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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome I)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre IV. La Belgique après l’invasion. Causes de nos désastres (octobre 1830 - août 1831)

(page 113) Pendant que la Hollande célébrait sa victoire, mille cris d'indignation s'élevaient en Belgique contre l'administration de la Guerre, le baron de Failly et le général Daine. On ne se contentait pas de proférer de vagues imputations d'ignorance, de négligence et de lâcheté : l'accusation de trahison était sur toutes les lèvres.

Nous nous occuperons d'abord des accusations dirigées contre Daine.

4.1. Le général Daine a-t-il trahi ?

Les faits relatifs à l'armée de la Meuse étant écartés du débat, il nous sera plus facile d'apprécier la marche générale des événements qui amenèrent la capitulation de Louvain.

C'est au sein même de l'armée de Daine que l'accusation de trahison prit naissance. Déjà le 7 août, pendant la marche de Houthalen sur Kermpt, les soldats murmuraient de ce qu'ils appelaient un mouvement rétrograde. Le lendemain, l'irritation s'accrut ; elle gagna même les officiers, pendant la marche, cette fois décidément rétrograde, de Kermpt sur Tongres et Liége. La méfiance était telle que le colonel du 11e régiment d'infanterie prétexta une indisposition subite pour avoir l'occasion de se rendre auprès du roi, afin de lui faire part de la situation de l'armée de la Meuse ; mais la résistance de Daine fit échouer ce projet.

(page 114) Après la déroute de Wimmertingen, les actes remplacèrent les murmures. L'indignation des chefs fit explosion, la déchéance du général fut ouvertement proposée. Pendant la halte de Cortessem, des officiers de toutes armes se rendirent auprès du colonel L'Olivier pour l'engager à prendre le commandement de l'armée. Si cet officier supérieur avait agréé la proposition, la sûreté personnelle de Daine eût été sérieusement compromise ; mais le colonel connaissait trop bien ses devoirs pour adhérer à un acte de révolte. Grâce à son refus, le général conserva le commandement des régiments dans leur marche rétrograde sur Tongres (Note de bas de page : Réponse du colonel L'Olivier au Mémoire du général Daine, p. 4 et 5)

Un fait grave, qui devint l'objet d'une procédure criminelle, se passa dans cette ville.

Daine s'était proposé de prendre position à Tongres, pour se diriger le lendemain vers l'armée de l'Escaut par Saint-Trond, Tirlemont et Louvain. Il comptait y trouver le colonel Weusten avec le 1er régiment de chasseurs à pied et une section d'artillerie. Malheureusement le colonel, induit en erreur par des rapports exagérés, s'était dirigé sur Liége avec ses troupes, la garde civique et quatorze pièces de canon (Note de bas de page : Weuslen avait cependant reçu l'ordre formel de défendre le poste de Borgh en avant de Tongres, et, s'il était obligé de se retirer devant des forces supérieures, de combattre énergiquement dans Tongres même).

Trompé dans son attente et découragé par cette nouvelle déception, Daine, se ralliant à l'avis émis par le général de Failly, donne à son tour l'ordre de prendre le chemin de Liége. Aussitôt, les cris à la trahison recommencent, des menaces se font entendre, les derniers liens de la discipline se brisent. Les habitants, qu'effraie le voisinage de Maestricht, joignent énergiquement leurs réclamations à celles des soldats. Un grand nombre d'officiers renouvellent auprès du colonel L'Olivier les démarches qu'il avait déjà repoussées à Cortessem.

Tout à coup un sous-officier de cavalerie, dont le courage avait été remarqué de l'armée, saisit un pistolet et se dirige en courant vers l'hôtel où Daine s'était retiré. Que se passa-t-il entre cet homme et son général ? Les débats du conseil de guerre n'ont pas complètement éclairci la question. Toujours est-il qu'une lutte s'engagea, que l'amorce du pistolet prit feu et qu'un officier, accouru aux cris du général, dut tirer son sabre pour séparer les combattants (Note de bas de page : Voy. à l'App. (L. 1.) l'issue du procès et la relation du Courrier de la Meuse).

(page 115) Il était huit heures du soir lorsque les troupes, après ce triste épisode, se dirigèrent vers Liége.

Ici la position de Daine devint intolérable.

A peine arrivé, il avait convoqué en conseil tous les officiers supérieurs de l'armée de la Meuse, Ce conseil, réuni dans ses appartements, nomma pour président le colonel L'Olivier, au mépris des lois et des usages militaires qui attribuent cet honneur au commandant. en chef. C'était une véritable déchéance, proclamée par les représentants des troupes (Note de bas de page : Le colonel L'Olivier avoue le fait ; mais il affirme que le conseil avait vainement attendu le général (Réponse au Mémoire de Daine, p, 5)).

Informé de ce fait et concevant des craintes légitimes, le gouverneur de la province (M. Tielemans) fit comprendre au général que la sécurité de sa personne, le maintien de l'ordre, la défense de la ville et le salut de l'armée exigeaient que le commandement fût confié à d'autres mains. M. Tielemans lui dit franchement que des conspirations s'organisaient, que les soldats proféraient des menaces, que des accusations dé trahison trouvaient de l'écho dans les classes inférieures. Abreuvé d'humiliations, inquiet de l'avenir, succombant sous le poids d'une responsabilité au-dessus de ses forces, Daine finit par remettre au gouverneur une lettre invitant le général Goethals à venir se placer à la tête de l'armée de la Meuse. Après cinquante-six années d'honorables services, le vieux soldat se voyait honteusement privé des fonctions que le gouvernement de sa patrie lui avait confiées (Note de bas de page : M. Tielemans annonça ce fait dans une proclamation du 9 août).

Ce sort était-il mérité ? Daine avait-il réellement un crime de trahison à se reprocher ?

Après un examen minutieux des faits, nous n'hésitons pas à répondre négativement.

Daine a été au-dessous de sa tâche, il a commis de déplorables erreurs, il a désobéi au roi ; mais tous ces faits s'expliquent aisément sans qu'on ait besoin de recourir à la trahison.

Débutant comme tambour, montant de grade en grade, colonel à la fin de l'Empire, général de brigade sous le gouvernement des Pays-Bas, Daine ne connaissait de l'art militaire que les détails matériels du service. Le premier devoir du gouvernement était de lui adjoindre un état-major complet et une intendance convenablement organisée. (page 116) Rien ne fut fait. On laissa le général dans un isolement à peu absolu, et cependant sa correspondance officielle atteste que, depuis son arrivée à l'armée de la Meuse, il n'avait cessé de faire entendre d'énergiques protestations.

Le 12 juin 1831, - et ce n'était pas la première fois, - Daine demande avec instance un chef d'état-major, des officiers d'état-major instruits et trois généraux de brigade pour commander ses trois brigades d'infanterie ; dans la même lettre, il indique le général Duvivier pour commander la cavalerie.

La demande n'avait rien d'exorbitant ; le ministre de la Guerre était en mesure d'y satisfaire, puisque vingt-quatre généraux figuraient dans nos cadres.

Ne recevant pas de réponse, Daine se rend à Bruxelles et renouvelle sa demande dans les bureaux du département de la Guerre. On approuve ses instances, on accueille ses raisons, on lui fait des promesses ; mais les officiers qu'il réclame n'arrivent pas. Le 30 juin, il revient à la charge et supplie le ministre de lui envoyer au moins un général de cavalerie : « Le général Duvivier, écrit-il, me demande instamment de venir commander la cavalerie sous mes ordres... La présence de ce brave et loyal militaire, sa réputation d'intrépidité, son caractère chevaleresque, réchaufferaient le zèle des vieux soldats qui l'ont déjà vu à leur tête, et les jeunes officiers seraient fiers de faire leurs premières armes sous un chef aussi bien connu ; cette mesure ferait le meilleur effet sur l'armée, je la réclame vivement de votre obligeance et de votre patriotisme. Étant connus tous deux particulièrement de vous, vous serez persuadé qu'il n'y aura entre nous, vieux soldats, d'autre rivalité que celle de servir notre pays avec le plus de zèle et d'énergie » (Mémoire au Roi, p. 71.)

Cette demande partagea le sort de celles qui l'avaient précédée : elle fut dédaignée.

Daine fait une dernière démarche dans la nuit du 5 au 4 août, en envoyant au ministre de la Guerre un aide de camp porteur d'une lettre dans laquelle, après avoir renouvelé ses plaintes antérieures, il disait : « Je crois qu'il est temps de me donner enfin des officiers expérimentés... J'éprouve le plus grand besoin d'avoir de véritables (page 117) officiers d'état-major » (Mémoire au Roi, p. 44). L'aide de camp est reçu par le ministre et deux autres généraux ; il insiste énergiquement sur la prompte exécution des mesures réclamées par son chef ; il s'exprime de la manière la plus pressante ; il désigne même les colonels Nypels et Hamesse comme propres à remplir les fonctions de chef d'état-major. Vaines instances ! Daine reste dans un isolement d'autant plus dangereux que l'instruction et l'organisation de ses troupes laissaient immensément à désirer. Pas un de nos vingt-quatre officiers généraux n'est envoyé à l'armée de la Meuse.

Le même système fut suivi dans l'organisation de l'intendance et l'envoi du matériel de campagne.

Par sa dépêche du 9 janvier 1831, Daine demande un parc d'approvisionnement, des caissons d'infanterie, des bidons et autres ustensiles indispensables. On ne lui répond pas ! Il renouvelle sa demande le 12 avril, le 22 et le 24 mai, le 5 juin et le 20 juillet, douze jours avant l'invasion (Mémoire au Roi, p. 8, 36 et suivantes). Toutes ces démarches sont infructueuses. Malgré les réclamations répétées du général, l'armée était sans approvisionnements et sans administration, lorsque les régiments de Meyer et de Cort-Heiligers pénétrèrent au cœur du Limbourg. Dans son Mémoire au Roi, Daine a raison de s'écrier que le même homme ne peut être à la fois général de division, intendant, chef de brigade et général de cavalerie (Mémoire au Roi, p. 33).

Si Daine avait voulu trahir, il pouvait le faire sans engager sa responsabilité personnelle. II n'avait qu'à garder une attitude passive. Au jour du combat son armée se fût trouvée dans un état de faiblesse et de désorganisation tellement manifeste que la possibilité de la résistance n'eût pas même été discutée.

On a amèrement reproché à Daine l'état d'indiscipline, l'éparpillement et la faiblesse numérique de ses troupes. Ces accusations ne sont pas mieux fondées que celles qui se rapportent à la désorganisation de l'état-major et du service de l'intendance.

Le 9 avril 1831, Daine s'adresse au ministre de la Guerre. « Les hostilités, dit-il, pouvant reprendre d'un moment à l'autre, il est essentiel de s'occuper sérieusement de l'instruction de l'armée, (page 118) si on veut pouvoir l'employer utilement. J’ai l'honneur de vous demander l'autorisation de la concentrer et de l'établir dans une position voisine d'une bruyère spacieuse dans laquelle je pourrais faire élever des baraques et la faire bivouaquer. De cette manière, après m'être assuré que les exercices de détail, l'école de bataillon et les évolutions de ligne sont bien conçus par les soldats et les officiers nouvellement promus, je pourrai la rompre aux grandes manœuvres » (Mémoire au Roi, p. 63).

