Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre IV. De 1884 à 1914

Chapitre I. Avant la révision constitutionnelle

(page 295) La chute du gouvernement libéral au mois de juin 1884 est bien plus qu'une péripétie parlementaire. Elle annonce la fin du régime sous lequel le pays avait vécu depuis la Révolution. Sa signification ressort du rapprochement de sa date avec celles de la reconnaissance de l'Etat indépendant du Congo (26 février 1885), de la fondation du parti ouvrier belge (15-16 août 1885) et des grandes émeutes de 1886. Envisagée de haut, elle n'apparaît donc que comme une des manifestations de l'évolution générale qui entraîne le pays vers un ordre de choses où les questions économiques, les questions sociales et les questions politiques se conditionnant mutuellement, vont retentir profondément sur la vie nationale et en modifier l'aspect et la direction.

Le libéralisme censitaire qui, depuis un demi-siècle, avait dans tous les domaines déterminé les destinées de la Belgique, avait trouvé en Frère-Orban son expression la plus complète, et son déclin coïncide avec le renversement de ce grand ministre. Au vrai, la bourgeoisie avait réalisé son programme. Dans l'ordre économique comme dans l'ordre social, elle en avait poussé à l'extrême toutes les conséquences. (page 296) Conformément à ses principes, elle avait développé les libertés constitutionnelles dans le sens de l'individualisme le plus absolu. Sur la seule question qui la divisât, la question religieuse, le désaccord ne portait au fond que sur la conception différente que les catholiques et leurs adversaires se faisaient de la liberté individuelle dans ses rapports avec l'Eglise. Mais l'acharnement de la lutte qu'expliquent sur ce point les exigences de la foi, faisait d'autant mieux ressortir sur les autres, l'entente des partis. A mesure cependant qu'elle se prolongeait, cette entente apparaissait davantage comme se maintenant beaucoup plus par intérêt de classe que par considération d'intérêt public. Si les progrès de l'industrie justifiaient l'idéologie libérale, les abus et les misères qui en résultaient n'exigeaient-ils pas au moins quelques tempéraments dans son application ?

Le gouvernement belge, qui avait jadis donné l'exemple de tant d'innovations hardies en matière économique, se laissait maintenant dépasser par tous ses voisins. L'Angleterre, l'Allemagne, la France avaient beau lui donner l'exemple, il se refusait à renoncer au dogme périmé de l'abdication de l'Etat et semblait se faire gloire de professer encore les doctrines surannées de Bastiat et de Léon Say. Et il n'était que trop facile de l'accuser de n'y recourir que pour sauvegarder la situation des 130,000 censitaires dont il tenait son pouvoir. Aux revendications de plus en plus pressantes des démocrates, il ne suffisait plus de répondre par des déclarations hautaines sur l'incapacité politique des ouvriers. Manifestement une réforme électorale devenait indispensable dont découleraient les réformes sociales. Au sein même de la bourgeoisie libérale les progressistes ne se lassaient pas de la réclamer et les catholiques les plus clairvoyants les approuvaient. Le renversement de Frère-Orban, en 1884, n'avait-il pas eu pour cause bien plus que la lutte scolaire, son opiniâtreté à refuser l'extension du droit de vote ? Et n'était-il pas caractéristique que, dès l'année suivante, le parti ouvrier inscrivait le suffrage universel en tête de son programme ? Ainsi la démocratisation du pays s'annonçait inéluctable. On pourrait la retarder de quelques années : il n'était plus possible d'y échapper.

(page 297) Défiante à l'égard de la démocratie, la bourgeoisie censitaire ne l'était pas moins à l'égard des projets d'expansion auxquels depuis quelques années le roi s'attachait de plus en plus ouvertement. Par libéralisme économique, Frère-Orban condamnait toute intervention de l'Etat en matière coloniale. La plupart des industriels n'éprouvaient pas le besoin de changer de méthode, et ne comptaient que sur le bon marché pour maintenir la prospérité de leurs usines. Quant à l'opinion courante, elle s'effrayait de la perspective d'aventures qui pourraient compromettre la neutralité du pays, pousser à un renforcement de l'armée, peut-être à la création d'une flotte, et en tout cas à des dépenses dont profiterait seule l'ambition de Léopold II.

Au milieu des problèmes redoutables qui se posaient, les deux partis traditionnels demeuraient repliés sur eux-mêmes. La politique parlementaire continuait à tourner dans le même cercle. Le pays légal ne s'apercevait pas qu'il s'isolait dangereusement de la nation. La Constitution n'était plus invoquée que pour justifier la domination de la bourgeoisie. Hostile à tout partage de ses privilèges, hostile à toute réforme sociale, hostile à toute intervention au dehors, le corps électoral, sauf d'infimes exceptions, en arrivait à ne plus concevoir la vie politique que comme l'antagonisme perpétuel des catholiques et des libéraux se disputant le pouvoir pour en profiter tour à tour, si bien que la succession du cléricalisme et de l'anticléricalisme acharné chacun à la destruction de l'autre, aboutirait fatalement à mettre l'activité du pays au point mort. (Note de bas de page : En 1884, Eudore Pirmez constate que « le conflit scolaire a tout envahi. Il a distrait des intérêts les plus importants de l'Etat... Le Parlement est devenu ainsi stérile... Sa considération diminue chaque jour ». A. Nyssens, Eudore Pirmez, p. 152 (Bruxelles, 1893).)

