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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre III. Le règne de Léopold II jusqu’en 1884

Chapitre I. Les débuts du règne

(page 201) Si forte que l'influence de la couronne fût devenue sous Léopold Ier, elle n'en avait pas moins scrupuleusement respecté les limites que, dès avant l'arrivée du roi, la Constitution lui avait imposées. Il n'avait pas régné en vertu du droit dynastique, et il n'avait jamais oublié qu'au lieu d'être roi de Belgique par la grâce de Dieu, il était roi des Belges en vertu du pacte conclu entre lui et la nation. Ce pacte s'imposait également à son successeur. Le roi mort, personne n'avait crié vive le roi. Le duc de Brabant n'était encore le 10 décembre que l'héritier civil de son père. Il ne pouvait monter au trône et prendre le nom de Léopold II qu'après avoir prêté le serment constitutionnel qui ferait de lui le chef de l'Etat. En attendant, la royauté se trouvait interrompue par une sorte d'entre-acte républicain, durant lequel le gouvernement était conjointement exercé par les ministres. Il n'y avait plus au Palais qu'un cadavre.

Si les inquiétudes qu'avaient émises sur le sort du pays ceux qui en souhaitaient ou qui en craignaient la ruine avaient eu le moindre fondement, un instant si propice n'eût pas manqué de le montrer. Or ce qu'on voyait, c'était le calme dans le (page 202) deuil, l'union de tous dans la tristesse. La mort du roi n'avait pas ébranlé l'édifice dont la solidité était le plus bel hommage rendu à celui qui venait de disparaître.

L'inauguration de Léopold II avait été fixée au lendemain des funérailles de son père. Celle de Léopold Ier accomplie en plein air, en présence du Congrès et à la face du peuple, avait marqué l'achèvement du régime constitutionnel. Celle du nouveau roi n'était que la conséquence de son fonctionnement. Le Congrès ayant remis ses pouvoirs aux Chambres, c'est devant les Chambres réunies qu'il devait prendre la couronne et, si l'on peut ainsi dire, conclure le mariage mystique qui devait l'unir à la nation.

Même allégresse d'ailleurs le 17 décembre 1865 que le 21 juillet 1831 (Note de bas de page : Tous les témoignages s'accordent sur ce point. Le ministre de France lui-même parle « d'enthousiasme indescriptible ». Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Paris, loc. cit., n°244. (Lettre du 17 décembre 1865).) Aucune pompe rigide, aucune étiquette de cour. Un peuple en fête sous le soleil d'hiver se pressant au milieu des acclamations sur le passage du prince qui, sorti duc de Brabant du palais, allait y rentrer roi ; la joie et la confiance générales succédant au deuil de la veille, comme une nouvelle acceptation populaire et une consécration définitive du régime.

Les paroles que le roi prononça devant le Parlement après avoir prêté le serment constitutionnel, furent une profession de foi et un programme. Son père avait été « Belge par adoption. » Pour lui, « premier roi à qui la Belgique ait donné le jour », il s'affirmait dès les premiers mots « Belge de cœur et d'âme ». Il attestait son amour pour « les grandes institutions qui garantissent l'ordre en même temps que la liberté et sont la base la plus solide du trône ». Déterminant à l'avance son rôle en face des partis, « Ma mission constitutionnelle, disait-il, me range en dehors des luttes d'opinion, laissant au pays lui-même à décider entre elles ». Puis s'adressant à la fois aux Belges et à l'étranger : « Dans ma pensée l'avenir de la Belgique s'est toujours confondu avec le mien et toujours je l'ai considéré avec cette confiance qu'inspire le droit d'une nation libre, honnête (page 203) et courageuse qui veut son indépendance, qui a su la conquérir et s'en montrer digne, qui saura la garder ». Enfin, il concluait par cette promesse, dont le vague dissimulait sans doute les grands desseins qu'il se réservait d'accomplir : « L'édifice dont le Congrès a jeté les fondements peut s'élever et s'élèvera encore. »

L'enthousiasme que souleva ce discours fut peut-être d'autant plus grand qu'il s'y mêlait quelque surprise, car on ne connaissait guère mieux ce prince de trente ans qui venait de se révéler, que trente-quatre ans plus tôt on n'avait connu son père. Sa jeunesse s'était écoulée au Palais, dans une retraite accessible seulement aux quelques familiers de la Maison royale, un van Praet, un Conway, un Devaux. On lui attribuait un caractère sérieux, réfléchi, peu de goût pour les choses militaires, moins encore pour les distractions mondaines. Quelques personnes qu'avaient étonnées son intérêt pour les constructions et les embellissements de Bruxelles, le croyaient occupé de projets futiles et dispendieux. Quand, à l'âge de dix-huit ans, il avait occupé au Sénat le siège que la Constitution y réservait à l'héritier du trône, on l'avait entendu avec une surprise indifférente s'abandonner à des digressions sur l'importance des colonies et les possibilités d'expansion du pays en Asie Mineure. Puis il avait fait de grands voyages en Egypte, dans les Indes, en Chine. A l'étranger, ce grand jeune homme blond, peu élégant, avait détonné dans les cours et dans les salons par l'abondance un peu indiscrète de ses propos. Bref, il restait pour tout le monde un personnage énigmatique, un peu bizarre et que personne ne semblait prendre fort au sérieux. Très différent en tout cas de son père, il n'y avait plus rien en lui d’Anglais, moins encore d'Allemand. Ce n'était pas un étranger et ce n'était pourtant pas un Belge. L'hérédité des rois, et c'est sans doute un bien, les différencie toujours de leur peuple. Les atavismes qui se combinaient en Léopold lui avaient fait une personnalité dont la force devait se révéler avec le temps, mais dont il semble que personne n'ait jamais pénétré l'intimité.

