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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VII. De la révolution de 1830 à la guerre de 1914

Livre II. De 1848 à la mort de Léopold Ier

Chapitre II. La vie politique

(page 170) L'avènement du Cabinet libéral du 12 août 1847 ouvre en Belgique l'ère du gouvernement parlementaire pur, je veux dire du gouvernement des partis. Elle s'y prolongera jusqu'à la grande guerre. Désormais c'est de la lutte entre catholiques et libéraux que dépendra non seulement la composition des Chambres, mais la composition des ministères. Ils se succèdent au pouvoir suivant les majorités que les fluctuations du corps électoral envoient siéger au Palais de la Nation. Si, dans la fiction constitutionnelle, les ministres sont les ministres du roi, dans la réalité des choses, ils sont les ministres de leur parti. Ils le sont d'autant plus que depuis 1848 la loi, sous prétexte de démocratie et de correction parlementaire, a déclaré inéligibles tous les fonctionnaires de l'Etat dont le gouvernement pouvait jadis influencer les votes. La représentation nationale est donc, autant qu'il est possible, l'organe des deux opinions qui divisent les 80,000 électeurs en quoi consiste le « pays légal ». Sauf de très rares exceptions, les cabinets se recrutent au sein du groupe qui l'emporte sur l'autre. Et comme, à mesure qu'on avance, l'opposition entre ces groupes se fait de plus en plus radicale, les cabinets seront donc (page 171) obligés de plus en plus, pour conserver la confiance et compter sur la discipline de la majorité dont ils sortent, de se solidariser davantage avec elle.

Jusqu'en 1857, les frontières de la droite catholique et de gauche libérale restent encore assez flottantes pour qu'entre elles puisse s'intercaler un centre « modérateur » (F. Van Kalken, Esquisse des origines du libéralisme en Belgique (Revue d'Histoire moderne, 1926). C'est lui qui, de 1852 à 1855, permettra à de Brouckère d'en revenir à une politique de tendances unionistes. Mais la chute du ministère De Decker sépare d'une cassure définitive les deux côtés du Parlement. Nul recollage ne sera plus possible. La majorité qui détient le gouvernement traite en ennemie la minorité qui veut s'en emparer à son tour. La passion politique se mêle à toutes les questions et détermine tous les votes, en même temps que l'intérêt électoral devient l'ultima ratio du parti au pouvoir. Seules l'évidence et l'imminence d'un péril commun rapprocheront de loin en loin, en une accalmie momentanée, les groupes hostiles qui s'affrontent.

L'attitude de Léopold Ier en face de cette prépondérance des partis dans l'organisation de l'Etat s'explique par son tact, son sang-froid et sa sagesse. Par tradition, par éducation, par goût personnel, il était aussi loin que possible d'adhérer au dogme parlementaire « le roi règne et ne gouverne pas ». II avait d'ailleurs une idée trop haute de sa valeur, de son expérience et de ses responsabilités pour se ravaler à ce rôle de souverain soliveau, de roi fainéant entretenu par une liste civile et se bornant à signer les décisions de ses ministres, à quoi ses sujets s'imaginaient bonnement que se réduisaient les attributions de la Couronne. En fait il ne s'y résigna pas du tout et son intervention dans les affaires, ce « pouvoir personnel » dont le nom seul horrifiait l'opinion, fut durant tout son règne d'autant plus effective qu'elle se déroba davantage.

Le sens politique aussi bien sans doute que le déplorable exemple de Louis-Philippe, le détournèrent de toute tentative de se mettre en opposition, non pas même avec le Parlement, (page 172) mais avec les dispositions du «pays légal ». Si absurdes, si déplorables, si mesquines qu'elles lui parussent, les querelles des partis étaient un fait qu'il fallait admettre et accepter. Les préférences du roi pour l'unionisme ne le poussèrent pas à prétendre l'imposer aux Chambres. Il se soumit lui-même au régime majoritaire avec une correction qui ne laissa jamais rien paraître de ses répugnances. En fait, il se laissa imposer ses ministres par les chefs des partis, beaucoup plus qu'il ne les choisit lui-même. S'il s'abstenait d'intervenir dans la politique courante, s'il n'éprouvait guère d'intérêt pour les questions économiques, si la lutte des catholiques et des libéraux lui répugnait, il se réservait en revanche le domaine de la politique extérieure. Ses goûts personnels, ses aptitudes, ses relations de famille s'accordaient en cela.

Au fond, il envisagea toujours son rôle de roi des Belges, plus encore comme une mission européenne, que comme une mission nationale. Veiller par considération d'équilibre sur la neutralité du pays dont les Puissances lui avaient reconnu la souveraineté, lui apparaissait comme le premier de ses devoirs et d'ailleurs comme la suprême garantie de sa couronne. Faire de la Belgique un Etat capable de défendre son indépendance, fut son principal et l'on pourrait presque dire son unique souci. A y regarder de près, on aperçoit très bien que, quels que soient les ministres que lui impose la majorité parlementaire, ses rapports avec eux sont dominés par cette préoccupation essentielle. Pourvu qu'ils le soutiennent en ce point, il est prêt à leur abandonner tout le reste. « Je laisse aux Chambres, disait-il à W. Senior en 1852, le soin de gérer les affaires intérieures, mais une question que je tiens à régler personnellement, c'est celle de la défense du pays » (M. Huisman, Le problème de la sécurité de la Belgique et des Pays-Bas à l'avènement du second Empire (Revue de l'Université de Bruxelles, 1928, p. 14).

Le vote des fortifications d'Anvers et le renforcement de l'armée furent en effet son œuvre personnelle et ceux de ses succès qui lui furent le plus chers. Au reste la rançon dont il les (page 173) paya en s'effaçant devant le Parlement ne fut pas sans lui peser et c'est à contre-cœur qu'il remplit si parfaitement son rôle de roi constitutionnel. Il lui arrivait parfois de le laisser entendre. « Nous sommes d'un mauvais exemple » avouait-il en 1859 au ministre de France à propos de l'adoption par l'Italie du régime parlementaire. Et comme celui-ci répliquait « Ici il y a le roi ». « Oui, faisait vivement Léopold, il n'y a même que cela » (Archives du Ministère des Affaires Etrangères à Paris, loc. cit. n° 239. (Lettre du 11 novembre 1859)). Au fond, il supportait avec impatience les concessions qu'il devait faire à ses ministres. Il se plaignait devant eux d'avoir une influence immense en Europe et aucune en Belgique. Était-il admissible qu'on allât jusqu'à lui refuser de nommer commissaire de l'arrondissement de Dinant, « son arrondissement », le candidat qu'il recommandait (Lettres de Conway) ? Il se faisait violence cependant et jamais il ne se laissa emporter à un éclat. Il lui arrivait bien de faire attendre si longtemps sa signature que, pour l'obtenir, le Cabinet devait le menacer de démissionner. Ou bien encore, pour marquer son mécontentement aux ministres, il oubliait de les inviter à un dîner diplomatique. En 1864, au moment de signer malgré lui la loi sur les bourses d'études, si odieuse aux catholiques, il se venge en envoyant 1,000 francs au curé de Sainte-Gudule (Voyez dans Balau op. cit., p. 210, la lettre qu'il lui fait écrire par Conway). Ces mouvements d'humeur répondaient d'ailleurs à ceux du Cabinet. « Montrons au roi, s'écriait un jour Frère-Orban, que nous ne sommes pas ses ministres, mais ceux de la nation ! » (A. Van den Peereboom. Mémoires, t. II, 1re partie, fol. 65). Autant en emportait le vent. Au fond tout se passait le mieux du monde. Le roi subissait ses ministres avec une correction aussi parfaite que ceux-ci respectaient l'obligation constitutionnelle de ne pas découvrir la couronne.