L'éclatant triomphe des catholiques en 1884 avait été pour tout le monde une surprise. Les politiciens les plus avertis ne s'attendaient qu'à une diminution de la majorité « doctrinaire » qui tout au plus eût abouti à une dissolution des Chambres. Il semble bien que « l'écrasement » du libéralisme ne puisse être interprété comme un revirement des électeurs contre la loi scolaire de 1879. Ce ne sont pas les principes, ce sont les (page 298) intérêts qui ont décidé du résultat de l'élection. Les nouveaux impôts, et plus encore sans doute, la crainte inspirée par le programme démocratique des radicaux rejetèrent vers les catholiques le groupe flottant dont dépendait l'issue du scrutin. Si beaucoup de libéraux firent défection, c'est incontestablement, non que l'école neutre leur fût odieuse mais qu'elle coûtait trop cher. Au surplus, les catholiques n'avaient-ils pas répudié l'ultramontanisme et ne promettaient-ils pas une modération dont l'appui qu'ils apportaient aux « indépendants » de Bruxelles donnait la preuve ? En votant pour eux, les gens qu'effrayait le déficit budgétaire voulaient donner un avertissement au ministère plutôt que provoquer sa chute. Aucun d'eux bien certainement ne s'attendait à ce qui allait arriver.

Car, par cela même qu'elle était plus inattendue, la victoire exalta chez les catholiques le sentiment de leur force et le désir d'une revanche sur les adversaires qui se trouvaient maintenant à leur merci. Portés brusquement au pouvoir par un revirement dont ils s'exagérèrent la portée, ils ne tinrent plus compte des « modérés ». L'impatience passionnée des cercles catholiques ne leur permettait pas d'ailleurs de se confiner dans une politique d'apaisement. Ce que le clergé et les électeurs des campagnes, des campagnes flamandes surtout, en quoi consistait le meilleur de leurs forces, attendaient d'eux, c'était une réaction énergique contre la « loi de malheur » qui attentait à leurs consciences et imposait à leurs bourses des sacrifices dont le moment était venu de les libérer. La lutte scolaire ne devait donc pas finir. Elle allait seulement changer de direction.

Dès la démission du cabinet Frère-Orban, le roi avait tout de suite confié à Jules Malou la composition d'un nouveau ministère. Il comptait sur la sagesse et l'expérience de ce vieux parlementaire pour empêcher la droite de se porter aux extrêmes. Mais les passions étaient trop surexcitées pour qu'il fût possible de les contenir. Il fallut faire place dans le gouvernement aux deux hommes qui, dans les dernières années, s'étaient révélés comme les chefs du parti qu'ils venaient de conduire à la victoire : Victor Jacobs et Charles Woeste. Léopold (page 299) ne savait que trop bien que l'un et l'autre, le premier surtout, n'avaient cessé, par considérations électorales, de combattre les réformes militaires avec une outrance et parfois une arrogance dont il avait difficilement supporté l'injure (Voyez plus haut, p. 220). Il les considérait presque comme des adversaires personnels.

Mais quel moyen de les éviter en présence de la volonté unanime de la majorité ? Depuis 1871, il n'ignorait pas que les catholiques le soupçonnaient de leur être hostile. La prudence lui faisait une nécessité, pour ne pas rompre avec eux, de se soumettre à leurs désirs. Peut-être espérait-il d'ailleurs qu'en poussant leur succès jusqu'au bout, ses nouveaux ministres soulèveraient une opposition qui lui permettrait de les remplacer. Comme son père, il savait attendre.

Le gouvernement, lui, n'attendit pas pour affirmer sa politique de revanche. Le 4 août, il faisait voter par la Chambre les crédits nécessaires au rétablissement de la légation près du Saint-Siège. Le ministère de l'instruction publique était supprimé. Dès le 23 juillet, un projet de loi confiait aux communes la direction des écoles primaires. On en revenait ainsi, par delà même la loi de 1842, à la théorie de l'abdication de l'Etat en matière d'enseignement. Les communes recevaient le droit d'organiser des écoles ou d'adopter une ou plusieurs écoles libres, c'est-à-dire de subventionner les écoles catholiques ouvertes partout durant la guerre scolaire. Il dépendrait d'elles d'inscrire ou non au programme de leurs écoles l'enseignement de la religion et de la morale. Mais, si elles ne le faisaient pas, l'Etat pourrait les obliger à adopter une ou plusieurs écoles libres à la demande de vingt pères de famille. En revanche, si vingt pères de famille l'exigeaient, l'école communale neutre serait maintenue.

Ainsi faite, la loi tendait ouvertement à substituer l'enseignement confessionnel à l'enseignement neutre, car il n'était pas douteux que presque toutes les communes rurales s'empresseraient, tant par conviction que par économie, d'adopter une école catholique. Sans doute le gouvernement, conséquent (page 300) avec le principe de la liberté dont il se réclamait, s'abstenait d'imposer l'enseignement de la religion : il se contentait d'obliger les communes à le fournir à ceux qui le réclameraient. C'était là une concession faite aux libéraux, analogue à celle que les libéraux avaient en 1879 faite eux-mêmes aux catholiques, en autorisant les ministres des cultes à donner l'instruction dans les écoles en dehors des heures de classe.

