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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre IV. De 1884 à 1914

Chapitre IV. A la veille de la guerre

(page 369) Le 17 décembre 1909, le jour anniversaire de son inauguration, Léopold II mourait à Laeken, après un règne de quarante-quatre ans. Jamais il n'avait été populaire et jamais pourtant souverain ne s'est consacré avec plus d'intelligence, de dévouement, de patriotisme au bien de son peuple. C'est qu'entre lui et les partis qui faisaient et dirigeaient l'opinion, le malentendu a été continuel. Par intérêt électoral ou par étroitesse d'idées, ils n'avaient accueilli ses initiatives qu'avec indifférence et soupçon. Durant la révision, on lui avait refusé le referendum ; après avoir repoussé l'offre du Congo quand il ne paraissait encore qu'une source de dépenses, on l'avait annexé aussitôt qu'il s'était révélé une bonne affaire ; aux exhortations royales de proportionner les forces défensives du pays aux dangers croissants de la situation européenne, les Chambres avaient répondu par la constitution d'une armée de volontaires. En somme, tout ce que le roi avait fait pour le pays, il pouvait se vanter de l'avoir fait sans le pays. Et par surcroît, une partie de la presse, recueillant avidement les attaques intéressées de l'étranger, l'insultait grossièrement, le traitant de marchand couronné, de trafiquant d'esclaves et exploitant sans vergogne les faiblesses de sa vie privée.

(page 370) Il en avait ressenti une amertume hautaine. De plus en plus il s'isolait de ces Belges qui ne voulaient pas le comprendre. Sans doute avait-il le sentiment d'être un trop grand roi pour ses sujets et n'attendait-il plus rien que de l'histoire. Jusqu'à quel point il était froissé dans son orgueil et révolté dans sa conscience, ces lignes de son testament du 20 novembre 1907 ne le prouvent que trop : « Je veux être enterré de grand matin, sans aucune pompe. A part mon neveu Albert et ma maison, je défends qu'on suive ma dépouille ».

Et pourtant, sa dernière année devait dédommager cette grande âme de tant de désillusions. Lors de sa dernière visite à Anvers, en 1909, l'enthousiasme qui l'accueillit lui donna les premiers témoignages de la reconnaissance qu'il attendait depuis si longtemps, et quelques mois plus tard, le Premier ministre lui apportait sur son lit de mort le texte de la loi basant l’armée sur le service personnel. Au moment suprême il voyait donc se réaliser cette réforme à laquelle inlassablement il avait tendu au milieu des colères et des injures. L'avenir put paraître assuré à ses yeux qui se fermaient. « Le roi est content », dit-il en traçant au bas de la loi sa dernière signature, et ces mots sans doute marquèrent sa réconciliation avec son peuple.

La mort prématurée du seul fils de Léopold II le 22 janvier 1869, désignait, aux termes de la constitution, le comte de Flandre, frère du roi, comme son successeur. Mais ce prince n'avait pas tardé à renoncer au trône en faveur de son fils Baudouin, qu'une pneumonie enlevait inopinément à l'âge de vingt-deux ans, le 23 janvier 1891, à sa popularité grandissante. Ainsi, contre toute attente, c'est au frère cadet de celui-ci, Albert, qu'allait passer la couronne. Le 23 décembre 1909, le lendemain des funérailles du vieux souverain, il prêtait devant les Chambres le serment constitutionnel qui faisait de lui le troisième roi des Belges.

Agé de trente-quatre ans - il était né à Bruxelles le 8 avril 1875 - il avait mené jusqu'alors une existence assez retirée.

On le connaissait peu en dehors de l'armée, et il semble que le feu roi ne s'était guère soucié de le préparer à sa future mission.

(page 371) Son mariage le 2 octobre 1900, avec Elisabeth, duchesse en Bavière, avait reporté sur le jeune couple les sentiments d'attachement à la dynastie que, durant les dernières années, la politique personnelle de Léopold II et ses écarts de conduite avaient de plus en plus détournés de sa personne. Ce que l'on savait ou croyait savoir de la simplicité et du sérieux de la vie familiale des époux, le penchant du prince pour les choses intellectuelles, la charité de la princesse et le goût éclairé qu'elle témoignait aux arts, la naissance enfin de trois enfants, Léopold en 1901, Charles en 1903, Marie-José en 1906, leur avaient gagné une sympathie faite d'affection et d'estime. La sollicitude de la nation avait suivi l'héritier du trône durant son grand voyage au Congo en 1909. L'impopularité du souverain auquel il allait succéder lui assurait un avènement d'enthousiasme.

Son discours d'inauguration fut ce qu'il devait être. Les réformes qu'il promettait d'introduire dans l'administration congolaise étaient bien ce qu'attendait la nation, inquiète des attaques lancées contre la colonie dont, après avoir si longtemps hésité à l'accepter, elle avait hâte de prouver maintenant qu'elle saurait accomplir les devoirs que sa possession lui imposait. Du dévouement à la patrie que le jeune roi affirmait avec une énergie singulière, personne sans doute ne doutait, mais personne non plus, sauf lui-même, ne prévoyait qu'il aurait prochainement à en donner la preuve et qu'il ne se passerait pas cinq ans avant qu'il n'eût à tenir son serment de défendre l'intégrité du territoire.

En réalité il prenait la couronne au moment le plus angoissant que l'Europe eût connu depuis un siècle. L'année précédente, le rapprochement anglo-russe avait achevé de diviser le continent entre deux coalitions formidables. A la triple alliance de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'Italie s'opposait la triple entente de la France, de l'Angleterre et de la Russie et il n'apparaissait que trop évident que l'imminence d'un conflit mondial s'affirmait de jour en jour plus menaçante. Pour la Belgique il en résultait une situation sans précédents. Jusqu'alors toute sa politique avait consisté à maintenir, (page 372) conformément aux traités de 1839, la neutralité que les Puissances lui avaient garantie et à affirmer sa confiance dans leur appui. Mais du jour où ses protecteurs se répartissaient en deux camps hostiles, comment espérer encore qu'ils demeureraient fidèles à la parole donnée et qu'ils ne sacrifieraient pas leur engagement à son égard à ceux qu'ils avaient pris envers leurs alliés ? La neutralité belge n'avait été qu'un expédient destiné à sauvegarder un équilibre européen qui n'existait plus. La guerre éclatant, et il était inévitable qu'elle éclatât, le « miracle de 1870 » ne se renouvellerait pas, et le pays redeviendrait sans nul doute ce qu'il avait été si souvent au cours de l'histoire, le champ de bataille de l'Europe.

Depuis longtemps l'opinion eût pu remarquer les signes précurseurs de la catastrophe prochaine si le souci exclusif de la prospérité matérielle et la prédominance plus exclusive encore des intérêts électoraux ne l'avaient tenue dans un aveuglement, qui chez certains n'était pas entièrement involontaire. La chute de Napoléon III, dont les ambitions n'avaient pas été, on l'a vu, sans l'inquiéter, avait été saluée par elle comme l'aurore d'une période de sécurité ininterrompue. Jamais l'antimilitarisme ne se manifesta avec autant d'imprévoyance et d'incompréhension de la politique internationale que durant les trente années qui suivirent 1870. Après avoir tant craint la France, on ne pouvait se résigner à craindre son vainqueur l'Empire allemand. Sauf le roi, personne ne semble s'être inquiété de la crise provoquée en 1875 par les velléités de Bismarck d'entreprendre contre la République française, une guerre préventive. Le cabinet de Londres n'avait-il pas d'ailleurs déclaré que l'Angleterre défendrait la Belgique en cas d'agression ? Et pourquoi l'Allemagne aurait-elle violé les frontières qu'elle avait respectées après Sedan ? Son alliance avec l'Autriche en 1879, puis en 1882 l'entrée de l'Italie dans cet accord, ne parurent qu'un affermissement définitif du statut européen. La campagne ouverte par Brialmont en 1882 en faveur de travaux de défense sur la Meuse parut à la presse et aux hommes politiques une dangereuse incartade de (page 373) militaire et une injure gratuite au puissant voisin dont elle semblait suspecter les intentions. Au surplus, deux ans plus tard, la Conférence de Berlin et la part prise par Bismarck à la reconnaissance de l'Etat indépendant du Congo contribuèrent à affermir encore la confiance dans l'Allemagne. Les relations économiques qu'elle nouait de plus en plus nombreuses avec la Belgique, poussaient de leur côté à orienter vers elle les intérêts et les esprits. En 1886, le Norddeutscher Lloyd s'établissait à Anvers.

