(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 223) En prenant le pouvoir, le nouveau ministère assumait une tâche singulièrement épineuse. Ce n'est pas que la situation internationale fût de nature à lui inspirer de graves soucis. Jamais, au contraire, la sécurité du pays ne parut mieux assurée que durant les années qui suivirent la guerre de 1870. De la France affaiblie et où une république encore bien fragile venait de se substituer à l'inquiétant empire de Napoléon III, plus rien, visiblement, n'était à craindre. L'intérêt le plus évident lui commandait, au contraire, de respecter scrupuleusement cette neutralité belge qui, jadis érigée contre elle, la protégeait désormais contre l'Allemagne. Les tendances protectionnistes du gouvernement de Thiers provoquèrent bien en 1872 quelques difficultés. Elles se dissipèrent l'année suivante par le retour au traité de commerce de 1861.
L'attitude de l'Allemagne, il est vrai, était moins rassurante. A aucune époque elle ne s'était montrée pour le pays une voisine très cordiale. Enorgueillie par sa victoire, consciente de la force que lui donnait son unité, haussée au rang d'empire et impatiente de prendre en Europe la seule place qui lui parât digne d'elle, c'est-à-dire la première, on pouvait (page 224) s'attendre de sa part à ces désagréables surprises que les accès de mauvaise humeur de Bismarck n'épargnaient pas aux faibles. Déjà, il avait protesté avec acrimonie contre les sympathies ouvertement manifestées par la presse pour les malheurs de la France. L'attitude des évêques et des journaux catholiques pendant le Kulturkampf, l'avait exaspéré. Il avait feint de prendre au sérieux une proposition de l'assassiner adressée par un Liégeois déséquilibré à l'archevêque de Paris, et le 8 février 1876, il faisait remettre au cabinet de Bruxelles une note écrite réclamant la modification de la législation existante en vue de garantir la sûreté des personnes dans les Etats voisins.
Mais ce que Napoléon III n'avait pas obtenu jadis des ministres libéraux, les ministres catholiques le refusèrent avec la même résolution au chancelier allemand. « La Belgique indépendante et neutre, répondirent-ils, n'a jamais perdu de vue ses obligations internationales et elle continuera de les remplir dans toute leur étendue. Pour s'acquitter de cette tâche, elle trouve l'appui le plus sûr dans ses institutions. » Ils savaient d'ailleurs qu'elle le trouvait aussi dans l'opinion anglaise toujours prompte à s'émouvoir des atteintes portées à la liberté de la presse, dont la Belgique, une fois de plus, s'instituait le défenseur. Bismarck le savait aussi bien qu'eux et par prudence il n'insista pas (Documents diplomatiques français sur les origines de la guerre, 1ère série, t. I, pp. 363, 373, 375 (Paris, 1929)).
Il paraît bien d'ailleurs que son intervention se rattache à la tension des rapports franco-allemands qui préoccupait alors si vivement les chancelleries. L'accalmie qui lui succéda au printemps rasséréna l'atmosphère. Il put paraître dès lors qu'aucun danger n'était à redouter du côté de l'Est. On n'était pas encore entré dans la période des grandes alliances.
Le calme de la politique extérieure rendait plus frappante l'agitation du pays. Si la prospérité nationale n'avait jamais été aussi grande que durant la dizaine d'années qui s'écoulèrent à partir de 1870, jamais non plus les querelles politiques (page 225) n'avaient atteint un tel degré de violence. Catholiques et libéraux, dressés les uns contre les autres, vivent dans un état de lutte permanente, aussi irréconciliables, aussi intolérants que les Guelfes et les Gibelins du Moyen Age ou les Gueux et les Papistes du XVIème siècle. Au drapeau bleu et au bleuet des libéraux, s'opposent le drapeau rose et le coquelicot des catholiques ; le « Chant des Gueux » répond au « Lion de Flandre » ; à la campagne on insulte les enterrements civils ; dans les grandes villes on siffle les processions et l'on disperse les pèlerinages à coups de canne. De part et d'autre la presse déverse l'injure ou la calomnie. La division est partout, au sein des familles, dans la vie sociale, jusque dans le choix des fournisseurs. La clientèle des médecins, des pharmaciens et des épiciers dépend de l'opinion qu'ils affichent ou qu'ils professent. C'est une honte que de ne pas se réclamer d'un parti et un danger de n'appartenir point à une société politique. Chaque élection pour la province, pour la commune ou pour le Parlement est une bataille où tous les moyens sont bons pour l'emporter et pour laquelle les deux partis mobilisent leur presse, leurs ressources et leurs agents. Comme des états-majors les associations politiques dirigent les opérations ; elles organisent les meetings, lancent les « tracts », rédigent les affiches et les « professions de foi », pointent sur les listes électorales les « bons », les « mauvais » et surtout les « douteux », préparent et confectionnent les bulletins de vote marqués d'un signe qui permettra de les reconnaître au moment du dépouillement des suffrages et d'acquitter le prix convenu pour leur introduction dans l'urne. Pendant que les loges maçonniques pourvoient la propagande libérale, le clergé prêche en faveur des candidats catholiques et fait prier les fidèles pour leur succès. Le jour du scrutin, tout le pays est en fièvre, et le soir les vainqueurs célèbrent leur triomphe par des sérénades, des cortèges et des illuminations pendant que les vaincus déchargent leur colère en brisant des vitres.
