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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre IV. De 1884 à 1914

Chapitre II. La révision et ses conséquences

(page 315) La prise en considération de la révision entraînait la dissolution des Chambres et la nomination d'une Constituante. Il était certain d'avance que le parti catholique, au pouvoir depuis huit ans et dont l'attitude nettement conservatrice au cours des derniers débats avait rassuré la bourgeoisie, y obtiendrait la majorité. Mais la majorité simple ne lui permettrait pas de faire prévaloir sa volonté, les deux tiers des voix étant requis pour le vote des modifications à introduire dans la Constitution. A condition d'unir ses forces, l'opposition pouvait espérer sinon de l'emporter, tout au moins de forcer son adversaire à compter avec elle. Libéraux modérés et radicaux conclurent donc une entente qui devait épargner au pays le péril d'une révision de parti. Telle qu'elle sortit des élections du 14 juin 1892, la composition de la Constituante ressemblait à celle de l'ancienne Chambre. Si les catholiques y dominaient, ils n'y disposaient pas des deux tiers des sièges. Une formule de transaction s'imposait dès lors. Mais quelle formule? Et aboutirait-on d'ailleurs à se mettre d'accord ? En réalité, beaucoup d'électeurs, en votant pour les catholiques, avaient voté surtout contre la révision.

La rapidité avec laquelle le Parlement avait été entraîné à subir celle-ci l'avait pris au dépourvu. En présence de l'éventualité imprévue, il avait fallu se contenter d'improvisations. Le ministère penchait pour un système électoral fondé sur l'occupation, à l'imitation de celui que la representation of the people act avait mis en vigueur en Angleterre (6 décembre 1884), et dont on estimait qu'il pourrait fournir 600,000 électeurs. Les libéraux modérés préconisaient d'étendre aux élections législatives la combinaison de cens et de « capacitariat » appliquée à l'électorat communal, 400,000 citoyens devant de cette manière obtenir le droit de vote. Le groupe radical se prononçait en faveur du suffrage universel. Quant à la plus grande partie de la droite, elle se confinait dans une abstention suspecte et, obéissant à la conduite de Woeste, critiquait tous les projets sans en proposer aucun.

A la différence des partis, le roi ne concevait pas la révision comme une simple réforme électorale. A la défiance que lui avait inspirée au début ce saut dans l'inconnu s'était bientôt substitué l'espoir de profiter de l'occasion pour renforcer les pouvoirs de la Couronne et pour remanier le Sénat dans un sens conservateur. S'il avait dû bientôt renoncer, en présence de l'hostilité évidente de l'opinion, à ce second point, il ne s'était attaché que plus fermement à la réalisation du premier. Il consistait à investir le roi du droit de se mettre directement en rapport avec le corps électoral pour prendre son avis, soit sur une question de principe non actuellement soumise à la législation, soit à propos d'une loi « votée mais non encore promulguée ». Si incompatible que parût une telle innovation avec le régime parlementaire, Léopold se persuadait qu'elle ne pouvait manquer de plaire aux démocrates. Il en était fier comme d'une « Œuvre d'architecture politique », et la faisait prôner dans le Moniteur de Rome, dans le New York Herald, dans la Revue des Deux-Mondes (Voyez le curieux article de G. Desjardins dans cette Revue, 1892, t. CXI, pp. 112-143).

Beernaert avait fini par se rallier, un peu à son corps (page 317) défendant, à ce soi-disant referendum royal. Il lui préférait cependant une réforme dont on parlait depuis quelque temps : la représentation des minorités. (Note de bas de page : (Il en avait été question à la Chambre dès 1866 ; on en avait reparlé en 1881 et Beernaert en avait fait l'éloge en 1883. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. IV, 329, t. VI, pp. 88, 188. Dès 1878, Eudore Pirmez l'avait défendue (Nyssens op cit., p. 101) et en 1881 avait été fondée l'Association réformiste pour l'adoption de la représentation proportionnelle. Fin de la note.) A ses yeux, elle était le contrepoids indispensable à la poussée démocratique que préparait l'avenir ; elle assurerait au sein des Chambres la représentation des éléments modérés et préviendrait le danger d'une opposition trop accentuée entre la Flandre catholique et la Wallonie libérale en empêchant, dans chacune d'elle, l'écrasement par la masse du parti le moins nombreux.

De tous ces projets, il avait été déjà longuement question l'année précédente dans les interminables discussions de la Chambre et de ses sections : la Constituante y était préparée et ses membres à l'avance avaient pris position, divisés suivant les partis, mais tous, à l'exception de l'extrême-gauche, unis dans la résolution de repousser, coûte que coûte, le suffrage universel. Et pourtant, c'est lui qui forcément devait sortir de l'impuissance à quoi leur désunion les réduisait moins encore cependant que ne le faisait au dehors l'agitation populaire. Le 8 novembre, le roi se rendant au Parlement pour ouvrir la session par le dernier discours du trône qu'il ait prononcé, avait traversé une foule houleuse semant sur son passage des proclamations menaçantes et acclamant le suffrage universel ou la révolution.

Les débats de l'assemblée devaient se concentrer sur la question électorale. Seule elle intéressait l'opinion. De « l'architecture politique » rêvée par le roi, rien ne devait être édifié. Le referendum, malgré la complaisance en sa faveur de quelques radicaux, échoua devant l'accusation d'être un « acheminement au césarisme ». La composition du Sénat fut à peine modifiée : on se borna à lui adjoindre quelques membres élus par les conseils provinciaux indépendamment de toute condition de cens et à porter à 30 ans l'âge de ses électeurs. On (page 318) écarta la représentation des minorités, mais la substitution de la province à la commune comme circonscription électorale laissait du moins la voie ouverte à la possibilité de l'organiser dans l'avenir. Par précaution conservatrice le vote fut déclaré obligatoire.

En revanche, la grande bataille qui durant deux mois se livra sur la réforme du régime censitaire, ne donna que le spectacle de la confusion dans la stérilité. Pour rapprocher les partis, le ministère proposa vainement une combinaison de l'occupation et du capacitariat comme base du droit de vote. L'occupation, qui plaisait aux catholiques parce qu'elle avantageait les électeurs des campagnes était repoussée par cela même par les libéraux, et les catholiques ne voulaient pas du capacitariat comme trop favorable à la population des villes. Devant l'obstination des uns et des autres, toutes les tentatives de conciliation échouèrent. Le 11 avril 1893, le suffrage universel proposé par les radicaux était repoussé par le reste de l'assemblée. On en était arrivé au point mort. La machine parlementaire était calée.

La pression populaire allait la remettre en mouvement. Pour le parti ouvrier il était inconcevable et inadmissible que la révision n'aboutît pas à introduire dans la constitution le suffrage universel. Les discussions sur l'occupation et le capacitariat, les systèmes plus ou moins compliqués que des experts en matière électorale exposaient à l'envi dans les colonnes des journaux ou dans des brochures et qui s'accordaient à étendre le droit de vote tout en le laissant inaccessible au prolétariat, ne lui paraissaient que d'intolérables insultes à la démocratie. Il attendait avec une impatience exaspérée l'ultimatum de la Constituante. Le lendemain même du jour où il fut connu, le 12 avril, le Conseil général du parti ouvrier déclarait « qu'il y a lieu de recourir à la grève générale immédiate ». Et aussitôt, en effet, sur tous les points du pays, des milliers de travailleurs de la grande industrie, métallurgistes, mineurs et verriers du pays de Liège, du bassin de Charleroi, du Centre et du Borinage, tisseurs et fileurs de Gand et de Verviers, dockers d'Anvers obéissent au mot d'ordre. Des bagarres éclatent partout ; la (page 319) foule énervée devient brutale et menaçante. Elle n'obéit plus aux sommations, et dans quantité d'endroits la gendarmerie débordée doit recourir à ses armes. A Mons, la garde civique tire sur des bandes de Borains qui tentent d'envahir la ville. Les grévistes gantois se préparent à assaillir les casernes. On va tout droit à un mouvement révolutionnaire et les chefs du parti ouvrier s'épouvantent de la tournure des événements qu'ils ne peuvent plus maîtriser.

Au Palais de la Nation, l'épouvante est plus grande encore. Sans doute quelques-uns voudraient faire tête à l'émeute. Mais qui peut garantir une résistance efficace ? Une fois de plus, les partis aveuglés par leur obstination n'ont rien su prévoir. Les voici acculés à voter, sous la menace, une formule transactionnelle qui ne peut plus être d'ailleurs qu'un expédient pour débrouiller momentanément une situation inextricable. Des pourparlers se nouent entre les radicaux et le Conseil général. La proposition Nyssens, dont quelques jours auparavant personne ne voulait, fournira le terrain d'entente. Elle accordait le suffrage universel, tout en le tempérant par l'octroi de votes supplémentaires aux pères de famille ainsi qu'aux citoyens présentant certaines conditions de cens ou un certain degré d'instruction. Le 18 avril, elle était hâtivement admise par 119 voix contre 14. Le soir même, le Conseil général prenait acte de l'inscription du suffrage universel dans la Constitution, constatait « que c'est sous la pression de la grève que la classe ouvrière a remporté cette première victoire », et décidait « qu'il y a lieu de reprendre le travail et de continuer la lutte pour obtenir l'abolition du vote plural et l'établissement de l'égalité politique ».

