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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre III. Le règne de Léopold II jusqu’en 1884

Chapitre IV. La question linguistique et la question sociale

(page 270) Durant le demi-siècle que l'on vient de parcourir, toute l'activité politique et sociale de la Belgique semble n'exister que par et pour la classe censitaire qui détient et exerce le pouvoir. Mais sous ce que l'on voit il y a ce que l'on ne voit pas. Bilingue par sa population et de plus en plus industriel par son développement économique, il était impossible que le pays ne fût point travaillé en son fond par l'agitation sentimentale, romantique et démocratique du flamingantisme aussi bien que par les revendications et les misères du prolétariat. Des redoutables problèmes qui se préparent, la bourgeoisie dirigeante a méconnu ou dédaigné la portée et le danger. Mais il importe, en achevant le tableau du régime dont ils compromettent les assises, d'en rechercher l'origine et de noter la nuance particulière dont ces deux phénomènes essentiels de l'histoire européenne au XIXème siècle, la question linguistique et la question ouvrière, se sont imprégnés dans le milieu belge.

Des deux langues parlées en Belgique, le français et le néerlandais, la Révolution devait fatalement tourner et tourna, en effet, à l'avantage de la première. Tout conspirait en sa faveur : la réaction spontanée contre le gouvernement de Guillaume, la (page 272) francisation séculaire de la bourgeoisie triomphante, l'indifférence du peuple flamand pour sa propre langue et la méfiance du clergé à l'égard de la Hollande calviniste. On ne voulait plus rien avoir de commun avec le régime disparu. Dès avant 1830, d'ailleurs, les lois imposant l'usage de la « landstaal », avaient soulevé une opposition décidée parmi les catholiques des Flandres. Pour les besoins de la cause, ils considéraient le hollandais, c'est-à-dire le néerlandais littéraire, comme une langue étrangère, en face de laquelle ils revendiquaient l'autonomie de la langue flamande et l'orthographe arbitraire que Desroches lui avait imposée au XVIIIème siècle, en dépit de la divergence de ses dialectes. Cette rupture entre le hollandais et le flamand fortifiait naturellement la prépondérance du français. Sa situation était si forte et si grand son prestige qu'il paraissait destiné à se répandre dans un avenir prochain sur toute la Belgique. Bien peu de personnes d'ailleurs, en l'absence de statistiques, se faisaient une idée exacte de l'état linguistique du pays. Il fallut attendre le recensement de 1846 pour apprendre que sur l'ensemble des citoyens belges, 2,471,248 parlaient le flamand et 1,827,141 le français.

En attendant, le Congrès avait proclamé que « l'emploi des langues usitées en Belgique est facultatif et ne peut être réglé que par la loi et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires ». Inspirée du même libéralisme qui avait déterminé les rapports de l'Eglise et de l'Etat, cette décision ne s'embarrassait pas des conséquences que son application entraînerait dans la pratique. En théorie tous les citoyens comme tous les fonctionnaires avaient le droit de se servir, en toute circonstance, dans leurs rapports ou dans leur correspondance officielle, soit du français, soit du flamand, soit même de l'allemand qui, parlé par quelques milliers d'habitants à l'Est de Verviers et d'Arlon, était, lui aussi, une langue nationale.

C'eût été l'anarchie si la réalité n'avait été bien différente des stipulations constitutionnelles. En fait, le gouvernement, l'administration et les Chambres ne se servirent que de la langue de la classe sociale au sein de laquelle ils se recrutaient, (page 273) c'est-à-dire de la langue française. Dès le 27 novembre 1830, le Congrès ordonnait d'ailleurs que ses décrets seraient publiés avec une traduction flamande ou allemande pour les « communes » où l'on parle ces langues. Le français devenait ainsi la seule langue officielle. Il eût été impossible, disait le Moniteur du 16 novembre 1830, de promulguer les lois et arrêtés en flamand ou en allemand, vu la diversité des dialectes locaux. Quant aux fonctionnaires wallons ou francisés envoyés dans les parties flamandes du pays, le principe de la liberté linguistique leur permit de ne pas apprendre la langue de leurs administrés. Personne ne fit attention à une pétition de Levae adressée au Congrès le 8 janvier 1831 contre l'emploi exclusif de la langue française par les autorités en Flandre, ni des protestations d'un membre de l'assemblée contre l'exclusion des fonctions publiques dont semblaient frappés les citoyens de langue flamande (Huyttens, Discussions du Congrès national, t. II, p. 52, t. III, p. 95).

Il est trop évident pour qu'il faille y insister que cet état de choses ne fut que la conséquence naturelle de la prépondérance politique de la bourgeoisie francisée. Pas plus que des intérêts matériels du peuple, elle n'a souci de sa langue qu'elle ignore ou qu'elle dédaigne. Il lui suffit d'avoir accordé la liberté linguistique comme elle a accordé la liberté économique. Elle n'entend pas plus violenter le fonctionnaire français au profit de l'administré flamand, que l'entrepreneur capitaliste au profit de l'ouvrier. Et en ceci sa bonne foi est d'autant plus sincère qu'elle est convaincue du bienfait que la diffusion du français apportera à ceux qui ont la malchance de l'ignorer.

