouvrier y mirent le feu, en poussant de toutes leurs forces le cri ordinaire : « A bas les couvents ! ».
Le supérieur et quelques Frères, qui s'étaient réfugiés au grenier, en descendirent lorsque l'un de ces furieux, arrachant un matelas du bûcher, le jeta tout en flammes au pied de l'escalier. Ils espéraient que du moins leurs personnes seraient respectées ; mais ils furent immédiatement détrompés. Voyant leur vie même en péril, ils se firent des armes des débris de leur mobilier, jusqu'à ce que, couverts de contusions et déjà entraînés vers le bûcher, un groupe de citoyens courageux leur fournit le moyen de fuir dans une maison voisine. Pendant trois heures ces attentats sauvages s'accomplirent sans rencontrer de résistance sérieuse. Douze gendarmes de Mons arrivèrent à minuit et un détachement de lanciers les suivit à trois heures du matin, quand tout était consommé ! (Voy. les correspondances publiées par le Journal de Bruxelles, dans ses nos du 6 et du 10 juin 1857).
Assurément ces excès ne devaient pas être dédaignés; mais, considérés en eux-mêmes, ils n'avaient rien qui fût de nature à faire reculer les ministres. Partout où la force publique s'était montrée, la foule avait cédé sans résistance, et la magistrature s'était emparée des auteurs présumés des troubles, sans rencontrer le moindre obstacle dans ses recherches. Un fait infiniment plus important et plus grave se trouvait au fond des adresses que les conseils communaux de Bruxelles, de Gand, de Mons, de Louvain, d'Anvers, de Liége, de Bruges et d'une foule d'autres villes, venaient de faire parvenir au roi. Ce n'étaient pas les excès matériels, faciles à réprimer : c'était le désordre moral, bien plus redoutable, qui devait effrayer les ministres ! Sortant encore une fois du cercle de leurs attributions, blâmant de nouveau l'attitude prise par la majorité des Chambres, des corps administratifs, exclusivement chargés de la gestion des intérêts locaux, priaient le chef de l'État d'user de sa prérogative pour retirer un projet de loi qui avait déjà reçu l'assentiment de la législature. Dans une adresse, votée dès le 30 mai, les magistrats municipaux de Bruxelles disaient : « Sire, ... aujourd'hui toute la ville regrette l'explosion d'un mécontentement qui n'a pu se contenir ; et elle comprend que c'est à la sagesse du roi, à son amour pour la nation, à sa sollicitude pour (page 357) les intérêts du pays, qu'il faut demander respectueusement la satisfaction du vœu public. »
Jointes à l'influence exercée par les discours des orateurs de la gauche, aux manifestations turbulentes des centres populeux, aux excitations à la fois habiles et persistantes de la presse, ces démarches des mandataires de toutes les villes importantes du pays produisirent un immense effet. Dès cet instant, l'opinion que la loi n'avait de charitable que le nom s'accrédita partout avec une étonnante rapidité. A force d'entendre parler du rétablissement des couvents avec les nombreux privilèges dont ils jouissaient sous l'ancien régime, des milliers d'hommes finirent par prendre ces déclamations au sérieux. L'appréhension des legs pieux se glissa dans une multitude de familles. Malgré les déclarations solennelles des souverains pontifes, les acquéreurs de biens ecclésiastiques, si nombreux et si influents en Belgique, conçurent des craintes absurdes, mais sérieuses et persistantes. L'agitation descendit des classes moyennes dans le peuple ; elle passa des villes aux campagnes, surtout dans les districts industriels, et la prétendue loi des couvents ne tarda pas à être entourée d'une formidable impopularité. Les indigents eux-mêmes criaient qu'on voulait confisquer les aumônes au bénéfice des moines !
