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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre III. Le règne de Léopold II jusqu’en 1884

Chapitre III. Le bilan d’un demi-siècle

(page 242) (Note de bas de page : Il est sans doute inutile de faire observer que ce chapitre n'est qu'un rapide croquis et qu'il n'a pas la moindre prétention de donner un aperçu historique du développement de l'organisation économique ni de celui des arts, des lettres et des sciences dans le pays, de 1830 aux environs de 1880. Ce sont là autant de sujets qui doivent être traités pour eux-mêmes. Comme dans les précédents volumes de mon ouvrage, j'ai tout simplement essayé d'en marquer, comme elles me sont apparues, les concordances avec l'évolution générale de la vie nationale, ne les envisageant, si l'on peut ainsi dire, qu'en fonction de celle-ci. Fin de la note)

Il est impossible à la génération présente de comprendre l'impression produite sur ceux qui y assistèrent - et ce furent à peu près tous les Belges – par la célébration, en 1880, des fêtes du cinquantième anniversaire de l'indépendance nationale. Pour l'étranger, mais pour la nation surtout, elles furent, dans toute la force du terme, une révélation. A voir étalé sous ses yeux, dans les halls trapus de l'exposition jubilaire, tout ce qu'il avait réalisé au cours d'un demi-siècle, le peuple éprouva un étonnement qui se transforma bientôt en un sentiment d'admiration et de fierté. En contemplant le chemin parcouru depuis 1830, il se rendait compte de la solidarité historique qui rattachait le présent au passé, et les souvenirs déjà lointains de la Révolution, des combats de septembre, du Congrès, (page 243) de l'avènement de Léopold Ier en recevaient un lustre rehaussé de gratitude. L'inoubliable séance où le Parlement tout entier ovationna Charles Rogier et le chanoine de Haerne, seuls survivants des auteurs de la constitution, remua les âmes plus profondément qu'elles ne l'avaient jamais été et qu'elles ne devaient plus l'être avant 1914. En face de ces deux vieillards, on oubliait qu'ils avaient été des hommes de parti, pour ne voir en eux que des fondateurs de la patrie. Dans l'atmosphère rassérénée, au milieu de l'allégresse générale, de l'éclat des fêtes, du chatoiement des cortèges, catholiques et libéraux déposaient les armes. On ne pensait plus à la guerre scolaire. Les journaux, emplis de la description des festivités et des splendeurs de l'Exposition, réduisaient la politique à la portion congrue. Les catholiques voulaient ignorer qu'un ministère libéral était au pouvoir. Le roi, encore si impopulaire la veille, n'apparaissait plus que comme l'incarnation de l'Etat. Le Te Deum que chantèrent les évêques les associa, malgré leur abstention officielle, à la célébration du jubilé national.

« Pendant les trente-cinq dernières années, avait dit Léopold II en montant sur le trône, la Belgique a vu s'accomplir des choses qui, dans un pays de l'étendue du nôtre, ont rarement été réalisées par une seule génération. » Et combien le progrès ne s'était-il pas accéléré depuis 1865 ! Aujourd'hui le pays révolutionnaire, dont la situation jusqu'en 1839 avait paru si précaire que le roi de Hollande s'attendait à voir la détresse le ramener sous son sceptre, jouissait d'une prospérité qui faisait l'admiration du monde. Relativement à son étendue et à sa population, il était au premier plan du mouvement économique. Nulle part, pas même en Angleterre, le développement industriel n'avait été aussi rapide. Et que de difficultés il avait fallu vaincre : la méfiance des Puissances tout d'abord, puis la crise linière et la crise alimentaire, le protectionnisme des Etats voisins, le péage de l'Escaut, l'absence enfin de colonies et de marine marchande. De tout cela, à force d'énergie, la nation était venue à bout. Ce peuple était bien toujours le même, qui au XVIIème siècle, entre les invasions annuelles des armées françaises, ensemençait ses champs sans se demander (page 244) s'il en récolterait la moisson (1) Pirenne, Histoire de Belgique, t. V, 2e édit.. p. 57). Dans ce coin de l'Europe si exposé, si surpeuplé et que les péripéties de l'histoire avaient si durement ballotté entre la richesse et la misère, le travail s'était toujours imposé comme la première condition de l'existence. Condamnée à l'effort perpétuel, cette Belgique, si amoureuse pourtant des joies de la vie, n'avait jamais connu la douceur de vivre. Elle demeurait aussi laborieuse dans la mauvaise chance que dans la bonne, également à l'ouvrage dans la ruine et dans la fortune.

Sans doute, sa fortune présente ne dépendait pas plus exclusivement d'elle-même que ses malheurs passés. Elle était en grande partie le résultat des conjonctures internationales qui, à toutes les époques, avaient déterminé le sort de ce pays, clef de voûte de l'équilibre européen. Les grandes Puissances, qui jadis l'avaient pris pour champ de bataille, lui permettaient maintenant de jouir d'une période de paix telle qu'il n'en avait connue de semblable à aucun moment de son histoire. C'était la première fois depuis le XVème siècle que durant cinquante ans les Belges n'avaient pas vu d'armée étrangère fouler leur territoire. Et comme toujours, comme sous Philippe le Beau et sous Charles-Quint, comme sous Marie-Thérèse, comme sous Guillaume Ier, le retour de la sécurité avait coïncidé avec celui de la prospérité. Durant ce demi-siècle, la Belgique était redevenue ce qu'elle avait été au XVIème siècle, le pays le plus peuplé et le plus actif du continent. L'Exposition en fournissait la preuve irrécusable et merveilleuse. Tant de machines, tant de produits divers, tant d'industries, tant de grands travaux publics, chemins de fer, canaux, installations maritimes d'Anvers, barrage de la Gileppe, tant de diagrammes attestant l'extension prodigieuse de la circulation, du commerce et du transit, inspiraient aux visiteurs une confiance mêlée d'orgueil. La naïve locomotive, ridicule et touchante, qui avait en 1834 remorqué le premier train de Malines à Bruxelles, excitait une piété attendrie. On la révérait comme un symbole et comme le garant des progrès indéfinis de l'avenir.

(page 245) De ce vigoureux épanouissement, la bourgeoisie avait été à la fois l'instrument et le bénéficiaire. Et si sa prépondérance économique est partout le phénomène social le plus caractéristique du XIXème siècle, nulle part, semble-t-il, elle ne se manifesta plus éclatante et plus exclusive qu'en Belgique. Ici, en effet, rien ne lui faisait obstacle : ni traditions historiques, ni situations acquises, ni organisation de l'Etat, ni intervention administrative. De par la Constitution et le régime censitaire, elle monopolisait la puissance publique aussi entièrement que les patriciens dans les villes du XIIème et du XIIIème siècle et, comme le leur, son gouvernement avait été et était encore, dans toute la force du terme, un gouvernement de classe. La situation qu'elle avait acquise n'était d'ailleurs que le résultat de la révolution économique qui, depuis la fin du XVIIIème siècle, avait substitué au mercantilisme de l'Ancien Régime fonctionnant sous le contrôle de l'Etat, une époque d'individualisme et de libre concurrence. Et de cette transformation de l'ordre économique, la bourgeoisie n'était pas seulement l'auteur, mais, si l'on peut ainsi dire, elle était en même temps le produit.