L'arrivée au pouvoir du cabinet libéral au mois d'août 1847 ne marquait pas seulement la victoire d'un parti ; elle était encore une nécessité politique. Depuis 1839, les gouvernements unionistes avaient vécu dans une situation ambiguë qui (page 174) ne pouvait subsister plus longtemps sans fausser les ressorts du régime parlementaire. Car si l'unionisme existait au sein des Chambres, il n'existait pas au sein du corps électoral, si bien que les députés, en soutenant des ministères sans programme, en étaient amenés à sacrifier le programme dont ils s'étaient réclamés eux-mêmes en se proposant aux suffrages. Dans ces conditions, les gouvernements ne duraient qu'en se confinant dans l'équivoque. Les questions irritantes le devenaient davantage par cela même qu'ils n'osaient les aborder. Tous se déclaraient partisans de l'indépendance du pouvoir civil, mais pas un ne se risquait à la définir. S'il avait été possible, en 1842, d'obtenir le vote de la loi sur l'enseignement primaire, il est fort douteux qu'il en eût été de même quatre ans plus tard.

En tous cas, il apparaissait évident qu'il ne fallait plus compter à l'avenir sur de nouvelles transactions. En 1843, l'opposition des catholiques avait fait échouer une loi pourtant bien innocente sur la nomination des jurys chargés des examens universitaires, et elle avait contraint van de Weyer à retirer son projet d'organisation de l'enseignement moyen. L'unionisme en arrivait donc à bloquer, pour ainsi dire, l'activité législative. Vis-à-vis du problème qui passionnait l'opinion, celui des rapports de l'Eglise et de l'Etat, il en était réduit à se réfugier dans l'abstention ou plutôt à reconnaître son impuissance. Et cette pauvre attitude, aux yeux des libéraux, n'était qu'une manœuvre imposée aux ministres par « l'influence occulte » du clergé, puisqu'en réalité, n'oser revendiquer en face de l'Eglise les droits de l'Etat, c'était abdiquer devant elle.

Le danger de la situation n'avait pas échappé à la clairvoyance du roi. Par cela même qu'il redoutait le gouvernement des partis, il voyait bien que le seul moyen de prolonger la durée de l'unionisme était de le soustraire à l'accusation de n'exister qu'en faveur de l'Eglise. Pour lui rendre la confiance des libéraux, il avait par deux fois vainement offert à Rogier la mission de constituer le ministère. Mais Rogier avait refusé de se compromettre en faveur d'un régime dont la chute prochaine était aussi évidente que la faiblesse, dont l'opinion était manifestement lassée, et que les libéraux répudiaient de plus (page 175) en plus. Leur succès croissants aux élections, le retentissement du Congrès libéral de 1846 et la solide organisation qu'il avait donnée au parti, leur faisaient envisager comme inévitable une victoire qui leur permettrait enfin de prendre le pouvoir sans partage, sans compromission, dans la pleine affirmation de leurs principes. En votant pour eux, au mois de juin 1847, les électeurs votèrent surtout contre l'unionisme. Cogels reconnaissait très exactement à la Chambre que la formation du nouveau ministère était « une nécessité politique amenée par les circonstances » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 611).

Ce premier ministère de parti devait être le ministère de l'indépendance du pouvoir civil ; le hasard des événements voulut qu'il fût le ministère de l'indépendance nationale. Six mois après son arrivée aux affaires, l'explosion de la révolution française de février lui imposait inopinément la tâche redoutable de piloter l'Etat à travers la tempête qui allait secouer l'Europe. On a vu plus haut comment sa décision, son énergie et son habileté répondirent à l'élan patriotique qui fit se grouper autour de lui, au moment suprême, les Chambres et le pays (Voyez plus haut, p. 132 et suivantes). Aussi longtemps que dura la crise, il ne voulut être et ne fut en effet qu'un gouvernement de salut public.

L'élargissement du droit de suffrage jusqu'à la limite extrême fixée par la constitution ne répondait ni à ses idées, ni à celles de ses électeurs. En 1846, Frère-Orban s'y était violemment opposé au sein du Congrès libéral, et seule la nécessité de satisfaire l'opinion démocratique poussa le Cabinet à faire voter une mesure dont l'adoption quelque semaines auparavant eût été impossible et inconcevable. Le 14 février encore, Rogier ne se bornait-il pas à proposer l'octroi de la franchise électorale aux seules personnes inscrites sur les listes du jury ? Mais ne venait-on pas « de traverser un siècle en un jour » ? (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 632). Et au moment où il semblait à tous que la nationalité et la société même étaient en jeu, l'intérêt ne commandait-il pas d'accorder au gouvernement la mesure qu'il déclarait (page 176) indispensable au maintien de l'ordre public ? Les conservateurs ne furent pas les moins empressés à composer avec la démocratie. Et sans doute lui eût-on accordé davantage encore s'il eût été possible de le faire sans réviser la Constitution (L. Hymans, Histoire parlementaire, pp. 633, 634, 682). L'unanimité même du vote qui consacra la réforme atteste bien qu'il fut imposé par la pression des circonstances. Pour presque toute la gauche et certainement pour toute la droite, c'était un saut dans l'inconnu, une concession faite à l'imminence du péril présent au prix d'un péril futur.

