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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXXVIII. Les intérêts matériels (1839-1847)

38. 1. La crise linière des Flandres

(page 207) Tandis que des luttes politiques, chaque jour plus ardentes, irritaient et divisaient les classes supérieures, un concours de circonstances funestes avait jeté la misère et le découragement dans les familles laborieuses d'une partie considérable du pays.

A la suite du dépérissement de l'industrie linière, la plaie hideuse du paupérisme avait envahi les communes rurales des Flandres.

Longtemps en possession du privilège d'approvisionner une grande partie de l'Europe, rassurés par les qualités solides de leurs produits, les capitalistes, les cultivateurs, les tisserands et les fileuses ne s'étaient pas assez préoccupés du goût, des désirs et des besoins nouveaux des consommateurs ; ils avaient eu surtout le tort de se placer en dehors de cet admirable mouvement de progrès qui emporte et transforme toutes les branches de l'industrie moderne.

(Note de bas de page : Des négociants belges qui avaient établi des comptoirs en pays étranger furent obligés de s'approvisionner en Angleterre, parce que, grâce à la routine qui régnait dans la fabrication flamande, ils se trouvaient dans l'impossibilité de réunir, non pas 50 ou 40 pièces, mais même 10 pièces possédant les mêmes qualités de largeur, de finesse, etc. (De l'action du gouvernement sur les Flandres, p. 10 et 11 ; Bruges, Vandecasteele, 1847).

(page 208) La filature et le tissage à la mécanique, largement exploités par l'Angleterre, refoulaient les produits belges sur le marché national, оµ l'encombrement et par suite la dépréciation acquirent rapidement des proportions redoutables. En 1838, l'exportation de nos toiles s'était élevée à 36,596,303 frs ; en 1842, elle se trouvait réduite à 21,390,000 frs ; en 1843, elle tomba à 19,853,000 frs. C'était en moins de six années une réduction de près de moitié dans la quantité des toiles belges fournies à l'étranger ! Le marché national lui-même se rétrécissait chaque jour, parce que, grâce à l'emploi des anciens procédés de fabrication, la toile de lin conservait un prix tellement élevé que, malgré la solidité du tissu, elle devait céder la place au coton.

Et cependant des renseignements statistiques, offrant tous les caractères de la précision et de la certitude, attestent que la Belgique comptait à cette époque 280,396 fileuses à la main (dont 122,226 dans la Flandre orientale et 98,325 dans la Flandre occidentale) et 74,700 tisserands (dont 32,718 dans la Flandre orientale et 24,450 dans la Flandre occidentale). Or, dans les districts les plus populeux, le salaire des fileuses était tombé à 16 et celui des tisserands à 60 centimes par jour (Revue nationale, t. XV, p. 135 et suiv) !

C'était en vain que des hommes généreux, secondés par les subsides du gouvernement et de la charité privée, voulaient lutter contre la concurrence écrasante de la mécanique. Le filage à la main pouvait être maintenu pour quelques qualités exceptionnelles ; mais, irrévocablement dépassé par les machines, il ne devait plus ambitionner le rôle d'une industrie capable de subvenir aux besoins d'une classe nombreuse de travailleurs. Une révolution allait s'opérer dans les procédés de l'une des branches les plus importantes du travail national, et, comme toujours, la transition fut longue et douloureuse.

(Note de bas de page : L'industrie linière avait acquis en Belgique une importance du premier ordre. En 1846, la culture du lin occupait plus de 40,000 hectares de terres excellentes, et l'on sait qu'il n'existe pas de plante industrielle dont la préparation et la mise en œuvre exigent un emploi plus considérable de bras. Nous avons indiqué le nombre des tisserands et des fileuses. Ajoutez-y, indépendamment des hommes employés à la culture du sol, 60,000 personnes occupées du sérançage, du teillage, des diverses préparations du fil, du blanchiment, de l'achat et de la vente des toiles, etc., et l'on arrive au chiffre de 500,000 individus vivant à peu près exclusivement de l'industrie linière (Voy. la brochure de M. Carton, citée ci-après).