Cependant des règlements de frontières en Afrique provoquaient l'année suivante de pénibles négociations entre Léopold II et le cabinet de Paris. La dangereuse tension franco-allemande que l'agitation boulangiste venait de produire ne tardait pas à envenimer les choses. De 1887 à 1891, des journaux parisiens menaient contre la Belgique prétendument vendue à l'Allemagne, une campagne très violente. A Bruxelles, le ministre de Prusse parlait de l'éventualité d'une guerre et poussait le gouvernement à construire sur la Meuse des forteresses destinées à barrer la route à une invasion française. L'avenir paraissait d'autant plus menaçant que la presse anglaise semblait ne plus envisager l'envahissement de la Belgique comme un casus belli. Dans son inquiétude le roi faisait vainement proposer à la Chambre l'adoption du service militaire personnel et plus vainement encore se décidait à prononcer, au grand dépit de ses ministres, son fameux discours de Bruges (15 août 1887).

Si le Parlement se résignait à voter les crédits indispensables aux fortifications de la Meuse, rien ne pouvait arracher son consentement à un renforcement de l'armée dont l'urgence pourtant s'imposait évidente. L'Allemagne avait beau augmenter son contingent, Brialmont déclarer dans sa « brochure verte » que le devoir et l'intérêt imposaient également au pays de veiller à sa sûreté compromise, la répugnance du corps électoral pour la caserne suffisait à empêcher le gouvernement sinon de voir le péril, au moins de trouver l'énergie de le combattre. On ne voulait pas s'avouer qu'en présence de l'accroissement continuel des forces militaires chez les grands (page 374) Etats voisins, se refuser à dilater l'effectif de l'armée, c'était en réalité l'amoindrir. L'entrée aux Chambres des socialistes et la terreur qu'inspiraient leurs progrès faisaient de plus en plus pencher la majorité vers un système de recrutement basé sur le « volontariat ». Une armée de volontaires de carrière paraissait la meilleure garantie du maintien de l'ordre. En cas de guerre, il suffirait de recourir à la garde civique et surtout de faire appel aux Puissances qui défendraient les forteresses contre l'agresseur. Que cet agresseur pût être l'Allemagne, le parti catholique au pouvoir se refusait à l'admettre. Son admiration pour ses coreligionnaires d'Outre-Rhin et pour la politique confessionnelle de la Prusse lui inspirait une confiance complète. Si quelque danger était à craindre, il ne pourrait venir que de cette France impie dont l'ambition avait si souvent menacé le pays et que certains flamingants se plaisaient à représenter comme l'ennemie héréditaire de la Belgique. Du côté de l'Est la sécurité paraissait si complète que le Parlement autorisait la construction d'une ligne de chemin de fer entre Stavelot et Malmédy, sans prendre garde qu'elle ne pouvait servir à rien d'autre qu'à compléter l'organisation stratégique des provinces rhénanes en cas d'invasion du territoire.

Pour le roi, pour les militaires et pour le petit nombre d'hommes que n'aveuglait pas l'esprit de parti, l'éventualité de cette invasion s'approchait avec une rapidité croissante. L'alliance franco-russe de 1891, en mettant fin à l'isolement de la République, lui permettait des initiatives dont elle avait dû longtemps s'abstenir. Si l'hostilité latente de l'Angleterre l'avait tout d'abord contenue, l'entente cordiale qu'elle concluait avec cette Puissance en 1904 et, en 1908, l'accord qu'elle ménageait entre cette même Angleterre et la Russie lui permettaient maintenant de s'appuyer fermement contre la triple alliance sur ses puissants partenaires. Après des simulacres de rapprochement, l'Allemagne, à partir de 1905, commençait à prendre à son égard une attitude agressive. La manifestation théâtrale de Guillaume II à Tanger, suivie en 1906 de la conférence d'Algésiras avaient ajouté à ce mauvais (page 375) vouloir du cabinet de Berlin, les rancunes du premier échec que sa politique d'hégémonie eût subi depuis le traité de Francfort. La tension avait été si grande et le danger de guerre si menaçant qu'au mois de mars 1905 les officiers belges avaient reçu l'ordre de ne pas quitter le pays, et que le général Ducarne avait eu des conversations avec le lieutenant-colonel anglais Barnardiston sur les mesures à prendre en cas d'agression allemande. La même année paraissait à Bruxelles une brochure prophétique : « Une guerre franco-allemande. La Belgique envahie ».

La guerre montait visiblement à l'horizon et il était impossible que l'opinion demeurât plus longtemps indifférente au péril qu'elle ne pouvait plus nier. De bons citoyens cherchaient à provoquer une entente défensive avec la Hollande dont il fut question jusqu'en 1912. Le Parlement consentait en 1907 à l'agrandissement de l'enceinte fortifiée d'Anvers et enfin, en 1909, en votant le principe du service militaire obligatoire, faisait le premier pas vers la réforme trop longtemps différée de l'armée.

Ainsi, au moment où Albert Ier montait sur le trône, on ne pouvait plus s'illusionner sur l'avenir. Tôt ou tard, cette neutralité, que le pays s'était toujours complu à considérer comme sa sauvegarde, il faudrait la défendre ou périr avec elle. Quelques-uns se demandaient même s'il n'eût pas mieux valu y renoncer et se réserver le bénéfice de choisir ses alliés pour l'heure de la catastrophe. Les péripéties du conflit d'Agadir étaient bien de nature à autoriser les pires inquiétudes. Le 4 novembre 1911, l'accord franco-allemand qui en découla décidait qu'en cas de cession du Congo par la Belgique, la France ne ferait pas usage du droit de préemption que Léopold II lui avait jadis reconnu, sans engager au préalable un échange de vues avec le gouvernement allemand, et le 5 le ministre Calliaux déclarait à la Chambre des députés que les possessions du centre de l'Afrique ne pouvaient être considérées comme définitives. « La Belgique eut alors la sensation pénible de l'isolement et de la précarité des garanties qu'elle croyait s'être ménagées en Afrique et de celles que lui conféraient (page 376) en Europe le traité du 19 avril 1839. » (Documents diplomatiques français 1871-1914, 3ème série, t. I, pp. 8, 33, 45, 53, 58, 69, 81, 125, 183, 211. C'est à ce moment que l'Allemagne, décidée à « accentuer > sa politique à l'égard de la Belgique et du Congo, envoie un nouveau ministre à Bruxelles. Voyez les Mémoires du chancelier de Bülow, t. III, p. 58 et suivantes de la traduction française).