Poussée à ce point d'exaspération, la passion politique eût infailliblement abouti à la guerre civile si la restriction du droit de suffrage ne l'avait circonscrite aux limites de la bourgeoisie (page 225) censitaire. Sur cinq millions de Belges, un peu plus de 100,000 étaient électeurs généraux, 200,000 à peu près, électeurs provinciaux et environ 350,000, électeurs communaux. Ainsi le « pays légal » ne comprenait qu'une petite minorité de la nation et ses fureurs ne rencontraient que le calme ou l'indifférence de la masse.
Pourquoi se serait-elle intéressée aux affaires publiques dont elle était tenue à l'écart ? Il en eût été autrement sans doute si la question du suffrage avait continué de se poser devant le Parlement. Mais l'explosion de la Commune de Paris avait discrédité trop complètement la démocratie, dans laquelle la bourgeoisie ne voyait plus qu'un acheminement vers le socialisme, pour que la moindre chance existât encore de voir réussir la réforme constitutionnelle indispensable à l'extension de l'électorat général. Le 15 novembre 1870, une proposition dans ce sens avait été rejetée par la Chambre des représentants par 73 voix contre 23. Qu'eût-ce été en 1871 ? L'instinct de la conservation sociale avait pour longtemps détourné les partis de leurs velléités démocratiques de jadis, et les 42 fr. 32 du cens électoral parurent, à ceux qui les payaient, la plus solide garantie de l'ordre public.
Durant environ un quart de siècle toute l'activité du Parlement et du gouvernement devait graviter autour du problème politico-religieux ou pour mieux dire s'absorber en lui. Pour peu qu'on y réfléchisse, on se rend compte de l'importance extraordinaire et presque exclusive qu'il présenta. Les deux partis bourgeois qui se disputaient le pouvoir étant d'accord sur le terrain social devaient consacrer toutes leurs forces au seul différend qui les mettait en opposition non sans doute d'intérêts, mais de principes. Et cette opposition devint plus acharnée à mesure que l'un et l'autre se laissèrent entraîner davantage par l'évolution des idées qu'ils représentaient.
Le catholicisme libéral, auquel les catholiques belges étaient si longtemps demeurés fidèles, n'était plus en 1870 qu'une cause perdue. La bulle Quanta cura et le Syllabus l'avaient formellement condamné dès 1864, et la proclamation de l'infaillibilité du pape par le concile du Vatican ajoutait encore (page 227) au poids de cette condamnation. Sans doute, Rome n'avait condamné que du point de vue doctrinal les libertés de la société moderne, et c'était dénaturer sa pensée et ses intentions que de considérer ses anathèmes comme dirigés contre les institutions en vigueur. Mais s'ils ne poussaient pas les fidèles à les renverser, il n'en reste pas moins qu'ils les discréditaient et qu'ils donnaient beau jeu aux ennemis de l'Eglise pour la discréditer elle-même. Il était impossible qu'elle ne fût pas accusée de conspirer contre l'ordre social. Elle apparaissait aux libres-penseurs comme un danger public et comme une menace permanente de révolution puisqu'elle rejetait les principes mêmes sur lesquels étaient fondés les Etats.
En Belgique, où rien ne limitait la liberté de l'Eglise et où la constitution renfermait toutes les libertés réprouvées par Pie IX, le conflit se présentait avec une netteté singulière. Pour les libéraux, combattre l'« ultramontanisme » devint le premier des devoirs et l'obligation de tout bon citoyen. Ne voyaient-ils pas autour d'eux, la presse catholique presque tout entière prendre de plus en plus ouvertement parti contre la constitution ? A Gand, le Bien Public, à Bruxelles, le Courrier et la Croix réprouvaient ce pacte détestable où, comme dans un tombereau, le bon voisine avec l'« ordure ». A l'Université de Louvain, le professeur Perrin attaquait fougueusement le catholicisme libéral, enseignait que l'erreur n'a pas de droit, prônait l'intolérance en matière religieuse et, poussant à fond ses principes, s'élevait, dans ses Lois véritables de la Société chrétienne, contre l'anarchie d'un système économique abandonnant la société à tous les abus de la concurrence et à l'appétit des richesses. Partout d'ailleurs les catholiques ne s'en prenaient-ils pas aux gouvernements ? En France, n'intriguaient-ils pas contre la république ? Ne soutenaient-ils pas en Allemagne la désobéissance du clergé à l'Etat ? En Italie, leur prétention de revendiquer pour le pape la souveraineté de Rome n'était-elle pas une arrogance insupportable pour la maison de Savoye une injure au peuple italien et un dangereux défi lancé à une puissance amie ? Une religion qui autorisait de tels excès ne pouvait (page 228) paraître aux non-croyants qu’un obstacle au progrès, qu'une théocratie orgueilleuse et rétrograde. S'obstiner à la ménager plus longtemps était une duperie. Le moment était venu de la combattre en face et d'affranchir l'esprit humain de ses dogmes, que condamnaient d'ailleurs, d'après eux, la science et la raison.