(Note de bas de page : Des orateurs et des journaux de la gauche exploitèrent largement une circulaire que Mgr Delebecque, évêque de Gand, avait adressée aux curés-doyens de son diocèse, le 19 mars 1857. Ils prétendaient que ce document recommandait au clergé de rechercher les noms des acquéreurs des biens nationaux, afin de parvenir plus tard à dépouiller leurs familles au bénéfice des couvents qu'on voulait rétablir. C'était un acte de mauvaise foi insigne. Mu par le désir de venir en aide à un prêtre qui s'occupait de la rédaction d'une histoire du diocèse, l'évêque avait demandé les noms des possesseurs des couvents supprimés par Joseph II, dans l'espoir d'arriver ainsi à la découverte des archives de ces monastères (V. la lettre du prélat et le discours de M. Malou aux Ann. parl., 1856-1857, p. 1589). On n'en imprima pas moins, à des milliers d'exemplaires, un pamphlet anonyme annonçant que déjà l'évêque de Gand demandait les noms des acquéreurs. Nous avons pu constater que cette manœuvre déloyale avait produit un effet considérable dans les campagnes).
Les ministres savaient que ces murmures et ces craintes étaient le produit de l'erreur, le fruit du mensonge et de la calomnie ; mais ils savaient aussi qu'il y a des préjugés et des entraînements avec lesquels l'homme d'État doit compter, quand même sa conscience et sa raison lui en démontrent l'inanité. Puisqu'une loi toute de bienfaisance devenait une cause d'irritation, un élément de désordre, (page 358) une source de récriminations et de haines, ils crurent devoir en faire le sacrifice sur l'autel de la paix. Le 12 juin, ils adressèrent le rapport suivant au chef de l'État :
« Bruxelles, le 12 juin 1857.
« Sire,
» La discussion de la loi sur les établissements de bienfaisance a été brusquement interrompue par une crise dont nos annales parlementaires n'offrent pas d'exemple.
« Tous les amis de nos institutions déplorent les actes coupables qui ont jeté le trouble dans quelques cités de notre paisible Belgique.
« L'ajournement des Chambres est venu, par une halte opportune, arrêter le mouvement précipité de l'opinion publique : le pays a eu le temps de se reconnaître, et le gouvernement a pu aviser plus librement aux moyens constitutionnels de satisfaire aux exigences d'une situation pleine d'anomalies et de difficultés.
« Aujourd'hui que le désordre est réprimé et la sécurité rétablie, la nation attend avec confiance de Votre Majesté une résolution qui achève l'œuvre de la pacification des esprits.
« Nous avons la conviction qu'au milieu de l'effervescence des passions politiques momentanément surexcitées, toute discussion parlementaire pourrait devenir une source d'embarras pour le pays.
« Dans cette conviction, nous avons l'honneur de proposer à votre Majesté de prononcer la clôture de la session législative de 1856-1857.
« Cette mesure suspend la discussion du projet de loi sur les établissements de bienfaisance. Le gouvernement en proposera l'ajournement à l'ouverture de la session prochaine.
« En agissant ainsi, vos ministres, Sire, obéissent à un grand devoir.
« Témoin des sentiments de modération et de loyauté qui n'ont cessé d'animer le cabinet, Votre Majesté a compris avec quelle légitime émotion nous avons vu méconnaître la droiture de nos intentions et dénaturer le caractère de notre projet de loi.
« En arrivant aux affaires, le ministère actuel trouva la question de la charité à l'ordre du jour de la représentation nationale. C'était une obligation pour lui de la résoudre et de détruire ainsi une cause (page 359) permanente de préoccupations pour le pays et de tiraillements pour le pouvoir.
« Comment fallait-il la résoudre ?
« Dans un pays comme le nôtre, où le soulagement de la misère est l'objet d'une si vive sollicitude, nous avons cru que, tout en développant le travail sous toutes les formes, il faut également faciliter par tous les moyens le développement de la charité. Le projet de loi proposé par le gouvernement tendait à compléter l'action salutaire de l'administration de la bienfaisance officielle, administration respectée dans son principe et dans son organisation, par le concours des fondations, réglées et contrôlées, de la charité privée.
« Ce système, conforme à nos traditions historiques, en harmonie avec les législations de la plupart des nations, avait, d'ailleurs, le mérite de s'adapter parfaitement à l'esprit de notre Constitution et de nos lois organiques.