Quelques catholiques avaient très bien prévu que l'abaissement général du cens électoral aux 20 florins du minimum constitutionnel, avantagerait les électeurs des villes sur ceux des campagnes. L'opinion libérale devait donc profiter de la réforme, mais n'était-il pas à craindre qu'elle tournât surtout au profit des radicaux et au détriment des doctrinaires qui, en 1846, s'étaient si énergiquement prononcés contre elle ? Les élections du 13 juin 1848 furent au contraire un éclatant triomphe pour ces derniers. Ils obtenaient 85 représentants au sein des Chambres nouvelles ; la droite en était réduite à 23 membres. Les républicains, les démocrates et les radicaux étaient écrasés et durant longtemps ne devaient pas se relever de leur défaite. L'expansion du droit de suffrage renforçait donc la domination de la bourgeoisie en la fondant sur une base plus large, et elle la renforçait sous la forme libérale.

Nul doute que ce résultat n'ait eu pour causes essentielles, d'une part, les appréhensions suscitées par les mouvements socialistes qui allaient aboutir en France à l'insurrection de juin et, d'autre part, la confiance générale qui avait répondu à la conduite du gouvernement. On avait incontestablement voté beaucoup moins pour le parti qu'il représentait que pour l'attitude politique qu'il avait prise. Les catholiques eux-mêmes qui s'étaient si unanimement ralliés autour de lui, s'étaient abstenus de le combattre. En somme il bénéficiait des conjonctures encore très délicates au milieu desquelles on se trouvait. Personne n'eût oser affronter la responsabilité de raviver, en un moment (page 177) aussi critique, une opposition de parti. L'essentiel pour la bourgeoisie était de conserver au pouvoir un cabinet qui lui avait donné des gages certains de son attachement à la Constitution et à l'ordre établi. Le libéralisme en effet qu'il professait en matière économique, ne le professait-elle pas elle-même ? La réaction générale qui se manifestait partout contre le socialisme démocratique avait certainement été pour beaucoup dans le succès du ministère. Plus on le savait attaché à la liberté économique et au libre-échange, plus il rassurait l'opinion des classes moyennes, invinciblement hostiles à toute intervention de l'Etat dans leurs affaires. A voir le fond des choses, on aperçoit que les élections de 1848 marquent le point de départ de la politique économique qui, jusqu'en 1886, restera invariablement celle de tous les gouvernements qui se succéderont au pouvoir et dont le représentant par excellence a été Frère-Orban. La qualifier de politique de classe, c'est méconnaître qu'elle fut avant tout une doctrine. Sans doute la liberté dont elle se réclamait devait tourner à l'avantage de la bourgeoisie. Mais c'est avec une sincérité complète que cette bourgeoisie y voyait en même temps la garantie du progrès. Et en cela elle ne faisait que suivre le courant d'une époque éblouie par les révélations de la science et les conquêtes de l'industrie.

Le libre développement de l'individu lui apparaissait comme la condition même du développement de la civilisation dans le domaine spirituel et dans le domaine matériel. Toute restriction de la liberté était donc à la fois un mal et un outrage, le seul devoir de l'Etat consistant à garantir à chacun la possibilité de prendre part à la compétition générale de toutes les énergies. Son rôle est d'affranchir, non de protéger. Limiter le travail des femmes et des enfants, déclarer l'instruction obligatoire, intervenir dans les relations entre employeur et employé, autant d'atteintes injustifiables à la dignité et à la responsabilité des citoyens. Pour améliorer le sort du pauvre et relever sa condition, il suffit de lui procurer par le libre-échange la faculté de vivre à bon compte, et de mettre à sa portée les bienfaits de l'enseignement. S'il le veut, la science lui fournira les moyens de participer à l'affranchissement général et de se hausser par (page 178) la liberté jusqu'à cette bourgeoisie dont l'ascendant n'est que la récompense de la volonté et de l'instruction.

Et en cela, dans un pays comme la Belgique, le libéralisme des libéraux s'associe et s'amalgame avec leur anticléricalisme, le seul point, mais cardinal, par lequel leurs convictions s'opposent à celles des catholiques. Car sur tout le reste ils sont d'accord. Ici seulement apparaît entre ces bourgeois une opposition irréductible parce que, dépassant la sphère des intérêts matériels, elle met aux prises les croyances. Et sans doute, il importe de le redire, les libéraux s'abstiennent, les uns par tolérance de principe, les autres, et ce sont encore les plus nombreux, par tradition de famille ou sentiment personnel, de tout sectarisme anti-religieux. (Note de bas de page : A. Van den Peereboom, si complètement anticlérical qu'il soit, est un catholique pratiquant. Il s'effraye, en 1864, de voir une partie des libéraux s'attaquer à la religion et non plus seulement « au prêtre politique ». Voy. ses Mémoires, t. II, 1re partie, folio 26 V° et 178 V°). Mais il n'importe. Dans cette redoutable question de l'enseignement dont dépend d'après eux le progrès social, il n'est pas possible que l'Eglise ne se mette pas en travers de leur route et que n'éclate enfin l'inévitable combat dont la crise de 1848 n'a fait que retarder l'explosion.

Le congrès libéral de 1846 avait inscrit à son programme la révision de la loi transactionnelle de 1842 sur l'enseignement primaire. Mais tout en se déclarant en principe d'accord avec lui, le cabinet crut prudent d'ajourner cette réforme et de résoudre tout d'abord la question depuis longtemps pendante, de l'enseignement moyen. En fait, il appartenait presque tout entier à l'Eglise. Quelques grandes villes avaient bien institué des collèges communaux, mais partout ailleurs, il n'existait que des établissements ecclésiastiques : petits séminaires ou collèges de congrégations religieuses, parmi lesquels ceux des Jésuites occupaient le premier rang. Le projet de loi déposé par le ministère le 14 février 1850 organisait, pour affranchir la formation intellectuelle de la bourgeoisie de l'emprise confessionnelle, dix athénées et cinquante écoles moyennes dépendant de l'Etat. Les ministres des cultes étaient « invités à donner et à (page 159) surveiller l'enseignement religieux », mais seul le pouvoir laïque nommait les professeurs, imposait le programme des études et inspectait les écoles. En face de l'enseignement confessionnel du clergé, l'Etat instituait donc un enseignement séculier ne relevant que de lui et où le prêtre ne pouvait plus, à aucun égard, intervenir à titre d'autorité. Au système de la collaboration confiante de l'Eglise et de l'Etat qui avait inspiré la loi de 1842, se substituait celui de leur séparation et de leur concurrence. Le gouvernement ne prétendait pas s'imposer, en reprenant les traditions de Guillaume Ier, à l'enseignement catholique ; il se bornait à ouvrir des écoles où, conformément à son principe de l'indépendance du pouvoir civil, il se proclamait le seul maître.