« Les trois quarts des habitants des Flandres, constate tristement un membre du Congrès, n'ont pas encore le bonheur de posséder la langue française » (Huyttens, Discussions du Congrès national, t. I, p. 330). Partout d'ailleurs, le peuple cherche à l'apprendre. A Gand, en 1836, la classe ouvrière afflue aux cours du soir où il est enseigné par les soins de l'administration communale (Règlements de la ville de Gand, t. IV, p. 289). Il apparaît à tous comme un instrument ou pour mieux dire comme l'instrument (page 274) indispensable du progrès. (Note de bas de page : Nothomb, Essai historique sur la Révolution belge, 3ème édition, p. 439, croit qu'il faudrait adopter le français pour la langue de la Belgique, parce qu'il est « l'instrument le plus universel de la pensée humaine », mais sans se mettre pour cela à la remorque de la France.) Pendant l'abominable crise de 1845-1846, beaucoup de bons esprits croient que c'est à son ignorance qu'il faut attribuer le caractère archaïque de l'industrie des campagnes flamandes (E. Descailles, Charles Rogier, t. III, p. 219). Enfin, la cohésion politique du pays et le bon fonctionnement de son administration ne recommandent-ils pas l'emploi et la diffusion d'une langue unique ? A mesure que l'usage du français se répand, constate Stockmar, la nationalité belge se consolide (Stockmar, Denkwürdigkeiten, p. 375. Cf. Ducpétiaux, De l'état de l'instruction en Belgique, t. I, p. 164.). En faut-il davantage pour négliger les abus passagers qu'il entraîne ? Car on ne doute pas que, réduit au rang de patois populaire, le flamand ne soit fatalement condamné à disparaître (en 1844, Charles Rouveroy considère le flamand et le wallon comme deux patois dont l'extinction est fatale et d'ailleurs souhaitable. Voyez V. Chauvin dans La Nation belge, p. 289), et c'est en pleine tranquillité qu'on l'abandonne à sa faiblesse dans la liberté stérile qui lui est reconnue.

Pourtant, aux protestations timides qui se sont fait jour au sein du Congrès, répondent celles qui s'élèvent du petit groupe de bourgeois qui ont conservé en Flandre l'amour de la langue maternelle. Pierre Willems, Blommaert, Vervier et bien d'autres s'irritent ou s'affligent de l'indifférence qu'on lui témoigne. Quelques catholiques s'effrayent de leur côté du prestige de la littérature française « qui sue le crime et la démoralisation » (M. J. J. van der Voort, Coup d'œil sur la langue et la littérature flamandes en Belgique considérées comme langue et littérature nationales, p. 18. (Anvers, 1837)) et espèrent reconquérir les classes dirigeantes par le livre, les sociétés de littérature et les chambres de rhétorique. De tout cela cependant, aucune influence sensible ne se dégage encore ni sur l'opinion publique, ni sur le gouvernement. Mais peu à peu, la vie remet les choses au point. A Gand, en 1837, il faut rétablir les cours flamands que l'on avait supprimés à l'école (page 275) industrielle (Règlements de la ville de Gand, t. IV, p. 351). A Lierre, en 1842, un conseiller communal ayant déclaré qu'il ne comprend pas le français, on en revient à l'habitude de délibérer en flamand (T. Bergmans, Geschiedenis der stad Lier, p. 621). Anvers, qui a vu débuter la littérature flamande avec Henri Conscience, commence à prendre la tête d'un mouvement de revendications qui s'étendra peu à peu. Le conseil provincial y décide en 1840 qu'il ne conférera plus d'emploi qu'à des personnes connaissant la langue flamande (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 162), et la même année la Société « Met Tijd en Vlijt » demande qu'il soit fait sa place à celle-ci dans la future loi sur l'enseignement primaire. A la Chambre, Pierre De Decker se plaint de la francisation administrative et proteste contre l'action délétère de l'impiété française à laquelle il oppose les vertus de l'Allemagne (G. De Decker, Du pétitionnement en faveur de la langue flamande (Bruxelles, 1840)).

Celle-ci, en effet, prodiguait depuis longtemps déjà les témoignages d'intérêt à ses « frères de race »- du bassin de l'Escaut. M. Arndt et les pangermanistes dont il était l'organe, après avoir furieusement protesté contre la Révolution belge, qui n'apparaissait à leurs yeux que comme une machination de la France, s'abandonnaient maintenant à l'espoir de ramener les Flamands à la grande patrie teutonique. De la parenté des langues devait résulter la communauté politique. « Ostende wird Westende des deutschen Vaterlands » chantait Simrock, en 1844 (O. Fischer, Belgie a Nemecko, p. 90 (Prague, 1927)), et Hoffmann von Fallersleben s'emportait contre les « fransquillons » et exhortait la Flandre à « lutter à mort contre les Welches ». Le rapprochement économique de la Belgique et de l'Allemagne lors du traité de commerce de 1844, donna un instant de recrudescence à ces sympathies. En 1846, des sociétés musicales flamandes prenaient part à Cologne à un festival rhénan, un Vlaamsch-Duitsch Zangerbond était fondé, et des étudiants de Bonn fraternisaient avec des étudiants de Louvain.

(page 276) Ces manifestations bruyantes, qui préoccupèrent un moment le gouvernement français et soulevèrent les protestations des patriotes belges, ne devaient pas avoir de lendemain. (Note de bas de page : Elles furent l'occasion de la fameuse chanson de Clesse : « Flamands, Wallons ne sont que des prénoms - Belges est notre nom de famille ».)

Si les chefs du mouvement flamand ne demandaient qu'à profiter de la collaboration des philologues d'Outre-Rhin pour l'étude de leur passé littéraire, ils n'étaient pas moins résolus à s'opposer à toute tentative d'absorption et ils s'aperçurent bientôt que c'est de cela qu'en réalité il s'agissait. Hoffman von Fallersleben ne proposait-il pas de remplacer comme langue littéraire le flamand par le haut-allemand ? Sous prétexte de parenté linguistique, l'idée de ramener à l'Allemagne les régions flamandes qui depuis le Moyen Age s'en étaient spontanément détachées pour vivre de leur vie propre, s'opposait trop naïvement au cours de l'histoire pour avoir la moindre chance de succès. On ne s'efforçait pas d'échapper au Carybde du « verfransching » pour tomber dans le Scylla du « verduitsching ». Visiblement l'Allemagne, en prétendant utiliser le mouvement flamand au profit de ses visées nationales, montrait qu'elle n'en comprenait ni la nature, ni les tendances. Pour être acceptée, sa collaboration eût dû être exempte des arrière-pensées qui jusqu'au bout la compromirent. Interrompue momentanément par la crise de 1848, la propagande pangermaniste devait reprendre dès 1850, plus systématique, plus énergique et aussi plus ostensiblement intéressée et par cela même plus vaine et plus fâcheuse pour les tendances même qu'elle rendit suspectes en prétendant les exploiter sous prétexte de les servir.