(page 209) Les deux Flandres, une partie du Brabant et quelques cantons du Hainaut subissaient les effets de cette crise, lorsque, le 1er juin 1845, un mal inconnu vint brusquement compromettre la récolte d'une plante qui sert de base à l'alimentation des classes inférieures. Les fanes des pommes de terre se flétrissaient, les tubercules se décomposaient dans le sol, et, déroutant toutes les prévisions de la science, le fléau semblait se propager avec la rapidité d'un vent d'orage. La veille, une végétation vigoureuse couvrait des milliers d'hectares ; le lendemain, un amas d'herbes flétries infectaient l'atmosphère ! On devine sans peine les résultats de cette calamité nouvelle. Atteintes à la fois dans leurs ressources industrielles et dans leurs richesses agricoles, les populations flamandes perdirent le courage qui jusque-là les avait soutenues dans leurs luttes journalières contre la misère. Elles souffrirent sans se plaindre, sans maudire les riches, sans chercher dans le crime une ressource que le travail avait cessé de leur fournir ; mais cette résignation même leur enlevait l'énergie nécessaire pour se procurer ailleurs des moyens d'existence dans les manufactures et les mines.

(Note de bas de page : Les bulletins de la commission centrale de statistique (1847, p. 95 et suiv.) renferment deux rapports officiels sur la maladie des pommes de terre. Ils rapportent ce fait assez étrange que, dans toutes nos provinces, l'invasion du fléau fut constatée le même jour, 1 juin 1845. D'après les déclarations, peut-être exagérées, des autorités locales, les pertes auraient été de plus de trente-deux millions d'hectolitres, c'est-à dire de sept huitièmes du produit d'une récolte ordinaire. Le mal était d'autant plus grand que la culture des pommes de terre est très considérable en Belgique. En 1845, elle occupait 1 hectare sur 9,23.)

Et cependant ces milliers d'infortunés étaient loin du terme de leurs souffrances. En 1846, un déficit énorme se manifesta dans le produit des céréales. Le seigle fournit moins d'une demi-récolte et le froment laissa beaucoup à désirer. Une disette de pain vint s'ajouter à la disette de pommes de terre, et bientôt le prix de toutes les substances alimentaires s'éleva d'une manière alarmante.

Il n'est pas nécessaire de signaler les conséquences de cette accumulation de malheurs et de souffrances ; elles ne se révèlent que trop dans la statistique des bureaux de bienfaisance et des dépôts de mendicité. A la fin de 1846, dans la Flandre occidentale, sur une population de 642,660 âmes, 226,110 indigents, c'est-à-dire plus du tiers des habitants, étaient inscrits sur les registres des bureaux de bienfaisance. (page 210) Dans le seul arrondissement de Thielt-Roulers, le nombre des indigents portés sur les listes de la charité officielle était de 51,672 sur 125,461 habitants ; en d'autres termes, un arrondissement, qui naguère encore figurait parmi les plus florissants du pays, comptait 42 pauvres sur 100 habitants !

Quelques protecteurs des Flandres eurent le tort de chercher un remède efficace dans l'intervention de la douane. Ce n'étaient ni les droits perçus à la sortie sur les lins de toute nature, ni les droits imposés à l'entrée sur les toiles étrangères, qui pouvaient venir en aide à la détresse de nos tisserands et de nos fileuses. Les barrières et les prohibitions étaient manifestement impuissantes ! Quand le progrès ouvre des voies nouvelles, il faut s'y précipiter sous peine de subir les nombreux et inévitables malheurs qui frappent les retardataires. La transformation des procédés du travail, la filature mécanique substituée au filage à la main, le tissage perfectionné à la navette volante, le blanchiment l'apprêt irlandais remplaçant le blanchiment sur le pré : voilà les causes réelles de la détresse (Rapport sur la situation des principales branches de l'industrie belge, par M. Kindt. Annuaire de l'industrie et du commerce en Belgique, 1861, p. 184).

