(Paru à Wetteren en 1949, chez Scaldis)
(page 55) « Mes souffrances ne m’empêchent pas de veiller sur les intérêts de la religion, et il est nécessaire de ne pas les perdre de vue. LÉOPOLD Ier. »
Lorsque le prince Léopold entre en Belgique, à l'âge de quarante ans, il porte avec lui un passé de courage, de souffrances et d'expérience politique. Il a combattu vaillamment à Leinbach et Kuhn ; il a été éprouvé par la perte de ses États saxons et surtout par la mort de son épouse la princesse Charlotte, héritière d'Angleterre ; cette souffrance l'a esseulé ; il a une expérience politique certaine acquise au gré de ses vaines démarches pour garder durant l'épopée napoléonienne ses États héréditaires. Son sens des affaires publiques s'est encore accru tandis que, sur les marches du trône d'Angleterre, il observait, dans le recueillement. l'ambition et l'étude, l'organisation de la monarchie parlementaire anglaise.
Son âme, élevée dans la religion luthérienne, a peut-être gardé la croyance en Dieu, mais il est peine pratiquant. Toutefois, pétri d'Ancien régime, et cela dans une petite cour protestante, il a conservé la conviction d'une union désirable et nécessaire entre la Religion et l'État. Il admet pour le peuple l'opportunité de la foi chrétienne, élément d'ordre et de moralité. Il n'est pas éloigné de croire, d'ailleurs, que les églises doivent poursuivre des fins nationales.
Face au Roi, les lignes maîtresses suivantes se dessinent entre autres dans la politique du pays.
(page 56) La gestion du Gouvernement provisoire et l'esprit de la Constitution belge fixaient la séparation absolue entre l'Église et l'État. Mais, il n'échappait au gouvernement ni au Congrès qu'il était important d'avoir l'appui de l'Église pour assurer l'ordre public. Le gouvernement désirait la sympathie du clergé et de l'épiscopat pour que les catholiques, et donc la grosse majorité des Belges, contribuent avec cœur à l'établissement du régime nouveau ; c'est pourquoi il montrait à l'Église certaines prévenances.
A cette bienveillance, l'épiscopat avait immédiatement répondu. Elle rencontrait chez lui le désir de jouer un rôle dans le nouveau royaume et d'abolir ce que la séparation entre l'Église et l'État avait de trop absolu. Comme le vicaire capitulaire Sterckx l'avait laissé entendre, les évêques veillaient à obtenir, au lieu de la reconnaissance d'une religion d'État, ce qui de l'avis de presque tous était impossible, du moins l'accord pratique du gouvernement sur le fait d'une Église catholique, religion de la nation. N'ayant pas acquis dans la Constitution toutes les garanties qu'ils avaient désirées, ils s'essayaient à les trouver dans l'action gouvernementale et l'interprétation du texte constitutionnel.
Devant cette attitude épiscopale, les libéraux devaient inévitablement se dresser. C'était à leurs yeux la rupture du pacte fondamental, la perte de l'indépendance du pouvoir civil. Leur opposition à l'Église risquait de se fortifier ; en tous cas, il feindront d'ignorer cette dernière, de peur qu'elle ne devienne un corps constitué de l'État.
Ainsi se découvre l'action nécessaire d'un modérateur : respecter la séparation, poursuivre dans l'individuel cette bienveillance vis-à-vis de la Religion, refréner les tendances d'immixtion de l'épiscopat, apaiser les libéraux et corriger par telle ou telle amabilité ce que l'attitude de ces derniers, constitutionnelle mais inopportune, aurait de trop agressif.
D'autre part, au sortir de la période révolutionnaire, le rôle du clergé dans la vie politique était grand. Il ne s'agissait pas d'un droit politique requis par le clergé parce qu'il est le clergé, mais d'une volonté d'influence sur les hommes et les mouvements politiques. Au Congrès national se dessinait déjà un parti allure confessionnelle : encadré par le clergé, il recevait ses directives doctrinales des évêques, Le (page 57) rapport d'Antonucci au Secrétaire d’État pour prouver la légitimité d'une intervention politique des prêtres, l'action du prince de Méan et de ses suffragants sur les congressistes, montraient la volonté d'employer, dans le Congrès et au parlement, les hommes politiques d'opinion catholique pour obtenir en faveur de l'Église les lois les plus avantageuses. Les catholiques ne seraient-ils pas aux Chambres le parti des évêques ?
Léopold Ier n'appréciait pas une telle action épiscopale, du moins si celle-ci restait indépendante de lui-même. Il voulait bien employer l'épiscopat, et il le fit, pour influencer les chambres, mais dans un sens national et non confessionnel. En somme, le Roi ne voulait pas de partis, il les craignait comme une cohésion possible de la résistance à certaines de ses idées. Lorsque le Roi dit de lui-même qu'il est « unparteilich », il entend qu'il est au dessus des partis existants, mais également qu'il leur est opposé à moins qu'ils ne soient d'union nationale.
Ce qui devait encore déplaire au souverain dans un parti catholique mis sous la direction du clergé ,c'est que celui-ci, du moins qui militait sur le terrain politique, était démocrate et sous l'impulsion de Lamennais. Par une apparente contradiction, le réformateur français, en voulant établir la séparation entre l'Église et l'État, l'Église libre dans l'État libre comme on dira plus tard, poussait, consciemment ou non, le clergé à l'action politique, la constitution d'une « religion politique », comme Metternich le dénoncera. En Belgique, en tous cas, le clergé comprit dans ce sens la doctrine menaisienne, il lutta dans l'arène politique pour acquérir les libertés, mais celles-ci une fois concédées, il crut devoir continuer l'action pour les garantir et en faire profiter le plus possible l'Église catholique.
Peu enclin par suite de son éducation première à admettre les tendances démocratiques, renforcé d'ailleurs dans cette inclination par les circonstances internationales qui lui demandaient de se mettre du coté de Metternich (note de bas de page : Metternich écrivait que l'Autriche « veut le maintien et la tranquillité intérieure chez elle et chez ses voisins, car celle-ci ne saurait être troublée sans que la paix générale ne s'en trouvât gravement comprise. » Instructions de Metternich au comte de Dietrichstein 30 juin 1833, cité par A..DE RIDDER, dans Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, t. XCII (1928), p. 222. Fin de la note de bas de page), le Roi, (page 58) désireux d'éviter tout cléricalisme qui aurait offusqué les libéraux, devait logiquement s'opposer à la formation d'un parti confessionnel.
De plus, le clergé était caractérisé par son esprit d'indépendance. Formé à la résistance sous la République Française puis sous l'Empire, organisé dans l'opposition à Guillaume, l'on peut dire qu'il était en état permanent de défense. Il participait au tempérament des Belges plus portés à la critique qu'à la soumission. Les évêques eux-mêmes avaient à tenir compte de cet esprit et on le remarqua bientôt assez durement dans le diocèse de Gand. D'autre part, les évêques, par suite de l'ascendant considérable qu'ils exerçaient sur les masses catholiques, avaient une conception très haute de leur autorité, et tout respectueux qu'ils fussent du Saint- Siège, passaient les directives romaines par leur jugement et leur interprétation avant de les appliquer aux fidèles. Le Roi habitué au clergé d'État, et en Allemagne et en Angleterre, supportait malaisément et cette indépendance du clergé et cette autorité sacrée des évêques. L'on comprend que, malgré sa réelle vénération pour plusieurs membres de l'épiscopat, le souverain, craignant la liberté d'allure du bas clergé et l'autonomie des évêques, allait s'employer à trouver un moyen de resserrer les liens qui lui permettraient de les tenir tous deux sous son influence, pour ne pas dire sous son pouvoir.