Mais comment les catholiques qui avaient repoussé cette aumône pouvaient-ils s'imaginer que les libéraux se contenteraient de la satisfaction qui leur était offerte ? A leurs yeux l'obligation de subventionner des écoles catholiques était une atteinte insupportable à l'autonomie communale et une capitulation honteuse devant l'Eglise. L'Etat se réduisait donc au rôle de pourvoyeur de l'enseignement du clergé. Pour lui obéir, il anéantissait l'œuvre magnifique de culture nationale édifiée par le libéralisme ! L'instruction qui devait amener le relèvement du peuple, n'allait servir qu'à le conserver sous le joug d'une avilissante bigoterie. Et quelle garantie offraient des écoles échappant à toute inspection, n'exigeant de leurs maîtres nulles conditions d'aptitude, ni aucun attachement aux institutions du pays ? Enfin qu'allaient devenir les instituteurs sans emploi, réduits à une pension misérable et punis de s'être consacrés à la plus noble des missions ? Evidemment, la loi nouvelle votée le 10 septembre 1884 au milieu des protestations indignées de la gauche, n'était pas une loi d'apaisement mais une loi de guerre. Pour les libéraux, elle n'était qu'un scandaleux coup de parti.

Dans toutes les grandes villes son résultat immédiat fut de rétablir l'unanimité anticléricale entre les doctrinaires et les progressistes démocrates, dont la scission avait tant contribué au succès des catholiques. Dès le 23 juillet, par un revirement significatif, Bruxelles faisait passer au Sénat, dont la dissolution venait d'être prononcée - elle s'imposait du fait que la majorité du Sénat était restée libérale - la liste libérale tout entière. Comme en 1857, comme en 1871, l'opposition avait recours aux manifestations de la rue. Des cortèges défilaient (page 301) tumultueusement au cri d'à bas la calotte. Le 7 septembre, une grande démonstration catholique organisée dans la capitale était reçue à coups de sifflets, dispersée à coups de canne et contrainte de se réfugier dans les gares avec ses grosses caisses crevées et ses drapeaux lacérés. S'inspirant des souvenirs du Compromis des nobles, les bourgmestres des quatorze villes les plus importantes avaient formé le 9 août le « Compromis des Communes » et demandé audience au roi, espérant obtenir de lui, comme les Gueux du XVIe siècle l'avaient obtenu de Marguerite de Parme, une nouvelle « modération des placards » (Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, 3e édit., p. 455.).

Mais le roi pouvait-il refuser sa sanction à une loi que le Parlement venait d'adopter ? Ce qu'on lui demandait, c'était en réalité de sortir de ce rôle de souverain constitutionnel dans lequel il s'était confiné à l'exemple de son père. Il répondit qu'il ne pouvait que se « conformer à la volonté du pays telle que l'ont exprimée la majorité des deux Chambres ». Pourtant il attendait avec impatience l'occasion de se débarrasser d'un ministère dont il se sentait prisonnier. Par l'intermédiaire de Jacobs et de Woeste, la fédération des cercles catholiques faisait la loi au gouvernement. Rien ne comptait plus que l'intérêt de parti, ni les prérogatives de la Couronne, ni l'impossibilité de gouverner contre l'opposition unanime des grandes villes, ni la nécessité d'achever les réformes militaires, ni celle d'appuyer la politique congolaise de Léopold II qui allait entrer dans une phase décisive. Si le roi ne pouvait rompre avec les Chambres, ses pouvoirs constitutionnels lui permettaient d'intervenir dans le choix de ses conseillers. Il n'entendait pas plus que son père se dégrader au rôle d'un simple automate. Pour s'affranchir des politiciens qu'il avait été forcé de subir et qui, de jour en jour, se montraient plus cassants à son égard, il n'attendait qu'un prétexte.

Il lui fut fourni par les élections communales du mois d'octobre qui, dans toutes les grandes villes, tournèrent en faveur des libéraux. En 1857, dans des circonstances analogues, le (page 302) ministère s'était effondré de lui-même. Cette fois ce fut le roi qui prit l'initiative de le remanier. Il laissa entendre aux deux ministres dont il voulait secouer le joug, qu'il ne les considérait plus comme jouissant de la confiance du pays. Ils comprirent et donnèrent leur démission. Malou ne pouvait que les suivre dans leur retraite. A sa place, le ministre de l'agriculture, Auguste Beernaert, fut chargé de la constitution d'un nouveau Cabinet.

C'était un modéré, un ancien « doctrinaire » passé à droite et, pour tout dire d'un mot, un homme qui eût siégé au centre s'il avait encore existé un centre dans les Chambres belges. Quarante ans plus tôt, il eût été unioniste. Dans les circonstances où il se trouvait, l'opportunisme s'imposait à lui. Forcé de s'appuyer sur la droite catholique, il employa pour la contraindre à une politique, dont au fond une grande partie de ses membres ne voulaient pas, toutes les ressources d'un caractère dont l'aménité s'alliait à l'habileté et à l'énergie. Il parvint à devenir à ce point l'homme indispensable que sa menace de démission (il posa neuf fois la question de cabinet durant les débats de la révision constitutionnelle), suffit longtemps à retenir autour de lui la majorité impatiente de lui échapper. A vrai dire, s'il fut durant de longues années le chef des ministères catholiques, il ne fut jamais le chef du parti catholique. Et c'est là ce qui explique sa rivalité constante avec Charles Woeste. Elle fut celle du politique et du politicien, celui-ci ne considérant le gouvernement que comme une dépendance du parti, celui-là ne voyant dans le parti qu'une force dont il appartient au gouvernement de se servir. Aussi le pouvoir royal reprend-il avec Beernaert une influence qu'il n'avait plus exercée depuis le début du nouveau règne. Le souverain et son ministre travaillent dans une complète communauté de vues, et quand les événements provoqueront enfin leur rupture, l'ascendant du premier sera trop bien affermi pour ne pas survivre à la chute du second.