Du côté de la Hollande au contraire, le rapprochement retardé par les défiances réciproques consécutives à la Révolution ne pouvait manquer de se produire. Ici, rien à craindre et tout à gagner. La littérature flamande, à mesure qu'elle se développait davantage, prenait mieux conscience de n'être qu'une branche de la littérature néerlandaise. Dès 1841, le Taalcongres de Gand décidait de substituer à l'orthographe de Desroches (page 277) un système plus uniforme que le gouvernement adoptait en 1844, en attendant de reconnaître en 1867 l'orthographe hollandaise comme orthographe officielle. A partir de 1849, des congrès littéraires de plus en plus fréquentés, rassemblèrent annuellement écrivains flamands et écrivains hollandais, tantôt dans une ville du Sud, tantôt dans une ville du Nord. Leur activité se bornait d'ailleurs au domaine littéraire. En dépit des avances de leurs « frères du Sud, » les Hollandais s'abstinrent soigneusement de toute immixtion dans le mouvement flamand et, pendant très longtemps du moins, ne manifestèrent à son égard que des sympathies platoniques.

Les événements de 1848 amenèrent une recrudescence de la propagande en faveur de la langue maternelle et contre les abus dont elle souffrait. L'extension du corps électoral pour la province et pour la commune élargissait le nombre des citoyens intéressés à la question, beaucoup des nouveaux électeurs ne parlant que le flamand. Sous l'impulsion d'un comité central établi à Bruxelles, le nombre des pétitions adressées aux Chambres va croissant. La presse commence à intervenir et son langage se fait plus énergique. En 1849, des journaux déclarent que la situation linguistique est plus déplorable « que sous la domination de l'Espagne et de l'Autriche » (E. Discailles, Charles Rogier, t. III, p. 304.). Quelques impatients parlent vaguement de séparation administrative. De Potter écrit en 1850 que « la langue française se pose maintenant vis-à-vis de la langue flamande comme faisait le néerlandais pour le français » sous le gouvernement de Guillaume (L. De Potter, Souvenirs intimes, p. 311).

L'indifférence du gouvernement pour les réclamations qu'il reçoit ne fait qu'exciter et aigrir le mécontentement. Enfin, en 1856, le ministre De Decker nomme une commission chargée d'enquêter sur les griefs et de proposer des solutions. Elle déposa son rapport en 1858. C'était un programme de réformes si complet et si radical, si impossible d'ailleurs à appliquer tout de suite sans bouleverser dangereusement (page 278) l'organisation et le fonctionnement même de l'Etat, qu'il en alla de lui comme il en était allé dix ans plus tôt du rapport sur la condition des classes ouvrières. Du moins les abus étaient-ils dévoilés et le mouvement flamand ne devait-il plus cesser désormais de se fixer comme but la réalisation des réformes proposées par la commission.

L'échec de celle-ci s'explique d'ailleurs par l'apathie générale de l'opinion dans les provinces flamandes à l'égard du problème linguistique. Le gouvernement n'ignorait pas que, à tout prendre, le nombre des « flamingants » était bien loin de correspondre à la virulence de leurs protestations. Peut-être cependant eussent-ils forcé le pouvoir à compter avec eux s'ils avaient réussi à s'organiser en groupe distinct (Voy. sur ceci F. Oetker, Belgische Studien, p. 587 et suiv. (Stuttgart, 1876). Il avait travaillé durant son séjour en Belgique, de 1854 à 1859, à susciter la formation d'un parti flamand). Mais, divisés eux-mêmes en catholiques et libéraux et plus passionnés encore pour la querelle politico-religieuse qui agitait le pays que pour leurs réclamations linguistiques, ils se combattaient au lieu de s'entendre et acceptaient la discipline des partis où ils s'absorbaient. Le Vlaamsch Verbond, fondé en 1861, n'avait pas tardé à se dissoudre sous l'action des différends confessionnels. En 1851, les catholiques étaient sortis de la société de propagande le Willemsfonds pour fonder en face de lui et en opposition avec lui le Davidsfonds.

La prédominance des Wallons dans le parti libéral y réduisait les flamingants à une quantité négligeable. Plus nombreux dans le parti catholique, ils y profitèrent de l'agitation meetinguiste qui, à Anvers, fit appel aux passions populaires et ouvrit l'entrée du Parlement aux premiers défenseurs de la cause flamande qui y siégèrent. Déjà d'ailleurs en 1861, le cabinet Rogier avait trouvé prudent de laisser insérer dans l'adresse votée en réponse au discours du trône une phrase engageant le gouvernement à faire disparaître les griefs des populations flamandes. Deux ans plus tard, au milieu de la stupéfaction de ses collègues, un député prêtait en flamand le serment (page 279) constitutionnel (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. IV, p. 208). Bientôt la question linguistique se fait jour dans les débats qu'elle anime et parfois qu'elle aigrit. En 1866, des discussions s'engagent avec chaleur sur la nécessité d'administrer les Flandres en langue flamande. L'exécution en 1865 de deux prévenus incapables de comprendre la procédure dont a résulté leur condamnation donne beau jeu aux attaques contre la francisation du pouvoir judiciaire. Quelques agités parlent d'un retour à la Hollande. Rien d'étonnant si, en 1870, le ministère d'Anethan s'engage à ne nommer à l'avenir dans la région flamande que des fonctionnaires connaissant le flamand. Enfin, en 1873, puis en 1878, deux lois votées presque à l'unanimité commencent à faire brèche dans le régime et à introduire quelques réformes dans l'organisation judiciaire et administrative (Voyez plus haut, p. 230). En 1883, le flamand prend pied comme branche obligatoire dans l'enseignement moyen des provinces flamandes.