Beaucoup pensaient avec Emile de Laveleye que pour un libéral prétendre respecter la foi catholique, c'était se mettre en contradiction avec soi-même. « Depuis le Syllabus, disait-il, la question politique est devenue une question religieuse » (Revue de Belgique, 1877, t. XXV, p. 51). Rester dans l'Eglise, c'était prendre parti contre les droits de l'homme et, par conséquent, contre le monde moderne. L'ultramontanisme poussait d'après lui à la théocratie. « Tout est à craindre du parti purement clérical qui s'élève, car il n'est pas un parti conservateur quoiqu'il en prenne le nom » (Revue des Deux-Mondes, 1872, 2e période, t. XCVII, p. 269). Comme François Laurent l'affirmait dans son Histoire de l'Humanité, l'Eglise n'avait cessé de résister aux desseins de Dieu. Pour sauver le christianisme il ne restait donc aux esprits sincèrement religieux qu'à rompre avec elle et à adhérer à ce protestantisme libéral qui commençait alors à s'affirmer comme la conciliation de la libre-pensée avec les préceptes de l'Evangile. En fait, il y eut chez quelques intellectuels, aux environs de 1875, un curieux mouvement de conversion à ce néo-calvinisme. Les habitants d'un petit village du Brabant wallon, Sart-Dame-Aveline, furieux du déplacement d'un vicaire très populaire, venaient, par représailles contre l'autorité épiscopale, de s'adresser à la Société évangélique belge et d'en obtenir un pasteur. L'incident fut aussitôt exploité par l'anticléricalisme. Dès l'année suivante, un article de la Revue de Belgique exhortait les grands propriétaires libéraux à favoriser parmi leurs paysans la propagande protestante (Goblet d'Alviella, Comment on élève autel contre autel (Revue de Belgique, 1876). En 1877, les habitants de Morville, dans la province de Namur, suivirent l'exemple de ceux de Sart-Dame-Avelines. Voyez La province de Namur, 1830-1930, t. II, p. 107) et (page 229) prêchant d'exemple, un certain nombre de personnalités en vue s'affiliaient à l'Eglise réformée.
Ces conversions ne furent naturellement ni bien nombreuses ni bien durables. Le temps n'était plus où l'on ne sort d'une Eglise que pour entrer dans une autre, et c'était beaucoup moins par besoin religieux que par conviction politique qu'avaient agi les néophytes. Le protestantisme ne servit en somme que d'arme contre les ultramontains. La Flandre Libérale, récemment fondée (1874), l'opposait à leur fanatisme et à leur intolérance. On ravivait les glorieux souvenirs du XVIème siècle, comme si les guerres de religion eussent été des guerres pour la libre pensée ! En 1876, le cortège historique, organisé à Gand pour commémorer le trois-centième anniversaire de la Pacification, provoquait une sensation profonde. On ne parlait plus que du duc d'Albe, de Philippe II, des comtes d'Egmont et de Hornes, de Christine de Lalaing, des horreurs et des bûchers de l'Inquisition, et pour mieux marquer leur rupture avec l'Eglise, tout à la fois, sur le terrain politique et sur le terrain religieux, ses adversaires reprenaient ce surnom de Gueux qu'avaient porté jadis les patriotes calvinistes. Toute cette agitation était soutenue et alimentée par les loges maçonniques. Acquises pour la plupart au positivisme, elles étaient hostiles à toute foi religieuse, et si elles se montrèrent favorables à la propagande protestante, ce ne fut que pour mieux combattre le catholicisme et affranchir la raison. Car tout recul de l'Eglise est une conquête pour le rationalisme ; toute manifestation anti-religieuse contribue à la libération de l'esprit. Et l'on comprend dès lors l'âpreté que revêt la question des cimetières et les précautions des libres-penseurs pour éviter la présence du prêtre à leurs funérailles.
Ainsi, à l'extrême droite ultramontaine correspond l'extrême gauche anti-religieuse. L'une et l'autre se placent également en dehors de la Constitution, celle-là, en rejetant les « libertés de perdition », celle-ci, en refusant à l'Eglise le droit de critiquer la société moderne. L'une et l'autre aussi compromettent le parti dont elles se réclament. Pour les parlementaires catholiques comme pour les parlementaires libéraux, leur (page 230) intransigeance est un embarras et une nuisance, parce qu'elle effraie cette opinion modérée qui décide du sort des élections. Sans doute il est de bonne guerre d'invoquer contre l'adversaire les théories de ses adhérents d'avant-garde, mais il est insupportable de devoir soi-même se défendre contre les exagérations des siens. L'opportunisme des hommes politiques responsables réprouve tout excès, et la sincérité de Frère-Orban quand il affirme son respect pour la religion est aussi entière que celle de Malou professant son attachement à la Constitution. Autour de lui, les catholiques modérés réprouvent unanimement l'ultramontanisme. Leurs organes, Le Journal de Bruxelles et La Revue Générale, fondée en 1865, prétendent rester aussi fidèles à l'Eglise qu'au pacte national de 1830. Ils s'indignent de s'entendre taxer de révolutionnaires. Mais comment l'enseignement de Perrin et le langage de presque toute la presse catholique permettraient-ils de croire aux sentiments conservateurs qu'ils affichent ? D'élection en élection ils sentent le corps électoral leur échapper.