A côté de l'influence de la Couronne, ce qui donne au ministère de Beernaert sa pleine signification, ce sont les problèmes nouveaux qu'il fut appelé à résoudre. L'un d'eux, le problème (page 303) colonial, l'initiative de Léopold II le posait depuis longtemps déjà devant l'opinion indifférente, et l'on verra plus loin comment l'autorisation donnée au roi par les Chambres de prendre le titre de Souverain du Congo (28-30 avril 1885) le fit entrer enfin dans une phase décisive. L'autre, au contraire, le problème social que l'on avait si longtemps voulu ignorer, s'imposa brusquement avec autant d'imprévu que de violence.


La comparaison s'impose à l'historien entre le soulèvement des Iconoclastes en 1566 et les grandes émeutes ouvrières du mois de mars 1886 (Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, 3ème édition, p. 467). Des deux côtés, même soudaineté, même violence, même surprise du gouvernement, même absence d'organisation chez les insurgés. L'exaspération sociale longuement accumulée se déchaîne tout à coup, comme s'était déchaîné trois cents ans plus tôt le fanatisme religieux. C'est un sursaut de fureur collective, sans plan préconçu, sans direction, sans but précis, n'obéissant qu'à la contagion de l'exemple sur des masses ulcérées.

La dépression économique qui se fit sentir dans toute l'Europe à partir de 1884, avait atteint deux ans plus tard son point culminant. Avec la crise agricole provoquée par l'invasion soudaine des céréales d'Amérique avait coïncidé une crise industrielle due à la surproduction et qu'avait aggravée encore la diminution du pouvoir d'achat des classes rurales. Les conséquences en retentirent d'autant plus cruellement sur le pays qu'il était plus industrialisé. L'exportation qui se chiffrait par 1,337 millions en 1883, est tombée à 1,182. Les prix s'avilissent, les salaires diminuent, les fabriques ferment ou restreignent la production et le chômage sévit.

On comprend sans peine combien une telle situation dut augmenter et aigrir la fermentation qui depuis quelques années travaillait sourdement le prolétariat. Il ne semble pas cependant que les pouvoirs publics aient attaché grande importance (page 304) aux grèves qui éclatèrent dans le Hainaut en février 1885, ou aux manifestations des sans-travail qui parcoururent les rues de Bruxelles et d'Anvers. La constitution du parti ouvrier belge la même année, pour significative qu'elle fût, ne paraît pas avoir alarmé davantage la bourgeoisie absorbée par l'agitation déchaîinée autour de la loi scolaire.

Le 18 mars 1886, un meeting convoqué à Liége sur la place Saint-Lambert, à l'initiative d'un groupe d'anarchistes, pour commémorer l'anniversaire de la Commune de Paris, n'avait causé aucune inquiétude aux autorités. C'est à peine si la population y avait pris garde. Mais la réunion n'avait pas tarde à tourner au tapage. Le soir tombant, des bandes envahissaient tout à coup les rues de la ville, brisaient les glaces des magasins, arrachaient les enseignes, éteignaient les réverbères. Le lendemain on apprenait que le travail avait cessé dans la banlieue, puis se propageant de proche en proche comme un incendie de prairie, la grève s'étendait le long de la Meuse pour atteindre les bassins industriels du Hainaut. Le 25 mars, un charbonnage de Fleurus donnait le signal. Le mouvement se généralisait aussitôt parmi les houilleurs, se communiquait aux laminoirs, gagnait les verreries. Partout le chômage était imposé de force. Malgré les efforts des piquets de gendarmes, les cours des usines étaient envahies par une foule se surexcitant à mesure qu'elle grossissait, se grisant de bruit, se grisant plus encore de bière et d'alcool, s'enhardissant de ne rencontrer aucune résistance sérieuse et s'abandonnant au vertige du désordre. (Note de bas de page : Il me paraît assez probable que le retentissement des péripéties tragiques de la grande grève qui avait débuté en France, à Decazeville, le 26 janvier, par le massacre d'un ingénieur, n'a pas été sans influence sur la violence des événements.) Comme toujours des vagabonds et des malfaiteurs s'associent au mouvement et en prennent la tête. A Roux, le feu est mis à une verrerie puis au château du propriétaire. La grève tourne en jacquerie. Des troupes de sans-travail parcourent les villages, mendiant la menace à la bouche. Tout le bassin de Charleroi vit dans l'angoisse, et bientôt il n'est plus dans le pays un seul centre industriel, d'Arlon à Ostende, où (page 305) la classe ouvrière ne frémisse. A Gand, le Vooruit exhorte les soldats à ne pas tirer sur le peuple et traite le roi d'assassin.