Au commencement de mai, le général renouvelle sa demande. Il écrit au ministre : « Les bourgmestres des communes où mes troupes se trouvent cantonnées me fatiguent de plaintes sur les embarras que leur suscite le logement des hommes de guerre. Désirant faire droit à leurs justes réclamations, et aussi dans l'intérêt du soldat et de la discipline, je vous prie de proposer à M. le Régent la formation d'un camp, sujet dont j'ai eu l'honneur de vous entretenir par ma lettre du 9 avril. Nous atteindrions le double avantage de soulager les habitants des campagnes d'un fardeau qui les accable depuis longtemps, de soigner l'instruction de l'armée, d'y introduire une discipline à la fois sévère et paternelle, discipline que l'on ne peut obtenir que dans les camps ou les garnisons. » Redoutant les objections déduites de la pénurie du trésor public, le général a la précaution d'ajouter : « Les frais de campement ne seraient que peu onéreux ; les 74 centimes d'indemnité que l'État accorde par homme et par jour seraient, il me semble, suffisants, et nous trouverions des fournisseurs qui livreraient à ce prix les rations complètes. » Ainsi, dès le 9 avril, Daine réclame l'établissement d'un camp. Un mois plus tard, il renouvelle sa demande. Que fait le ministre de la Guerre ? Le 1er juin, après un silence de deux mois, il ordonne à Daine d'envoyer un officier du génie dans les bruyères d'Asch et de Mechelen, à l'endroit où l'armée des Pays-Bas avait établi un camp en 1819. Cet officier devait reconnaître le terrain et faire le devis des dépenses qu'entraînerait l'établissement d'un camp destiné à contenir deux brigades d'infanterie et une batterie d'artillerie de campagne.

L'emplacement indiqué par le ministre était on ne peut plus défavorable. Situé à dix-huit lieues du quartier général de l'armée de (page 119) l'Escaut, il élargissait la trouée, déjà trop considérable, qui existait dans notre ligne de défense. Daine en fit la remarque au ministre, dans une lettre du 18 Juin. Voulant réparer autant que possible l'erreur commise par son chef, il proposa de placer le camp sur un plateau en avant de Zonhoven. Cet avertissement fut méprisé. Le 19 juillet, douze jours avant l'invasion, on transmit à l'armée de la Meuse l'ordre de camper, dès 1er août suivant, dans les bruyères de Mechelen (Mémoire au Roi, p. 64).

Ces dates doivent fixer l'attention. Le 9 avril, Daine demande l'autorisation de faire camper ses troupes. Cette autorisation ne lui parvient que le 20 juillet, après trois mois et demi d'attente ; et, chose plus étrange encore, on ne lui laisse que dix jours pour faire les préparatifs nécessaires. Le 1er août, les travaux de campement devaient être terminés.

Qu'on le remarque bien : lorsque Daine reçut cet ordre, l'organisation de l'armée de la Meuse était loin d'être complète. Il n'y avait ni entreprise de vivres, ni moyens de transport, ni administration des subsistances. Pas une baraque, pas un four, pas un puits ne se trouvait dans les bruyères où le camp devait être établi. Les magasins ne renfermaient aucun des objets nécessaires à la préparation des aliments du soldat. Les fourrages, la paille même faisait défaut dans la province de Limbourg, épuisée par le séjour prolongé des troupes. Et cependant l'ordre de camper, donné le 19 juillet et reçu le 20, devait être exécuté le 1er août !

Daine se mit néanmoins en mesure d'obéir. Immédiatement après la réception de l'ordre, il répondit qu'il allait presser les préparatifs de campement de l'armée ; mais, en ce qui concernait la place assignée par le ministre, il disait dans sa lettre : « Quant à l'emplacement du camp, je conserverai celui que j'ai choisi et dont je vous ai parlé dans ma lettre du 18 juin (le plateau de Zonhoven). Cet emplacement est sans doute le plus favorable, tant sous le rapport stratégique que pour rester en communication avec le corps du général Tieken » (Lettre du 20 juillet, Mémoire au Roi, p. 38). Nous avons vu que la position de Zonhoven était elle-même susceptible de critique ; mais, quelle que soit l'opinion qu'on se forme à cet égard, il est impossible de ne pas préférer l'emplacement choisi par (page 120) Daine aux bruyères arides désignées par le ministre. Aussi le baron de Failly ne fit-il aucune observation en réponse à la lettre du général, et celui-ci, prenant ce silence pour un assentiment, s'empressa d'agir en conséquence. La concentration des troupes se fit donc dans la direction de Zonhoven ; elles étaient campées en avant de ce village lorsque le 6 août, elles aperçurent la division hollandaise de Cort-Heiligers. Nos soldats, il est vrai, y subirent les effets d'une véritable disette de comestibles. Le jour même du combat de Houthalen, on ne distribua qu'un pain pour cinq hommes ; mais ce fait, qui atteste l'imprévoyance du département de la Guerre, ne saurait être imputé à crime au général.

Sa correspondance officielle prouve que, malgré ses instances, le chef de l'intendance n'était pas encore au quartier général dans la nuit du 4 août (Mémoire au Roi, p. 49).

Si Daine a sollicité, dès le 9 avril , l'autorisation de faire camper l'armée de la Meuse, les reproches qui lui ont été adressés à ce sujet doivent donc remonter plus haut pour trouver des coupables.

Il en est de même du grief relatif à l'insuffisance numérique de l'armée.

Le 31 mars 1831, Daine écrit au ministre de la Guerre : « J'ai fait, ainsi que le prouve mon registre de correspondance, maintes demandes pour avoir encore deux batteries et pour que les pièces non attelées le soient. Tous les inconvénients qui peuvent résulter de devoir atteler aux pièces des chevaux de paysans ont été mentionnés... ; mais, sauf les promesses, je n'ai rien obtenu jusqu'ici. Trois batteries ont été successivement mises à ma disposition, et chacune a ensuite reçu une autre destination, l'une pour Gand et les deux autres pour Anvers. Les deux bataillons du 5e régiment qui m'étaient destinés ont été dirigés sur Bruxelles, pour remplacer le 3e bataillon du 10e régiment envoyé d'après vos ordres à Gand. En remplacement, on devait m'envoyer deux bataillons du 7e régiment ; mais rien n'a été fait. Mes forces viennent encore d'être diminuées tout récemment, parce que, aux demandes pressantes du gouverneur militaire et de la régence de Liége, j'ai été obligé d'envoyer les 1er et 2e bataillons du 12e régiment pour rétablir l'ordre et la tranquillité.... D'après les journaux, l'armée hollandaise, bien organisée, se composerait (page 121) de trois divisions et d'une brigade d'avant-garde, prêtes à entrer en campagne, et on me met, non seulement hors d'état de prendre l'offensive, s'il le fallait, mais même de conserver la défensive. Après tout cela, je vois que si je venais à éprouver un échec, on m'accuserait en sus de ne pas servir les intérêts du pays. Aussi, ne voulant pas voir ternir, en un seul jour peut-être, cinquante-six années de loyaux services, je déclare que je me défendrai avec courage, mais que je ne réponds de rien, si on paralyse mes moyens d'exécution, et si l'on continue à m'enlever mes troupes, tandis qu'elles auraient besoin d'être augmentées » (Mémoire au Roi, p. 77 et 78).

Le même jour, afin de rendre ses réclamations plus efficaces, Daine s'adresse directement au Régent, pour protester contre l'abandon où le département de la Guerre laissait l'armée de la Meuse. « Des troubles récents, disait le général, ont nécessité l'envoi de deux bataillons à Liége et de deux autres à Bruxelles, de sorte qu'il ne m'en reste que quatre, avec deux escadrons du 1er régiment de chasseurs, une compagnie de lanciers et une forte batterie attelée. Voilà l'effectif de l'armée de la Meuse, car il serait difficile de compter sur les volontaires du général Mellinet que l'on organise. L'on exigera peut-être beaucoup de mon expérience et de ma réputation avec des moyens si exigus ; on me promet de renforcer mon armée ; on m'annonce, depuis quatre à cinq mois, l'envoi de nouveaux bataillons, de plusieurs escadrons et de trois nouvelles batteries ; mais l'intrigue et l'envie leur font prendre une autre route que celle du Limbourg.... Ma réputation et celle de mon armée courent de grandes chances. Si l'ennemi venait à nous attaquer, trois à quatre mille hommes ne sont rien pour résister aux sorties d'une place de guerre (Maestricht), aux attaques des turbulents de l'intérieur et à celles de l'ennemi qui nous menace sur les frontières » (Mémoire au Roi, page 65 et 66).

Ces plaintes, il est vrai, ne furent pas entièrement dédaignées. Pendant les mois d'avril et de mai, des renforts plus ou moins considérables prirent successivement le chemin du Limbourg. Au commencement de juin, l'armée de la Meuse comptait un effectif d'environ 7,000 hommes ; mais il avait fallu placer 2,000 hommes à Venloo, et le (page 122) noyau principal, réduit à 5,000 hommes, restait insuffisant pour faire face, d'un côté à la garnison de Maestricht, de l'autre aux corps hollandais concentrés dans le Brabant septentrional.

Le 12 juin, Daine renouvelle ses réclamations ; voulant mettre sa responsabilité à couvert, il somme le ministre de la Guerre de réaliser enfin ses promesses : « Depuis six mois, lisons-nous dans sa dépêche, je ne cesse de mettre au jour l'exigüité de mes moyens ; mes états de situation en font foi ; ils indiquent ma faiblesse. On évite de me répondre ou bien l'on m'annonce des renforts, et, au lieu de satisfaire à mes justes demandes, l'on m'ôte un de mes bataillons pour le diriger sur Gand, ainsi qu'un escadron de lanciers pour l'envoyer dans le Luxembourg, où l'on n'a besoin d'aucune cavalerie. Bref, pour que l'armée de la Meuse soit dans la possibilité d'agir avec efficacité, elle devrait être composée de 6 régiments d’infanterie, ou au moins de 4, s'il était impossible d'en distraire de l'armée de l'Escaut.... Que prétend-on que je fasse avec une petite armée, dont la force numérique n'est que de 6,800 hommes au plus et de deux batteries d'artillerie ? et j'y comprends encore la garnison de Venloo, forte de 2,000 hommes, dont je ne puis disposer ». Et pour qu'on ne lui réponde pas en l'engageant à avoir recours à la garde civique, le général ajoute : « La garde civique de la province se compose de 6,000 hommes, mais il n'a été mis à la disposition de M. le gouverneur que 500 fusils et 5,000 piques, armement complétement inutile, s'il n'est ridicule » (Mémoire au Roi, p. 67 et 68).

Cette nouvelle réclamation fut suivie d'une démarche qui atteste l'impression qu'elle produisit au ministère de la Guerre. Apercevant enfin les périls de la situation, le ministre convoqua à Bruxelles un conseil de généraux. La réunion eut lieu le 22 juin. Daine s'y rendit et obtint les promesses les plus positives. Le ministre lui donna l'assurance que l'armée de la Meuse serait renforcée, avant le 1er juillet, du 1er régiment de chasseurs à pied, du 5e et du 6e régiment de ligne, du 2e régiment de chasseurs à cheval, du 2e régiment de lanciers et d'un régiment de cuirassiers. Par malheur, il en fut de cette promesse comme des précédentes. Le 30 juin, Daine n'avait pas reçu un seul homme de renfort ; et ce fut alors que, profondément découragé de (page 123) l'insuccès de ses efforts, il fit entendre ces plaintes amères que nous avons déjà partiellement transcrites : « J'ignore, écrit-il au ministre, dans une dépêche du 30 juin, j'ignore ce qui a pu arrêter jusqu'à ce jour vos bonnes dispositions pour le bien-être de mon armée ; cependant, depuis nos conférences, le chiffre de sa force n'a pas grandi d'un seul homme. Au lieu d'un beau bataillon que je vous ai envoyé à Bruxelles pour la tranquillité intérieure, je reçois une horde de volontaires qui, à son arrivée à Hasselt, a débuté par donner à la troupe de ligne l'exemple de l'indiscipline la plus effrénée... Je suis obligé de vous déclarer que je ne suis pas en mesure de faire la guerre de manière à assurer des succès et de l'honneur à nos armes » (Mémoire au Roi, p. 69 et 70).