Par l'intelligence et par l'ambition il rappelle son père, mais en plus grand. Ce n'est plus en simple politique qu'il conçoit (page 204) le rôle et l'avenir de son royaume. Monté sur le trône au moment où débute l'étonnante expansion économique qui va projeter sur le monde les énergies surabondantes de l'Europe, il a voulu que la Belgique se taillât sa part dans l'exploitation du globe. Dès sa jeunesse il ne peut supporter que ce pays surpeuplé, gorgé de capitaux et grouillant d'activité se contente de s'enrichir sur place et se complaise dans sa petitesse. Il voit grand pour lui et sa devise pourrait être celle de Charles-Quint : « plus oultre ». En 1859, il souhaite ardemment que le pays prenne part à l'expédition anglo-française de Chine (Archives du Ministère des Affaires étrangères, à Paris, loc, cit. no 239. (Lettre du 20 novembre 1859)). Avec Brialmont, il étudie des plans de colonisation et travaille lui-même à organiser une campagne de propagande en leur faveur. Il ne craint pas de rêver pour son peuple le rôle d'un « peuple impérial » (L. de Lichtervelde, Léopold II, p. 58). Devenu roi, il ne songera qu'à faire de ce rêve une réalité. En dépit de l'incompréhension générale, de la timidité des hommes d'affaires, de la pusillanimité et de l'étroitesse de vues du Parlement, à force de volonté, d'opiniâtreté, d'adresse, de ruse et d'audace, il atteindra son but, et à sa mort, la Belgique, grâce à lui et malgré elle, possédera dans le bassin du Congo une colonie quatre-vingts fois plus grande que son territoire.

Des visées royales, personne au début, n'a pu se douter. Elles sont pour Léopold le jardin secret où il s'enferme et où ses ministres ne pénètrent pas. Devant eux il ne se montre que sous l'aspect du souverain constitutionnel par excellence. Dès le premier conseil qu'il préside, il fait leur conquête. Van den Peereboom, si plein au début de préventions contre lui, vante maintenant son intelligence, son savoir, son jugement et son tact. Tout de suite « il a magnétisé » Frère-Orban. En 1867, il l'a « séduit », le voit tous les jours et l'influence qu'il exerce sur lui se transmet ainsi au gouvernement (Mémoires d'A. Van den Peereboom, t. II, 1ère partie, fol. 202, 209, 224, 334.). La modestie qu'il affecte augmente encore la confiance qu'il (page 205) inspire. « Je n'ai pas, dit-il, l'autorité du feu roi » (Ch. Woeste, Mémoires, p. 259), et son respect des formes parlementaires ravit les Chambres si chatouilleuses à l'égard des prérogatives de la Couronne, « Si l'on devait trouver quelque jour un Polignac dans les rangs catholiques, s'écriera le député Orts en 1876, ce qu'on ne trouvera jamais en Belgique, c'est un Charles X » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. V, p. 399.)

Pourtant, si grande que soit sa séduction personnelle, elle a ses limites dans l'esprit de parti. Durant tout son règne, l'intérêt national qu'il incarne s'est trouvé aux prises avec l'intérêt électoral qui domine au Parlement. Il lui a fallu autant d'opiniâtreté pour amener les Chambres à voter les mesures indispensables à la défense du pays, que pour créer l'Etat du Congo. Il a fini par laisser dans cette lutte incessante ce qui subsistait d'une popularité déjà bien ébranlée par l'« aventure africaine ». Mais il ne voyait dans la popularité qu'une « écume » méprisable. Il a connu l'amertume ; il n'a pas connu le découragement, et sans doute, le plus beau jour de son règne est-il celui où, sur son lit de mort, il a pu apposer sa dernière signature à la loi qui réorganisait enfin les forces militaires de la Belgique.

Son ouvre paraît plus grande quand on songe aux circonstances au milieu desquelles il l'a réalisée. A l'intérieur, son règne a connu l'apogée des luttes de partis, la crise de la révision constitutionnelle, les débuts de la démocratisation du pays ; à l'extérieur, les bouleversements européens qui, de la bataille de Sadowa et de la guerre de 1870, devaient aboutir à la catastrophe mondiale de 1914. Que l'on ajoute à cela les tristesses de l'existence du roi, la mort prématurée de son fils, la folie de sa sœur Charlotte après la tragédie mexicaine, les déboires de sa vie familiale, l'incompréhension, pour ne pas dire la désaffection de son peuple et dans les dernières années les soupçons et l'hostilité de l'Europe...

Son énergie s'est dépensée en constructions grandioses, en (page 206) bâtiments somptueux, en parcs, en musées, en fondations affectées à cette colonie dont les immenses richesses s'accumulaient en ses mains. Bruxelles conserve son empreinte comme Paris celle des rois de France. En mourant, ce roi méconnu a pu se dire avec orgueil que le grand règne qu'il n'avait osé promettre à la nation en 1865, il le lui avait donné.


La mort de Léopold Ier et l'avènement de Léopold II avaient réveillé le sentiment national. Pendant que le nouveau roi visitait les provinces au milieu de l'enthousiasme populaire, l'opinion se détournant de la lutte des partis lui fit perdre momentanément de sa violence. En 1866, pour la première fois depuis bien longtemps, le budget de l'intérieur fut voté « après trois jours de discussion courtoise » (Mémoires d'A. Van den Peereboom, t. II, 1ère partie, fol. 214). Le ministère profita de cette accalmie ; les élections du mois de juin renforcèrent sa majorité et, au pouvoir déjà depuis tant d'années, il put considérer ce nouveau succès comme l'adhésion définitive du « pays légal » à sa politique. Il le put d'autant mieux que quelques semaines auparavant, Frère-Orban avait énergiquement combattu devant la Chambre des représentants une proposition d'étendre le droit de suffrage pour la province et pour la commune. Il n'y voyait, disait-il, qu'une tentative d'affaiblir l'influence de la bourgeoisie « en introduisant dans le corps électoral un élément ouvrier qui, par le nombre, ne tarderait pas à obtenir la prépondérance ». L'adhésion qu'elle avait rencontrée chez de nombreux catholiques la lui faisait apparaître en même temps comme menaçante pour le libéralisme, qui se confondait à ses yeux avec le progrès social. Le verdict des électeurs ne pouvait donc que le confirmer davantage encore dans sa résolution d'appuyer le gouvernement sur cette bourgeoisie censitaire et anticléricale qui venait de se prononcer en sa faveur.