Le régime censitaire avait vécu. Et les circonstances qui accompagnèrent sa mort montrent bien qu'il mourut de vieillesse. Il n'en faut d'autre preuve que l'incapacité de la Constituante à accomplir la mission dont elle était chargée. Paralysé par les querelles de partis et par l'intérêt ou les préjugés de classe, le « pays légal » avait perdu la force et la souplesse dont il avait jadis donné tant de preuves. Le Parlement qui aurait pu prendre l'initiative de la révision constitutionnelle se (page 320) l'était laissé imposer, puis après avoir cherché vainement à y échapper, s'était plus vainement encore débattu dans l'impossibilité de la résoudre, pour adopter enfin une solution qui n'était que le résultat de son impuissance et la constatation de sa défaite.

Sans doute le vote plural comportait des garanties conservatrices qui en adoucissaient singulièrement l'amertume. L'âge électoral était fixé à vingt-cinq ans, la résidence d'un an dans la même commune était exigée de l'électeur, enfin la qualité de père de famille, celle de propriétaire, de contribuable, de possesseur d'un certificat d'enseignement moyen du degré supérieur, de titulaire d'une fonction publique ou d'adepte d'une profession requérant des connaissances équivalentes à celles de ce même degré d'enseignement, assuraient un vote supplémentaire, sans que cependant il fût possible de cumuler plus de trois votes.

Il n'en était pas moins incontestable que la Belgique devenait une démocratie. De 137,772, le nombre des électeurs passant à 1,370,687, était décuplé. Grâce aux votes supplémentaires il y avait, il est vrai, 2,111,217 suffrages à émettre dont la grande majorité appartenait à cette classe de la population qui, pour employer l'expression caractéristique du Moyen Age « avait à perdre » (Les votes simples étant au nombre d'environ 850,000, et les votes pluraux d'environ 1,240,000, ceux-ci faisaient donc, en tous cas, prime sur ceux-là). Mais si la puissance électorale des masses était endiguée, elle n'en avait pas moins fait brèche dans la Constitution. Le droit de vote n'était plus considéré comme une fonction sociale, mais comme un droit naturel. Un principe nouveau s'affirmait, et comme un principe tend toujours à ses dernières conséquences, il était certain que le vote plural ne marquerait qu’un palier dans la montée vers le suffrage universel pur. Les quelques conservateurs qui s'étaient abstenus, par cela même, de lui donner leurs voix, avaient vu juste, et le parti ouvrier affirmait sa volonté de continuer la lutte jusqu'à la victoire définitive.

Après l'adoption forcée du vote plural, le rôle de la (page 321) Constituante était achevé. Beernaert eût voulu lui faire adopter la représentation des minorités, mais depuis que le calme était rétabli, la droite ne considérait plus le chef du cabinet comme l'homme indispensable. Neuf fois, pour la contraindre à le suivre au milieu des débats où lui-même avait dû évoluer au gré des circonstances, il avait posé la question de confiance. Cet épouvantail était usé. Mis en minorité, le gouvernement remit sa démission au roi le 16 mars 1894.

Le moment était venu de dissoudre le dernier Parlement censitaire qu'ait connu le pays et d'inaugurer le nouveau régime électoral. L'expérience eut lieu le 14 octobre 1894. On en attendait le résultat avec angoisse ; on l'apprit avec stupeur. Le vote plural envoyait à la Chambre 104 représentants catholiques, 14 libéraux, 34 socialistes. Des deux partis historiques qui s'étaient succédé au pouvoir depuis 1839, l'un remportait un éclatant triomphe, l'autre sortait du scrutin presque anéanti. Et ce vaincu était précisément celui dont les principes et l'activité avaient durant cinquante ans déterminé le plus longtemps et le plus complètement le cours du régime censitaire.

De 1839 à 1884, les libéraux avaient exercé le gouvernement pendant trente ans, et c'est de leur esprit que directement ou indirectement s'étaient imprégnées toutes les manifestations les plus caractéristiques de la vie politique, de la vie économique et de la vie sociale. Mais circonscrits presque exclusivement dans les limites de la bourgeoisie urbaine, ils devaient nécessairement succomber du jour où celle-ci perdait définitivement la prépondérance. Ils avaient été le parti d'une élite et ils s'engloutissaient, si l'on peut dire, sous les vagues de fond des deux grands partis populaires qui déferlaient sur eux. Inaccessible aux masses, le rationalisme qui avait fait leur force au temps du suffrage restreint, faisait maintenant leur faiblesse. Les impulsions sentimentales de la foi religieuse et de l'instinct de classe soulevaient également contre eux, si opposées d'ailleurs qu'elles fussent l'une à l'autre, la démocratie catholique et la démocratie socialiste.

Pour celle-ci les élections étaient une attestation de puissance d'autant plus inattendue et significative que le vote plural (page 322) refusait aux prolétaires les voix supplémentaires qu'il s'était ingénié à réserver aux classes moyennes. A part quelques jeunes intellectuels, le parti ouvrier était tellement un parti de pauvres qu'il avait dû renoncer à prendre part aux élections sénatoriales, faute de candidats payant le cens requis. Tous ses élus appartenaient aux régions wallonnes, où dominait la grande industrie : pays de Liège et Hainaut. En Flandre et à Gand même, la coalition des paysans et de la bourgeoisie l'avait emporté sur lui. Au reste, le sentiment de classe primait à ce point les tendances régionalistes que les socialistes wallons avaient, à Liège, réuni leurs voix sur le Gantois Edouard Anseele et le Bruxellois Emile Vandervelde.

En revanche, les Flandres avaient voté en masse pour les catholiques. Partout les libéraux y avaient subi le même sort que les socialistes. La prédominance numérique des paysans, profondément attachés à la foi ancestrale et traditionnellement soumis à l'influence du clergé, y avait été la cause essentielle de la victoire de la droite sur les deux partis qu'il avait suffi de taxer d'impies pour les discréditer. A cela d'ailleurs s'ajoutait la crainte inspirée à la bourgeoisie par les revendications ouvrières. Pour les conservateurs, l'attitude prise en face de la révision par les catholiques, les déclarations de Woeste contre le vote plural, la réprobation dont l'Eglise frappait le socialisme étaient autant de garanties de stabilité sociale. Dans tout le pays elles avaient déterminé le vote de quantité de modérés ou de timorés. Les circonscriptions wallonnes avaient fait passer bon nombre de candidats catholiques, si bien que la droite, soutenue tout ensemble par l'esprit confessionnel et l'esprit conservateur et s'appuyant à la fois sur la Flandre et sur la Wallonie apparaissait comme le seul parti vraiment national. Et sa force ne reposait pas seulement sur son écrasante majorité ; elle provenait encore de la division de ses adversaires. L'incompatibilité de leurs principes empêchait les libéraux et les socialistes de s'unir contre elle en un front commun. La prépondérance catholique était si grande qu'elle faussait le régime parlementaire. Ne fallait-il pas s'attendre à une série de coups de parti auxquels répondrait au dehors la (page 323) réaction de la rue ? Et le vote plural qui aboutissait à de telles conséquences n'était-il pas condamné dès la première épreuve qu'on en avait faite ?


De la révision de 1893 à la guerre de 1914, le pays ne devait plus cesser d'évoluer dans le sens de la démocratie. Et pourtant, durant toute cette époque, il n'a pas eu un seul gouvernement démocratique. Le parti catholique, qui y détint continuellement le pouvoir, chercha tout d'abord, jusqu'à l'adoption de la représentation proportionnelle (1899), non seulement à conserver, mais à perpétuer sa prépondérance, puis à résister de commun accord avec les libéraux à la poussée socialiste. Jusqu'en 1899 surtout, c'est cette résistance qui détermine directement ou indirectement sa politique. « Le socialisme, voilà l'ennemi » semble être le mot d'ordre de la droite. Vis-à-vis de lui, tant par conviction sociale que par conviction religieuse, elle se met, si l'on peut ainsi dire, en état de guerre. De même que les libéraux poussaient jadis jusqu'à l'extrême la conséquence des principes catholiques afin d'en pouvoir mieux effrayer l'opinion, de même les catholiques englobent le parti ouvrier dans la réprobation dont l'Eglise frappe le communisme. Ils se le représentent comme une secte abominable, acharnée à combattre non seulement l'Etat, mais la religion, la propriété, la famille elle-même. A leurs yeux, le socialisme est chargé d'autant de crimes que le capitalisme l'est lui-même aux yeux des socialistes. Sa victoire serait celle de l'impiété, de l'immoralité, des instincts les plus bas de la bête humaine, de l'amour libre sur le mariage, du « matérialisme le plus abject » sur le spiritualisme chrétien.