Et c'est en cela précisément que résidait, aux yeux des catholiques, la portée et le danger de la loi. Elle accomplissait enfin la rupture imminente du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dont la grande affaire de l'unionisme avait été de sauvegarder l'alliance. Pour les croyants, un enseignement que l'Eglise, seul dépositaire de la vérité religieuse et de la vérité morale, ne contrôlerait plus, apparaissait nécessairement anticonstitutionnel, antinational et anti-social (P. Hymans, Frère-Orban, t. II, p. 452). Dans la presse comme dans le Parlement, on l'accusait de préparer le triomphe des doctrines « atroces » du socialisme. L'invitation même adressée au clergé de dispenser l'instruction religieuse était interprétée comme une hypocrisie et une dérision. Le prêtre ne pouvait entrer dans l'école qu'à titre d'autorité et c'était l'insulter que de l'y ravaler au rôle d'un simple professeur de religion, comme si la religion, qui eût dû imprégner tout le programme scolaire, n'y était qu'une branche parmi d'autres. Ainsi, du terrain politique, le débat glissait fatalement sur le terrain religieux. Dès le 14 mai, l'Eglise prenait ouvertement parti. Les évêques adressaient au Sénat une requête le priant de rejeter la loi votée par la Chambre. Quelques jours plus tard. le 20 mai, le pape lui-même exprimait « sa douleur à la vue des périls qui menaçaient en Belgique la religion catholique ».

(page 180) La promulgation de la loi, le 1er juin 1850, ne mit pas fin à une agitation dans laquelle l'attitude adoptée par les autorités ecclésiastiques les obligeait à persévérer sous peine de paraître capituler en face de l'Etat. Les évêques défendirent au clergé de se charger de l'enseignement religieux dans les nouvelles écoles. Ainsi l'Eglise mettait l'enseignement de l'Etat en interdit. Entre elle et le pouvoir civil, l'opposition reparaissait aussi tranchée qu'elle avait été sous le gouvernement de Guillaume Ier. Et par un curieux retour des choses, comme sous Guillaume Ier encore, la résistance catholique était encouragée par le cours que les événements prenaient en France. Le vote récent de la loi Falloux (16 mars 1850) attestait clairement l'évolution nouvelle qui y ramenait l'Etat à l'Eglise. Dans le même moment où la Belgique fermait les écoles à l'influence religieuse, la France les lui rouvrait. Toutes les sympathies du clergé allaient à Napoléon III, et le coup d'Etat du 2 décembre 1851 lui parut le gage certain d'un avenir meilleur. Il applaudissait aux déclamations furibondes de Granier de Cassagnac contre le gouvernement libéral, sans prendre garde qu'elles étaient dirigées bien davantage contre le gouvernement parlementaire (Voyez plus haut, p. 154.). Les journaux catholiques représentaient le ministère comme un danger social.

Peu à peu, l'opinion conservatrice s'inquiétait. La proposition de Frère-Orban de taxer les successions en ligne directe était représentée comme une atteinte au droit sacré de propriété (Voyez plus haut, p. 167.). Parmi les libéraux eux-mêmes, beaucoup n'étaient pas sans s'effaroucher d'une telle hardiesse. Mis en minorité sur cette question, le gouvernement démissionna et ne reprit le pouvoir qu'en tempérant ses premières dispositions. Il fallut d'ailleurs dissoudre le Sénat pour vaincre la résistance. Manifestement, le prestige du cabinet était compromis. Chaque élection renforçait l'opposition catholique au Parlement. L'exaspération des partis était telle que Frère-Orban se laissait aller jusqu'à lancer à la droite l'accusation de n'avoir obéi qu'à (page 181) la peur en se ralliant autour du gouvernement le 24 février 1848 et jusqu'à revendiquer pour le libéralisme seul l'honneur d'avoir sauvé le pays. De son côté, le roi s'inquiétait des attaques de plus en plus violentes lancées en France contre son ministère, et plus encore de l'évidente répugnance de celui-ci à demander aux Chambres les mesures militaires que l'attitude de Napoléon III rendait indispensables. (Note de bas de page : L'attitude du cabinet en face de la question militaire provoqua successivement la démission du général Chazal, ministre de la guerre, puis de son successeur le général Brialmont, le père du célèbre constructeur du système défensif d'Anvers et des forts de la Meuse. Cf. P. Crokaert, Brialmont, p. 367 (Bruxelles, 1925)). Il s'empressa d'accepter la démission que Rogier, sentant la majorité se dérober, lui offrit le 29 septembre 1852.

La droite, n'étant pas assez forte pour prendre le pouvoir, le roi résolut de former un cabinet qui échapperait à la domination des partis en s'appuyant sur les éléments les plus modérés de chacun d'eux. Ce n'était pas un retour à l’unionisme : c'était un essai de gouverner au moyen du centre. Pour ménager la susceptibilité des groupes, presque tous les ministres furent choisis en dehors du Parlement. La présidence du Conseil échut à Henri de Brouckere, un de ces hommes de plus en plus rares dont le libéralisme demeurait celui qui avait régné vingt ans auparavant au sein du Congrès national.

En constituant ce nouveau gouvernement, Léopold Ier s'était incontestablement inspiré de considérations de politique extérieure. Il était grand temps et de calmer le mauvais vouloir de Napoléon III envers la Belgique et de pourvoir à la défense nationale. L'apaisement des passions permit au ministère d'obtenir pour cette double tâche le concours du Parlement. Des lois furent votées, on l'a vu plus haut, en vue de réprimer les attaques contre les souverains étrangers, en même temps que l'effectif de l'armée était porté à 100,000 hommes.

Le gouvernement parvint aussi à trouver un biais pour sortir du conflit politico-religieux provoqué par l'opposition épiscopale à l'enseignement de l'Etat. Un accord, connu (page 182) sous le nom de « convention d'Anvers », reconnut la nécessité de mettre l'instruction en harmonie avec les principes de la morale chrétienne. Les évêques se contentèrent de cette assurance. Ils n'insistèrent pas sur leur prétention de contrôler le choix des professeurs, confiants dans l'attitude conciliante du ministère qui permettait d'espérer un retour prochain à la collaboration des deux pouvoirs.

Les élections de 1854 qui donnèrent aux catholiques quelques voix de majorité dans les Chambres, semblèrent marquer l'adhésion du pays à la politique nouvelle. Le roi les interpréta du moins dans ce sens, sans prendre garde à l'effritement de ce parti du centre sur lequel s'appuyait le cabinet de Brouckere. En réalité, entre la droite désireuse de prendre le pouvoir et la gauche irritée de la modération croissante du gouvernement, les Chambres se classaient de nouveau en partis hostiles. Le libéralisme attardé de de Brouckere ne répondait plus au sentiment de personne. Il le comprit et se retira le 2 mars 1855, pour permettre au roi de tenter une dernière expérience unioniste.