» Néanmoins, dans ce projet de loi, inspiré par le seul désir d'améliorer la condition morale et matérielle des classes inférieures de la société, on s'attacha à découvrir une pensée de réaction contre les idées et les institutions modernes. Son but, exclusivement charitable, ne parut plus être qu'un prétexte à la résurrection de la mainmorte et au rétablissement des couvents. Les conséquences en furent signalées, non plus comme un bienfait pour les familles indigentes, mais comme un piège pour les familles riches. Soit ignorance, soit prévention, soit parti pris, l'opposition au projet de loi gagna de proche en proche : elle éclata soudain par des actes dont nous voudrions pouvoir effacer jusqu'au souvenir.
« Quoi qu'il en puisse coûter de sacrifier à des attaques injustes et imméritées une œuvre de conscience et de conviction, nous prenons qu'un gouvernement prudent doit tenir compte de l'opinion publique, alors même qu'elle est égarée par la passion ou par le préjugé.
« Il y a d'autant moins à hésiter, que l'intérêt des pauvres, que le projet de loi avatl pour but essentiel de garantir, n'aura pas à souffrir de la mesure que nous avons l'honneur de proposer à votre Majesté. En effet, d'une part, l'article 84 de la loi communale, interprété par le premier corps judiciaire du pays, laisse au (page 360) gouvernement toute latitude pour autoriser les fondations charitables, en tenant compte de la volonté des fondateurs. D'autre part, la législation en vigueur donne au gouvernement la liberté d'action nécessaire pour subordonner l'autorisation de ces fondations à des garanties qui assurent la conservation du patrimoine des pauvres et le bon emploi des revenus.
« Sire, le cabinet ne veut et ne doit pas se le dissimuler : une rude tâche lui est imposée. Mais aussi, il y a, dans la gravité même de la situation actuelle, de quoi tenter son patriotique dévouement.
« Consolider le règne de l'ordre et assurer le développement de tous les éléments de la prospérité publique, conserver au gouvernement son indépendance et sa loyauté au milieu des luttes des partis ; ajouter encore à la force et à la gloire de la dynastie, par la reconnaissance du peuple, juste appréciateur des services qu'elle ne cesse de lui rendre ; garantir leur action régulière à tous les organes de notre vie constitutionnelle ; rassurer les amis de nos institutions libérales et confondre leurs détracteurs ; donner au pays la conscience de ses véritables intérêts et raffermir sa foi dans son avenir : telle est la mission que nous acceptons, sous la garde de Dieu, confiants dans la sagesse de Votre Majesté, dont nous avons l'honneur, d'être, Sire, les très humbles, très fidèles et très obéissants serviteurs.
« P. DE DECKER. Vte VILAIN XIIII. MERCIER, ALPH. NOTHOMB. GREINDL, A. DUMON. »
Le roi accueillit ces raisons. Il signa l'arrêté de clôture et adressa au ministre de l'Intérieur la lettre qui suit :
« Le 13 juin 1857.
» Mon cher ministre,
» Je reçois le rapport du cabinet en date d'hier, et je m'empresse d'y donner mon approbation, En proposant l'ajournement de la discussion, vous prendrez une initiative que les circonstances vous indiquent et que le pays comprendra.
« Je profite de cette occasion pour adresser, par votre intermédiaire, quelques paroles au pays qui m'a donné tant de preuves de son attachement.
« Une discussion longue et animée, suivie d'incidents que je déplore, (page 361) a eu lieu dans la Chambre des Représentants, sur un projet de loi présenté par vous.
« Pour la première fois depuis vingt-six ans que je me suis dévoué à la Belgique, les débats parlementaires ont fait naître des difficultés dont la solution ne s'est pas immédiatement révélée.
« Vous avez agi avec la plus grande loyauté et la plus entière bonne » foi. Vous êtes fermement persuadé que le projet de loi, mis à exécution, ne produirait pas les conséquences fâcheuses que l'on y a attribuées. Je ne porterai point de jugement sur le projet ; je n'aurais jamais consenti à donner place dans notre législation à une loi qui aurait pu avoir les funestes effets qu'on redoute ; mais, sans me livrer à l'examen de la loi en elle-même, je tiens compte, comme vous, d'une impression qui s'est produite, à cette occasion, chez une partie considérable de la population. Il y a, dans les pays qui s'occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions, rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu'elle ne s'explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner.
« Les libres institutions de la Belgique ont été pratiquées, pendant vingt-six ans, avec une admirable régularité. Que faut-il pour qu'elles continuent à fonctionner dans l'avenir avec le même ordre, le même succès ?