On observe, en effet, et en Belgique plus clairement que partout ailleurs, qu'elle constitue une classe d'hommes nouveaux. Comme il arrive toujours lors des grandes crises sociales, elle a pris la place que lui ont abandonnée les entrepreneurs et les capitalistes de l'époque antérieure, incapables de s'adapter aux exigences du présent (H. Pirenne, Les étapes de l'histoire sociale du capitalisme (Bulletin de l'Académie Royale de Belgique, Classe des lettres, 1914). De l'ancienne bourgeoisie du XVIIème et du XVIIIème siècle, rien ou presque rien ne subsiste dans ses rangs. C'est tout au plus si parmi les créateurs de l'industrie moderne une infime minorité est antérieure à l'annexion française de 1794. Les premiers apparaissent sous l’Empire comme les Liévin Bauwens, les Orban, les Biolley, d'autres comme les Meeus, comme les Cockerill, remontent au royaume des Pays-Bas, mais c'est depuis la révolution belge qu'on les voit, à mesure qu'on avance, pulluler à l'envi. Presque tous sortent du peuple ou des couches inférieures de la classe (page 246) moyenne. Ce sont des parvenus, riches seulement de leur intelligence, de leur énergie et de leur hardiesse et auxquels la liberté économique a ouvert la carrière. Encore à ses débuts, elle n'exige de qui veut réussir, que l'aptitude personnelle. Le champ est à la disposition de tous et toutes les places sont à prendre. Il n'est besoin de nul privilège pour arriver à la fortune. Comme le constatent les orateurs du Congrès, elle s'offre à tous ceux qui ont le courage et la force de s'en emparer.

Ainsi, la bourgeoisie moderne ne doit rien qu'à elle-même. La position qu'elle occupe, elle n'en a pas hérité, elle se l'est faite. Elle ne succède à personne et ses fondateurs pourraient dire qu'ils sont leurs propres ancêtres. Ancêtres bien souvent sans continuateurs. Car, parmi ces commerçants et ces fondateurs d'usines, le succès est proche de la ruine. Les capitaux empruntés au crédit insuffisant des banques ne résistent que malaisément aux crises. Ou bien des fils incapables laissent péricliter les affaires dont la prospérité ne se maintient que grâce au travail personnel de leur chef. La concurrence acharnée qui met constamment aux prises les industriels exige d'eux un effort permanent. Ils ne subsistent qu'à force d'économie et de discipline. Dès le matin ils partent pour la fabrique et, sauf les heures des repas, y passent la journée, inspectant eux-mêmes leurs ateliers, faisant la correspondance, tenant les livres, recevant les clients. Habituellement leur maison, accolée à l'usine, retentit du matin au soir du bruit des machines. Souvent la femme prend sa part aux occupations du mari et le fils aîné, à peine ses classes terminées, fait son apprentissage sous l'œil du père. Les familles d'ailleurs sont nombreuses et pour « caser » les enfants, il importe de développer les affaires.

Pour se maintenir, il faut s'enrichir sans cesse et par conséquent peiner sans relâche. Nul luxe dans l'existence, une vie sociale réduite à quelques repas de cérémonie, à des réceptions de parents, à des « dégustations » de vin de Bourgogne entre amis. Pas de vacances, un voyage à Paris ou un séjour à Ostende, de temps en temps, peu ou point de distractions intellectuelles, tel est dans la plupart des villes industrielles le train ordinaire de la vie des « patrons ». (page 247) Chez quelques heureux seulement, elle s'élève à un niveau supérieur. Encore, même chez les plus opulents, l'intervention du capitaliste dans la direction de l'entreprise demeure-t-elle la règle. L'âge de la concentration financière n'a pas encore sonné. S'il y a beaucoup de puissantes familles industrielles, il n'y encore qu'un bien petit nombre de grandes sociétés anonymes. Parmi les charbonnages même, plusieurs continuent d'appartenir à des particuliers dont le château s'élève à côté des « fosses ». De la fièvre de spéculation qui a régné aux environs de 1835, il ne subsiste plus que bien peu de chose. Les industriels s'abstiennent en général d'opérations de bourse et les capitaux disponibles servent avant tout à alimenter et à grossir le courant des affaires.

C'est donc une classe essentiellement travailleuse et en devenir perpétuel que cette bourgeoisie belge qui, depuis la Révolution, a exercé le pouvoir politique. C'est d'elle que le pays a subi l'influence et c'est à elle que remontent le mérite de ses progrès et la responsabilité de ses déficiences. Sans doute, possédant le pouvoir, elle l'a exploité dans son intérêt, mais il faut reconnaître que, durant longtemps, cet intérêt a correspondu aux exigences du mouvement économique. Le XIXème siècle a été avant tout un siècle de production. De là cet esprit de libéralisme et d'individualisme dont il est tout imprégné durant la plus grande partie de son cours et qui en Belgique s'affirme avec une vigueur si exclusive. Plus qu'à nul autre, la nécessité s'imposait à ce pays surpeuplé de produire pour pouvoir se procurer le surplus d'aliments que son sol ne fournit pas. Mais pour exporter ses produits, malgré les barrières douanières qui l'entourent, le besoin de produire à bon marché était le besoin primordial. C'est là ce qui explique tant d'innovations hardies : l'introduction des chemins de fer dès 1834, puis, en 1884, celle des chemins de fer vicinaux pour intensifier la circulation ; l'abolition des octrois pour combattre la vie chère, les institutions des trains ouvriers pour assurer l'abondance de la main-d'œuvre (1879), le développement enfin des industries de transformation qui incorporent au fabricat un minimum de salaires.

(page 248) C'est peut-être un bonheur pour le pays que le protectionnisme l'ait obligé tout d'abord à se créer les moyens de lui résister. Le triomphe du libre-échange, en 1861, trouva ainsi la Belgique parfaitement équipée pour en recueillir le bénéfice. Il donna l'expansion aux énergies jusqu'alors comprimées, dilata les capitaux, provoqua une extension nouvelle des communications et du transit, galvanisa l'exportation et créa enfin les conditions indispensables au succès des projets coloniaux conçus par le génie de Léopold II. Il suffira de rappeler que de 1864 à 1884, le trafic du port d'Anvers a sextuplé, et que l'extraction du charbon a passé de 9 1/2 millions de tonnes en 1860 à plus de 18 millions en 1883.

Mais pour se maintenir à ce niveau, ou pour mieux dire, pour obéir à la fatalité qui obligeait la production à augmenter sans cesse sous peine de déchoir, le bon marché s'imposait avec plus d'exigence que jamais. Et il était trop tentant, pour la bourgeoisie régnante, de se l'assurer au détriment des classes ouvrières. Conformément à la doctrine de l'économie libérale qui sacrifie tout le reste aux besoins de la production, il lui paraît aussi naturel de payer l'ouvrier au plus bas que d'acheter au plus bas la matière première. La libre concurrence qu'elle admet sans réserve dans le champ de l'industrie, elle l'admet de même sur le marché du travail, et le protectionnisme doit être également banni, comme absurde et rétrograde, du premier et du second.

Et en pensant ainsi, elle croit se conformer à la vraie compréhension des droits de l'homme. La liberté du capital qui en découle doit avoir pour corollaire la liberté du travail. Comme le patron, l'ouvrier s'élèvera par son effort personnel. L'intervention de l'Etat en sa faveur ne se justifie que dans la mesure où elle lui facilite cet effort. Tel est le but des lois qui, sous le dernier ministère libéral, ont supprimé l'obligation du livret des ouvriers et abrogé le privilège des patrons d'être crus sur parole dans leurs contestations avec ceux-ci ; tel est le but surtout de la multiplication des écoles primaires, des écoles du soir, des écoles professionnelles, des institutions d'épargne. On ne se demande pas, il est vrai, si la pratique correspond (page 249) à la théorie, si les salaires du prolétariat lui permettent d'économiser et si après douze heures de travail quotidien, l'enfant dispose d'assez de forces et d'assez de temps pour aller en classe. Les lois économiques ne sont-elles pas inéluctables ? La prospérité de l'industrie n'est-elle pas l'intérêt suprême ? Si l'ouvrier se plaint, qu'il se mette en grève. Il a le droit de refuser son travail comme le patron a celui de l'exclure de sa fabrique. Et, en cas de troubles, la garde civique, et s'il le faut, l'armée interviendront pour protéger l'ordre social, le capital et la liberté des contrats. La prévoyance ne va pas plus loin, et la bourgeoisie, absorbée par le souci des affaires, ne sent pas monter la révolte qui la prendra au dépourvu au jour de son explosion.