Par prudence le cabinet s'interdit toute loi politique. Il a réussi à calmer l'antimilitarisme agressif des meetinguistes, à faire voter des mesures garantissant le secret du vote, et il a maintenu l'équilibre du budget. C'est peu de chose, semble-t-il, si l'on compare ce bilan à celui du ministère de 1857, mais c'est beaucoup que d'avoir retardé de quelques années une victoire libérale que chacun sent prochaine. Une nouveauté pourtant est à signaler qui, au milieu des passions confessionnelles surchauffées, a passé inaperçue. En 1873, le gouvernement, pour donner une satisfaction aux élus d'Anvers et des départements flamands, soutiens de sa majorité, a fait voter les premières lois linguistiques et apporté ainsi la consécration parlementaire à la question flamande.
Le Cabinet constitué par Frère-Orban, après les élections du 11 juin 1878, fut un cabinet d'union libérale. A la question électorale qui avait divisé en 1870 les doctrinaires et les radicaux, s'était substituée la question ultramontaine qui les avait (page 231) regroupés. Ils avaient pris pour programme commun la défense des institutions nationales compromises par le cléricalisme. La droite modérée expiait les exagérations de l'extrême-droite, et le ministère Malou tomba victime du Syllabus, du Bien Public, du Courrier de Bruxelles et de l'enseignement de Perrin. Pour rassurer les électeurs « flottants », on n'avait parlé que de politique ; Frère-Orban déclarait que le libéralisme « se suiciderait en descendant sur le terrain religieux ».
Il était pourtant impossible qu'il n'y descendît pas, car le gouvernement avait beau déclarer qu'il s'abstiendrait de combattre l'Eglise et se bornerait à l'ignorer, l'ignorer n'était-ce pas la combattre encore, puisque, sous prétexte de neutralité, c'était s'opposer à sa mission divine et dès lors mettre en péril la religion elle-même ? Pour échapper au danger, il eût donc fallu que le ministère se contentât, comme son prédécesseur, de vivre au jour le jour et de posséder le pouvoir sans le faire servir à l'accomplissement de ses promesses et à la réalisation de ses principes. Et il était incapable d'un tel renoncement. Le parti libéral n'avait jamais été aux affaires sans y faire preuve d'une activité législative qui était à vrai dire sa raison d'être, puisqu'il se considérait comme l'instrument du progrès politique et du progrès social. Dans les conjonctures présentes, il était fatalement poussé à la lutte. Elle éclata sans tarder et ce fut plus qu'une lutte : une guerre, la guerre scolaire.
Dès le début, l'organisation de l'enseignement public avait été le point essentiel du programme libéral. L'Etat avait non seulement le droit, mais le devoir primordial de faire participer la nation aux bienfaits de l'instruction, et ses écoles devant être accessibles à tous devaient donc aussi observer à l'égard des dogmes une neutralité absolue. Jusqu'ici cependant, l'Etat n'avait pu introduire cette neutralité que dans ses deux universités de Gand et de Liège. La loi de 1850 sur l'enseignement moyen et bien plus encore celle de 1842 sur l'enseignement primaire avaient dû concéder à l'Eglise une intervention qui, dans la dernière surtout, consistait en un véritable partage de l'autorité scolaire à son profit. Et l'on ne peut s'étonner que le clergé ait tenu d'autant plus à son contrôle sur les (page 232) écoles populaires que, s'adressant à un plus grand nombre d'enfants, elles sollicitaient davantage sa mission religieuse. Mais par cela même, ce contrôle inquiétait et irritait les libéraux. Dès 1846, leur congrès avait réclamé la subordination de l'enseignement public à la seule autorité civile.
En fait, dans toutes les grandes villes, les écoles communales avaient échappé à l'inspection ecclésiastique et la convention d'Anvers n'y était plus guère appliquée dans l'enseignement moyen. On vivait depuis longtemps dans une situation ambiguë et sans franchise. Les ministères catholiques avaient fermé les yeux sur l'inapplication des lois, mais on ne pouvait s'attendre à ce que le nouveau cabinet libéral imitât leur prudence. Pour lui la nécessité d'agir était doublement pressante. Il tenait à honneur non seulement de réformer et d'étendre, par souci de culture intellectuelle, l'organisation de l'enseignement mais encore, en en prenant la direction, de la soustraire à l'influence antinationale de l'ultramontanisme. Les radicaux d'ailleurs poussaient en avant les modérés. Une assemblée générale des loges venait d'exiger, en 1876, l'instruction laïque, obligatoire et gratuite, et la Ligue de l'enseignement menait de plus en plus ardemment campagne contre les insuffisances et les dangers des écoles libres.