L'industrie linière traversait la crise que les fabriques de Verviers avaient subie au commencement du siècle. Là aussi des procédés héréditaires avaient dû céder le pas aux merveilles de la mécanique, et la transformation, d'abord accompagnée de bien des douleurs, avait été en définitive avantageuse aux fabricants et à la classe ouvrière (Voy. le discours prononcé par M. Biolley, dans la séance du Sénat du 14 février 1840.).

La situation était moins alarmante dans la Flandre orientale, parce que le développement de l'industrie gantoise avait réclamé l'emploi d'une foule de bras ; mais cependant, là aussi, le nombre des indigents recensés dans les campagnes s'élevait à 167,277. (3) (Voy. les Exposés de la situation de ces provinces publiés par leurs Députatons permanentes, pendant les années 1840 à 1847.- Le rapport et les documents sur l'industrie linière publiés par la commission d'enquête (Brux. 1841, 2 vol. in-40). Les documents de l'enquête commerciale et industrielle faite par ordre de la Chambre des Représentants (Recueil des documents de la Chambre, 1842, n° 157). Les Flandres et l'industrie linière, par Adrien Carton. Exposé de la question de misère et du paupérisme en Belgique. Bruxelles, Lesigne, 1847. Exposé de la situation du royaume (1841-1850), I Ve partie, p. 93 et suiv).

Cette crise industrielle, compliquée d'une crise alimentaire, (page 211) réclamait impérieusement l'application de remèdes prompts et énergiques. L'État, les administrations locales et la charité privée cherchèrent à la fois les moyens de multiplier les subsistances et de régénérer l'industrie séculaire des Flandres.

Utile quand on se plaçait à certains points de vue, l'intervention active de l'État eût offert, sous d'autres rapports, des inconvénients de plusieurs espèces. Dans un pays où l'on s'imagine que le gouvernement peut et doit tout faire, les efforts individuels sont toujours prêts à se retirer là où se manifeste l'action officielle de l'administration centrale. Les ministres comprirent qu'ils devaient faire assez pour relever l'énergie morale du peuple et s'épargner à eux-mêmes le reproche d'être indifférents à ses souffrances, mais pas assez pour paralyser l'action indispensable des communes, des établissements de bienfaisance et des particuliers. Guidés par cette pensée salutaire, ils imaginèrent un ensemble de mesures, dont les unes étaient temporaires et d'une application immédiate, tandis que les autres étaient destinées à produire des résultats durables.

Une loi du 24 septembre 1845 décréta la libre entrée des denrées alimentaires, supprima le droit de tonnage pour l'importation des pommes de terre, étendit les prohibitions à la sortie et ouvrit au budget du ministère de l'Intérieur un crédit supplémentaire de deux millions de francs. D'autres lois eurent pour résultat l'exécution directe ou par voie d'intervention de plusieurs travaux d'utilité publique, principalement dans les Flandres. Ces mesures, combinées avec des primes à l'importation des pommes de terre, avec le transport à prix réduit des denrées par le chemin de fer, avec la distribution de subsides s'élevant à plus de 1,800,000 francs, produisirent les conséquences les plus heureuses. Du 1er janvier au 1er novembre 1846, les importations de denrées s'élevèrent à 433 millions de kilogrammes. Les prix du froment et du seigle ne dépassèrent jamais 25 et 20 francs l'hectolitre (Voy. Lettres électorales (Brux., De Mortier, 1847), p. 58 et suiv.)

Ce système avait amené des résultats trop favorables pour ne pas être continué en 1847. D'accord avec les Chambres, le gouvernement décréta la libre importation des denrées et des viandes, la remise des droits de tonnage aux navires chargés de substances alimentaires, l'interdiction de la distillation des pommes de terre et le transport (page 212) gratuit des céréales par le chemin de fer. Une nouvelle somme de 1,800,000 fr. fut distribuée à titre de subsides, pour stimuler les efforts des administrations locales et de la charité privée. La Belgique eut ainsi l'honneur de devancer tous les gouvernements étrangers dans les mesures prises en faveur des classes nécessiteuses. En Angleterre, la réduction des droits d'entrée sur les céréales ne fut décrétée que le 26 juin 1846. En France, ce ne fut que quinze mois après la promulgation de la loi belge, le 28 janvier 1847, que la législature fit disparaître les obstacles qui entravaient l'importation des substances alimentaires (Voy. Lettres électorales, p. 61).