Il fallut presque une campagne militaire pour venir à bout du soulèvement. Pendant quelques jours le Hainaut donna le spectacle de la guerre avec ses communes soumises à l'Etat de siège, les hôtels de ville occupés par la troupe, les soldats campant dans les cours des usines et sur les carrés des charbonnages, les routes parcourues par des patrouilles de cavalerie. Des fusillades - celles de Roux sont demeurées tristement célèbres - mirent fin à l'émeute par la terreur. Dès le 30 mars, le général van der Smissen en avait raison. Elle retomba sur elle-même, comme une vague contre le rivage. Puis ce fut la répression judiciaire, la condamnation des « meneurs », les perquisitions et les enquêtes en vue de prouver l'organisation d'un complot.

Mais, on ne trouva ni complot ni mot d'ordre. Quelques anarchistes sans doute avaient attisé les colères, et le Catéchisme du peuple, publié par Alfred Defuisseaux, avait vanté aux ouvriers la république et la révolution. Ce qu'on découvrit, c'était des violences, des efforts sans suite, aucune participation du parti ouvrier dans la révolte, aucune immixtion ni aucun secours de l'étranger. L'émeute avait surgi à l'improviste, simple réflexe d'une colère trop longtemps amassée et d'autant plus violente qu'elle avait été plus spontanée.

Atterrée tout d'abord, la bourgeoisie s'était vite reprise. Partout la garde civique et l'armée avaient fait leur devoir. L'ordre social avait victorieusement résisté au furieux assaut. Mais n'en triomphant que par la force, n'avait-il pas dévoilé la faiblesse des principes qu'il avait toujours invoqués pour sa défense ou, pour mieux dire, pour sa justification ? Le libéralisme économique ne venait-il pas de recevoir des faits une réfutation tragique ? Etait-il encore permis de croire que les travailleurs ne se plaignaient pas, que c'était la situation des propriétaires et des capitalistes qui était devenue moins bonne et que la crise industrielle avait eu pour résultat un rapprochement des conditions ? Pourrait-on continuer d'affirmer que c'est une « utopie » que de vouloir protéger l'ouvrier contre la loi (page 306) de l'offre et de la demande, et que la grande industrie « propage le bien-être au sein des classes les moins favorisées de la société » ? (Michotte, op. cit., pp. 189, 175). Tant d'inventions admirables, tant de progrès techniques, tant de mesures même prises pour développer chez les travailleurs le sentiment de la dignité, le goût de l'épargne et l'instruction, avaient donc manqué leur but puisque ceux-là mêmes qui en devaient profiter se soulevaient contre la société qui les leur avait donnés. Et la charité chrétienne avec ses patronages, ses « hommes d'œuvres », ses cercles ouvriers ne s'était pas montrée plus efficace. Le mal était donc trop grand pour que l'initiative individuelle pût en venir à bout. Dire, comme le faisait Eudore Pirmez, que la Belgique s'honorait en restant en tous points fidèle à la liberté, n'était-ce pas, après ce qui venait de se passer, faire preuve d'une incompréhension aussi fatale que l'avait été cent ans plus tôt celle des défenseurs de l'Ancien Régime à la veille de la Révolution ? (« Que les autres pays proscrivent soit la liberté religieuse, soit la liberté politique, soit la liberté du travail, ...je croirai que mon pays est au-dessus d'eux quand la Belgique conservera sa liberté pleine, entière et complète en tout et toujours ». A. Nyssens, Eudore Pirmez, p. 229).

Le ministère s'en rendit compte aussitôt. A peine l'ordre rétabli, il annonçait qu'il allait faire entreprendre pour cent millions de travaux publics, et le 17 avril instituait une Commission du travail chargée de mener une enquête sur la situation des classes ouvrières. Les élections du mois de juin, en augmentant sa majorité, montrèrent que la bourgeoisie lui faisait confiance. Il en profita pour rompre enfin avec la doctrine officielle du laisser faire et du laisser passer. Les députés n'entendirent pas sans surprise le discours du trône qui ouvrit la session parlementaire, reconnaître que « l'on a peut-être trop compté sur l'effet des principes d'ailleurs si féconds de liberté et qu'il est juste que la loi entoure d'une protection plus spéciale les faibles et les malheureux ». Tout un programme de réformes immédiatement applicables suivait cette déclaration et en accentuait la portée. Il ne paraît pas douteux (page 307) que le roi et Beernaert voulaient profiter des circonstances, non seulement pour apaiser le peuple, mais encore pour détourner la bourgeoisie des querelles où elle s'enlisait et qui lui faisaient sacrifier à ses passions sectaires, les intérêts vitaux de la nation. Les politiciens les plus invétérés étaient bien forcés d'avouer que l'enquête sur le travail avait « mis à jour des plaies dont en général on n'avait pas idée » (Ch. Woeste, Mémoires, p. 326). On ne pouvait plus fermer les yeux à la lumière et s'obstiner à refuser à l'Etat le droit d'intervenir, autrement qu'à titre de gendarme, entre le travail et le capital.