Et ses craintes se justifiaient d'autant plus qu'au Reichstag le chancelier de l’Empire exposait dans un langage d'une imprécision menaçante que l'Allemagne se réservait de tirer plus tard tout le profit souhaitable de l'accès qu'elle venait d'obtenir au Congo et à l'Oubanghi. L'accord franco-allemand était bien loin d'ailleurs d'avoir diminué la tension qui régnait entre les deux pays. A Bruxelles le gouvernement s'évertuait sans trop y parvenir, à écarter de lui tout soupçon de partialité. Pourtant, Berlin lui reprochait de violer la neutralité à son détriment, tandis que l'attaché militaire français pensait que si la Belgique était forcée de choisir une alliance, il était « peu probable » qu'elle se prononçât pour la France (Documents diplomatiques français, ibid., p. 542.). Pour comble de malheur, l'Angleterre refusait de reconnaître l'annexion du Congo et des membres notoires du Parlement déclaraient que l'on ne pouvait entraver l'Allemagne « dans sa recherche d'une place au soleil » (Ibid., p. 245).

En présence de tant de mauvais symptômes, l'esprit public commençait à s'émouvoir. A la Chambre et dans la presse on reprochait au gouvernement de n'avoir pas pris les mesures nécessaires pour la défense de la neutralité. Des journaux parlaient de la fatalité d'une guerre prochaine et de l'ère d'iniquité que faisaient présager aux petits peuples l'occupation du Maroc par la France, l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine par l'Autriche, la conquête de la Tripolitaine par l'Italie et les empiètements de l'Allemagne dans le bassin du Congo. La loi du 30 avril 1913, qui généralisait le service militaire et portait à 33,000 recrues le contingent annuel de l'armée, de manière à pouvoir disposer au bout de dix ans d'une force de 330,000 hommes, fut à l'heure suprême la réaction du Parlement à (page 377) l'approche de la catastrophe. Le Premier ministre l'avait justifiée en public par la conclusion des grandes alliances qui pourraient compromettre les garanties données à la neutralité du pays par la rivalité qu'elles introduisaient entre les Puissances garantes. Dans une séance secrète, il avait ajouté que le doute n'était plus permis sur la décision irrévocable de l'Allemagne d'envahir la Belgique en cas de guerre, afin de tourner les forteresses françaises de l'Est. En fait, les conjonctures forçaient le pays à s'armer contre celui de ses voisins qui le menaçait directement. Le vote des Chambres ne manqua pas d'être attribué à Berlin à la pression de l'Angleterre. Du moins l'Angleterre en fut-elle ravie. Le 20 mai, elle manifestait son consentement en reconnaissant l'annexion du Congo à la Belgique.


L'histoire des quatre ans et demi qui séparent l'avènement d'Albert 1er de l'invasion de la Belgique par les armées allemandes n'a pu faire prévoir l'unanimité de la résistance que la nation devait opposer au long martyre de l'occupation ennemie. Si le vote de la loi militaire de 1913 attestait un redressement patriotique bien tardif, il n'apparaissait pourtant que comme un épisode au milieu d'une agitation politique, sociale et linguistique si intense qu'il était permis de se demander - et qu'en réalité l'étranger se demandait - si un peuple aussi profondément divisé pourrait se reprendre et regrouper ses forces au moment voulu. « Les Belges, disait l'ambassadeur allemand à Paris à la veille de l'ultimatum du 2 août 1914, ils feront la haie pour nous regarder passer ». II se trompait grossièrement, mais son erreur, qui fut celle de bien d'autres, n'était que trop compréhensible.

Depuis plus d'un siècle, c'était un thème convenu de ne voir dans la Belgique qu'un « pays artificiel ». Privée d'unité géographique, d'unité de race et d'unité de langue, elle ne subsistait que par la tolérance de l'Europe et sa trop longue existence n'avait d'autre raison que la longue paix dont les conjonctures internationales lui avaient procuré le bénéfice. (page 378) Qu'elle eût à surmonter une crise, nul doute qu'elle ne s'effondrât. Que de fois les augures avaient prédit sa disparition. Guillaume Ier n'avait cessé de s'y attendre, Frédéric-Guillaume IV l'avait annoncée à Stockmar à la veille de 1848, Napoléon III l'avait considérée comme certaine, la presse anglaise l'avait prévue à la mort de Léopold Ier et depuis les agitations démocratiques et la croissance du mouvement flamingant, la presse pangermaniste d'Allemagne ne cessait pas de la déclarer aussi prochaine que souhaitable.

Vainement les faits avaient démenti ces prédictions ou détrompé ces espoirs. Personne ne comprenait ni ne voulait comprendre que la patrie belge poussait profondément ses racines dans la longue histoire qui avait rapproché les uns des autres ses éléments hétérogènes dans la communauté des mêmes destinées, des mêmes intérêts économiques, de la même autonomie sous leurs souverains étrangers et qui, au XVIème siècle contre l'Espagne, au XVIIIème siècle contre Joseph II, en 1830 contre la Hollande, les avait unis en un front commun, malgré leurs différences, pour la revendication des mêmes libertés. L'individualisme invétéré de ce peuple qui l'avait toujours poussé aux discordes civiles, l'avait toujours aussi, à l'heure du péril, groupé pour la défense de chacun par l'entente de tous. Le sentiment civique qui l'animait expliquait à la fois son exubérance anarchique durant la paix et son énergie collective contre l'oppression. Il était encore tel au commencement du XXème siècle qu'il s'était montré à toutes les époques pour la défense de ses « privilèges » représentés aujourd'hui par la Constitution qu'il s'était donnée. L'énigme psychologique qu'il devait être après 1914 pour son gouverneur allemand, il n'avait cessé de l'être au cours des âges pour ses gouverneurs espagnols et autrichiens, pour les préfets de Napoléon et pour les fonctionnaires hollandais. Impatient de toutes contraintes, sauf de celles qu'il s'imposait à lui-même, il s'absorbait dans ses querelles et se laissait entraîner par l'esprit de parti jusqu'au jour où la « commune patrie » se dévoilait brusquement à ses yeux comme la sauvegarde suprême de cette liberté dont il ne jouissait que par elle.

(page 379) Or les luttes intestines, si violentes déjà durant les dernières années de Léopold II, arrivèrent à leur apogée au début du nouveau règne. Aux élections générales du mois de mai 1910, la majorité catholique dont le ministère Schollaert disposait à la Chambre avait été réduite à six voix. Sans la représentation proportionnelle, l'opposition conjuguée des libéraux et des socialistes eût sans doute renversé le gouvernement. Tout faisait prévoir sa chute prochaine et l'espoir de ses adversaires augmentait leur impatience.

Un projet de loi scolaire présenté l'année suivante leur fournit l'occasion d'unir de nouveau leurs forces. Il donnait satisfaction aux gauches en instaurant l'instruction obligatoire et répondait aux désirs des catholiques par l'institution du « bon scolaire », grâce auquel les subsides eussent été répartis entre les écoles publiques et les écoles libres proportionnellement au nombre de leurs élèves. Le chef du cabinet comptait pour le faire passer sur une coalition de la Jeune droite avec une partie au moins des libéraux et des socialistes. Il ne s'attendait pas à une résistance sérieuse et s'était porté fort du succès devant le roi.

Mais les circonstances étaient trop favorables à une offensive pour incliner les partis d'opposition à des mesures transactionnelles. Le moment leur semblait venu de rétablir le cartel qui avait échoué en 1902. Les libéraux se rallièrent à une formule de suffrage universel accordant le droit de vote, après un an de résidence, à tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans, et l'alliance ainsi conclue avec les socialistes déclencha aussitôt un mouvement qui troubla la rue, introduisit l'obstruction à la Chambre et contraignit enfin le ministère, abandonné par la vieille droite, qui ne lui pardonnait ni le service militaire personnel, ni son ralliement au principe de l'enseignement obligatoire, à démissionner le 8 juin.

