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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre IV. De 1884 à 1914

Chapitre III. Le Congo et l’expansion belge

(page 348) (Note de bas de page : On ne trouvera dans ce chapitre qu'une esquisse sommaire des efforts et des négociations qui ont fini par donner une colonie à la Belgique. De cette colonie même, dont l'histoire constitue un sujet indépendant de celui de cet ouvrage, il ne pouvait être question ici.)

En même temps qu'elle devenait une démocratie, la Belgique entrait dans la voie de l'expansion coloniale. Le 28 avril 1885, quelques mois avant le grand soulèvement ouvrier d'où devait sortir la révision constitutionnelle, les Chambres autorisaient le roi à prendre le titre de souverain de l'Etat indépendant du Congo. Comme la politique démocratique d'ailleurs, la politique coloniale fut imposée du dehors au pays légal. La première est due à l'initiative du peuple ; la seconde à l'initiative de Léopold II. En réalité, pour l'une comme pour l'autre, le Parlement n'a marché qu'à contre-cœur.

Durant les premières années du royaume, quelques tentatives avaient été faites, on l'a vu plus haut, pour acquérir au pays des établissements outre-mer (voyez plus haut p. 94.). Au milieu des difficultés économiques que l'on traversait, on espérait fournir de cette manière un exutoire à la population surabondante que le malaise industriel et le malaise agricole contraignaient à (page 349) l'émigration. Du reste, mal conçues, mal soutenues par les pouvoirs publics, ces entreprises avaient lamentablement échoué. Il avait fallu abandonner en 1856 la concession de Santo-Thomas et déclarer la compagnie qui en avait pris l'initiative déchue de ses droits. Toute idée d'expansion avait si bien disparu que les Chambres renonçaient à l'entretien de quelques pauvres navires de guerre qui pourrissaient dans les bassins d'Ostende. La flotte marchande ne comptait pas : presque toute l'exploitation belge s'opérait sous pavillon étranger. Les tarifs différentiels adoptés en 1844 pour améliorer cet état de choses et susciter une navigation nationale n'avaient servi de rien. L'essai en 1853 de subventionner une compagnie transatlantique avait bientôt pris fin dans des conditions assez louches. A partir des environs de 1860 au surplus, le régime du libre-échange avait tellement activé l'industrie que personne ne songeait plus à se procurer des débouchés au dehors.

Grâce au bon marché de la main-d'œuvre, à la multiplicité de ses moyens de communication intérieure, à l'attraction croissante du port d'Anvers, le pays voyait ses produits s'écouler au fur et à mesure de leur fabrication. Nul besoin de s'ingénier à trouver des clients, ils arrivaient d'eux-mêmes, chargés de commandes. Les manufacturiers belges dont les marchandises circulaient sous tous les climats étaient, en général, les plus casaniers des hommes. Ils ne demandaient qu'à jouir bénévolement d'une situation si avantageuse et si confortable. Ils se complaisaient pour la plupart dans l'idée d'habiter une sorte d'Eldorado, une terre privilégiée, que sa neutralité garantissait contre les dangers de la guerre, de même que son travail lui assurait une richesse perpétuelle. A quoi bon chercher le mieux, au prix de dépenses et de risques inutiles, quand on avait le bien ?

Le plus sûr et le plus sage était de rester ce qu'on était. Petite par son territoire, la Belgique devait se contenter de la gloire d'être grande par ses institutions, son bon sens et son industrie. C'est là le thème que l'on retrouve continuellement dans les discours officiels du temps. En 1859, l'opinion avait applaudi au refus (page 350) opposé par le Parlement au désir du roi de collaborer, par un corps de 3 à 4,000 hommes, à l'expédition dirigée contre la Chine par la France et l'Angleterre. Et si la popularité de la princesse Charlotte l'avait fait consentir en 1864 au recrutement d'une légion de volontaires pour la guerre du Mexique, l'issue tragique de cette aventure n'avait pu qu'accentuer ses répugnances pour toute équipée lointaine.

Quelqu'un pourtant voyait plus grand et de plus haut. Cette « petite Belgique », si fort prisée par ses sujets, ne suffisait ni à la largeur de vues, ni à l'énergie latente, ni au patriotisme de Léopold II. Formé par de longs voyages, il savait combien d'espaces libres s'offraient encore de par le monde à l'expansion de l'Europe. Il ne concevait pas que son peuple, regorgeant d'hommes et d'activité, ne se laissât pas séduire par cette mer qui baignait ses rivages. Du haut des fenêtres de son palais d'Ostende, il laissait, comme un autre Henri le navigateur, son imagination courir sur les flots. N'étant encore que duc de Brabant, il s'était adonné passionnément, en compagnie de Brialmont (Ssr cette collaboration voy. P. Crockaert, Brialmont, p. 339 et suivantes), à des études d'histoire coloniale, qui avaient bientôt assigné à son génie tenace le but auquel il devait tendre jusqu'au bout. En 1889, il pouvait écrire à Beernaert que depuis lors « ni un jour, ni une heure ne se sont écoulés sans que je me sois efforcé personnellement de diriger l'excès d'activité du pays en étendant la sphère de ses entreprises et de lui préparer un avenir digne de son glorieux passé » (Ed. Van der Smissen, Léopold II et Beernaert, t. I, p. 425).