(page 207) Le désarroi de la droite lui permet de la traiter sans ménagement et presque en ennemie. Il cherche à la compromettre dans la faillite retentissante du financier Langrand-Dumonceau où ont été entraînés plusieurs de ses chefs. De plus en plus largement il fait entrer dans l'administration de l'Etat les candidats que lui recommandent les associations libérales. Visiblement, par principe comme par intérêt, il se solidarise avec sa majorité, si bien que le Parlement redevient bientôt le théâtre d'un combat acharné où la passion politique se mêle à toutes les questions et détermine tous les votes. Il va de soi qu'au milieu d'un tel conflit, les tendances anticléricales de la gauche vont s'exaspérant. Les loges conduisent le mouvement. Le ministre Van den Peereboom qui va à la messe se fait taxer de modérantisme. Rogier vieillissant est débordé. Des scènes violentes éclatent entre lui et Frère-Orban et il finit par se retirer du cabinet (4 janvier 1868) l'abandonnant à son despotique rival.

Pourtant, la bourgeoisie censitaire et libérale qui soutient le gouvernement commence à le compromettre en lui donnant l'apparence d'un gouvernement ploutocratique. On l'accuse de se laisser dominer par les intérêts des grands industriels qui donnent le ton aux associations libérales. La doctrine du laisser faire et du laisser passer avantage trop les puissants et les riches pour qu'on ne la soupçonne pas d'être une doctrine de classe. La crise économique qui s'ouvre en 1867 provoque des grèves dans les bassins houillers ; les soldats tirent, des mineurs sont tués, et les radicaux ont beau jeu de stigmatiser le ministère comme l'instrument du patronat et du capitalisme.

Dans les grandes villes, l'agitation en faveur d'une extension du droit de suffrage reprend une vigueur qu'on ne lui avait plus connue depuis 1848, et les catholiques se mettent à faire chorus avec elle. Aux élections communales d'octobre 1869, ils mènent campagne à côté des « progressistes » et plusieurs administrations « doctrinaires » sont renversées. La loi électorale que le ministère a introduite devant les Chambres et dont il a fait traîner les débats jusqu'en 1870 n'est trop évidemment qu'une loi de façade pour que les partisans de la réforme la (page 208) prennent au sérieux. Combinant le cens avec la « capacité » acquise après trois années d'études moyennes, elle ne mesure qu'au compte-gouttes l'augmentation du corps électoral pour la province et pour la commune. Au lieu de calmer l'opposition, elle la surexcite. En la votant par discipline de parti, la gauche s'est discréditée, tandis que la droite en a profité pour se déclarer favorable à une large extension du suffrage, et que quelques-uns même de ses membres ont parlé de suffrage universel.

Ajoutez à cela que les dépenses militaires auxquelles le roi, conscient des dangers croissants de la situation internationale, a poussé ses ministres, ont fourni contre eux un grief habilement exploité par les catholiques et contre lequel la passion anticléricale ne peut prévaloir. Aux élections de juin 1870, les radicaux soutiennent les candidats de droite ; la majorité libérale s'effondre et le cabinet, après treize ans de pouvoir, remet sa démission au roi.

Douze jours plus tard, éclatait la guerre franco-allemande.

Elle était l'aboutissement fatal de la politique prussienne dont Léopold Ier, à la fin de son règne, avait suivi avec angoisse les premiers signes avant-coureurs. Coincée entre la France de Napoléon III et la Prusse de Bismarck, la Belgique se trouvait dès lors aussi menacée à l'Est qu'au Midi. L'empereur resterait-il neutre dans le choc inévitable de l'Allemagne et de l'Autriche ? Laisserait-il se constituer l'unité allemande sans exiger de compensations ? Et ces compensations où pouvait-il les trouver sinon dans le petit royaume auquel depuis son avènement il n'avait cessé de montrer des dispositions si malveillantes ? On savait vaguement à Bruxelles que Bismarck jouait auprès de lui le rôle de tentateur. La recrudescence d'hostilité de la presse parisienne contre la Belgique, la persistance avec laquelle elle exploitait la « théorie des nationalités » pour lui refuser le droit à l'existence, les menaces qu'elle adressait même à la personne du roi en recevaient une signification plus effrayante. Le « coup de foudre de Sadowa » (3 juillet 1866) n'allait-il pas être le signal de l'invasion du pays ? Pouvait-on croire que le gouvernement français laisserait passer une telle occasion ? Ne s'était-il pas mis d'accord à l'avance avec la (page 209) Prusse ? De Londres, van de Weyer écrivait que l'on n'y doutait pas de l'entente de Napoléon avec Bismarck. Le roi suppliait les ministres de mettre l'armée sur pied de guerre et, s'il le fallait, de vendre les chemins de fer au profit de la défense nationale.

Malgré ses objurgations, le gouvernement, en butte à l'opposition antimilitariste des catholiques, n'avait osé décréter la fortification de la rive gauche de l'Escaut en face d'Anvers, et s'était borné à consacrer quelques millions à des mesures de précaution. (Note de bas de page : Sur la clairvoyance et la décision de Léopold II et ses efforts pour vaincre les scrupules électoraux de ses ministres, dont un seul, le ministre de Guerre Chazal, le soutient et le comprend, voyez les intéressants détails empruntés par M. Jules Garsou aux Mémoires inédites d'A. Van den Peereboom dans ses articles intitulés : Les débuts d'un grand règne (L'Eventail, nos du 25 août et suivants de 1929. Fin de la note.) Absorbées par la lutte des partis, les Chambres ne montraient qu'indifférence pour la politique extérieure. Elles ne voyaient pas ou plutôt elles ne voulaient pas voir le péril.