« Je n'hésite pas à le dire, il faut chez les partis de la modération et de la réserve. Je crois que nous devons nous abstenir d'agiter toute question qui peut allumer la guerre dans les esprits. Je suis convaincu que la Belgique peut vivre heureuse et respectée, en suivant les voies de la modération ; mais je suis également convaincu, et je le dis à tout le monde, que toute mesure qui peut être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d'une opinion sur l'autre, qu'une telle mesure est un danger. La liberté ne nous manque pas, et notre Constitution, sagement et modérément pratiquée, présente un heureux équilibre.
« Mon attachement sincère et profond aux destinées du pays a fait naître chez moi ces graves réflexions. Je les communique au pays, à vous-même, à la majorité de la représentation nationale.
» Dans les circonstances où nous sommes, la majorité de la Chambre, dont les vœux, comme majorité, sont et doivent être mon (page 362) guide, a une noble position à prendre, position digne d'un grand parti.
« Je lui donne le conseil de renoncer, comme vous le lui proposerez, à continuer la discussion de la loi. C'est à la majorité qu'il appartient de remplir ce rôle généreux. En l'acceptant tout entier, elle donnera au monde une haute idée de sa sagesse et de son patriotisme. Elle conservera dans ses rangs l'étroite union qui, pour tous les partis, est le premier fruit et la première récompense d'une noble et bonne action pratiquée en commun.
« L'année dernière le pays me remerciait de mon dévouement ; je le remercie aujourd'hui de sa confiance.
« Cette lettre vous fera voir combien je suis heureux de me trouver d'accord avec vous, combien j'approuve votre conduite.
« Mon désir est de continuer à veiller, avec vous et avec vos collègues, aux intérêts de ce beau et bien-aimé pays.
« Veuillez croire, mon cher ministre, aux sentiments affectueux que je vous porte.
« LÉOPOLD. » (Moniteur du 14 juin 1857).
On sait que ce n'est jamais sans dommages et sans pertes que les ministres abandonnent les voies où ils se sont engagés à la suite des promesses de leur programme. Quelle que soit la gravité des circonstances, quelle que soit l'importance des motifs ou l'imminence des périls qui nécessitent un pas en arrière, les amis du cabinet se découragent et murmurent, tandis que ses adversaires se comptent, s'exaltent, groupent leurs forces et exigent des concessions nouvelles.
Pas une feuille libérale ne consentit à tenir compte de l'esprit de condescendance et de modération dont les ministres avaient fait preuve dans leur rapport du 12 juin. Loin de se montrer reconnaissants, tous les organes de la gauche s'emparèrent de ce document comme d'une nouvelle et abondante source de persiflages et d'injures. Ils raillèrent amèrement les hommes qui, tout en avouant que l'opinion publique s'était prononcée contre leur œuvre, se croyaient autorisés à demeurer les conseillers du chef de l'État. Ils dirent que, trop faibles pour tenir tête aux événements, trop irrésolus pour dominer la situation, trop attachés au pouvoir pour déposer leurs portefeuilles, (page 363) M. de Decker et ses collègues avaient fini par découvrir la couronne, en faisant intervenir le roi dans nos luttes intestines. Ils allèrent jusqu'à reprocher au cabinet d'avoir lâchement renié une majorité qui s'était toujours montrée dévouée et fidèle. Ils s'écrièrent tout d'une voix que le libéralisme ne devait pas se contenter de ce premier succès et marcher hardiment à la conquête d'un pouvoir qui désormais ne pouvait lui échapper. Ils montrèrent, plus que jamais, que la loi sur la bienfaisance n'avait été qu'un prétexte. (Voy. les extraits de l'Indépendance, de l'Observateur, du Journal de Liége, de la Tribune, du Précurseur, du Journal de Gand, de l'Écho des Flandres, de l'Avenir d'Anvers et du National, publiés par le Journal de Bruxelles dans son numéro du 17 juin 1857).