Enfin, l'on sait la divergence de vues de plus en plus profonde qui se fit jour au Congrès national entre libéraux et catholiques ; elle se maintint sous la Régence et tout laissait prévoir qu'elle s'aggraverait. Or, l'union était nécessaire au pays en ces moments de fondation. Là aussi, le souverain devait trouver un terrain d'entente et d'union nationales, ou, peut-être, employer avec habileté l'un des groupes contre l'autre. Toujours est-il que cette dissension allait attirer toute l'attention du monarque.
(page 59) Metternich se réjouissait de ce que Léopold Ier voulût « ménager le clergé belge autant qu'il avait été négligé et maltraité par le roi Guillaume. » (Ibid., p. 213.) Le souverain éprouvait manifestement beaucoup de sympathie pour les évêques ; tout particulièrement la personne de l'archevêque Sterckx lui plaisait. Il ne cachait pas qu'il voyait en lui « un homme qui comprend le temps dans lequel nous vivons. » (De Foer à Sterckx, le 29 mars 1832, Arch. Arch. Malines, Fonds Sterckx, Dos. I, farde 5.) Il ne lui ménageait pas sa sympathie : « Aussitôt que j'ai reçu votre lettre du 25 février, écrivait Sterckx à Capaccini, j'ai été à Bruxelles faire part au Roi de ma nomination (à l'archevêché). Il m'a reçu avec sa bonté ordinaire et a témoigné à différentes reprises que cette nomination lui était agréable. Ce prince est admirable, il agit et il parle comme s'il était des nôtres, aussi est-il beaucoup aimé, surtout à Bruxelles. Il a eu la bonté de me dire que l'attachement qu'on lui témoigne partout lui fait beaucoup plaisir, que c'est bien à tort qu'on le dépeint dans quelques feuilles comme triste et mélancolique, puisqu'il n'a pas encore trouvé à se repentir d'être venu en Belgique. » (Sterckx à Capaccini, le 16 mars 1832, ibid., Fonds Sterckx, Dossier II1, f. 5.)
Cette estime. le Roi la portait aux autres évêques. Il se plaignait toutefois du caractère intempestif de celui de Liège, Van Bommel, et voulut même, mais en vain, obtenir que celui-ci fût placé à la tête d'un diocèse moins important. Naturellement, durant les longues années de son règne. le Roi eut l'une ou l’autre fois l'occasion d'être en désaccord avec les initiatives et les agissements de l'épiscopat. Il fut particulièrement mécontent de la résistance du cardinal Sterckx lors de l'affaire de la personnification de l'université de Louvain en 1841 (Voir SIMON, A., La question de la personnification civile de l’Université de Louvain (1841-1842), dans Revue Générale, t. CXX (1928), pp. 150 et suivantes) et il supporta très mal l'intervention (page 60) de l'épiscopat contre les francs-maçons en 1838. En somme, sa pensée était bien celle qu'il exprimait un jour au comte Corti : « Les évêques sont de braves gens, mais ils ne tiennent pas assez compte des difficultés qui m'entourent et ne sont pas toujours aussi prudents et aussi clairvoyants qu'ils devraient l'être dans les circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvons et sous un régime constitutionnel. » (Cité par DE RIDDER A., Fragments d'Histoire Contemporaine, Bruxelles, p. 19.)
D'autre part, si les évêques se plaisaient à reconnaitre les hautes qualités de la bienveillance royale pour la religion, il y en eut un pourtant, c'était Van Bommel, qui se défiait du souverain : « Le gouverneur de Liège me disait hier qu'il est incroyable, il en revenait, à quel point le plupart des braves gens qui fréquentent la cour parlent dans le sens de la « clique » et du Roi, sur la circulaire [il s'agit de celle contre les francs-maçons], sur les empiétements du clergé, sur notre domination. En un mot, L. en est déjà à peu près où en était G. exclusivement entouré de personnes qui parlent contre nous... Effrayant système de bascule. Où allons-nous ? J'ai dit à Tournai en 1834, à la fosse. » (Van Bommel à Sterckx, le 13 juin 1838, Arch. Archev. Malines, Fonds Sterckx, Dos. III, f. 2.) Gizzi, le premier internonce accrédité près le roi des Belges. devait dire : « C'est un roi de bascule. » (Gizzi le disait à Aerts, président du Collège Belge à Rome, Arts à Sterckx, le 23 avril 1844, Ibid., Collège Belge.)
C'est que, comme le Roi l'avouait à Corti, sous un régime constitutionnel, il fallait, surtout devant les libéraux. prendre des précautions : « Il [le Roi] a toujours été d'avis, écrivait Sterckx, que nous ne devons pas nous montrer plus qu'il n'est nécessaire. Le Roi est convaincu de la sincérité de notre attachement, mais il ne désire pas que nous paraissions souvent à la cour ou dans les cérémonies qui ont lieu dans la capitale. » (Sterckx aux évêques, le 4 mars 1853 ; Arch. Archev. Malines, ancien Fonds Vicariat, Suffragants.)
Mais, si le Roi appréciait le haut clergé belge, il n'en éprouvait pas moins de sérieuses craintes au sujet du clergé (page 61) inférieur. Il s'en ouvrait à Gizzi lors de la réception officielle de celui-ci à la cour, en 1835 : « Il y a plusieurs ecclésiastiques, disait le Roi, qui sont imbus d'idées démocratiques et qui exercent une influence dangereuse sur la masse, spécialement sur les électeurs, les poussant à choisir des députés d'opinion républicaine et qui s'opposent au gouvernement. Cela se produit surtout en Flandre orientale. » (Gizzi à Lambruschini, le 17 juillet 1835, Arch. Vat., Nunziatura del Belgio, 1835.)
Le Roi reprochait pratiquement à une partie du clergé de se mêler à la politique pour diminuer le pouvoir royal.
C'est l'inquiétude que Grégoire XVI manifestait à l'archevêque de Malines et qui poussa celui-ci à faire une mise au point caractéristique : « Sans doute, il y a deux tendances dans la politique belge ; les uns veulent diminuer l'autorité royale de peur que ne surviennent à nouveau les maux dont l'Église a souffert dans le passé, les autres veulent au contraire assurer au Roi une puissance plus grande pour que le souverain puisse d'autant plus facilement maintenir chacun dans son devoir. De fait, certains prêtres soutiennent les premiers, ouvertement et avec ardeur, et c'est pourquoi les seconds aidés par plusieurs représentants de la noblesse et de personnes riches sont mal disposés contre ces prêtres et à toute occasion, les accusent plus qu'il ne le faut auprès du Roi. » (Sterckx à Grégoire XVI, le 12 mai, ibid.) Dans une autre lettre, Sterckx avouait d'ailleurs qu'il avait dû, lors d'une réception à la cour, réagir contre ces mauvaises dispositions de la noblesse vis-à-vis du clergé démocrate et que ses paroles avaient été convaincantes. (Sterckx à Capaccini, le 20 mai 1834, Arch. Archev. Malines, Fonds Sterck, Dos. 11, f. 3.)
Tout cela explique que le souverain, désireux de ne pas être contrecarré dans son action politique par un clergé trop démocratique et peut-être républicain, ait songé à limiter l'influence de celui-ci. Il s'y essaya de diverses façons.
Tout d'abord, il tâcha de s'opposer autant que possible à la diffusion des ordres religieux, surtout les exempts. Il voyait en ceux-ci un groupement qui, par son indépendance (page 62) canonique, serait plus difficilement dirigé par l'épiscopat. Ce qui déplaisait au souverain c'est que Corsélis, vicaire apostolique pour les religieux, semblait poursuivre le développement et la multiplication des congrégations religieuses. Le souverain fit demander par son chargé d'affaires près le Saint-Siège, que le Saint Père mît des limites la ferveur et l'empressement de Corsélis, et l'engagea à faire remarquer qu'« il serait dangereux de voir ainsi se multiplier les religieux. » (Note de bas de page : Blondeel à Muelenaere. le 8 mars 1836, Arch. Min. Aff. Etr., Légations, Saint-Siège, t. I, no 32. Cette lettre est en partie chiffrée. Entre autres, ce bout de phrase « le pape est lui-même moine » s'inscrit dans l'original : « le n0230 est un habitant du puits . » Fin de la note.) Mais Blondeel, le chargé d'affaires, répondait que sous ce rapport il serait difficile d'obtenir quelque chose, parce que le pape lui-même (il s'agissait de Grégoire XIV, ancien Camaldule) était moine » ; et Blondeel, suivant l'impulsion du Roi, proposait d'enlever à Corsélis les pouvoirs extraordinaires qu'il détenait pour les confier aux évêques ou à l'internonce afin que le gouvernement « eût une influence indirecte mais forte sur les religieux. » Le souverain ne réussit pas dans sa tentative. Les maisons religieuses se répandirent en Belgique, et même celles des ordres exempts, bien que les évêques eux-mêmes, et Sterckx en particulier, eussent aimé voir toutes les congrégations entièrement placées sous l'autorité épiscopale.