Les progrès de l'industrie ont été tellement rapides que la population agricole qui, en 1846, comprenait un peu plus que la moitié des habitants du pays (2,221,000 sur 4,337,000) n'en atteint plus guère que le quart en 1900. La crise alimentaire de 1845-1848 a fait supprimer le système de l'échelle mobile qui garantissait le haut prix des produits du sol, et les dernières traces de protectionnisme, disparues depuis 1861, ont exposé l'agriculture à une concurrence qu'elle supporte avec peine. A partir de 1870, l'importation massive des blés de Russie et d'Amérique augmente son malaise. Les représentants des départements ruraux se plaignent qu'on la sacrifie. Mais comment lui venir en aide sans faire hausser le coût de la vie et par conséquent le taux des salaires ? Si les paysans ne trouvent plus le travail de la terre assez rémunérateur, ils n'ont qu'à s'embaucher dans les usines.

C'est en réalité ce qu'ils font et leur afflux vers les villes y augmente encore le volume et la misère du prolétariat. En Flandre, où l'agriculture domine, la crise provoque un mouvement assez intense d'émigration vers les Etats-Unis d'Amérique. Le département du Nord attire vers ses usines toutes proches un contingent de Belges dont le nombre se chiffre par plusieurs dizaines de milliers. Au temps de la moisson, des bandes d'ouvriers saisonniers, les Franschmannen vont chercher de l'ouvrage en Beauce, en Normandie, en Picardie, en Champagne et dans (page 250) l'île de France. Cependant, si abondante est la population qu'elle suffit encore à maintenir le haut prix des fermages et des terres. S'épuisant au travail, elle se confine dans la routine d'une technique agricole arriérée. Ni les propriétaires ni l'Etat ne s'intéressent à améliorer ses conditions de vie, qui sont souvent lamentables, ni ses procédés d'exploitation. Il faudra, pour la sortir du marasme où elle végète, l'introduction, aux environs de 1880, des sociétés coopératives et du crédit agricole. En attendant, l'institution des trains à abonnements pour ouvriers (1879) permet aux paysans de travailler dans les fabriques des villes sans devoir se déraciner de leur village. De plus en plus, l'emprise industrielle déborde ainsi sur la campagne. De la Campine et des Flandres, des centaines de travailleurs sont amenés chaque semaine aux mines du Hainaut, et du Limbourg, à celles du bassin de Liège.

A tout prendre, la lumière l'emporte sur les ombres dans le tableau offert par le pays à la fin du premier demi-siècle de son indépendance. Si le gouvernement de la bourgeoisie a eu les défauts d'un gouvernement de classe, il en a eu aussi les mérites. Grâce à lui, la Belgique a joué brillamment son rôle dans un siècle acharné à la production. De 1848 environ, à la grande crise économique de 1884, elle a dilaté, d'un mouvement continu, son outillage, ses ressources et ses entreprises. A ses chemins de fer d'Etat, se sont adjointes de nouvelles lignes construites par des compagnies anglaises et françaises tout d'abord, puis nationales. Les capitaux, jadis si timides, se sont enhardis et ont augmenté par leur emploi. Le prix de l'argent diminue. Des banques nouvelles se fondent à côté de la Société Générale et de la Banque Nationale. La solidité financière s'atteste par la conversion des titres de la dette publique à des taux de plus en plus bas. Les exportations, qui ne dépassaient guère 200 millions en 1850, ont atteint en 1883, 1,337 millions.

Quant à la population, elle s'accroît avec une continuité significative. De 147 habitants au kilomètre carré en 1846, elle passe à 187 en 1880. Son augmentation d'ailleurs, est fort inégale. Les villes surtout en ont profité. La démolition (page 251) de leurs remparts, devenus inutiles depuis la concentration sur Anvers de la défense du pays, et l'abolition des octrois leur permettent maintenant de se dilater et de s'embellir. Tandis que de nouveaux quartiers les entourent, elles se transforment à l'intérieur par des « alignements », des percées de boulevards, des travaux d'embellissement ou d'hygiène qui leur donnent un aspect de confort et d'aisance avec lequel contrastent, il est vrai, le désolant spectacle des « cités ouvrières », allongeant dans les banlieues les interminables rangées de leurs pauvres maisons de briques.

Et tout cela s'est réalisé avec le minimum possible de charges publiques. Les impôts sont deux fois moins lourds qu'en France et en Hollande et leur augmentation ne suit que de bien loin celle de la prospérité générale. De 1840 à 1880, pendant que les exportations deviennent neuf fois plus importantes, ils ne passent que de 19 à 28 francs par habitant. Par contre, la dette de l'Etat, qui n'était que de 281 millions à la première de ces dates, s'est élevée à 2,708 millions en 1900. Le régime censitaire, si sensible à l'intérêt électoral, a préféré demander les ressources nécessaires à l'emprunt, plutôt que de mécontenter le contribuable en s'adressant à sa bourse (R.-J. Lemoine, La politique d'emprunt du gouvernement belge (Revue Economique internationale, novembre 1927). Mais tout compte fait, la situation financière est satisfaisante. Le cours de la rente fait honneur au crédit de la nation.


Si l'on envisage la Belgique au commencement du XIXème siècle, il apparaît que toute autonomie intellectuelle y a disparu. Elle n'est plus, dans le domaine de l'esprit, que ce qu'elle est dans le domaine de la politique, un groupe de départements français. Enseignement, livres, art, tout lui vient de Paris et en porte la marque. Des lycées se sont substitués à ses collèges, des Facultés, à l'Université de Louvain, l'école de David, à ce qui subsistait encore de l'école de Rubens. L'Académie, (page 252) fondée à Bruxelles par Marie-Thérèse, est supprimée, les Bollandistes n'existent plus. Rien de ce qui est ne se rattache à ce qui a été. On s'initie comme on peut au nouveau régime sur les ruines de l'ancien. C'est une francisation aussi complète qu'elle est obligatoire (Pirenne, Histoire de Belgique, t. VI, p. 183 et suivantes).

L'empreinte a été si forte et si profonde qu'elle a persisté durant les quinze années du Royaume des Pays-Bas. Ses universités, ses écoles, sa législation en matière linguistique n'ont pas duré assez longtemps pour porter leurs fruits. Entre les Belges et les Hollandais le contraste est d'ailleurs trop violent dans la religion, dans les mœurs, dans les intérêts, dans les conceptions politiques et les conceptions sociales pour que ceux-ci aient pu influencer ceux-là. Pas une idée nouvelle n'a passé du Nord au Midi durant les quinze ans où la volonté de l’Europe les a accolés l'un à l'autre (Pirenne, Histoire de Belgique, t. VI, p. 349 et suivantes). Bien plus, c'est de la pensée française que se nourrit l'opposition au gouvernement anti-français du roi Guillaume. Contre lui les catholiques s'inspirent de Lamennais, comme les libéraux de Benjamin Constant. Sauf d’infimes exceptions, la nation subit aussi entièrement le prestige de la France en 1830, qu'elle le subissait en 1815. Peut-être même, n'étant plus imposé, s'impose-t-il davantage. Bref, quand éclate la Révolution, toute l'armature culturelle élevée en Belgique par Guillaume Ier s'écroule au premier choc.