Le scepticisme qui avait accueilli les discours où il avait, avant son avènement, exprimé au Sénat sa conviction et ses espoirs l'avait d'ailleurs convaincu qu'il n'avait de secours à attendre que de lui-même. Mais son esprit ne connaissait pas le découragement et il avait en soi cette confiance que l'obstacle ne fait qu'exciter. Se montrant à ses ministres sous l'apparence d'un roi strictement parlementaire et libre-échangiste, il méprisait au fond leur doctrinarisme libéral. S'il s'y (page 351) conformait par nécessité, il n'en supportait le joug qu'avec une impatience secrète. Dans d'autres circonstances et en d'autre temps, il eût été sans doute l'un de ces absolutistes confondant l'Etat avec leur personne, l'intérêt de leur peuple avec la gloire de leur couronne, réalisant leurs desseins par la diplomatie et par la guerre et léguant un grand nom à l'histoire. Et il était condamné par l'Europe à se confiner dans la neutralité et par la Constitution, à ne gouverner qu'au gré d'une bourgeoisie aussi infatuée d'elle-même que timide et économe ! Sauf quelques officiers et de plus rares hommes d'affaires, il ne parvenait à rallier personne à ses idées. Ses conversations aux dîners de cour ou dans son cabinet prenaient vainement comme thème ce que ses interlocuteurs ne considéraient que comme des « lubies royales » : le besoin pour une nation industrielle de posséder des comptoirs au dehors, l'utilité de subventionner des lignes de navigation et - car il lui arrivait de laisser échapper cette énormité - l'opportunité de construire une petite flotte cuirassée. Il n'en travaillait qu'avec plus de passion dans son particulier. Suffisamment riche, grâce à la fortune laissée par son père, il avait du moins assez de ressources pour se payer la satisfaction d'agir. Dès 1869, il avait entrepris personnellement des démarches, qui se prolongèrent dans le plus grand secret jusqu'en 1875, pour obtenir de la détresse financière du gouvernement espagnol la cession des îles Philippines. En 1873 et 1874, son attention se tournait vers la Chine où il eût voulu intéresser ses compatriotes à la construction de chemins de fer.

Les explorations dirigées au centre de l'Afrique allaient enfin, après ces tâtonnements du début, fixer son objectif. Elles faisaient sortir de l'ombre d'immenses étendues dont le mystère augmentait encore l'attraction. N'appartenant à personne, ne risquaient-elles pas cependant d'être au premier qui y planterait son drapeau ? Pour réserver l'avenir, sinon pour le préparer à son profit, Léopold II, et ce fut là sans doute un trait de génie, vit tout de suite la chance que la neutralité belge, qui le paralysait par ailleurs, lui permettait ici de courir.

Le 12 septembre 1876, il convoquait à Bruxelles une (page 352) conférence géographique internationale en vue de rechercher les méthodes à employer pour ouvrir à l'Europe le continent noir et y supprimer les fléaux de l'esclavage et de traite. « Il m'a paru, disait-il en ouvrant les travaux, que la Belgique, Etat central et neutre, serait un terrain bien choisi pour une telle réunion ». De visées personnelles et nationales, pas un mot. L'entreprise se présentait comme une œuvre cosmopolite et humanitaire. Mais le Comité exécutif de l'Association Internationale Africaine, dont la création fut décidée, se trouva naturellement placé sous la présidence du souverain éclairé qui en avait provoqué la naissance. Le premier pas était fait dans la voie qui devait conduire au but que sans doute le roi voyait déjà monter sur l'horizon : la transformation de son pays en puissance coloniale.

L'Association Internationale devait comprendre dans chacun des pays participants, un comité national. Sous l'impulsion du roi, le Comité belge déploya tout de suite une activité effective. Le capitaine Crespel et le lieutenant Cambier venaient d'être chargés d'une mission de reconnaissance, quand le 17 octobre 1877, un télégramme annonça la merveilleuse nouvelle de la traversée, par Stanley, de l'Afrique centrale. L'explorateur avait descendu le cours du Congo, dont on ne connaissait guère encore que l'embouchure. Perspective grandiose dont Léopold s'enthousiasma tout de suite. Dépité par la froideur de l'accueil qu'il avait reçu en Angleterre, Stanley, mandé à Laeken, accepta les ouvertures du président de l'Association Internationale. Mais déjà celle-ci n'était plus qu'un prétexte philanthropique. De même que cinq siècles auparavant, Henri le navigateur avait passé de l'idée de la croisade contre l'Islam à celle d'exploiter les richesses de la côte africaine, de même Léopold subordonnait maintenant la campagne anti-esclavagiste à des visées d'expansion territoriale. La mission confiée à Stanley le chargeait de conclure avec les indigènes des traités d'abandon de souveraineté. En même temps, le Comité d'études du Haut-Congo, fondé le 23 novembre 1878 à Bruxelles par le roi avec l'appui de quelques financiers, envisageait la construction d'un chemin de fer destiné à tourner les (page 353) cataractes du fleuve. Léopoldville, au nom symbolique, était fondé en 1882.

Cependant, parti du Sénégal, de Brazza s'avançait vers Stanley et un choc redoutable pouvait en résulter. Secrètement le roi négocia avec le gouvernement français. Le 16 octobre 1882, celui-ci s'engageait à ne pas entraver l'œuvre de l'Association Internationale du Congo, appellation nouvelle prise par le Comité d'études (1882) et sous le couvert de qui il devenait possible, sans soulever d'objections, d'accepter le bénéfice des traités dictés aux chefs nègres. L'intervention du Portugal faillit tout gâter. De sa glorieuse expansion au XVème siècle, il conservait sur l'embouchure du Congo de ces droits historiques qu'il est aussi facile de faire valoir que de contester. Il sut y intéresser l’Angleterre, surprise et jalouse des progrès de l'Association Internationale. En 1884, le Cabinet de Londres reconnaissait la souveraineté portugaise sur les bouches du fleuve, tout en la soumettant en fait à l'influence britannique. C'était anéantir d'un trait de plume l'œuvre de Léopold. Privés de leur débouché naturel sur la mer, les territoires de l'intérieur perdaient toute chance de développement.