Le Roi et son gouvernement songèrent ensuite à avoir une influence sur la nomination des évêques. Il ne s'agissait pas d'un droit, puisque la Constitution avait nettement repoussé cette intervention, mais de consulter l'autorité civile et de lui reconnaitre un certain pouvoir de veto. Rome ne repoussa pas cette demande. Sans doute elle prétendait rester libre, et, en 1848 par exemple, maintint à l'évêché de Bruges Mgr. Malou que le gouvernement voulait écarter. Mais précisément après cet incident, le Saint-Siège consentit à ce que, officieusement et alors qu'il n'y avait pas de vacance de siège épiscopal, le gouvernement, à l'occasion, communiquât une liste de candidats qui lui convenaient et d'autres qu'il n'aimait pas voir devenir évêques. (d’Hoffschmidt à de Meester, le 6 octobre 1848 et de Meester à d’Hoffschmidt, les 20 octobre et 2 novembre 1848, Ibid., t. IV (2), n°165, 170, 178.)
(page 63) Enfin, l'effort du Roi se porta sur la création d'une représentation pontificale à Bruxelles. Il y voyait à côté d'un prestige nouveau accordé à la Belgique face à l'Europe, un moyen d'exercer une influence sur le clergé et l'épiscopat belges et peut-être sur le Saint-Siège lui-même.
C'est par le truchement du nonce à Vienne que, durant l'année 1834, le Roi agit auprès du pape pour obtenir cette représentation. Le Saint-Siège fut rapidement acquis à cette idée, mais ce qui doit nous intéresser c'est le motif spécial et avoué pour lequel le souverain désirait cette faveur : « La constitution belge est telle qu'elle ne garantit pas au roi de pouvoir agir contre une mauvaise chambre. Le tout est donc de veiller ce que celle-ci soit bonne. Or, à cet effet, il est souverainement important de veiller à avoir de bonnes élections... Comme, d'autre part, l'influence des évêques n'est pas assez grande surtout sur le clergé inférieur enthousiaste de Lamennais, il faut trouver un autre moyen, ce serait le représentant du Saint-Siège, qui ferait plus opportunément connaître au pays la voix du Saint-Siège... Ce représentant ne doit pas seulement être un représentant politique, mais bien encore un représentant ecclésiastique muni pour cela d'une juridiction suivant le mode que le Saint Père jugerait le meilleur. Mais il resterait toujours que le gouvernement laisserait aux évêques toute liberté de s'adresser ou au Saint Père directement ou à son représentant et de recevoir de l'un ou l'autre les ordres et les instructions. » (Nonce de Vienne à Bernetti, le 25 juillet 1834, Arch. Vat„ Nunz. di Vienna, 1834.)
Le Roi pensait que cette représentation diplomatique déplairait aux évêques ; et, de fait, Van Bommel ne la jugeait pas nécessaire (Van Bommel à Sterckx, le 1er octobre, Arch. Archev. Malines, fonds Sterckx, Dos. II, t. I). Sterckx n'y voyait pas d'inconvénients, au contraire (Sterckx à Capaccini, le 13 septembre 1834, Ibid., f. 3.). Il écrivait cependant : « J'ai pensé que les méchants crieront contre la présence d'un envoyé du Saint-Siège, qu'ils le guetteront et le calomnieront comme ils (page 64) pourront ; mais il me semble que cette circonstance ne doit pas empêcher le Saint-Père d'en envoyer un. »
L'on pouvait craindre, en effet, que les libéraux, en vertu de la séparation entre l'Église et l'Etat, ne fussent indisposés de voir à Bruxelles un représentant ecclésiastique du Saint-Siège. Mais, à ce moment-là, ils ne connaissaient pas les intentions du Souverain et pouvaient ne voir dans le nonce futur que le représentant d'un monarque temporel étranger.
Cependant à Rome on prévoyait des difficultés puisque les instructions à Gizzi, le premier internonce, portaient : « Il se pourrait que, au fond, la représentation diplomatique ne leur [les évêques] fût pas agréable, ils pourraient craindre de voir leur juridiction épiscopale amoindrie et le gouvernement pourrait avoir ombrage d'une certaine juridiction qui s'exercerait sur son territoire par le ministre du pape considéré comme une personne étrangère. » (Instructions à Gizzi, le 6 mai 1835. Arch. Vat., Nun. di Bruxelles, Dos. 9 sez. 3 (anno 1835).)
Quoi qu'il en soit, Léopold Ier réussit dans ses démarches appuyées par Vienne. Mgr Gizzi, un diplomate de carrière, fut désigné pour venir à Bruxelles ; mais avant que d'y arriver il dut se rendre chez Metternich pour y recevoir des directives complémentaires. (Gizzi à Lambruschini, le 4 mai 1835, Arch. Vat. Secr. État, n°30827.)
Le diplomate romain eut un rôle effacé ; il ne travaillait pas beaucoup ; il prétendait d'ailleurs qu'il n'avait rien à faire Bruxelles et qu'il y prenait « ses invalides. » Sa mauvaise santé obligea le Saint-Siège à le rappeler. Mais en somme, sa relative inaction avait été heureuse : il s'était fait admettre par les libéraux et par les évêques. Cela ne pouvait cependant contenter le Roi.
Fornari, l'internonce suivant, allait se mettre nettement du côté du Souverain et s'essayer au rôle que celui-ci voulait de lui : être supérieur des évêques et se montrer tout dévoué aux directives royales.
Le nouveau chargé d'affaires - c'est en cette qualité que Fornari arrivait au pays en 1838 - était autoritaire, ambitieux, irascible quelquefois ; mais son obséquiosité vis-à-vis (page 65) du gouvernement et du Roi rendait sa mission plus facile. On ne peut s'empêcher, en suivant de près les allées et venues et en lisant la correspondance de Fornari, de trouver qu'il avait un sens très net de sa supériorité et qu'il considérait les évêques de Belgique comme des esprits dont la largeur de vues n'était pas la caractéristique.
De plus, Fornari n'appréciait pas nos institutions : « Je ne puis m'empêcher de m'écrier que les gouvernements représentatifs sont une calamité du genre humain et quel malheur que la liberté de la presse. Votre Eminence peut le savoir, écrivait-il à Lambruschini, elle qui eut le malheur de séjourner dans un pays [la France], où, en plus de têtes chaudes, il a trouvé ces deux ennemis du genre humain. » (Fornari à Lambruschini, le 23 février 1839, ibid., Nunz. del Belgio, 1839). Puis voulant marquer des conséquences plus funestes encore, il ajoutait : « Le mal de ce pays est que la liberté inspirée par la Constitution bouleverse toutes les têtes et leur insuffle un esprit de démocratie et d'indépendance qui petit à petit devient tellement familier que, je le crois fortement, les évêques se persuaderont bientôt qu'il n'y a pas de différence entre la constitution de l'Église et celle de l'État. » (Fornari Lambruschini, le 29 novembre 1841, ibid., 1842.)