Pour échapper à la nécessité de voter d'odieuses dépenses militaires, on commençait à justifier, par une interprétation nouvelle de la neutralité, l'attitude que l'on ne prenait que par considérations électorales. A quoi bon entretenir à grands frais une armée et élever de coûteuses forteresses, puisque l'indépendance du pays était garantie par les Puissances ? Les troupes belges n'étaient destinées qu'au maintien de l'ordre. C'était une outrecuidance et un danger que de prétendre leur assigner un rôle politique. L'économie était ici d'accord avec la raison, et il fallait savoir résister « courageusement » à la mégalomanie de la Couronne qui, par gloriole, poussait la nation dans la voie d'armements aussi ruineux qu'inutiles. A Anvers, le conseil communal refusait d'assigner un terrain pour l'érection d'une statue de Léopold Ier. L'antimilitarisme devenait pour l'opposition une arme excellente à employer contre le ministère, et la majorité, soucieuse d'écarter d'elle l'impopularité, contraignait celui-ci à résister aux instances du roi et à ne proposer que des demi-mesures.

Pourtant les conjonctures devenaient de plus en plus (page 210) critiques. Napoléon III était en quête d'un succès diplomatique à offrir à l'opinion française inquiète et irritée par la victoire prussienne de Sadowa. Il fit sonder par Benedetti, son ministre à Berlin, les dispositions de Bismarck. Celui-ci ne demandait qu'à leurrer la France d'espoirs qui la détourneraient de se mêler des affaires d'Allemagne. Il laissa entendre que la Prusse ne s'opposerait pas à ce qu'elle s'agrandît du Grand-Duché de Luxembourg ou même de la Belgique. Le premier était le plus facile à acquérir et au mois de mars 1867, l'empereur Napoléon III amenait le roi de Hollande à lui promettre la vente de ce territoire, dont on pouvait considérer les liens avec l'Allemagne comme rompus par la substitution de la Confédération de l'Allemagne du Nord à la Confédération germanique. Il put s'apercevoir tout de suite qu'il avait été joué. Voyant l'affaire sur le point d'aboutir, Bismarck provoquait en Allemagne une agitation patriotique dont il prit prétexte pour s'opposer à l'abandon à la France d'un pays de langue allemande et qui, au surplus, était compris dans les limites du Zollverein (Sur l'affaire du Luxembourg, voyez G. Rothan, Souvenirs diplomatiques (Paris, 1882) ; G. Pagès, L'Affaire du Luxembourg (Revue d'Histoire moderne, 1926) ; E. Discailles, Trois dates de l'histoire du Grand-Duché de Luxembourg (Bulletin de l'Académie royale de Belgique. Classe des Lettres, 1907). G. H. Oncken, Die Rheinpolitik Kaisers Napoleon III von 1863 bis 1870, und der Ursprung des Krieges von 1870-71 (Stuttgart-Berlin, 3 volumes, 1926).

Devant cette brusque intervention, il ne restait plus à Napoléon III qu'à tirer l'épée ou à capituler. Mais il n'était pas préparé à la guerre et force lui fut bien de chercher, d'accord avec l'Autriche et l'Angleterre, un moyen de sauver la face. La première proposait de céder le Luxembourg à la Belgique, à condition que celle-ci cédât de son côté à la France Mariembourg et Philippeville, et la seconde se montrait favorable à la combinaison. Elle échoua devant le refus du gouvernement belge d'amoindrir le territoire national, fût-ce pour l'étendre par ailleurs, de sacrifier des compatriotes et de violer la Constitution. Dès lors, il ne restait plus qu'à recourir au grand remède de la diplomatie et à convoquer une conférence.

(page 211) Elle se réunit à Londres le 7 mai 1867, et dès le 11 se mettait d'accord sur les termes d'un traité qui, laissant le Grand-Duché dans le Zollverein, le dotait d'une neutralité placée sous la garantie collective des Puissances, et stipulait le démantèlement de la place de Luxembourg ainsi que son évacuation par sa garnison prussienne. Napoléon III dut bien se contenter de cette pauvre satisfaction d'amour-propre. Le roi de Hollande conserva son titre de grand-duc et l'Allemagne continua d'enserrer le pays dans sa frontière douanière. Le gouvernement français fit sonner très haut l'avantage militaire que lui procurait la démolition d'une forteresse réputée imprenable. Quant à la neutralité luxembourgeoise, ni lui ni personne n'y virent autre chose qu'un expédient fallacieux, la garantie collective des Puissances n'obligeant chacune d'elles qu'au cas impossible d'un accord unanime.

On s'est demandé souvent pourquoi la Belgique n'avait pas profité des circonstances pour rentrer en possession d'un territoire dont la perte l'avait si profondément émue en 1839, et qu'il semble bien qu'avec de l'énergie et quelque audace, elle eût pu acquérir à prix d'argent. Mais depuis trente ans le temps avait fait son œuvre ; les passions s'étaient calmées et les souvenirs évanouis. Aucun mouvement vers le retour à l'ancienne patrie ne se prononçait dans le Grand-Duché et l'opinion belge demeurait indifférente. Le vieux Rogier seul, fidèle à son passé, tenta d'agir au milieu de l'inertie générale. Vainement il stimula la presse et chercha à provoquer une agitation irrédentiste à Luxembourg. Son ardeur se heurta à la timidité ou à la prudence de ses collègues. Le roi lui-même se renferma dans une abstention qu'il devait regretter plus tard. (Note de bas de page : Le 7 juin 1892, il écrivait à Beernaert : « En général, nous sommes trop craintifs et nous laissons échapper les bons morceaux. C’est par peur qu’en 1867 nous n’avons pas su avoir le Luxembourg. » E. Van der Smissen, Léopold II et Beernaert, t. II, p. 231.)

