(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 99) Dans sa proclamation du 4 août 1831, le roi Léopold accusait la Hollande d'avoir méconnu à la fois les engagements résultant d'une suspension d'armes et les principes qui régissent les peuples civilisés.
Ce reproche n'était que trop fondé.
La fusillade durait encore lorsque, le 5 octobre 1830, Guillaume Ier invita l'Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, en leur qualité de signataires des traités de Paris et de Vienne, à délibérer sur les moyens de mettre un terme aux troubles qui avaient éclaté dans les provinces méridionales du royaume. Les circonstances étaient pressantes. L'armée des Pays-Bas était en (page 100) dissolution ; nos volontaires, exaltés par la victoire, allaient envahir le Brabant septentrional et la Flandre zélandaise.
La demande de Guillaume 1er fut accueillie. Après quelques notes échangées entre lord Aberdeen, ministre des affaires étrangères de Guillaume IV, et M. Falck, ambassadeur des Pays-Bas près le gouvernement britannique, les plénipotentiaires des cinq cours se réunirent en Conférence à Londres et invitèrent M. Falck à se joindre à leurs délibérations.
Le 7 novembre au soir, deux commissaires de la Conférence, MM. Bresson et Cartwright, arrivèrent à Bruxelles avec le premier protocole. Ce document diplomatique, daté du 4 novembre, renfermait la proposition d'un armistice. On engageait les parties belligérantes à se retirer réciproquement derrière la ligne qui séparait, avant le 30 mai 1814, les possessions du Prince-Souverain des Provinces-Unies de celles qui y avaient été jointes pour former le royaume des Pays-Bas.
Le 10 novembre, le gouvernement provisoire de Bruxelles adhéra à la proposition de la Conférence.
MM. Bresson et Cartwright portèrent cet acte d’adhésion à Londres. Ils revinrent bientôt à Bruxelles, munis d’un deuxième protocole, daté du 17 novembre.
Cette fois, après avoir annoncé que le roi Guillaume adhérait de son côté au protocole du 4 novembre, les plénipotentiaires des cinq cours proposaient une suspension d'armes, en attendant que la ligne d'armistice fût définitivement fixée par des commissaires nommés de part et d'autre.
Le 21 novembre, à quatre heures du soir, le gouvernement belge, cédant encore une fois aux vœux de la Conférence, accepta la suspension d'armes et expédia, sur tous les points où les troupes se trouvaient en contact, l'ordre de cesser les hostilités à l'instant où un ordre analogue y arriverait de la part de la Hollande.
Cet exemple fut suivi à La Haye. Le 25 novembre, le ministre de la Guerre fit cesser les hostilités. Deux jours après, le ministre de la Marine fit lever le blocus de nos ports.
Il est évident que, dès ce moment, il existait entre les deux armées une suspension d'armes applicable à toutes les parties du territoire. La convention particulière conclue, le 5 novembre, entre le général Chassé et les autorités militaires d'Anvers, disparaissait (page 101) dans la convention générale résultant de l'acceptation réciproque du protocole n° 2 (Note de bas de page : L'acceptation du protocole n° 2 par le gouvernement hollandais, et par suite l'accession de ce gouvernement à une suspension d'armes applicable à toutes les parties du territoire, ne sauraient être révoquées en doute. Cette acceptation est attestée, non-seulement par la cessation effective des hostilités, mais encore par les protocoles de la Conférence (n° 2 et 3) , et même par les dépêches et les déclarations des plénipotentiaires hollandais à Londres. Le 30 novembre, M. Falck notifia aux plénipotentiaires des cinq cours l'entière adhésion du roi son maître à leur protocole du 17 novembre 1830 (V. Huyttens, Disc. du congrès nat., T. IV, p. 207). Or, il importe de le remarquer, la Conférence avait proposé la suspension d'armes sans assignation de terme. Sous ce rapport, toute discussion est impossible. La pensée des parties contractantes se manifeste à l'évidence dans les termes du protocole n°5 : « Il doit être entendu que la cessation des hostilités est placée sous la garantie des cinq cours ; il ne s'agit plus de savoir, dans la négociation relative à l'armistice, si les hostilités seront on ne seront pas reprises, mais simplement de tracer la ligne de démarcation qui doit séparer les troupes respectives... Un renouvellement d'hostilités serait en opposition ouverte avec les intentions salutaires qui ont dicté les démarches faites par les cinq puissances pour arrêter l'effusion du sang. » (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 9.))