Les ministres étaient peu sensibles à ces attaques, parce qu'ils s'y étaient attendus ; mais ils éprouvèrent une douloureuse surprise en trouvant des critiques tout aussi vives, tout aussi insultantes, dans les colonnes des neuf dixièmes des journaux catholiques. Selon ceux-ci, le cabinet avait courbé la tête devant l'émeute ; il avait proclamé la souveraineté du club et de la rue ; il avait fait du désordre et de la violence un quatrième pouvoir dans l'État ; il avait admis que le règne des majorités légales devait céder le pas à la domination des minorités factieuses ; il avait appris aux méchants que désormais une agitation factice suffirait pour amener l'abandon des mesures les plus salutaires ; il avait accepté les huées comme des oracles ; il avait rapetissé la Belgique aux yeux de l'étranger ; il était devenu la personnification de la faiblesse et de la peur ! Ces journaux ne comprenaient pas que les attaques qu'ils dirigeaient contre les ministres étaient autant de blessures qu'ils faisaient à leurs amis, autant de traits qu'ils lançaient dans leur propre camp. On pouvait regretter que l'opinion de MM. Nothomb et Mercier n'eût pas prévalu dans le conseil des ministres du 30 Jjin ; mais, l'ajournement des Chambres une fois prononcé, le retrait de la loi devenait la conséquence naturelle, nécessaire, inévitable, des inquiétudes chaque jour plus vives qui se manifestaient dans une partie considérable du pays. Il eût été infiniment plus sage et plus habile de se borner à dire que l'abandon d'un projet, quelque important qu'il soit, laisse debout et intactes toutes les prérogatives attachées à la possession de la majorité dans les chambres. Après les événements qui venaient de s'accomplir, il n'était pas possible de songer à la formation d'un cabinet offrant une (page 364) nuance catholique plus foncée. Au lieu de prêter la main à l'œuvre de démolition entreprise par la presse libérale, il fallait relever le courage et renforcer la position des hommes honorables, éclairés et dévoués, qui représentaient la politique modérée à la tête de l'administration nationale. Prodiguer les termes insultants pour sommer les ministres de déposer leurs portefeuilles, c'était tomber dans un piège et favoriser les plans secrets de la gauche.
Abandonné de ses défenseurs naturels, attaqué par ses adversaires avec une violence toujours croissante, le cabinet se trouvait considérablement affaibli lorsque, dans les premiers jours d'octobre, le renouvellement des administrations communales vint fournir à ses ennemis un nouveau prétexte d'agitation politique.
Depuis l'ajournement des Chambres, la lutte entre les deux partis était restée vive et ardente. Les catholiques, battus par des manifestations révolutionnaires sur le terrain de la charité, parlaient de prendre leur revanche dans le domaine de la législation électorale, en remplaçant par le vote à la commune le vote au chef-lieu administratif de l'arrondissement ; c'était même à ce projet que le roi avait fait allusion dans sa lettre du 13 juin, en signalant à M. de Decker le danger « d'une mesure qui pourrait être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d'une opinion sur l'autre. »
(Note de bas de page : Des hommes au courant des événements nous ont affirmé ce fait de la manière la plus formelle).
Les libéraux, exaltés par un premier succès et désirant en obtenir de nouveaux, combattaient énergiquement cette réforme, au point que quelques-uns de leurs chefs les plus modérés ne craignaient pas de lui attribuer le caractère d'une « révolution. » La lutte s'élargissait pour ainsi dire d'heure en heure. Chaque jour était marqué par des récriminations nouvelles.
Comme depuis longtemps la politique s'était installée à l'hôtel de ville, les élections communales, survenant au milieu de ces querelles ardentes, ne pouvaient manquer de se faire encore une fois sur un terrain autre que celui des intérêts locaux. Les organes de la gauche annoncèrent hautement qu'il s'agissait de condamner les tendances de la majorité du Parlement ; ceux de la droite commirent l'imprudence de relever le gant jeté par leurs antagonistes, et ainsi, par une sorte d'accord tacite, la politique générale se trouvait directement mêlée au résultat du scrutin.
(page 365) Ce résultat fut ce qu'il pouvait être en présence des passions, des préjugés, des haines et des craintes auxquels les derniers événements avaient donné naissance. Dans toutes les villes importantes, les listes libérales passèrent à une immense majorité. A Gand surtout, le résultat fut désastreux pour les amis du ministère : ils se virent distancés de plus de mille voix ! Le chef-lieu de la Flandre orientale, dont le concours avait tant contribué à raffermir le cabinet, était subitement redevenu l'un des appuis les plus puissants de la gauche.