A la suite de cet avertissement significatif, le département de la Guerre sortit enfin de son inconcevable apathie. Pendant le mois de juillet et dans les quatre premiers jours d'août, l'armée de la Meuse reçut des renforts et atteignit peu à peu le chiffre que nous lui avons attribué au moment de l'attaque des Hollandais ; mais cette augmentation de forces n'arrêta pas les réclamations de Daine. Le 5 août, au moment où la division hollandaise de Cort-Heiligers franchissait les frontières du Limbourg, il demandait encore qu'on lui envoyât le restant des renforts promis, un parc de réserve, des caissons d'infanterie, des chevaux et lies effets de campement (Dépêche du 3 août. Mémoire au Roi, p. 44).

Tout homme de bonne foi avouera que ces faits incontestables écartent à la dernière évidence le grief relatif à l'insuffisance de l'effectif de l'armée de la Meuse. Or, en consultant la correspondance officielle du général, on arrive au même résultat pour les accusations qui se rapportent au service des vivres et à l'approvisionnement des magasins militaires.

Le seul reproche sérieux qu'on puisse adresser à Daine, c'est d'avoir désobéi à l'ordre du roi qui lui prescrivait un mouvement de gauche vers l'armée de l'Escaut. Sans cette désobéissance fatale, la défaite de l'armée et la capitulation de Louvain eussent été probablement évitées. Quand on se rappelle les déplorables conséquences des hésitations de . Daine après le combat de Houthalen, il est difficile, nous le savons, de (page 124) conserver le calme et l'impartialité nécessaires au juge. A l'aspect de cette incurie qui attire sur la Belgique l'humiliation d'une défaite, au moment où la victoire eût été si avantageuse à la consolidation de son indépendance, le cœur se soulève d'indignation et de honte. Que de gloire, que de sujets de légitime orgueil, si l'armée des Belges, à peine organisée, eût triomphé de la discipline et du nombre des régiments bataves ! Soyons justes cependant ; si la désobéissance de Daine peut être sévèrement blâmée, un examen attentif des événements autorise l'admission de plus d'une circonstance atténuante.

Les faits que nous allons rapporter sont tellement étranges que la reproduction intégrale des documents qui les constatent nous semble indispensable pour former la conviction du lecteur.

On a vu que, le 1er août 1831, le général hollandais Chassé avait dénoncé la convention particulière conclue, le 5 novembre 1850, entre la garnison belge de la ville et la garnison hollandaise de la citadelle d'Anvers. On sait encore que le gouvernement de Bruxelles ne reçut aucun avis relatif à la convention générale conclue plus tard sous les auspices de la Conférence de Londres. Selon les règles du droit des gens, admises par tous les peuples civilisés, cette convention générale conservait donc incontestablement son caractère obligatoire. Il faut se rappeler ces faits pour comprendre les termes, au premier abord assez étranges, de la dépêche suivante, qui fut remise à Daine, le 5 août, à deux heures du matin :

« Liége, le 2 août 1831.

« Général,

« J'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint copie d'une lettre adressée par le général Chassé à M. le commandant supérieur de la place d'Anvers. Cette dénonciation de reprise d'hostilités ne doit servir, Général, qu'à reporter de votre côté toute votre attention sur les mouvements qui pourraient s'opérer dans l'armée hollandaise. Vous voudrez bien faire parvenir à Bruxelles tous les rapports que vous croirez de nature à intéresser le gouvernement. Vous devez éviter tout ce qui peut donner lieu à une reprise d'hostilités, en vous tenant strictement sur la défensive,.....

« Le ministre de la Guerre, baron DE FAILLY. »

(page 125) Le gouvernement belge, qui s'était hâté de dénoncer l'attitude hostile de la Hollande aux cabinets de Paris et de Londres, tenait à éviter tout acte dont les diplomates néerlandais auraient pu s'emparer pour légitimer une agression réprouvée par le droit des gens. La précaution était sage en elle-même, mais complétement inefficace dans la situation où se trouvait le pays. A l'heure où le baron de Failly rédigeait sa dépêche, l'armée commandée par le prince d'Orange franchissait la frontière au nord de Turnhout.

Aussi le département de la Guerre s'empressa-t-il de prendre une attitude plus belliqueuse.

Le 5 août, à onze heures du matin, Daine reçut à Hasselt un ordre daté de la veille et ainsi conçu :

« Anvers, le 4 août 1831.

« Général,

« Par suite des ordres de Sa Majesté, vous prendrez de suite les dispositions nécessaires pour vous rapprocher du corps d'armée du général de Tieken, dont le quartier général est à Schilde. Vous laisserez une garnison suffisante à Hasselt et vous opèrerez votre mouvement en vous dirigeant vers la Nèthe, dont l'aile gauche de l'armée de l'Escaut se rapproche.

« Vous adresserez à Anvers vos dépêches et vos rapports. Une division ennemie occupe Turnhout, une autre la route de Breda sur Anvers :

« (Signé) : Le général baron DE FAILLY. »

Daine se disposait à obtempérer à cet ordre, lorsque, le même jour, à deux heures de l'après-midi, il reçut une seconde lettre, également datée du 4 août et portant, elle aussi, la signature du ministre de la Guerre :

« Anvers, le 4 août 1831.

« Général,

« De nouvelles informations sur les mouvements de l'ennemi ont déterminé S. M. à changer les ordres qu'elle m'avait chargé de vous communiquer, ainsi que je l'ai fait par ma lettre de ce jour.

« Il paraît que deux divisions sous les ordres, l'une du général Cort-Heiligers, l'autre du général Meyer, doivent chercher à s'emparer de Venloo, tandis que les deux autres divisions tiennent en échec. l'armée de l'Escaut.

(page 126) « Vous porterez votre quartier général à Hechtel et vous concentrerez l'armée sous vos ordres de manière à pouvoir vous porter rapidement partout où besoin sera. Dès que vous apprendrez des démonstrations hostiles sur Venloo, vous êtes chargé, Général, de détruire les troupes qui chercheraient à s'en emparer, sans vous inquiéter des autres divisions qui se trouvent en présence de l'armée de l'Escaut.....

« Vous recevrez incessamment des effets de campement pour l'armée sous vos ordres.....

« (Signé) : » Le ministre de la Guerre, baron DE FAILLY. »

Ainsi, à onze heures du matin, Daine reçoit l'ordre de marcher vers l'armée de l'Escaut. A deux heures de l'après-midi, il reçoit une nouvelle dépêche qui lui dit d'envisager cet ordre comme non avenu et de se rapprocher du Brabant septentrional. II reçoit ordre et contre-ordre le même jour, pendant le mouvement de concentration de ses troupes et au moment où son flanc droit et ses derrières sont inquiétés par les sorties de la garnison de Maestricht. Ce n'est pas tout : entre les deux ordres, il avait reçu une proclamation portant la signature du comte d'Hane, ministre de la Guerre ad interim. Le général devait en conclure que l'auteur des deux ordres contradictoires n'était plus ministre de la Guerre au moment où il s'agissait de mettre l'un d'eux à exécution. Si l'on se rappelle la situation politique du moment, les désordres de l'administration et les incertitudes de l'avenir, on avouera que ces incohérences et ces contradictions étaient de nature à ébranler la fermeté du caractère le mieux trempé.

Quoi qu'il en soit, Daine s'empressa d'obéir au dernier des ordres reçus. Le jour même, il échelonna trois bataillons et une demi-batterie d'artillerie depuis Hechtel jusqu'à Zonhoven ; il était onze heures du soir lorsqu'il revint à Hasselt après avoir terminé le placement de cette avant-garde.

Il consacra la matinée du lendemain, 6 août, à procurer du pain à ses soldats ; puis il se rendit au camp de Zonhoven, vers lequel les troupes se dirigeaient depuis vingt-quatre heures. Là il apprit que déjà ses avant-postes étaient repoussés jusque dans le voisinage de Zonhoven.

(page 127) Nous avons raconté les événements qui précédèrent le glorieux combat de Houthalen. Il suffit de rappeler que ce fut pendant ce combat, à six heures du soir, que Daine reçut un troisième ordre, révoquant le second, pour revenir à peu près au contenu du premier. Cette fois, l'armée de la Meuse devait se diriger sur Westerloo et Gheel, pour opérer sa jonction avec l'armée de l'Escaut (Voir le texte de cet ordre, ci-dessus, p. 74).

Qu'on se représente la position de Daine, Privé de fonds pour organiser un espionnage complet, il était à peu près sans renseignements sur les forces et les desseins du corps d'armée qu'il devait combattre.

Il croyait lutter contre la division de Meyer, tandis qu'il avait en face la division de l'extrême gauche commandée par Cort-Heiligers. Les perplexités où le jetait cette ignorance devaient naturellement s'accroître par les ordres contradictoires qu'il recevait depuis vingt-quatre heures. Bref, le général perdit le courage et la confiance, en même temps que la conscience de sa position. Au lieu de se retirer par Saint-Trond et Tirlemont, ou de se jeter bravement en avant dans la direction de Diest, il revint à Hasselt pour tenter sa malheureuse pointe sur Kermpt. On connaît sa retraite sur Liége (Note de bas de page : J'ai appris de source certaine que, le 8 août, à 3 heures du matin, un aide de camp de Daine, aujourd'hui officier général, l'engagea vivement à prendre la route de Saint-Trond, pour se diriger de là vers Tirlemont et Louvain. Il voulait faire attaquer la division Saxe-Weimar en front par l'armée de la Meuse et en flanc par les 4,000 hommes placés à Tongres sous le commandement du colonel Weusten. Le général de Failly fut d'un avis contraire et proposa la retraite sur Liége. Daine, après quelques moments d'hésitation, se rangea de cet avis.)

C'est cette retraite qu'on a qualifiée d'acte de trahison. On oublie que, le lendemain du combat de Kermpt, la position de Daine sur la route de Diest n'était plus tenable. Il avait 20,000 ennemis en face et 10,000 autres sur chacun de ses f1ancs ! Ce n'est pas la retraite sur Liége qui pèse sur la mémoire du général ; le seul grief réel, c'est sa négligence à profiter de la matinée du 7 août, pour se diriger vers l'armée de l'Escaut qui se rapprochait de la Nèthe. Mais de quel droit attribue-t-on à cet acte de découragement et d'incurie le caractère d'un crime infâme ? Où sont les preuves ? Dès le 31 mars, Daine signale au Régent la nécessité de rapprocher les armées de l'Escaut et de la Meuse. Cinq mois avant l'invasion, il déclare positivement que l'occupation de (page 128) Diest par un corps intermédiaire est le seul moyen de déjouer les desseins du prince d'Orange ; il supplie le général de Tieken de combler avec une partie de ses forces la lacune de six lieues laissée dans notre ligne de défense ; il prédit les désastres du mois d'août, en indiquant à temps le moyen de les prévenir ! Mais si Daine était vendu aux ennemis de sa patrie, comment expliquer sa persistance à signaler les périls qui menacent l'armée belge ? Comment expliquer ces demandes de secours qu'il renouvelle jusqu'à l'importunité ? Un traître n'eût pas procédé de la sorte ; il eût gardé une attitude passive ; il se fût contenté de chercher une cause de justification dans l'insuffisance et l'état de désorganisation de ses troupes. L'âme du vieux soldat n'était pas à la hauteur du commandement d'une armée. Effrayé de l'immense responsabilité qui pesait sur sa tête, ses forces trahirent son courage. Son intelligence se troubla en face de l'ennemi ; il eut un jour de découragement, de malheur, de déplorable faiblesse. Il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs l'explication des funestes hésitations de Daine. Si des faits postérieurs ont donné lieu à des soupçons plus ou moins plausibles, ce n'est pas aux événements de 1831 qu'il faut remonter pour les légitimer (Note de bas de page : Nous parlerons plus tard du complot orangiste de 1841. - Voy. à l'Appendice (L. K) le fragment relatif aux opérations de l'armée de la Meuse après la déroute de Wimmertingen). Tous les hommes initiés aux secrets de la situation donneront leur assentiment à la lettre suivante :

« Bruxelles, 15 mars 1832.