Les délibérations du congrès catholique réuni à Liège du 26 au 29 septembre 1886, attestent une évolution significative. C'est un abandon complet des principes libéraux qui avaient été si chers à la génération précédente. A Malines en 1863, l'éloquence de Montalembert avait dominé les débats. Cette fois c'est de l'Allemagne que l'on s'inspire, de cette puissante Allemagne revenue de l'erreur momentanée du Kulturkampf, où le parti du centre déploie une activité si féconde et dont le gouvernement montre aux intérêts religieux une sollicitude qui met mieux en relief l'impiété de la République française. La misère morale et la misère matérielle du peuple se sont révélées trop profondes pour que la liberté seule puisse les combattre. Il faut faire appel à l'Etat, non sans doute pour lui abandonner la tâche mais pour requérir son appui. Son devoir est d'intervenir pour subventionner et soutenir l'action sociale que l'initiative des hommes d'œuvre et des patrons catholiques déploiera de commun accord avec le clergé. Pour faire front aux progrès menaçants du socialisme, des groupements reconnus par la loi, par cela même qu'ils sauvegarderont la foi chez les ouvriers, raffermiront la paix et l'ordre social. Au surplus, l'Etat étant lui-même au pouvoir d'une majorité catholique, rien n'est à craindre de sa part. Et n'est-il pas certain que le développement de ses attributions lui donnera, par l'élargissement de son influence, plus de stabilité et de durée au profit tout ensemble de la société et de l'Eglise ?

(page 308) Sous cette orientation nouvelle il n'est pas étonnant que le Parlement s'engage dans la voie de la législation sociale. Législation sans doute bien timide encore et qui visiblement manque d'ampleur et de plan d'ensemble. Le gouvernement doit tenir trop grand compte des répugnances traditionnelles, trop soigneusement surtout éviter les réformes coûteuses et trop ménager l'intérêt électoral pour pouvoir enfoncer profondément le fer dans la plaie. Il se laisse même arracher en 1886 une loi qui, en vue de contenter les paysans, augmente les droits d'entrée sur le bétail au détriment évident des travailleurs industriels. Cependant des progrès réels sont accomplis, tels que la répression bien anodine d'ailleurs, par crainte de l'influence électorale des cabaretiers, de l'ivresse publique, la création des conseils de l'industrie et du travail (1888), l'abolition du truc-system, l'interdiction au moins partielle de saisir ou d'engager les salaires, la loi surtout sur la construction des habitations ouvrières. L'apparition en 1891 de la célèbre encyclique Rerum Novarum et la convocation à Berlin l'année précédente d'une conférence internationale pour l'étude des questions sociales devaient accentuer par la suite les tendances nouvelles. Mais on ne secoue pas brusquement une tradition semi-séculaire. A Berlin, les délégués belges ne furent pas sans étonner leurs collègues par leur défiance à l'égard de l'ingérence de l'Etat en matière économique.

Le roi avait espéré pouvoir obtenir des Chambres, sous couvert de réforme sociale, la transformation de l'Etat déplorable dans lequel le maintien du remplacement laissait l'armée. Depuis les victoires allemandes de 1870, le principe du service personnel s'était imposé avec une évidence qui n'en permettait plus la discussion. Et la justice s'ajoutait en sa faveur aux considérations de technique militaire. Les Chambres s'obstineraient-elles, au moment même où elles s'appliquaient à calmer les griefs de l'ouvrier, à ne point abolir le plus criant d'entre eux et à laisser aux prolétaires qui venaient de s'insurger contre la société, le soin de la protéger ? La défense nationale et la défense sociale réclamaient également une mesure dont la réalisation ne s'était fait attendre que trop (page 309) longtemps. Et la situation de l'Europe qui commençait à s'assombrir, la rendait aussi urgente qu'indispensable.

Mais depuis les succès électoraux du « meeting » anversois, le parti catholique n'avait cessé d'accentuer son attitude antimilitariste. Bien décidé à ne pas encourir une impopularité qui pourrait lui coûter le pouvoir, ses répugnances pour toute aggravation du service s'augmentaient encore de celles qu'il éprouvait pour le régime d'après lui démoralisant de la caserne. Sa presse affirmait d'ailleurs que la neutralité garantie par les traités de 1839 constituait la plus ferme sauvegarde du pays. A quoi bon dès lors renforcer l'armée ? Plusieurs allaient même jusqu'à dire qu'il serait imprudent de prendre des mesures qui pourraient être interprétées par les Puissances comme une marque de défiance à leur égard. L'Europe devant défendre la Belgique en cas de conflit, l'objection tirée du privilège bourgeois de faire peser « l'impôt du sang » sur le peuple seul, perdait toute valeur puisque le sang ne coulerait pas. Le remplacement n'était-il pas au surplus une bonne fortune pour les pauvres et, en cas de troubles, une précieuse garantie de solidité pour l'armée qu'il remplissait de soldats de carrière ? Enfin, la gauche ne se montrait-elle pas disposée à profiter de l'occasion pour supprimer les immunités ecclésiastiques en matière militaire, au risque et sans doute dans l'espoir de nuire ainsi au recrutement du clergé ?

Le ministère était trop bien averti de ces dispositions pour oser prendre l'initiative d'une réforme qu'il souhaitait, mais à laquelle il était évident qu'il ne survivrait pas. Il se contenta de de proposer aux Chambres la construction sur la ligne de la Meuse, à Namur et à Liège, de forts d'arrêt que la perspective d'une nouvelle guerre entre la France et l'Allemagne imposait à la défense de la neutralité. Des marchandages compliqués s'ouvrirent entre lui et les chefs de la droite. L'intérêt national était subordonné à des questions de tactique parlementaire où il semblait que la chute ou le maintien du cabinet importassent bien davantage que la sécurité du pays (Ch. Woeste, Mémoires, p. 356 et suivantes). Vainement le roi (page 310) priait le pape de faire entendre raison aux évêques. Les cercles catholiques se déchaînaient ; la gauche, de son côté, favorable au renforcement de l'armée, critiquait la construction de forteresses que l'on ne pourrait sérieusement défendre, et par son obstination à exiger l'incorporation des clercs, renforçait l'opposition de la droite à toute modification du statut militaire.