Pierre De Decker, à qui fut confiée la mission de constituer le cabinet, était comme catholique l'exact pendant de ce qu'avait été de Brouckere comme libéral. Demeuré fidèle aux doctrines de Lamennais, sa conception des rapports de l'Eglise et de l'Etat allait à les accorder l'un avec l'autre dans la liberté. S'il réprouvait l'encyclique de Grégoire XVI contre les libertés modernes, il n'admettait pas non plus que, sous prétexte d'indépendance, le pouvoir civil se refusât à coopérer avec le pouvoir ecclésiastique et lui enlevât les moyens de garantir par la religion, les bases de l'ordre social. Prenant ainsi position entre les partis, il rêva de gouverner en les conciliant et de ramener le Parlement à l'état d'esprit du Congrès et des Chambres unionistes d'avant 1839. La plupart de ses collaborateurs furent recrutés parmi les quelques députés du centre droit et du centre gauche. Dès son arrivée au pouvoir, il déclara qu'il gouvernerait en dehors des partis. Le roi enchanté possédait enfin « le ministère de son cœur. »

Pourtant la tâche que s'assignait De Decker était (page 183) irréalisable. Dès le premier jour, il fut en butte à l'hostilité déclarée de la gauche et, quoi qu'il en eût, ne pouvant gouverner avec elle, il se vit réduit à gouverner contre elle. Cet unioniste fut, si l'on peut ainsi dire, catholique malgré lui. Et il faut reconnaître que les tendances nouvelles qui de jour en jour se manifestaient plus nettement au sein du parti catholique devaient inévitablement susciter, plus ardente que jamais, l'opposition libérale.

« La Belgique, écrivait Guizot en 1853, est le seul pays catholique jusqu'ici qui ait su accepter et pratiquer les principes de la société moderne sans cesser d'être chrétien et catholique » (Lettre à Léonce de Lavergne, Revue des Deux Mondes, 1 juillet 1908, p. 61). Au moment où il les écrivait cependant, ces paroles, sans cesser d'être vraies, ne l’étaient plus entièrement. A partir des environs de 1850, sous l'influence de la propagande ultramontaine menée en France par Veuillot et ses amis de l'Univers, l'attitude des catholiques belges se transformait visiblement. Seuls, quelques attardés se réclamaient encore de ces principes menaisiens qui avaient si puissamment contribué en 1830 à déterminer les rapports constitutionnels de l'Eglise et de l'Etat. Ils avaient été alors un idéal, ils n'étaient plus qu'un fait. On les admettait sans doute, mais, de jour en jour, le nombre allait croissant de ceux qui ne les considéraient plus que comme un expédient imposé par les circonstances, quoique condamné par le Saint-Siège. Dès 1853, le Bien Public, s'inspirant de l'Univers, entamait contre la liberté de conscience une campagne à laquelle il n'était que trop visible qu'allaient les sympathies du clergé.

Comme parti, les catholiques de la Chambre avaient beau proclamer leur fidélité à la Constitution, l'attitude de leurs chefs spirituels les compromettait et les mettait en mauvaise posture en face de l'opposition libérale. Si, en 1856, De Decker refusait de destituer un professeur de l'Université de Gand accusé d'avoir nié dans son cours la divinité du Christ, les évêques de Gand et de Bruges le désavouaient (page 184) aussitôt en lançant un mandement contre cette Université. Comment espérer dès lors conclure l'alliance de la liberté et des influences religieuses rêvée par les catholiques parlementaires et sans laquelle, comme Malou l'affirmait en 1857, « la séparation des pouvoirs, établie pour le progrès et le bien, pourrait devenir pire que le despotisme ou la théocratie ? » (De Trannoy, Jules Malou, t. I, p. 333 (Bruxelles, 1905)).

Un projet de loi sur la bienfaisance, proposé cette même année par le ministère, allait dissiper les dernières illusions des modérés. Depuis 1847, la question des fondations charitables n'avait cessé de mettre aux prises catholiques et libéraux. Ceux-ci, en conformité de la législation introduite dans le pays par la République et l'Empire français, revendiquaient pour les bureaux de bienfaisance, l'administration exclusive du patrimoine des pauvres ; ceux-là au contraire prétendaient que seule la volonté des fondateurs devait faire loi en ce domaine. En fait, dans la pratique et nonobstant le texte des lois, leur thèse avait été généralement admise depuis 1830. Sans abolir la législation, les autorités avaient toléré qu'on y dérogeât. Et cette tolérance avantageait singulièrement l'Eglise, la très grande majorité des donateurs ou des testateurs remettant presque toujours aux curés ou aux congrégations religieuses le soin d'exécuter leurs volontés. On ne pouvait demeurer plus longtemps dans une équivoque aussi déplorable par l'agitation qu'elle entretenait dans les esprits que par le désordre qu'elle provoquait dans l'organisation de la charité. Le projet du ministère tentait de concilier les deux opinions en conflit. S'il réservait aux fondateurs le droit de désigner les administrateurs de leurs fondations, il subordonnait l'acceptation de celles-ci à l'approbation du gouvernement sur l'avis du bureau de bienfaisance, du conseil communal et de la députation permanente, obligeait les administrateurs à rendre compte de leur gestion et prenait des mesures pour empêcher l'accumulation entre leurs mains d'un trop grand nombre d'immeubles.

(page 185) En s'écartant des principes posés par la Révolution française, cette réforme se prêtait trop aisément à l'accusation de viser au retour de l'Ancien Régime pour que l'opposition libérale ne s'emparât pas aussitôt de ce grief. On comprendrait mal cependant les colères qu'elle provoqua si elle n'avait coïncidé avec l'évolution anticonstitutionnelle qui se manifestait, on vient de le voir, dans une partie de l'opinion catholique. L'augmentation constante des congrégations religieuses attisait encore le soupçon d'une conspiration gouvernementale en faveur de la « mainmorte », mot horrifique et sinistre bien fait pour exciter la colère et la crainte. Abandonner d'ailleurs la bienfaisance à l'Eglise n'était-ce pas la doter d'un instrument formidable d'influence et de pression ? N'était-ce pas augmenter encore sa richesse déjà trop grande ? Une brochure retentissante stigmatisait la loi du nom de « loi des couvents », et le ministre de France écrivait à Paris qu'elle allait permettre au clergé de « tout écraser » sous sa puissance (Archives du Ministère des Affaires étrangères à Paris, loc. cit., n°232. (Lettre du 20 avril 1857)).