Mais l'entrée en scène de l'Angleterre, en soulevant les craintes des autres Puissances, fit le jeu de l'Association Internationale qui n'inquiétait personne. La France et l'Allemagne entre qui, par aventure, s'esquissait alors un rapprochement, refusèrent d'admettre les prétentions périmées du Portugal. De leur côté, les Etats-Unis d'Amérique, sous l'influence de leur tradition anti-esclavagiste, déclaraient, le 22 avril 1884, accepter le drapeau bleu étoilé d'or de l'Association comme celui d'un gouvernement ami. Quelques jours plus tard, le 23 avril, la République française, moyennant la promesse de Léopold de lui offrir en cas de vente le droit de préemption des territoires acquis dans le bassin du Congo, agissait à peu près de même. Le 8 novembre, allant plus loin encore, l'Allemagne reconnaissait à l'Association le statut d'une puissance souveraine.

Grâce aux circonstances, mais grâce aussi à son énergie et (page 354) à sa souplesse, le roi avait donc manœuvré avec bonheur au milieu de tous les écueils. L'œuvre réalisée était bien son œuvre. Tout s'était concentré dans son cabinet, à l'insu des ministres. Loin de s'offenser d'ailleurs d'être ainsi mis à l'écart du « secret du roi », ils s'applaudissaient de voir le souverain s'amuser à des projets qui le détournaient de la politique intérieure et pour lesquels ils ne montraient qu'une indifférence dédaigneuse. Quant au Parlement et à l'opinion, absorbés par la lutte scolaire, leur indifférence et leur dédain étaient plus grands encore. Et cette abstention était un bonheur. Que fût-il arrivé si les pouvoirs publics avaient prétendu se mêler du « grand dessein » de Léopold ? Sans le moindre doute, leurs lenteurs et leurs scrupules de neutralité eussent, dès l'abord, tout perdu. Leur horreur du « pouvoir personnel » les eût portés plutôt à contrarier qu'à aider la politique royale. Seuls un Emile Banning, un Lambermont en comprenaient la portée, l'un s'y dévouant par idéalisme humanitaire et patriotique, l'autre mettant à son service ses talents de négociateur. Dans l'armée aussi des dévouements s'offraient et, à l'appel de leur chef, une élite de jeunes officiers partaient allègrement pour cette Afrique où les attirait la séduction des aventures, de l'inconnu et du danger. En somme, si le peuple belge ne sortit pas de l'apathie, ce sont des Belges pourtant qui permirent au souverain de réaliser ses projets.

La conférence de Berlin (novembre 1884 - février 1885) devait les amener à une étape décisive. Cette fois, et pour la première fois, le gouvernement belge était appelé à prendre parti. Ses délégués laissèrent heureusement agir Lambermont.

Après des discussions compliquées par les prétentions de la France et les difficultés soulevées par l'Angleterre et le Portugal, on finit pourtant par aboutir. De Bruxelles, le roi suivait heure par heure les débats. Son titre international lui donnait barre sur les convoitises de rivaux en désaccord. Il allait jusqu'à parler de se retirer si on ne concédait pas aux territoires de l'Association leurs communications avec la mer et de laisser en face les uns des autres des compétiteurs qui eussent été incapables de s'entendre. La crainte d'une rupture eut les mêmes (page 355) conséquences que cinquante-cinq ans auparavant, celle de la guerre générale, lors de la reconnaissance de l'Etat belge. Le 26 févier 1885, la Conférence prenait acte enfin de la constitution de l'Etat indépendant du Congo. Trois jours plus tard, l'Association internationale adhérait à cette résolution.

Peut-être, comme l'a dit Banning, l'Europe eût-elle vu sans défaveur « le drapeau belge se substituer à celui de l'Association africaine ». Mais il n'y fallait pas penser. Le Parlement se montrait « glacial ». Bien loin de s'en réjouir, le pays semblait embarrassé du succès personnel que son roi venait de remporter. Il fallut toute l'habileté de Beernaert pour amener les Chambres à voter les 28-30 avril 1885 « l'autorisation pour S. M. le roi d'être chef de l'Etat fondé en Afrique par l'Association internationale africaine ». Ce vote d'ailleurs fut un simple vote de courtoisie sinon de résignation. Il n'engageait que le souverain dans l' « aventure congolaise », toute charge et toute responsabilité étant déclinées par la Belgique. Et il faut avouer que, somme toute, ce manque d'enthousiasme se comprend assez bien. Il eût fallu une largeur de vues et une hardiesse généreuse dont étaient incapables des hommes dominés par l'intérêt électoral et d'implacables animosités de partis pour prévoir l'avenir et courir les chances d'une colonie dont, sauf l'ivoire, on ignorait encore tout des magnifiques ressources que son statut international offrait à tout le monde, qui, avant de pouvoir être mise en valeur, exigerait d'énormes dépenses, nécessiterait de coûteuses expéditions militaires et entraînerait son possesseur dans de dangereux conflits.

Roi constitutionnel en Belgique, Léopold II, après la signature de l'acte de Berlin, se trouva jouir dans l'Etat indépendant du Congo, d'une souveraineté également absolue en droit et en fait. Sauf les stipulations internationales qui l'obligent à pratiquer dans ses territoires africains la politique de la porte ouverte et à n'y imposer aucun droit d'entrée, son autorité n'est soumise à aucune limitation et elle échappe à tout contrôle. Les relations avec l'étranger comme le gouvernement intérieur ne dépendent que de lui. Il lui faut, de Bruxelles, créer de toutes pièces une organisation administrative, régler (page 356) les rapports avec les indigènes, organiser une force publique, percer des voies de communication, achever l'exploration du pays et enfin le mettre en valeur. Et quand on songe que pour accomplir une œuvre aussi grandiose, le roi en est réduit à ses propres ressources, on demeure confondu devant l'intelligence, l'énergie et l'habileté dont il a fait preuve.