Mais si la brèche est ouverte, elle est encore bien étroite. Mal appliquées au surplus, les lois nouvelles ne sont guère que le symptôme d'une transformation problématique. Depuis l'essor industriel communiqué au pays par le libre échange, le développement des affaires a rendu plus intense le besoin de la seule langue dont elles se servent : le français. Les statistiques constatent que sa diffusion grandit sans cesse. En 1900, les habitants qui le parlent se chiffrent par 2,574,805 contre 2,822,005. Bruxelles produit sur l'étranger l'aspect d'une ville française. Si la presse flamande se développe, la presse de langue française trahit des progrès bien plus rapides et, à vrai dire, c'est par elle que se manifeste presque exclusivement la vie politique. Parmi les flamingants eux-mêmes, beaucoup doutent de l'avenir. En 1870, Vanderkindere pense que « ce n'est qu'une belle illusion de s'imaginer que la langue flamande puisse reconquérir ses positions perdues », et sous l'impression des victoires de l'Allemagne, il conseille de la laisser subsister comme dialecte populaire et de lui substituer (page 280) l'allemand comme langue écrite (Revue de Belgique, 1870). Dix ans plus tard, Vanderstraeten répondra encore aux reproches de n'avoir pas publié en flamand son Histoire du théâtre populaire : « Trouvez-moi un éditeur dans cette langue et nous recommencerons le livre » E. Vanderstraeten, Le théâtre villageois en Flandre, préface).


Toute époque d'expansion capitaliste est en même temps une époque d'économie libérale. Pour se dilater, la grande entreprise doit naturellement faire sauter les liens que la règlementation impose à l'initiative individuelle et à la concurrence. Organisée en vue de la production et du profit, rien n'y doit comprimer l'esprit d'invention et de progrès. C'est seulement lorsque le désaccord devient trop criant entre le régime de l'industrie et les abus qu'il entraîne, qu'une réaction se manifeste et que, cessant de tout sacrifier à la production, la société cherche à établir équitablement la répartition et la consommation des biens. Alors, à la liberté se substitue un système réglementaire et les mobiles sociaux l'emportent sur les mobiles économiques. De cette alternance, l'histoire fournit la preuve irrécusable. Le régime des métiers au Moyen Age comme le mercantilisme des temps modernes ont succédé à des périodes d'individualisme, et le socialisme contemporain n'est lui-même qu'une conséquence du formidable élan capitaliste qui a transformé le monde au cours du XIXème siècle (H. Pirenne, Les étapes de l'histoire sociale du capitalisme (Bulletin de l'Académie royale de Belgique, Classe des lettres, 1914)).

Les débuts de ce que l'on a appelé très justement la révolution industrielle de l'Europe sont antérieurs, on le sait, à la Révolution française. Mais celle-ci, en anéantissant toutes les survivances de la législation réglementaire de l'Ancien Régime, a puissamment contribué au succès de sa devancière. A vrai dire, elle ouvre pour le continent cet âge des machines où l’Angleterre était entrée dès les environs de 1750. Durant assez (page 281) longtemps d'ailleurs, la liberté capitaliste ne s'imposa pas sans protestations. Les conservateurs la réprouvaient au nom de la tradition et de la morale, pendant que, poussant à l'extrême les conséquences de la proclamation des droits de l'homme, les premières écoles socialistes condamnaient, comme la pire des tyrannies, le principe de la concurrence universelle.

On a vu plus haut que, jusqu'à la grande crise de 1848, la propagande saint-simonienne et la propagande fouriériste recrutèrent en Belgique un certain nombre d'adeptes pendant que les catholiques, les uns par conservatisme social, les autres par adhésion à la démocratie chrétienne de Lamennais, protestaient contre l'oppression des travailleurs et l'influence délétère des fabriques. Mais après l'écrasement de l'insurrection du prolétariat parisien (juin 1848), tout le monde se réconcilia avec un ordre de choses qui apparut désormais comme identique à l'ordre social. Durant longtemps, le libéralisme économique fut accepté tout à la fois comme vérité scientifique et comme condition primordiale du progrès. A mesure que l'industrie se développait, elle imposait plus solidement, aux esprits et aux intérêts, le régime qui était la condition de sa prospérité.

L'avènement du libre échange en fut l'ultime consécration. Le discrédit du protectionnisme douanier se communiqua, si l'on peut ainsi dire, au protectionnisme social. L'un et l'autre furent considérés comme également absurdes et condamnables. Si quelques parlementaires se rappelaient encore l'enquête de 1843 sur la condition des classes ouvrières (Voyez plus haut, p. 121 et suivantes) et les projets de réforme qui en étaient résultés, ce n'était que pour sourire de leur folie. Toute la question sociale se réduisait au jeu de l'offre et de la demande. Toute intervention serait un trouble. L'harmonie ne résultait-elle pas de la concurrence ? Les crises même n'étaient-elles pas des cataclysmes aussi fatals que ceux de la nature ? Si le prolétariat grandissait sans cesse et si la misère des travailleurs était trop évidente pour qu'on pût la nier, c'était là un mal aussi inévitable dans l'organisme industriel que la maladie dans l'organisme physique. La liberté (page 282) ne fournissait-elle pas d'ailleurs à l'ouvrier tous les moyens d'améliorer sa condition ? On lui avait donné des écoles ; en sa faveur on avait supprimé les octrois ; des caisses d'épargne étaient ouvertes ; s'il ne profitait pas de ces avantages, les seuls qu'on pût lui offrir xans le dégrader, à qui pourrait-il s'en prendre, sinon à lui-même ? (Sur le libéralisme économique de l'époque voyez P. Michotte, Les idées économiques en Belgique de 1830 à 1886 (Louvain, 1904) et P. Defourny, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II (Bruxelles, 1929)).