Ces actes importants trouvaient leur complément dans une série de mesures destinées à régénérer l'industrie linière.

Il n'existait que deux moyens d'atténuer la crise et de réduire la période de transition à des proportions aussi étroites que possible. En dehors de l'intervention des machines, deux causes secondaires avaient largement contribué au malaise. C'était, d'une part, l’imperfection des procédés de fabrication, de l'autre, l'uniformité des produits, uniformité telle que les toiles belges n'étaient plus appropriées au goût de la majorité des consommateurs étrangers. Le gouvernement, attaquant le mal dans sa source, fit voter un fonds permanent de 300,000 francs pour perfectionner les instruments du travail ; puis, par un arrêté du 26 janvier 1847, il améliora l'organisation des comités industriels et favorisa la fondation d'écoles d'apprentissage et d'ateliers modèles. Le même arrêté régla la distribution de métiers et d'ustensiles perfectionnés. Les ministres s'étaient aussi préoccupés de la fondation d'une société d'exportation ; mais les débats parlementaires, trop souvent prolongés par des susceptibilités individuelles, ne leur avaient pas permis de livrer ce projet à l'examen de la législature.

Tous ces remèdes, il est vrai, furent impuissants à rendre l'abondance et le travail aux populations rurales des Flandres. On diminuait les souffrances, mais celles-ci n'en restaient pas moins intenses et poignantes. Aucun effort humain ne pouvait contrebalancer la perte des prodụits du sol qui forment l'aliment le plus économique des classes laborieuses. Aucun subside de l'État ne pouvait l'emporter sur ces douleurs de l'enfantement industriel, qui accompagnent trop souvent la (page 213) mise en œuvre des découvertes les plus brillantes et les plus utiles de la science moderne. Les communes, les établissements publics et les particuliers rivalisaient d'ardeur et de courage. Le clergé des Flandres, admirable de dévouement et de zèle, rappelait par son langage et par ses actes la charité héroïque qui distingue les beaux siècles de l'Église. Les autres provinces, moins éprouvées par la disette, envoyaient d'abondantes aumônes aux comités de secours organisés dans toutes les communes populeuses. On put ainsi essuyer quelques larmes, raffermir quelques courages, prévenir quelques ruines ; mais la masse des prolétaires subit les conséquences de la crise sous leur forme la plus redoutable.

Ces terribles moyens répressifs, si exactement décrits par Malthus, se manifestèrent dans toute leur énergie au milieu des belles campagnes des Flandres, hier encore si heureuses et si calmes. Le typhus vint s'abattre sur une population épuisée par la misère, et l'on vit alors d'innombrables bandes de mendiants sillonner les villages, parcourir les villes et pénétrer jusqu'au seuil des palais de la capitale. Dans tous les districts où l'industrie linière avait figuré parmi les ressources principales des habitants, la mortalité s'accrut d'une manière effrayante. En 1846, dans le seul arrondissement de Courtrai, il y eut 2,698 naissances et 3,829 décès. Dans l'arrondissement de Roulers-Thielt, on compta 4,550 décès à côté de 2,800 naissances (Exposé de la question du paupérisme en Belgique et spécialement dans les Flandres, p. 3 (Brux., Lesigne, 1847).