Dès l'avènement du cabinet, la création du ministère de l’Instruction publique permettait de présager l'orientation qu'il allait prendre. Le 12 novembre, le discours du trône, au milieu du silence de la droite et des applaudissements de la gauche, affirmait que « l'enseignement donné aux frais de l'Etat doit être placé sous la direction et sous la surveillance exclusives de l'autorité civile, et qu'il aura pour mission, à tous les degrés, d'inspirer aux jeunes générations l'amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions ». La netteté de ce langage ne pouvait plus laisser d'illusions. Il eût pu servir de préambule à la loi qui fut soumise le 21 janvier 1879 aux délibérations des Chambres.
Elle instituait un enseignement primaire laïque et neutre sous le contrôle de l'Etat. Soustrayant l'école tout ensemble à l'intervention du pouvoir communal et à celle de l'autorité (page 233) religieuse, elle rompait donc doublement en visière avec le programme catholique de décentralisation politique et de coopération avec l'Eglise. Chaque commune devrait posséder au moins une école officielle, et il lui était interdit d'adopter ou de subventionner à sa place une école libre. Quant aux instituteurs, ils seraient tous formés dans les écoles normales de l'Etat, condition indispensable de leur aptitude pédagogique et de leur attachement aux institutions nationales. Afin d'éviter le reproche d'impiété, la loi autorisait les ministres des cultes à faire, en dehors des heures de classe, des leçons facultatives d'instruction confessionnelle.
Pour réussir, une réforme aussi profonde aurait dû pouvoir compter sur l'appui de la nation, et c'est tout au plus si elle pouvait compter sur celui des libéraux. Manifestement le ministère se croyait de force à imposer à tous ce que quelques-uns seulement souhaitaient. Il ne songeait qu'au pays légal, le confondant avec l'ensemble du pays, comme si la question de l'enseignement n'intéressait que les seuls électeurs et qu'il n'y eût pas à tenir compte des scrupules de conscience de la masse. Pour la première fois le gouvernement censitaire allait soulever contre lui l'opposition du peuple et engager dans une voie « pleine d'obstacles et de périls » (E. de Laveleye, dans la Revue de Belgique, 1883, p. 322) le régime même qui lui avait donné le pouvoir. Il oubliait que la bourgeoisie anticléricale qui le soutenait ne représentait qu'une minorité au sein de la nation, qu'en dehors d'elle la foi ou du moins la tradition catholique restaient puissantes, que le prestige de l'Eglise demeurait intact non seulement dans une grande partie de la population urbaine mais presque sans exception dans les campagnes, dans les campagnes flamandes surtout, et que s'en prendre à lui, c'était « toucher à la chair qui tient aux ongles » (Paroles de Morillon à propos du duc d'Albe, Pirenne, Histoire de Belgique, t. IV, 2ème édition, p. 21.).
Peut-être, d'ailleurs, Frère-Orban eût-il souhaité plus de prudence. Mais, prisonnier des radicaux dont il avait accepté l'alliance, il se voyait entraîné par eux plus loin qu'il n'eût (page 234) voulu s'avancer. Dès le 7 décembre 1878, avant même que la loi fût introduite devant le Parlement, les évêques publiaient un mandement collectif. C'était une charge à fond contre le libéralisme et une apologie de l'Eglise, « qui est patriote et constitutionnelle ». L'encyclique et le Syllabus étaient aussi vieux qu'elle. Le danger n'était pas en eux, mais dans l'école neutre, « nécessairement anti-religieuse », et dont le succès précipiterait « le courant socialiste qui s'annonce pour engloutir l'ordre et la propriété ». Le 31 janvier, ils reprenaient la parole avec plus de véhémence encore, terminant par cette prière, qu'allaient longtemps répéter les fidèles : « Des écoles sans Dieu et des maîtres sans foi, délivrez-nous Seigneur ». Enfin, le 18 juin, les Chambres ayant voté le projet, ils ordonnaient formellement la résistance, défendant aux catholiques, sous peine de refus des sacrements, de placer leurs enfants dans une école officielle ou d'y enseigner, sauf en cas de force majeure à apprécier par l'autorité épiscopale (Voy. ces lettres dans La Belgique et le Vatican, t. I., p. 108 et suivantes)
Jusqu'alors l'intervention des évêques dans la vie politique avait souvent embarrassé la droite parlementaire. Cette fois, elle devait l'entraîner au combat. (Note de bas de page : Les chefs de la droite s'effrayèrent pourtant de la violence des instructions épiscopales du 1er septembre 1879. D'après Woeste, Mémoires, p. 166, elles furent une grave faute. Le 8 décembre 1880, Malou dit à la Chambre qu'avec ses amis il avait fait parvenir au pape des observations contre elles.) A sa suite, les cercles catholiques, les associations électorales, les comités d'œuvres, les patronages déchaînent un mouvement général de protestation. Tout le parti est galvanisé. Les journaux, en tête desquels il faut citer le Patriote (fondé en 1883), attaquent fougueusement « la loi de malheur ». Le clergé, du haut des chaires, tonne contre elle. Et, ce que l'on n'avait jamais vu, le peuple, inquiété dans sa conscience, apporte à l'agitation le concours naïf et brutal de sa masse. Comme en 1828, des pétitions affluent aux Chambres : avant le vote, plus de 317,000 signatures avaient été recueillies. Les parties flamandes du pays se distinguèrent par leur exaltation. Le chant du « Vlaamsche Leeuw » devient un hymne de guerre contre les corrupteurs (page 235) de l'âme des enfants, associant ainsi le sentiment religieux au sentiment national. De même que l'on avait accusé jadis Guillaume Ier de vouloir « protestantiser » le pays, on accusait le ministère de vouloir le déchristianiser. Et toutes les libertés constitutionnelles dont on jouit maintenant : liberté de la presse, liberté de réunion, donnent à l'opposition une ampleur et une vigueur auxquelles elles n'avaient pu atteindre sous le régime hollandais.