Si l'on compare, aux environs de 1860, la condition du prolétariat en Belgique avec ce qu'elle était dans les autres pays du continent, elle se révèle tout à la fois comme plus mauvaise et plus avantageuse. Elle était incontestablement pire que partout ailleurs à cause, tout d'abord, de l'extraordinaire densité de la population qui, fournissant les bras au travail en quantité surabondante, tendait à l'avilissement des salaires, et ensuite parce que la nécessité de produire à bon marché pour pouvoir soutenir la concurrence étrangère avait pour conséquence de maintenir ces mêmes salaires au taux le plus bas qu'ils pussent atteindre. En revanche, gratifié par la Constitution des droits qu'elle prodiguait aux citoyens, l'ouvrier belge trouvait dans la liberté de la presse, de la réunion, du pétitionnement des moyens puissants de s'affirmer dès qu'il songerait à s'en servir. Mais il n'y songeait pas. Par ignorance, mais surtout par piété, il se résignait à son sort. La propagande socialiste qui, avant 1848, n'avait pu mordre sur lui, avait cessé, et l'Eglise en lui faisant accepter sa misère, l'empêchait de protester. Son apathie semblait justifier la remarque de Proudhon sur l'affinité naturelle qui existe entre la religion et le paupérisme, là ou la plèbe n'est pas devenue socialiste ou révolutionnaire (Proudhon, La fédération et l'unité en Italie, p. 113).

La charité privée et la bienfaisance adoucissaient sans doute ce paupérisme, mais en l'entretenant. Les secours qu'elles dispensaient aux misérables ne faisaient que prolonger leur misère. Si grand que fut leur dévouement, ni les sociétés de Saint-Vincent de Paul, ni les visiteurs des pauvres ne pouvaient (page 283) qu'alléger des détresses individuelles, mais non combattre la détresse collective qui leur paraissait une conséquence nécessaire de l'ordre social sinon même un décret de la providence.

Quant aux institutions créées soit par l'Etat, soit par les industriels pour pousser la classe ouvrière à améliorer elle-même sa condition, leurs résultats étaient loin de répondre à leur destination. Le taux infime des salaires rendait impossible la généralisation de l'épargne. En 1850, on ne comptait que 211 sociétés de secours mutuels contre la maladie, possédant ensemble 24,367 membres. La loi du 3 avril 1851 n'avait pas réussi à améliorer cette situation. Les organismes mutualistes qu'elle avait constitués n'étaient, en 1860, qu'au nombre de 40 avec environ 7,000 adhérents. Des caisses de prévoyance alimentées par les versements volontaires des patrons et des ouvriers, seule celle des mineurs qui, en 1860, comptait 80,783 affiliés, répondait, quoique imparfaitement, à l’attente de ses fondateurs. L'institution d'une caisse générale d'épargne en 1865 n'avait pas eu d'effets plus heureux. Et il en avait été de même, en 1866, de l'établissement des écoles d'adultes fondées pour « donner le pain de l'intelligence aux ouvriers ». En 1873, la loi sur les sociétés coopératives n'avait profité, bien modestement d'ailleurs, qu'à la petite bourgeoisie. En revanche, l'obligation du « livret », incompatible avec les principes libéraux, tombait peu à peu en désuétude : elle fut rayée de la législation en 1883. Plus effective encore avait été, en 1866, l'abolition du délit de coalition, d'où découlait la reconnaissance du droit de grève.

L'initiative des particuliers concourait avec celle de l'Etat au relèvement de la classe laborieuse. Les catholiques organisaient des patronages et des « sociétés de jeunes ouvriers » fournissant chaque dimanche à leurs membres, sous l'œil du clergé, l'innocente distraction des jeux populaires, des fanfares, des répétitions de pièces moralisantes. Parmi les libéraux, on comptait avant tout sur le développement de l'instruction et de l'initiative individuelle. A Gand, sous la généreuse impulsion de François Laurent, l'administration communale multipliait les écoles et s'efforçait d'y inspirer le goût de l'épargne, le (page 284) sentiment de la dignité personnelle et les vertus civiques. Toutes les grandes villes s'efforçaient de même à vulgariser l'enseignement, à installer des écoles du soir, des écoles professionnelles, à fonder des bourses d'études en faveur des enfants les mieux doués.

Il est incontestable que ces efforts combattirent efficacement l'ignorance dégradante du prolétariat et que, dans les villes du moins, l'école créa peu à peu au sein de la masse une élite dont l'action ne devait pas tarder à se faire sentir. Mais la misère de sa condition sociale continuait à peser sur elle d'un poids trop lourd. Quinze ans après l'inutile enquête de 1843, Ducpétiaux constate encore que « dans le plus grand nombre des cas, les ressources de la classe laborieuse ne sont plus en rapport avec ses besoins essentiels, que sa situation s'aggrave en raison de l'élévation continue du prix des denrées, et que si l'on ne parvient pas à rétablir l'équilibre entre son salaire et ses dépenses indispensables, il faut s'attendre à une crise sérieuse dont nul ne peut prévoir l'issue » (Ducpétiaux, La question de la charité, p. 258).