Après des discussions passionnées, la Chambre des Représentants vota les articles essentiels du projet et aussitôt à Bruxelles et dans toutes les grandes villes ce fut l'émeute. Emeute purement politique d'ailleurs, purement libérale et par cela même pour le gouvernement, bien plus redoutable que n'eût été un mouvement populaire. Comment, en effet, la bourgeoisie au pouvoir eût-elle osé employer la troupe contre cette autre partie de la bourgeoisie qui, sous les fenêtres du Palais de la Nation, huait les ministres, sifflait le nonce du pape, acclamait Frère-Orban, et le soir brisait les vitres du couvent des capucins et des bureaux de rédaction de L'Emancipation ? Etait-il possible de faire tirer sur ces électeurs échauffés, comme s'ils eussent été de simples grévistes ? Et faire marcher contre eux la garde civique, cette « armée de la bourgeoisie », il n'y fallait pas penser, car dans tous les grands centres, la garde civique se fût rangée de leur côté.

(page 186) Déconcerté par l'événement, le ministère ne chercha qu'à gagner du temps. Le 29 mai, il renvoyait son projet à la section centrale de la Chambre et le 12 juin clôturait la session parlementaire. C'était capituler devant l'émeute et c'en était fait de la loi. L'opposition, sentant la partie gagnée, n'en fut que plus hardie. De toutes parts les villes pétitionnaient ou protestaient ; la presse libérale entretenait l'agitation. Les élections communales du mois d'octobre se firent sur la « plate-forme » de la loi. Elles furent un éclatant triomphe pour l'opposition. A Gand les catholiques qui avaient obtenu 1,000 voix de majorité aux élections précédentes se trouvaient maintenant en minorité de 1,500 voix. Manifestement l'opinion s'était prononcée : si le ministère possédait encore la majorité dans les Chambres, il ne la possédait plus dans le pays. S'obstiner davantage, c'eût été provoquer des troubles plus graves en provoquant le sentiment public. De Decker ne voulut pas en affronter la responsabilité. Il démissionna le 30 octobre.

Il semble bien que le roi ne fut pour rien dans cette résolution. Le ministère avait été son œuvre et il dut en considérer le départ comme un échec personnel. Quelques jours encore avant les élections communales, il disait à Barrot que « les événements du mois de mai avaient fait perdre à ce pays trente pour cent dans l'opinion du monde. Encore une crise comme celle que nous venons de traverser et son crédit moral tombera au niveau de la dette espagnole » (Archives du Ministère des Affaires étrangères à Paris, loc. cit., n°235, (lettre du 14 octobre 1857)). Il se plaignit plus tard d'avoir été abandonné par ses ministres. On peut douter cependant qu'il ait eu vraiment l'idée de monter à cheval pour dompter le désordre. Il avait trop d'expérience pour prétendre maintenir au pouvoir, sous prétexte de correction parlementaire, un cabinet dont le prestige venait d'être si fortement ébranlé. C'eût été commettre au profit de De Decker la même faute que Louis-Philippe avait commise en 1848 au profit de Guizot.

Sans doute le parlementarisme venait de subir un de ces (page 187) accrocs auxquels sont exposés tous les gouvernements d'opinion. Mais ce qui sortait irréparablement compromis de l'aventure, c'était l'unionisme. Léopold y était néanmoins si attaché qu'il songea un moment à rappeler de Brouckere au pouvoir. Il espérait en même temps calmer l'exaspération des catholiques qui l'accusaient d'avoir provoqué la démission du cabinet. Au mois de novembre, il chargeait Adolphe Dechamps de porter au pape une lettre autographe pour faire donner une leçon de modération aux évêques de Gand et de Bruges (De Trannoy, op. cit., p. 358). A ce moment d'ailleurs il s'était résolu à l'inévitable en rappelant de nouveau Rogier aux affaires et en lui accordant la dissolution des Chambres. Mais il demeurait si irrité contre les libéraux, que le 13 novembre, causant avec le ministre de France, il se déclarait prêt, s'il le fallait « à en appeler aux cinq grandes Puissances qui ont créé et consacré la nationalité belge » (Archives du Ministère des Affaires Etrangères à Paris, loc. cit., n°235. (Lettre du 13 novembre 1857). Le ministre ajoute que le roi a parlé avec une très grande violence et comme il lui arrive peu souvent de le faire).

Les élections du 10 décembre 1857 dissipèrent sa colère et ses inquiétudes. Elles envoyèrent au Parlement 70 libéraux et 38 catholiques. Ainsi le pays légal avait voté pour les émeutiers de mai. Son verdict approuvait la démission du cabinet De Decker et condamnait définitivement l'unionisme. On en revenait, et cette fois pour toujours, au gouvernement des partis.


Le cabinet libéral qui arrivait au pouvoir le 9 novembre 1857 devait s'y maintenir pendant treize ans, la plus longue durée à laquelle un gouvernement soit jamais arrivé en Belgique depuis 1830. Son chef nominal était Charles Rogier, son chef effectif fut Frère-Orban, et la prépondérance de ce dernier ne s'explique pas seulement par la puissance de sa personnalité : elle correspond encore admirablement à la situation politique.

(page 188) Si fort qu'il eût évolué sous l'influence des nécessités parlementaires, Rogier n'en demeura pas moins fidèle jusqu'au bout à l'idéalisme démocratique et national de sa jeunesse. Au vrai, il ne fut jamais exclusivement un homme de parti, ni un pur anticlérical, ni même un pur libéral. On retrouve en lui des traces ou si l'on veut des repentirs d'unionisme, et le dogme de la liberté économique ne parvint pas à s'imposer complètement à cet ancien disciple de Saint-Simon. Ses origines populaires et sa formation intellectuelle le classaient au surplus en marge de cette haute bourgeoisie capitaliste avec qui il se vit forcé de collaborer sans pourtant sympathiser complètement avec elle. Voltairien et saint-simonien, il ne put ni prendre vis-à-vis de l'Eglise l'attitude d'un sectaire, ni en matière sociale adhérer sans réserves au principe du « laisser-faire et laisser-passer ». Dégagé de tout esprit de système, il se laissait aller à ses tendances humanitaires et à sa tolérance généreuse sans chercher à les concilier. Beaucoup demeurait en lui du républicain et du patriote de 1830. La pratique du pouvoir l'avait incliné à l'opportunisme ; elle n'en avait pas fait un doctrinaire. Avec ses beaux cheveux blancs, son sourire, sa bienveillance et son aménité, il apparaissait au sein du Parlement comme le survivant d'une époque disparue dont le glorieux souvenir, et chez quelques-uns le regret, rejaillissaient sur lui. C'était un ancêtre : ce n'était plus l'homme du jour.

L'homme du jour Frère-Orban, l'était au contraire à tous égards. Personnellement, il possédait toutes les qualités d'un grand ministre : la parole, la netteté des vues, l'énergie, la volonté. Dédaigneux de ses adversaires, cassant avec ses collègues, paré du double prestige de l'autorité morale et de la beauté physique, il s'imposait comme un chef et il frappa le gouvernement de son empreinte. Sous sa direction le ministère devait marquer, jusqu'en 1870, l'apogée du régime libéral et du régime censitaire.