Cependant au sein des Chambres, la droite et la gauche se lancent mutuellement le reproche de violer la Constitution ; les libéraux citent le Bien Public et Perrin, les catholiques, la Flandre Libérale et Laurent. A l'affirmation de Frère-Orban que la loi n'est qu'une « mesure défensive contre l'ultramontanisme » s'oppose celle de Malou la déclarant une arme de guerre contre la religion, et, pour alarmer les bourgeois, Woeste prophétise qu'elle fera connaître à la Belgique ce qu'on y avait toujours ignoré, « les haines de classe et les agitations socialistes ». Mais des deux côtés le siège était fait et l'on ne parlait que pour agiter le pays et pour intimider le roi. Le 6 juin, la loi passait à la Chambre des Représentants par 67 voix contre 60. Elle faillit échouer au Sénat où le prince de Ligne, président de l'assemblée, rompant avec son parti, vota contre elle. Les catholiques ne se firent pas faute de constater qu'elle n'avait été sauvée que par l'adhésion d'un sénateur de Bruges élu lui-même jadis à dix voix de majorité. Gravement malade, il s'était fait transporter à Bruxelles pour prendre part au vote et sa mort, le lendemain, fut considérée par les fidèles comme un châtiment du ciel. Le 1er juillet cependant, le roi, respectueux des traditions parlementaires, sanctionnait la résolution des Chambres.
Le gouvernement venait de vaincre et il s'aperçut tout de suite que sa victoire était stérile. Sous le régime hollandais, le monopole de l'instruction publique appartenant à l'Etat, les catholiques ne pouvaient que réprouver ses écoles, mais non y échapper. Maintenant au contraire, la liberté de l'enseignement qu'ils avaient fait inscrire dans la Constitution allait leur fournir le moyen de s'affranchir de la loi. Dès le 18 juin, les (page 236) évêques avaient annoncé que dans chaque paroisse l'établissement d'une école catholique préserverait les enfants « de la souillure des écoles officielles ». « La lutte s'ouvre aujourd'hui. Elle sera longue et difficile. Dieu le veut. »
Ils ne s'étaient pas trompés en comptant sur le dévouement des fidèles. En un élan général tous s'unirent pour défendre les prétentions de l'Eglise contre l'offensive de l'Etat. Des collectes recueillaient l'argent des pauvres, celui des riches affluait par larges souscriptions. Dès la rentrée d’octobre, on estime que 40 millions avaient été réunis. Des écoles s'ouvraient de toutes parts dans des locaux de fortune et avec un personnel improvisé. Grâce aux ordres religieux, les maîtres ne manquaient pas. Parmi les instituteurs officiels, beaucoup, soit pour obéir à leur conscience, soit sous la pression des grands propriétaires et des châtelains, donnaient leur démission et passaient à l'enseignement libre. Au moment où se rouvrirent les classes, il semble qu'environ 30 p. c. des élèves et plus de 20 p. c. des maîtres avaient passé des écoles officielles aux écoles libres, et ces chiffres ne devaient cesser d'augmenter au point d'en arriver, dès 1881, à attester l'avance prise par celles-ci sur celles-là.
D'un bout à l'autre du pays, la guerre scolaire se déchaîne avec la violence et souvent par les mêmes moyens qu'avaient déployés au XVIème siècle catholiques et protestants (P. Verhaegen, La lutte scolaire en Belgique (Gand, 1905)). Tout est mis en œuvre dans la traque aux élèves : c'est une pression générale exercée sur les consciences et sur les besoins du pauvre ; du côté de l'Etat, par les menaces aux fonctionnaires et le retrait des secours des bureaux de bienfaisance, du côté de l'Eglise, par le refus des sacrements et l'intervention des innombrables institutions charitables dont elle dispose. En fait, l'ouvrier est contraint de se laisser imposer l'école de son enfant. Dans ce pays de liberté de conscience, la conscience n'est plus libre que chez les riches. Et ce déchaînement conduit à l'anarchie.
La loi cesse de s'imposer comme une mesure de (page 237) souveraineté nationale, elle n'apparaît plus que comme la violence d'un parti. Dans le langage courant, les écoles officielles ne sont plus que les écoles libérales. Rien d'étonnant dès lors si les communes catholiques refusent d'ériger à grands frais d'inutiles « palais scolaires » puisqu'ils resteront vides, comme au XVIIIème siècle, le séminaire philosophique de Joseph II. Il faut, pour venir à bout de la résistance, que le gouvernement envoie dans les villages des « commissaires spéciaux ». Souvent des bagarres éclatent, la gendarmerie doit intervenir. A Heule, près de Courtrai, trois paysans tombent sous ses balles.