Les ministres se réunirent aussitôt en conseil, pour examiner si ce nouvel échec devait entraîner la retraite de l'administration centrale.
Deux opinions contradictoires se manifestèrent dès le début de la séance.
Sans se dissimuler les difficultés nombreuses et graves de la situation, MM. Nothomb et Mercier pensaient que le devoir de tous les membres du cabinet exigeait qu'ils restassent à leur poste. A leur avis, une administration loyale, constitutionnelle, appuyée sur une majorité parlementaire incontestable, ne devait succomber que sous un verdict des Chambres. Attacher, même exceptionnellement, une importance décisive à des élections communales, c'était, à leurs yeux, sortir des voies régulières, vicier nos institutions et créer un précédent funeste ; c'était accepter l'impulsion de la part de ceux qui doivent la recevoir ; c'était encourager des empiétements successifs, ayant pour inévitable terme l'anarchie par la confusion des attributions ; c'était, dans les circonstances actuelles, légaliser en quelque sorte les conséquences de l'émeute. Ils firent remarquer que leur retraite aurait pour conséquence fatale d'amener une situation mortelle pour la majorité qui les avait portés aux affaires, qui les y avait fidèlement et courageusement soutenus, et qui ne devait pas être sacrifiée avant que le pays, consulté dans la forme constitutionnelle, eût manifesté sa volonté souveraine. Ils alléguèrent enfin que le fait de l'hostilité des grandes villes n'était pas nouveau dans nos annales. En 1854 comme en 1856, pas une seule d'entre elles n'avait donné la majorité aux candidats conservateurs. S'il avait fallu tenir compte de cette tendance des électeurs des centres populeux, depuis longtemps aucune administration modérée n'eût été possible. La pensée du pays, disaient-ils, n'est pas tout entière dans les grandes villes ; pour le gouvernement et pour les Chambres, elle se manifeste par les décisions du corps électoral considéré dans son ensemble.
(page 366) M. de Decker et la majorité de ses collègues avouaient que ces raisonnements étaient inattaquables au point de vue des principes du droit constitutionnel ; mais ils n'en croyaient pas moins que la retraite du ministère était l'une des nécessités de la situation. Par suite d'une espèce d'accord imprudemment accepté par la presse catholique, les élections communales s'étaient en quelque sorte accomplies sur le terrain de la politique générale ; à la suite des scènes tumultueuses de mai, elles étaient la première manifestation légale des sentiments du pays. Il était désormais prouvé que la loi sur la charité n'avait été qu'un prétexte, et que la cause réelle du mal se trouvait dans les pensées de domination et d'accaparement, dans les tendances liberticides et rétrogrades qu'on attribuait faussement au clergé. Il était certain que les phalanges les plus avancées du parti libéral renfermaient des hommes décidés à recourir à la violence, et que l'obstination du gouvernement et de la majorité n'aurait d'autre résultat que de rendre l'irritation plus vive et plus générale. Les avis arrivant de l'intérieur et même du dehors annonçaient une guerre à outrance, une crise pleine de périls, pour les élections de 1858 ; et déjà le langage et l'attitude de quelques organes de l'opposition prouvaient assez que ces avis n'étaient pas le produit de la perfidie ou de la peur. Un gouvernement possédant une grande force morale pouvait braver et dominer une crise de ce genre. Mais comment aborder une situation pareille, après tous les faits qui venaient de se passer et qui trouvaient pour ainsi dire leur couronnement légal dans les échecs électoraux du 27 Octobre ? Depuis un an, l'esprit public s'était profondément modifié. La presse catholique n'était pas moins hostile que la presse libérale ; beaucoup de fonctionnaires politiques montraient ouvertement leurs antipathies pour les tendances et les veux de leurs chefs ; la garde civique, quoique prête à faire son devoir, était toute libérale par ses commandants, et l'armée elle-même, adroitement et activement travaillée, voyait avec répugnance un système qu'on lui représentait comme la personnification des abus et des iniquités de l'ancien régime.