Aux réformes si bien conçues de l'administration « éclairée » et autoritaire des Pays-Bas, n'a succédé tout d'abord que le chaos dans la liberté. On a vu quels efforts ont été nécessaires pour reconstituer à grand peine un enseignement ballotté au gré des querelles des partis. A comparer, depuis leur séparation, la Belgique à la Hollande, l'infériorité de la première à la seconde est manifeste quant à l'organisation et au niveau de l'instruction. Et pourtant, cette Révolution qui a tant détruit n'en est pas moins le point de départ d'une véritable renaissance. En rendant l'indépendance à la Belgique, elle en a libéré (page 253) du même coup les énergies spirituelles. L'art, les lettres et la science qui se traînaient depuis le XVIIème siècle dans les redites ou dans l'imitation sont emportés aussitôt dans l'élan vital qui secoue le pays. 1830 s'impose également comme une date essentielle dans l'histoire politique et dans l'histoire intellectuelle de la nation.

Comme à toutes les époques de renouveau, c'est par l'art, la plus spontanée, la plus instinctive et la moins rationnelle des manifestations de la civilisation, que s'atteste tout d'abord le mouvement. Et quand on parle d'art, il faut parler premièrement de cette forme de l'art qui, depuis tant de siècles, l'emportait ici sur toutes les autres, je veux dire la peinture. Expirante à la fin du XVIIème siècle, elle s'était laissé dominer durant la période française par l'influence de David. Et le séjour prolongé du grand peintre à Bruxelles, après la chute de l’Empire, avait encore augmenté, par l'action personnelle, le prestige de son style aussi frappant par la composition et le dessin que par la sobriété de la couleur. Il avait été le maître de Navez (1787-1869) dont la vogue battait son plein au moment de la Révolution.

Elle ne devait guère lui survivre. Brusquement le goût se détourne d'une peinture pour laquelle il semblait n'exister de sujets dignes d'elle que dans l'Antiquité ou en Italie. A cette époque où la peinture d'histoire paraissait seule digne du grand art, le sentiment patriotique exigeait qu'elle s'inspirât de l'histoire nationale. On a écrit avec raison que « l'art belge eut aussi ses barricades ». Tout au moins, le triomphe de la Révolution coïncide-t-il avec celui des Wappers, des de Keyser, des Gallait dont les toiles exposent aux yeux du public les épisodes oubliés d'un passé glorieux : la bataille des Eperons d'or, la mort d'Egmont et de Hornes, Marie de Bourgogne implorant les Gantois, le meurtre de Laruelle, et combien d'autres. Mais plus encore que par leurs sujets, ils rompent avec l'académisme de Navez, par leur facture et leur coloris. Avec eux le jeune romantisme s'affirme en même temps que se renoue la tradition rubénienne.

Sans doute, il y a là plus de bonne volonté que de génie et (page 254) la production de ces peintres se distingue beaucoup plus par la quantité que par la qualité. Mais cette quantité même atteste une surabondance de vie qui, désormais, ne cessera plus. Le tempérament coloriste des Flamands les pousse bientôt à des recherches d'effets plus sensibles et plus sincères. On en revient au paysage, aux scènes d'intérieur, à l'émouvant spectacle des dunes et des eaux grises de la mer du Nord, des pâturages des Flandres, des landes de la Campine. Tous les jeux de la couleur, tous les chatoiements de la lumière et des ombres, la palette les exprime en exprimant en même temps autant de génies différents. La période des débuts est franchie et à ses conventions un peu naïves succède la maîtrise d'artistes conscients de leurs forces. L'originalité se donne libre carrière et chacun crée à sa guise. C'est Wiertz qui, combinant David et Rubens avec les visions de Victor Hugo, aboutit à l'étrange ou au grotesque en visant le grandiose ; c'est Rops, dont les eaux-fortes semblent inspirées de Baudelaire ; c'est Verwée avec ses moutons, Stobbaerts avec ses fermes, Alfred Stevens avec ses femmes du monde, Leys surtout avec ses Anversois du XVIème siècle et la résurrection du passé par la magie de la couleur, et de Braeckeleer d'une intimité et d'une poésie si prenantes.

Tout cela participe à l'essor de la peinture française et s'oriente en partie sous ses directions. Comme au XVème siècle, les peintres belges fréquentent assidûment Paris, mais sans s'y asservir. Après le romantisme de Delacroix, ils ont ressenti le contre-coup du réalisme de Corot, de Rousseau, de Millet, et avec Courbet, se sont dilatés dans le plein air. Ils parlent cependant leur langue propre et voient de leurs propres yeux. Leur individualisme, brisant avec les traditions qui continuent à régner dans les Académies, se manifeste sans entraves. Parler d'école à leur propos serait inexact ; ils ont horreur de toute autorité, en quoi ils sont bien de leur pays, et leur originalité se développe avec la même variété que leurs tempéraments.

Les phases de l'histoire de la peinture se répètent exactement dans celle de la sculpture. Pour elle aussi 1830 est un (page 255) tournant brusque. Ce n'est pas que le classicisme et l'influence de Rome et de Paris ne se maintiennent longtemps encore chez les épigones de Godecharle, Kessels par exemple ou Fraikin (1893). Mais le courant patriotique s'impose aux artistes et les oriente à leur tour vers la glorification du passé national. Dès 1833, Nothomb demande que van Artevelde « soit replacé sur son piédestal » (Essai historique et politique sur la révolution belge, 3ème édit., p. 432), et le gouvernement comme les villes rivalisent dans l'érection de statues qui seront l'ornement du jeune Etat. La Belgique se hâte d'élever sur ses places publiques les effigies des grands hommes qui, comme Charlemagne, Godefroid de Bouillon ou Baudouin de Constantinople ont illustré ses origines, ou comme van Eyck, Rubens, van Dyk, Orlandus Lassus ou Grétry immortalisé son art national ou enfin comme van Artevelde, Egmont et Hornes, la princesse d'Epinoy, lutté contre le despotisme des princes discrédités par Guillaume Ier. Et cette « statuomanie » fournit bien la parure adéquate à ce peuple bourgeois, pacifique et content de lui-même. Bien peu d'ailleurs parmi ces œuvres de commande dépassent le morceau de sculpture romantique et déclamatoire du temps, et le parallélisme est complet entre elles et les grandes compositions historiques des Wappers et des Cluysenaar.

Quelques-unes pourtant, comme le Léopold Ier ou le Belliard de Geefs (mort en 1883), font présager l'affranchissement prochain dont à partir des environs de 1860, les Paul de Vigne, les Van der Stappen, les Dillens, les Vincotte, les Mignon et les De Groote seront les principaux artisans. Puis, tout à coup, c'est, coïncidant avec le premier demi-siècle de l'existence nationale, la révélation du génie de Constantin Meunier (1831-1905). Dans ce grand peintre devenu un plus grand sculpteur, s'exprime ce que la Belgique contemporaine a créé de plus fort et de plus expressif à la fois, son industrie. Aucune visée sociale d'ailleurs dans cet artiste qui n'a voulu être et n'a été qu'artiste. Sa grandeur est d'avoir saisi la poésie farouche et tragique de cette industrie qu'il a rendue tout (page 256) d'abord par le pinceau avant de la couler dans le bronze. Il a sculpté les puddleurs et les forgerons du Hainaut, les débardeurs des quais d'Anvers, les ouvriers agricoles de la Flandre ou de la Hesbaye comme les Grecs sculptèrent leurs athlètes, c'est-à-dire comme les expressions d'une beauté encore inaperçue. De même que les paysagistes flamands interprètent le pittoresque des fermes, il magnifie celui des laminoirs et des charbonnages, l'effort émouvant des corps nerveux et déformés autour de la coulée de l'acier, la rudesse grave des métallurgistes aux jambes bardées de fer, des houilleurs coiffés du casque. Rien d'anecdotique dans son réalisme. Il s'impose par la simplicité, la grandeur et la puissance d'émotion. Il est à la hauteur de son sujet, et, dans la mesure même où la Belgique est le pays du travail industriel, Meunier est tout ensemble le plus grand et le plus national de ses artistes.