A la vérité, la suspension d'armes n'était qu'une mesure provisoire ; elle devait faire place à l'armistice auquel les deux parties avaient adhéré en principe, par l'acceptation du deuxième protocole ; mais, nonobstant ce caractère provisoire de la convention, la cessation des hostilités n'en avait pas moins été consentie de part et d'autre sans assignation de terme. Si l'on admet que l'une des parties eût le droit de mettre fin à des engagements contractés envers l'autre et envers la conférence, on avouera du moins que le droit des gens et les lois de l'honneur lui faisaient un devoir de fixer le jour à l'avance et d'une manière expresse. La Hollande ne l'a pas fait. Qu'importe que le général Chassé, invoquant une convention remplacée par des engagements postérieurs, ait dénoncé les hostilités au commandant de la garnison belge d'Anvers ? D'un côté, ce n'était qu'une mesure partielle, uniquement applicable à la garnison de la citadelle ; de l'autre, l'armée hollandaise n'avait pas attendu l'expiration du délai fixé par Chassé. Le général avait dénoncé les hostilités pour le soir du 4 août : dans la matinée du 2 août, le prince d'Orange franchissait la frontière !
Des publicistes hollandais soutiennent que le gouvernement de La Haye avait dénoncé les hostilités à la Conférence de Londres. La Hollande, disent-ils, n'avait contracté qu'avec les représentants des cours alliées ; (page 102) libre de tout engagement envers les chefs de la révolte, elle se conformait strictement au droit des gens en dénonçant la suspension d'armes aux membres de la Conférence.
Voyons si cette excuse est fondée.
Protestant contre les bases de séparation proposées par la Conférence, Guillaume 1er déclara, le 12 juillet 1831, que le prince Léopold, s'il acceptait la souveraineté et prenait possession du trône, serait considéré comme placé par cela seul dans une attitude hostile, et comme un ennemi (Lettre du baron Verstolk de Soelen à la Conférence de Londres (Huyttens, loc. cit., t. IV, p. 288)).
La menace était vague. Considérer comme son ennemi un prince placé à la tête d'un peuple en révolution, conserver à l'égard de ce prince une attitude menaçante, dire qu'on n'accorderait pas son amitié au chef du gouvernement belge, c'était manifester des intentions peu conciliantes, mais ce n'était pas dénoncer les hostilités. Le droit des gens exige des déclarations explicites ; il ne se contente pas de locutions équivoques, de menaces indécises.
Les membres de la Conférence, il est vrai, conçurent des soupçons et voulurent les dissiper. Le 21 juillet, ils engagèrent le gouvernement des Pays-Bas à munir ses représentants des pouvoirs nécessaires pour discuter et signer un traité définitif ; et, sous ce rapport, un paragraphe du message de la Conférence, destiné à répondre à la protestation du 12 juillet, doit spécialement fixer l'attention. « Nous nous flattons, disaient les plénipotentiaires, que le roi, toujours ami de la paix, ne repoussera pas ce moyen d'en assurer le bienfait à ses peuples et à l'Europe. L'espoir que nous donnent, sous ce rapport, les dispositions de Sa Majesté, s'accorde d'autant mieux avec celles des cinq cours que, garantes de la suspension d'armes qui a eu lieu dès le mois de novembre, Les cours sont tenues, par des engagements solennels, QUI SUBSISTENT DANS TOUTE LEUR FORCE, de prévenir une reprise d'hostilités (Papers relative to the affairs of Belgium, A, 1re partie, p. 77. - Huyttens, t. IV, p. 296)
Le gouvernement de La Haye ne tarda pas à répondre à cette invitation. Le 1er août, le ministre des Affaires étrangères (M. Verstolk de Soelen) annonça à la Conférence que les instructions et les (page 103) pouvoirs nécessaires avaient été envoyés aux plénipotentiaires des Pays-Bas à Londres. La dépêche de M. Verstolk arriva le 3 août : la veille les hostilités avaient été reprises sur toute la ligne, depuis Maestricht jusqu'à la Zélande. On avait recommencé la guerre, au moment où l'on manifestait à la Conférence l'intention de négocier un traité de paix définitif ! Est-ce là ce qu'on appelle dénoncer une suspension d'armes ?