Ces dernières remarques étaient faites par Fornari pour souligner et expliquer tout la fois la certaine indépendance qu'il prétendait trouver chez les évêques vis-à-vis du Saint-Siége et aussi le manque d'autorité de l'épiscopat belge sur un bas clergé turbulent et politique. Il voulait « exciter les évêques à soutenir avec un peu plus de vigueur leur autorité sur les ecclésiastiques et les engager en les circonstances présentes à faire connaître )à leur clergé (particulièrement aux jeunes qui sont les plus ignorants et les plus insoumis) que la Constitution donnée par Notre Seigneur à l'Église est l'autorité. » (Fornari à Lambruscliini, le 14 mars 1839, ibid., 1839.)
Ces idées devaient nécessairement rapprocher Fornari de Léopold Ier qui, à ce moment de son règne, supportait difficilement les limites imposées par la Constitution et aurait voulu une action plus ferme de l'épiscopat contre le clergé démocrate. D'emblée, peut-on dire, Fornari se mettait au service du Roi. (page 66) Celui-ci avait voulu une nonciature pour que les chambres fussent bonnes ; aussi est-ce au moment des élections que Fornari agit. « Les élections sont bien importantes. Je n'omets rien pour exciter les évêques. » Fornari à Lambrusehini, le 15 mai 1841, ibid., 1841). Et d'autre part, il insistait à Rome sur le fait que « les évêques ont un extrême besoin d'avoir quelqu'un pour les guider. » (Fornari à Lambrusehini, le 18 février 1842, ibid., 1842.) C'était l'écho de la pensée du Roi.
Mais tandis que Fornari, comme il l'avouait lui-même, se jetait à corps perdu dans la politique gouvernementale, l'épiscopat résistait : « Le cardinal croit qu'il peut exiger ma soumission et il ne manque pas de dire quand il en a l'occasion que je ne puis qu'un simple internonce accrédité près du gouvernement ; et, pour l'épiscopat, je n'ai rien à faire que de le seconder lui et ses collègues. » (Fornari à Lambruschini, le 29 novembre 1841, ibid., 1841). Cette résistance se manifesta lors de l'affaire de la personnification de l'Université de Louvain et le discord fut alors très vif entre Fornari qui soutenait le gouvernement et Sterckx qui voulait l'intérêt de l'Université. Fornari l'emporta et le Roi avec lui, mais le heurt entre la nonciature et l'épiscopat avait été dur.
Nettement gouvernemental, Fornari secondait le Roi avec vigueur, ce qui lui valait la particulière faveur du monarque. Celui-ci l'appelait au moment des crises politiques. Lorsque le ministère Lebeau présenta sa démission en 1841. le souverain demanda à Fornari ce qu'il fallait faire. L'inter-nonce suggéra d'accepter cette démission, mais le Roi restait perplexe. Quel ministère former ? Fornari se porta garant que les catholiques voteraient pour tout cabinet libéral qui ne serait pas franc-maçon et « promettait d'obtenir l'adhésion des catholiques. » (Fornari à Lambruschini, le 13 avril 1841, Arch. Vat., Congr. Aff. Extr., Belgio 35). Cet incident est très suggestif ; le Roi avait réussi : l'internonce aidait sa politique. Cette confidence de Fornari ne nous était pas nécessaire, Son action lors du traité des XXIV articles (Voir SIMON, Le Cardinal Sterckx et le Traité des XXIV Articles…) lors de l'affaire des Provinces (page 67) rhénanes (voir, entre autres, la volumineuse correspondance de Fornari aux Archives de la propagande, Rome, S. et R., 1839-1840), lors de la question louvaniste le prouvait suffisamment.
Sous l'impulsion du Roi, le nonce à Bruxelles devenait l'élément le plus important dans l'action politico-religieuse du souverain. Fornari, par ses complaisances gouvernementales, avait assuré le prestige de la nonciature. Et celle-ci, loin de rencontrer l'opposition libérale, devenait une pièce de résistance à ce qu'on appelait « les empiétements du clergé ». Chargé d'honneurs, Fornari devint nonce à Paris.
Mais le succès de Fornari allait, par suite de l'attitude des évêques et de Sterckx en particulier, obliger le Saint-Siège à modérer l'action politique des nonces de Bruxelles. Le rôle de Joachim Pecci (1843-1846) devait être décisif en cette matière. Tout en lui demandant de soutenir le gouvernement, le Secrétaire d'Etat lui avait recommandé de ne pas s'aliéner la sympathie de l'épiscopat belge.
Durant les premiers mois de son séjour à Bruxelles, Pecci resta dans une relative expectative. Au gré de celle-ci, les évêques devenaient plus bardis. Ce qui valut à Pecci ces reproches à peine voilés : « Vous vous êtes cantonné dans une conduite négative ; il faudrait plus d'énergie... et contenir l'ardeur des prélats qui, sous prétexte d'en tirer quelque avantage pour la religion, veulent se mêler aux choses politiques éloignées de leur ministère. » (Note Pecei, le 16 décembre 1844, Arch. vat., Nunz. Belgio, 1843-1844.) Cet avis du Secrétaire d'État était le résultat du mécontentement du Roi et du gouvernement, après que Pecci, dans l'affaire du jury universitaire, avait, en 1844, pris nettement position contre le projet gouvernemental. Cela avait fortement déplu au Roi et, dès ce moment, le départ de Pecci fut décidé.
Mais avant de partir, Pecci eut l'occasion de faire le point. Il écrivait à Home qu'il était impossible en Belgique de supplanter l'autorité du cardinal. constitué en une telle supériorité que, à la suite d'une vieille habitude du clergé de ce pays, tout ce qui concerne les intérêts supérieurs de la religion, trouve naturellement son centre à Malines. » (Pecci à Lambruschini, réponse à la lettre du 17 décembre 1844, ibid. Le baron Van Zuylen a clairement mis en relief l’action de Pecci dans La Nonciature Pecci, dans La Revue générale, t. XXIV (1931), pp. 257 et sq.)
(page 68) Pecci avait retrouvé faveur auprès de Léopold Ier, mais les démarches pour son départ avaient abouti. Il quitta la Belgique, en disgrâce. Il eut une éclatante revanche en devenant Léon XIII ; et c'est lui qui, connaissant bien notre pays, termina le long conflit entre ultramontains et constitutionnels belges, en ralliant autour de la Constitution tous les catholiques.
Les nonces qui, sous le règne de Léopold Ier, succédèrent à Pecci, que ce soit di San Marzano (1845-1850), Gonella (1850- 1861) ou Ledochowski (1862-1866), tout en manifestant un esprit de conciliation entre le gouvernement et l'épiscopat, évitèrent de se prévaloir, dans les affaires politico-religieuses, d'une autorité quelconque sur les évêques. Ils se contentèrent du rôle de modérateur, comme dans l'élaboration de la loi de 1850 sur l'enseignement moyen, ou d'intermédiaires du Saint-Siège auprès des évêques. Ils ne prirent plus résolument, comme l'avait fait Fornari, la position du Roi, ou s'ils s'accordaient avec celui-ci. ils usaient auprès des évêques et du cardinal Sterckx de ménagements très respectueux.
Bref, la tentative d'absorption politique de Léopold I avait échoué. Le nonce de Bruxelles ne serait pas un super-évêque de Belgique et ne deviendrait pas, comme le Roi l'avait espéré, un élément d'un despotisme éclairé à la mode constitutionnelle.
Dès le Congrès national, on put découvrir deux partis, en tous cas, deux opinions, celle des libéraux et celle des catholiques, nettement opposés, que divisaient la doctrine et des attitudes psychologiques bien déterminées. Très susceptibles tous deux, il leur fallait beaucoup de calme pour ne pas s'affronter résolument.
Léopold Ier tenta de trouver aux uns et aux autres un commun dénominateur national ; il voulut autant que possible retarder la constitution de deux blocs parlementaires, surtout (page 69) laisser de côté la dissension religieuse, pour obtenir une unité nationale.