Il est impossible de songer à donner ici ne fût-ce qu'une esquisse des progrès accomplis. En moins de quinze ans, l'Etat du Congo avait atteint au nord les environs du Nil, à l'est le lac Tanganika, au sud les frontières de la colonie anglaise du Cap. Des traités étaient conclus avec la France, l'Angleterre, l'Allemagne, le Portugal ; les incursions des Arabes étaient arrêtées, la traite des noirs prenait fin, un chemin de fer, achevé en 1898, tournait les cataractes du fleuve, des missionnaires se répandaient à travers l'immense territoire, en même temps que des centres administratifs, des postes fortifiés, des factoreries de tout genre resserraient sur lui leur emprise. Pour accomplir tout cela, il fallait des hommes et des finances. L'armée belge ne cessa pas de fournir à son chef national le personnel que réclamait le souverain du Congo. Ce sont ses officiers qui organisèrent les troupes noires, repoussèrent et vainquirent les auxiliaires ou les alliés de Tippo-Tib, dilatèrent en tous sens les frontières de l'Etat et lui fournirent ses premiers administrateurs. Des étrangers apportèrent enfin une collaboration précieuse dont l'importance d'ailleurs alla diminuant à mesure que grandissait celle des Belges. Peu à peu les exploits qu'évoquaient là-bas les noms, hier inconnus, des frères Vandevelde, de Le Marinel, de van Gèle, de Van Kerckhoven, de Thys, de Jacques, de Francqui, de Coquilhat, de Dhanis, de Lothaire, de Wahis, de Ponthier, de Lemaire, de Delcommune, de Valke, de Hannusse, de Liebrecht, de Hanssens, de Janssen, de Chaltin, de Fiévé, de Storms, de Hambursin, de de Heusch, de Malfeyt, de Hecq, de Henry, de Tombeur, de l'héroïque sergent De Bruyne et de tant d'autres, leur suscitaient des émules et secouaient l'indifférence du public. Les sermons enflammés du cardinal Lavigerie à Sainte-Gudule, valaient à l'Etat du Congo le (page 357) prestige d'une grande entreprise humanitaire et chrétienne. La conférence anti-esclavagiste internationale qui siégea à Bruxelles du 18 novembre 1889 au 2 avril 1892, sous la présidence de Lambermont, finit, après de longues difficultés suscitées par les jalousies des Puissances, par réglementer la répression de la traite des noirs (2 juillet 1890), et par reconnaître au Souverain de l'Etat indépendant, le droit de prélever quelques maigres droits d'entrée et de sortie.

Mais plus le succès s'affirmait, plus aussi s'imposait le besoin inéluctable de le soutenir par une organisation financière définitive. La cassette du roi et sa liste civile ployaient sous le faix. Dès 1887, il avait fallu recourir à un emprunt à primes dont les Chambres avaient autorisé le placement en Belgique. En 1889, le gouvernement souscrivait dix millions dans un second emprunt, qui avait failli devenir un désastre pour le roi, obligé d'en conserver la plupart des titres. Le recours aux banquiers internationaux ne pouvait être qu'un expédient ruineux. Faudrait-il donc en arriver, pour éviter la ruine menaçante, à vendre à la France l'empire naissant que le roi destinait à son pays ? Pour le sauver il n'était que de le léguer dès maintenant à la Belgique et de lui imposer ainsi la charge de lui venir en aide.

Au mois de juillet 1890, Léopold faisait connaître son testament, antidaté du 2 août 1889, et les Chambres consentaient à avancer à l'Etat indépendant une somme de 25 millions payables en dix ans. Ce terme écoulé, elles auraient le droit, soit d'annexer la colonie, soit de se faire rembourser leurs avances. Elles n'assumaient d'ailleurs ni risques ni responsabilités dans l'entreprise, mais se réservaient un droit de regard sur la gestion financière du souverain.

Le roi n'en demandait pas plus. Assuré désormais de pouvoir parer aux nécessités les plus pressantes, son ambition s'échauffe et s'exalte. Il oublie cet idéalisme humanitaire auquel son Congo doit la naissance. Ce qu'il veut maintenant, c'est se tailler un empire qui trouvera en lui-même les ressources indispensables à son expansion. Le décret du 21 septembre 1891 sur la réserve faite à l'Etat du produit des terres (page 358) domaniales peut être considéré comme le début de l'orientation nouvelle. Elle ne devait plus cesser de s'accentuer depuis lors, et c'est elle qui causa la rupture du roi avec ses auxiliaires de la première heure, Emile Banning, Lambermont et bientôt Beernaert lui-même.