La note de M. Verstolk renfermait, à la vérité, quelques phrases à double entente. « Selon les intentions du roi, disait le ministre, je me trouve dans le cas d'ajouter que Sa Majesté s'est déterminée à appuyer la négociation par des moyens militaires ; détermination devenue doublement impérieuse depuis les derniers événements qui viennent de se passer en Belgique, où l'on a vu un prince se mettre en possession de la souveraineté... et jurer sans restriction une constitution dérogeant aux droits territoriaux de S. M. et de la Hollande. » - Mais était-il possible de voir dans ces lignes l'annonce d'un recours immédiat aux armes ? Ne fallait-il pas, au contraire, les interpréter en ce sens que le roi allait augmenter ses armements pour donner un nouvel appui aux démarches de ses négociateurs à Londres ? N'oublions pas d'ailleurs que, le jour où M Verstolk rédigeait sa note, l'ordre de reprendre l'offensive était déjà transmis aux chefs de l'armée hollandaise.
La reprise des hostilités avait été si peu dénoncée à la Conférence que celle-ci, de son propre aveu, apprit la levée de boucliers par la voie des journaux.
A quelque point de vue qu'on se place, la reprise des hostilités et l'invasion de la Belgique, sans déclaration préalable, constituent une violation manifeste des principes du droit des gens, une surprise indigne des glorieux antécédents de la Hollande (Note de bas de page : Déjà avant la protestation du 12 juillet, les plénipotentiaires hollandais avaient plus d'une fois parlé d'un recours. aux armes, mais toujours en termes voilés et même de manière à faire supposer que le cabinet de La Haye ne voulait envahir que le territoire qui lui avait été assigné par la Conférence. Dans une note du 21 mai, ils déclarent qu'à partir du 1er juin, la Hollande se regardera comme libre d'agir de la manière que les circonstances lui paraîtront exiger, mais toujours dans le seul et unique but de parvenir à l'ordre de choses que l’acte de séparation a reconnu juste et convenable. Dans une note du 10 juin, la même pensée se manifeste avec plus de précision. Les plénipotentiaires hollandais s'y expriment de la manière suivante : .... « Les Belges ayant laissé passer le terme du 1er juin, le roi est ...... parfaitement libre de recourir aux mesures nécessaires pour rétablir son autorité légitime à Venloo, par exemple, et dans tout autre district lui appartenant et situé HORS DU TERRITOIRE BELGE, DECLARE NEUTRE. » (Papers relative to the affairs of Bclgiwn, B, pc partie, no 16.) - Ces menaces ne concernaient donc pas le territoire belge proprement dit ; elles n'avaient en vue que le territoire assigné à la Hollande par les protocoles de la Conférence et encore occupé par nos troupes ; bien plus, la note du 10 juin reconnait expressément la neutralité, l'inviolabilité du territoire assigné à la Belgique. D'ailleurs, en fût-il autrement, encore eût-il fallu dénoncer la reprise des hostilités en termes explicites. Dire qu'on se croit en droit de recourir aux armes, ce n'est pas faire une déclaration de guerre.)
(page 104) Un autre problème historique a donné lieu à de longues dissertations.
On s'est demandé si l'invasion de la Belgique, après l'élection du prince de Saxe-Cobourg, n'était pas un acte de démence, même au point de vue de la politique hollandaise.
Quelles pouvaient être les conséquences de cet appel aux armes ?
Avant l'acceptation des dix-huit articles (Voir ci après le chapitre V), la défaite de l'armée belge eût entraîné, sinon la restauration pure et simple, au moins la restauration avec une séparation administrative et la vice-royauté du prince d'Orange. Au contraire, après l'arrivée du roi Léopold, l'invasion de nos provinces était, en dernier résultat, la guerre avec l'Angleterre et la France. On peut admettre que les sympathies de l'Autriche et de la Prusse, même après l'acceptation des dix-huit articles, restaient acquises au monarque hollandais ; mais il est facile de comprendre que ces sympathies ne suffisaient pas pour pousser ces puissances dans les hasards d'une guerre générale. La Pologne n'était pas encore domptée, l'Italie frémissait sous le joug, le génie de la révolution n'était pas irrévocablement vaincu en Allemagne. Si Guillaume Ier avait l'espoir d'amener une conflagration européenne, ses vœux étaient bien téméraires.