Le roi le remplaça tout de suite par un gouvernement où s'accentuait, sous la présidence du comte de Broqueville, la nuance démocratique qui, par l'influence de la Jeune droite, imprégnait de plus en plus le parti auquel Woeste avait réussi, depuis la retraite de Beernaert, à imposer une attitude (page 380) conservatrice et cléricale trop en désaccord avec le courant qui entraînait le pays. Mais les manifestations redoublaient. Celle du 15 août 1911 fut la plus formidable à laquelle on eût encore assisté. On estime que 160,000 protestataires défilèrent par les rues de Bruxelles en faveur de l'école publique et de la substitution du suffrage universel au vote plural. Cependant unis dans la même conviction d'une victoire prochaine, libéraux et socialistes ne laissaient que trop entrevoir qu'ils poursuivaient des fins différentes. Pendant que les premiers faisaient rage contre l'enseignement confessionnel, les seconds annonçaient le renversement du capitalisme et la socialisation de l'industrie. Et plus nombreux que leurs alliés, leurs cris plus retentissants effrayaient l'opinion moyenne, les vieux libéraux et les paysans. Très habilement, le gouvernement en profita pour prononcer la dissolution des Chambres, en invoquant l'augmentation de la population révélée par le recensement de 1910 et qui nécessitait une augmentation correspondante du nombre des représentants et des sénateurs.

L’union des droites, en présence de la coalition des gauches, ne pouvait manquer de se reformer. Comme en 1884, elle reprit le programme d'apaisement qui avait alors donné aux catholiques le pouvoir qu'ils détenaient encore, et cette tactique lui valut un nouveau triomphe. Le 2 juin 1912 les électeurs faisaient passer la majorité de six à dix-huit voix, succès inespéré sous le régime de la représentation proportionnelle et qui attestait un puissant revirement de l'opinion. Tous les progrès faits péniblement par l'opposition étaient anéantis. Pour le cartel c'était un coup de poing en pleine poitrine. La désillusion des libéraux, la fureur des socialistes s'en prirent l'une et l'autre au vote plural. A leurs yeux, il était le grand coupable, car on ne pouvait douter que le résultat du scrutin n'eût été déterminé par les détenteurs des voix supplémentaires, particulièrement nombreux à la campagne. Il apparaissait désormais évident que la conservation de leur privilège consoliderait à jamais la prédominance de la droite, perspective également odieuse aux libres-penseurs et aux socialistes puisqu'elle devait avoir pour conséquence la victoire du (page 381) catholicisme dans le domaine intellectuel comme dans le domaine social.

Le système du vote plural étant inscrit dans la Constitution, il n'était pour en débarrasser la route qu'un seul moyen : celui d'une nouvelle révision du pacte national. Dès le 30 juin 1912, le congrès du parti ouvrier à Liège chargeait ses députés d'en faire la proposition aux Chambres. Si, comme il fallait s'y attendre, elle était repoussée, on aurait recours à l'ultima ratio de la grève générale. A ce coup d'estoc, la droite répondit par une habile parade. Pourquoi, si l'on voulait sincèrement généraliser et démocratiser le suffrage, ne pas l'étendre du même coup aux hommes et aux femmes ? Le privilège de l'électeur masculin était-il mieux justifié que le privilège de l'électeur rural ? La doctrine socialiste n'admet-elle pas l'égalité politique complète des deux sexes ? Elle l'admettait, en effet, en principe autant qu'elle la redoutait, pour le moment, dans la pratique. Car nul n'ignorait l'empire de la religion sur les femmes ni que leur accession aux urnes ne dût avoir pour conséquence immédiate un renforcement certain du parti catholique. Au surplus la menace était plus embarrassante qu'effrayante, car dans les circonstances actuelles, les catholiques ne pourraient obtenir aux Chambres constituantes les deux tiers des mandats nécessaires à la révision. Celle-ci fut donc proposée le 12 novembre 1912, et il apparut tout de suite dans la discussion que le gouvernement se rendait compte de la précarité du vote plural. Tout en s'opposant à la prise en considération, le chef du cabinet déclara que les lois électorales n'étaient pas immuables. Personnellement favorable au suffrage universel, il ne pouvait rompre en visière avec la majeure partie de la droite qui, se rappelant l'échec de la grève générale de 1902, en escomptait le retour avec un nouveau déclin du socialisme. Elle rejeta la proposition Hymans de nommer une commission chargée d'étudier des textes sur lesquels on pourrait se mettre d'accord. Et la crise, une fois de plus, éclata entre la classe ouvrière et le Parlement.

Mais on n'était plus en 1902. Le parti socialiste en s'organisant s'était discipliné. Il obéissait à ses chefs et ses (page 382) coopératives lui avaient constitué un trésor de guerre. Décidé à aborder la lutte avec tous ses forces, il l'était également à prouver qu'il était assez maître de lui pour respecter la légalité et, en s'abstenant de désordres, pour forcer le pouvoir à s'abstenir de répression. La grève ne fut déclenchée, le 14 avril 1913, qu'après une soigneuse préparation, et, si l'on peut ainsi dire, une mobilisation complète de ses effectifs. Elle répondit de façon grandiose à l'espoir de ses promoteurs. On estime que 370,000 travailleurs de la grande industrie cessèrent le travail. En pleine prospérité industrielle, sur tous les points du pays, les fabriques furent désertées. Le peuple croisait les bras et attendait, attente plus imposante encore par son calme que par son ampleur. Les libéraux applaudissaient et la droite était déconcertée. Fallait-il pousser la résistance jusqu'au moment où, les caisses de chômage étant vides, la violence se substituerait à la discipline? Car, à toute évidence, la grève renfermait une guerre civile latente. On sentait bien que la résolution de l'emporter à tout prix était ancrée dans la volonté des masses. Pouvait-on affronter une lutte sanglante, un renouveau plus terrible des horreurs de 1886, en s'obstinant au maintien d'un régime à la durée duquel personne ne croyait plus ?

Le parlementarisme a le mérite de pouvoir accepter l'inévitable. Comme en 1893, les Chambres se rendirent compte du danger. Il ne s'agissait plus que de sauver la face. Le 22 avril, un ordre du jour Masson était voté qui, tout en condamnant la grève, ouvrait la voie à une nouvelle révision constitutionnelle aussitôt que l'on aurait trouvé « une formule supérieure au système actuel ». Pour le parti ouvrier ce n'était pas la victoire, mais c'en était la promesse. Le vote plural, adopté neuf ans auparavant pour mettre fin à l'émeute, s'effondrait cette fois devant la grève. Le Parlement gagnait du temps, mais il capitulait. Comme l'avait dit Emile Vandervelde « Le suffrage universel était en marche ». On ne pouvait pas douter que la révision ne se fît aussitôt que les caisses des coopératives permettraient une nouvelle offensive.