En participant directement au commerce, l'Etat, en effet, non seulement allait soulever contre lui l'hostilité des compagnies privées, mais encore soumettre les indigènes au travail forcé à son profit et encourir ainsi le reproche de rétablir, sous une autre forme, l'esclavage qu'il avait pour mission d'abolir. De même que l'expansion de l'industrie capitaliste avait entraîné en Europe l'exploitation des ouvriers, de même le progrès colonial était ici au prix de l'exploitation des nègres. Seul il pouvait fournir les ressources indispensables à la politique de plus en plus ambitieuse de Léopold. Dès la fin de 1891, il fait occuper le Katanga, charge Dhanis de remonter le Kwango, annexe une partie du Lunda, cherche à s'installer sur le Haut-Nil où il envoie Van Kerckhoven et Jacques (1892-1894). Profitant de la rivalité des Puissances qui l'entourent, il pousse hardiment ses pointes de tous côtés. En 1894, il obtient de l'Angleterre la reconnaissance de ses prétentions sur une partie du Loanda et du Katanga réclamés par le Portugal, et sur le Bahrel-Ghazal et le Baghirmi aux dépens de la France, en retour d'une bande de terrain unissant le Tanganika au lac Edouard. La France cependant menace de bloquer Boma et, pour réfréner les appétits du souverain le l'Etat congolais, fait craindre au roi des Belges d'encourager dans son propre pays la dangereuse agitation politique qu'a suscitée la révision constitutionnelle. Il fallut (août 1894) pour la calmer une convention lui donnant le droit d'accès au Nil et assignant pour frontière à l'Etat indépendant la ligne de partage entre le bassin de ce fleuve et celui du Congo. Quatre ans après, en 1898, l'affaire de Fachoda poussait Léopold à tenter sa chance du côté du Soudan, en s'appuyant tour à tour sur la France et l'Angleterre, d'ailleurs sans succès. En 1895, un arrangement avec l'Allemagne pour s'insinuer en Erythrée n'avait pas mieux réussi. Grisé par la fortune, il semble que Léopold, comme (page 358) jadis Charles le Téméraire, commençât à perdre de vue « le possible et le réel ».

Pourtant les difficultés s'accumulaient autour de lui. A mesure qu'il se fait plus envahissant et que les monopoles que se réserve l'Etat restreignent plus fortement, au mépris de l'acte de Berlin, la liberté commerciale, c'est dans la presse un tollé d'attaques et de récriminations que les ripostes des journaux soudoyés à grand prix ne parviennent pas à étouffer. Le travail forcé fournit un thème trop facile aux déclamations vertueuses des anti-esclavagistes et des philanthropes, pour laisser l'opinion indifférente. En Belgique même, les critiques virulentes qu'il provoque parmi les socialistes et les radicaux font le jeu des compagnies privées furieuses du mercantilisme léopoldien. Déjà en 1890, Banning constate que « les solutions les plus risquées n'arrêtent plus le souverain. Dans les rangs des intéressés belges l'exaspération est au comble et un éclat ne pourra plus être conjuré longtemps. Il importe que le gouvernement envisage résolument la reprise prochaine par la Belgique ; c'est le seul moyen de sauver le Congo et le roi lui-même » (E. Banning, Mémoires politiques et diplomatiques. Comment fut fondé le Congo belge, p. 313 (Paris-Bruxelles, 1927).

Retombé par l'excès même de ses ambitions dans de nouvelles difficultés financières, Léopold finit par se persuader de la nécessité de cette reprise. Il la laissa présenter au Parlement, au début de 1895, par le comte de Mérode, ministre des affaires étrangères. Mais on était alors en plein dans la tourmente politique provoquée par la loi scolaire. Intimidée par l'opposition que menaient contre le projet radicaux et socialistes, la droite hésitait. Le roi, de son côté, ne voulait pas accepter les conditions qu'elle prétendait lui imposer. Il fallut renoncer à aboutir et retirer le projet. Or à ce moment même, le Congo, qui n'avait encore entraîné que des dépenses, commençait enfin à « rendre ». Grâce à la culture du caoutchouc et à l'achèvement du chemin de fer des cataractes, l'Etat, et l'Etat c'était le roi, non seulement s'affranchissait de ses besoins (page 360) d'argent, mais devenait une puissance financière et commerciale, si bien que son chef, dispensateur absolu de ses ressources et de sa politique, se trouvait maintenant au comble de la fortune, dans une situation à laquelle on ne peut guère comparer que celle dont, au XVème siècle, les Médicis avaient joui à Florence. Comme eux, il est à la fois souverain et homme d'affaires. Comme eux, il engage ses capitaux partout où, comme en Chine par exemple, les possibilités d'expansion s'offrent à l'esprit d'entreprise, et, comme eux encore, il s'abandonne à des desseins de magnificence.

La fondation de la couronne, en 1901, a pour but d'y suffire. Dotée de biens qui couvrent le sixième du territoire congolais, elle fournit les fonds nécessaires aux travaux qui transforment l'aspect de Bruxelles : arcade du Cinquantenaire, musée de Tervueren, façade du palais royal, sans compter tant d'avenues, de parcs, d'embellissements de toute sorte largement étendus autour de la capitale. Le double L qui se détache sur les bâtiments royaux fait songer à Louis XIV et sans doute Léopold lui-même, en ces années de splendeur, s'est-il complu à ce rapprochement. Et sans doute aussi a-t-il cherché par cet étalage de sa puissance africaine à oublier qu'en cette Belgique qu'il marquait de son empreinte à coups de millions, le Parlement lui refusait obstinément la réforme militaire dont l'urgence se faisait pourtant de plus en plus évidente. Au Congo même, l'entente cordiale de la France et de l’Angleterre lui interdisait à partir de 1904 de pratiquer encore entre ces deux puissances la politique de bascule à laquelle il avait souvent recouru. Et par delà cette entente, il prévoyait une guerre où seraient fatalement entraînées et la Belgique et son œuvre africaine. L'avenir de celle-ci paraissait d'autant plus compromis que la campagne contre les « atrocités » du Congo, avait pris une violence nouvelle depuis que la prospérité de l'Etat indépendant la renforçait des dépits de l'envie. Au mois de juin 1903, le gouvernement anglais avait protesté officiellement contre les cruautés de l'administration léopoldienne et les restrictions qu'elle apportait au commerce. Il n'était possible de les nier ni les unes ni les autres. Force fut (page 361) donc bien d'autoriser l'année suivante l'envoi au Congo d'une commission internationale d'enquête.