Si étrange qu'il paraisse, ce renoncement se comprend sans peine. Dans la situation de l'Europe, pouvait-on se risquer à froisser les susceptibilités du patriotisme allemand en même temps que l'orgueil de Napoléon III et à se brouiller avec le roi (page 212) de Hollande au moment même où l'on négociait avec son gouvernement le creusement du canal de Hansweert? Pouvait-on surtout rouvrir l'épineuse question des traités de 1839 qui avaient réglé le sort du Luxembourg ? Frère-Orban, qui devait l'année suivante déployer tant de fermeté, fit adopter l'abstention, et le dépit qu'en conçut Rogier fut sans doute pour beaucoup dans sa résolution de quitter un ministère dont il n'était plus que le chef nominal. Il perdit dans cette aventure ce qui lui restait d'autorité. Le roi et Frère-Orban traitaient les affaires derrière son dos et recommandaient aux représentants du pays à l'étranger de ne lui communiquer que des dépêches insignifiantes et de ne pas trop suivre ses instructions. Du moins le gouvernement profita-t-il de l'émotion par laquelle on venait de passer pour obtenir des Chambres quelques préparatifs militaires. Au mois de mai 1867, l'infanterie était dotée d'un nouveau fusil ; en avril 1868 se place la création de l'école de guerre et la loi qui portait le contingent annuel à 12 mille hommes. 39 députés seulement votèrent contre elle. Une fois de plus, le péril trop évident de la nation avait amené, encore que bien tardivement, un rapprochement des partis.

Dépité par l'échec de sa combinaison luxembourgeoise, Napoléon III n'en était que plus décidé à obtenir une satisfaction qui calmerait l'opinion française et le mettrait en meilleure posture pour soutenir contre la Prusse une guerre dont l'imminence se rapprochait maintenant de jour en jour. La Belgique, à laquelle sa situation géographique pouvait réserver un rôle essentiel dans le futur conflit, devenait plus que jamais son objectif principal. Dès 1868, il en revenait à ces projets d'union douanière que le gouvernement de Louis-Philippe avait envisagés jadis comme le prélude de l'absorption politique du royaume. Mais depuis le triomphe du libre échange, l'industrie belge n'éprouvait plus le besoin qu'elle avait si vivement ressenti aux environs de 1840, d'une fusion économique avec la France. Dès lors, les visées de l'empereur ne pouvaient plus apparaître et n'apparaissaient en effet que comme une tentative de soumettre le pays à son influence et de violenter sa neutralité. Y adhérer, c'eût été de la part du gouvernement (page 213) mettre en péril l'indépendance nationale et se brouiller en même temps avec l'Allemagne et avec l'Angleterre. La maladresse et la légèreté du ministre de France à Bruxelles. M. de La Guerronière, qui affirmait publiquement le désir des Belges de devenir Français et définissait la neutralité « un plan incliné dont la pente douce est du côté de la France » (Archives du Ministère des Affaires Etrangères à Paris, loc. cit., n°247. (Lettre du 24 février 1869)) compromettaient d'ailleurs les desseins de sa cour en laissant apercevoir le but où ils tendaient.

On en était là quand on apprit subitement, à la fin de 1868, que la Compagnie française des Chemins de fer de l'Est négociait l'achat des lignes belges du Liégeois-Limbourgeois et du Grand-Luxembourgeois. Que cette opération réussît et du coup les principales voies ferrées de la partie orientale du pays passaient sous le contrôle de la puissante compagnie qui exploitait déjà celles du Grand-Duché. Double et pressant péril ; péril économique tout d'abord par la maîtrise qu'un organisme étranger exercerait sur les tarifs ferroviaires, péril militaire ensuite, puisque, en cas de guerre, les troupes françaises pourraient occuper aussitôt la ligne de la Meuse et s'en servir comme de base d'attaque contre l'Allemagne.

La promptitude et la décision du gouvernement furent égales à l'imminence du danger. (P. Hymans, Frère-Orban, t. II. Cf. E. Beyens, Le Second Empire vu par un diplomate belge, t. II, p. 326 et suiv. On trouvera les documents relatifs à la question dans les t. XXII, XXIV et XXV des Origines diplomatiques de la guerre de 1870, publiés par le gouvernement français (Paris, 1929-1930)). Il refusait à la Compagnie du Liégeois-Limbourgeois l'autorisation de vendre son réseau et, celle du Grand-Luxembourgeois n'ayant pas sollicité son agrément, il faisait voter en hâte par les Chambres une loi interdisant de céder une ligne de chemin de fer sans en avoir obtenu licence (23 février 1869). Ce fut aussitôt à Paris un déchaînement de fureur. La presse officielle accusa la Belgique d'entente avec la Prusse, et Napoléon III poussé à bout songea à envahir la Belgique : « Il faut agir, écrivait-il à son ministre de la guerre, comme si la guerre devait sortir du conflit... (page 214) La France se sent diminuée depuis les succès de la Prusse ; elle voudrait trouver l'occasion de rétablir son influence sans soulever toutes les passions de l'Allemagne... Or, dans le cas présent, si une guerre avait lieu avec la Belgique, l'Allemagne n'aurait aucun droit à s'en mêler, et si elle s'en mêlait, c'est elle qui serait le provocateur... La Belgique (au surplus) nous ouvre les portes de l'Allemagne ; nous pouvons déboucher sur le Bas-Rhin partout où cela nous convient, nous tournons toutes les places fortes allemandes, nous donnons la main à la Hollande, au Hanovre, etc. L'armée belge vaincue se fond facilement dans la nôtre et augmente notre effectif de cent mille hommes. Enfin, concluait-il, si cette occasion manque, quand la retrouverons-nous ? » (P. Hymans, loc. cit., p. 212).