« Général,

« Pour répondre à votre lettre du 6 de ce mois, j'ai l'honneur de vous informer que, dans mon rapport en date du 5 de ce mois, j'ai donné connaissance au roi des résultats de l'enquête faite sur votre conduite à l'armée de la Meuse, au mois d'août dernier.

« La seule question qui pût compéter à l'autorité judiciaire était celle de savoir si vous aviez refusé d'obéir, ou si, sans avoir refusé formellement, vous n'aviez pas obtempéré aux ordres de Sa Majesté.

« Votre interrogatoire, ceux des divers chefs de corps et officiers attachés à l'état-major de l'armée de la Meuse, les diverses pièces qui ont été produites et que j'ai mises sous les yeux du roi, m'ont donné des apaisements sur ce point.

(page 129) « J'ai donc fait connaître à Sa Majesté que mon opinion personnelle était que le résultat de l'enquête, faite sur votre conduite, prouve qu'il n'y avait pas eu acte d'indiscipline, pas plus que trahison.

« Le ministre de la Guerre, CH. DE BROUCKERE. »

4. 2. L’état de désorganisation du département de la Guerre

Les faits personnels à Daine étant écartés, il nous reste à examiner s'il est vrai qu'une part de nos désastres doive être attribuée à l'incurie du département de la Guerre. Les accusations les plus graves ont été dirigées contre ses chefs. Le 13 décembre 1839, un député de Liége s'écria au sein de la représentation nationale : « Le Congrès a été trompé, sinon trahi, par les ministres du Régent, car il avait les fonds nécessaires pour organiser une armée de 68,000 hommes, et au moment du danger il ne s'est pas trouvé 9,000 hommes à opposer à l'agression de l'ennemi (Discours de M. Fleussu, Moniteur du 14 décembre 1839) ».

Avant de déverser l'éloge ou le blâme sur les actes des ministres du gouvernement provisoire et du Régent, il importe de bien déterminer les exigences de la situation.

Sous le gouvernement des Pays-Bas, l'administration du département de la Guerre, établie à La Haye, avait été organisée avec une partialité révoltante. Sur une centaine de fonctionnaires, les Belges y comptaient deux commis-adjoints et un expéditionnaire. Le lendemain de la révolution, les connaissances et les documents les plus indispensables manquaient aux hommes appelés à organiser l'armée nationale. Sur vingt et un intendants militaires, répartis dans les divers commandements territoriaux de l'ancienne armée, quatre seulement étaient Belges ; encore ne purent-ils immédiatement entrer au service de leur patrie. A quelques exceptions près, tous les quartiers-maîtres étaient hollandais ; les sergents-majors eux-mêmes, qu'on a si justement appelés l'âme des compagnies, appartenaient presque tous aux provinces septentrionales.

Confiée à des fonctionnaires jusque-là étrangers à sa marche, l'administration de la Guerre devenait forcément une œuvre de tâtonnements, d'essais, d'expériences successives. On devinait plutôt qu'on ne connaissait les besoins du service (Voy. le rapport de M. Goblet, cité ci-après, p. 139).

(page 130) Dans les pays voisins, on eût pu trouver au moins quelques renseignements secondaires dans les autres départements ministériels ; mais, on le sait, le siége de la plupart des grands établissements publics avait été fixé en Hollande. Le ministère de l'Intérieur suivait la cour, et celle-ci résidait alternativement à La Haye et à Bruxelles ; or, par une autre fatalité, la cour et le ministère se trouvaient à La Haye en 1830.

L'expérience administrative faisait donc complétement défaut. Tout était à créer, même les bureaux de l'administration centrale. Ainsi que le général Goblet l'a dit à la tribune, , »le pays se trouvait sans armée, sans force publique régulière, sans moyens administratifs ou coercitifs pour en former une » (Voy. le rapport de M. Goblet, cité ci-après, p. 139).On devait en quelque sorte deviner à la fois les besoins du service et les moyens d'y faire face.

Ce fut dans ces déplorables conditions que le comité de la Guerre, présidé par M. Joly, ex-sous-lieutenant d'artillerie, ouvrit ses séances.

Trois éléments principaux devaient entrer dans l'organisation des forces défensives de la nation : les volontaires, l'armée régulière et la garde civique. Ils fixèrent successivement l'attention du comité.

4.3. La difficulté d’organiser les rangs de volontaires

Dès le 5 octobre 1850, M. Nypels, élevé au grade de commandant en chef des forces mobiles, s'efforça de donner un simulacre d'organisation aux bandes de volontaires qui inondaient la capitale. Ayant réuni les chefs de compagnie, il convint avec eux qu'une solde de 25 cents (fr. 0,52) serait allouée à chaque volontaire, sans distinction de rang, qui serait logé et nourri chez l'habitant, et une solde de 60 cents (fr. 1,26) à chaque volontaire caserné. Le lendemain, il passa en revue toutes les compagnies présentes à Bruxelles, distribua des bons de vêtements et assura la solde autant que l'état des finances le permettait. Il répéta ces revues jusqu'au 20 octobre.

Dans l'intervalle, une intendance avait été établie sous la direction de M. Chazal. Nommé munitionnaire général, le 1er octobre 1830 ; transformé en ordonnateur en chef, le 15 du même mois ; élevé au rang d'intendant général, le 14 novembre suivant, M. Chazal déploya sous tous ces titres une activité, une vigueur et, surtout, une habileté peu communes. Bravant les résistances, surmontant les obstacles et imprimant au service toute la régularité compatible avec les circonstances, il réussit à pourvoir aux premiers besoins des volontaires.

(page 131) L'extrême mobilité de l'effectif des corps francs rendait cependant la tâche de l'administration aussi rude que compliquée. Nous ne citerons qu'un seul fait. Le 1er novembre, à une revue générale passée à Anvers, le nombre des volontaires présents s'élevait à 521 officiers et 8,177 sous-officiers et soldats ; des distributions de vivres, de vêtements et d'armes furent faites en conséquence. Or, le 6 du même mois, à une seconde revue des mêmes corps, on ne trouva plus que 542 officiers et 4,752 sous-officiers et soldats. En six jours, l'effectif des combattants était diminué de 5,604 hommes ! Il est vrai que de nouveaux arrivants ne tardaient pas à venir combler les vides, au premier signal d'alarme ; mais ces fluctuations incessantes rendaient toutes les combinaisons d'approvisionnement à peu près inefficaces. Positions, organisation, effectif, vêtements, vivres, tout changeait du jour au lendemain.

L'intérêt des volontaires eux-mêmes exigeait qu'ils fussent soumis à une organisation plus régulière et plus stable. Ce fut la tâche du général Nypels. Au mois de novembre, il réunit les différentes compagnies en bataillons et groupa ceux-ci en brigades. Le 7 décembre, une première brigade, commandée par le général Mellinet, était cantonnée dans le Limbourg ; elle se composait de quatre bataillons, d'une compagnie d'artillerie et d'un détachement de pontonniers. Une deuxième brigade, composée de la même manière, occupait Turnhout et les villages environnants, sous le commandement du général Niellon. Une troisième, composée de cinq bataillons, était échelonnée sur la frontière occidentale de la province d'Anvers, sous les ordres du lieutenant-colonel Fonson. La plupart des officiers avaient été brevetés et recevaient un traitement particulier (Note de bas de page : V. les rapports du général Nypels et de l'intendant général Chazal. Huyttens, Disc. du Cong.. nat., t. IV, p. 370 et 372. - Un arrêté du 15 octobre avait régularisé la solde).

Ces corps étaient braves, mais peu disciplinés. Composés d'hommes jusque-là étrangers à la vie militaire, commandés par des chefs manquant de prestige et élus par les suffrages de leurs subordonnés, les volontaires ne savaient pas se plier aux exigences du service. « Comment, » s'écrie douloureusement un général, comment maintenir l'ordre, lorsque 200 hommes par bataillon quittent à la fois les rangs et répondent hardiment aux chefs élus par eux : je ne t'ai pas fait (page 132) officier pour que tu me commandes, phrase qu'ils appuient de jurements, d'un mouvement de baïonnette et même d'une balle qu'ils font siffler aux oreilles ? » (Daine, Mémoire au Roi, p. 29) Aussi le comité de la Guerre, tout en applaudissant aux résultats déjà obtenus, s'efforçait-il de faire entrer successivement les volontaires dans les cadres de l'armée régulière.

C'était d'ailleurs un moyen d'assurer l'avenir des combattants de septembre, et de payer ainsi la dette de la reconnaissance nationale.

4.4. L’insuffisance des cadres de l’armée régulière

Malheureusement, l'organisation de l'armée régulière était, elle aussi, une tâche herculéenne.

On croit généralement que la prise des forteresses eut pour résultat de mettre un matériel immense à la disposition de la nation. C'est une erreur grave. Les magasins étaient vides ; les arsenaux, dégarnis ; les casernes, privées des objets les plus indispensables.

Obéissant à une sorte de pressentiment, les Hollandais avaient établi dans les provinces septentrionales tous leurs dépôts d'armes portatives. A Liége même, on ne trouva que deux à trois mille fusils incomplètement montés. D'ailleurs, plusieurs garnisons hollandaises avaient obtenu des capitulations qui leur permettaient d'emporter les armes.

Pour les objets d'habillement et d'équipement la disette était la même. Les magasins se trouvaient en grande partie dans les provinces du Nord. Le peu d'effets existant dans les dépôts belges avaient été pillés par la populace. Les hôpitaux eux-mêmes étaient dépourvus des objets de première nécessité. Les Hollandais ne nous avaient laissé qu'un magnifique matériel d'artillerie de rempart et de siége (V. le rapport de M. Chazal au commissaire général de la Guerre, en date du 7 décembre 1830).

Mais c'étaient surtout les hommes qui se faisaient désirer ! On promit un grade d'avancement à tout officier de l'armée des Pays-Bas qui viendrait se ranger sous le drapeau national. Les officiers rentrés dans le pays après la bataille de Waterloo, et que le gouvernement déchu avait arbitrairement privés de leurs grades et de leur rang d'ancienneté, furent réintégrés dans leurs droits. Par malheur, ainsi que nous l'avons déjà dit, le nombre des officiers belges au service de la Hollande était peu considérable, et la réintégration des officiers de l'Empire n'augmentait pas sensiblement leur phalange.

Il en résulta, surtout pour les premiers arrivés, un avancement (page 133) extraordinaire et sans exemple dans notre histoire militaire. C'est ainsi que le comte d'Hane, major de cuirassiers, le marquis de Chasteler, ancien major de hussards, le comte Vandermeere, ex-capitaine dans les colonies, M. Goblet, capitaine du génie, et M. Niellon, ex-sous-officier de cavalerie en France, furent rapidement élevés au rang de généraux de brigade. M. Joly, ex-sous-lieutenant du génie, devint colonel et président du Comité militaire, c'est-à-dire, ministre de la Guerre (Note de bas de page : Il est vrai que M. Joly n'avait accepté ces fonctions élevées qu'après de longues résistances et par dévouement à la cause nationale). La plupart de nos colonels, et même de nos généraux, n'avaient jamais commandé en ligne.