L'enquête scolaire décrétée en mars 1880 « sur la situation morale et matérielle de l'enseignement primaire, sur les résultats de la loi et sur les moyens employés pour en entraver l'exécution » ne fit que jeter de l'huile sur le feu. Les catholiques refusèrent d'y prendre part. Qui d'ailleurs aurait-elle pu convaincre ? Les positions étaient trop bien prises. Elle ne fournit qu'un nouvel aliment aux polémiques d'une presse montée au diapason des pamphlets de la révolution brabançonne. Pendant que les journaux libéraux exploitent les rancunes maladives de l'évêque de Tournai auquel le pape vient d'enlever l'administration de son diocèse, les journaux catholiques traitent Léopold II comme Feller avait traité au XVIIIème siècle « l'empereur sacristain » (Pirenne, Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 410). L'esprit de parti l'emporte à ce point sur le sentiment national, qu'en 1880 l'Eglise refuse de participer officiellement aux fêtes de l'indépendance.
Cependant le gouvernement n'ignorait pas que de Rome le pape Léon XIII faisait tenir des conseils de prudence aux évêques. Il s'inquiétait de violences où la religion était trop directement mêlée pour ne pas y compromettre son prestige. Dans une note confidentielle, le cardinal Nina recommandait de s'abstenir d'une condamnation générale des écoles officielles, et Frère-Orban partait de là pour affirmer à la Chambre que le Saint-Siège réprouvait l'intransigeance de l'épiscopat. C'était courir à un conflit. Le pape ne pouvait évidemment blâmer la résistance à une loi que lui-même trouvait mauvaise, ni sembler (page 238) prendre parti pour le ministère. Des discussions difficiles et ambiguës s'ouvraient entre Bruxelles et Rome, qui aboutirent finalement à une rupture. Le 5 juin 1880, le gouvernement rappelait son ministre auprès du Vatican.
Par une rencontre paradoxale, au moment même où s'accomplissait cette rupture, ultime conséquence d'une loi destinée à sauvegarder la jeunesse des attaques inconstitutionnelles des catholiques, ceux-ci se détournaient de l'ultramontanisme. Léon XIII connaissait la Belgique pour y avoir longtemps exercé les fonctions de nonce, et il était impatient d'y calmer les polémiques soulevées par l'interprétation du Syllabus au seul profit des adversaires de l'Eglise. Au commencement de 1879, il avait profité d'une audience sollicitée par un groupe de journalistes pour commenter devant eux la fameuse distinction de la thèse et de l'hypothèse. Les œuvres des hommes n'étaient pas parfaites. Le mal s'y trouvait à côté du bien. Il en était ainsi de la Constitution belge. « Elle consacre quelques principes que je ne saurais approuver comme pape, mais la situation du catholicisme en Belgique, après une expérience d'un demi-siècle, démontre que dans l'état actuel de la société moderne, le système de la liberté établi dans ce pays est le plus favorable à l'Eglise. Les catholiques belges doivent donc non seulement s'abstenir d'attaquer la Constitution, mais ils doivent la défendre » (S. Balau, op. cit., p. 310.)
Roma locuta est. C'en était fait désormais des diatribes contre les « libertés de perdition » qui avaient abouti l'année précédente à la perdition politique de la droite. Les paroles du Saint-Père la ramenaient à l'union. Les cercles catholiques s'empressaient de s'intituler associations constitutionnelles. En 1881, Perrin, sur un blâme du pape, donnait sa démission à l'Université de Louvain. C'était maintenant au tour des catholiques de se poser en défenseurs de la Constitution. La loi scolaire n'était-elle pas une violation flagrante de la liberté de conscience ? Laurent, la Flandre Libérale, les orateurs des loges maçonniques ne prétendaient-ils pas replacer l'Eglise sous le (page 239) joug de l'Etat ? Le gouvernement ne visait-il pas enfin au monopole de l'enseignement et n'était-il pas intolérable de le voir, sous prétexte constitutionnel, en revenir au despotisme rationaliste de Guillaume Ier ?
Et pendant que l'union se refaisait ainsi chez les catholiques, parmi les libéraux, au contraire, elle se dissolvait. Il n'avait pas suffi de la loi scolaire pour satisfaire les libres penseurs démocrates. Les radicaux remettaient sur le tapis la déplorable question de l'extension du droit de vote, et, sur ce point, toute entente entre eux et les doctrinaires était impossible. Au lieu d'augmenter le nombre des électeurs, le cabinet l'avait réduit ! Sans doute l'extrême gauche avait approuvé la loi du 25 août 1878 qui, sous prétexte de réprimer des fraudes, avait remanié les bases du cens électoral de manière à en priver un certain nombre de prêtres et de paysans. Mais tout en la votant par anticléricalisme, elle en avait considéré les clauses « comme autant de flèches lancées au régime censitaire » que son idéalisme démocratique ne pouvait supporter plus longtemps. Il n'était plus pour elle qu'une « pierre vermoulue » dans l'édifice constitutionnel.