L'occasion pourtant devait manquer. Tout en évitant avec tact toute provocation, Frère-Orban ne se laissait pas intimider. Au Parlement l'opposition et la majorité, faisant trêve à leurs querelles, se massaient autour de lui. A l'extérieur, il se savait assuré de l'appui de l'Angleterre et il comprit que Napoléon ne pouvait risquer une guerre dans laquelle celle-ci eût défendu la Belgique et par conséquent coopéré contre lui avec l'Allemagne. Il donna dans les délicates négociations qui suivirent la mesure de ses talents d'homme d'Etat. S'il déclina fermement la proposition française d'abandonner à une commission mixte le règlement des conventions passées avec la Compagnie de l'Est par celle du Grand-Luxembourgeois, il accepta la discussion sur « les questions économiques qui se rattachent à l'incident », et il vint lui-même à Paris pour y prendre part, avec une courtoisie qui ménagea les formes sans rien céder sur le fond. Plus d'une fois, les négociations, qui se déroulèrent au milieu de menaces de guerre, furent sur le point de se rompre. Napoléon lui-même y intervint. Il proposa au ministre belge d'en finir et lui laissa clairement entrevoir son idée d'unir la Belgique à la France par une union politique. C'était engager celui-ci à violer la neutralité et les traités de 1839, auxquels deux ans auparavant il avait sacrifié les visées (page 215) de Rogier sur le Grand-Duché. Ainsi sollicité, Frère-Orban devait nécessairement l'emporter. Sa cause se confondait maintenant avec celle de l'Europe et le cabinet de Londres le laissa clairement entendre à Paris. Quelques jours plus tard, le 27 avril, l'affaire était réglée par un protocole créant une commission mixte sans lui donner de question précise à traiter. Pour Napoléon, c'était un nouvel échec ; pour Frère-Orban, un succès personnel ; pour la Belgique, une éclatante attestation de sa fidélité à ses devoirs internationaux et de la neutralité « forte et loyale », à laquelle elle demeurait aussi attachée sous Léopold II qu'elle l'avait été sous Léopold Ier et qu'elle devait l'être sous son petit-fils.

La campagne électorale ne tarda pas à dissiper le souvenir de la crise que l'on venait de traverser. La passion politique se déchaînait de nouveau avec une fureur que la retentissante affaire Langrand-Dumonceau avait portée à son paroxysme. Depuis une dizaine d'années, cet entreprenant financier avait eu l'adresse d'intéresser à ses affaires le clergé et le parti catholique, en faisant miroiter à leurs yeux l'idée de « christianiser les capitaux. » Les épargnes des fidèles, les fonds des caisses diocésaines et des couvents n'avaient pas tardé à alimenter les sociétés de plus en plus nombreuses qu'il fondait dans le pays et à l'étranger et qui, se soutenant mutuellement, fournissaient à leurs actionnaires des dividendes magnifiques grâce à une dangereuse tension du crédit. (Note de bas de page : Telles étaient la Vindobona, la Banque Hypothécaire Belge et Néerlandaise, la Banque de Crédit Foncier et Industriel, le Crédit Foncier International, l'Emprunt Romain, le Chemin de fer austro-hongrois, la Société Générale allemande, la Banque de Crédit Agricole. Il semble bien que Langrand fut avant tout victime de la hardiesse d'affaires en avance sur les possibilités du crédit à cette époque. Acculé à la ruine, il n'hésita plus sur le choix des moyens pour se sauver. Sa condamnation par contumace à dix ans de réclusion, le 2 avril 1872, fut prononcée du chef de vol, d'escroquerie et de banqueroute frauduleuse. Son histoire serait sans doute un curieux épisode du développement du capitalisme vers le milieu du XIXème siècle. Voy. E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 491 et suivantes. En 1872, Emile de Laveleye le comparait à Law (Revue des Deux Mondes du 15 janvier)).

Les noms les plus respectés de la droite parlementaire figuraient sur les listes de leurs conseils (page 216) d'administration et le titre de comte romain accordé à Langrand par Pie IX semblait le placer sous la recommandation de la papauté. Il venait d'obtenir en Autriche et en Hongrie des concessions de lignes de chemins de fer, quand une accusation d'escroquerie déposée à sa charge par un agent de change bruxellois déchaîna une bruyante campagne de presse. Les journaux libéraux faisaient rage contre les « Langrandistes ». L'acquittement de l'accusateur, poursuivi du chef de calomnie, fut salué par eux comme une victoire. Et le scandale s'accrut encore de la mise à la retraite du procureur-général, taxé par le ministre de la justice d'avoir mené les débats judiciaires avec partialité.

Le tout finit par la déconfiture retentissante, la fuite et la condamnation du trop aventureux brasseur d'affaires. Il semble bien que les personnages politiques qu'il avait éblouis ne jouèrent que le rôle d'imprudentes victimes séduites par la perspective de s'enrichir rapidement à l'avantage de l'Eglise, et l'on ne voit pas que leur parti, si cruellement frappé par les ruines consécutives à la faillite de Langrand, leur en ait voulu d'une catastrophe dans laquelle ils furent entraînés eux-mêmes. En tous cas, l'acharnement des libéraux à exploiter cette aventure politico-financière n'empêcha pas leur défaite aux élections de juin 1870. A leur propagande, les catholiques répondirent en se déchaînant contre les « folies militaristes » du ministère. Le programme du meeting anversois devint leur « plate-forme » électorale. L'accroissement du contingent, porté en 1869 de 100,000 à 120,000 hommes, leur donnait beau jeu en face des électeurs censitaires pour qui l'économie était la première des vertus gouvernementales.