Chose étrange et incroyable ! Ce triste spectacle finit par devenir un instrument d'opposition entre les mains des journalistes et des orateurs du libéralisme avancé ! Quoique le gouvernement eût poussé l'intervention de l'État jusqu'aux limites où elle pouvait devenir dangereuse, il fut accusé de tiédeur, de maladresse, d'imprévoyance, et l'on vit un des membres les plus éminents de l'opposition, la colère dans le regard, dans la voix et dans le geste, accuser le ministère « d'avoir été fatal aux Flandres ! » (Discours de M. Delhougne ; séance du 28 avril 1847, Ann. Parl., p. 1604). A côté de nombreux et incontestables avantages, le régime parlementaire amène, du moins sur le continent, une tendance fatale à mêler le gouvernement à tout et à le rendre responsable de tout. Les amis des ministres attribuent à leur sagesse et à leur patriotisme tous les éléments de la prospérité nationale ; les adversaires du cabinet lui imputent toutes les souffrances, toutes les déceptions et tous les (page 214) malheurs de la patrie. Le pouvoir se déconsidère au milieu de ces assertions contradictoires, la passion se glisse dans les régions administratives, et le sentiment de la responsabilité personnelle s'affaiblit dans les masses.

Heureusement l'état prospère des autres industries capitales du pays apportait une large compensation à la détresse des Flandres. La crise de 1839 avait accumulé bien des ruines ; mais l'esprit d'association, éclairé par la chute rapide de toutes les entreprises éphémères, avait promptement repris son élan et multiplié les preuves de sa puissance. Au moment de la conclusion du traité de paix, le capital de nos sociétés anonymes s'élevait à 116,375,000 fr. ; en 1847, il s'avançait rapidement vers le chiffre énorme de 880,347,293 fr. qu'il atteindra à la fin de 1850.

Le développement des sociétés en nom collectif et en commandite, sans offrir la même importance, n'était pas moins digne d'attention, puisque le nombre des associations de ce genre, fondées dans le cours de deux années, 1846 et 1847, s'était élevé à 124. D'un autre côté, le travail individuel, sans souffrir de la concurrence de ces compagnies puissantes, conservait ses bénéfices et sa fécondité, en suppléant par une économie sévère, par la surveillance active de l'intérêt personnel, à l'insuffisance relative des capitaux qu'il avait à sa disposition. A la fin de 1845, le crédit privé, aussi bien que le crédit public, avait repris le niveau des années les plus favorables qui précédèrent la crise.

38. 2. Les progrès des autres secteurs économiques

A l'exception de l'industrie linière, un mouvement continu de progrès se manifestait dans toutes les branches du travail national. L'esprit d'entreprise se dirigeait de plus en plus vers les opérations industrielles ; les capitaux affluaient avec confiance partout où se manifestait une nouvelle source de richesses ; la qualité des produits suivait la proportion ascendante de leur quantité ; le salaire de la classe ouvrière augmentait dans la plupart des provinces, et, malgré le rang secondaire qu'elle occupe dans la famille des peuples, la Belgique entrait résolument en lice avec ses puissantes voisines. Nos fabricants ne se contentaient pas de répondre de plus en plus aux exigences de la consommation intérieure ; ils cherchaient et trouvaient des débouchés importants sur les marchés du dehors.

De 1841 à 1847, l'exportation annuelle des objets fabriqués s'était élevée de 75 à 82 millions de francs (Exposé de la situation du royaume, période décennale de 1841 -1850, IV, p. 93.)

Pendant la même période, (page 215) les machines à vapeur, devenues en quelque sorte le criterium du progrès industriel, avaient vu croître leur nombre dans une proportion non moins considérable (En 1838, nous avions 1,044 machines fixes, représentant une force de 25,312 chevaux ; en 1844, ces chiffres s'étaient élevés à 1,448 et 37,370 ; en 1850, ils s'élevèrent à 2,040 et 51,055. (Exposé de la situation du royaume, IV, p. 113.)

Tandis que la misère, la dépopulation et les épidémies régnaient dans les communes rurales de quelques districts des Flandres, le travail et l'abondance qu'il traine à sa suite luttaient victorieusement contre la crise alimentaire dans le Hainaut, le Luxembourg, les provinces de Namur et de Liége. A Gand même, l'industrie cotonnière, qui avait beaucoup souffert de la crise intérieure de 1839, puis de la crise universelle de 1840, était encore une fois entrée dans une période de prospérité et de progrès (Ibid., p. 125).