S'il faut ajouter foi au comte Van der Duyn de Maasdam, alors gouverneur de La Haye, la Russie seule était prête à fouler aux pieds les engagements contractés par ses plénipotentiaires à Londres. Dans une note écrite pendant la campagne du mois d'août, M. Van der Duyn atteste ce fait dans les termes suivants : « Tandis que le prince de Lieven, ambassadeur de Russie et membre de la Conférence, ... (page 105) concourt depuis plus d'une année à une négociation pacifique des grandes puissances, approuve et signe au nom de son souverain les protocoles pacifiques, l'empereur Nicolas écrit de sa belle main à son beau-frère (le prince d'Orange) et à sa sœur, qu'il approuve la levée de boucliers et fait des vœux pour la bonne réussite de l'expédition... La lettre autographe de l'empereur est un fait certain ; je le tiens de la personne qui a tenu dans ses mains et lu cette belle et curieuse pièce » (Note de bas de page : Notices et souvenirs biographiques du comte Van der Duyn de Maasdam et du baron de Capellen, recueillis, mis en ordre et publiés par leur ami le baron C.-F. Sirtema de Grovestins, p. 300 et 301). Mais la Russie elle-même, réduite à l'isolement, ne pouvait s'exposer aux périls d'une guerre avec l'Angleterre et la France, pour replacer les provinces belges sous le sceptre de Guillaume Ier.
Faut-il en conclure que la reprise des hostilités fût une bravade inutile, un acte de représailles plein de dangers, une entreprise conçue par la démence et la haine ? Nous n'oserions répondre affirmativement.
Si l'armée hollandaise, au lieu de perdre plusieurs jours en reconnaissances méticuleuses, s'était vigoureusement portée en avant, il est probable que, dès le 7 août, ses canons eussent été braqués sur les hauteurs de St-Josse-ten-Noode. Les soldats du prince d'Orange pouvaient occuper Bruxelles avant l'arrivée des troupes françaises, Des démonstrations orangistes se seraient produites sur une vaste échelle ; des négociations se seraient engagées ; la Conférence de Londres se serait empressée d'intervenir, et les bases de la séparation eussent été largement modifiées aux dépens de la Belgique. Les actes postérieurs de la Conférence prouvent assez que cette supposition n'est pas une hypothèse gratuite.
Un journaliste français, établi à La Haye et transformé en historien officiel de la campagne des dix jours, a parfaitement exposé la question au point de vue hollandais. « Il y a des gens, dit-il, qui demandent, avec quelque simplicité, si la Hollande a bien ou mal fait d'entreprendre la campagne des dix jours, et si la nullité du résultat ne prouve pas l'inutilité de l'entreprise. Il faut répondre à ceux qui parlent ainsi, qu'il n'y a point de nation qui n'ait besoin de se constituer un système politique, et que le système politique de la Hollande ne pouvait consister que dans les principes suivants : 1° Ne pas (page 106) dépendre entièrement de la politique européenne ; car toute puissance qui est assez faible pour s'y résoudre perd jusqu'à l'ombre de l'indépendance. 2° Éviter la collision des partis qui aurait fourni trop de prise à l'ennemi du dehors. 3° Montrer par des preuves positives qu'on était disposé à tous les sacrifices d'or et de sang, pour lutter avec avantage contre la Belgique. 4° Attaquer les Belges, qui depuis un an peignaient à l'Europe abusée les Hollandais comme des lâches ; faire preuve de courage et réfuter ainsi la calomnie les armes à la main. 5° Obtenir des conditions équitables de séparation, et les obtenir par la victoire, puisque c'était le seul moyen d'y parvenir. 6° Répondre à la division provoquée entre le peuple hollandais et la dynastie qui le gouverne, en se serrant autour du trône et en ne formant qu'un cœur à toute la nation. 7° Enfin, tracer avec la pointe de l'épée les limites des vieilles Provinces-Unies, sans y être inquiété sans cesse par un voisin turbulent et jaloux. » Quelques pages plus loin, l'historien ajoute : « Souvenirs des vieux temps ! vous êtes sortis de la tombe, car les froids calculs du siècle n'auraient pas suffi pour animer tant de cœurs généreux ! Souvenirs des vieux temps ! c'est à vous que la Hollande doit sa gloire nouvelle ! Le peuple qui s'illustre et s'honore travaille pour la postérité » (Durant, Dix jours de campagne ou la Hollande en 1831, p. 195 et 201). Tels étaient en effet les sentiments qui, dès le début de la campagne, s'étaient manifestés dans toutes les classes de la nation hollandaise.