En Belgique même l'opinion inclinait maintenant vers la reprise, chez les uns pour mettre fin à des accusations qui rejaillissaient sur le pays, chez les autres pour enlever à l'Etat le monopole d'un commerce dont on ne pouvait plus nier qu'il ne fût largement rémunérateur. L'annexion du Congo paraissait ainsi tout ensemble une bonne action et une bonne affaire. Le roi, après avoir légué la colonie au pays, ne pouvait plus l'empêcher. Du moins eût-il voulu que rien ne fût changé à la fondation de la Couronne et que son action personnelle pût continuer à se manifester à l'avenir, indépendante du Parlement. En 1901 il parvint encore à faire écarter un projet de reprise proposé par Beernaert, mais la campagne anglaise contre son gouvernement personnel devenait si violente que l'annexion s'imposait comme le seul moyen de sauver la colonie. En mai 1907, le premier ministre, Jules de Trooz, annonçait son intention d'y procéder. De longues et pénibles négociations aboutirent enfin, sous le cabinet Schollaert, à la renonciation du roi à la fondation de la Couronne. La reprise, désormais, était certaine. Le Parlement la vota à une imposante majorité les 20 août et 9 septembre 1908. Le 18 octobre était promulguée la loi transférant le Congo à la Belgique.

Ainsi le pays, après avoir si longtemps hésité à s'intéresser à la colonie que le roi lui avait préparée, la lui arrachait des mains au moment où il eût souhaité de la gouverner encore selon ses vues. Il devait le ressentir jusqu'au bout de sa carrière comme une ingratitude et une injure. On comprend trop bien ce qu'il éprouva à se voir restreint au rôle de monarque constitutionnel dans ces territoires où sa volonté avait été toute puissante et qu'il avait tirés du néant. Quelle dérision que de ne pouvoir y intervenir désormais que sous le contreseing d'un ministre des colonies imposé par les Chambres ! Il espéra du moins conserver en dehors des atteintes de celles-ci, et laisser à perpétuité à la disposition de la Couronne une partie des revenus congolais. La fondation de Niederfüllbach, constituée en grand secret et dont l'existence ne fut connue (page 362) qu'à sa mort, fut chargée d'y pourvoir. Elle ne devait d'ailleurs pas lui survivre. (Note de bas de page : On sait que le 14 novembre 1911, le tribunal de première instance de Bruxelles la déclara illégale, comme fondée sur le droit allemand, lors du procès auquel donna lieu la succession du roi.)


Deux phénomènes contradictoires en apparence caractérisent l'histoire économique de l'Europe à la fin du XIXe siècle : l'organisation ouvrière s'y développe parallèlement à l'organisation capitaliste. En même temps que le prolétariat se constitue en classe distincte et devient l'objet d'une législation sociale de plus en plus envahissante, la force et les moyens d'action de l'esprit d'entreprise s'épanchent sur le monde et le transforment. Jamais la puissance des hommes d'affaires et des financiers n'a été aussi grande qu'à partir du jour où ils ont perdu le droit de régler à leur guise les conditions du travail et se sont vus obligés de compter avec les syndicats. Une même cause explique pourtant des effets à première vue si incompatibles entre eux. L'industrialisation croissante de la production, les applications de la science à la technique, l'ouverture de débouchés nouveaux sur tous les points de la planète ont tellement amplifié, d'une part le nombre des employés, de l'autre l'importance et la complication des entreprises qu'il est devenu impossible de laisser se heurter dans l'anarchie les tendances antagonistes du capital et du travail. A l'ancien libéralisme a succédé par la force des choses une organisation économique née beaucoup plus des nécessités de la pratique que des conceptions de la théorie. Une fois de plus, dans l'éternel balancement de la réglementation et de la liberté, la première a pris le pas sur la seconde. L'expérience a imposé à l'Etat la protection des masses ouvrières en même temps qu'elle amenait les capitaines de l'industrie et de la finance à grouper et à centraliser leurs entreprises et leurs capitaux en de puissantes sociétés, en trusts, en consortiums de toute nature et de toute forme.

Sans doute la double évolution, commencée aux environs de 1890, n'a pas été sans soulever des résistances et aujourd'hui (page 363) encore, si puissamment qu'elle ait été poussée en avant par le choc de la grande guerre, elle est loin d'être achevée et ses conséquences ultimes se dérobent à nos prévisions.

Il ne peut être question ici que d'esquisser les débuts de l'expansion économique qui en a résulté pour la Belgique. Contemporaine de la révision constitutionnelle et de la démocratisation du pays, cette expansion n'est d'ailleurs elle-même qu'une manifestation de la profonde transformation sociale qui s'est dès lors imposée à l'histoire.

Plus que jamais l'ambiance européenne dans laquelle baigne la Belgique rend compte de l'intensité extraordinaire de sa vitalité économique dès les dernières années du règne de Léopold II. Ce carrefour des nations, ce pays de libre-échange et de transit international a réagi tout de suite sous l'excitation du dehors et participé largement à l'activité économique qui, si l'on peut ainsi dire, déferlait sur lui de toutes parts. Sa situation géographique, ses traditions industrielles, le bon marché de sa main d'œuvre, la richesse houillère de son sol, l'excellence de ses moyens de communication, la possession d'un des meilleurs ports du monde lui assuraient de longue date des avantages capables de neutraliser ce qui lui manquait de puissance politique au milieu de l'impérialisme grandissant de ses voisins. Et à ces avantages anciens s'en ajoutaient de nouveaux pour assurer l'avenir : l'acquisition de la belle colonie congolaise et la découverte, en 1902, d'un nouveau bassin houiller dans la Campine limbourgeoise. De leur côté, de grands travaux publics augmentaient encore les facilités déjà si nombreuses des transports à l'intérieur et du trafic avec l'étranger. Des chemins de fer vicinaux étaient établis en bordure de presque toutes les grandes routes, des canaux étaient élargis ou approfondis, le port de Zeebrugge s'ouvrait en 1907 sur la mer du Nord, Anvers multipliait sans relâche le nombre de ses bassins dont la surface, à partir de 1900, passait de 60 à plus de 150 hectares ; à Bruxelles on entreprenait l'établissement d'un port maritime.