Mais c'était surtout l'industrie minérale qui multipliait les preuves de sa vitalité sur le sol belge. Chaque jour amenait la découverte de nouveaux gîtes métallifères, au point que, de 1840 à 1847, le nombre des sièges d'exploitation en activité s'était élevé de 537 à 1,954, et celui des ouvriers employés à l'extraction de 2,286 à 7,928. De 1841 à 1845, la moyenne des quantités extraites en minerais de toute nature avait été de 256,286 tonneaux ; de 1846 à 1850, elle s'éleva à 546,862. L'extraction de la houille, de cet agent indispensable et puissant de l'industrie moderne, prenait chaque jour un développement inespéré. A la fin de 1840, les mines concédées ou provisoirement tolérées étaient au nombre de 300 et s'étendaient sur une surface de 124,218 hectares ; en 1847, leur nombre était de 325 et leur étendue comprenait 132,330 hectares. Dans la même période, le nombre des ouvriers houilleurs était monté de 37,629 à 48,847 (Ibid., p. 97 et suiv.).

Un seul fait suffit du reste pour faire apprécier à sa valeur réelle le mouvement ascensionnel de l'industrie nationale. Le recensement général de la population effectué en 1846 atteste que le nombre des manufacturiers, fabricants ou artisans s'élevait à 114,751. Le nombre des établissements industriels proprement dits était de 22,668, et les ouvriers employés dans l'intérieur même des usines, des fabriques et des ateliers, avaient atteint le chiffre de 314,842 (Ibid., p. 94).

40. 3. La politique active en faveur du développement des infrastructures

(page 216) Un développement non moins extraordinaire s'était manifesté dans le domaine des travaux publics.

« Toute dynastie nouvelle, toute nationalité nouvelle, a dit un économiste célèbre, suppose une nouvelle œuvre sociale, morale et matérielle. » (M. Chevalier, Des intérêts matériels de la France, chap. I.) Dans la sphère des intérêts matériels, la Belgique semblait s'être imposé la tâche de justifier cette maxime, en plaçant l'établissement des voies ferrées à la hauteur d'une œuvre nationale du premier ordre.

Ainsi que nous l'avons dit ailleurs, le plan primitif consistait à mettre en rapport l'Escaut et le Rhin, Anvers et Cologne ; plus tard, on comprit les avantages d'un embranchement de Malines à Ostende, pour placer le commerce de transit à l'abri des hostilités éventuelles de la Hollande, maîtresse de l'embouchure du fleuve qui forme le port de notre métropole commerciale ; plus tard encore, le désir d'apaiser les murmures des provinces méridionales fit surgir la pensée d'un second embranchement de Bruxelles à la frontière de France, à travers les districts industriels du Hainaut ; mais, il importe de ne pas l'oublier, l'établissement du chemin de fer, malgré l'extension successive du projet, n'en était pas moins décrété dans le dessein d'amener avant tout le transport économique des marchandises étrangères ; c'était toujours une simple voie commerciale et industrielle destinée à unir le littoral à la frontière (Voy. t. II, p. 166 et suiv., et le Mémoire déjà cité de M. Perrot.).

La section d'Anvers à Bruxelles était à peine ouverte que d'autres idées se produisirent à la tribune, dans la presse et dans les masses. On s'aperçut que toutes les conditions de la locomotion allaient subir une révolution profonde. Le transport des voyageurs acquit des proportions inespérées, et bientôt le gouvernement et les Chambres, franchissant les limites étroites de la loi du 1er mai 1834, firent du chemin de fer la base de toutes les communications nationales. Une loi du 26 mai 1837 prescrivit au gouvernement de rattacher au réseau principal les provinces de Namur, de Limbourg et de Luxembourg, à l'aide de chemins de fer construits aux frais de l'Étal. Étendu de la sorte, le railway de l'État acquérait, non compris l'embranchement du Luxembourg, une extension de plus de 110 lieues de 5,000 mètres.