Comparée à la peinture et à la sculpture, l'architecture se caractérise par on ne sait quoi d'incomplet, de chaotique et de voulu. Après l'épuisement de la veine classique aux alentours de 1850, elle cherche vainement sans y atteindre une formule nouvelle ou s'évertue, sans y réussir, à raviver les traditions du Moyen Age et de la Renaissance. Le romantisme l'oriente vers un style pseudo-gothique de vignettes, dont le palais épiscopal et l'ancien campanile du beffroi à Gand représentent les réalisations jadis les plus admirées et qui n'émeuvent plus que par la naïveté de leur impuissance. Du moins, l'admiration pour le Moyen Age est-elle sincère. Elle l'est même trop par l'intempérance des « restaurations » et des « isolements » de monuments qu'elle provoque et qui ne sont bien souvent que du vandalisme archéologique. De leur côté, les tentatives de raviver, sous le nom de Renaissance flamande, les effets décoratifs de la construction du XVIème siècle, n'aboutissent guère qu'à l'édification de jolies façades où se marient, non sans grâce, les tons roses de la brique à ceux des pierres bleues de l'Ourthe ou de Soignies.

Le nouveau Bruxelles offre le spectacle de tous les efforts et de toutes les recherches de deux générations d'architectes (page 257) engagés dans les voies les plus diverses. L'église Sainte-Marie de Schaerbeek est byzantine, la Bourse, une malheureuse application du style Napoléon III, le Palais du Cinquantenaire, un essai d'allier la charpente de fer à la colonnade. Au milieu de tout cela, écrasant et imposant par sa masse, s'érige le Palais de Justice. Et l'idée était belle sans doute de consacrer à la justice le plus vaste monument du pays. Avec ses entassements, ses terrasses, ses statues colossales, ses escaliers gigantesques, l'immensité de sa salle des pas perdus, l'œuvre de Poelaert atteint au grandiose et parfois même à la grandeur. Elle constitue en tous cas, par ses innombrables emprunts à tous les styles, comme le symbole d'une architecture qui se cherche sans se trouver. Il n'empêche que la diversité même des tentatives donne aux villes belges un aspect original que l'on chercherait vainement ailleurs. Depuis 1860, elle a renouvelé leur physionomie. Les vieilles façades à gradins et à pignons pointus ne charment plus l'amateur de pittoresque que dans les vieux quartiers menacés par l'envahissement des magasins. Dans les maisons bourgeoises des récentes avenues, le banal et le saugrenu se mêlent à l'élégant et à l'ingénieux. On vit en somme dans une période de tâtonnements d'où sortira enfin, dans les dernières années du siècle, une orientation nouvelle.

A cette renaissance d'énergie provoquée par la Révolution, la musique a beaucoup moins participé que les arts plastiques. La domination de l'école française et l'influence de Paris continuent longtemps à s'affirmer. Celle de l'Allemagne ne se fait guère sentir qu'à partir des environs de 1840. La Belgique possède pourtant trois conservatoires : celui de Liège, ouvert dès les derniers temps du régime hollandais, puis ceux de Bruxelles, fondé en 1832, et de Gand en 1834, et à cela s'ajoutent de nombreuses écoles de musique fondées par les villes et quantité de sociétés chorales et instrumentales. Des virtuoses comme Bériot, comme Vieuxtemps acquièrent une renommée européenne. Fr. Fétis (1784-1871), puis Gevaert (1828-1908) se distinguent par une science musicale qui, chez le second surtout, s'allie à un talent incontestable. Mais il faudra attendre (page 258) jusqu'à Peter Benoit (1834-1901) pour trouver l'affirmation d'une originalité dans laquelle s'exprime avec fougue la puissance coloriste du tempérament flamand, vers le moment où le Liégeois César Franck (né en 1822), qui comme Grétry a abandonné pour Paris sa petite patrie, s'affirmera un génie aussi puissant et aussi novateur que celui dont va faire preuve en sculpture Constantin Meunier.


« La Belgique politique s'est reconstituée, écrivait J.-B. Nothomb, en 1833, la Belgique intellectuelle doit renaître également. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu à toutes les époques, qu'il n'y ait encore parmi nous des esprits élevés cultivant avec succès les sciences et les arts ; mais ils agissent isolés, aucun sentiment de nationalité ne les unit, ne rattache leurs travaux à l'idée d'une patrie commune. Placée entre l'Allemagne, la France et l'Angleterre, la Belgique peut s'attribuer une mission particulière ; qu'elle se garde de se faire vassal politique ou littéraire d'une de ces nations. Pourquoi puiserait-elle aux seules sources intellectuelles de la France, de cette France qui, elle-même, va se retremper en Allemagne ? Qu'elle fasse des emprunts à ces trois grandes sociétés intelligentes. Si elle sait les faire avec discernement et impartialité, elle paraîtra déjà originale ; elle le sera véritablement si elle veut se rappeler son passé qui ne fut ni sans éclat ni sans grandeur » (J.B. Nothomb, Essai historique et politique sur la révolution belge, 3ème édition, p. 430.). A ce haut idéal n'a pas répondu la réalité et disons tout de suite qu'elle n'y pouvait répondre. C'est que l'on ne fonde pas l'indépendance littéraire comme l'indépendance politique. Une longue élaboration lui est nécessaire, et elle faisait défaut totalement.

Durant la longue atonie du XVIIème et du XVIIIème siècle, les lettres flamandes comme les lettres françaises s'étaient dégradées au point de n'être plus, celles-ci qu'un vain passe-temps d'oisifs, celles-là qu'un vulgaire amusement pour petits bourgeois et pour paysans. Plus infortunées que la sculpture et la peinture, il (page 259) ne leur restait pas même le souvenir d'une gloire encore récente. Pour trouver de grands écrivains, il eût fallu remonter jusqu'à l'époque bourguignonne et aux humanistes du XVIème siècle. La lacune était trop large et le néant qui s'intercalait entre le présent et le passé trop complet. Sainte-Beuve avait raison, quand en 1849, durant son court passage à l'Université de Liège, il écrivait à Amiel : « Vous Génevois, vous êtes un vieux peuple intellectuel ; ici pas ». Il eût dû ajouter que l'influence de la France était écrasante au point d'étouffer sous son poids la moindre éclosion d'une littérature nationale. Sous le régime hollandais, comme sous l’Empire, presque tout ce qui pense et qui lit en Belgique, lit et pense en français. Français le théâtre, française la presse, française surtout la formation intellectuelle des meilleurs esprits, un Gerlache, un de Potter, un van Praet, un Rogier et combien d'autres ! Guillaume Ier lui-même, et c'est tout dire, embauche des journalistes et des pamphlétaires français du genre de Libri Bagnano, pour défendre sa politique contre les catholiques, lecteurs de l'Univers, et les libéraux, lecteurs du Constitutionnel.

La révolution de 1830 n'a donc pas créé un état de choses qui existait avant elle. Bien plus même, elle a essayé de s'en affranchir. De même que les peintres et les sculpteurs, elle a tout de suite orienté les lettres vers l'histoire nationale. C'est elle qui emplit les romans de Saint-Genois, de Moke et de leurs émules, comme elle fournit leurs sujets aux « grandes machines » de Wappers et au ciseau de Geefs ou de Simonis. Mais, en dépit d'une bonne volonté évidente, ces honnêtes érudits, froids imitateurs de Walter Scott, demeurent tellement loin de leurs modèles, et de leurs chevaliers, de leurs communiers ou de leurs « gueux » se dégage un ennui si mortel qu'il faut admirer le patriotisme des éditeurs qui ont publié leurs livres et des lecteurs qui les ont achetés. Personne au surplus ne s'intéresse à la littérature parmi cette bourgeoisie qu'absorbent les soucis d'affaires ou les débats politiques. Quelques poètes pourtant s'essayent, non sans talent, en des tentatives qui méritent mieux que l'oubli. Van Hasselt, avec une incontestable profondeur de sentiments, s'inspire de l'Allemagne et cherche (page 260) à rendre par des innovations prosodiques, le rythme et la saveur des poèmes germaniques. A côté de lui, Edouard Wacken se tourne aussi vers le Rhin à qui il doit ses Fleurs d'Allemagne. Plus robuste, plus moderne, le saint-simonien Weustenraad chante les merveilles de la grande industrie, célèbre la locomotive, épanche, non sans éloquence, les rêveries d'un naïf messianisme social.