Ce n'est pas qu'on manquât de postulants pour les grades de toutes les catégories : loin de là, leur nombre devint tellement considérable qu'il fallut nommer une commission d'examen pour vérifier les titres allégués par les pétitionnaires. Cette commission voulut en vain s'acquitter de sa tâche avec l'exactitude et la sévérité nécessaires ; les circonstances étaient trop pressantes pour permettre de longues recherches. La commission, malgré son zèle et sa prudence, commit une foule d'erreurs dont le redressement devint bientôt une source intarissable d'embarras et de mécomptes pour le département de la Guerre.

Il ya autre chose de plus que de l'amertume dans les lignes suivantes que nous empruntons au Mémoire de Daine : « Les épaulettes s'obtenaient par le seul fait de la présence au Parc pendant les journées de septembre, et leur grosseur semblait calculée d'après le nombre de cartouches qu'on disait y avoir brûlées : le sous-lieutenant de l'ancienne armée, qui comptait 12 ou 13 ans de grade et que la » révolution avait élevé ,d'un degré, avait pour capitaine l'honnête artisan qui, la veille, l'avait habillé ou chaussé » (Mémoire au Roi, p. 5). Les cadres se remplissaient ainsi d'éléments hétérogènes, tout surpris de se trouver en présence. Nulle part ne se montrait le germe de cette noble fraternité militaire qui attache au drapeau, ennoblit l'uniforme et fait du régiment une seconde famille. Les épaulettes lui brillaient sur leurs épaules novices étaient loin d'avoir calmé l’ambition des combattants de septembre. Chose étrange ! ces hommes qui avaient sans cesse le mot d'égalité sur les lèvres se plaignaient de l'ingratitude du gouvernement et criaient vengeance, quand ils (page 134) n'obtenaient pas au moins le grade de capitaine. Aussi en vit-on qui devinrent, comme par enchantement, majors, colonels, chefs d'état-major, et même généraux de brigade.

4.5. La résistance au changement dans l’armée : la presse, les volontaires et le Congrès

Au milieu de cette lutte de convoitises ambitieuses, en présence de cet assemblage désordonné d'hommes et de choses qu'il fallait transformer en armée, une impulsion énergique, constante et surtout uniforme du pouvoir central était le premier besoin de la situation. Or, par une coïncidence fatale, le portefeuille de la Guerre passait de main en main, avec une rapidité que les passions révolutionnaires de l'époque peuvent seules expliquer. Du 28 septembre au 30 octobre 1830, il est confié à M. Joly ; du 31 octobre au 24 mars 1831, il passe aux mains de M. Goblet ; du 25 mars au 17 mai, il est remis à M. d'Hane de Steenhuysen ; du 18 mai jusqu'à l'invasion hollandaise, on le trouve aux mains du baron de Failly. Chaque ministre débutait avec courage ; tous se mettaient à l'œuvre avec la légitime ambition de revendiquer une part dans l'affranchissement de la patrie, avec le noble orgueil de doter leur pays de sa première armée nationale ; mais bientôt, calomniés dans leurs intentions, offensés dans leur honneur, méconnus dans leurs actes et désespérant de l'avenir, ils réclamaient comme une faveur insigne la permission d'abandonner un poste où ils ne rencontraient que des embarras, des humiliations, des dégoûts et des outrages.

A cette époque, en effet, le banc ministériel était sans métaphore le banc de douleur si bien défini par M. Thiers. Jamais presse plus malveillante, plus absurde, plus dévergondée n'avait pesé sur les destinées d'un pays. Les évincés des emplois militaires trouvaient des organes dans les journalistes, et, chose triste à dire, toutes les déclamations des journalistes avaient un écho retentissant à la tribune du Congrès national.

Au lieu de seconder les efforts de l'administration de la Guerre, en recommandant le respect de la discipline et l'amour de l'ordre, les journaux se livraient à d'interminables déclamations sur de prétendues injustices commises au détriment des combattants de septembre. Ceux-ci avaient rendu d'incontestables services ; leur courage et leur sang avaient affranchi le pays : il eût été odieux de l'oublier. Mais ce n'était pas à ce point de vue que se plaçait la presse. Imposer à des officier novices les obligations de la vie militaire et les nécessités du service c'était exercer un acte de vengeance occulte sur les héros de septembre. (page 135) Parler de discipline et d'obéissance à des hommes que les passions révolutionnaires poussaient au désordre, c'était réprimer l'ardeur des soldats-citoyens et favoriser l'orangisme. Mettre un frein à l'anarchie qui rongeait les forces vives de la nation et menaçait de dissoudre tous les liens de la société, c'était éteindre le feu sacré du patriotisme et préparer les voies à la restauration des Nassau. Rejeter des. rangs de l'armée les hommes qui souillaient l'épaulette, c'était faire place à ceux qui portaient la cocarde orange à l'attaque du Parc de Bruxelles !

Cette tactique était tellement passée en habitude que, même après nos désastres de 1831, un ministre fut en butte à des interpellations acerbes, parce qu'il avait rejeté de l'armée des officiers de volontaires flétris par la justice (Séance de la chambre des Représentants du 28 septembre 1831 (Moniteur du 30) !

Qu'on ne s'imagine pas que le ministre de la Guerre, responsable de ses choix, fût libre de conférer les emplois aux plus dignes. Chaque fois qu'un corps nouveau allait être organisé, la presse et la tribune sommaient le gouvernement de préférer les hommes de la révolution aux anciens séides du despotisme hollandais. Nous n'en citerons qu'un seul exemple. Un mois avant l'invasion, au moment où de nombreuses nominations allaient se faire dans la cavalerie, le ministère repoussa, par la voie du Moniteur, comme une accusation grave, toute pensée de prédilection pour les officiers de l'ancienne armée. Les clameurs de la presse avaient fini par agiter les masses. Le public des clubs voulait des hommes nouveaux (Moniteur du 25 juin 1831).

Mais les ex-officiers de l'armée des Pays-Bas n'étaient pas seuls à se plaindre. La troupe de ligne en masse, mise en regard des corps francs, était chaque jour en butte à des attaques irréfléchies, à des comparaisons humiliantes. D'imprudents orateurs exaltaient sans cesse le courage et les services des volontaires, sans s'apercevoir que ces éloges répétés provoquaient les jalousies et les plaintes de l'armée régulière. On oubliait que désormais nos différends avec la Hollande devaient se décider en rase campagne, et que dès lors la prudence la plus vulgaire exigeait que la discipline et l'art militaire obtinssent une part des éloges décernés à la tribune et par la presse. Le volontaire recevant une solde plus élevée que le soldat de la ligne, il fallait se contenter de ce privilége (page 136), sans fournir de nouveaux griefs aux murmures des soldats. « Les volontaires, dit le général Daine, étaient alors les guerriers par excellence. La tribune retentissait des éloges que leur prodiguaient quelques orateurs qui, faisant maladroitement l'apologie de leur indiscipline et de leur mutinerie, rabaissaient les services que pouvait rendre la véritable troupe de ligne : de là cette défiance, je dirai même la haine, qui a toujours existé, depuis la révolution, entre ces corps » (Mémoire au Roi, p. 4). Ces reproches ne sont que trop fondés. Le gouvernement n'osait pas même assigner aux volontaires les cantonnements où la sécurité des frontières réclamait leur présence. Du haut de la tribune du Congrès, un orateur fit un crime aux généraux d'avoir envoyé un corps de volontaires dans les bruyères froides et malsaines de la Campine. D'autres orateurs reprochaient au gouvernement de laisser sans emploi les volontaires qui abandonnaient l'armée (V., entre autres, le procès-verbal de la séance du 6 décembre 1830) !

Un autre obstacle qu'il importe de ne pas perdre de vue, c'est l'excessive parcimonie avec laquelle le pouvoir législatif procédait à l'allocation des crédits les plus indispensables. Le budget de la Guerre de 1831 subit, dans tous ses articles, un feu roulant de critiques implacables. Tel orateur pensait que le nombre des intendants était trop grand ; tel autre voulait réduire le personnel de l'état-major ; un troisième, affirmant qu'il y avait assez de canons dans le pays, disputait au ministre un crédit de 13,000 florins pour la fonderie de canons, à Liége ; un quatrième proposait de décréter l'inutilité d'une compagnie d'artillerie sédentaire ; un cinquième voyait une superfétation dans l'existence d'un médecin en chef de l'armée ; un sixième faisait retrancher 1,520,140 florins de la somme réclamée pour achat de fusils et de sabres ! Le projet présenté par le baron de Failly renfermait, il est vrai, quelques erreurs de détail ; mais, dans son ensemble, il était loin d'être exagéré. Dans le crédit global de 55,721,235 florins réclamé par le ministre, figuraient 2,622,000 florins pour la mobilisation éventuelle d'une partie de la garde civique ; de sorte que les dépenses pour la création, l'habillement, l'équipement, l'armement et l'entretien sur le pied de guerre d'une armée de plus de 60,000 hommes, n'étaient évaluées qu'à 33,099,235 florins. Et qu'on le remarque bien : cette somme (page 137) comprenait 1,620,000 florins pour achat de chevaux, 3,531,550 florins pour achat d'armes de toute nature, 2,213,638 florins pour vivres de campagne, 1,154,500 florins pour le matériel du génie, 1,445,100 florins pour le matériel de l'artillerie, etc. ; car tout était à créer, et la Hollande prodiguait ses trésors pour réunir une armée formidable sur nos frontières du nord.

Les explications fournies par le ministère étaient aussi complètes que le permettaient les lacunes du service et la pression des circonstances (V. Huyttens, t. IV, p. 537 et 556). Qu'importe ? La commission émit l'avis qu'une somme globale de 50,000,000 florins était suffisante, et son rapporteur s'écria, du haut de la tribune, que de grandes économies devaient être réalisées dans le matériel et dans le personnel du .département de la Guerre. Quant au Congrès, il se bornait à voter des crédits provisoires ! Encore ces votes étaient-ils précédés d'aménités de ce genre : «S'il n'a pas été réservé à cette assemblée de répondre, par un témoignage éclatant de sa sollicitude, à la voix d'un peuple gémissant sous le poids accablant des impôts, en faisant une sévère justice de ces déplorables budgets contre lesquels un cri de réprobation s'est élevé de tout côté, espérons que la représentation future, avertie par nos vœux et nos regrets, écartera ces ruineuses profusions et toutes ces inutiles allocations, repoussera un système de dépenses dont l'énormité semble croître avec la détresse générale, et saura le remplacer par un plan qui conciliera les besoins du service avec les ressources de la nation » (Discours de M.. Masbourg ; séance du 20 juillet 1831, Huyttens, t. III, p. 601). On flattait les instincts populaires ; on déclamait pompeusement des tirades sonores ; on foudroyait ces déplorables budgets, au moment où les Hollandais massaient 80,000 hommes dans le Brabant septentrional et la Zélande ! (Note de bas de page : Il est vrai que le ministère avait, lui aussi, un reproche à se faire. La présentation des budgets avait été tardive (1er juin 1831)).

.La même tactique était suivie dans la presse. Le 22 juin 1831 , le Moniteur s'écriait douloureusement : « Depuis que le budget est présenté au Congrès, les journaux, au lieu d'en faire l'objet d'un examen calme et raisonné, en prennent texte pour crier au gaspillage, à la dilapidation. On croirait, à les entendre, que dès qu'une somme (page 138) est votée le ministère peut en disposer à son gré. » - C'est que les révolutions ne se font pas sans flatter les instincts populaires ! La diminution des impôts avait figuré au programme des réformes, et le pouvoir subissait les conséquences de son origine. Le gouvernement à bon marché était le thème favori des députés et des journalistes.

Le vœu était légitime, mais l'heure était mal choisie pour sa réalisation ; il fallait ou jamais se rappeler la maxime : Si vis pacem, para bellum.