La Belgique en plein travail prenait une physionomie nouvelle, avec ses terrils de charbonnages élevant sans cesse leurs (page 364) pyramides noires, ses hauts fourneaux, les échafaudages de ses puits de mine, ses carrières de pierres rongeant les collines de l'Ourthe ou creusant le sol du Tournaisis et du Brabant wallon, ses rivières sans poissons roulant les déjections des usines et partout ces arbres du paysage industriel, les cheminées, avec leurs panaches de vapeur ou leurs écharpes de fumées irradiées le soir du rougeoiement des coulées de l'acier fondu. II semblait presque que le pays, dans sa fièvre de produire, se dévorât lui-même jusqu'aux entrailles de son sol.

Là même où le travail industriel ne pénétrait pas, il imposait aux campagnes une physionomie nouvelle. Les sapinières destinées au boisage des mines empiétaient plus largement d'année en année sur les bruyères roses de la Campine ou les fagnes violettes de l'Ardenne. La culture des céréales, de moins en moins rémunératrice à cause de l'exportation des blés étrangers, reculait devant la culture maraîchère et l'élevage du bétail. L'exportation des fruits, à Gand celle des fleurs devenait une source considérable de profits. L'introduction des coopératives agricoles sous l'influence du Boerenbond améliorait d'année en année la situation des paysans. A tout prendre, leur genre de vie s'industrialisait. Les productions de la campagne s'orientaient vers les villes et quantité de campagnards, mi-ouvriers, mi-paysans, profitaient des trains ouvriers qui, chaque jour, transportaient vers les usines et ramenaient le soir à leur domicile environ 100,000 individus. A l'envisager absolument, l'agriculture belge n'a jamais été plus florissante qu'au commencement du XX§me siècle. Et pourtant, dans l'ensemble de l'activité nationale, elle n'occupe plus que la seconde place. L'avance que l'industrie a prise sur elle ne cesse de s'accentuer. Vers 1900, l'élément rural ne représente plus guère que les 23 centièmes de la composition démographique du pays, c'est-à-dire deux fois moins qu'en 1846.

Aux progrès de l'industrie correspond la densité croissante de la population. De 147 habitants par kilomètre carré en 1846, elle a passé à 187 en 1880, pour s'élever en 1890 à 206 et à 227 en 1900. La Belgique est, dit-on, « le pays le plus congestionné de l'Europe ». A part l'Ardenne et la Campine, elle est (page 365) tellement recouverte d'habitations qu'en bien des points, les routes bordées de files ininterrompues de maisons paraissent des rues et qu'on pourrait, dans l'ensemble, la comparer à une seule grande ville où les chemins de fer jouent le rôle de tramways et les champs, celui de parcs. Pour cent kilomètres carrés elle possède trente kilomètres de voies ferrées contre treize en Grande-Bretagne et dix en France.

Pour vivre sur son étroit territoire, une telle masse d'hommes est condamnée à produire sans cesse et de plus en plus. Car si fertile qu'il soit, son sol ne fournit qu'environ la moitié de son alimentation. En 1890, 55 p. c. du blé qu'elle consomme lui vient de l'étranger. Et il en est des matières premières de l'industrie comme des vivres. A part le charbon et les pierres, il faut tout importer du dehors : fer, zinc, laine, coton, bois de construction. Le lin indigène ne suffit pas au tissage de la toile, ni les betteraves de la Hesbaye et des Polders à la fabrication du sucre. Plus que jamais, l'exportation est donc un besoin vital. Elle l'est d'autant plus, qu'en dépit de sa densité, le marché intérieur ne possède pas une grande force d'achat à cause de la modicité des salaires. Il faut donc qu'une partie considérable des produits nationaux s'écoule à l'extérieur. On estime que vers 1900, tandis que la France exporte le septième de sa production industrielle et l'Angleterre le quart, la Belgique, dépassant l'une et l'autre, en exporte le tiers. Avec son commerce extérieur, évalué à 4 milliards 674 millions, elle occupe la cinquième place parmi toutes les Puissances du monde. C'est dire que, relativement à son étendue et à sa population, elle figure au premier rang.

Il suffira de quelques chiffres pour faire ressortir l'extraordinaire rapidité de son développement durant les vingt années qui ont précédé la grande guerre. L'extraction du charbon passe de 18 millions de tonnes en 1883 à 23 1/2 millions en 1900 ; pour les mêmes années, la production de la fonte est respectivement de 783,000 tonnes et 1,019,000. Les statisticiens estiment que de 1895 à 1913 la fortune du pays a augmenté des deux tiers et que le revenu moyen par habitant s'est élevé entre ces dates de 510 à 850 francs.

(page 366) Le bon marché de la main-d'œuvre belge est resté la condition première de la prospérité de l'industrie. Ce n'est qu'à force de comprimer les prix qu'elle peut se glisser à travers les barrières que lui opposent le protectionnisme et l'impérialisme des grandes Puissances. Sans doute, grâce au progrès général des affaires, le taux des salaires a augmenté. De 1880 à 1913, celui des mineurs, par exemple, passe de 920 à 1580 francs et l'on peut considérer l'accroissement continu des dépôts à la Caisse d'épargne (453 millions en 1895, 785 en 1905, plus d'un milliard en 1913) comme une preuve de l'amélioration du sort de la classe ouvrière. Dans l'ensemble cependant, et même après le vote de la loi de 1909 fixant à 9 heures la journée de travail dans les mines, la rémunération des travailleurs demeure inférieure à ce qu'elle est dans les pays voisins. Le bon marché de l'existence compense d'ailleurs cette infériorité. Le libre-échange assure à la fois, au meilleur marché possible, le ravitaillement des hommes en denrées et celui des usines en matières premières. Contrastant avec la fougue du mouvement économique, le produit des douanes n'a lentement progressé de 1900 à 1908 que de 51 millions à 60.