Pour ruiner un tel adversaire, le plus sûr est d'opposer à son action une action contraire. Il n'est que temps de détruire le prestige qu'il s'est acquis en se donnant au prolétariat comme le redresseur de ses griefs et le vengeur de sa misère. Aux réformes utopiques qu'il lui promet, on substituera donc une législation sociale qui, s'inspirant des principes promulgués par le Saint-Père dans ses encycliques, (page 324) fera disparaître les iniquités dont sont victimes les travailleurs et adoucira leur sort. L'école catholique, de son côté, les garantira de la perversion morale dont l'école neutre a été, par la faute des libéraux, l'instrument peut-être involontaire mais en tous cas trop certain. Enfin, les classes rurales, les classes rurales flamandes surtout, que la contagion n'a pas encore atteintes, fourniront une précieuse garantie de conservation sociale. Il importe de se les concilier en leur montrant une sollicitude que les gouvernements passés leur ont trop longtemps refusée. Et pour cela quoi de plus pratique que de tenir compte de leur répugnance pour le service militaire et que de redresser les griefs linguistiques dont se plaint cette population des Flandres, en quoi consiste le plus ferme appui du parti catholique ?

Ainsi s'explique, par la nécessité d'entraver les progrès du parti ouvrier, la politique de tous les gouvernements depuis 1894 : politique sociale, sans doute, mais plus encore politique antisocialiste. Lois de protection ouvrière, lois scolaires, lois militaires et lois linguistiques rentrent dans le même plan et concourent au même but. Durant longtemps la majorité catholique est si puissante qu'elle peut tout se permettre. Les libéraux ne sont plus qu'une quantité négligeable et, quant à l'opposition socialiste, sa violence même donne barre sur elle en la discréditant. Car dès leur entrée à la Chambre, ses membres ont pris une attitude révolutionnaire et brutale qui fait le jeu de leurs adversaires. Ils se laissent emporter à l'envi par les excitations qu'on leur prodigue. De leurs bancs s'élèvent, à la moindre occasion, gros mots, hurlements, interruptions grossières ou cocasses. Ils paraissent une bande de forcenés ou d'énergumènes. A tout propos, ils s'abandonnent à des déclarations républicaines, à des attaques contre la personne du roi, et en quels termes ! Ces virtuoses de la violence prennent le Parlement pour un meeting. Ils affectent pour leurs collègues le mépris de révolutionnaires comptant sur l'heure prochaine qui leur permettra de tout balayer. Et leurs succès électoraux renforcent encore leur audace. Aux élections de 1896, ils gagnent 100,000 voix. A l'étranger, de bons esprits, (page 325) trompés par ces premières manifestations d'un parti qui jette ses gourmes, envisagent la Belgique comme l'enjeu de « la lutte des républicains laïques contre les partisans de l'Eglise et de la monarchie » (Ch. Seignobos, Histoire contemporaine (édition de 1897), p. 236 et suivantes).

En réalité, ces outrances servirent la monarchie au lieu de lui nuire. Léopold II, déçu par la révision qu'il avait ressentie comme un échec, put bientôt s'apercevoir qu'il ne tenait qu'à lui de profiter de ses conséquences. La victoire des catholiques avait dissipé la rancune que depuis longtemps ils nourrissaient à son égard. N'ayant plus à craindre qu'il s'appuyât encore sur les libéraux, ils le considéraient maintenant comme une garantie de conservation sociale. En face des déclamations républicaines des socialistes, quoi de plus favorable pour leur parti que de se donner comme le soutien et le plus ferme appui de la couronne ? L'intérêt du roi lui imposait trop impérieusement l'adhésion du Parlement à ses projets coloniaux, pour qu'il ne s'empressât pas de tirer parti de ce revirement. S'il dut provisoirement se résigner à sacrifier à la droite ses plans de réorganisation militaire, il sut admirablement mettre à profit en revanche l'avantage qu'elle trouvait à collaborer avec lui. A partir de 1896, son influence dans le gouvernement ne cesse de grandir. La fondation de l'Etat du Congo, l'expansion économique du pays, les grands travaux qui illustrèrent la fin du règne attestent qu'à aucune époque le rôle du roi ne fut aussi prépondérant, si bien que dans l'histoire l'ère léopoldienne et l'ère démocratique s'ouvrent à la même date.

Le ministère de Burlet, qui succéda le 26 mars 1894 au ministère Beernaert, résolut de profiter de son écrasante majorité pour organiser en faveur des catholiques l'électorat provincial et l'électorat communal dont l'adoption du suffrage universel rendait la refonte indispensable. Pour la province, on se contenta de donner le droit de vote aux électeurs du Sénat. Mais l'importance politique beaucoup plus grande de la commune poussa le gouvernement à créer une nouvelle catégorie d'électeurs pluraux possédant une quatrième voix (page 326) supplémentaire. Comme cette voix dépendait de certaines conditions de cens et de propriété, elle avantageait les paysans sur les citadins et bien plus encore sur les socialistes qui baptisèrent aussitôt la loi électorale du nom de « loi des quatre infamies ». En outre, la représentation proportionnelle, dont on n'avait pas voulu pour les élections législatives, fut appliquée aux élections communales, pour le cas où aucune liste n'aurait obtenu la majorité absolue, moyen infaillible d'assurer dans presque toutes les communes rurales la totalité des mandats aux catholiques et de leur en procurer au moins une partie dans les communes industrielles au détriment du parti ouvrier. Dans les conseils communaux des localités les plus peuplées, on introduisait en outre, par l'application du principe de la représentation des intérêts, un certain nombre de membres élus en dehors du corps électoral ordinaire, les uns par les patrons, les autres par les ouvriers.

Ainsi faite, la loi électorale communale ne pouvait apparaître aux socialistes que comme une arme de guerre forgée contre eux. Elle discréditait définitivement à leurs yeux le vote plural et surexcitait leur volonté de lui substituer à bref délai le suffrage universel « pur et simple ». Les plus impatients d'entre eux voulaient faire proclamer de nouveau la grève générale. Si elle n'éclata pas, c'est que l'attitude énergique du gouvernement, et surtout l'impossibilité pour le Conseil général du parti ouvrier de lui conserver un caractère pacifique, l'eussent évidemment condamnée à sombrer dans l'anarchie et la répression sanglante.

En même temps qu'il rompait avec les socialistes, le gouvernement rompait avec les libéraux. La loi scolaire du 15 septembre 1895, en rendant obligatoire l'enseignement religieux sauf le cas de demande de dispense des parents, et en autorisant l'Etat à subventionner directement les écoles libres, revenait sur le principe d'autonomie communale que le législateur de 1884 avait adopté. Dans les grandes villes, où dominait le parti libéral, les protestations et les manifestations recommencèrent. Bruxelles vit défiler un cortège de 50,000 personnes. Mais que pouvait encore l'opposition sur (page 327) la majorité formidable dont les catholiques disposaient au Parlement ? Le ministère se sentait appuyé par le pays lassé d'agitations. Les élections de 1898 renforçaient sa majorité de deux voix. Jamais il n'avait été aussi puissant.

Mais cette puissance n'existait qu'au sein des Chambres et manifestement elle s'attestait excessive et dangereuse. Dans un pays tel que la Belgique, il n'était pas possible de continuer à gouverner contre l'opinion des grandes villes sans provoquer une catastrophe. L'écrasement des libéraux au surplus n'était que la conséquence du système électoral majoritaire qui, admissible sous le régime du cens, était devenu manifestement injuste. La bourgeoisie libérale pouvait-elle demeurer plus longtemps condamnée à être submergée dans les collèges électoraux par les masses rurales dont les doubles et triples votes anéantissaient les siens ?

Minorité sans doute, elle n'en était pas moins une minorité considérable. Fallait-il, en la contraignant à une impuissance perpétuelle, l'obliger à se rejeter, en désespoir de cause, vers les socialistes ? Beaucoup d'esprits politiques pensaient, avec le roi, qu'il eût été sage d'adopter le scrutin uninominal à l'exemple de l'Angleterre. Malheureusement, ce genre de scrutin soulevait une invincible répugnance chez les catholiques. A répartir le pays en petites circonscriptions ne nommant chacune qu'un seul représentant, on les exposait en effet, presqu'à coup sûr, à n'obtenir aucun élu ni dans les grandes villes, ni dans les districts industriels. La représentation proportionnelle, au contraire, évitait cet inconvénient puisque, laissant subsister les grands collèges électoraux, elle déterminait le nombre des élus de chaque parti par le nombre des suffrages émis en leur faveur.