Tout cela, sauf chez les auteurs de chrestomaties officielles, passe inaperçu. Les revues, telles que la Revue Belge, fondée à Liège en 1835 par l'Association nationale pour l'encouragement et le développement de la littérature en Belgique, ou la Revue Nationale de Paul Devaux, jouissent durant quelques années d'une faveur qu'explique surtout la place qu'elles accordent à la politique. Au reste, la première disparaîtra en 1843, la seconde en 1847. Comment d'ailleurs les écrivains du crû résisteraient-ils à la concurrence désastreuse qui, dans le pays même, leur fait la contrefaçon de tout ce qui paraît de marquant à Paris et qui, jusqu'à la convention du 22 août 1852, inonde le marché national et le marché étranger de ses reproductions à bas prix ? Et la pensée française qu'elle propage trouve en même temps, dans les émigrés du coup d'Etat, quantité de nouveaux interprètes, parés du double prestige du courage civique et du talent. C'est Deschanel qui acclimate la conférence, Pascal Duprat et Challemel-Lacour qui font des cours publics, Bancel qui professe à l'Université de Bruxelles, Madier Montjeau qui enseigne à Bruxelles et à Anvers, Burger (Thoré) dont les « salons » ouvrent des voies nouvelles à la critique d’art. Les séjours dans la capitale de Victor Considérant, de Proud'hon, de Quinet, de Girardin, de Hugo, n'ont pas été sans action sur le petit noyau d'admirateurs admis dans leur intimité.

Malheureusement la bourgeoisie de plus en plus divisée par la lutte des partis, a perdu à la fois l'esprit critique et l'indépendance spirituelle. La liberté des opinions dans le sens élevé du mot a disparu. « Le libéral et le clérical, observe Proudhon en 1862, s'excommunient réciproquement. Rien de ce que dit l'un ne peut être vérité pour l'autre ». Comment la curiosité et (page 261) le goût des idées n'étoufferaient-il pas dans une telle atmosphère ? Et combien on comprend que Baudelaire passant par Bruxelles n'y trouve qu'une Béotie ! Boutade d'artiste dépité de l'incompréhension du public, mais tout de même boutade injuste, car ces Béotiens, si fermés à la beauté littéraire, déploient cependant à défendre leurs convictions, autant d'ardeur combative que de sincérité. Ils font penser, à cet égard, aux pamphlétaires de ce XVIème siècle dont le souvenir les hante. Si ce n'est pas le même accent, c'est la même sincérité et, dans la mesure où les débats parlementaires et les campagnes électorales rappellent le drame grandiose du règne de Philippe II, les Laurent, les Altmeyer, les de Laveleye, les Goblet d'Alviella s'apparentent à Marnix de Sainte-Aldegonde.

En dehors de la mêlée, solitaire et incompris, Charles de Coster pourtant écrit sa légende d’Ulenspiegel qui paraît en 1867 au milieu de l'inattention générale. Des passions du XVIème siècle, lui aussi a été touché, mais en poète et en visionnaire. Et voici qu'en son livre, pour la première fois, se révèle une âme et que le passé national transfiguré par l'imagination, par le rêve, par la sympathie devient un élément de beauté. C'est un affranchissement, un coup d'aile brusque, une évasion hors du voulu, de l'utilitaire, du politique, du banal dans la sphère de l'art pur. Enfin de Coster vint...

Cependant personne n'éprouvait le besoin de sa venue. Il s'était révélé trop tôt et dans une société trop mal préparée à le comprendre pour qu'il pût tout d'abord récolter autre chose que de l'indifférence. Peut-être néanmoins faut-il considérer que se manifeste dans cette apparition prématurée d'un grand écrivain, le lent travail d'affinement qui, dans toute société vivante, en arrive à libérer de l'ambiance générale les tempéraments qu'elle avait tout d'abord étouffés. Tout au moins est-il incontestable que la fin du premier demi-siècle de l'indépendance nationale voit s'épanouir presque en même temps des aspirations jusqu'alors inconnues. Le besoin littéraire, si l'on peut ainsi dire, commence à se faire sentir. C'est Octave Pirmez qui, dans ses Heures de philosophie, exprime une mélancolie qui le rapproche d'un Amiel. C'est Edmond Picard avec sa Forge Roussel et (page 262) ses Scènes de la vie judiciaire. C'est Lemonnier avec son outrance, son intempérance verbale et sa volonté d'inspirer l'art d'écrire de l'art de peindre. En 1881, Octave Maus fonde l’Art moderne et Max Waller, en 1882, la Jeune Belgique. Désormais la carrière est ouverte où avec fougue vont s'engager les jeunes bourgeois qui, pour obéir à leurs pères, se sont laissé inscrire dans les facultés de droit, car tous sortent de cette bourgeoisie dont ils insultent à l'envi la platitude et les préjugés. Et sans doute, il y a entre leur révolte contre elle et la poussée démocratique sous laquelle cédera bientôt le régime censitaire, une de ces concordances inconscientes que l'histoire constate si souvent sans pouvoir les expliquer. On se refuse à croire que le seul hasard ait fait coïncider la révision de la Constitution avec les premières œuvres de Maeterlinck et de Verhaeren.

A tout prendre, la littérature belge de langue française à l'époque où elle arrive enfin à la maturité, fait penser à la littérature latine qui, à la fin de l'Empire romain, se développa dans les provinces, en Gaule ou en Afrique. Comme celle-ci, elle a quelque chose de voulu, de cherché, de tendu. Dès qu'elle cesse d'imiter, elle trahit l'effort et l'outrance. Même chez son plus grand écrivain, de Coster, la langue qu'elle emploie est au fond une langue forgée. Elle est une littérature savante, une littérature de serre chaude, dédaigneuse des masses et absolument dépouillée de toute inspiration populaire. Ce sont des Belges qui s'expriment par elle, mais ce n'est pas le peuple belge. Entre elle et la littérature de France on observe en outre le même contraste qu'entre la civilisation composite de la Belgique et la civilisation de la France. Et c'est en cela qu'elle est belge, comme est belge, dans la pleine acception du mot, cette bourgeoisie mi-flamande et mi-wallonne mais également francisée par la langue, dont sortent les écrivains.

Parmi eux, ceux-là même qui sont d'origine wallonne et prennent leurs sujets dans la vie populaire évitent soigneusement de se laisser influencer par le dialecte wallon. Ce vieux parler demeure pourtant la langue usuelle du peuple des campagnes et des villes dans les provinces de Liège, de (page 263) Luxembourg et de Namur, encore que sous l'influence de l'école, de l'industrie et de la vie urbaine, il s'altère et perde du terrain de jour en jour. Les progrès de l'industrie le refoulent devant eux comme le mécanisme fait du travail à la main. Et ce sont justement les dangers qui le menacent qui expliquent la ferveur avec laquelle il est cultivé. Depuis la fondation, en 1856, de la Société liégeoise de littérature wallonne, le nombre de ses adeptes va croissant. Les noms de Nicolas Defrecheux, de Remouchamps, de Delchef, de Simon, de Vriendts et de bien d'autres, restent attachés à des « paskeyes », à des poésies, à des comédies pleines d'accent, de verve, de bonne humeur ou de mélancolie et dans lesquelles la veine primesautière et l'esprit du terroir ne sont pas d'ailleurs sans s'allier parfois à l'imitation des écrivains français. Jamais, on n'a autant imprimé en wallon que depuis que l'existence du wallon est compromise. Les recherches philologiques iront bientôt de pair avec le développement de cette savoureuse littérature dialectale, et tout cela assure l'avenir du romanisme dans cette Belgique qui en est le poste le plus avancé au nord de l'Europe.