(Note de bas de page : Parmi les perturbateurs arrêtés à Bruxelles le premier jour des troubles, trois appartenaient à un régiment de la garnison. En province, les miliciens rappelés sous les armes avaient traversé les rues des villes et les stations des chemins de fer en criant : «A bas les couvents ! A bas la calotte ! »)
Sans doute, les ministres conservaient la majorité dans le Parlement ; mais cette majorité, à laquelle on reprochait de ne plus (page 367) représenter le pays, se montrait elle-même froissée par l'ajournement des Chambres et la clôture de la session de 1857. On pouvait suivre ici les exemples donnés par MM. de Theux, J.-B. Nothomb et Van de Weyer, qui tous avaient déposé leurs portefeuilles avant d'être abandonnés par la majorité.
A ces raisonnements déduits des obstacles et des périls que le cabinet rencontrait sur sa route, M. de Decker ajoutait des considérations puisées dans la nécessité de conserver jusqu'au bout le système transactionnel et modéré, auquel lui et ses collègues avaient attaché leurs noms. Ils s'étaient annoncés comme devant pratiquer une politique de conciliation, et ils l'avaient loyalement pratiquée. Désormais ils allaient être fatalement amenés à subir une politique à outrance, au risque de sacrifier en même temps les principes de toute leur carrière parlementaire et les intérêts les plus sérieux du pays. Au lieu de rester fidèles à leur programme, en gardant une position neutre et digne entre les partis, ils devaient se laisser absorber par la droite et agir avec une vigueur inflexible contre tous les intérêts et toutes les sympathies de la gauche. Pouvaient-ils se déconsidérer et se sacrifier, avec la probabilité de n'obtenir d'autre résultat que de se retirer quelques mois plus tard, laissant à la fois leur position personnelle, la situation générale de la Belgique et, peut-être, les intérêts de la dynastie elle-même compromis sans retour ?
MM. Nothomb et Mercier, croyant que la situation était loin d'être aussi alarmante, persistèrent dans leur avis, et cette dissidence amena la démission de tous les ministres.
(Note de bas de page : La majorité du conseil donna sa démission le 30 octobre. MM. Nothomb et Mercier imitèrent cet exemple, afin de laisser une liberté entière aux délibérations de la couronne ; mais ils eurent soin de faire connaître au roi les motifs qui les avaient engagés à se prononcer en faveur du maintien de l'administration centrale.)
La position du roi était délicate et perplexe. Comme la majorité des Chambres était incontestablement acquise à la droite, il pouvait confier aux chefs de celle-ci la tâche d'organiser une administration nouvelle. Mais, en prenant ce parti, qui semblait indiqué par les exigences du régime parlementaire, n'allait-il pas entretenir et accroître une irritation devenue dangereuse ? Pouvait-il espérer un autre résultat que celui de donner à la lutte des proportions de plus en plus redoutables ? Les (page 368) préjugés et les craintes répandus dans le pays ne réclamaient-ils pas un changement de système ? Alarmé par les rapports et les conseils qui lui arrivaient de toutes parts, même de l'étranger, le roi crut que l'heure était venue de remettre le pouvoir aux mains des libéraux. Il offrit à M. Henri de Brouckere la mission de reconstituer le cabinet.
L'honorable député de Mons repoussa cette offre. Il savait que l'avénement d'un ministère libéral devait avoir pour conséquence inévitable la dissolution de la Chambre des Représentants, et les idées de modération qui l'avaient toujours guidé dans sa longue carrière politique ne lui permettaient pas de recourir à ce moyen extrême. Un changement de système nécessitait, à son avis, l'appel de MM. Rogier et Frère.
Mandé à son tour, M. Rogier, qui s'était préalablement concerté avec l'ancien ministre des Finances, posa des conditions hautaines qui ne pouvaient être acceptées par la couronne. Il ne se contentait pas de demander la dissolution de la Chambre des Représentants ; il exigeait en outre la dissolution du Sénat, quoique cette assemblée n'eût pas été appelée à se prononcer sur le problème légal de la bienfaisance. Il produisait même plusieurs autres prétentions qui étaient de nature à blesser profondément les sympathies et les intérêts des catholiques. C'était encore une fois cette politique superbe, altière, implacable, que le chef de l'État avait énergiquement repoussée en 1845 ; c'était encore une fois le « væ victis ! » prononcé au nom d'un parti qui a toujours les mots de tolérance et de liberté sur les lèvres ! (Note de bas de page : Il est étrange que cet incident n'ait jamais fait l'objet d'une interpellation parlementaire).