Avec ce ministère, ce qui arrive au pouvoir, c'est le libéralisme sans doute et avec lui l'anticléricalisme, mais c'est en même temps cette haute bourgeoisie à laquelle Frère-Orban appartient par alliance de famille et par conviction. (page 189) Les élections de 1857 ont été pour elle une éclatante victoire. Pas un radical, pas un avancé n'a figuré sur la liste des associations libérales qui ont conduit la bataille. La réaction provoquée par la « loi des couvents » n'a profité qu'aux doctrinaires. Elle a été tout ensemble anti-démocratique et anticléricale. La crainte de voir l'Eglise ramener la société à l'Ancien Régime a rejeté l'opinion vers les défenseurs les plus ardents de l'ordre moderne, c'est-à-dire vers les libéraux aussi fervents adeptes de la liberté de conscience que de la liberté économique. Leurs principes répondent à toutes les nécessités d'une époque pour laquelle le progrès social se confond avec le progrès du capitalisme et de l'industrie. Comme jadis les Orangistes, ils apparaissent sous l'aspect d'un « parti industriel ». Presque tous leurs représentants aux Chambres sont recrutés dans le monde des affaires ou parmi les maîtres du barreau. Ce que l'on attend d'eux, c'est la réalisation d'un programme qui développera toutes les énergies économiques du pays.

Et l'on a vu que ce programme, sous la conduite de Frère-Orban, ils l'ont réalisé à merveille. Suppression des octrois, introduction du libre-échange, rachat du péage de l'Escaut, création de la Banque Nationale, autant de réformes qui ont été autant de bienfaits (Voyez plus haut, p. 166 et suivantes). Les adversaires eux-mêmes du gouvernement en ont dû reconnaître le mérite. Elles dépassent en effet le domaine des intérêts de parti pour atteindre celui des intérêts généraux de la bourgeoisie censitaire. Par elles, le régime bourgeois se fortifie par cela même qu'elles attestent sa bienfaisance. Elles justifient ce dogme de la liberté en tout et pour tous que la science considère de son côté comme la condition indispensable de la santé sociale. N'affranchissent elles pas d'ailleurs le travail en même temps que le capital ? Sans doute, une loi mort-née sur la protection des ouvriers proposée en 1860 par Rogier a fâcheusement détonné au milieu du système comme une maladroite réminiscence des utopies socialistes d'antan, mais l'organisation des conseils de Prud'hommes (1859), l'établissement de la Caisse d'épargne (1865), la suppression du délit de coalition (1866), l'institution des abonnements ouvriers au chemin de fer (1869-1870) ne prouvent-ils pas que le libéralisme censitaire dispense aussi largement ses faveurs au peuple qu'à la bourgeoisie ? Le gouvernement n'a qu'un devoir : favoriser partout et chez tous l'initiative individuelle. Et ce devoir comment nier qu'il le remplisse admirablement ? Ce qu'il a voulu faire et ce qu'il a fait, c'est ce qu'il devait faire, c'est-à-dire adapter la nation aux nécessités de l'industrie capitaliste.

Pour arriver à son but, il lui fallait la force. Il l'a possédée, grâce à l'appui que durant treize ans le parti libéral lui a fourni dans le libre jeu des institutions parlementaires. Mais le libéralisme économique, pour ce parti, s'associe étroitement à l'anticléricalisme. Or l'indépendance du pouvoir civil est bien loin d'avoir cause gagnée. Les progrès de l'ultramontanisme lui font courir de nouveaux périls et mettent en question ces libertés constitutionnelles dont la garantie est indispensable au progrès. Ici encore, Frère-Orban apparaît comme l'incarnation même de l'opinion qu'il dirige et qu'il inspire. Chez lui, le libre-échange et l'anticléricalisme ne sont vraiment que les deux parties indissolubles d'une même doctrine. Pour que la liberté soit entière, il faut la protéger contre les atteintes de l'Eglise. La religion a son domaine propre et il prend sur lui de le définir, sûr d'avoir raison et ne voyant dans les protestations des catholiques qu'hypocrisie ou mauvaise foi. En ceci, quoi qu'il en ait, ce contempteur de l'Etat est bien obligé de revendiquer pour l'Etat les droits qu'il lui refuse en matière sociale et économique. De là, toutes ces lois que la droite a stigmatisées comme autant d'atteintes portées à la liberté : loi sur les fondations charitables (1859), loi déférant aux tribunaux les attaques méchantes faites en chaire contre l'Etat ou les personnes (1862), loi sur les bourses d'études (1864), loi sur le temporel des cultes (1870).

A la distance où nous sommes de cette époque, nous ne comprenons plus bien les fureurs qu'elles ont provoquées. On n'y découvre aucune nouveauté dirigée contre l'Eglise. Elles se bornent à faire passer dans la pratique les principes de la (page 191) législation introduite dans le pays par la République française et l’Empire, législation que ni le royaume des Pays-Bas, ni la Révolution belge n'avaient abolie, mais qui, depuis 1830, était tombée en désuétude. En réalité, elles ne sont que la conséquence juridique de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Et cela est si vrai que leur adoption a été définitive et que les ministères catholiques qui succédèrent au cabinet de 1857, les ont laissé subsister. C'est donc beaucoup plus leur tendance que leur contenu qui a provoqué l'opposition acharnée de la droite. En s'élevant contre elles, c'est contre la conception de l'Etat neutre et laïque qu'elle protestait.

Car, encore une fois, pour les catholiques, la neutralité de l'Etat en matière religieuse implique son hostilité à la religion. Si les ministres et si la majorité qui les soutient dans les Chambres protestent de leur respect pour elle, ne voit-on pas poindre au sein même du parti libéral une orientation nettement anticatholique ? A la lutte contre l'Eglise se substitue évidemment parmi les « avancés » et les « radicaux », la lutte contre les croyances que l'Eglise a mission de propager. Ses dogmes sont représentés comme incompatibles avec la liberté politique et avec les découvertes de la science. Le progrès est au prix de leur disparition et il faut dès lors les attaquer en face, et à l'intolérance cléricale répondre par l'intolérance laïque.