L'anticléricalisme qui avait jusqu'alors si fermement cimenté l'union de la gauche ne parvenait plus d'ailleurs à la rallier tout entière. Exaspérés par la résistance de Frère-Orban et des doctrinaires à l'extension du droit de suffrage et indignés par la pseudo-réforme électorale votée enfin le 30 mars 1870, radicaux et progressistes opposaient dans les grandes villes leurs candidats à ceux des associations libérales. Et celles-ci se trouvaient en posture d'autant plus mauvaise que les (page 217) catholiques se déclaraient maintenant convertis à une large diminution du cens provincial et communal, et que plusieurs d'entre eux allaient jusqu'à manifester des sympathies pour le suffrage universel (Ch. Woeste, Mémoires, p. 88 et suivantes. Dès 1866, des doctrinaires accusaient la droite de pousser au suffrage universel. En 1867, le catholique Nothomb déclare qu'il veut y arriver progressivement. L. Hymans, Histoire parlementaire, t, IV, pp. 332, 398). Pour les doctrinaires, cette attitude de la droite était un motif de plus de persévérer dans leur intransigeance et de combattre toute extension du suffrage. Mais ils justifiaient ainsi les accusations lancées contre eux par les démocrates, de n'être qu'une clique égoïste et rétrograde. Et sans doute, si le nombre des démocrates allait croissant parmi le peuple et la petite bourgeoisie, il demeurait infime au sein du corps électoral censitaire. A Bruxelles, les progressistes n'obtinrent que 700 voix sur 15,000 suffrages. Mais 700 voix suffisaient pour déplacer la majorité en un temps où la pleine franchise électorale était si parcimonieusement répartie qu'elle n'appartenait guère qu'à 100,000 personnes dans l'ensemble du pays. Il suffisait d'enlever une poignée de votants à l'adversaire pour l'emporter sur lui. En somme, le sort du gouvernement se trouvait à la merci de quelques centaines d'électeurs « flottants », groupe infime où de rares citoyens assez indépendants et d'esprit assez critique pour échapper au sentiment grégaire des partis, s'éparpillaient au milieu de ces hommes qui, par pusillanimité ou par calcul, sont prêts à donner leur vote à qui le leur imposera d'autorité, se l'assurera par des promesses ou l'achètera argent comptant. Cet appoint des flottants glissa cette fois vers la droite. Battus à Gand et partiellement à Charleroi et à Verviers, les libéraux ne possédaient plus à la Chambre que 61 sièges contre 63 conquis par 59 catholiques et 4 dissidents antiministériels. Le Cabinet était vaincu, il se retira.

Pour le roi, les élections étaient un échec personnel. Nul n'ignorait qu'il n'avait cessé d'exhorter le ministère à renforcer la défense du pays et qu'il n'avait pas tenu à lui que les dépenses militaires n'eussent dépassé de beaucoup le chiffre (page 218) auquel elles avaient atteint. Lui seul, placé en dehors et au dessus « des luttes d'opinion », voyait s'approcher l'éventualité menaçante du choc inévitable entre la France et l'Allemagne ; lui seul, pendant que la campagne électorale faisait rage, suivait avec angoisse les péripéties de la candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d'Espagne, dont, quelques semaines plus tard, allaient surgir la catastrophe. Pourtant, fidèle aux déclarations de son avènement, il était décidé à subir le verdict du pays.

Non seulement il confia au baron d’Anethan la mission de former le nouveau ministère, mais il se laissa encore imposer l'entrée dans le cabinet de Victor Jacobs, l'un des élus du meeting d'Anvers, le parangon de l'antimilitarisme auquel la droite devait le meilleur de son succès (2 juillet). La dissolution des Chambres, réclamée par le ministère, ne précéda que de quelques jours la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne (19 juillet). Il était trop tard pour remettre les élections. Elles eurent lieu le 2 août, au milieu de la mobilisation de l'armée. Grâce au désarroi des libéraux, elles renforcèrent la majorité catholique, et, partant, le cabinet antimilitariste que l'ironie du sort appelait à veiller sur l'indépendance nationale dans la plus tragique des conjonctures.

Dès l'ouverture des hostilités le gouvernement avait énergiquement affirmé sa résolution de défendre la neutralité par tous les moyens en son pouvoir. L'armée, observant à la fois la frontière de l'Est et la frontière du Sud, avait pour instructions de désarmer tout corps étranger qui pénétrerait sur le territoire ou, en cas de refus, d'agir immédiatement contre lui. Ni l'un ni l'autre des belligérants ne songeait d'ailleurs à envahir la Belgique, dont la violation eût été considérée par l'Angleterre comme un casus belli. Dès le 25 juillet, la publication par le Times du projet de traité secret que Bismarck, en 1866, avait insidieusement amené Benedetti à lui proposer - on sait que ce projet accordait à Napoléon III le concours de la Prusse pour la conquête éventuelle de la Belgique - avait exaspéré l'opinion, et le 9 août, le cabinet de (page 219) Londres avait obtenu de la France et de l'Allemagne l'assurance de respecter la neutralité garantie au pays en 1839.

Les opérations militaires avaient débuté sur le Haut-Rhin, et les premières victoires de la Prusse semblaient indiquer qu'elles se prolongeraient dans la direction Verdun-Paris. Il fallut l'obligation imposée à Mac-Mahon de débloquer Metz en manœuvrant au Nord de cette place pour les rapprocher, contre toute attente, du territoire belge. Refoulés sur Sedan, les Français durent y accepter la bataille sous les yeux des postes qui garnissaient la frontière. Moltke avait donné l'ordre de les poursuivre s'ils la franchissaient sans être désarmés à l'instant. En réalité leur désarroi était trop grand pour leur permettre une retraite de ce côté. Seuls trois mille hommes environ de troupes débandées se jetèrent dans la province de Luxembourg et s'y laissèrent capturer sans résistance (1er septembre). Depuis lors la tourmente se porta définitivement sur Paris, et la Belgique n'eut plus qu'à servir d'asile aux multitudes de réfugiés qui vinrent y chercher un abri durant le siège de la grande ville et les convulsions de la Commune.