Pour les esprits prévoyants, elle aurait encore cet avantage d'atténuer la coïncidence entre la répartition linguistique du pays et sa répartition politique. Depuis la révision, le parti catholique s'appuyait de plus en plus sur les masses flamandes, et la Wallonie seule envoyait des députés socialistes à la Chambre.

C'était là pour l'unité nationale un grave péril. Il (page 328) disparaîtrait du jour où les partis, s'étendant de nouveau à tout l'ensemble du territoire, comme ils l'avaient fait au temps du régime censitaire, reprendraient conscience de la communauté de leurs intérêts, et où il y aurait en Flandre des députés libéraux et socialistes, comme des députés catholiques en Wallonie, unis dans la solidarité des mêmes principes et obéissant à une même discipline.

Telles avaient été jadis les idées d'Auguste Beernaert, et telles étaient celles du comte de Smet de Nayer, devenu chef du cabinet le 25 février 1896. Cependant, il en coûtait trop à la droite de consentir bénévolement à amoindrir la majorité dont elle devait le bénéfice aux défauts de la législation électorale. Son obstination provoqua le départ du Premier ministre dont le successeur, J. Vandenpeereboom (24 janvier 1899), devait amener le triomphe de la réforme que précisément il voulait empêcher. Le projet de loi qu'il présenta aux Chambres comprenait, il est vrai, le principe de la représentation proportionnelle. Mais en ne l'appliquant qu'aux grands arrondissements, il en réservait l'avantage aux seuls catholiques. Ceux-ci, en effet, sûrs de l'emporter dans presque toutes les petites circonscriptions, seraient à tout jamais assurés de la majorité au Parlement, grâce aux sièges qu'ils obtiendraient nécessairement dans les grandes.

Il n'en fallait pas tant pour exaspérer la double opposition des libéraux et des socialistes et les amener à faire bloc contre la loi. De nouveau, comme en 1893, la fièvre s'empare du pays. A l'obstruction au sein de la Chambre répondent au dehors les manifestations, les émeutes et la grève. Le 1er juillet, les bourgmestres des grande villes déclarent qu'ils ne répondent plus de l'ordre si le projet est maintenu. Le 4, les gauches unies publient un violent manifeste contre le gouvernement. Celui-ci, surpris par la virulence de la réaction qu'il a déchaînée, consent à la nomination d'une commission parlementaire. Mais l'accord est impossible entre la droite et ses adversaires. Le 5 août 1899, le roi rappelle de Smet de Nayer et un nouveau ministère est constitué.

Désormais, le succès de la représentation proportionnelle (page 329) était certain. Ce n'est pas d'ailleurs qu'aucun parti s'y soit rallié de bon cœur. Les socialistes ne pouvaient se résigner à la voir diminuer la prépondérance dont ils jouissaient dans les régions industrielles wallonnes. Beaucoup de libéraux, comptant encore sur un revirement de l'opinion en leur faveur, lui étaient hostiles. Parmi les catholiques, la plupart restaient butés à conserver les bénéfices de leur situation présente. Il fallut bien pourtant, faute de mieux, se résigner pour sortir de l'impasse, à la voter à contre-cœur. Le 24 novembre 1899, elle était admise par 70 voix contre 63.

Du point de vue parlementaire, la représentation proportionnelle a entraîné des conséquences plus graves peut-être que le vote plural. Elle devait justifier l'objection que beaucoup de ses adversaires avaient soulevée contre elle, celle de « clicher » pour ainsi dire la composition des Chambres. Répondant désormais avec une exactitude mathématique à la force permanente des partis, le Parlement échappait aux surprises du vote majoritaire. Les revirements de l'opinion n'ayant de prise que sur une minorité d'électeurs flottants, il n'était plus possible à cette minorité de prévaloir sur les masses profondes et disciplinées dont, quoi qu'il arrive, le siège est fait. Le déplacement de quelques voix avait suffi jadis pour renverser les ministères ; aujourd'hui, pour arriver au même résultat, il faudrait qu'une véritable conversion s'opérât au sein de la nation. Le vote obligatoire devait concourir encore à stabiliser les positions acquises. Mais en revanche, la réforme faisait du Parlement, dans toute la force du terme, une assemblée représentative. N'étant plus qu'un reflet de l'opinion, il en reproduisait toutes les nuances suivant leur intensité et leur répartition réelles. C'en était fait de la prépondérance, que les catholiques exerçaient en Flandre au détriment des libéraux et des socialistes, et la majorité exclusive qu'ils possédaient dans les Chambres allait être réduite aux proportions de celle qu'ils possédaient dans le corps électoral.

Les élections du 12 juin 1900, ne pouvaient donc que transformer à leur détriment les positions parlementaires. Ils (page 330) obtinrent 86 sièges à la Chambre contre 33 aux socialistes et 31 aux libéraux, et 58 sièges au Sénat contre 40 aux libéraux et 4 aux socialistes. S'ils conservaient le pouvoir, leur majorité tombait de 72 voix à 20. Les libéraux, réduits depuis 1894 à une quantité négligeable, voyaient leur importance plus que doublée. L'avance socialiste, en revanche, paraissait arrêtée.

Chez ce parti ardent et impatient, cette déconvenue ne pouvait que provoquer une recrudescence de l'agitation en faveur de la conquête du suffrage universel dégagé des liens dont l'entourait le vote plural. Il était évident qu'une nouvelle proposition de révision constitutionnelle n'ayant aucune chance de succès, il ne fallait rien attendre que de la propagande. Le Conseil général du parti ouvrier, après le congrès de Liège au mois d'avril 1901, en prit résolument l'initiative. Cependant, l'attitude parlementaire des socialistes évoluait en même temps. A l'intempérance que leurs élus avaient manifestée tout d'abord, se substituait la conduite d'un parti non plus simplement révolutionnaire, mais prêt à assumer les responsabilités du pouvoir. En 1900, au congrès socialiste de Paris, Edouard Anseele et Emile Vandervelde s'étaient opposés à ce qu'une tactique uniforme fût imposée à la politique socialiste, lui interdisant de participer à tout gouvernement « bourgeois ». Au mois d'octobre de la même année, lors de l'accueil enthousiaste fait à Bruxelles au prince Albert et à la princesse Elisabeth revenant des cérémonies de leur mariage, le parti ouvrier avait résolu de s'abstenir de toute manifestation républicaine. Plusieurs de ses chefs se déclaraient prêts à accepter un portefeuille dans un cabinet anticlérical, à condition de recevoir la garantie de l'abolition du vote plural.

C'étaient là des avances que les libéraux se résignèrent à accepter. Convaincus que le vote plural, tel qu'il avait été organisé par la droite, la maintiendrait perpétuellement au pouvoir, ils ne voyaient plus d'autre moyen de la renverser que l'alliance de ses adversaires. Au mois de mars 1902, ils concluaient un accord avec le parti ouvrier sur un programme (page 331) commun, revendiquant en principe le suffrage universel pur et simple et l'instruction obligatoire. La bourgeoisie anticléricale s'unissait ainsi, par considération électorale, à la démocratie socialiste.

Mais l'agitation déclenchée au sein de celle-ci l'emporta tout de suite sur les conseils de la prudence et les nécessités de la tactique. Le Conseil général débordé fut contraint de proclamer, dès le 14 avril, la grève générale. Il n'en fallait pas tant pour épouvanter les libéraux modérés. Le 18 avril, ils votaient avec la droite contre une proposition de révision soutenue par Janson et les radicaux. Le gouvernement, voyant les yeux de l'Europe braqués sur lui et n'ignorant pas que l'Allemagne avait pressenti la France sur les mesures à prendre en cas d'une révolution en Belgique, était décidé à ne pas céder. Toutes les précautions étaient prises pour l'éventualité d'un conflit. Elle ne se produisit pas. Le calme que surent observer 300,000 chômeurs attesta la profondeur de leur sentiment de classe. C'est à peine si même parmi les mineurs, dont 120,000 sur 132,000 quittèrent la besogne, on constata quelques troubles sans gravité. Mais l'échec de la grève était inévitable. La période de prospérité industrielle que l'on traversait permettait aux patrons une résistance beaucoup plus longue que celle du parti ouvrier, dont les caisses s'épuisaient rapidement. Le dimanche 20 avril, le Conseil général donnait l'ordre de reprendre le travail.