On aboutit finalement (14 juin 1887) à l'adoption des crédits demandés par le gouvernement pour les forts de la Meuse. Quant au projet de loi déposé par le comte d'Oultremont en vue d'instaurer le service personnel et d'augmenter le contingent, il fut rejeté quelques semaines plus tard par 69 voix contre 62. Dans les deux cas, la droite et la gauche avaient, sauf quelques exceptions, voté l'une contre l'autre, celle-ci pour l'armée contre les forts, celle-là pour les forts contre l'armée. Jacobs et Woeste prenaient leur revanche sur le roi. Et peut-être le dépit personnel ne fût-il pas étranger à la résolution de Léopold de s'adresser au pays et, rompant avec les susceptibilités parlementaires, de pousser « un grand cri patriotique » (E. Gossart, Emile Banning et Léopold II, p. 84), après tant de harangues inspirées par l'intérêt électoral. Son discours de Bruges, le 15 août 1887, lors de l'inauguration de la statue de Breydel et de de Coninck, fut une évocation de l'histoire nationale à l'appui de la réforme militaire que l'Etat de l'Europe semblait impérieusement exiger. Dès le lendemain, il n'était plus qu'un prétexte aux polémiques des partis. Tout s'étouffait dans l'atmosphère renfermée du « pays légal ».

Pendant que pour le roi la réforme sociale se confondait avec la réforme militaire, elle se confondait pour le peuple avec la conquête du suffrage universel. Le revirement du ministère vers une politique d'intervention de l'Etat en faveur des classes laborieuses venait trop tard. Il n'était trop visiblement que la conséquence des troubles de 1886, et au lieu d'apaiser les revendications qui l'avaient provoqué, il les encourageait. Le temps n'était plus où le prolétariat pouvait encore souffrir de confier son sort à un Parlement d'où il était exclu. (page 311) L'agitation déclenchée par les récentes émeutes prenait maintenant les allures d'une campagne pour la révision constitutionnelle, et le parti ouvrier allait entrer en scène pour diriger le mouvement.

Les régions industrielles des contrées wallonnes, le Borinage et le Hainaut surtout, donnent un spectacle analogue à celui de la propagande calviniste au milieu du XVIème siècle. C'est la même fougue de propagande et ce sont presque les mêmes procédés. Les « meetings noirs » font penser aux prêches des pasteurs le soir au fond d'une cour ou dans quelque bois écarté (Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, 3ème édition, p. 429). Les orateurs y parlent cachés par la nuit à leur auditoire invisible, car le renvoi de son usine atteint quiconque aura participé à l'assemblée (Voyez J. Destrée dans Le socialisme en Belgique, pages 58 et suivantes). Mais bientôt, à mesure que le mouvement se propage, il s'enhardit. Des grèves politiques éclatent tantôt ici, tantôt là, souvent, en vertu d'un mot d'ordre, dans plusieurs localités en même temps. Des démonstrations s'organisent, des cortèges défilent derrière le drapeau rouge dont, par prudence, les autorités tolèrent l'exhibition. Le 15 août 1887, treize mille mineurs parcourent les rues de Bruxelles réclamant le suffrage universel et l'amnistie. Le 26 septembre Liège, le 13 octobre Charleroi assistent à des démonstrations aussi significatives. Une véritable fièvre s'empare des populations, que les républicains et les anarchistes ne manquent pas de mettre à profit. A Liège, au printemps de 1887, c'est une pétarade continuelle de bombes, de fusées, de capsules de dynamite. Dans le Hainaut, sous l'impulsion d'Alfred Defuisseaux, bourgeois demeuré fidèle aux idées de 1848, se fonde le parti républicain socialiste qui, considérant la république comme la panacée universelle, rompt avec le parti ouvrier et prône la révolution (J. Destrée et E. Vandervelde, Le socialisme en Belgique, p. 85 et suiv.). On parle de recourir à la « grève noire », de marcher en masse sur Bruxelles. En 1889, la police croit enfin avoir découvert les fils d'un « grand complot ». Un procès retentissant est entamé en cour d'assises contre quantité d'agitateurs et, pour augmenter encore la (page 312) confusion, les libéraux accusent Beernaert d'avoir compromis la dignité du gouvernement dans de louches entrevues avec des agents provocateurs.

Les radicaux cependant, appuient les revendications du peuple. Leur organe, La Réforme, combat pour le suffrage universel et l'urgence de réviser les articles de la Constitution grâce auxquels 130,000 censitaires disposent des destinées de la nation, et qui réduisent à 700 grands propriétaires le nombre des éligibles au Sénat. Mais l'appui qu'elle apporte aux socialistes compromet sa cause au lieu de la servir, car le nombre des socialistes est infime au sein du corps électoral. A Charleroi, en 1890, la liste qu'ils ont présentée ne rallie que 404 voix sur près de 5,000 votants. En outre, la perspective de toucher à l'arche sainte qu'est la Constitution épouvante la bourgeoisie. Et que de complications à prévoir et d'agitations en perspective ! Non seulement la révision entraînera la dissolution des Chambres, mais il faudra encore qu'au sein de celles-ci les deux tiers des voix se prononcent en sa faveur. Comment supposer une telle majorité dans un pays divisé à fond entre des partis inconciliables ? Et qui peut prévoir où l'on s'arrêtera si l'on s'engage dans une voie si périlleuse ? Manifestement, le corps électoral, à l'exception des radicaux, nombreux seulement dans les grandes villes, et de quelques catholiques indisciplinés, ne demande que le maintien du statu quo. On en peut voir la preuve dans les élections du 10 juin 1890 qui renforcèrent la majorité ministérielle.