L'apaisement permit au gouvernement de faire aboutir enfin l'épineux problème scolaire à une solution convenable. Ici (page 383) encore s'affirma sa rupture avec l'immobilisme confessionnel de la vieille droite. De même qu'il acceptait l'obligation du devoir militaire, il acceptait celle de l'enseignement. Depuis longtemps, les libéraux avaient renoncé à la repousser au nom de la liberté individuelle. Il était trop évident que l'utilité sociale la réclamait au même titre que la protection des travailleurs. Seuls, quelques catholiques s'y opposaient encore par méfiance invétérée de l'école publique. Mais le projet soumis aux Chambres répondait aux désirs de la grande majorité du parti en faisant largement participer les écoles libres aux subsides de l'Etat. Les gauches ne pouvaient rejeter la loi qu'au détriment de l'enseignement obligatoire ni l'approuver qu'à l'avantage de l'enseignement confessionnel : elles tournèrent la difficulté en se retirant au moment du vote qui consacra la réforme (mai 1914). Pour la seconde fois, la Belgique regagnait le temps perdu. Elle se modernisait en se démocratisant.

Mais sa démocratisation faisait surgir une question plus angoissante et plus difficile en donnant au mouvement flamingant une ampleur et une puissance qui allaient faire de lui un facteur de plus en plus prépondérant de la politique nationale. Le redressement tardif de griefs trop manifestes, loin de calmer ses adeptes, n'avait fait que leur donner plus de confiance en leurs forces et qu'augmenter leurs exigences. Ils réclamaient maintenant une réforme linguistique de grand style en invoquant le droit sacré du peuple à se servir de sa langue. C'était une oppression intolérable que de conserver au français, langue de la bourgeoisie, dans l'administration, dans l'enseignement et dans l'armée, une situation privilégiée qui, en fait, réduisait les citoyens flamands au rang de « Belges de seconde zone ».

A mesure que la généralisation du suffrage éveillait les masses à l'action politique, ces revendications trouvaient un écho plus puissant et une adhésion d'autant plus redoutable qu'elles faisaient appel à un sentiment qu'il n'est que trop facile de transformer en passion. Les propagandistes avaient beau jeu pour déclamer dans les villes, contre la langue des capitalistes, dans les campagnes, contre celle du châtelain (page 384) et du propriétaire. Le clergé, recruté au sein des classes rurales, faisait chorus, non seulement par sympathies populaires, mais par haine aussi de l'évolution de plus en plus anticatholique de la France. Le Boerenbond, où il dominait, propageait et popularisait l'agitation. Les « intellectuels » du parti attribuaient au régime linguistique malsain dont les Flandres avaient souffert, la décadence et la misère où ils les disaient plongées. Le mysticisme nationaliste aidant, ils attendaient l'ouverture d'un âge d'or du jour où leur langue maternelle aurait reconquis ses droits.

Au mépris de la vérité historique, on assimilait la question flamande et la question tchèque. On ne voulait pas voir qu'à la différence des Allemands en Bohême, les Flamands de langue française n'étaient ni des conquérants ni des immigrés, qu'ils parlaient le français depuis des siècles et que depuis des siècles aussi, et surtout à ses époques les plus brillantes, la civilisation flamande avait largement bénéficié du bilinguisme que l'on représentait aujourd'hui comme une tare et un malheur. Bref, l'intransigeance linguistique se haussait peu à peu au niveau où avait atteint dans le passé l'intransigeance confessionnelle. Au dogme ancien de l'unité religieuse obligatoire succédait la jeune intolérance du dogme nouveau de l'unité obligatoire du langage.

Par bonheur la question ne se posait que sur le terrain linguistique et pas du tout sur le terrain national. Aussi loin que l'on remontât dans l'histoire de la Belgique, il était impossible d'y découvrir le moindre soupçon d'un conflit de race entre Flamands et Wallons. Depuis l'invasion germanique du Vème siècle, les deux populations avaient vécu côte à côte en bonnes voisines. Jamais l'une n'avait cherché à s'imposer à l'autre, si bien qu'après tant de siècles, la frontière linguistique qui courait à travers elle était encore à peu près la même qu'au haut Moyen Age. Sans doute, on relevait bien au Nord et au Sud de cette frontière des différences de tempérament, de caractère et de mœurs, mais on n'y découvrait ni oppositions foncières, ni moins encore d'hostilité. Pour avoir au cours des âges subi les mêmes influences, reconnu les mêmes (page 385) princes, professé la même foi, obéi aux mêmes intérêts économiques, possédé des institutions semblables et joui de libertés analogues, les Belges, qu'ils fussent thiois ou romans d'origine, formaient à ce point une communauté historique qu'il eût été impossible d'écrire l'histoire de ceux-ci indépendamment de celle de ceux-là.

Les flamingants s'abstenaient soigneusement d'ailleurs de toute intervention chez leurs compatriotes de Wallonie. Pas la moindre velléité chez eux d'en revenir à la politique de compression linguistique du roi Guillaume. Ils s'en tenaient scrupuleusement à leur principe : In Vlaanderen vlaamsch. Ce qu'ils voulaient, c'était abolir le bilinguisme traditionnel de la Flandre et point du tout imposer leur langue à toute la Belgique. Mais ainsi posé, le problème n'en demeurait pas moins d'une solution singulièrement malaisée. En réalité, il mettait en question l'organisation même de l'Etat.

La conquête française de la fin du XVIIIème siècle avait en effet substitué au caractère fédératif de la Belgique de l'Ancien Régime, le régime moderne de la centralisation gouvernementale et administrative. Le roi des Pays-Bas s'était bien gardé de modifier le système, et la révolution de 1830 l'avait naturellement conservé. L'unité de la langue en favorisait d'une manière si évidente le bon fonctionnement que durant longtemps il avait paru absurde de réclamer contre elle. La francisation administrative était plus encore une conséquence de l'organisation de l'Etat que le résultat du prestige exercé par la France. Il n'empêche qu'il favorisait les Wallons au détriment de leurs compatriotes et que, quand les plaintes de ceux-ci s'imposèrent à la législature, les privilégiés, comme il arrive toujours, crièrent à l'injustice.

Les fonctionnaires wallons que l'obligation de savoir le flamand entravait dans leur carrière se croyaient d'autant plus en droit de protester que, suivant le préjugé courant, le flamand n'était pas une langue mais un ensemble hétérogène de dialectes locaux, et que, même eût-il été une langue, encore ne pouvait-on sans ridicule exiger qu'on lui reconnût l'égalité avec le français, organe d'une civilisation « mondiale » (page 386) contre laquelle ne pouvaient protester que des ignorants ou des fanatiques. Le malentendu s'aggravait du fait qu'en Flandre même, les « fransquillons » faisaient chorus avec les Wallons et justifiaient leurs critiques.

En dépit de ses progrès, le flamingantisme était encore bien loin de rallier à sa cause tous ceux dont le flamand était la langue maternelle. Les questions de parti continuaient, quoique dans une moindre mesure qu'auparavant, à entraver sa marche. Il ne comptait qu'un nombre restreint d'adeptes chez les libéraux, recrutés surtout parmi les populations wallonnes et à Bruxelles. Par internationalisme, les socialistes ne l'envisageaient, pour la plupart, que comme une question secondaire. Il n'était vraiment puissant que chez les catholiques, élus en grande majorité dans la partie flamande du pays et obligés de compter avec le clergé. Quant au gouvernement, il se laissait plutôt pousser qu'il ne proposait des solutions. La prudence le retenait de s'engager dans ce guêpier. Il n'envisageait pas sans appréhension la portée croissante des exigences flamandes et l'agacement que le ton avec lequel elles étaient formulées provoquait peu à peu chez les Wallons. Un sénateur de Liége n'avait-il pas crié dans un mouvement d'impatience : « Vive la séparation administrative ! », et une lettre ouverte adressée au roi par un député de Charleroi ne commençait-elle pas par ces mots : « Sire, il n'y a pas de Belges » ?