Le roi, qui voulait tout au plus consentir à la dissolution de la Chambre des Représentants, ne pouvait subir ces exigences impérieuses, sans fixer la prépondérance d'un parti sur l'autre, sans donner un éclatant démenti à sa lettre du 13 juin. Il pria les ministres démissionnaires de rester provisoirement à leur poste. Se trouvant dans l'impossibilité absolue de s'entendre avec les chefs de la gauche, il en concluait que le cabinet devait continuer à gérer intérimairement les affaires, ouvrir la session, examiner la physionomie des partis et aller peut-être jusqu'aux élections de juin.
M. de Decker et ses collègues avaient accepté cette position lorsque, trois jours après, le 9 novembre, ils apprirent tout à coup qu'un ministère libéral était constitué.
(page 369) Quels étaient les faits qui avaient amené ce dénouement inattendu ? On prétend qu'un député des Flandres, apprenant la teneur des conditions altières formulées par M. Rogier, se serait empressé d'accourir à Bruxelles et aurait tenu le langage suivant : « Vous commettez une grande faute en vous présentant de nouveau avec un programme à imposer au roi, qui n'y consentira pas. Contentez-vous de la dissolution de la Chambre des Représentants. Saisissez le pouvoir et brisez la »majorité : le reste viendra sans peine. » MM. Rogier et Frère auraient, dit-on, goûté ce conseil ; le premier se serait rendu au palais pour déclarer qu'il renonçait à ses exigences primitives, et le roi l'aurait, séance tenante, placé à la tête d'une administration libérale.
Quoi qu'il en soit, le nouveau cabinet fut composé de la manière suivante : M. Rogier, à l'Intérieur ; M. Frère, aux Finances ; M. Tesch, à la Justice ; M. Partoes, aux Travaux publics ; le baron de Vrière, aux Affaires étrangères ; le général Berten, à la Guerre.
Le premier acte de ce ministère fut la dissolution de la Chambre des Représentants et l'anéantissement de la majorité parlementaire, sous la double pression des agents du gouvernement et des membres des associations libérales.
L'avenir seul pourra nous apprendre les conséquences finales de cette politique implacable. Constatons seulement que la Belgique a perdu, peut-être sans retour, le prestige qu'elle avait puisé dans son admirable attitude pendant les orages révolutionnaires de 1848. Constatons encore que, depuis le 9 novembre 1857, les partis extrêmes connaissent la valeur et l'efficacité des manifestations séditieuses.
Le radicalisme saura profiter de cette leçon le jour où, devenu assez puissant pour disputer les portefeuilles aux libéraux doctrinaires, il croira devoir à son tour grouper ses phalanges militantes au seuil du palais de la représentation nationale. Ce n'est pas seulement dans le domaine des lois criminelles que l'historien rencontre fréquemment la redoutable peine du talion.
(Note de bas de page : Un fait qui, dès à présent, permet de présager avec certitude les décisions de l'avenir, c'est que les hommes d'État les plus distingués de l'étranger ont constamment rendu justice au cabinet de 1835. Nous reproduirons, comme exemple, la lettre suivante, adressée à M. Nothomb par M. Guizot :
(« Je suis heureux, Monsieur, que ce que j'ai dit de votre loi et de votre pays vous ait convenu. J'y comptais un peu. J'avais lu vos excellents discours. Je vous remercie d'avoir bien voulu penser à me les envoyer. Si je ne vous ai pas remercié plutôt, c'est que je voulais avoir dit mon avis au public avant de vous le dire à vous-même. Je vous remercie aussi de croire que mon avis peut être bon à quelque chose. C'est un grand plaisir de dire ce qu'on croit vrai, et un plaisir plus grand de voir la vérité efficace. J'ai quelquefois goûté ce plaisir-là. Et puis j'ai ressenti la douleur contraire ! La vie politique est un grand mélange, comme toute la vie humaine.
(« Veuillez, je vous prie, Monsieur, recevoir l'assurance de ma haute considération.
(« Guizot.
(« Val Richer, 13 août 1857. »)