Une autre circonstance atténuante se trouve dans l'attention incessante que réclamaient, d'un côté les relations extérieures, de l'autre les embarras sans cesse renaissants de l'organisation administrative du pays. Sans doute, les affaires diplomatiques ne concernaient pas le chef du département de la Guerre ; mais, au lendemain de la révolution, ce n'était pas exclusivement à ce département qu'incombait la mission de créer une armée nationale. A chaque pas se présentaient des questions financières et d'intérêt général que le conseil des ministres pouvait seul résoudre. Les difficultés de l'organisation administrative, la malveillance de la presse, les longues et irritantes discussions du Congrès, le relâchement des liens sociaux, les besoins, du trésor, tous ces embarras, auxquels se joignait la question extérieure, absorbaient en grande partie le temps que les ministres pouvaient consacrer à la réunion de nos forces défensives. Toutes ces entraves, nous en convenons, ne devaient pas leur faire oublier l'urgence de la question militaire ; mais l'impartialité de l'histoire exige incontestablement qu'il leur en soit .tenu compte.

4.6. Evaluation des tentatives de réorganisation militaire

Après avoir loyalement indiqué les obstacles que rencontrait l'organisation de l'armée régulière, il nous sera facile d'apprécier à leur valeur réelle les accusations auxquelles le département de la Guerre a été en butte.

Le premier acte d'organisation remonte au 27 octobre 1830. Par un arrêté de ce jour et sur la proposition de M. Joly, le gouvernement provisoire ordonna la réorganisation des 1er, 3e, 4e, 6e, 11e, 12e, 15e, 17e et 18e régiments d'infanterie (afdeelingen), dont les dépôts se trouvaient en Belgique au moment de la révolution. Des arrêtés du même jour prescrivirent la formation de cinq régiments de cavalerie, deux régiments d'artillerie, un bataillon de sapeurs mineurs et plusieurs bataillons de chasseurs. Ces derniers étaient destinés à fournir des (page 139) emplois aux officiers des volontaires et à recevoir les combattants de septembre disposés à entrer au service.

Le tracé de ces cadres est à peu près le seul acte marquant de l'administration de M. Joly ; il se retira le 30 octobre et fut remplacé par le général Goblet.

Après avoir mis ses premiers soins à l'organisation des bureaux de la Guerre, M. Goblet appela sous les drapeaux les hommes que réclamaient les cadres tracés par son prédécesseur. Le 7 décembre 1830, l'armée se composait de 32,000 hommes de troupes régulières et d'environ 6,000 volontaires. Ces forces étaient distribuées en trente-trois bataillons d'infanterie de ligne, trois régiments de cavalerie au complet, un bataillon de sapeurs mineurs et quelques bataillons de chasseurs.

L'artillerie reçut aussi un commencement d'organisation. Pour faciliter la tâche des officiers de l'ancienne armée, on avait suivi dans la formation des corps les règlements et les procédés de l'administration des Pays-Bas (V. le rapport fait au Congrès par le général Goblet, dans la séance du 11 décembre 1830).

M. Goblet déposa son portefeuille le 24 mars ; il eut pour successeur le général d'Hane de Steenhuysen.

Du 24 mars au 17 mai 1831,111. d'Hane augmenta l'effectif de l'armée de 26,100 hommes. Les régiments reçurent une organisation définitive, et les corps francs prirent place dans les cadres de l'armée. Le 17 mai, ces corps francs formaient le 12e régiment d'infanterie, le 2" et le 5e régiments de chasseurs à pied, le 1er et le 2e bataillons de Tirailleurs, le bataillon des Tirailleurs de la Meuse et la compagnie des Guides de la Meuse. En même temps, l'activité déployée dans l'organisation de l'artillerie amena la mobilisation de plusieurs batteries complètes (Mémoire du général d'Hane, communiqué au Congrès dans la séance du 17 mai 1831).

Sous l'administration du baron de Failly, du 18 mai au 6 août, l'effectif de l'armée resta à peu près stationnaire. Au moment de l'invasion hollandaise, nous avions environ 64,009 hommes disséminés sur l'Escaut, sur la Meuse, dans les Flandres et dans le Luxembourg. Le 1er août 1831, au dire du baron de Failly, l'armée était composée et répartie de la manière suivante :

(page 140)

Armée de l'Escaut : 22,671 hommes ; 1,974 chevaux ; 24 bouches à feu

Armée de la Meuse : 14,525 hommes ; 2,254 chevaux ; 30 bouches à feu

Armée des Flandres : 6,237 hommes ; 152 chevaux ; 6 bouches à feu

Armée du Luxembourg : 4,711 hommes ; 123 chevaux ; 6 bouches à feu.

Total : 48,144 hommes ; 4,483 chevaux ; 66 bouches à feu.

Les hommes restants, avec 1,517 chevaux, comprenaient les dépôts des différentes armes, la milice de 1831 incorporée à la fin de juin et qui n'était pas encore habillée, la gendarmerie, les gardes forestiers, la garde municipale de Gand et le dépôt des étrangers.

(Note de bas de page) Dans la lettre à laquelle nous empruntons ces détails, M. de Failly ajoute : « Des 22,600 hommes, formant l'armée de l'Escaut, 13,000 seulement furent dirigés le 6 août sur Aerschot et ensuite sur Louvain. Les 9,000 hommes restants comprenaient les 3e, 5e et 7e régiments d'infanterie, et l'artillerie affectée au service de la garnison d'Anvers...

« Des 14,500 hommes formant l'armée de la Meuse, 1,800 hommes du 2° régiment d'infanterie tenaient garnison à Venloo, 1,200 hommes du 5e régiment de chasseurs à pied étaient à Ruremonde, 1,500 hommes du 1er régiment de chasseurs à pied étaient à Tongres. Total 4,500 Les autres 10,000 hommes restèrent réunis en avant de Hasselt jusqu'au 8 août (V. le Moniteur du 24 décembre 1839). »

Dans son Exposé statistique de la force publique de la Belgique, M. le général Trumper porte le chiffre de l'armée, en juillet 1831, à 58,500 hommes présents sous les armes et 6,500 miliciens en congé illimité (Exposé de la situation da Royaume. Période décennale 1841-1850, p. 550).

Les états de situation présentaient en effet, au commencement d'août, un effectif de 64,000 hommes ; mais la confection des tableaux était entachée de graves irrégularités. Quelques chefs avaient porté dans l'effectif les miliciens de 1826 congédiés dès le mois de juin et qui n'avaient jamais figuré que sur les contrôles. Dans un régiment d'infanterie, 300 hommes comptaient comme absents dans l'effectif, tandis qu'ils avaient été réellement incorporés dans un autre corps. Ailleurs, 800 hommes de la levée de 1826 n'avaient pas été définitivement rayés du contrôle (Rapport du ministre de la Guerre, présenté à la Chambre des représentants, le 25 novembre 1831).

Un état de situation, publié par M. Huybrecht (Pièces justificatives, no XXXVIII), porte l'effectif de l'armée, à la date du 15 juillet 1851, à 64,156 hommes.

Ces différences dans les évaluations de l'importance nos forces militaires suffit pour mettre en évidence le désordre administratif de l'époque. (Fin de la note)

Ce résultat définitif des efforts de quatre ministres a été très diversement apprécié. Les uns se sont écriés que l'administration de la Guerre a fait des merveilles ; les autres ont parlé d'incurie, de négligence (page 141) et même de trahison. Ni l'une ni l'autre de ces appréciations n'est marquée au coin de la justice et de l'impartialité. Si l'on tient compte des mille obstacles de toute nature que nous avons signalés, la réunion, l'équipement et l'organisation d'une armée de plus de 60,000 hommes sont des actes qui ne méritent pas le dédain qu'affectent quelques censeurs systématiques. Sans doute, le personnel et le matériel laissaient beaucoup à désirer ; mais, par contre, il importe de ne pas oublier que tous les éléments administratifs faisaient défaut, alors que tout était à créer : composition des cadres, armement et habillement des troupes, administration centrale, moyens de subsistance, service des hôpitaux, parcs militaires, approvisionnements de siége, comptabilité des corps, service vétérinaire, service des ambulances, haras, c'est-à-dire, tous les éléments d'une armée, tous les détails du service, tous les rouages de l'administration. On ne possédait pas une batterie attelée, pas un cheval dressé, pas un uniforme complet. Il est donc incontestable que des efforts sérieux ont été tentés dans l'intérêt de la défense nationale. Ce qui est malheureusement vrai, c'est que ces efforts n'eurent pas toute l'énergie que réclamaient les circonstances ; c'est que pas un des quatre ministres de la Guerre n'approcha, même de loin, de ces individualités puissantes que firent surgir les orages révolutionnaires du dix-huitième siècle. Dédaignant les clameurs des journaux et des clubs, il eût fallu monter à la tribune du Congrès, dévoiler toutes les plaies, signaler tous les dangers, indiquer tous les besoins, démasquer toutes les bassesses, et réclamer hardiment les hommes et l'argent nécessaires. Il y a des époques où l'intérêt de la patrie exige que l'homme d'État affronte et même assume les humiliations de l'impopularité. Qui sait, d'ailleurs, si le pays n'eût pas applaudi au courage des ministres ? En 1831, le premier intérêt de la nation était incontestablement dans l'armée.

Peut-être faut-il chercher ailleurs les causes de cette mollesse relative.

Un fait qui paraîtra étrange, mais qui n'en est pas moins incontestable, c'est que les ministres eux-mêmes ne croyaient pas à la guerre. Pleine de mépris pour la Hollande, la presse ministérielle, aussi bien que la presse de l'opposition, jetait parfois l'anathème aux mauvais citoyens qui osaient redouter l'invasion de nos provinces. Le 10 décembre 1830, l'Union belge, organe avoué du ministère, publia cette ridicule tirade : « Est-ce du côté de la Hollande, triste débris du ci-devant (page 142) royaume des Pays-Bas, que mars soufflera ses fureurs ? Nous viendra-t-il de ses marais quelque émule des Frédéric et des Chassé, pour porter la désolation dans nos villes et dans nos campagnes ? Anathème contre celui qui l'espère, honte à quiconque le suppose ! C'est bien plutôt la Belgique qui se lèverait tout entière et se précipiterait sur la Hollande au moindre signal qu'on lui donnerait ! » Et qu'on ne dise pas que ces lignes étaient le produit de l'exaltation révolutionnaire du moment : il y avait là tout un système. Le 2 JuiIlet 1831, un mois avant l'invasion, le Moniteur, à son tour, s'efforçait de prouver que la nation hollandaise ne voulait pas la guerre, et que son roi devrait bien à la longue subir l'influence de l'opinion publique. Ces choses se disaient et s'écrivaient au moment où la Hollande prenait l'aspect d'un camp et s'imposait tous les sacrifices compatibles avec ses ressources !

Mal renseigné sur les dispositions de l'étranger, le gouvernement rencontrait à l'intérieur les déboires d'une opposition haineuse et systématique. Son énergie se ressentait de cette double impression : elle n'était pas toujours à la hauteur des circonstances. Le 16 juin 1831, cédant aux sollicitations de quelques membres du Congrès,le baron de Fai1ly eut la faiblesse d'accorder un congé définitif aux miliciens de la levée de 1826, privant ainsi l'État du concours de 9,000 soldats exercés et habitués aux fatigues du service. Les levées de 1830 et de 1831, incorporées dans les régiments, entrèrent en campagne sans avoir jamais tiré un coup de fusil.

4.7. L’admission des officiers étrangers dans les cadres belges

Cette attitude peu courageuse du gouvernement en général et du ministre de la Guerre en particulier avait produit des conséquences déplorables. On en trouve une preuve saisissante dans les débats relatifs à l'admission des officiers étrangers dans les cadres de l'armée belge.