Au moment où éclata la révolution de 1830 l'état de la littérature flamande était plus misérable encore que celui de la littérature française. Depuis le milieu du XVIIème siècle, l'atonie dont elle souffrait n'avait cessé de s'accentuer. En dépit de la communauté de la langue, la civilisation si brillante des Provinces-Unies devenues calvinistes, n'exerçait plus sur elle la moindre influence. Repliée sur elle-même, elle s'abandonnait à l'archaïsme grossier ou dévot de quelques rhétoriciens de village ou de quelques rimeurs pieux, s'exprimant dans un langage dont l'incorrection faisait mieux ressortir l'enflure ridicule. Si l'on ajoute à cela les mesures de francisation introduites par le régime napoléonien et le dédain croissant des classes dominantes pour le parler populaire, on comprendra sans peine qu'aux environs de 1815 le souvenir même qu'il eût existé une littérature flamande avait presque disparu.

Chose curieuse, mais d'ailleurs très explicable, le gouvernement du royaume des Pays-Bas ne parvint pas à ranimer en Belgique la culture de la langue flamande. Tous ses efforts (page 263) échouèrent contre l'hostilité de la bourgeoisie d'une part, contre celle du clergé de l'autre. Son existence fut trop courte d'ailleurs pour lui permettre d'arriver à modifier une situation trop invétérée pour qu'il fût possible d'y mettre fin à coups d'arrêtés. Quand il s'effondra sous la poussée de la Révolution, il semble bien que ses initiatives tant en matière d'enseignement qu'en matière linguistique étaient restées complètement stériles.

Et pourtant, du choc provoqué par cette révolution anti-hollandaise et dirigée par des bourgeois « fransquillons » devait dater la renaissance des lettres flamandes. L'apathie dans laquelle elles croupissaient depuis si longtemps céda sous la surexcitation du sentiment national. Comme toujours après une grande commotion politique, l'activité spirituelle se ranima et la langue populaire devint enfin l'expression du peuple. Et ce réveil est d'autant plus remarquable qu'il est tout spontané.

Tandis que les premiers littérateurs français de la Belgique indépendante sont des lettrés résolus à doter le pays d'une littérature nationale, ici rien de voulu, ni d'artificiel, ni de savant. Ce sont des hommes du peuple qui se mettent à parler au peuple avec cette sympathie vraie qui fait le charme des récits de Henri Conscience et qui a fait son succès. Ce Flamand naïf, sans art, mais sincère, mais aimant son sol, ses habitants, leur passé et leur langue qu'il est heureux d'écrire et de venger du long dédain dont elle a souffert, fait penser involontairement à Maerlant, mais à un Maerlant petit bourgeois. Il se rattache à lui par ses tendances moralisantes, par son aversion des modes et des coutumes étrangères, par sa défiance et tout à la fois cependant par son admiration de la France. Car la seule influence littéraire qu'il ait subie est l'influence française. De la littérature hollandaise et plus encore de la littérature allemande, il ignore tout. Il ne connaît que son peuple, n'écrit que pour lui et, comme on l'a dit très justement, il lui a appris à lire. Sa verve populaire est d'ailleurs si naturelle et si humaine qu'elle a répandu ses livres bien au delà des limites de sa petite patrie. Aucun auteur flamand n'a connu un succès aussi général et aussi durable. Jusqu'à nos jours les (page 265) traductions françaises de ses romans ont eu presque autant de lecteurs que les originaux.

A côté de Conscience, mais avec plus de passion et moins de bonhomie, d'autres écrivains populaires : un Th. van Ryswyk, un Zetterman, traitent en prose ou en vers des questions politiques ou sociales et sous leur plume s'expriment, avec une fougue qui ne manque pas toujours d'éloquence, des revendications et des protestations contre l'égoïsme bourgeois et son dédain pour la langue du peuple. Le développement de la littérature flamande et le « flamingantisme » vont de pair, se soutenant et s'inspirant mutuellement. La bourgeoisie commence d'ailleurs à participer à ce renouveau. Un van Duyse, un Ledegang aussi lettrés que leurs contemporains van Hasselt ou Weustenraad et comme eux nourris de poésie française, cherchent à rivaliser avec elle dans la langue nationale et atteignent parfois à des accents émouvants. Déjà d'ailleurs l'influence allemande commence à se manifester sous l'action du romantisme d'une part, sous l'excitation des poètes pangermanistes de l'autre, par suite enfin du rapprochement économique de la Belgique avec le Zollverein. A partir des environs de 1840, une veine germanique et résolument anti-française se distingue au sein de la littérature flamande qui inspirera le génie d'Albert Rodenbach, mort à la fleur de l'âge en 1881, léguant à la jeunesse de nos jours les vers enflammés de son Gudrun.

Il était impossible que redevenu une langue littéraire, le flamand continuât à s'isoler du hollandais. Au début il avait été de mode de le considérer comme une langue autonome possédant son orthographe propre et son vocabulaire spécial. Mais l'apaisement des vieilles querelles devait hâter le moment où les deux littératures prendraient conscience de leur parenté. A partir de 1867 l'orthographe néerlandaise était reconnue comme l'orthographe officielle en Belgique, et depuis 1849 les écrivains du « Nord » et du « Sud » avaient commencé à fraterniser dans les Congrès néerlandais. La différence des mœurs, des traditions et surtout des religions, devait pourtant sauvegarder l'originalité des uns et des autres. Le contraste est (page 256) toujours resté plus grand entre Belges et Hollandais dans le domaine de la littérature néerlandaise, qu'entre Belges et Français dans celui de la littérature française ou qu'entre Suisses et Allemands dans celui de la littérature allemande. Vis-à-vis de leurs émules hollandais, les Flamands peuvent conserver en effet une autonomie que la supériorité écrasante des grandes littératures auxquelles ils contribuent ne permet ni aux Belges de langue romane, ni aux Suisses de langue allemande. De plus en plus « néerlandais » par la langue, les Flamands restent pourtant bien de leur pays par le tour d'esprit, le sentiment et le tempérament. Jusque vers 1890, époque à laquelle à l'apparition de la revue Van nu en straks, les orientera vers un idéal d'art désintéressé et exercera une action analogue à celle de la Jeune Belgique dans le domaine des lettres françaises, la plupart d'entre eux seront autant, sinon davantage encore des « flamingants » que des écrivains. Ce qu'ils ont de plus remarquable, c'est la violence de la passion et l'ardeur combative. Parmi les romanciers cependant, la vie du peuple continue à alimenter des récits qui s'apparentent, sans les faire oublier, à ceux de Conscience. Le théâtre s'essaye de son côté avec plus de bonne volonté que de succès.

Mais, à l'écart et au-dessus de toute cette production, un grand poète solitaire et inconnu, un pauvre prêtre de la Flandre occidentale, Guido Gezelle (1830-1899), dans une langue nourrie du savoureux dialecte de sa province, atteint à une hauteur et à une pureté d'inspiration qui font penser à saint François d'Assise.


La Révolution eut tout d'abord pour l'activité scientifique du pays, les plus fâcheuses conséquences. Le gouvernement des Pays-Bas avait créé dès 1817, à Gand, à Liège et à Louvain trois universités d'Etat qui, pourvues d'un corps professoral soigneusement recruté et dotées de ressources suffisantes eussent sans doute exercé une action salutaire si les événements de 1830 les avaient épargnées. Mais désemparées par (page 267) l'émigration de leurs maîtres hollandais, elles le furent bien plus encore par le régime qui leur fut imposé après la victoire. Par raison d'économie, celle de Louvain fut supprimée et c'est seulement la nécessité d'assurer le recrutement du barreau et du corps médical qui conserva à Gand et à Liège une existence précaire à des facultés anémiées, uniquement absorbées dans le soin de préparer à leurs examens les futurs avocats et les futurs médecins. En 1835 seulement, l'Etat rétablit les universités de ces deux villes. Il avait été question, comme auparavant en 1817, de constituer à Bruxelles une école unique de haut enseignement. Mais des considérations locales prévalurent et firent repousser ce projet. L'Etat eut donc deux universités à côté desquelles deux universités libres existaient dès l'année précédente, l'une fondée par les catholiques à Louvain, l'autre, par les libéraux à Bruxelles.