(page 217) Ce travail gigantesque fut promptement exécuté. Le 5 octobre 1843, nos rails touchèrent au sol de l'Allemagne. Le 6 octobre 1842, nos locomotives s'étaient arrêtées à la frontière de France. Les dépenses avaient considérablement dépassé les prévisions, mais les résultats avaient aussi dépassé toutes les espérances. Les relations intérieures s'étaient décuplées ; les rapports avec les peuples étrangers acquéraient chaque jour une importance nouvelle, et de plus, pour nous servir de l'expression d'un de nos ministres, la Belgique avait obtenu par le chemin de fer ce que d'autres pays n'obtiennent que par de grands efforts d'un autre genre et des dépenses souvent improductives : elle avait obtenu l'attention du monde (Nothomb, Rapport aux Chambres législatives du 12 novembre 1839, 2e édit. Voy. aussi la statistique des chemins de fer publiée par M. Partoes, dans l'Exposé de la situation du royaume (1840–1850), titre IV, p. 230 et suiv.).

Cette extension rapide des voies ferrées était d'autant plus remarquable que les routes ordinaires, les rivières et les canaux avaient, de leur côté, absorbé des sommes immenses. Sous ce rapport encore, la Belgique, à peine admise dans la famille des peuples, était déjà l'un des pays les mieux dotés de l'Europe. Grâce au concours du gouvernement, des provinces, des communes et des particuliers, les routes pavées ou empierrées de l'État, les routes provinciales et les routes concédées avaient acquis une longueur de 1,247 lieues de 5,000 mètres. Les canaux et les rivières navigables ajoutaient 336 lieues à ce chiffre, indépendamment de 172 lieues de chemin de fer ! Qu'on y joigne l'amélioration de la voirie urbaine et celle plus considérable encore de la voirie vicinale, et l'on aura une preuve nouvelle des ressources inépuisables de nos provinces. Depuis la révolution de 1830, les routes de l'État s'était accrues de 297 lieues métriques, les routes provinciales de 194 et les routes concédées de 107. C'était une augmentation de 598 lieues de 5,000 mètres, obtenue à l'aide d'une dépense de plus de 58 millions de francs (Dans l'indication de ces résultats nous avons été forcé, faute de renseignements spéciaux, de devancer l'année indiquée en tête du chapitre. Les chiffres que nous transcrivons indiquent pour les canaux et les routes la situation de 1850. Pour les détails on peut consulter la statistique des voies de communication que M. Partoes a placée dans l'Exposé de la situation du royaume (1840–1850), tit. IV, p. 194 à 229).

Malgré cette succession de dépenses considérables, les finances (page 218) nationales se trouvaient dans une situation prospère. Deux cent cinquante millions de francs avaient été consacrés par l'État à l'exécution de travaux d'utilité publique ; cinquante-trois millions avaient été dépensés pour accroître le domaine immobilier du pays ; l'entretien de l'armée avait absorbé des sommes immenses, et cependant les contributions perçues au profit du trésor général étaient moins élevées que dans les pays voisins.

Tandis que la moyenne de l'impôt était de fr. 49-02 par tête en Hollande et de fr. 37-74 en France, cette moyenne ne s'élevait qu'à 27 fr. en Belgique : résultat d'autant plus remarquable que, depuis la révolution, on avait supprimé plusieurs impôts dont le produit annuel atteignait dix-huit millions (On n'avait établi qu'un seul impôt nouveau, celui sur le débit des boissons distillées, dont le produit moyen avait été d'environ 950,000 fr.)

Malgré la crise des subsistances et l'invasion du paupérisme dans les Flandres, l'équilibre entre les recettes et les dépenses ordinaires avait été maintenu, et le monde financier fut étonné d'apprendre que, nonobstant l'exportation de cent trente millions pour achat de denrées alimentaires, les fonds belges avaient subi une baisse moins forte que ceux de l'Angleterre et de la France. Les intérêts de la dette constituée s'élevaient à 22,339,418 fr. ; mais dans ce chiffre figurait une rente annuelle de 10,158,720 fr. qui nous avait été imposée par le traité du 19 avril 1839, et une autre de 9,003,163 fr. représentant les intérêts de divers capitaux consacrés aux travaux publics : de sorte que moins de quatre millions de rente formaient la dette de la révolution, la somme des sacrifices nécessités par l'organisation du pays.