Au début de son règne, le souverain tâchait de traiter d'homme à homme, il essayait de former ainsi les majorités qu'il désirait sans qu'il fût question des opinions libérales ou religieuses. Rien n'est intéressant à ce propos, comme les lettres presque quotidiennes que François Dubus écrivait son frère Edmond. Elles nous montrent sur le vif le Roi, aux réceptions de la Cour, très multipliées, conversant avec l'un ou l'autre député, à la veille des votes. C'est que quelques heures avant les séances de la Chambre ou du Sénat, l'on ne savait pas encore où se situerait la majorité : « Elle est toujours fluctuante », écrivait l'abbé De Foere.
En tous cas, le Roi veillait à ce que les catholiques fussent hors des prises de l'épiscopat et ne devinssent pas un parti confessionnel vers lequel les inclinaient l'autorité des évêques, l'action du clergé et une longue accoutumance politique. Du moins, il essayait d'employer le prestige des évêques pour conduire les ultramontains catholiques sous la direction gouvernementale ou royale.
Le moment des élections devait être pour le Roi d'une importance capitale. Alors, tandis que le nonce agit sur les évêques, le ministre à Rome insiste près du Saint-Siège : « Les élections sont très importantes et je n'omets rien pour exciter les évêques... à agir de telle sorte que les élections soient telles que ne prévale pas le parti libéral », disait Fornari. Et si l'on est tenté de croire qu'il y a là une simple démarche d'opportunité religieuse, il est intéressant de remarquer que l'original de la lettre que je viens de transcrire en partie porte une surcharge écrite de la main du Secrétaire d'État : « Le Roi, le comte d'Oultremont, le ministre des Affaires étrangères demandent que Fornari agisse directement ou indirectement pour que les élections soient favorables au parti catholique, surtout que l'archevêque de Malines se montre froid », al quando fredda. » Fornari espère qu'il aboutira à faire un gouvernement catholique homogène. » (Fornari à Lambruschini, le 13 mai 1841, Arch. Vat., Nunz. Belgio, 1842.) Et (page 70) d’Outremont avait déjà écrit à Lambruschini : « Que les évêques soient sollicités par le Saint Père pour prêter leur concours à l'acte important des élections prochaines. » (d'Oultremont à Lambruschini, le 15 avril 1841, Arch. Vat. Congrég. Extr., Belgio, 36.)
Ces documents datent de 1841, alors que la séparation est de plus en plus grande entre libéraux et catholiques. Auparavant, le Roi s'était employé, autant que possible, pour empêcher cette dissension. La chose apparaît nettement lorsque, en 1838, l’épiscopat crut devoir intervenir ouvertement contre les francs-maçons.
Les évêques, celui de Tournai et de Liège surtout, avaient été émus de la confusion qui existait parmi les catholiques dans le jugement à porter sur les francs-maçons. Ceux-ci prétendaient ne pas être opposés à l'Église. Même certains, tout en étant dûment inscrits dans les loges et y occupant des grades élevés, pratiquaient la religion catholique. Or, depuis le siècle précédent, les condamnations pontificales avaient été très explicites. A vrai dire, et Sterckx le reconnaît, ces décisions romaines semblaient oubliées, si jamais elles avaient été bien connues en Belgique. Il est évident que chez beaucoup l'opinion se créait qu'on pouvait être franc-maçon en même temps que catholique.
D'autre part, durant les premières années de l'Indépendance, les loges étendaient de plus en plus leur influence et le Roi semblait les protéger. Dubus le mentionne dans l'une de ses lettres. C'est particulièrement à l'armée que le Roi favorisait le développement de la franc-maçonnerie.
Ce dernier point mérite d'être souligné. Si le souverain essayait d'implanter certaines loges à l'armée, c'était dans le but de soustraire celle-ci à l'influence orangiste. Au mois de mai 1838, Van Bommel communiquait à l'archevêque de Malines ce qu'il apprenait à ce sujet : « L'on a calculé ici que M. W[ilrnaer] disposant de presque tout l'état major de l'armée lié par des serments au chef suprême de la loge, pourrait ramener en quinze jours le grand maître du N. et le frère Guillaume, si tant était que ces messieurs se lassassent de la guerre (page 71) que leur fait la gente sacerdotale. Le pays est donc évidemment compromis. Comment le Roi ne le voit-il pas ? Ou en est-il déjà à vouloir que la franc-maçonnerie soit partout pour que la franc-maçonnerie se fasse belge ? On le pense ici, on pense qu'oubliant complètement que les masses sont éminemment catholiques..., il ne voit de salut que dans l'appel des loges, parce que les ayant laissé empiéter pendant cinq années de paix, il lui semble que le combat nécessaire pour expulser cet élément présente plus de chances de ruine pour les institutions du pays, que la résolution assez extraordinaire de leur laisser envahir le reste... Le Roi se flatte de pouvoir ainsi diriger ces messieurs. » (Van Bommel à Sterckx, mai 1838, Arch. Archev. Malines, Anc. Fonds Vicariat, franc-maçonnerie)
Les évêques, après de longs échanges de vues, décidèrent d'envoyer aux fidèles une circulaire ou ils rappelaient les condamnations romaines et qu'un catholique ne pouvait être franc-maçon. L'archevêque aurait voulu un texte modéré, mais ses suffragants avaient insisté pour que les choses fussent clairement dites. Elles le furent et cela créa beaucoup d'émotion dans le pays. (Pour cette attitude de Sterckx et des évêques, voir leur correspondance dans dossier Franc-maçonnerie, ibid.)
Les libéraux étaient irrités, certains catholiques mécontents. « Dumortier est très intimement convaincu que les évêques ont fait une immense sottise (c'est son expression) en publiant leur avertissement concernant les francs-maçons. » (Fr. Dubus à E. Dubus, 1838, Arch. Famille du Bus de Warnaffe, Corresp. Fam., t. XI.) Et de Decker écrivait : « Je partage avec M. Dumortier et un grand nombre de catholiques l'opinion que cette publication fut une faute, en ce sens que l'épiscopat devait prévoir le fâcheux effet politique qu'elle pouvait produire. » (DE DECKER, Influence du Clergé en Belgique, 1843, p. 38). e Roi surtout fut mécontent, non seulement parce que cette intervention de l'épiscopat contrecarrait son action à l'armée, mais surtout parce qu'elle dressait avec véhémence les libéraux contre les catholiques. (Note de bas de page : Le Roi disait Dechamps, d'après ce que de Wasme rapporte à Van Hemel : « L'élément catholique seul peut rendre la Belgique (page 72) heureuse. Je vous engage beaucoup travailler pour qu'on reste uni. Mais que la modération vous distingue tous. On peut quelquefois manquer de ce côté. Voyez par exemple la circulaire contre une secte. On n'en agirait pas ainsi à Rome. » Van Hemel à Sterckx. le 17 novembre (1841), Arch. Archev. Malines, anc. fonds Vicariat. Fin de la note.)
(page 72) Je suis persuadé que cette circulaire a creusé plus profondément le fossé entre les libéraux et les catholiques. Dès ce moment, l'on remarque que l'hostilité des premiers s'affirme plus nettement. Il n'y a pas à douter que les francs-maçons se trouvant surtout parmi les libéraux, ceux-ci se sont sentis vivement touchés par ce blâme officiel de l'épiscopat. Sans doute, le libéral était déjà anticlérical, c'est-à-dire qu'il repoussait toute ingérence du clergé comme tel dans l'exercice de l'autorité civile, mais, avec de nombreux francs-maçons, il croyait tout de même possible d'allier la fidélité catholique à la lutte contre les prétendues prétentions civiles du clergé. La circulaire des évêques rendait la chose impossible. C'étaient les francs-maçons qui étaient visés, mais en même temps les libéraux se sentaient atteints et à cause des sympathies réelles qu'ils portaient à la franc-maçonnerie et parce que leur propre attitude, plus ou moins équivoque, devenait elle même impossible. Le temps venait où il serait de plus en plus difficile de rencontrer un libéral-qui-va-à-la-messe. De l'anticléricalisme, le libéralisme allait passer à l'anti-ecclésiastique avant que d'aboutir à l'irreligion.