Le 5 août, au moment où le prince d'Orange établissait son quartier général à Gheel, M. Verstolk de Soelen lut à la tribune des États Généraux un exposé des motifs qui avaient déterminé le gouvernement à reprendre les hostilités. Le ministre ne dissimulait pas les dangers de l'entreprise ; il avouait que l'Europe, fortement ébranlée, n'avait d'autre principe que le maintien de la paix générale, et ne trouverait aucune condition trop onéreuse pour la Hollande, pourvu qu'elle conduisît à ce but ; mais il ajouta, au milieu des applaudissements unanimes de l'Assemblée : « S'il arrivait que le sang de nos braves fût répandu sans fruit ; s'il arrivait même que le trône et la patrie fussent ébranlés dans leurs fondements, la conscience de n'avoir baissé l'étendard du Lion que devant une force majeure dirait à l'Europe impartiale et à la juste postérité, que nous fûmes un peuple uni avec (page 107) son roi, obéissant aux lois, fidèle au sol qui l'a vu naître et, dans sa chute même, digne du respect du monde. »
Accueillant ces paroles avec enthousiasme, les deux Chambres des États Généraux s'empressèrent d'y conformer leur langage et leurs actes. Une députation commune fut chargée de porter au roi une adresse votée à l'unanimité des suffrages. Les lignes suivantes suffiront pour signaler les tendances de ce document parlementaire : « Après une épreuve prolongée de longanimité, le glaive est enfin tiré. Au premier signal donné par Votre Majesté, une armée, rassemblée avec des efforts soutenus de zèle et de constance, et composée de l'élite des citoyens de tout rang et de toute condition, a marché avec un enthousiasme exemplaire au-devant de l'ennemi, sous les auspices du noble héros dont le sang a déjà coulé pour la patrie.... La nation s'identifie avec son gouvernement. Elle prouve ainsi qu'aujourd'hui comme autrefois elle est prête à sacrifier sa vie et ses biens à la conservation de son honneur et de son indépendance, et qu'elle préfère tout risquer dans ces circonstances extrêmes plutôt que de subir volontairement le joug de conditions déshonorantes » (Note de bas de page : Recueil de pièces diplomatiques, publié à La Haye, t. I, p. 271-282. - Depuis la réorganisation de l'armée, la guerre était populaire en Hollande. Quelques mois avant l'invasion, un journal belge, entretenant ses lecteurs des résistances que le cabinet de La Haye rencontrait au sein des États Généraux, avait dit que les projets de Guillaume trouveraient un obstacle dans le courage et les lumières de M. Van Dam van Ysselt. Pour toute réponse, le membre désigné leva un bataillon de tirailleurs, se mit à leur tête et écrivit au journal de La Haye : "Je leur répondrai sur le champ de bataille." Ce fait seul suffit pour marquer la tendance de l'opinion publique).
L'enthousiasme ne connut plus de bornes lorsque les salves de l'artillerie annoncèrent à la population de La Haye la déroute de l'armée de Daine. On voyait déjà les troupes hollandaises aux portes de la capitale des rebelles. On fixait le jour où les Belges seraient heureux de se jeter aux pieds du prince d'Orange. Maint patriote se promettait le bonheur de saluer bientôt la bannière victorieuse des Nassau au fronton des palais de Bruxelles.
Malheureusement cette joie patriotique fut de courte durée. Le 8 août, à trois heures de l'après-midi, le comte de Larochefoucauld notifia à M. Verstolk de Soelen l'intervention de la France. Le comte remit au ministre une lettre du général Sébastiani, annonçant que les (page 108) Hollandais auraient à combattre une armée française, s'ils ne se retiraient immédiatement derrière la ligne d'armistice fixée par la Conférence de Londres. On connaît les suites de cette notification.