Le 9 avril 1831, M. Nothomb et dix-neuf de ses collègues déposèrent sur le bureau du Congrès une proposition tendant à « autoriser le » gouvernement à employer, jusqu'à la paix, des officiers supérieurs étrangers et à leur confier des commandements dans l'armée belge, autant que les besoins de la guerre l'exigeraient et que leurs talents les rendraient recommandables. » Cette proposition était sage et opportune. Il n'y avait point de honte à avouer que, sous le rapport de la science stratégique, notre armée improvisée laissait beaucoup à désirer. Les officiers les plus distingués étaient les premiers à signaler la lacune ; entourés de nullités (page 143) prétentieuses, ils s'épuisaient à transmettre des instructions incomprises et des ordres dédaignés. La Belgique luttant pour son indépendance et sa liberté ne devait pas se montrer plus scrupuleuse et plus fière que l’Amérique et la Grèce. Le concours des Lafayette, des Ségur et des Rochambeau n'avait pas terni la gloire de l'Union ; la présence des Fabvier et des Byron n'avait pas nui à la liberté des Hellènes.

La section centrale, redoutant les clameurs de la presse, amoindrit considérablement le projet de M. Nothomb ; au lieu de la liberté d'action que celui-ci réclamait pour le gouvernement, elle limita le choix du ministère, en dehors de l'artillerie et du génie, à un général commandant en chef et trois officiers supérieurs.

Réduite à ces termes, la proposition fut discutée dans la séance du 10 avril. Chacun comprenait l'importance de la question pour l'avenir de l'armée nationale. Les membres du Congrès étaient à leur poste ; les tribunes regorgeaient de spectateurs ; les journalistes attendaient les débats avec impatience : le ministre de la Guerre, le représentant de l'armée, s'était seul abstenu de paraître. On apprit bientôt que cette absence était préméditée.

Répondant à M. Van de Weyer, qui avait témoigné le désir de discuter le projet en présence du ministre de la Guerre, M. Lebeau, ministre des Affaires étrangères, prononça ces paroles significatives. « Je ne prétends pas contester à la Chambre le droit d'appeler un ministre dans son sein et de lui adresser des interpellations ; mais je déclare d'avance que, si j'étais ministre de la Guerre et que je fusse consulté sur le projet, je ne répondrais pas ! » Un instant interrompu par des murmures, M. Lebeau reprit avec énergie : « Eh quoi ! lorsque des soupçons ont plané sur divers officiers généraux de notre armée, lorsque la police est sur la trace des ramifications d'un complot de trahison dont l’'existence ne peut être révoquée en doute, vous voulez qu'il descende de la tribune, de la bouche du ministre de la Guerre lui-même, des paroles qui peuvent jeter la désorganisation dans l'armée ? Voilà une inconséquence que je ne comprends pas, et je conjure le Congrès, si M. le ministre de la Guerre vient et qu'il lui soit fait des interpellations, de lui défendre de répondre ! » (Note de bas de page : M Lebeau fait ici allusion au complot dirigé par Ernest Grégoire. - .J'ai raconté les principaux épisodes de cette conspiration militaire dans ma Vie du baron de Lamberts).

(page 144) M. Lebeau oubliait que ces paroles ardentes et vagues étaient bien plus dangereuses qu'un simple avis du ministre de la Guerre sur la question d'opportunité du projet, avis qui pouvait être réclamé avec d'autant plus de raison que les membres du cabinet n'avaient pas apposé leur signature au bas de la proposition de M. Nothomb. Leur assentiment, à la vérité, n'était pas douteux ; mais l'assemblée n'en avait pas moins le droit d'exiger une déclaration expresse du représentant de l'armée.

Quoi qu'il en soit, M. le ministre de la Guerre ne vint pas, et le Congrès était dûment averti.

L'opposition, que cet incident avait aigrie, se montra passionnée et tenace. Les uns reprochaient au projet d'être entaché d'inconstitutionnalité : comme si l'article 6 de la Constitution, qui déclare les Belges seuls admissibles aux emplois militaires, ne permettait pas à la loi de consacrer des exceptions pour des cas particuliers ; comme si le discours de M. Lebeau, quelle que fût l'opinion qu'on se fit de son opportunité, n'eût pas suffi pour prouver que l'armée se trouvait réellement dans une situation exceptionnelle ! Les autres repoussaient la mesure comme inutile, dangereuse, funeste à la discipline, humiliante pour l'armée, favorable aux manœuvres de la politique étrangère. « Je ne puis penser, s'écriait M. de Bouillé, que notre brave armée soit réduite à l'humiliante situation de devoir chercher à l'étranger des officiers supérieurs ; je me demande d'où vient cette défiance dans les talents militaires des nôtres ? L'armée, telle qu'elle est maintenant composée, est certes bien en état de faire avec succès la guerre aux Hollandais. » Bref, la résistance de l'assemblée devint tellement sérieuse que le projet fut renvoyé à la section centrale afin d'être, une seconde fois, réduit à des proportions plus modestes.

Répondant à cette injonction, la section centrale limita de nouveau les pouvoirs du ministère, 1° à un général en chef et trois officiers supérieurs ; 2° à un colonel d'artillerie, trois chefs de bataillon, douze capitaines et vingt lieutenants ou sous-lieutenants. On déterminait ainsi le nombre des officiers à admettre dans l'artillerie, et l'arme du génie restait exclusivement réservée aux Belges.

Mais cette nouvelle concession n'eût pas le bonheur de dissiper les préventions de l'opposition. Toutes les objections de la veille furent reproduites avec une énergie croissante. Pourquoi, s'écriait-on, ces inquiétudes et ces méfiances ? L'armée avait-elle démérité de la nation ? (page 145) La révolution française n'avait-elle pas révélé les talents militaires des Kléber et des Desaix ? La révolution belge n'avait-elle pas déjà produit les Niellon et les Mellinet ? (Discours de M. Desmanet de Biesme) Pourquoi ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin de faire surgir les hommes dignes de conduire nos phalanges à la victoire ? Avait-on oublié que notre première révolution avait échoué par la trahison de deux généraux étrangers ? Ignorait-on qu'un commandant en chef étranger tiendrait le sort de la Belgique entre ses mains, et qu'il pourrait disposer de nous et de notre honneur comme bon lui semblerait ? (Note de bas de page : Discours de M. Van de Weyer. - Cette même séance se distingua par des incidents singuliers. - Deux signataires de la proposition, M. Alexandre Gendebien et A. de Robaulx, faisant brusquement volte-face, vinrent retirer leurs signatures et combattre le projet comme anticonstitutionnel. - Oubliant la solidarité qui existe entre les membres d'un même cabinet, oubliant surtout l'assentiment qu'il avait donné au projet primitif, projet beaucoup plus large que celui qui était en discussion, M. Barthélemy, ministre de la Justice, prit la parole pour repousser, comme citoyen, comme membre du Congrès, comme ministre, la faculté de nommer un général en chef étranger, faculté envisagée par ses collègues comme l'un des premiers besoins de la situation ! L'anarchie avait pénétré dans les meilleurs esprits.)

La proposition de la section centrale fut cependant admise par 80 voix contre 42.

Mais toutes les résistances ne sont pas domptées. Voici qu'une autre opposition se manifeste. L'Association nationale jette son poids dans la balance ; les journaux excitent les passions populaires ; les clubs s'agitent, et des officiers supérieurs ne craignent pas d'y venir dénoncer une mesure approuvée par le ministère et sanctionnée par le pouvoir législatif (Note de bas de page : L'Association nationale, qui joua un rôle considérable dans les événements intérieurs de 1831 , avait été fondée pour maintenir l'Exclusion à perpétuité des Nassau, l'indépendance de la Belgique et l'intégrité du territoire).

A Gand, le comité provincial de l'Association nationale osa protester solennellement contre le décret du Congrès. Nous emprunterons au Journal des Flandres la relation de cette curieuse séance. Ce récit est un véritable document historique, car il révèle à la fois les passions de l'époque et le relâchement de tous les liens sociaux.

« Le colonel Dandelin, dit le journal gantois, ouvrit la séance en annonçant à l'assemblée que le bureau avait cru devoir protester contre la décision du Congrès. qui autorisait l'admission de chefs (page 146) étrangers dans l'armée belge. La protestation, digne et mesurée, a été envoyée hier au Régent. M. Dandelin, après avoir développé les motifs de cette démarche contre une espèce de déclaration d'incapacité aussi injuste qu'insultante pour nos braves, demanda aux deux mille auditeurs qui remplissaient la salle, s'ils s'associaient à la protestation. Une triple salve d'applaudissements fut la seule réponse de l'assemblée. Acte sera donné au gouvernement de cette adhésion importante.

« M. le colonel Van Remoortere demanda la parole, et, avec une franchise, une verve militaire, dont il nous serait impossible de décrire l'effet, prononça le discours suivant, expression fidèle des sentiments de toute l'armée belge :

« Messieurs, je ne puis comprimer plus longtemps la profonde émotion que me cause le projet, ou plutôt la résolution, prise par une partie du Congrès d'appeler des étrangers à l'honneur de conduire nos braves !

« Ainsi les hommes qui ont su affranchir leur patrie ont cessé d'être dignes de la défendre, et les chefs que le grand empereur associa à la gloire de la France héroïque sont trouvés incapables de commander ! Quoi ! les Belges, reconnus par César et Napoléon pour les plus vaillants soldats de la terre, seront déshonorés par leurs propres mandataires !... Une foule d'idées se confondent dans ma tête, et je ne sais à laquelle m'arrêter ! Quels sont les motifs de nos représentants ? Quelle impulsion les fait agir ? En vérité, je ne vois que honte et péril dans une pareille mesure. Des étrangers auront-ils pour notre patrie cet amour qui nous enflamme ? Et qui nous répondra de leur fidélité !

« Que l'on nous dise : Marchez sur un tel point, et nous marcherons ; prenez telle forteresse, et nous la prendrons. Il surgira du sein de la nation des hommes capables : l'amour de la patrie fait seul des héros.

« Que tous ceux qui sont véritablement Belges, c'est-à-dire braves et fiers, me répondent. Protestons contre une honteuse méfiance. Prenons sur nous la responsabilité de la victoire : ce sera la plus belle chose que le monde ait encore vue. Écrions-nous tous : la nation tout entière jure de vaincre ou de mourir ; mais point d'étrangers ! »

(page 147) « Cette allocution vive et guerrière est interrompue, à plusieurs reprises, par des cris d'enthousiasme.

« MM. de Souter, en flamand, et Auguste Bayet, en français, se prononcèrent, avec force, dans le même sens.

« Après la séance, des groupes se formèrent dans les places, discutant les affaires publiques » (Note de bas de page : Le Journal des Flandres ajoutait : « Ainsi donc il s'agit d'agir, et, si les ministres n'agissent pas, que l'Association nationale comprenne la tâche que lui impose le salut public ! Elle est instituée, comme un orateur l'a fort bien dit à l'ouverture de notre assemblée provinciale, pour seconder le gouvernement, s'il marche ; le soutenir, s'il chancelle ; le surveiller, s'il hésite. Disons encore : pour faire surgir des hommes nouveaux qui suppléent à l'insuffisance de ceux que les affaires auront consumés ou consommés. » (V. Ad. Barthels, Les Flandres et la révolution belge, p. 490 à 493.)

Le croira-t-on ? En présence de ces clubs qui se placent au-dessus de la représentation nationale, de ces colonels qui repoussent les vœux du pouvoir et méprisent les votes du Congrès, de ces groupes tumultueux qui décrient les mesures que réclame le salut de la patrie ; en présence de ces formidables symptômes de désorganisation sociale, le ministère du Régent eut le triste courage de courber silencieusement la tête. Le décret du Congrès resta sans exécution !