En opposition avec le flamingantisme, il se fondait, en 1897 à Liége, une ligue pour la protection du droit des Wallons. Une certaine aigreur, que des échauffés se hâtaient d'exploiter, se manifestait de part et d'autre. On se reprochait sans aménité les imprudences inévitables dont s'accompagnaient ici les congrès néerlandais, là, les assemblées de l'alliance française. Quelques outranciers prenaient comme mot d'ordre « la Flandre aux Flamands, la Wallonie aux Wallons et Bruxelles à la Belgique ». Néanmoins, les mesures allaient se multipliant en faveur de l'emploi du flamand tant dans l'enseignement que dans l'administration des provinces flamandes. Mais l'idéal des flamingants paraissait d'une réalisation bien lointaine encore. En 1913, une proposition de loi tendant à transformer (page 387) l'Université de Gand en université de langue flamande avait soulevé au sein des Chambres une tempête d'indignation.


La virulence des luttes intérieures n'est fatale qu'aux nations épuisées. Chez les peuples robustes, elle n'est souvent qu'une manifestation de vitalité. Que de fois, au cours de son histoire, la Belgique n'en avait-elle pas fourni la preuve ! Que de fois, au XIVème siècle par exemple et durant la première moitié du XVIème, les troubles civils ou les différends confessionnels n'y avaient-ils pas coïncidé avec la pleine expansion de toutes ses énergies. Ce qui s'était passé alors se reproduisait au début du XXème siècle. Aujourd'hui comme alors, ce pays si agité par des conflits politiques, sociaux et linguistiques si violents qu'il paraissait au bord de la révolution, se trouvait pourtant, si l'on peut ainsi dire, traverser une crise de prospérité telle qu'il n'en avait connu de semblable en aucun temps. Jamais son essor économique ne l'avait porté aussi haut qu'en 1914, et à sa prospérité matérielle correspondait son expansion intellectuelle et artistique. Il suffit de rappeler ici que l'époque de l'apogée du port d'Anvers, de la mise en valeur du Congo, des progrès surprenants de l'exportation industrielle est en même temps celle qu'ont illustrée des artistes comme Meunier, des inventeurs comme Gramme et Solvay, des écrivains comme Verhaeren et Maeterlinck, des savants comme Van Beneden ou Waxweiler. Sur ce sol si travaillé, si labouré par les générations précédentes, s'épanouissait la fleur d'une civilisation complète et originale. La Belgique n'était pas seulement un marché et une fabrique. Elle jouait son rôle dans le monde de la pensée.

Plus que jamais, les influences du dehors se répercutaient sur elle et contribuaient à lui donner une physionomie nouvelle. Celle de l'Allemagne tout d'abord s'y affirmait avec la puissance grandissante que le jeune empire prétendait imposer au monde. Anvers redevenait, plus encore qu'aux beaux temps de la Hanse, un port germanique. Partout des ingénieurs, des (page 388) hommes d'affaires, des commis allemands, recommandés par la supériorité de leur dressage technique et de leur activité disciplinée, s'introduisaient dans les usines et dans les banques. Les capitaux allemands cherchaient et trouvaient des débouchés dans les entreprises industrielles et financières de la Belgique. Le Times, en 1905, allait jusqu'à prévoir le « vasselage économique » du pays à l'égard de sa redoutable voisine. Et l'emprise intellectuelle coïncidait bientôt avec l'emprise matérielle. Au prestige de la musique wagnérienne s'ajoutait celui de la science. Les universités d'Outre-Rhin attiraient plus largement d'année en année les jeunes docteurs. On leur demandait des professeurs, on imitait leurs « séminaires », on s'inspirait de leurs méthodes.

L'engouement n'était pas moins grand dans le monde politique. Les catholiques révéraient les hommes du « centre » comme les initiateurs des réformes sociales inspirées par l'esprit chrétien, tandis que les socialistes étaient pleins d'admiration et de respect pour le pays de Karl Marx et de la Sozial-democratie. En 1910, la visite de Guillaume II à Bruxelles avait provoqué un moment l'enthousiasme. Les outrecuidances des pangermanistes excitaient bien çà et là quelque inquiétude, mais trop rares étaient les gens avertis, et au surplus les déclarations que prodiguaient les ministres du Reich ne trouvaient que trop d'audience au sein d'un peuple qui ne demandait qu'à être rassuré sur le voisinage profitable de la grande et riche Allemagne. Le dernier traité de commerce qu'elle avait conclu avec la Belgique, commençait même à faire surgir l'idée d'une accession possible du pays au Zollverein. (Note de bas de page : En 1904, Léopold Il déclarait au chancelier de l'Empire, le prince de Bülow, que « Les Belges ont plus de confiance dans l'Allemagne que dans la France ». La proposition que Guillaume II lui fit le lendemain de s'allier à l'Allemagne au mépris de la neutralité, dut lui montrer combien cette confiance était fallacieuse. Mais elle n'en continua pas moins à subsister en général parmi le public et les conservateurs jusqu'à la veille de la guerre. Voyez les Mémoires de Bülow, t. II, p. 108 et suivantes de la trad. française. Cf. plus haut, pp. 334, 376. Fin de la note.)

Malgré tout cependant, l'action de la France demeurait prépondérante. Favorisée par une tradition plusieurs fois (page 389) séculaire, par l'analogie des mœurs, par la communauté de la langue, par le voisinage de Paris que les trains rapides mettaient à quatre heures de Bruxelles, elle dominait incontestablement dans la vie sociale. Les journaux parisiens de la nuit distribués dès le matin dans toutes les villes y faisaient concurrence à la presse nationale. Le théâtre ne jouait que des pièces françaises ; on ne lisait que des romans français ; les conférenciers parisiens faisaient salle comble dans tous les cercles littéraires. Les lois anticléricales de la République avaient fait refluer sur le sol belge, qui avait été sous tous les régimes l'asile des réfugiés de France, quantité de couvents et d'établissements d'enseignement. Lourdes attirait chaque année des milliers de pèlerins. Parmi les socialistes, Jaurès contrebalançait par l'éclat de son éloquence et la générosité de son humanitarisme la supériorité doctrinale des marxistes allemands. Les artistes comme les écrivains braquaient les yeux vers Paris, cette cosmopolis dont la vie exubérante s'épanche si largement qu'elle déborde les limites du sentiment national. C'est là que vivaient Maeterlinck et Verhaeren, de là que partaient les propagandistes de l'alliance française. Mais c'est là aussi que travaillaient les banques et les sociétés financières avec qui collaboraient dans tant d'entreprises des capitalistes belges. En dépit du protectionnisme grandissant de la France, du petit nombre de la colonie française en Belgique, du recul assez sensible des échanges industriels entre les deux pays, la Belgique était baignée d'une atmosphère française et, à première vue, l'étranger pressé de conclure, la considérait souvent comme une contrefaçon de la France.

A cette prépondérance n'échappaient qu'un nombre, il est vrai croissant, de flamingants, les uns entichés de pangermanisme, les autres cherchant à opposer la Hollande à la France et les congrès néerlandais à ceux de l'alliance française.