Ce fut le 11 août que les deux Chambres des États Généraux reçurent officiellement communication de l'ordre royal qui prescrivait au prince d'Orange de reprendre le chemin du Brabant septentrional. Montant à la tribune, le ministre des affaires étrangères déclara que toutes les chances avaient été pesées avant la reprise des hostilités, que !'intervention de la France avait été prévue, que cette prévision s'était réalisée et que les troupes allaient reprendre leurs cantonnements à. la frontière. La fin du discours était, cette fois encore, en harmonie avec l'exaltation patriotique des auditeurs. « Nonobstant ce résultat, s'écriait M. Verstolk, ,l'histoire et l'impartiale postérité témoigneront, qu'au milieu de l'Europe paralysée la Hollande, s'unissant d'un accord unanime au chef de l'Etat, a su maintenir sa vieille gloire et n'a jamais hésité à se montrer libre dans son langage, libre dans ses actes ; que, dans les circonstances les plus difficiles où jamais État se soit trouvé, elle a entrepris l'une des plus grandes actions que mentionnent les annales de l'histoire, et qu'en peu de jours elle a su forcer une autre nation, possédant une population double de la sienne et qui avait osé calomnier le courage de ses guerriers, à abandonner tout espoir de se sauver par ses propres forces » (Recueil de pièces diplomatiques, t. I, p. 294).
Cette exaltation de pensée et de langage n'était pas entièrement dépourvue de fondement. Au point de vue de la justice et du droit des gens, l'invasion de la Belgique, sans dénonciation préalable de la suspension d'armes, est un acte blâmable ; mais les résultats de l'agression furent incontestablement avantageux à la Hollande. La défaite de Daine et le combat de Louvain firent oublier les honteuses déroutes de Bruxel1es, de Walhem et de Berchem. La campagne de 1831 rétablit l'honneur des armes hollandaises ; elle ranima le courage de la nation et de l'armée ; elle resserra les liens qui les unissaient à la dynastie d'Orange. Tout en blâmant une agression brutale, les nations étrangères cessèrent de parler avec mépris de ce peuple de deux millions d'âmes qui, malgré les menaces de la diplomatie, avait osé envahir un territoire dont l'indépendance et la neutralité étaient garanties par la Conférence de Londres.
(page 109) Le retour de l'armée victorieuse devint pour la Hollande le signal d'une longue série de démonstrations patriotiques.
Des croix de bronze, faites du métal d'une partie de l'artillerie prise à l'armée de Daine, furent remises à tous ceux qui, sur terre ou sur mer, avaient pris part aux opérations militaires dirigées contre la Belgique. Des centaines de nominations et de promotions eurent lieu dans les Ordres de Guillaume et du Lion néerlandais. Le prince d'Orage, promu au grade de feld-maréchal, reçut en don deux bouches à feu conquises à Wimmertingen. De toutes parts des adresses de félicitation arrivèrent au gouvernement et aux troupes. Les dames elles-mêmes firent frapper des médailles commémoratives (Note de bas de page : Dans son excellente Histoire numismatique dc.la révolution belge, M. Guioth a décrit ces médailles. La plus curieuse est incontestablement celle qui a été exécutée aux frais des dames de Leyde. Au revers on lit, dans une couronne tressée de roses, Hulde van Leydsche jonkvrouwen aan vaderlandsliefde en heldenmoed. 1830-1831. V. à l'Appendice l'arrêté royal concernant la croix de bronze (L H.)).
Une popularité bruyante fut désormais le lot du prince héréditaire. Sa condescendance envers les Belges pendant les premiers jours de la révolution, ses proclamations d'Anvers, son exil volontaire de Londres, la disgrâce dont l'avait frappé le roi son père, tous les griefs éphémères ou fondés disparurent comme par enchantement. On ne voyait plus en lui que le héros de Waterloo et le vainqueur de l'armée révolutionnaire.