Le socialisme avait entamé la lutte et l'avait perdue. L'événement venait de prouver à la fois sa force et sa faiblesse, la première attestée par la résolution et la discipline de ses partisans, la seconde par l'insuffisance de ses ressources en hommes et en argent. Car la grève n'avait été générale que de nom. Il semble bien qu'elle ne se soit guère étendue au delà de la moitié de la population industrielle. Pour quelques années le parti ouvrier entrait dans une période de stagnation et de dépression qui fut en même temps une période de recueillement. Ses dirigeants avaient compris que depuis la révision constitutionnelle, il n'était plus possible de prétendre violenter l'opinion. Les procédés qui avaient réussi (page 332) au temps du régime censitaire n'étaient plus de mise. En 1904, au congrès socialiste d'Amsterdam, les socialistes belges se prononçaient contre l'action révolutionnaire. Les grèves qui signalèrent les années suivantes, celle des mineurs par exemple en janvier-mars 1905, en rapport avec la grève des mineurs allemands de la Ruhr, ou en 1906 celle des « deux métiers » à Verviers ne présentent plus de caractère politique : ce sont de purs conflits entre le capital et le travail.

Cet arrêt du socialisme, en rassurant l'opinion, profita à l'opposition libérale. La politique scolaire de la droite ravivait l'anticléricalisme tandis que son attitude à l'égard de la question militaire inquiétait les patriotes. Peu à peu un revirement s'opérait en faveur du parti qui, par son adhésion à l'enseignement obligatoire, au service personnel et au renforcement de l'armée, se posait en parti national. En 1906, les élections portaient à la Chambre 45 libéraux ; après celles de 1908, la majorité catholique tombait à 8 voix et la continuité de son affaissement, sous le régime de la représentation proportionnelle, n'en était que plus significative.

La nécessité, ou pour mieux dire, l'urgence de réformer l'organisation militaire du pays, dont les péripéties de la révision constitutionnelle avaient un moment détourné l'attention du roi, s'affirmait cependant tellement pressante qu'il n'était plus possible d'en différer davantage la solution. Pour tous les esprits clairvoyants, l'entente franco-anglaise de 1904, à laquelle avait répondu l'année suivante la retentissante visite de Guillaume II à Tanger, puis en 1906 l'inquiétante tournure prise par la conférence d’Algésiras, faisaient présager l'imminence d'un conflit européen dans lequel la Belgique serait fatalement entraînée. Le plan conçu par le Grand état-Major allemand de tourner les forteresses françaises par la vallée de la Meuse, n'était mis en doute que par ceux-là seuls qui voulaient l'ignorer. Depuis la « brochure verte » inspirée par Brialmont en 1889, le péril n'était plus niable. En cas de guerre, l'armée mal recrutée, viciée par le système du remplacement, ne disposant que d'effectifs ridiculement insuffisants, ne pourrait, à toute évidence, ni tenir la campagne ni (page 333) même défendre les forts de la Meuse, édifiés à grands frais depuis 1888 (P. Crokaert, Brialmont (Bruxelles, 1925). En 1894, l'armée avait le même effectif qu'en 1851.)

Aux attaques dirigées depuis longtemps déjà par les libéraux contre le remplacement, s'ajoutaient maintenant celles des socialistes. En 1896, ils avaient vainement proposé l'abolition du privilège qui permettait à la bourgeoisie de se dispenser de « l'impôt du sang » au détriment du peuple. Il n'était plus possible de recourir encore aux arguments périmés qu'au temps du régime censitaire, la droite avait invoqués pour justifier une institution si visiblement condamnée par l'intérêt militaire et par la justice sociale. Elle reculait pourtant avec horreur devant une réforme qui eût imposé aux classes aisées la promiscuité et « l'immoralité » de la caserne, et dont l'aboutissement eût été au surplus, à bref délai, l'instauration du service général. Le dégoût du clergé et des paysans pour le service militaire renforçait encore ses répugnances. Peu à peu se faisait jour, parmi elle, l'idée de recruter l'armée, à l'exemple de l'Angleterre, par l'introduction du « volontariat ». S'il ne fournissait pas le nombre d'hommes suffisant, on y suppléerait par le tirage au sort et au lieu d'augmenter le contingent annuel, on se contenterait de réorganiser la garde-civique en une sorte de réserve de l'armée. Nul doute d'ailleurs que ce plan ne s'inspirât beaucoup plus de considérations conservatrices que du souci de la défense nationale. Une armée de volontaires appuyée par les bourgeois de la garde-civique ne serait-elle pas, en cas de troubles, le meilleur soutien de l'ordre ?

En d'autres circonstances sans doute, le roi eût seconde l'opposition que libéraux et socialistes menaient en commun contre de tels desseins. Mais la droite jusqu'en 1899 demeura trop puissante pour qu'il osât rompre avec elle et risquer de la soulever contre ses projets congolais. Du moins ne pût-on le détourner de recevoir au Palais, au mois de juin 1897, une députation d'officiers en retraite et de leur affirmer l'accord complet de ses vues avec les leurs. Le gouvernement en (page 334) fut quitte pour déclarer que ce n'étaient là que des opinions personnelles n'engageant en rien le ministère. Quelques mois plus tard, en août, le Parlement adoptait la loi réformant la garde civique, et le chef de la droite en concluait que la question militaire était résolue. Mais elle l'était si peu que dès 1900, il fallut bien convoquer une « grande commission » composée de membres des Chambres et d'officiers pour étudier un plan d'ensemble de réorganisation de l'armée. Elle conclut en faveur de l'instauration du service personnel et de l'augmentation du contingent. Le gouvernement n'osa pourtant proposer au Parlement d'adopter ces réformes. La droite raillait la prétention des « hommes compétents » de vouloir imposer au pays leurs préjugés militaires. Contre eux, elle en appelait au bon sens des électeurs. Un de ses chefs les plus influents soutenait que la neutralité belge était la plus ferme garantie de la sécurité nationale et que le statut de l'armée devait être « celui d'une armée qui ne doit pas se battre ». Au mois de mai 1902, était votée la loi qui faisait d'elle une armée de volontaires.

La tournure des événements allait bientôt souligner l'ironie de cet essai d'organiser l'armée du « pays le plus exposé du monde », comme s'il eût été une île. Sans doute l'agitation provoquée par les libéraux devait demeurer impuissante. En 1904, en réponse à une grande manifestation où ils avaient revendiqué tout ensemble, le service personnel, l'instruction obligatoire et le suffrage universel, la majorité catholique des Chambres avait voté un ordre du jour déclarant « excellente » la défense du pays. Pourtant deux ans après il fallait bien se résigner à décréter le renforcement des fortifications d'Anvers et en 1907, à décider l'élargissement de la ceinture des forts autour de la ville. (Note de bas de page : Le Parlement en était saisi depuis 1905. Cette année-là, le roi avait solennellement fait un nouvel appel à l'opinion dans son discours du mois de juillet, lors de la grande fête patriotique organisée à l'occasion du soixante-quinzième anniversaire de l'indépendance nationale : « A côté des discours... Il faut des actes. Ce sont ces derniers seuls qui assurent la vie des peuples... Que Dieu protège la Belgique, que les Belges, par des actes, sachent consolider leur indépendance ». Léopold savait, depuis sa visite à Guillaume II au mois de janvier 1904, que dans la prochaine guerre l'Allemagne n'hésiterait pas à envahir la Belgique. L'empereur l'avait directement invité à la violer lui-même en lui proposant une alliance qui eût été récompensée, après la victoire, par la restitution à la Belgique des territoires conquis par la France sur l'Etat bourguignon. Voyez sur ceci les Mémoires du chancelier de Bülow, t. II, p. 108 et suivantes de la traduction française. Fin de la note.)

(page 335) Manifestement, les yeux se dessillaient de ceux qui peu de temps auparavant vantaient « l'excellence » de la situation militaire. Le moment approchait où il ne serait plus possible de persister dans une politique qui, tout en acceptant de fortifier le pays, refusait les hommes à ses forteresses. En 1908, la proposition d'instaurer le service personnel n'était plus repoussée au Parlement que par 78 voix contre 70. La « jeune droite » tout entière l'appuyait. Le chef du cabinet lui-même, F. Schollaert, s'y ralliait brusquement au milieu de la stupeur de la « vieille droite », le 12 novembre 1909. Quelques jours plus tard, la réforme était enfin votée par 100 voix contre 58.

Léopold II eut la satisfaction de signer sur son lit de mort la loi qui rendait possible la réorganisation militaire du pays.

L'intérêt électoral qui avait si longtemps empêché la droite de parer au péril militaire, la poussait impérieusement au contraire à parer au péril social. Il ne s'agissait plus ici d'éventualités lointaines et que l'on pouvait considérer comme problématiques, mais de réalités visibles et pressantes. Pour arrêter l'avance socialiste, le meilleur moyen était de lui opposer en se l'appropriant son programme de réformes. Les encycliques de Léon XIII traçaient le plan de l'œuvre à accomplir. Le prolétariat séduit par les utopies marxistes serait ramené à l'esprit chrétien par les bienfaits d'une législation revenue des erreurs de l'économie libérale. La « jeune droite » à laquelle les conservateurs catholiques avaient bien dû faire sa place depuis l'abolition du régime censitaire, devenait le protagoniste de mesures sociales où l'Etat, sans prétendre s'imposer à l'initiative individuelle et à la charité, leur accorderait son appui.