Vainement, en 1852, le congrès d'hygiène et, en 1856, le congrès de la bienfaisance avaient réclamé des mesures modérant le travail des femmes et des enfants ; vainement, un groupe de maîtres de houillères (1852), des industriels gantois (1859), le conseil provincial du Hainaut (1859), puis celui du Brabant avaient suivi leur exemple. Un projet de loi que Rogier eût voulu présenter en 1860 avait dû, en présence de l'opposition des chambres de commerce et de la majorité des conseils provinciaux, demeurer dans les cartons. En 1869, Frère-Orban affirmait encore devant le Parlement que la « réglementation du travail est une forme de la servitude » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. IV, p. 505.). Et en cela du moins il se rencontrait avec les catholiques. Leurs congrès de 1864 et de 1867 s'étaient prononcés contre toute intervention de l'Etat (Note de bas de page : En 1863, B. Dumortier déclare à la Chambre que « le principe d'après lequel l'intérêt social doit primer l'intérêt individuel est la base de tous les despotismes ». L. Hymans, Histoire parlementaire, t. IV, p. 156.) A Louvain, Perrin ne dénonçait les (page 285) abus du régime capitaliste que pour en montrer le remède dans la charité chrétienne. Il fallut attendre jusqu'en 1878 pour qu'une loi, encore bien timide, mît fin au scandale de l'emploi des enfants au fond des mines. Le dogme de la liberté économique était encore tellement enraciné qu'un des orateurs les plus écoutés de la Chambre vit dans cette innovation le premier pas qui conduisait le pays au césarisme (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. V, 2ème partie, p. 37.).

Cependant, au sein de la classe ouvrière, le sentiment de l'impuissance ne faisait que renforcer le mécontentement. La seule arme qu'elle pût employer pour combattre sa misère, la grève, la laissait chaque fois plus faible et plus aigrie. Car, faute d'organisation et de ressources, les chômeurs étaient bientôt contraints d'abandonner une résistance qui n'avait pour résultat que de les endetter et de faire condamner à la prison ceux d'entre eux qui avaient dirigé le mouvement. Il existait bien quelques rares survivances des compagnonnages de l'Ancien Régime, comme par exemple à Bruxelles l'Association de secours mutuels et de prévoyance des approprieurs chapeliers (G. Des Marez, Le compagnonnage des chapeliers bruxellois (Bruxelles, 1909)), mais c'étaient là des vestiges d'un passé trop différent du présent pour pouvoir s'y propager à nouveau. Si parfois un ouvrier revenant de l'étranger et s'inspirant de son exemple, cherchait à fonder un groupement professionnel, l'ignorance et l'incapacité des membres en amenait bientôt la disparition. Il en fut ainsi à Bruxelles, en 1849, de l'Association fraternelle des ouvriers tailleurs que l'on peut considérer comme la première société coopérative de production dans le pays, et des essais qui lui succédèrent durant longtemps, à l'exception de l'Alliance typographique de Bruxelles, dont le succès relatif s'explique par les aptitudes supérieures des travailleurs de l'imprimerie (L. Bertrand, Histoire de la coopération en Belgique, p. 207 et suivantes (Bruxelles, 1902)).

La création à Gand, en 1857, des deux sociétés fraternelles des tisserands et des fileurs, marque une date dans l'histoire de (page 286) ces premières tentatives d'organisation. (Pour ce qui concerne les origines du mouvement ouvrier à Gand, je suis surtout ici Avanti, Een terugblik (Gand, 1908)). Leur but était l'entraide mutuelle en cas d'accident et de chômage, grâce à des cotisations de 5 centimes par semaine. Sous son influence, la grande grève qui éclata la même année dans la ville en vue d'un relèvement des salaires, affecte des allures toutes nouvelles. Cette fois on se trouve en présence d'un plan concerté et d'une action disciplinée. Le travail cesse sur un mot d'ordre après une entrevue inefficace avec les patrons. Les chômeurs sont secourus. Des demandes de fonds sont adressées au nom de la solidarité ouvrière aux camarades de Roubaix. Les fabricants s'inquiètent de se heurter à une résistance qui les étonne et qui les indigne. Plutôt que de se « laisser faire la loi par les ouvriers », ils menacent le conseil communal de fermer toutes les usines. Cette première escarmouche finit d'ailleurs par la condamnation des « meneurs », en vertu de la loi sur la coalition. Mais elle ouvrait une lutte qui ne devait plus cesser.

Dès l'année suivante un jeune bourgeois démocrate et flamingant, Emile Moyson, entreprenait parmi les travailleurs gantois une agitation qui aboutit en 1859 à une grève plus sérieuse encore que celle de 1857 et à la publication du Werkverbond, qui semble bien être l'ancêtre de la presse prolétarienne en Belgique. Ne se réclamant d'aucun parti, cette petite feuille déclare n'avoir pour but que l'amélioration du sort des classes inférieures. Sa devise « voor Vaderland en Wet en God » dénote suffisamment qu'elle réprouve toute action révolutionnaire. De lutte de classes, d'excitation des pauvres contre les riches, pas un mot dans ses colonnes. Visiblement ses rédacteurs sentent qu'il faut ménager la piété traditionnelle de la masse. Cette apparition si nouvelle qu'est la société des fileurs gantois, s'entoure encore d'un cérémonial copié sur celui des corporations de métiers de l'Ancien Régime ; son président porte un costume d'apparat, elle possède un drapeau où sont brodés les mots « God en de Wet », et elle fait dire des messes auxquelles ses membres sont obligés d'assister.

Pourtant des (page 287) symptômes significatifs permettent de présager l'avenir. Au sein de la classe ouvrière naît peu à peu la volonté de se relever par son propre effort. Les tisserands gantois fondent une société de lecture (Leesgezelschap) qui suffirait à elle seule à caractériser l'orientation nouvelle des esprits. Le principe libéral de l'affranchissement par l'instruction commence à s'infiltrer dans le peuple. Et il n'est pas étonnant que ce soit à Gand, la ville dont la bourgeoisie a fait le plus pour ses écoles, que le mouvement se soit développé avec le plus de hâte et de vigueur.