Et pourtant, le rayonnement de la France sur la Belgique, si éclatant qu'il fût, ne l'éblouissait pas. Le temps n'était plus où l'on suivait docilement et passivement les directions de la grande voisine. Ce qu'on lui empruntait était surtout affaire de mode, de bon ton et de bon goût ; c'est par son truchement (page 390) qu'on correspondait avec la civilisation de l'Europe et le sport lui-même n'arrivait d’Angleterre que par l'intermédiaire de Paris. Mais dans la réalité profonde des choses, la vie française ne s'imposait pas à la vie belge, et l'on pouvait même observer que l'existence nationale suivait de plus en plus sa direction propre. Quantité de caractéristiques de l'existence française - je cite pêle-mêle les maisons à appartements, la mise en nourrice des enfants, le pensionnat pour les écoliers, les mariages arrangés par les familles – demeuraient étrangères aux mœurs belges. L'organisation des partis, les traditions politiques, les méthodes de l'enseignement, les intérêts économiques allaient divergeant ici et là. Chacun des deux peuples accentuait plutôt, en vertu de sa structure sociale, ses différences à l'égard de l'autre. Rien de plus opposé que le cours de la démocratie, celui du socialisme, celui du catholicisme dans les deux pays. La législation, jadis si souvent calquée sur la législation française, suivait maintenant la voie que lui imposaient les nécessités sociales, économiques et linguistiques si bien que la Belgique apparaissait à la France une « terre d'expériences ». On ne raillait plus à Paris une nation si active et qui au milieu de tant de problèmes qui la sollicitaient, parvenait à trouver des solutions.

Nul doute que, malgré les apparences, la cohésion n'augmentât de cette communauté belge si contrastée et si secouée de querelles. Son existence même, cette obligation qui s'imposait à elle d'exporter pour vivre, lui imposait l'association et la collaboration de tous. Elle formait de plus en plus un bloc dont toutes les parties demeuraient solidaires. Anvers ne pouvait se dispenser, pour fournir ses frets, de la métallurgie des bassins de Liége et du Hainaut, qui eux-mêmes possédaient dans ce grand port l’exutoire indispensable de leurs produits. Vers Bruxelles gravitait comme vers son centre naturel, toute l'activité économique. Là étaient ses organes régulateurs, banques, sièges des grandes sociétés anonymes, à côté du palais du roi et du palais de la Nation. Capitale indispensable et incontestée d'un pays surpeuplé et surchauffé, elle grandissait à mesure qu'il s'efforçait davantage, débordant de toutes (page 391) parts sous l'afflux des habitants nouveaux qu'elle attirait pêlemêle de Flandre et de Wallonie. Il y avait relativement plus de Belges à Bruxelles que de Français à Paris, et cette grosse agglomération centrale, faite de la substance des deux parties de la nation, et si bien placée qu'on eût dit son site choisi au compas juste au milieu du territoire, tenait ensemble comme une puissante agrafe toute la Belgique. Et comme autour d'elle les grandes villes étaient trop nombreuses, la population trop active, l'esprit régionaliste trop puissant, les autonomies locales trop invétérées pour qu'elle parvînt à s'y imposer et à les entraîner à sa remorque, elle jouait en somme le rôle d'un centre commun d'attraction autour duquel tout le reste gravitait sans s'y absorber.

Dans cet ensemble complexe se manifestaient les deux tendances contradictoires qui caractérisaient la civilisation européenne du moment : le nationalisme et l'internationalisme. L'agitation flamingante et la réaction wallonne qui en était le contre-coup découlent en effet, si l'on envisage leur cause profonde, de la persistance de traditions et de souvenirs dont la langue n'est que le moyen d'expression. Leur but, conscient chez quelques-uns, inconscient chez la plupart, est le retour à l'autonomie régionale, grâce à laquelle le groupe national pourra se reconstituer dans la pleine originalité qu'il se pique naïvement de lui avoir jadis appartenu. « Mijn land is mij niet te klein », disait fièrement J.-F. Willems, et à cette parole s'oppose l' « Amon nos autes » des wallonisants. Il y a là incontestablement une protestation contre le présent, disons mieux, contre l'évolution tout entière des temps modernes qui a si impitoyablement écrasé sous son cosmopolitisme niveleur, les particularités, les singularités, les libertés provinciales, les caractères ethniques de l'Ancien Régime.

A cet égard, tout nationalisme est conservateur ou même réactionnaire en son principe, en ce sens qu'il s'élève contre ce qui est au nom de ce qui a été. Son énergie dépend par conséquent de l'écart plus ou moins grand de ce qui a été et de ce qui est. Or, cet écart, on l'a déjà dit à suffisance, n'étant pas très grand dans la communauté belge, il en résulte (page 392) que l'action centrifuge du nationalisme n'y peut franchir les bornes que lui assigne l'histoire et que le passé qu'il prétend restaurer n'est pas si éloigné du présent. En d'autres termes, le nationalisme n'y est pas incompatible avec le maintien de la civilisation commune à laquelle il a participé à toutes les époques.

Et cette civilisation-là, c'est proprement la civilisation belge. Internationale en son fond, elle n'est que l'expression ou si l'on veut la combinaison des influences auxquelles le pays est soumis en ce point sensible de l'Europe qu'il occupe. Les idées y arrivent de toutes parts comme les marchandises et circulent avec elles sur les voies ferrées. Il est aussi libre-échangiste dans le domaine intellectuel que dans le domaine matériel, et l'on pourrait encore dire de lui, comme au XVIème siècle, qu'il est une « terre commune à toutes les nations ». Trop ouvert sur le monde, trop traversé par trop de gens divers, il les accueille pêle-mêle, sans préjugés et aussi sans grand choix. Il prend de toutes parts ce qui lui semble bon. Son armée est organisée sur le modèle français et ses universités sur le plan allemand ; à l'Angleterre, il a emprunté ses méthodes industrielles. Depuis toujours il a été, et depuis la reconquête de son indépendance il est devenu de plus en plus un asile pour les réfugiés politiques de toutes les patries : républicains de France, carbonari d'Italie, révolutionnaires de Pologne, libéraux et socialistes d'Allemagne. Il laisse à sa presse une liberté de critique, même contre ses propres institutions, qui correspond à cet individualisme invétéré qui, lui aussi et même lui surtout, favorise l'internationalisme en permettant à chacun de choisir et de défendre les principes qui lui plaisent. Jamais il n'a sévi contre les idées. La censure lui est aussi inconnue qu'à sa douane les tarifs prohibitifs et il a laissé passer, tour à tour ou tout ensemble, le catholicisme de Lamennais, celui de Veuillot et celui de Windhorst, comme le socialisme de Louis Blanc, de Fourier, de Considérant, de Karl Marx. Ses professeurs ont joui à toutes les époques d'une indépendance de parole dont aucun autre pays ne fournit l'exemple. Aussi nulle capitale ne s'approprie-t-elle mieux que Bruxelles à la tenue des congrès internationaux. Ils s'y succèdent sans interruption (page 393) et parfois même y établissent leurs bureaux permanents. C'est en Belgique qu'a été fondé l'Institut de droit international et que l'Internationale socialiste a placé son secrétariat. Le goût pour les expositions universelles est encore un indice curieux de cet Etat d'esprit. Depuis 1880, elles se suivent à courts intervalles : à Bruxelles, à Anvers, à Liége, à Charleroi, à Gand. Les universités du pays regorgent d'étrangers. Celle de Louvain, où Mgr. Mercier fonde en 1889 l'Institut de philosophie thomiste, est la grande école de la catholicité. L'aspect extérieur des villes avec leurs constructions de tous les styles témoigne de son côté de la réceptivité du pays. Bref, le milieu belge est tellement un syncrétisme des civilisations les plus diverses qu'on a pu le comparer à la Syrie de l'antiquité, placée comme lui au point de contact de grands empires et, comme lui, en rapports constants avec eux par son commerce et son industrie.