Cette sécurité si rapidement et si inopinément retrouvée permit aux querelles intestines, un instant comprimées par le péril commun, de reprendre avec un surcroît d'acharnement. La proclamation récente (juillet) par le concile du Vatican de l'infaillibilité du pape fournissait aux libéraux un nouveau thème à déclamations contre l'incompatibilité du catholicisme avec la science et le progrès. Jamais encore la question religieuse ne s'était mêlée à ce point à la lutte des partis, qui prenait l'apparence et l'âpreté d'un conflit confessionnel. Radicaux et doctrinaires oubliaient leurs dissentiments pour se rapprocher contre l'ennemi commun. Le vote de la loi du 12 juin 1871 abaissant le cens électoral pour la province à 20 francs et à 10 francs pour la commune, n'avait eu pour résultat que de faire passer aux mains des catholiques l'administration de la plupart des petites villes et, surtout dans la partie flamande du pays, celle de presque toutes les communes rurales. En même temps, les troubles de la Commune de Paris épouvantaient l'opinion et compromettaient la démocratie. (page 220) Désillusionnés et désorientés, les progressistes ne demandaient qu'à colorer leur déconvenue et leur évolution vers le libéralisme modéré de la nécessité de combattre l'Eglise par le ralliement de toutes les forces anticléricales. En face de leurs adversaires réconciliés, les catholiques accentuaient, en vue de conserver la faveur du corps électoral, l'antimilitarisme qui leur avait si bien réussi l'année précédente. Aussi bien la tournure qu'avait prise la guerre ne justifiait-elle pas leur attitude ? Les belligérants n'avaient-ils pas, de commun accord, respecté la neutralité belge ? A quoi bon dès lors entretenir à grands frais une armée inutile et dépenser des millions pour mettre Anvers à l'abri d'une attaque inimaginable ? Au surplus, on n'avait jamais craint que la France, et la France était hors de combat. Enfin ne pouvait-on compter en toutes circonstances sur l'appui de l'Angleterre ? Quelle apparence d'ailleurs qu'une guerre éclatât encore sur les frontières du pays !

La mobilisation de l'armée avait pourtant mis au jour des défauts si graves d'organisation qu'une réforme s'imposait, à laquelle le roi cherchait vainement à pousser le ministère. Le chef du cabinet n'osait se mettre en opposition avec sa majorité de plus en plus acquise aux tendances meetinguistes. Son collègue Jacobs lui déclarait arrogamment qu'il ne se laisserait « mystifier ni par le roi ni par le général Guillaume » (A. Bellemans, Victor Jacobs, p. 219 (Bruxelles, 1904), et la droite presque tout entière s'abandonnait à la direction de Charles Woeste, aussi catholique qu'habile manœuvrier parlementaire et qui confondait avec une sincérité redoutable l’intérêt de la religion avec l'intérêt électoral.

Dans de telles circonstances on pouvait tout craindre de la prétention émise au sein des Chambres de soumettre à un nouvel examen la question des fortifications d'Anvers. Vainement le roi représentait à ses ministres les engagements qu'ils avaient pris à son égard, vainement il affirmait que ce serait une atteinte portée au régime constitutionnel que de s'adresser au Parlement sans l'assentiment de la Couronne, plus vainement encore, il déclarait que « les gouvernements ont pour mission d'éclairer les (page 221) masses et non pas de se laisser complaisamment entraîner par elles », il devenait de plus en plus évident que son intervention ne pouvait entrer en balance « avec les répugnances clairement accusées des collèges électoraux d'Anvers et de Verviers ».

Rien n'y faisait cependant. Plutôt que de sacrifier la défense nationale à des combinaisons de partis, il se disait et il était « résolu à tout. » «Vous me parlez de ma popularité, écrivait-il à d'Anethan, elle n'est pas en question ici ; je vous déclare du reste qu'entre ma popularité et mon devoir, je n'hésite pas et qu'une popularité que j'achèterais en trompant le pays sur ses vrais intérêts pèserait sur ma conscience d'un poids que je ne veux pas porter » (L. de Lichtervelde, Léopold II, pp. 120, 124, 126). Violenté par un parti, que lui restait-il à faire, sinon lui opposer le parti adverse et sauvegarder l'intérêt national en mettant aux prises les intérêts électoraux ?

Un incident imprévu lui fournit l'occasion de se débarrasser du ministère. La nomination au poste de gouverneur du Limbourg de Pierre de Decker, l'ancien chef du cabinet unioniste de 1855 et dont le nom avait été mêlé aux affaires Langrand, parut aux libéraux une provocation et une impudence. Des protestations, ils passèrent bientôt à l'émeute. A Bruxelles et dans les grandes villes des manifestations bruyantes se déployèrent sous l'œil complaisant de la garde civique ; on alla jusqu'à pousser des cris sous le balcon du Palais. Rien de grave cependant n'était à craindre. Mais c'en fut assez pour que le roi demandât au ministère sa démission sous prétexte qu'il était « hors d'état de maintenir l'ordre » (1er décembre). Comme en 1857, le cabinet s'effondrait devant les troubles de la rue. Mais en 1857, il s'était abandonné lui-même malgré la Couronne ; cette fois c'était la Couronne qui semblait pactiser avec l'émeute, en le renvoyant. En agissant ainsi le roi savait bien qu'il risquait cette popularité dont il faisait si peu de cas. Les catholiques l'accusèrent de les avoir sacrifiés aux libéraux et leur rancune devait le poursuivre désormais pendant de longues années. Quant aux libéraux, ils ne lui surent (page 222) aucun gré d'une démission qu'ils se vantaient d'avoir imposée et dont, au surplus, ils ne profitèrent pas.

Il suffisait au roi de s'être affranchi de ce « porteur de contrainte », comme il disait (Ch. Woeste, Mémoires, p. 112), qu'était Jacobs. C'est à l'antimilitarisme, ce n'est pas au catholicisme politique, qu'il en avait.

Le nouveau ministère, constitué le 7 décembre sous la présidence nominale de de Theux et la présidence effective de Jules Malou, fut recruté parmi les éléments les plus pondérés de la droite. Il devait « vivre » jusqu'en 1878.