Par une exception bien rare à notre époque, près des deux tiers de la dette créée par la Belgique, depuis le jour de son indépendance, avaient reçu une destination utile et productive. Nous avions, il est vrai, une dette flottante de vingt-huit millions ; mais ce chiffre se réduisait de plus de moitié, quand on portait en ligne de compte une foule de valeurs que le trésor public avait à sa disposition. En s'élevant au-dessus des clameurs de la presse, en pesant ces résultats dans la balance de la raison et de l'impartialité, les hommes éclairés envisageaient l'avenir financier du pays avec une confiance d'autant plus ferme, qu'ils savaient que bien des dépenses pourraient être supprimées le jour où l'on réduirait le rôle de l'État aux proportions indiquées par la science économique. (La situation financière en juillet 1847 se trouve exposée, avec une parfaite lucidité, dans un remarquable travail du ministre des Finances (M. Malou). Voy. Moniteur du 27 juillet 1847).

Tous ces progrès eussent été bien plus considérables encore, si le commerce maritime avait suivi le mouvement ascendant du travail national. Malheureusement l'esprit d'entreprise persistait à se renfermer dans des proportions très étroites chez les armateurs belges. Les luttes sanglantes dont le pays avait été le théâtre pendant deux siècles, la fermeture de l'Escaut depuis le traité de Munster jusqu'à la chute de l'Empire, la perte des colonies en 1830, la crise politique de 1839, cette longue série de malheurs et de perturbations de toute nature avait détourné l'attention des capitalistes des entreprises maritimes, qui exigent non seulement la paix et la sécurité, mais encore des traditions basées sur une longue expérience. Au milieu des malheurs de la patrie, nos matelots avaient oublié le chemin des pays transatlantiques. Les bâtiments construits ou nationalisés en Belgique suffisaient à peine pour réparer les pertes résultant des accidents de mer et de la vétusté des navires. Une partie considérable des importations et des exportations continuait à se faire par la marine étrangère. Malgré l'empressement des ministres à conclure des traités de commerce et de navigation avec les pays étrangers, nous étions encore, au point de vue commercial, immensément en arrière de la Hollande.

En 1844, les Chambres crurent avoir trouvé un remède efficace dans l'établissement d'un vaste système de droits différentiels. On accueillit cette mesure avec enthousiasme, on frappa des médailles, on annonça la régénération immédiate de la marine marchande ; mais toutes ces illusions furent de courte durée. Bientôt des inconvénients nombreux se manifestèrent ; le système reçut successivement des brèches de plus en plus larges, et, au moment où nous écrivons, il a entièrement disparu. De même que l'industrie, le commerce trouve son stimulant le plus efficace dans la liberté des échanges. Il fallait abaisser les barrières, simplifier l'un des tarifs les plus compliqués de l'Europe, et s'en référer pour le surplus au temps, à l'abondance des capitaux et à l'aiguillon de l'intérêt personnel. (De 1841 à 1847, les importations (commerce spécial) s'étaient cependant élevées de 209,254,000 fr. à 232,479,000 fr., et les exportations de 154,091,000 fr. à 205,781,000 fr. (Exposé de la situation du royaume, 1840-1850, IV, p. 155.)

En définitive, malgré la détresse momentanée des Flandres et l'état (page 220) plus ou moins stationnaire de la marine marchande, l'ensemble de la situation était de nature à légitimer de magnifiques espérances. C'était en centuplant ses ressources et ses richesses que l'industrie nationale avait répondu aux prédictions sinistres des partisans de la maison d'Orange.

C'était au milieu de cet épanouissement continu de toutes les forces nationales que l'esprit de parti avait jeté le désordre et la haine, en plaçant la devise nationale parmi les utopies politiques !