D'ailleurs, durant ces années 1830-1842. surtout lors de l'expérience du ministère libéral homogène de Lebeau, le raidissement des politiques catholiques se manifestait de plus en plus contre la participation des francs-maçons au gouvernement. La correspondance de Fornari, citée plus haut, en fait foi. Les catholiques voulaient faire une distinction entre libéraux et francs-maçons, les libéraux au contraire prirent fait et cause pour la franc-maçonnerie et le Congrès libéral de 1846 en est la preuve la plus évidente.
Donc, malgré le Roi, les partis catholique et libéral se forment ; et, qu'il le veuille ou non, le souverain doit abandonner sa politique unioniste. Il lui faut faire un choix.
Le monarque, tout d'abord, se détourna des catholiques. Parmi eux se trouvaient le plus de ces démocrates qu'il n'aimait pas.
(page 73) Mais bientôt, après la chute du ministère Nothomb, le Roi suspecta les libéraux de suivre les tendances démocratiques. Rogier surtout l'exaspérait : aux yeux du souverain, c'était « un bonnet rouge », le tenant « d'idées anarchiques désordonnées et révolutionnaires ». Léopold confiait ses sentiments à Leclercq et il ajoutait ne voir « de salut pour la Belgique, à l'intérieur comme à l'extérieur qu'autant que son gouvernement s'appuie sur le clergé et sur ses partisans, eux seuls ont du patriotisme. » (Une lignée de Juristes, Bruxelles, 1942 (hors commerce, imprimé pour la famille Leclercq). Ce livre contient les écrits de Mathieu-N-J. Leclercq, et, entre autres, ses Notes Autobiographiques. Voir entretien du 15 juin 1845, p. 256.) Le souverain disait cela en 18145. Le parti catholique lui semble alors une digue contre la démocratie.
En 1852, le Roi a changé d'avis : « Le Roi qui jusqu'à ce jour n'avait vu le vrai patriotisme que dans le parti catholique, considère ce parti comme dangereux pour la nationalité belge. Le président de la République Française a eu l'adresse de se concilier la faveur du clergé et l'on doit craindre que cette faveur ne s'étende jusqu'en Belgique et ne facilite des événements auxquels cet homme aspire, l'agrandissement de la France. » (Notes autobiographiques, entretien du 19 juin 1852, pp. 379, 380.). La politique internationale inclina donc le Roi à se détacher une nouvelle fois des catholiques. Même, malgré le succès électoral de ces derniers, il les négligeait. Liedts en donnait le clair motif à Leclercq : « L'avis de tous les hommes d'Etat anglais était que le parti catholique était un parti français : que suivant cet avis la reine avait déclaré au roi, et après elle, le ministre d'Angleterre lord Howard sur tous les tons, qu'un ministère catholique serait considéré comme une rupture des relations amicales entre l'Angleterre et la Belgique, qu'en conséquence le roi qui prévoit avoir maille à partir avec la France et qui sent le besoin de l'Angleterre pour se défendre a craint d'être abandonné par elle. De là son éloignement pour l'opinion catholique. » (Note de bas de page : Ibid., entretien du 30 octobre 1852, p. 387. A ce propos, Leclercq ajoute cette remarque : « Il me semble qu'on aurait éviter de laisser peser une influence étrangère sur nos affaires intérieures et d'écarter par un soupçon odieux une opinion importante du pays en se souvenant que si l'Angleterre doit venir à notre secours, ce ne sera pas dans notre intérêt, ce sera dans le sien, et qu'ainsi quoique nous lassions, ce secours nous sera donné ou refusé selon ce dernier intérêt. » Fin de la note.)
(page 74) Puis, lorsque le parti libéral victorieux et maître du pouvoir entreprit résolument son œuvre de sécularisation, le souverain se détacha de lui, il le subit, il souffrit de le voir prendre des mesures qui, si elles ne constituaient pas nécessairement à ses yeux des infractions à la liberté des cultes, comme les évêques le disaient, compromettaient inévitablement l'entente entre l'épiscopat et le gouvernement, alertaient plus vivement les catholiques, et rendaient de plus en plus difficile la constitution d'un ministère d'union. De plus, en dehors de cette politique anti-religieuse qui répugnait à l'éducation chrétienne et à l'opportunisme du Roi, il déplaisait à celui-ci de voir les libéraux se pencher de plus en plus vers les tendances démocratiques jadis reprochées aux catholiques.
Aussi, en 1857. le souverain rendit sa sympathie aux catholiques. Il voyait en eux les conservateurs. Comway écrivait de sa part à l'archevêque : « Depuis vingt-sept ans le Roi a prouvé dans toutes les circonstances qu'il avait à cœur les intérêts des conservateurs, qui sont les siens et ceux du pays et qu'il les comprenait mieux que personne. Mais ce dont je l'ai entendu se plaindre fréquemment, c'est de l'apathie des amis de l'ordre, de leur défaut d'organisation et de l'absence chez la plupart de l'intelligence de leur devoir politique et du courage qu'il faut pour les remplir. Votre Éminence me pardonnera. Je ne doute pas qu'Elle n'engage les conservateurs à tenter un suprême effort pour tirer la royauté et la Belgique d'une position pleine de dangers pour notre avenir. » (page 75) (Comway à Sterckx, le 10 novembre 1857, Arch. archev. Malines, fonds Sterckx, dos. II, F. 2.)
Qu'est-ce à dire, sinon que le souverain continue, malgré tout, à espérer un unionisme de conservateurs à ce moment en tous cas il trouve son salut et celui de la Belgique dans le parti catholique. Il s'accrochait aux conservateurs. Peu lui (page 75) importait l'autre étiquette politique ou religieuse. La démocratie politique est pour lui l'ennemie. Il a voulu l'extirper du parti catholique, elle s'est réfugiée dans les rangs libéraux ; les catholiques épurés donnent désormais satisfaction au Souverain. Mais n'est-ce pas depuis ce moment-là que la démocratie évoluera, nourrie par les libéraux ? De politique, elle deviendra sociale et fournira les cadres et les hommes du parti socialiste, à la fois opposé aux catholiques et aux libéraux. La démocratie chrétienne viendra plus tard, sinon trop tard. Le Roi lui a fait perdre son temps.
Mais l'autre remarque de Comway vaut la peine d'être soulignée. Le Roi reproche aimablement, mais quand même, le manque d'organisation du parti catholique. Ce qui a fait le succès des libéraux, c'est leur Congrès de 1846 et leur organisation. Les catholiques tardaient à se grouper. Ils rassemblaient trop d'éléments divers. Il y avait de fait chez eux une réelle apathie comme Comway le dit et, de nombreuses fois, Dubus s'en plaignait dans ses lettres. Au fond, les évêques, qui avaient les parlementaires catholiques en main, exerçaient leur influence sur eux à titre individuel et au moment critique de tel ou tel vote, par suite de la crainte de paraître empiéter sur le domaine politique, Sterckx surtout n'envisageait pas possible une action coordonnée d'envergure. Tout au plus soutenait-il - et encore timidement - la presse catholique. Là aussi, on regrettait qu'il n'y eût pas de coordination.
Le moment n'était cependant pas éloigné où, devant la campagne et les réalisations de la sécularisation, les catholiques, menés par Ducpétiaux et Moeller, allaient eux-mêmes se réunir au Congrès de Malines, en 1863. C'était sans doute un peu tard, mais alors, soutenus par l'archevêque, ils s'organisèrent. N'était-ce pas une réponse aux vœux du Roi ? Et n'est-il pas intéressant de constater cette évolution du souverain qui. adversaire des partis, désireux de soustraire les catholiques à l'emprise du clergé, engage, à la fin de sa vie, l'épiscopat lui-même à organiser un parti. Il est vrai que c'est sous le signe des conservateurs ; mais, c'est quand même hautement suggestif.