« De républicains, écrivait Proudhon en 1862, il n'existe pas en Belgique un sur dix mille ; de socialistes, néant » (Proudhon, La fédération et l'unité en Italie, p. 113). En cherchant bien pourtant, il en aurait trouvé quelques-uns, ceux-ci, adeptes théoriques d'une réforme sociale inspirée, comme chez un G. De Greef ou un Hector Denis, des conceptions scientifiques du positivisme, ceux-là comme César De Paepe, initiés aux doctrines marxistes et résolus à les propager non seulement par la plume, mais par l'action. Dès 1860, De Paepe avait fondé à Bruxelles l'association Le Peuple, dont le journal La Tribune du Peuple menait énergiquement campagne parmi un groupe d'ailleurs infime de lecteurs.

La création en 1864 de l'Association internationale des travailleurs devait brusquement décupler son action et pousser en même temps au socialisme le prolétariat encore incertain et hésitant. De Paepe avait assisté à Londres à la naissance de l’Internationale et jusqu'à sa dissolution en 1876 n'avait cessé de prendre part aux discussions passionnées qui y mirent aux prises les partisans de Proudhon et de Bakounine avec ceux de Marx pour aboutir enfin au triomphe de ce dernier. C'est à lui sans doute qu'est due la session à Bruxelles du Congrès de l'Association en 1868, où il présenta un rapport condamnant la petite propriété au nom de la science et la grande au nom de la justice.

Désormais, l'idée socialiste devait dominer, directement ou indirectement, toute l'histoire ultérieure du prolétariat. Ce n'est (page 288) pas qu'elle se soit tout de suite imposée à lui. Son premier résultat fut seulement de susciter une fermentation qui, dès 1866, se traduit par une active campagne en vue de l'extension du droit de suffrage. La bourgeoisie démocrate appuie d'ailleurs ce mouvement dont les manifestes repoussent « les théories qui prêchent la haine entre les citoyens » (Voyez le « manifeste des ouvriers » du 18 janvier 1866 dans J. Destrée et E. Vandervelde, Le Socialisme en Belgique, p. 77 et suivantes. On n'y réclame même pas le suffrage universel, se contentant de faire dépendre le droit de vote du savoir lire et écrire). Mais dès l'année suivante, un nouveau journal, La Cigale, prêche ouvertement le socialisme et la révolution, se réclame des principes de l'Internationale et multiplie les meetings qui, surtout dans les régions industrielles du Hainaut et du pays de Liège, font appel à la violence. A Anvers, en 1868, le Werker se fait l'organe des sections flamandes de l'Internationale. Le Mirabeau répand son influence dans le bassin de Verviers. En 1869, la grève qui éclate à Seraing surprend par sa violence, tourne en émeute et s'achève par une répression sanglante.

En face de ce mouvement, la constitution laissait le gouvernement sans autre recours que celui de l'intervention en cas de délits. La liberté de la presse et la liberté de réunion ne permettaient pas d'enrayer la propagande et, si effrayante qu'elle apparût, personne ne songeait à lui refuser le bénéfice des droits dont jouissaient tous les Belges. Malgré les instances du procureur général, le ministre de la Justice, Jules Bara, refusa de traduire les meneurs devant la cour d'assises sous prétexte de complot et fit remettre en liberté ceux qui se trouvaient sous les verrous. Cependant la violence des paroles plus encore que celle des actes, épouvantait ceux-là même qui, dans les rangs de la bourgeoisie, avaient témoigné une compassion sincère aux misères du peuple. Ducpétiaux, désorienté, gémissait sur l'égarement des ouvriers corrompus par des « théories subversives » et ne voyait de salut que dans la diffusion de l'instruction et de l'épargne (Ducpétiaux, La question ouvrière en Belgique).

Mais l'instruction et l'épargne étaient précisément les moyens (page 289) que les ouvriers entendaient désormais appliquer eux-mêmes à la victoire de leur programme. Le sentiment que l'on décore du nom de conscience de classe, bien que sa force dérive surtout de ce qu'il a d'inconscient, était désormais soulevé, et il suffisait de le diriger pour qu'il se propageât. Dès 1877, l'idée de former un parti socialiste belge, déjà entrevue par Moyson quelques années plus tôt, s'imposait au groupe gantois agissant sous l'impulsion d'Edouard Anseele et de Victor Van Beveren. L'impossibilité de s'entendre avec les Wallons, dont l'impatience exigeait une action révolutionnaire immédiate, n'empêcha pas la fondation, à Malines, du parti socialiste ouvrier flamand (Vlaamsche socialistische arbeiderspartij). Son programme, tout de réalisation pratique, réclamait le suffrage universel, la législation directe par le peuple, la substitution des milices à l'armée, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, bref une révolution légale.

L'outrance de ces revendications d'ailleurs ne doit pas faire illusion sur le nombre de leurs partisans. En réalité l'agitation déclenchée depuis 1864 n'avait encore pénétré que la couche superficielle du prolétariat. Sa violence et les allures antireligieuses qu'elle affectait maintenant nuisaient à ses progrès. Livrés à leurs propres forces, au surplus, les socialistes flamands étaient trop faibles. L'appui des Wallons leur était indispensable. On finit par vaincre leur répugnance à l'égard du marxisme, et en 1879 un congrès réuni à Bruxelles décidait la formation du « Parti socialiste belge » (Destrée et E. Vandervelde, Le socialisme en Belgique (2ème édition, Bruxelles, 1903). Contre la domination de la bourgeoisie, les travailleurs des deux régions du pays s'unissaient ainsi, comme catholiques et libéraux s'étaient unis en 1829 contre le gouvernement de Guillaume. L'esprit révolutionnaire s'accentuait à mesure de l'extension du mouvement. En 1877, pendant une visite à Gand, le roi était accueilli à coups de sifflet.