Intermédiaire pour ainsi dire entre le socialisme d'Etat et le libéralisme individualiste, la législation sociale de la Belgique présente un caractère qui l'a fait considérer par les uns comme un modèle et taxer par les autres de timidité et (page 336) d'inconséquence (Seebohm-Rowntree, Comment diminuer la misère ? p. 464 et suivantes). A tout prendre, et si l'on songe à la difficulté de protéger efficacement le travail sans nuire à l'inéluctable nécessité qu'impose au pays son besoin de produire à bon marché, l'œuvre réalisée est remarquable. Il suffira de mentionner ici la création, en 1895, d'un ministère du travail, la loi du 10 mai 1895 sur les pensions de vieillesse, puis celles qui établirent ou réformèrent en 1896 les règlements d'atelier, en 1897 l'inspection des mines, en 1898 l'octroi de la personnification civile aux unions professionnelles, en 1903 les garanties contre les accidents du travail, en 1905 le repos du dimanche.

Pour achever cette esquisse de l'activité des gouvernements catholiques, il reste à jeter un coup d'œil sur leur intervention en matière linguistique. Dès avant la révision de 1893, on l'a vu plus haut, la question flamande s'était imposée à l'attention de la droite. Elue surtout par les provinces flamandes elle était le seul parti qui s'intéressât à leurs griefs et qui en comprît la raison d'être. Sans doute aussi voyait-elle dans l'attachement du peuple à sa langue une garantie précieuse pour le maintien de la foi menacée par les progrès de la libre pensée française. Le ministère de 1884 s'était empressé de donner des gages de sa bonne volonté. En 1886, une Koninklijke Vlaamsche Academie voor taal en letterkunde avait été instituée à Gand, et la même année l'apparition de billets de banque imprimés dans les deux langues nationales avait été, si léger qu'il pût paraître, le premier symptôme de l'orientation du pays vers un régime administratif bilingue. L'introduction de cours flamands à l'Ecole militaire, en 1888, marquait un pas de plus dans cette direction. Une loi imposant l'année suivante l'emploi du flamand dans la procédure criminelle des affaires où seraient impliqués des prévenus flamands, donnait enfin satisfaction à des réclamations depuis trop longtemps rebutées.

Ces preuves de sympathie ne pouvaient que renforcer et encourager les flamingants. Le grand congrès qu'ils tinrent à Bruxelles en 1890 attesta qu'ils croissaient tout ensemble en (page 337) ,ombre et en énergie. Ils restaient bien loin cependant de constituer, au sein du corps électoral censitaire, une force assez redoutable pour s'imposer. Il est caractéristique qu'aucune voix ne se soit élevée au Parlement pour exiger d'étendre la révision à l'article de la Constitution réglant l'usage des langues dans le pays. Mais pour avoir été négligée pendant que l'on révisait, la question linguistique se posa aussitôt que l'on eût achevé de réviser. Son importance et sa gravité décuplèrent comme avait été décuplé le nombre des électeurs. Elle devenait à son tour une question démocratique et d'autant plus redoutable qu'elle allait peu à peu réveiller dans l'âme des masses, plus encore que le sentiment de la justice et de la dignité, l'amour instinctif de la langue maternelle. La francisation de la bourgeoisie commençait à apparaître comme une insulte au peuple dont elle sollicitait les suffrages. Le cri : « In Vlaanderen vlaamsch », n'était plus la devise de quelques zélateurs ; il appelait à la lutte contre les « fransquillons » tous ceux qui attribuaient l'abâtardissement de la Flandre à la langue étrangère et qui allaient jusqu'à hausser le problème linguistique à la hauteur d'un problème social.

Dans le pays d'Alost, la propagande démocratique de l'abbé Daens opposait impétueusement la langue des pauvres à la langue des riches. A la Chambre, les discussions linguistiques prenaient une violence et une acrimonie croissantes. Des déclamations intempestives sur les vertus du génie germanique et sur la décadence latine irritaient les députés wallons pour qui le flamand continuait à n'être qu'un ensemble de patois. Le gouvernement de son côté prodiguait les bonnes paroles et cherchait des solutions moyennes. Il était impossible, sans bouleverser l'Etat, de réaliser le programme flamingant qui eût conduit tout droit à une séparation administrative, dont au surplus parmi les hommes politiques responsables personne ne voulait. La seule marche à suivre était de réformer graduellement, dans le sens du bilinguisme, l'administration du pays par une série de lois qui, sans imposer aucune contrainte aux Wallons, donneraient aux habitants des provinces flamandes les garanties et les satisfactions qu'il n'était plus possible de leur refuser.

(page 338) Dès 1898, une loi décidant la promulgation des actes législatifs dans les deux langues consacrait le caractère officiel du flamand, relégué jusqu'alors au rang de « langue de deuxième zone ». Pour calmer l'impatience des partisans de la division de l'armée en régiments flamands et en régiments wallons, la garde civique, en 1897, fut commandée dans la langue régionale. En 1910, l'enseignement du flamand était étendu dans les établissements d'instruction secondaire, et déjà, au Parlement, se faisait jour l'intention de « flamandiser » l'université de Gand (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. VII, p. 372 (1893), t. VIII, p. 581 (1900).). Evidemment la question flamande entrait dans une ère nouvelle. Pourtant elle ne faisait encore que préluder. Le vote plural en paralysait l'élan par la prépondérance qu'il donnait aux classes aisées, et la discipline du parti catholique rendait impossible une scission de ses éléments flamands. Ses chefs obtenaient, de l'autorité religieuse, l'interdiction de l'abbé Daens. Les socialistes d'autre part, soutenus surtout par les ouvriers wallons, affectaient une attitude de neutralité en face du problème linguistique, dont ils approuvaient, mais sans y collaborer, les tendances démocratiques. Quelque agitation se manifestait bien dans les provinces wallonnes où, en 1897, une ligue pour la protection des droits des Wallons était fondée à Liège. Quant à Bruxelles, que la législation dotait d'un régime spécial répondant à son caractère bilingue, ses habitants n'en demandaient pas davantage. Seule la position historique du français en Flandre était menacée. Telle qu'elle se posait, la question n'impliquait ni lutte, ni hostilité entre Flamands et Wallons. Elle se circonscrivait au conflit, en Flandre même, de la majorité linguistique contre une minorité sociale pour qui, depuis des siècles, le français était devenu de plus en plus, dans toute la force du terme, la langue maternelle, si bien que les « fransquillons » pouvaient retorquer à leurs adversaires les arguments que ceux-ci invoquaient contre eux.


La révision constitutionnelle n'a rien changé au mécanisme politique dont le Congrès de 1830 avait doté le pays. Après elle comme auparavant la Belgique demeure une monarchie parlementaire ; après elle comme auparavant l'étendue et les rapports des grands pouvoirs de l'Etat restent les mêmes et l'administration continue à fonctionner suivant les mêmes principes. Seules les forces qui donnent l'action à la machine se sont amplifiées au delà de toute prévision, et c'est merveille qu'elle y résiste. Au mince filet d'eau qui a fait tourner le moulin jusqu'en 1893, s'est brusquement substitué un torrent.

En somme, on l'a déjà dit, la révision n'a été qu'une gigantesque réforme électorale. Et par cela même ses conséquences devaient être bien plus profondes encore sur la constitution des partis que sur celle du Parlement. Car désormais les cadres étroits et les méthodes surannées du régime censitaire ne peuvent plus suffire à recevoir et à organiser les masses armées du bulletin de vote. Pour s'en emparer et pour les soumettre à leur discipline, il faut donc que les partis recourent à de nouveaux moyens d'action et de propagande et s'ingénient à multiplier leurs prises sur cette démocratie dont dépend aujourd'hui la possession du pouvoir.