(page 76) L'esprit et le cœur autant que l'opportunisme politique éloignaient le Roi de la pratique religieuse. Il était luthérien de naissance et d'éducation. Le fait qu'il fut protestant lui a beaucoup servi dans les conjonctures politico-religieuses belges où il importait que le souverain se plaçât au-dessus de la lutte.
Il devait dire un jour alors qu'il prenait la défense des évêques contre les libéraux qu'on ne pourrait attribuer cette attitude au fait qu'il partageait la religion des évêques, puisqu'il était protestant. Cela lui donnait aux yeux de beaucoup une réelle possibilité d'impartialité. D'ailleurs, les évêques eux-mêmes se rendaient compte que le Roi n'étant pas de leur culte se sentirait plus facilement obligé de ne pas leur déplaire et pourrait agir avec plus de liberté qu'un souverain catholique. (de Montpellier à Sterckx, le 26 décembre 1861, ibid., Fonds Vicariat, Dos. VII.)
Mais si le Roi n'était pas religieux, il reconnaissait l'importance du christianisme dans l'éducation populaire, il le prouva en voulant l'obligation de l'enseignement de la religion dans l'instruction primaire et moyenne. C'était pour lui un élément d'ordre social. Et, comme pour la Belgique la religion catholique représentait les valeurs chrétiennes, c'est sur elle que le Souverain portait son intérêt. Il trouvait ou voulait découvrir en elle le ferment conservateur, indispensable d'après lui à tout gouvernement politique.
Cette conviction pouvait d'autant plus facilement diriger son action que la liberté des cultes était reconnue en Belgique. Il avait, à son entrée au pays, promis de la respecter ; il le fit avec une particulière bienveillance pour l'Église catholique et ses évêques. Durant les douloureuses années 1862 et suivantes qui marquèrent la lutte presque ouverte entre le gouvernement et l'épiscopat, lorsque le Roi, par son mécontentement et ses lenteurs, essaya de soutenir les évêques, c'est encore le principe de cette liberté des cultes qui justifia son attitude vis-à-vis des libéraux.
(page 77) Les évêques connaissaient cette bienveillance royale ; ils ne manquaient pas, par l'intermédiaire de l'archevêque de Malines, de faire appel à elle. C'est au Roi qu'ils s'adressaient généralement avant de faire leurs démarches officielles et de prendre attitude. Ce fut le cas, lors de la demande de la personnification civile de l'université catholique, et lors de l'élaboration de la loi sur l'enseignement moyen. Ils savaient très bien que, soutenus par le Roi, ils verraient les chambres et le ministère influencés dans leur sens : « Nous réussirons difficilement aux chambres si le Roi nous est contraire, tandis que le succès est assuré si le Roi prend la chose en main. » (Sterckx à de Ram, le 29 décembre 1840, Arch. archev. Malines, anc. Fonds Secrétariat. Univ. Louvain.) A l'occasion, c'est le Roi lui-même qui invitait le cardinal à passer au palais : « En même temps, je crois le moment favorable pour entretenir Votre Éminence relativement aux moyens de parvenir à s'entendre sur les questions qui intéressent vivement le pays. » C'était en octobre 1850, au lendemain du vote de la douloureuse loi sur l'enseignement moyen. Et, durant l'entretien qui eut lieu le 29 octobre, « le Roi m'a témoigné son vif désir de nous faire donner dans l'exécution de la loi sur l’enseignement moyen toutes les garanties nécessaires. Il m'a dit connaitre la hiérarchie et la constitution de l’Église Catholique. Il m'a dit en avoir conféré avec M. Rogier et qu'il espérait d'atteindre son but. » (Léopold Ier à Sterckx, le 26 octobre 1850, ibid., Fonds Sterckx, Dos. V, f. 2.) Et le cardinal terminait cette lettre : « Je crois les intentions du Roi excellentes, mais je crains qu'il ne rencontre des obstacles insurmontables de la part de son ministère. » (Sterckx aux évêques, le 30 octobre, ibid.)
J'ai cité cette entrevue, parce qu'elle est le type de celles qui se produisaient entre le souverain et le cardinal. Elle témoigne, comme toutes les autres, dont la correspondance de l'archevêque et de Mgr De Ram font si souvent état, de la sympathie compréhensive du Roi et d'une volonté d'accorder le plus possible ce que les évêques demandaient.
Le Souverain, dont les intentions n'étaient pas suspectées par l'épiscopat, employait. lorsqu'il le fallait, tous les moyens (page 78) de persuasion pour amener les évêques au maximum de concessions. Le duc de Brabant servait à l'occasion d'utile intermédiaire.
En 1854, après de laborieuses démarches, on en était presque arrivé à l’accord à propos de l'application de la loi de 1850, à laquelle les évêques avaient précédemment refusé leur collaboration. Au dernier moment. l'enseignement religieux pour les non-catholiques suscita une difficulté et, de plus, tous les évêques ne semblaient pas enthousiastes de la solution envisagée par le cardinal Sterckx. Le corps épiscopal était réuni à Malines lorsqu'il reçut du duc de Brabant la lettre suivante : « Éminence, Sachant tous les évêques réunis auprès de Vous à Malines, je ne puis m’empëcher de vous exprimer combien j'espère et à quel point je désire vous voir arriver enfin à une heureuse entente avec le gouvernement sur la question si importante de l'enseignement religieux. Je suis vraiment frappé du danger qui résulte pour le présent et surtout pour l'avenir, du désaccord actuel sur ce grand intérêt. Le moment me paraît unique. Des deux côtés on désire sérieusement s'entendre et le cabinet est animé des meilleures intentions. Une rupture dans l'état actuel de l'Europe et lorsque, sans s'exagérer le danger, l'on peut s'attendre aux événements les plus graves, aurait pour la tranquillité intérieure du pays des conséquences les plus déplorables. Le patriotisme des évêques me rassure et me donne la confiance qu'ils ne permettront pas qu'une grande partie de la jeunesse belge reste plus longtemps privée de cet enseignement religieux qui est la vraie base de toute éducation. Comme catholique et comme prince. je les conjure de cimenter, fût-ce au prix de quelques sacrifices secondaires, l'union qu'il est si important de voir régner entre l'Église et l'État. » (Duc de Brabant à Sterckx, le 17 janvier 1854, ibid., Dos., VI, f. 2).
Je ne m'attarde pas sur la noblesse et la délicatesse des termes de cette lettre, ni sur son allure presque pathétique. Je souligne cette intervention du futur Léopold II, « catholique et prince » qui, de toute évidence, n'a pu se produire que d'accord avec le Roi. Son père. Je n'insiste pas non plus (page 79) sur l'intérêt que le duc portait, dès ce moment, treize ans avant de devenir roi, aux choses publiques. Rome d'ailleurs se préoccupa très vite de l'opinion du duc de Brabant. En 1857, le pape recevant le chargé d'affaires près le Saint-Siège. lui disait, à propos d'une circulaire intempestive de l’évêque de Gand : « Je sais que le duc de Brabant a été très mécontent, plus mécontent je crois que le Roi qui a plus d'expérience et qui connaît mieux les hommes. » (de Meester à Vilain XIIII, le 1er avril 1857 ; Arch. min. Aff. étr., Lég. S.S., t. IX, n°105.)
Ce rôle modérateur et cette influence en faveur de l'Église, le Roi put l'exercer avec assez bien de succès jusqu'à l'avènement du ministère libéral de 1857. Celui-ci allait, on le sait, s'avancer dans une action nettement sécularisatrice, de sectarisme, comme M. Van Kalken l'appelle. Dès 1849, le gouvernement libéral, alors au pouvoir, en avait fait avertir Rome : « Qu'on s'en afflige ou qu'on y applaudisse. il est un fait qu'il faut bien reconnaître, c'est qu’aujourd'hui s'achève pour nous un long travail de sécularisation. Plusieurs attributions conférées jadis au clergé ont passé à l'autorité laïque. » (Instructions de Brouckère, le 30 octobre 1849. ibid., t. V, n’198.)