Mais l'idéal socialiste était bien loin encore de s'imposer aux esprits. Accessible seulement à une minorité (page 290) d'intellectuels, presque tous ceux qui s'en réclamaient ne le concevaient que comme l'annonciation d'une ère de justice et d'égalité où le peuple, secouant enfin sa longue misère, fonderait le bonheur universel en s'emparant du pouvoir. Les chefs de l'agitation ouvrière, tous sortis du peuple, n'avaient d'autre instruction que celle de l'école primaire, complétée par la lecture d'Eugène Sue, des Misérables de Victor Hugo, de brochures de propagande et de journaux révolutionnaires (Voyez dans le journal Le Peuple du 27 février 1922, ce que L. Bertrand raconte de ses premières lectures.).

Très peu d'entre eux connaissaient Marx autrement que par des exposés populaires de sa doctrine. Parmi les Flamands, il semble bien que les rêveries communistes publiées en 1854 par un arpenteur de Sleydinge, Nicolas de Keyser, sous le titre de Het Naturregt, aient passé inaperçues. Mais tous, les éprouvant eux-mêmes, connaissaient les besoins du prolétariat et se passionnaient pour sa cause. En attendant l'avènement d'un ordre social nouveau, ce qui leur apparaissait le plus pressant, c'était la lutte contre la misère, le relèvement matériel du pauvre d'où sortirait son relèvement moral, condition indispensable de la victoire finale. La solidarité ouvrière en prouvant son efficacité, s'imposerait en même temps à tous les travailleurs et, à mesure qu'elle améliorerait leur condition, propagerait parmi eux le sentiment de classe. La charité et la bienfaisance « bourgeoises » ne servaient qu'à engourdir l'énergie du peuple et à prolonger sa misère. Il fallait ne rien devoir qu'à soi-même et s'affranchir des aumônes intéressées des riches.

La création à Gand, le 21 novembre 1880, de la boulangerie coopérative Vooruit, marque l'entrée du mouvement socialiste belge dans la voie des réalisations pratiques (Voy. Avanti, Een terugblik). Due à la scission qui venait de s'opérer parmi les membres de la coopérative neutre De Vrije Bakkers, elle associa, dès l'origine, la coopération et la propagande sociale. Grâce au dévouement et à l'esprit d'initiative de ses dirigeants, elle prospéra si bien qu'en 1883, elle quittait le petit cabaret où elle s'était fondée (page 291) pour acheter sur le Marché-au-Fil un immeuble où se groupèrent autour d'elle les diverses sociétés socialistes de la ville, et où, dès l'année suivante, commença de paraître, sous la direction d’Ed. Anseele, le journal qui lui emprunta son nom de Vooruit.

Ce fut là la première installation du socialisme belge. Et sans doute l'idée dont elle s'inspirait n'était pas neuve. Dès 1869, quelques fidèles de l'Internationale avaient fondé à Fayt dans le Hainaut une société coopérative de consommation à laquelle avait succédé, en 1871, la Maison du Peuple de Jolimont, tout ensemble société coopérative et local de réunion pour les fédérations de l'Association internationale des travailleurs dans la région industrielle du Centre. Mais le succès n'avait guère répondu aux espoirs des fondateurs. L'exemple du Vooruit, dont les statuts furent adoptés à Jolimont en 1886, dota le pays wallon d'un établissement dont la prospérité et l'influence devaient rivaliser bientôt avec celles de son modèle.

Et désormais, en dépit de l'hostilité de la petite bourgeoisie et de quelques groupes anarchistes, le principe coopératif s'impose comme la condition indispensable du relèvement de la classe ouvrière. A la théorie révolutionnaire se substitue une méthode soucieuse avant tout de résultats. L'essentiel est de fonder le parti sur la base solide de l'intérêt, de lui constituer des ressources, de le discipliner en vue de la conquête des réformes indispensables et de l'action politique.

C'est en vue d'organiser celle-ci et d'en définir les buts qu'au mois d'août 1885, une centaine de délégués représentant 59 associations, constituèrent à Anvers le « Parti ouvrier belge ». Le nom qu'il se donna suffit déjà à marquer l'évolution accomplie depuis six ans. Par opportunisme, par crainte d'effaroucher les timides, on évite de se réclamer ouvertement du socialisme, on se borne, en hommes pratiques, à formuler un programme de classe dont la réalisation, grâce aux libertés constitutionnelles, peut et doit aboutir sans l'aide de la révolution. Le point essentiel est la conquête du suffrage universel. Le reste viendra par surcroît : suppression du remplacement militaire, limitation du travail des femmes et des (page 292) enfants, fixation de la durée des heures de travail, responsabilité des patrons en cas d'accident, intervention des syndicats dans les règlements d'usines, suppression des caisses d'épargne instituées par les patrons, réforme des conseils de prud'hommes, institution d'assurances ouvrières, abolition des impôts indirects, instauration de l'impôt sur le revenu, suppression de toute aliénation du domaine public et retour à l'Etat ou la commune, représentants de la collectivité, de tous les services d'intérêt général qui ont été abandonnés aux particuliers.

Pour la plupart, ce sont là des réformes dont la Commission de 1843 avait déjà réclamé un grand nombre et dont beaucoup étaient réalisées depuis longtemps dans les pays voisins. Si le parti ouvrier s'affirme donc nettement comme interventionniste et démocrate, il se garde de toute tendance communiste. Ses revendications les plus hardies ne vont pas au delà d'un socialisme étatique ou municipal devant lequel certains gouvernements n'ont pas reculé. Incompatible avec le libéralisme traditionnel, il n'est point de nature à effaroucher cette partie de la bourgeoisie progressiste qui, comme lui, réclame le suffrage universel. Vis-à-vis des catholiques, il s'abstient enfin de tout anticléricalisme de principe et se borne à déclarer la religion une « affaire privée ». C'en est assez d'ailleurs pour heurter l'Eglise en face, et dès le premier jour son opposition sera l'obstacle essentiel qu'il lui faudra vaincre.