Seul le parti libéral n'a guère changé. Recruté presque tout entier parmi la bourgeoisie, il se prête mal à l'évolution démocratique. Son individualisme le rend défiant à l'égard des réformes sociales qui sacrifient la liberté à l'intérêt commun. Les quelques groupements d'ouvriers libéraux qu'il a suscités ne se rencontrent guère que parmi cette minorité de travailleurs que son genre de vie rapproche beaucoup plus de la petite bourgeoisie que du prolétariat. Au fond, l'esprit du parti demeure essentiellement politique. Il se fait gloire de répudier les intérêts confessionnels et les intérêts de classe pour ne s'attacher qu'à l'intérêt national. Mais il se condamne ainsi à ne disposer que d'une clientèle restreinte à laquelle suffit l'armature de ses anciennes associations. Son importance néanmoins reste considérable. Depuis le vote de la représentation proportionnelle, (page 340) sa position au Parlement lui permet de jouer souvent le rôle d'arbitre et oblige la majorité à compter avec lui. Tout ensemble anticlérical et conservateur, il évolue entre les adversaires, sans prétendre s'imposer aux masses industrielles qui vont au socialisme, ni aux masses rurales et croyantes qui obéissent à l'Eglise.

Par le principe de la lutte des classes, le parti ouvrier s'oppose aussi nettement aux libéraux qu'il s'oppose aux catholiques par son matérialisme marxiste. Il a beau déclarer que la religion est affaire individuelle : en fait, s'il se proclame neutre en matière de dogmes, il n'en est pas moins hostile, sinon à la foi du moins à l'Eglise qui pour les croyants se confond avec elle. L'Eglise, en effet, n'est à ses yeux que la plus dangereuse parce que la plus influente des puissances conservatrices. Par tous les moyens il s'efforce de ruiner son ascendant et son prestige sur les corps et sur les âmes : sur les corps, en discréditant ses innombrables institutions de charité ou de bienfaisance, sur les âmes, en substituant à la première communion des enfants chrétiens, la « première communion rouge » des enfants socialistes. Comme l'Eglise d'ailleurs, il s'efforce de prendre l'homme tout entier, de l'enfermer dans le parti, de l'y pétrir si l'on peut ainsi dire, de l'imprégner de son ambiance, si bien même que l'amélioration du sort de l'ouvrier n'est qu'un moyen d'atteindre au but suprême de la révolution sociale conformément aux principes du manifeste communiste.

Mais ce n'est là qu'un but bien lointain. La société capitaliste est encore trop profondément enracinée, les masses travailleuses encore trop ignorantes, trop brutales, trop inorganisées pour que l'illusion d'une victoire prochaine du prolétariat n'ait pas fait place de très bonne heure à des visées plus pratiques et plus réalistes. Si le programme de l'Internationale reste l'idéal à atteindre, c'est par le chemin des intérêts qu'il faut y conduire les masses. Le relèvement de leur condition matérielle ne haussera pas seulement leur niveau moral, il les imprègnera encore de cet esprit de classe qui est aussi nécessaire à leur triomphe que l'esprit national des armées l'est (page 341) au succès des batailles. Dès lors, il est indispensable que le prolétariat ne doive rien qu'à lui-même et qu'il prenne conscience de sa force en constatant les avantages qu'elle lui procure. Il ne suffira pas d'exciter son mécontentement, de le dresser contre les injustices dont il est victime, de lui déclarer qu'il est l'artisan de toute richesse et l'éternel exploité du capitalisme ; bien plus que de l'irriter contre ses souffrances, il importe de lui prouver que le parti ouvrier seul peut les adoucir, fournir aux travailleurs une existence plus abondante et plus saine, des secours en cas de maladie ou d'invalidité, des distractions le dimanche. Ainsi, se sentant bien dans le parti, éprouvant tous les jours les bienfaits qu'il dispense non seulement à lui-même, mais à sa femme et à ses enfants, le nouvel affilié s'y attachera par toutes ses fibres. Et en cela, la conduite du socialisme belge est bien dans la tradition nationale. En donnant le pas aux réalisations pratiques sur l'activité critique et théorique, il a peut-être justifié les reproches des fervents de l'Internationale, mais il a réussi avec une rapidité étonnante à créer une œuvre telle qu'aucun parti, dans aucun pays, n'a pu jusqu'aujourd'hui réussir à égaler. Il suffit, pour apprécier la grandeur de ses résultats, de comparer la condition du prolétariat avant et après son entrée en scène.

La base de cette puissance est l'organisation coopérative dont Le Vooruit de Gand et Le Progrès de Jolimont ont été les modèles et sont restés depuis lors les types les plus achevés. A leur exemple et suivant leur méthode, dans toutes les grandes villes et dans tous les centres des régions industrielles, s'instituent, depuis les environs de 1886, des établissements analogues. A côté des boulangeries, par quoi le mouvement a partout débuté, s'ouvrent bientôt des boutiques d'épiceries, des magasins de vêtements, des dépôts des produits les plus divers. Et aux coopératives de consommation s'adjoignent des coopératives de production. Partout on rencontre des imprimeries socialistes qui, outre qu'elles impriment le journal du parti, travaillent de plus en plus largement pour le public. Le Vooruit monte un tissage florissant. A la veille de la guerre est (page 342) fondée à Gand la Banque belge du travail, qui achève l'outillage économique de ce parti qui, pour combattre le capitalisme, lui emprunte ses moyens d'action. Le développement des mutualités surprend par son exubérance. Il s'en fonde de toutes parts et pour tous les cas : maladie, invalidité, chômage. Dans beaucoup de localités, le dispensaire et la clinique socialistes font concurrence aux institutions de bienfaisance neutres des pouvoirs publics, la neutralité n'étant guère moins suspecte aux socialistes qu'elle ne l'est aux catholiques. Les syndicats professionnels se propagent d'un mouvement plus lent. En 1914, ils ne comprennent encore que 120,000 membres. La Commission syndicale, fondée en 1898, tend à les grouper, suivant les professions, en fédérations nationales, à l'imitation de celle que les mineurs ont constituée dès 1889.

Toutes ces organisations rayonnent autour des « Maisons du Peuple » et en reçoivent l'impulsion. C'est là que se concentrent toutes les activités du parti. Le Vooruit de Gand, le Progrès de Jolimont, le Werker d'Anvers, la Populaire de Liège ou celle de Verviers possèdent des salles de conférences et de réunion, des salles de lecture, des salles de fêtes, des bureaux de toutes sortes. Souvent un parc acquis aux abords de la ville pourvoit aux distractions des dimanches. Il n'est pas dans les districts industriels si petite commune qui ne possède sa maison socialiste, centre tout à la fois de coopération et de propagande. De même qu'il y a des curés dans chaque village pour la diffusion des idées catholiques, de même il a des employés de coopératives dans chaque centre industriel pour la propagation des idées socialistes (Destrée et Vandervelde, op. cit., p. 47).

A mesure que le bien-être se répand au sein du parti ouvrier, Je nombre de ses adhérents augmente et partout sa puissance se développe. Les cotisations qu'il exige de ses membres les lui attachent davantage par le sacrifice qu'elles imposent. Les bénéfices des coopératives et de leurs annexes alimentent de plus en plus largement les fonds affectés à la presse socialiste, à la propagande électorale, au financement des grèves. Dès (page 343) 1905, un économiste allemand constate que le socialisme belge est le mieux organisé de toute l'Europe et montre la voie à suivre aux pays de vieille civilisation (W. Sombart, Sozialismus und Soziale Bewegung, p. 229 et suivantes (Iéna, 1905)). Et constamment aux progrès anciens s'adjoignent de nouveaux progrès. En 1911, la Centrale d'éducation ouvrière doit fournir à la propagande un état-major de collaborateurs instruits. A vrai dire, le parti est plus qu'un simple parti. Il fait songer à un Etat et à une Eglise dans lesquels l'esprit de classe tient la place de l'esprit national et de l'esprit religieux.

Mais si puissant qu'il soit, cet esprit, bien différent en cela de l'esprit religieux et de l'esprit national, ne s'impose que dans les limites restreintes d'une classe. S'il se propage avec une vigueur presque irrésistible parmi les 1,150,000 ouvriers et employés que compte le pays, la campagne lui demeure fermée. Ses efforts à partir de 1896 pour s'en emparer sont demeurés stériles ou à peu près. Entre le prolétariat industriel et le prolétariat rural, les différences et les contrastes du genre de vie, de l'éducation, des intérêts et des croyances - des croyances surtout - sont trop grandes pour qu'il soit possible de les associer en une même action, et les assauts du socialisme viennent se briser ici contre la résistance de l'Eglise.