A toute évidence, rien n'était donc à espérer de la bonne volonté du Parlement. Empêtré dans ses querelles et dominé par la timidité de la bourgeoisie censitaire, il se montrait aussi incapable de résoudre la question politique qu'il l'avait été de résoudre la question militaire. Une fois de plus il fallut que ce fut du dehors que lui vînt l'impulsion dont il ne pouvait se résigner à prendre l'initiative.

L'échec de l'agitation révolutionnaire fomentée par le parti républicain socialiste avait rétabli l'unité de direction au sein du prolétariat industriel. Dès le mois d'octobre 1889, les dissidents avaient renoncé à une conduite qui ne pouvait que (page 313) compromettre la cause commune. L'année suivante, à Louvain, la réconciliation était scellée entre Wallons et Flamands et le parti ouvrier sortait plus fort et plus confiant de la crise qui l'avait un instant menacé.

On s'en aperçoit tout de suite à l'ampleur et au caractère méthodique de son action. Action légale d'ailleurs, mais à laquelle succédera nécessairement l'action violente si les Chambres s'obstinent à ne pas tenir compte des manifestations grandioses par lesquelles s'affirme une résolution inébranlable. Le 10 août 1890, venus de tous les points du pays, 80,000 hommes défilent par les rues de Bruxelles et le soir, assemblés au Parc de Saint-Gilles, prêtent le serment de continuer la lutte jusqu'au jour où « par l'établissement du suffrage universel, le peuple aura réellement conquis une patrie » (L. Bertrand, Histoire de la Démocratie et du Socialisme en Belgique, t. II, p. 475). La veille de l'ouverture du Parlement, au mois de novembre, Liége, Namur, Anvers, le bassin du Centre sont témoins de nouvelles démonstrations, tandis que dans la capitale, un cortège escorte jusqu'à l'hôtel de ville une délégation de femmes réclamant l'amnistie, qui est reçue par le bourgmestre.

Personne ne peut plus douter de la gravité de l'heure. La question de la révision constitutionnelle est devenue une question de paix ou de guerre civile (Note de bas de page : En 1891, un esprit aussi distingué que Paul Vinogradoff croit à la possibilité d'une guerre générale dont l'occasion serait une révolution en Belgique. Fischer, Paul Vinogradoff, p. 19 (Oxford, 1929).) On sait que le 14 septembre la grève générale a été décidée comme moyen suprême de contrainte. Qui oserait encourir la responsabilité de la faire éclater et de replonger le pays dans les horreurs de 1886 ? Les partis cependant, au lieu de se mettre d'accord, se replient sur eux-mêmes et s'épient. La majorité de la droite, groupée autour de Charles Woeste, accuse les libéraux modérés de vouloir provoquer une crise ministérielle en se ralliant aux radicaux. Car on n'ignore pas que Beernaert posera la question de confiance et que voter contre lui, ce (page 314) sera provoquer sa chute. Or, s'il tombe, qui le remplacera? Dans les conditions où l'on se trouve, il n'est donc que de se résigner à l'inévitable. La procédure parlementaire pourra d'ailleurs permettre de tirer les choses en longueur. En somme, il ne s'agit que d'une prise en considération qui laisse l'avenir intact. Sans doute, il est pénible de ne pouvoir écarter cette dangereuse formalité par un simple vote, comme on l'a fait en 1870. Mais la prudence l'exige et quand, le 17 novembre 1890, Paul Janson saisit la Chambre d'une proposition de réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution, c'est à l'unanimité que la prise en considération est adoptée.

Que ce ne fût là qu'une parade parlementaire, il devint impossible d'en douter lorsque l'on vit toutes les sections de la Chambre, sauf une seule, se prononcer contre le projet. Mais on ne joue pas avec le feu et les habiles qui avaient espéré tourner la difficulté sous prétexte de la résoudre s'aperçurent bientôt de leur erreur. En croyant gagner du temps, ils avaient perdu la liberté de se décider. Dès le 5 avril 1892, le parti ouvrier avait décrété que la grève générale commencerait le jour même où la section centrale rejetterait la révision. L'impatience et l'irritation des masses étaient telles que dès le 1er mai, sans attendre le terme fatal, la fédération des houilleurs ordonnait la cessation du travail. Le parti ouvrier débordé fut forcé de soutenir le mouvement pour l'empêcher de tourner en une émeute dont les plus hardis de ses adversaires eussent profité avec empressement pour recourir à la force. Le calme que s'imposèrent les chômeurs rendit leur manifestation plus effrayante. L'heure était décisive et certaine la décision de la section centrale. Le 10 mai, la Chambre adoptait le principe de la révision. Le lendemain, sur le mot d'ordre du parti ouvrier, les houilleurs se remettaient au travail.