Allant au devant des vœux des habitants, la régence de La Haye avait décrété que le retour de l'héritier du trône ferait l'objet d'une ovation populaire. La fête eut lieu le 23 août. Aussitôt que la voiture où se trouvaient le prince et ses enfants parut à l'entrée de la ville, le peuple détela les chevaux et entraîna le carrosse sous une véritable voûte de guirlandes et de draperies flottantes, où l'étendard orange se déployait glorieusement à côté de la bannière tricolore de la république batave. La garde communale de La Haye, qui devait servir d'escorte, voulut en vain maintenir l'ordre tracé par le programme officiel ; elle disparut dans les flots des spectateurs. Profondément ému, le visage baigné de larmes, le prince prodiguait des signes de gratitude au peuple qui remplissait les rues, aux groupes dispersés de la milice citoyenne, aux dames qui garnissaient les fenêtres et mêlaient leurs acclamations à celles de leurs concitoyens. Jamais le cri national d’Oranje boven ! n'avait été poussé avec un sentiment plus vif, avec un enthousiasme plus unanime.
(page 110) Du haut du balcon du palais, Guillaume Ier contemplait cette scène émouvante, et bientôt il vit son fils littéralement porté au vestibule de la demeure royale. S'arrachant alors aux démonstrations populaires, le prince gravit l'escalier et se jette dans les bras de son père ; mais la foule les appelle à grands cris, et la famille royale tout entière, groupée au balcon du palais, vient recevoir ; sa part des acclamations unanimes du peuple de la capitale. ..
A Amsterdam, où la famille royale s'était rendue à la prière de l'administration communale, on vit le même enthousiasme et les mêmes fêtes.
Là aussi le prince héréditaire put se convaincre qu'il avait définitivement reconquis les sympathies populaires.
L'armée eut son tour. Le 29 août, le roi, accompagné de tous les membres de sa famille, se rendit à la bruyère de Woensel, où il passa en revue un corps de 54,000 hommes, composé des 2e et 3e divisions, de la division de réserve, de l'artillerie et de la cavalerie légère. Le lendemain, dans les bruyères de Gilze, la première division, deux régiments de cuirassiers, un régiment de lanciers, une batterie d'artillerie de campagne et une section d'artillerie légère obtinrent la même faveur. A Woensel et à Gilze, le roi félicita avec émotion les élèves des Universités qui avaient pris les armes pour la défense de son trône. La conduite de ces jeunes volontaires avait enthousiasmé la Hollande. Lorsqu'ils quittèrent l'armée pour reprendre le chemin des études, toutes les villes placées sur la route se firent un devoir de leur préparer une réception solennelle. Ces hommages étaient mérités. La conduite des étudiants hollandais avait été aussi noble que courageuse. Ils n'avaient voulu ni titres ni épaulettes : tous portaient l'habit de soldat, et chacun de leurs bataillons présentait l'aspect d'un bataillon ordinaire. C'est un exemple de dévouement et d'abnégation qui figurera toujours avec honneur dans les annales de la Hollande.
Tout ce qui précède prouve assez que nous savons comprendre les démonstrations patriotiques de nos voisins. Ces manifestations unanimes honorent la Hollande, et nous nous garderons de les blâmer ; mais il est permis de se demander si le patriotisme néerlandais n'a pas exagéré la valeur des soldats et les talents militaires des généraux. Le patriotisme a ses exigences, mais la vérité ne perd jamais ses droits.
On trouve dans quelques relations hollandaises les détails d'une prétendue conversation entre le roi Léopold et le maréchal Gérard, au (page 111) sujet des talents militaires déployés par le prince d'Orange. Le roi ayant prononcé quelques paroles dédaigneuses à l'adresse de son rival, le maréchal lui aurait répondu : « Ne vous y trompez pas, Sire ; il y a du Napoléon dans les dernières manœuvres du prince d'Orange » (Note de bas de page : Durant, loc. cit., p. 192. - Nous rapportons cette conversation imaginaire pour montrer à quel diapason l'exaltation patriotique était montée chez nos anciens frères du nord). Ce récit est évidemment une fable. Le roi Léopold avait trop de prudence, d'expérience et de dignité pour tenir ce langage ; le maréchal Gérard connaissait trop bien l'histoire pour comparer aux grandes et foudroyantes manœuvres de Napoléon la marche lente et méticuleuse de l'armée hollandaise.