Désormais c'en était fait de la discipline de l'armée. L'Association nationale avait fait l'essai de ses forces ; les officiers savaient qu'ils pouvaient impunément déférer au public des clubs les décisions du Congrès et les ordres des ministres. L'armée fut envahie par des nuées d'émissaires qui semaient partout la défiance et l'agitation.

Animés d'intentions patriotiques, mais aveuglés par les passions révolutionnaires, ils parlaient de trahison et décriaient les ordres des chefs, à l'heure où l'union, la confiance et la discipline étaient les premiers besoins de la situation. Pour rappeler les esprits au respect des principes et du droit, il a fallu que les vedettes hollandaises vinssent montrer leurs panaches à Tervuren !

4.8. L’état d’impréparation de la garde civique

On comptait, il est vrai, sur les renforts que la mobilisation de la garde civique devait procurer à l'armée active ; mais, pas plus que l'armée, la garde civique n'avait reçu une organisation appropriée aux circonstances. Ici encore les précautions les plus indispensables avaient été négligées.

A la suite de plusieurs mesures administratives prises par le (page 148) gouvernement provisoire, une loi du 31 décembre 1830 avait créé l'institution. Un décret du 4 avril suivant autorisa les ministres à mobiliser en tout ou en partie le premier ban de la garde. .

Usant de la faculté que lui donnait ce décret, le ministre de l'Intérieur mobilisa les gardes du Luxembourg, par un arrêté du 13 avril ; puis, par un arrêté du 7 juin, les gardes des autres provinces ; mais on s'abstint encore une fois d'agir avec l'énergie et l'activité nécessaires. Nous laisserons au général Van Coeckelberghe le soin de décrire l'état de la milice citoyenne au moment où la proclamation royale du 5 août appela la nation aux armes, « malgré mes démarches, dit le général, malgré mes instances réitérées, le 1er ban lui-même n'était pas encore organisé : ce fut, pour ainsi dire, forcément que les officiers obtinrent des armes pour leurs soldats. Aussi se vit-on dans l'impossibilité de tirer parti de la bonne volonté nationale ; on ne put utiliser le dévouement ni le sacrifice de la nation : on eut des masses, mais on n'eut pas d'armée. - Le 6 août, je reçus l'ordre de me diriger sur Malines. Ce fut en cheminant ,qu'on organisa la brigade » (Note de bas de page : La campagne du mois d'août 1831, par le général Van Coeckelberghe, pp. 6 et 7). Le même général nous révèle une particularité curieuse, Les gardes de Louvain de Mons, de Wavre et d'autres vilIes figurèrent au combat du 12 août, sans que personne songeât à s'occuper d'eux. Ils étaient abandonnés à eux-mêmes. Partout régnait l'incohérence, le désordre, l'anarchie ! ..

4.9. Le reproche de trahison n’était pas fondé

Après ces prémisses, nous sommes en mesure de répondre à la question de savoir si, pour expliquer nos désastres de 1831, il faut nécessairement avoir recours à une accusation de trahison.

Constatons d’abord les faits acquis à l'histoire.

Il est faux que les Hollandais n'aient trouvé que 9,000 hommes en ligne de bataille. Vingt-cinq mille hommes au moins ont été opposés aux corps commandés par le prince d'Orange.

(page 149) Il est faux que le gouvernement ait négligé de faire comprendre au Congrès la nécessité d'un appel aux capacités militaires de l'étranger.

Il est faux que les deux ministères du Régent aient complètement négligé l'organisation de l'armée nationale. En présence des obstacles de toute nature qu'ils rencontraient à chaque pas, les résultats qu'ils ont obtenus méritent d'être pris en sérieuse considération.

Il est faux que le Congrès se soit prêté sans résistance à toutes les mesures que réclamaient la force numérique de J'armée et la bonne organisation de ses cadres.

Mais il est vrai :

Que tous les chefs du département de la Guerre n'ont pas toujours déployé le courage, l'énergie et la fermeté que réclamaient les circonstances ;

Qu'ils ont commis la faute de laisser dans ses foyers la milice de 1826, composée de soldats exercés ;

Qu'ils ont gravement compromis leur responsabilité en s'abstenant d'établir des camps, alors que les réclamations des généraux et l'état d'indiscipline des troupes rendaient la vie des camps indispensable ;

Qu'une responsabilité bien plus grave encore dérive de leur négligence à faire occuper Diest par un corps intermédiaire, alors que, dès le 31 mars, une dépêche de Daine leur avait signalé l'urgence de cette mesure ;

Que l'occupation de Diest était d'autant plus facile qu'il y avait dans le Luxembourg un corps de 4,700 hommes, devenu disponible du moment où l'on avait acquis la certitude de la neutralité de la Confédération germanique ;

Que l'armée de la Meuse a été laissée dans un abandon déplorable, principalement en ce qui concerne le service d'état-major ;

Qu'une grande confusion a régné dans l'expédition des ordres du quartier général royal, surtout en ce qui concerne l'armée de la Meuse ;

Qu'on avait négligé de consacrer une somme suffisante à l'espionnage des forces ennemies ;

Que la négligence de l'administration de la Guerre avait placé la garde civique dans l'impossibilité de rendre des services sérieux.

Mais faut-il nécessairement admettre un crime de trahison, pour expliquer ces erreurs, ces négligences et ces faiblesses ?

Nous n'hésitons pas à répondre négativement.

4.10. L’influence de la propagande orangiste dans l’armée

(page 150) Il est certain que les manœuvres des agents de la Hollande n’ont pas été étrangères à nos malheurs militaires ; mais il importe de se préserver de toute exagération.

Malgré le dévouement et les lumières de ses membres, malgré l'incontestable grandeur des résultats obtenus, l'administration du gouvernement provisoire, depuis la réunion du Congrès, n'avait pas répondu à toutes les espérances. Au moment où le roi Louis-Philippe refusa la couronne pour le duc de Nemours, l'anarchie commençait à pénétrer dans les esprits, dans la presse, dans l'armée, dans toutes les branches des services publics, dans toutes les sphères de l'activité gouvernementale.

Le mal, déjà considérable, ne fit que s'accroître sous l'administration chancelante du Régent. La diplomatie manifestait des intentions peu favorables, sinon hostiles. L'industrie, réduite aux abois, avait jeté des milliers d'ouvriers appauvris et mécontents sur le pavé des villes les plus importantes. Chaque jour les partisans de la maison déchue multipliaient les embarras et les résistances. Quelques mois avant l'élection du prince Léopold, il restait dans les régions élevées de l'administration un petit nombre d'esprits fortement trempés qui osaient envisager l'avenir avec confiance ; mais la majorité des fonctionnaires publics semblaient en proie à un découragement irrémédiable.

Le peuple seul avait conservé ses illusions et son patriotisme.

Ce fut alors que les agents du prince d'Orange se présentèrent avec un thème éminemment propre à séduire des hommes que la seule pensée de la restauration de Guillaume Ier faisait trembler. « Vous avez récupéré, disait-on, l'indépendance nationale et la liberté politique ; vous voulez que la Belgique, libre et prospère, occupe une place honorable parmi les nations européennes ; vous cherchez les débouchés que réclament vos manufactures et vos mines ; vous désirez conserver vos emplois et vos grades. Voulez-vous obtenir tous ces avantages et réaliser tous ces vœux ? Acceptez la royauté du prince d'Orange. Le prince est le candidat de l'Europe. Il vous aime : il est prêt à renoncer pour vous au trône de Hollande » (Note de bas de page : Cette théorie se trouve développée avec un art infini dans une brochure anonyme répandue à profusion quelques jours après l'échauffourée d'Ernest Grégoire. - On n'oubliait qu’un seul point : c'est que, comme nous le verrons plus loin, Guillaume Ier repoussait celte combinaison de toutes ses forces).

(page 151) Ces discours, auxquels l'or hollandais venait parfois en aide, ne furent pas entièrement inefficaces. Les uns cédèrent à l'appel des récompenses ; les autres, dupes ou complices, expliquèrent leur défection par le désir de consolider l'indépendance de la nation ; mais tous, patriotes séduits ou traîtres soldés, se mirent à miner, parfois ouvertement, les obstacles qui s'opposaient au retour du prince héréditaire. Il est incontestable que ces intrigues obtinrent un certain succès dans l'armée, et que tous les complices d'Ernest Grégoire el du général Vandersmissen ne furent pas signalés à la police militaire. Mais il est un autre fait qu'il importe de ne pas perdre de vue : c'est que l'élection du prince Léopold fit rentrer dans le devoir les officiers supérieurs que les émissaires de la Hollande avaient momentanément séduits.

Quelques hommes, il est vrai, n'imitèrent pas cet exemple et continuèrent à fournir aux ennemis de leur patrie les renseignements les plus complets sur le nombre, l'armement et la position de nos troupes. mais ces traîtres, - nous avons hâte de le dire, - ne se trouvaient pas au département de la Guerre (Note de bas de page : En publiant le Journal du colonel Fonson, j'ai répondu aux preuves de trahison que le colonel Huybrecht prétend avoir trouvées dans ce document, à charge du général de Failly (V. le t. IV des Bulletins de la soc. scientifique et littéraire du Limbourg)). On peut affirmer qu'il y a eu absence d'énergie, défaut d'activité, confiance exagérée dans l'intervention de la diplomatie européenne ; mais, si les ministres ont commis des fautes, aucun d'eux n'a failli aux lois de l'honneur, Nous ne ferons pas partager cette conviction à tous nos compatriotes ; mais l'histoire triomphera de la calomnie, le jour, malheureusement encore éloigné, où les archives secrètes de La Haye seront accessibles à la publicité.

Constatons, dès aujourd'hui, que les fautes et les erreurs commises en 1831 trouvent plus d'une excuse dans les mille obstacles que nous avons passés en revue, et surtout dans l'absence d'une administration convenablement organisée. Ces obstacles étaient tels que le dévouement, le courage et l'habileté ne suffisaient pas toujours pour les surmonter. C'est là surtout qu'il faut chercher les causes de la triste issue de la campagne de 1831.

M. de Gerlache a parfaitement caractérisé les événements, quand (page 152) il a dit : « Le pouvoir régulier et presque absolu du roi Guillaume lui donnait un avantage immense sur un gouvernement tumultueux et anarchique, où les mesures les plus sages devaient subir les contradictions passionnées de la tribune et de la presse, et venaient le plus souvent échouer contre ce double écueil. En Hollande tout le monde était uni, le roi et les États Généraux, le peuple et l'armée. Chez nous, les uns voulaient la guerre, les autres voulaient la paix. Ceux qui voulaient la paix avaient une confiance aveugle dans l'intervention de la Conférence, et ceux qui voulaient la guerre ne songeaient point à se mettre en mesure de la faire avantageusement » (Histoire du Royaume des Pays-Bas, t. II, p. 497 ; 5e édit). M. Nothomb émet un avis analogue. Il voit les causes de nos désastres du mois d'août dans « les incertitudes politiques, le relâchement de tous les liens sociaux, la confiance excessive inspirée par nos succès de septembre, le mépris de toute science stratégique, le défaut de traditions, l'absence de hautes capacités militaires, les provocations d'une presse absurde ou malveillante. » « Voilà, ajoute l'historien de la Révolution, les circonstances qui ont assuré, en août, aux Hollandais unis et disciplinés, une supériorité momentanée sur les Belges surpris, désunis et indisciplinés. Le courage individuel est resté sans reproche. A qui faut-il faire un crime de cette situation intérieure qui se retrouve partout au sortir d'une révolution ? A personne, ou à tout le monde » (Essai historique et politique sur la révolution belge, ch. XII).