Groupés autour du puissant et généreux orateur qu'était Paul Janson, les radicaux participaient à sa popularité. Leur presse menait inlassablement campagne contre l'injustifiable privilège qui soumettait un pays de cinq et demi millions d'âmes à la volonté de 116,000 contribuables (Le chiffre exact est 116,090 sur environ 1,700,000 Belges [masculins] majeurs). A s'obstiner plus longtemps à le défendre, la bourgeoisie ne s'exposait-elle pas à l'accusation de n'agir ainsi que par égoïsme social ? Le temps n'était plus où l'on pouvait justifier le cens comme la condition indispensable de l'indépendance du vote : il était devenu une prime à la fraude et à la corruption. Plus on élargirait le corps électoral, plus son verdict serait sincère. Quelle garantie d'intelligence et de moralité donnait au surplus le payement de 42 fr. 32 d'impôts directs ? La « capacité » politique ne dépendait pas de l'argent ; l'instruction seule pouvait la conférer et, le 1er juillet 1881, Paul Janson proposait (page 240) d'en faire dépendre le droit de suffrage pour la commune et pour la province.
Cette intervention ne laissa pas que d'inquiéter les vieux libéraux pour qui la politique se confondait avec la lutte contre le cléricalisme. Frère-Orban faisait observer avec raison que le fait de savoir lire et écrire n'empêchait pas les provinces rhénanes de voter pour les catholiques. Mais il était trop tard pour se refuser à une concession. La loi du 24 avril 1883 accorda la franchise électorale aux « capacitaires » reconnus par l'exercice de certaines professions ou la possession des connaissances inscrites au programme de l'enseignement primaire. La droite ne manqua pas de protester contre elle au nom de la constitution. Elle l'accusa de violer la liberté d'enseignement par la disposition qui n'admettait comme valables que les certificats délivrés par une école officielle, tandis qu'elle soumettait à un examen les anciens élèves des écoles libres. La lutte scolaire débordait sur le terrain électoral comme sur tous les autres. Seule la gauche vota le projet du gouvernement.
Mais déjà, les radicaux ne s'en contentaient plus. Le 3 juillet 1883, ils soulevaient la question de la révision des articles 47 et 56 de la Constitution qui imposent le cens électoral aux électeurs des deux Chambres. Cette fois c'en était trop. Devant la perspective du suffrage universel, que faisait clairement entrevoir la proposition, les intérêts conservateurs l'emportèrent sur les passions confessionnelles. La droite apporta, en rechignant, son appui aux doctrinaires.
Malou déclarait cependant que « la manière dont notre politique électorale a été conduite depuis trois ans m'a à moitié converti au suffrage universel ». Mais cette demi-conversion ne suffisait pas pour le décider au saut dans l'inconnu qu'eût été la révision de la Constitution, « cette place forte qui protège toutes nos libertés » (S. Balau, op. cit., pp. 348, 319). Quant aux libéraux modérés, leur horreur était d'autant plus grande qu'avec le suffrage universel, « la Belgique, comme l'écrivait Emile de Laveleye, serait (page 241) dominée par les évêques d'une façon absolue et définitive ». Au jour du vote, onze membres seulement se prononcèrent pour la prise en considération de la proposition de Janson et de ses amis. Ce fut le signal de la rupture des radicaux et des doctrinaires. Ceux-ci, comme en 1846, firent une nouvelle scission et, abandonnant en masse l'Association libérale, fondèrent en face d'elle la Ligue libérale.
Pour le ministère, cette division de la majorité était d'autant plus périlleuse qu'il se voyait aux prises avec de graves difficultés financières. La crise économique, qui avait débuté en 1876, avait eu pour conséquence un déficit budgétaire encore accru par les dépenses résultant de la loi scolaire et la création, en 1881, de douze athénées et de cent écoles moyennes. La dette publique augmentait de 105 millions par an. Il fallut enfin se résigner à créer de nouveaux impôts. La droite et la gauche radicale s'unirent contre eux en une opposition qui était, à la veille des élections, un symptôme redoutable pour le cabinet.
La campagne électorale se fit surtout au cri d'à bas les impôts. Très habilement les catholiques s'abstinrent de soulever la question religieuse. Pour se gagner l'opinion flottante, ils ne parlaient que d'apaiser le pays troublé par une loi scolaire dispendieuse et dont la moitié de la nation ne voulait pas. A Bruxelles se constituait un « parti indépendant » réprouvant toute outrance confessionnelle et ressuscitant l'antique programme de l'unionisme. Cependant les deux fractions du libéralisme se déchiraient avec fureur. Elles devaient sombrer dans la même catastrophe. Les élections du 11 juin 1884 furent un « écrasement » pour le ministère. La liste indépendante passa à Bruxelles, balayant les radicaux. Les catholiques conquéraient une majorité de 36 voix. Jamais plus le parti libéral ne devait revenir au pouvoir. Mais le corps électoral censitaire qui venait de le renverser ne devait pas non plus très longtemps survivre à sa chute.