A cela s'ajoute naturellement en Belgique, comme partout ailleurs, l'adoption de nouvelles méthodes industrielles ou, pour mieux dire, de nouveaux procédés d'entreprise où s'atteste une fois de plus la souplesse et le génie inventif du capitalisme. Aux fabriques individuelles ou familiales, pour la plupart insuffisamment équipées en capitaux, commencent à se substituer de puissantes sociétés anonymes appuyées ou même suscitées par la banque. La concentration industrielle va de pair avec la concentration financière. Et dans l'une et l'autre la direction, échappant aux mains de l'ancienne bourgeoisie, passe à des hommes nouveaux, ingénieurs ayant couru le monde, anciens officiers du Congo dont la hardiesse, l'esprit novateur et le goût des réalisations sont à mille lieues de la prudence et des habitudes casanières de leurs devanciers. Les petites usines s'agglomèrent aux grandes ou s'y subordonnent et leurs propriétaires se contentent, s'ils ont eu la sagesse de se soumettre au bon moment à l'inévitable, du rôle de bailleurs de (page 367) fonds ou d'actionnaires. Des capitaines d'affaires qui mènent le branle, presque aucun n'est d'ancienne richesse. Comme au XVIème siècle, comme au commencement du XIXème, c'est l'intelligence et l'énergie d'un nouveau groupe de parvenus qui va diriger dans une voie nouvelle l'évolution capitaliste.

L'expansion belge depuis si longtemps rêvée par le roi et qu'il a lui-même si magnifiquement inaugurée, s'atteste désormais avec une vigueur surprenante. Aucune comparaison n'est possible entre l'ampleur de ses entreprises et celles qui ont précédé son essor sans qu'on puisse dire qu'elles l'aient préparé, telles que les malheureuses tentatives de Langrand-Dumonceau vers 1870 ou à partir de 1880 l'établissement par la Société Générale des Chemins de fer économiques, de tramways dans quantité de villes de l'Italie ou de l'Allemagne rhénane. C'est vers l'exploitation de pays neufs que se tournent aujourd'hui les capitaux. En 1886, la Compagnie Cockerill fonde ses Aciéries de Varsovie et dans le midi de la Russie, la Société dniéprovienne. Encouragés par son succès, des imitateurs se mettent aussitôt à sa remorque. Associés à des capitaux français, les capitaux belges multiplient les usines de tout genre dans le bassin de la mer Noire, si bien que l'importance seule de ces derniers était évaluée à la veille de la guerre à trois milliards et demi. Dans le grand-duché de Luxembourg, où la Société d'Ougrée-Marihaye fusionne en 1905 avec la Société des Hauts Fourneaux de Redange, en Espagne, dans la région minière de Bilbao, au Maroc, les Belges déploient une activité pareille.

Leur participation à la mise en valeur du Congo, les initie aux entreprises d'outre-mer. Ils n'étaient dans la colonie qu'au nombre de 175 en 1890 ; on en compte 3,500 en 1913. Dès 1906, l'Union Minière du Haut-Katanga pour la production du cuivre, et la Forminière sont créées, la première avec une large participation anglaise, la seconde avec une participation américaine. Dans l'Amérique du Sud, il y a des établissements et des placements belges au Brésil et dans la République Argentine. L'immense continent chinois appelle bien davantage à lui les hommes et les finances. Léopold II ici encore a prévu (page 368) l'avenir. Une partie des revenus du domaine congolais de la Couronne lui sert à aider la pénétration de ses compatriotes. D'habiles négociations avec le Céleste Empire et avec la France qui en avait reçu des droits, aboutirent à la concession du chemin de fer de Pékin-Hankéou, en 1898, puis de ceux de Canton-Hankéou et de Kaï-fong à Ho-nan, en collaboration avec des capitaux français. Si la défiance des Puissances empêcha le roi de faire participer, dans un intérêt de prestige, des contingents belges à la répression de la révolte des Boxers, du moins parvint-il à obtenir, en 1902, l'octroi de la souveraineté à Tien-Tsin.

Ainsi, de toutes parts, s'est réalisée la pensée de Léopold II. L'activité de son peuple déborde sur le monde ; la politique coloniale et la politique d'expansion ont définitivement triomphé des craintes et des timidités du début. L'épargne nationale se déverse maintenant au loin et s'augmente à l'intérieur du bénéfice de ses placements. En 1914, il paraît probable que l'actif belge à l'étranger atteignait environ le chiffre de 7 milliards et que les sociétés belges ayant leur siège d'exploitation au dehors possédaient deux milliards, somme équivalente à celle que représentaient les titres belges placés au delà des frontières (J'emprunte la plupart des chiffres de ce chapitre à l'étude de M. F. Baudhuin sur l'histoire économique du pays dans Histoire de la Belgique contemporaine 1830-1914, t. I, p. 237 et suiv. (Bruxelles, 1928), ainsi qu'à celle de M. B. S. Chlepner, Le marché financier belge depuis cent ans (Bruxelles, 1930)). Si l'on songe en outre au surcroît d'activité que les commandes de rails, de locomotives et de machines par des entreprises belges du dehors valaient à l'industrie nationale, il apparaîtra qu'à aucune époque de son histoire, le pays n'a regorgé d'autant de richesses et déployé autant d'énergie travailleuse qu'à la veille de la guerre.