Incontestablement, la Belgique reçoit beaucoup plus qu'elle ne rend, et sa culture est beaucoup plus diversifiée que nourrie de tous les apports qu'elle accueille. Elle ne les reçoit d'ailleurs en grande partie que par l'intermédiaire de la France, dont la langue ne la fait correspondre avec le monde qu'en passant par Paris. Mais cela suffit pour lui constituer, au milieu des nations qui l'entourent, une originalité qui provient de son cosmopolitisme. Sa pensée, faite de tant d'éléments divers, reste accueillante, tolérante et humaine. Elle ne s'oppose pas hargneusement à l'étranger. Chez les meilleurs de ses interprètes, elle s'efforce à être européenne.

Et en cela elle correspond bien à cet amour de la paix qui est en même temps pour le peuple belge un besoin, une manière d'être et un idéal. Un besoin parce que la paix est la première condition de sa prospérité, une manière d'être, parce que depuis quatre-vingts ans il n'a plus connu la guerre, un idéal, parce que son cosmopolitisme la lui fait apparaître comme identique à la civilisation elle-même. Il y tient par toutes ses fibres, par un ensemble heurté des motifs les plus bas et les plus élevés, depuis l'horreur instinctive de la caserne jusqu'à l'aspiration à la fraternité universelle du genre humain.

A la veille de la guerre mondiale, les signes avant-coureurs (page 394) de la catastrophe avaient beau se multiplier, on ne voulait pas ou on n'osait pas les voir. La réforme militaire votée en 1913 semblait au surplus devoir écarter des frontières un fléau dont on s'était désaccoutumé depuis trop longtemps. Au milieu de l'illusion générale, le roi, qui depuis sa récente visite à Guillaume II savait le choc inévitable, devait garder le silence (sur cette visite (6 novembre 1913), voyez l'intéressant article de E. Beyens dans la Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1930). Le meurtre de Serajevo, l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie n'avaient pas suffi à dessiller les yeux. Les catholiques ne pouvaient se résigner à soupçonner l'Allemagne, et les socialistes, qui venaient de conférer à Bruxelles avec des socialistes français et des délégués de la Sozial-democratie, n'étaient pas moins confiants. En quittant Emile Vandervelde, Jaurès lui donnait rendez-vous à Vienne dans quinze jours. Personne ne pouvait supposer que, le 30 juillet, le ministre d'Allemagne à Bruxelles avait reçu la fatale enveloppe d'où devait sortir la catastrophe.

Pourtant la situation devenait si grave que le 1er août le roi lançait l'ordre de mobilisation générale. L'opinion presque tout entière n'y vit qu'une mesure de précaution. La présence des troupes aux frontières suffirait sans doute, comme en 1870, à écarter l'ennemi. Les soldats partaient pleins de confiance dans le retour. La déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie était trop attendue pour effrayer. Le parti pris était si tenace que l'envahissement même du grand-duché de Luxembourg ne parvint pas à le dissiper.

Brusquement, au matin du 3 août, les journaux annonçaient la remise dans la nuit de la demande faite au gouvernement de laisser passer l'armée allemande et la réponse qu'elle avait reçue. Ainsi l'inconcevable se réalisait. Ce peuple qui, depuis bientôt un siècle, s'était complu à considérer sa neutralité comme sa sauvegarde et qui avait si scrupuleusement veillé sur elle, se voyait sommé de la violer au profit d'une des Puissances qui l'avaient garantie. Pas un instant personne ne songea à la possibilité même de discuter. Le refus si net du gouvernement fut, dans toute la force du terme, celui du pays. (page 395) Chacun ressentait presque comme une injure personnelle, la honte de la proposition. Puisqu'il le fallait, on acceptait cette chose monstrueuse, la guerre. Le peuple faisait bloc dans la volonté de défendre la « commune patrie » contre la violence et l'outrage. De toutes les fenêtres sortait le drapeau national qui n'avait depuis bientôt un siècle été arboré qu'en temps de fête.

Le 4 août, au moment où l'ennemi franchissait déjà la frontière, les Chambres convoquées par dépêche en séance extraordinaire se réunissaient à la hâte dans ce Palais de la Nation où quatre-vingt-quatre ans auparavant le Congrès avait proclamé et constitué l'indépendance de la Belgique. Plusieurs députés, appelés sous les drapeaux, siégeaient dans leur uniforme de soldat. Les acclamations arrivées de la rue annonçaient l'approche du roi. Il parut, sa grande taille serrée dans la tenue de campagne de généralissime, prêt à monter à cheval, incarnation émouvante, dans sa simplicité coutumière, de la patrie en danger. De tous les points de l'assemblée, dressée en un mouvement unanime d'enthousiasme, les acclamations montaient vers lui. Ce fut comme une communion du pays avec celui à qui la guerre confiait ses destinées, comme une consécration suprême du pacte conclu jadis entre la nation et Léopold Ier.

Et l'unanimité des cœurs et des volontés qui s'affirma alors était si profonde et si sincère qu'elle devait persister durant les quatre années les plus terribles et les plus merveilleuses de l'histoire nationale.

La Belgique fournit au monde étonné, jusqu'au bout de la cruelle épreuve, l'exemple de ce que peut, contre l'abus de la force, un peuple conscient de sa liberté et décidé à tout souffrir pour rester digne d'elle. Toutes les souffrances matérielles, elle les supporta. Occupée presque en entier par l'ennemi, son gouvernement réfugié au Havre, sa presse muette, ses usines fermées, son peuple, le plus indiscipliné qui fût, soumis à l'Etat de siège et le plus libre, réduit à l'esclavage, ses meilleurs citoyens emprisonnés, ses ouvriers déportés de force, trahie finalement par un groupe de fanatiques et d'aventuriers, elle ne s'abandonna pas. Elle eut ses martyrs et ses héros, depuis (page 306) le chef de son Eglise et le bourgmestre de sa capitale, jusqu'aux admirables « espionnes » qui tombèrent sous les balles des pelotons d'exécution. De son sein sortirent par milliers les hommes qui se consacrèrent à son ravitaillement, et les jeunes gens qui, se glissant sous les fils électrisés tendus le long de ses frontières, allaient rejoindre ses troupes. Le massacre de ses populations désarmées, les calomnies propagées par son vainqueur momentané, le recul de son armée repoussée de Liége et de Namur, débusquée d'Anvers, refoulée jusqu'à l'extrême limite du territoire, ne purent venir à bout de sa confiance dans la victoire. Elle savait bien que le drapeau national continuait à flotter sur l'Yser et le vent d'Ouest qui lui apportait le bruit lointain de la canonnade lui était comme un messager permanent de son roi et de ses soldats. On eût dit qu'elle avait recouvré la longue patience de ses ancêtres durant les siècles où elle avait été le champ de bataille de l'Europe (Pirenne, Histoire de Belgique, t. V, p. 5). Elle vivait comme eux dans « l'espérance de la paix », mais cette fois, elle prenait part elle-même à la lutte dont elle était l'enjeu.

Car le conflit gigantesque où elle avait été entraînée devait en même temps que de son sort, décider du sort de l'Europe et par delà du sort du monde. Elle ne luttait pas seulement pour l'existence, elle combattait encore pour le respect des traités, pour le droit et la justice, pour empêcher enfin l'établissement de l'hégémonie que sa conquête eût assurée à l'Allemagne. Son indépendance qu'elle avait proclamée jadis en dépit des Puissances et que les Puissances n'avaient tolérée que par crainte d'une guerre générale, la guerre générale la rendait aujourd'hui aussi précieuse à l'Europe qu'elle était chère aux Belges eux-mêmes. Jamais le caractère international du pays ne s'était plus hautement affirmé que dans la grande crise d'où il devait sortir meurtri, mais glorieux, pour aborder une nouvelle période de son histoire.