Le plan de campagne était habilement conçu ; mais, nonobstant les succès obtenus, l'histoire dira que l'exécution a laissé immensément à désirer. Le prince généralissime mit cinq jours à aller de la frontière à Diest (dix lieues), et cependant il n'avait rencontré d'autres obstacles que des escarmouches d'avant-postes. Un temps précieux fut perdu en reconnaissances inutiles. Le 6 août, après trois journées de manœuvres insignifiantes, l'armée entière conserva ses positions et prit du repos pour réparer ses forces (V. le quatrième bulletin de l’armée du prince d’Orange). Le 6 août, après la déroute de l'armée de la Meuse, le prince reste immobile et permet à Daine de se retirer paisiblement sur Liége. Les jours suivants, il marche avec la même lenteur, la .même indécision, et ce n'est que le 11 août qu'il arrive avec le gros de ses forces à Tirlemont. Ce n'est pas ainsi que procédait Napoléon ! Le jour où le quartier général du prince fut établi à Gheel, l'empereur eût déjà canonné les boulevards de Bruxelles. Si l'ordre que Daine reçut dans la matinée du 5 août n'avait pas été révoqué ; si même, après le combat de Houthalen, ce général eut agi avec l'énergie qu'on lui supposait, le plan si laborieusement élaboré à La Haye serait devenu, sinon impraticable, au moins d'une exécution difficile. Le combat de Louvain atteste la science militaire et la bravoure du prince ; mais, là même, son ardeur chevaleresque trouva des obstacles dans la lenteur timide de ses généraux. On s'avançait au pas ordinaire, là où il eût fallu s'élancer au pas de course.
Ces réflexions rétrospectives n'ont pas pour but de faire surgir des récriminations entre deux peuples qu'unissent aujourd'hui des (page 112) intérêts réciproques et qui peut-être, à une époque peu éloignée, seront appelés à défendre leur indépendance sur les mêmes champs de bataille. Nous avons raconté avec impartialité la défaite de l'armée belge ; mais cette impartialité même nous fait un devoir de protester contre des exagérations destinées à exalter les exploits de l'une des deux nations au détriment de l'autre. N'oublions pas que l'invasion fut une surprise et que tous les éléments d'une résistance sérieuse manquaient aux .Belges.
Quoi qu'il en soit, l'armée hollandaise resta cantonnée dans le Brabant septentrional, prête à reprendre l'offensive au premier symptôme de désunion entre les puissances. Mais la Conférence de Londres, cette fois parfaitement unie, eut soin de parer à toutes les éventualités.
Le 29 août, un armistice de six semaines fut conclu par la médiation et sous la garantie des cinq Cours. Le 10 octobre, cet armistice fut prolongé jusqu'au 25 du même mois (Note de bas de page : Protocoles n° 34 et 47. Recueil de pièces diplomatiques, publié à La Haye, T. 1, p. 298, et T. II, p. 80. - Le 11 septembre, les plénipotentiaires belges et hollandais avaient consenti à l'échange des prisonniers de guerre).
Peu de temps avant l'expiration de ce délai, la Conférence fit un nouvel effort. Sir Bagot, ambassadeur d'Angleterre à La Haye, reçut de lord Palmerston l'ordre de proposer une nouvelle suspension d'armes à M. Verstolk de Soelen. Celui-ci répondit avec hauteur : « Les puissances son t libres de s'armer contre les mesures du roi quand il en adoptera, et également libres de s'armer contre son silence. Le roi n'est pas obligé de faire connaître d'avance ses intentions, et lors même qu'il y serait obligé, il pourrait survenir dans les temps actuels beaucoup de circonstances qui changeraient les intentions dont Sa Majesté aurait fait part. »
La Conférence répondit à son tour en invitant le gouvernement anglais à envoyer une flotte sur les côtes de la Hollande, avec ordre de prendre au besoin les mesures propres à amener une prompte cessation d'hostilités. Les plénipotentiaires des cinq puissances convinrent en outre que, si cette première mesure était insuffisante, ils arrêteraient immédiatement le choix des moyens nécessaires (Note de bas de page : Protocole no 50. Ibid., p. III. - La dépêche de sir Bagot, renfermant son entretien avec M. Verstolk de Soelcn, se trouve rapportée au Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 151. Elle est datée du 21 octobre 1831. Voici le passage que nous avons traduit : « M. de Verstolk replied, that that was a question entirely for the consideration of those Powers ; that they were free to arm themselves against the King's measures, when he should take them, and equally free, if they should think propre, to arm themselves against his silence ; that His Majesty was in noway bound to give notice of what might be his intentions, when the armistice should have expired ; and that, even if he was, much might arise, at any hour, in a limes like the present, to change those intentions »).