Aussitôt après les troubles de 1886, l'évêque de Liège, Mgr Doutreloux, avait convoqué dans sa ville épiscopale un congrès catholique international. Il n'était que temps, en effet, pour les catholiques belges, de rompre avec le libéralisme économique et de reconnaître enfin l'existence d'une question ouvrière, s'ils voulaient empêcher les travailleurs de passer en masse au socialisme. L'exemple de leurs coreligionnaires allemands, dont l'esprit dirigea les travaux du congrès, les rallia à un programme d'action sociale appelant l'intervention de l'Etat à protéger le pauvre contre les iniquités du régime « païen » de la liberté illimitée, et prônant le retour à ces corporations professionnelles dont l'abolition par la Révolution française au nom des droits de l'homme, n'avait eu pour résultat que l'esclavage des faibles au profit des forts. L'intérêt (page 344) religieux qui avait poussé les catholiques belges avant 1830 à revendiquer les « libertés modernes » les poussait donc aujourd'hui à les bannir du domaine social. Mais ce second revirement devait être beaucoup plus difficile et plus lent que le premier. Si le clergé évolua très rapidement dans le sens de la réforme, on ne pouvait s'attendre à la voir triompher sans obstacles des répugnances qu'elle inspirait aux capitalistes, industriels ou grands propriétaires, dont l'influence sous le régime censitaire demeurait prépondérante dans le parti. Pour avoir déduit logiquement les conséquences de la philosophie thomiste en faveur des ouvriers, un professeur du séminaire de Liége, l'abbé Pottier, soulevait un tel scandale qu'il fallut par prudence lui imposer silence. Mais si les conservateurs pouvaient ralentir le mouvement, ils ne pouvaient pas l'arrêter. Comment s'y opposer alors qu'il se réclamait de l'esprit chrétien et qu'on le savait encouragé par Rome ? A partir de 1891, d'ailleurs, Léon XIII élevait la voix. Le 15 mai, l'encyclique Rerum Novarum sur la condition des ouvriers (De conditione opificum) marquait l'éclatante adhésion du Saint-Père aux doctrines nouvelles.

Ce que le « manifeste communiste « avait été pour l'Internationale, l'encyclique le fut pour les catholiques. Elle leur traçait un programme et leur imposait l'obligation de s'y tenir. On pouvait discuter encore sur les modalités comme il était arrivé jadis pour le Syllabus, on ne le pouvait plus sur les principes. Deux ans plus tard, en 1893, la révision constitutionnelle, en dispensant le droit de suffrage aux masses populaires, condamnait d'ailleurs à l'impuissance tout essai d'entraver, au sein de l'Eglise, les progrès d'une réforme voulue par son chef.

La ligue démocratique belge fondée en 1891 à Louvain en vue de relever la situation morale et matérielle des travailleurs et d'amener, par la religion, la paix entre le capital et le travail, devait désormais donner au parti catholique une impulsion de plus en plus marquée vers la législation sociale. Au Parlement la jeune droite était son interprète. Au sein de la bourgeoisie, le prestige scientifique de l'historien Godefroid Kurth y ralliait (page 345) la jeunesse. Dans le peuple enfin, dans le peuple surtout, elle devait s'imposer sous peine de le voir s'abandonner à la démagogie dont les succès électoraux du fougueux abbé Daens, dans la région d'Alost, ne prouvaient que trop la puissance contagieuse. La lutte des classes allait-elle donc se déchaîner parmi ces paysans dont la brutalité, une fois débridée, n'obéit plus même à l'Eglise si l'Eglise lui résiste ? Il n'était que temps d'intervenir et de discipliner les forces obscures qui menaçaient de tout emporter. Dès 1897, la ligue démocratique expulsait de son sein les Daensistes que l'interdiction de leur chef a divinis acheva de mettre hors de cause.

Le Boerenbond allait substituer à l'ardeur et à la violence, l'action disciplinée et bienfaisante de son puissant organisme. On peut considérer comme sa modeste origine la fondation en 1887, à Goor en Campine, par le curé de l'endroit, d'une gilde de paysans (Boeren Gilde). Simple mesure de préservation sociale et religieuse, inspirée sans doute par la terreur des troubles de l'année précédente, elle attira tout de suite l'attention de Georges Helleputte, le plus actif et le plus influent des catholiques convaincus de la nécessité de l'action sociale. La Ligue des Paysans, ou Boerenbond, dont il fut l'initiateur en 1890, n'est, en effet, dans sa constitution essentielle, qu'une fédération de gildes paroissiales, établies sur le modèle de celle de Goor. Son dessein, exactement comme celui des organisations du parti ouvrier, est d'associer le relèvement moral au relèvement matériel, la religion étant ici l'instrument de l'un et de l'autre. L'article 2 des statuts assigne comme « but général » au Boerenbond belge « de travailler au progrès religieux, intellectuel et social de ses membres et de prendre à cœur leurs intérêts matériels ; il se propose, en un mot, de faire de nos populations agricoles une classe forte, instruite et chrétienne ».

Entre la méthode du Boerenbond et de celle du parti ouvrier, il existe toutefois une différence aussi essentielle que celle qui se manifeste dans leur esprit. Tandis que celui-ci fait directement appel aux forces populaires et les incite à s'organiser elles-mêmes, celui-là, au contraire, leur prépare d'avance les (page 346) cadres où elles prendront place et où il surveillera et réglementera leur activité. Au lieu de venir d'en bas, le mouvement, ici, descend d'en haut. Puisque chaque gilde « s'inspire essentiellement du principe chrétien, et que son action en est pénétrée », il va de soi que dans chacune d'elles aussi le curé de la paroisse soit l'âme de l'association. Il en est l'aumônier, fait nécessairement partie du conseil d'administration et le plus souvent y exerce les fonctions de secrétaire. De même, au centre du Bond, à Louvain, c'est à l'aumônier général qu'appartient en même temps la charge de secrétaire général. Ainsi le clergé forme, si l'on peut ainsi dire, l'armature de tout l'organisme. Aussi loin que s'étend le Boerenbond, le prêtre recouvre l'influence sociale dont il avait joui sous l'Ancien Régime et dont la Révolution l'avait dépouillé.

Et cette influence s'étend sans cesse. Dans les régions flamandes du pays, les progrès réalisés s'attestent clairement par les chiffres. En 1891, le Boerenbond comprenait 49 associations locales ; en 1902, il compte 26,000 membres ; en 1912, 50,614. Pareillement le nombre de ses employés de toute sorte passe de 12 en 1903 à 101 en 1912. Le roulement des fonds, qui était de 522,058 francs en 1897, atteint en 1912 la somme de 48,461,987 francs. A la veille de la guerre, l'importance des dépôts en banque est évaluée à 13 millions. Et à mesure que l'institution se fortifie, elle se complique et multiplie ses services : achat et vente en commun de produits et d'engrais, caisse d'épargne, organisation de caisses de crédit suivant le système Raiffeisen, mutualités et assurances contre les maladies du bétail, l'incendie, etc., sans compter le Volksbank, de Louvain. L'action sociale va de pair avec l'action économique. En 1911, la Ligue des Fermières est créée en vue de moraliser et d'améliorer tout ensemble la vie des familles paysannes.

Si la démocratie chrétienne a débuté par la campagne, elle n'a pas tardé à se propager aussi parmi les populations industrielles. Ici, toutefois, son expansion, devancée par celle du socialisme, a dû compter avec l'adversaire contre lequel elle se dressait. La fondation à Gand, dans cette année climatérique (page 347) de 1886, d'un syndicat mixte d'ouvriers et de patrons (Bond van Werklieden en Burgers) qui, en 1890, se transformait en Antisocialistische Werkliedenbond, avait vainement tenté de résister à la propagande du Vooruit. Ce n'est que du jour où la Ligue démocratique eût fait accepter par les catholiques l'abandon du système des syndicats mixtes au profit des syndicats exclusivement professionnels, que des progrès considérables furent réalisés. En 1901 on évaluait à 16,000 le nombre des adhérents des associations ouvrières chrétiennes ; en 1913, il aurait atteint le chiffre de 102,000. Un secrétariat général était organisé pour elles en 1904, et, en 1909, elles s'unissaient en une fédération nationale. Mais soumises au contrôle de l'autorité religieuse, elles restèrent cependant bien loin d'atteindre à la puissante vitalité de leurs concurrentes socialistes.

En résumé, en dispensant aux masses le droit de suffrage, la révision constitutionnelle a brusquement fait se dresser l'une contre l'autre deux grandes forces organisées : la première, le parti ouvrier, surtout industrielle et wallonne, se réclame de l'idéologie marxiste ; la seconde, surtout rurale et flamande, s'inspire de la foi catholique et obéit à l'Eglise. Quoique diversement réparties à travers le pays, toutes deux cependant l'englobent tout entier dans leur organisation, de même que toutes deux appliquant, dans des desseins différents, les mêmes moyens d'action, y ont relevé la condition des classes laborieuses. A la législation sociale qu'elles obtiennent du Parlement, s'associe l'activité qu'elles déploient au sein de leurs innombrables groupements. Comme au Moyen Age, le travail s'affranchit par l'association. Mais au Moyen Age tout le monde était d'accord sur les principes de la société chrétienne. Ici cet accord n'existe plus que dans le domaine des intérêts matériels, et il fait mieux ressortir le contraste irréductible qui sépare l'une de l'autre, dans le domaine spirituel, la démocratie socialiste de la démocratie chrétienne.