L'habileté des ministres libéraux, la crainte du corps électoral, la volonté de ne pas brusquer Rome, la modération du Roi avaient quelque peu retardé la mise en œuvre complète de ce programme. En 1857, le moment semblait venu.
Le Roi se sentait faible devant le gouvernement qui se réclamait de plus en plus de la majorité des chambres et de la volonté des partis. Le souverain devait laisser faire : tout ce qui lui restait était un certain pouvoir de veto, très relatif. Il tenta de l'employer. Il reculait le moment de signer les lois qui lui semblaient défavorables à la religion catholique. Jugeant qu'il n'avait pas à demander de nouvelles concessions aux évêques. ayant usé son influence auprès du gouvernement, il temporisait.
Ses volontés étaient tenues en échec. Son sens de la liberté des cultes, sa sympathie renouvelée pour les catholiques plus conservateurs que les libéraux. sa volonté de ne pas voir se (page 80) heurter l’une contre l'autre, comme deux fractions du pays, l'épiscopat et les libéraux, son idéal de christianisme lui-même, tout était froissé en lui par l'action du gouvernement. Cependant, il veillait toujours et essayait quand même. Il était déjà touché à mort lorsqu'il écrivit à Sterckx cette lettre émouvante : « Mes souffrances ne m'empêchent pas de veiller sur les intérêts de la religion et il est nécessaire de ne pas les perdre de vue quand, au XIXème siècle, il peut encore exister des gens assez fanatiques pour les persécuter. Je vous prierais toutes les fois que quelque chose viendra à votre connaissance de me le confier confidentiellement. La position de la royauté a été rendue faible et elle se trouve alors très embarrassée par la position des partis. Le parti conservateur pour combattre le cabinet combat quelquefois les éléments mêmes de l'existence du pays qui se trouvent dans l'armée de laquelle je n'ai jamais eu à me plaindre depuis 1831. » (Léopold I à Sterckx, le 17 janvier 1863, Arch. archev. Malines, Anc. Fonds Sterckx, Dos., II, f. 2.)
Cette missive est extrêmement révélatrice, elle porte un blâme sur l'action gouvernementale, mais, bien plus, elle découvre chez le souverain la volonté de défendre la religion. Il ne s'agit plus maintenant de parti politique ou d'opportunité, il ne s'agit même plus seulement de la liberté des cultes, il s'agit de la religion. L'âme du Roi l'inclinait-elle vers la foi alors que son corps se décomposait dans la maladie ? Et l'on soulignera ce mot sévère : « les persécuter.3 On s'est quelquefois étonné de voir la résistance que le cardinal Sterckx, si conciliant cependant, opposa aux mesures de sécularisation en matière de cimetière, de legs pieux et de bourses, mais comment ne pas la comprendre alors que non seulement il se réclamait des droits de l'Église, mais lorsque le souverain, si modérateur. n'hésitait pas à traiter de « fanatiques » et de « persécuteurs » ceux qui s'opposaient aux revendications de l'Église de Belgique.
Cette attitude du Roi se confirme de plus en plus. On connaît la lettre qu'il écrivit à l'archevêque après la sanction sur la loi des bourses ; elle a été publiée. (Cet)te lettre du 22 mars 1865 citée par Balau, S., Soixante-dix ans d'Histoire contemporaine de Belgique (1815-1885), Bruxelles, 1888, pp. 211, 212. Aux mêmes pp., Ct sur le même sujet, la lettre de Comway au doyen de Bruxelles, la date du 30 novembre 1864). Elle disait, en mars (page 81) 1865, année de la mort du Roi, la répugnance avec laquelle il avait « cédé aux nécessités politiques en sanctionnant la loi une fois qu'elle avait été votée. » Et il ajoutait : « Mon vœu le plus cher serait maintenant de voir naître une occasion de faire disparaître dans la pratique les articles qui font l'objet des scrupules de l'épiscopat. »
Le Roi approchait de la mort. A n'en pas douter, l'Église catholique, au long de son règne, lui était apparue bienfaisante ; et, durant ses dernières années, il l'avait défendue avec persévérance. Deux influences avaient incliné son action et son âme vers elle. Celle de son épouse Louise-Marie dont une dernière lettre demandait au Roi de se convertir au catholicisme, celle du cardinal Sterckx dont la bonté, l'esprit de conciliation avaient enlevé chez le Roi beaucoup de préventions. Arrivé au bout de sa vie, le souverain allait-il entrer dans cette Eglise ?
Plusieurs le crurent, et le cardinal Sterckx, avec toute délicatesse, au nom « des sentiments de la plus vive affection » y engagea le Roi quelques jours avant sa mort. (Voir SIMON, A., Lorsque Léopold I mourut...)
Le Roi mourut dans des sentiments religieux ; il ne devint pas catholique. Il était à peine resté luthérien, mais il mourut en chrétien.
D’après les documents et les faits ci-dessus rapportés. il est manifeste que le Roi a voulu employer l'Église catholique pour assurer le pouvoir royal. D'autre part, il avait pour l'Église une sympathie réelle, non pas doctrinale, sans doute, mais il la considérait comme un élément indispensable de l'ordre public.
A première vue, il semble que le Roi ait échoué dans son action politico-religieuse. Un parti catholique s'est formé, il a pris une allure confessionnelle et sonné son ralliement au Congrès de Malines ; la nonciature de Bruxelles n'est pas demeurée un instrument politique comme le Souverain l'aurait voulu et le nonce n'est pas devenu le chef de l'Église de Belgique ; le ministère de 1857 a pu, malgré la douleur, les résistances et les blâmes du Roi, poursuivre et réussir une œuvre de sécularisation ; l'unionisme est mort.
En outre, la position politico-religieuse de Léopold Ier a eu des conséquences désavantageuses. Par le rôle qu'il a voulu faire jouer au nonce, il a rendu l'épiscopat décidé, plus que jamais, à sauvegarder l'autorité spirituelle devant les pouvoirs civils et à conserver le plus d'originalité belge possible devant les impulsions de Rome. De plus, en repoussant toute influence politique cléricale, qui ne fût pas favorable au gouvernement, le Roi faisant pression sur les évêques par le nonce et le Saint-Siège, surtout au moment des élections, a augmenté le sens politique déjà si particulier du clergé belge. Lorsque, plus tard, les gouvernements libéraux reprochèrent aux évêques de prendre position dans le combat électoral, ils auraient dû se souvenir que le Roi et les ministres avaient dirigé l'Église de Belgique dans cette voie.
Il n'en reste pas moins que, grâce à l'action du souverain, la nonciature a été accréditée dans un pays où la séparation entre l'Église et l'État était constitutionnelle et où l'opinion libérale voulait éviter toute représentation pontificale. Celle- ci fut admise précisément parce que, à ses débuts, elle fut gouvernementale. Sous la pression du Roi, le parti catholique, purgé de ses éléments démocratiques, a favorisé la cohésion des conservateurs autour du trône, tandis que les libéraux, au grand déplaisir du monarque, ont pris les devants démocratiques.
L'Église catholique, par suite de la bienveillance royale, a vu son prestige grandir ; l'épiscopat a été honoré. Le Roi, protestant, a contribué puissamment à ce que la religion catholique fût pratiquement reconnue comme la religion de la nation. Cela valut au souverain l'attachement des catholiques et développa chez ces derniers le sentiment national. Les efforts des ultramontains se trouvaient par là même brisés. Le pays catholique se groupa autour de la monarchie.
Et ce n'est pas une conséquence mineure de la sollicitude religieuse du Roi que d'avoir attaché aux institutions nationales, les catholiques hésitants. Ils étaient la très grosse majorité. Et sans leur apport, la nation ne pouvait vivre.