En vertu du dogme de la liberté de l'enseignement, l'Etat renonçait naturellement à tout contrôle sur les universités libres. Mais comme il était non moins naturellement impossible de les laisser dispenser des diplômes à leur guise, le pouvoir législatif se chargea de fixer le programme des examens tant pour elles que pour ses propres universités. Quant aux examens eux-mêmes, par souci d'impartialité, ils se passaient devant des jurys dont les membres nommés d'abord par le roi et les Chambres, le furent à partir de 1849 par le gouvernement seul. Il fallut attendre jusqu'en 1876 pour que le droit de conférer des grades académiques légaux fut accordé aux universités.

Ce régime, conséquence de la liberté de l'enseignement, étouffait la liberté de la science. Obligées de se soumettre à une organisation identique, les universités se confinèrent dans le rôle de pourvoir au recrutement des carrières libérales. Elles renoncèrent à toute initiative et à toute recherche désintéressée. On ne leur en demandait d'ailleurs pas davantage. La bourgeoisie les considérait tout bonnement comme des « fabriques de diplômes ». L'uniformité obligatoire de leur enseignement supprimait entre elles toute espèce d'émulation. On ne les choisissait que pour des motifs confessionnels ou politiques, (page 268) les catholiques s'inscrivant à Louvain, les libéraux à Bruxelles, les tièdes ou les indifférents à Gand ou à Liège, suivant la proximité plus ou moins grande de ces villes et du lieu de résidence des étudiants. A mesure que s'exaspérait la lutte des partis, le sort de l'enseignement supérieur, déjà si lamentable, le devenait davantage encore. En 1856 les évêques jetaient l'interdit sur l'université de Gand, l'accusant de professer des doctrines dangereuses pour la foi. Les professeurs n'étaient nommés qu'en vertu de considérations politiques, tantôt catholiques et tantôt libéraux, suivant les ministères au pouvoir. L'alternance des gouvernements maintenait ainsi dans les universités de l'Etat une variété de principes d'où résultait leur neutralité. Et il faut reconnaître que la liberté de la chaire fut soigneusement respectée. A la différence de la France ou de l'Allemagne, la Belgique ne vit aucun maître destitué par le pouvoir pour cause d'opinions.

Mais à cette liberté de la chaire ne répondait que bien incomplètement la production scientifique. Paralysé par l'étroitesse des programmes ainsi que par l'insuffisance des ressources parcimonieusement dispensées par les pouvoirs publics, le haut enseignement ne s'élevait guère au-dessus de la préparation aux examens. Le souci de la recherche désintéressée faisait également défaut aux professeurs et aux étudiants. Les quelques savants dignes de ce nom qui, jusqu'aux environs de 1880, honorèrent les universités belges demeurèrent sans action et ne parvinrent pas à fonder des écoles.

Au surplus, la prédominance de l'influence française dans le domaine scientifique comme dans tous les autres restreignait fâcheusement l'horizon et les méthodes. Les sciences morales surtout en pâtirent durant les cinquante années qui suivirent la révolution. Du prodigieux développement qu'avaient pris en Allemagne les disciplines philologiques et historiques, on ignorait tout. Il fallut que la guerre de 1870 révélât brusquement la force et la puissance allemandes pour que l'on s'avisât enfin qu'elles avaient grandi de pair avec la culture intellectuelle. Dès lors, on s'orienta vers celle-ci avec une ardeur qui ne fut pas toujours exempte d'engouement. Pierre Willems, (page 269) Léon Vanderkindere, Godefroid Kurth, Paul Fredericq introduisirent dans les universités, non seulement les idées et les méthodes, mais les procédés pédagogiques dont les « séminaires » d'Outre-Rhin attestaient si brillamment l'efficience. Au reste, l'esprit nouveau qui vers 1880 commence à combattre la torpeur où s'était trop longtemps engourdi le haut enseignement, ne s'explique pas uniquement par l'imitation de l'étranger. Très probablement, on doit le considérer comme une conséquence du mouvement général de rénovation que l'on surprend à la même date dans la littérature et dans l'art. Ici aussi la période d'incubation est passée et la fin du premier cinquantenaire de l'indépendance marque le commencement d'un essor nouveau.

Faute de pouvoir se développer dans les universités, la production scientifique se manifesta surtout de 1830 à 1880 dans l'activité de l'Académie. Rétablie en 1816 par le roi de Hollande, celle-ci n'avait guère fait parler d'elle avant la Révolution, et le ministre Falck lui reprochait ironiquement sa trop grande modestie. Réorganisée en 1845 sur le modèle de l'Institut de France, elle eut le mérite de s'ouvrir à tous les travailleurs que leur valeur recommandait à son choix. Le jeune Quetelet (1796-1874), qu'elle appela en 1834 aux fonctions de secrétaire perpétuel qu'il devait conserver jusqu'à sa mort, la fit participer à l'éclat de sa renommée européenne. Autour de lui des hommes comme le géologue André Dumont, comme les chimistes Stas, Kékulé, W. Spring, comme les physiologistes Carnoy, J.-B. et Ed. van Beneden, dans la classe des sciences, comme les juristes J.-J. Thonissen et François Laurent, comme l'économiste Em. de Laveleye, comme les historiens P. Gachard, Kervyn de Lettenhove, Alph. Wauters et comme bien d'autres dans la classe des lettres, sans atteindre pourtant à son illustration et à son génie, se distinguèrent par la conscience, la solidité et souvent l'originalité de leurs travaux. L'histoire en particulier, favorisée par l'éveil du sentiment national dont nous avons noté plus haut la répercussion sur l'art et la littérature, se développa avec une vigueur exceptionnelle. Sous l'impulsion de Gachard, dont les découvertes (page 270) à Simancas renouvelèrent la connaissance du XVIème siècle, les recherches d'archives furent poussées avec une vigueur extraordinaire. La création de la Commission royale d'histoire, en 1834, aboutissement de projets remontant à l'époque autrichienne, dota le pays d'un corps d'érudits attachés à la publication des sources de son passé et dont l'activité depuis lors a répondu honorablement à sa mission.

Sans doute on relève bien des lacunes, bien des insuffisances, bien des maladresses même dans la volumineuse « littérature » enfantée par les académiciens belges. Les défauts de l'organisation universitaire ont déplorablement retenti sur elle. En l'absence d'une préparation sérieuse et d'une tradition scientifique, elle manque, si l'on peut ainsi dire, de continuité et de cohérence. S'il y a des savants belges, il n'y a pas d'école scientifique belge. Un novateur aussi puissant que Quetelet, par exemple, n'a pas suscité d'émules et la statistique sociale dont il a été le promoteur en Europe, n'a pas eu de continuateurs dans son propre pays. D'ailleurs, la prédominance trop absolue des méthodes françaises, du moins en ce qui concerne les sciences morales, a restreint le point de vue et contrarié le progrès. Il n'en est pas moins vrai cependant que comparé à ce qu'il était avant 1830, le mouvement scientifique de la Belgique atteste vers 1880 une véritable renaissance. La Révolution a suscité les énergies et si l'on doit regretter que l'on n'ait pas fait davantage, on ne peut s'empêcher d'admirer qu'après de si longues années de torpeur, on ait tant fait.