Le mouvement, parti des loges maçonniques, se répand, depuis les environs de 1857, avec une rapidité croissante. Dans les grandes villes se forment des sociétés de « solidaires » dont les membres s'engagent à s'abstenir des sacrements. Les enterrements civils se multiplient et donnent lieu à des manifestations de libres-penseurs. La répartition des cimetières en une partie bénite pour les croyants et une partie profane pour les non-croyants, devient un sujet de conflits incessants et de scandales. A Bruxelles s'ouvre une école pour les jeunes filles de la bourgeoisie d'où l'enseignement religieux est banni. A l'Université de Gand, le professeur Laurent, dans son cours et dans ses écrits, attaque l'Eglise avec passion et, au mépris de la Constitution, réclame sa subordination à l'Etat.

(page 192) Emile de Laveleye, constatant l'impossibilité pour les libéraux de professer encore les dogmes catholiques, leur conseille de se convertir au protestantisme. Dans la jeunesse, dans la jeunesse des grandes écoles surtout, ces tendances excitées par l'amour des nouveautés, le besoin d'activité et la hardiesse des tempéraments vont à l'extrême radicalisme. Le congrès des étudiants tenu à Liège au mois d'octobre 1865 a été « effrayant ». Des étudiants parisiens y sont venus, un crêpe au chapeau ; on y a exalté la république, insulté Napoléon III, pourfendu l'Eglise et la religion (Archives du Ministère des Affaires étrangères à Paris, loc. cit., no 244 (Lettre du 30 octobre 1865)). Sans doute ces outrances ne sont, dans le parti libéral, que le fait d'une minorité. Mais il n'importe. Un parti est toujours jugé sur l'attitude de son avant-garde et il était fatal qu'aux yeux des catholiques le radicalisme compromît tous les libéraux, comme aux yeux des libéraux l'ultramontanisme compromettait tous les catholiques.

Si inquiet qu'il eût été tout d'abord de l'avènement du ministère, le roi n'avait pas tardé à lui accorder sa confiance. Il lui savait gré de l'énergie avec laquelle il avait défendu devant les Chambres et finalement fait voter les travaux de fortification d'Anvers (1859). Il n'avait fallu rien de moins que l'évidence des dangers courus par l'indépendance nationale pour amener le ministère à imposer à sa majorité une résolution qui devait faire supporter au pays de lourdes dépenses et qui se heurtait à l'hostilité déclarée des Anversois.

Les servitudes militaires avaient produit dans la ville un mécontentement si vif que, sans distinction de partis, les opposants avaient ameuté les masses populaires en des meetings de protestation. En mai 1862 la situation était tendue au point que les électeurs ayant décidé de s'abstenir lors d'une élection sénatoriale, en manière de protestation, il ne s'en présenta que 151 sur 4,590. Les conseillers communaux donnaient leur démission. Le roi, pour avoir reçu froidement une députation chargée d'obtenir la suspension des (page 193) travaux, était grossièrement insulté dans les réunions publiques.

Ce débordement de colères devait fatalement tourner au profit des catholiques. Les libéraux anversois avaient beau réprouver la conduite du ministère, le fait d'appartenir à son opinion les discréditait. Le « meeting », pour employer l'expression qui désignait l'opposition aux fortifications, finit par rompre avec l'association libérale. Dans ses séances passionnées, les griefs locaux étaient exploités en même temps que les griefs linguistiques qui commençaient à occuper l'opinion. La grande ville flamande n'était-elle pas sacrifiée au militarisme néfaste d'un gouvernement composé de Wallons ? Le ministre de la guerre, Chazal, n'était-il pas d'origine française ? N'était-ce pas un crime d'ailleurs que de sacrifier les intérêts d'Anvers sous prétexte de défendre la Belgique que sa neutralité protégeait suffisamment ? Bref, pour la première fois, l'intérêt électoral empoisonna la question militaire qu'il ne devait plus cesser d'infecter depuis lors. Aux élections de 1863, le meeting envoyait au Parlement une députation exclusivement catholique.

Dans tout le pays d'ailleurs, le parti catholique désemparé par sa défaite de 1857, se reprenait visiblement. Jusqu'alors il avait manqué d'une organisation politique et sa presse était bien moins nombreuse que la presse libérale. Au lieu de le servir, les nouveaux organes qui se réclamaient de lui le compromettaient par leurs violences et la rigueur de leur ultramontanisme. A toute évidence, c'est là ce qui inquiétait le corps électoral. Aussi longtemps que la droite resterait suspecte de ne point accepter franchement la Constitution, elle devait renoncer à toute chance de reprendre le pouvoir. Dès 1861, Montalembert suppliait ses amis de Belgique de désavouer l'Univers « qui déshonore le parti catholique en France. » Les éloges des journalistes catholiques à l'adresse de Napoléon III l'indignaient, et il leur reprochait « de se montrer empressés à devenir ses sujets » (E. de Moreau, Adolphe Dechamps, pp. 437, 275. Voir dans le Flambeau de 1929, p. 412, un article de la Patrie de Bruges, souhaitant que la guerre acharnée livrée au catholicisme par le ministère de Léopold « aboutisse à faire balayer son trône par l'étranger », c'est-à-dire par Napoléon III).

(page 194) Montalembert domina de son talent et de ses convictions le congrès catholique qui se réunit à Malines en 1863 et qui, dans l'histoire du parti, a la même importance que, dans celle du parti libéral, le congrès de 1846. Dans un discours retentissant, il y stigmatisa les catholiques qui s'obstinent à ne pas comprendre les principes de la société moderne. Et son succès rendit courage aux modérés qui se disaient « fervents catholiques et libéraux impénitents » (Mot de Schollaert. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. IV, p. 157.). Le pape cependant blâma sévèrement cette compromission. Le Bien Public continua de fulminer. Le parti demeura malgré tout divisé entre deux tendances. Mais les ultras ne parvinrent pas à s'imposer. En 1864 Monseigneur Sterckx, l'archevêque de Malines, publiait deux lettres sur les libertés promulguées « par notre immortel Congrès » et niait qu'elles ne fussent que des « concessions transitoires. »

Il est certain que, dans sa très grande majorité, le parti catholique, comme le parti libéral, restait attaché à la modération. Mais de même que les loges compromettaient le premier, le clergé et la papauté compromettaient le second. Ses adversaires lui reprochaient de ne pas oser avouer ses principes. Ils exploitaient ses protestations contre l'unité italienne (Ch. Terlinden, La reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique (Mélanges Pirenne, t. II), ses manifestations en faveur de la souveraineté du pape, sa prétention de donner le pas dans les cérémonies au drapeau pontifical sur le drapeau national. Et sans doute pris entre la thèse et l'hypothèse, entre leur obéissance au Saint-Siège et leur fidélité à la Constitution, les catholiques se trouvaient en posture embarrassante. En 1864, à Gand, à la veille des élections, ils en étaient réduits à supplier les évêques de ne pas publier de mandement et de garder le silence (E. de Moreau, Adolphe Deschamps, p. 462.). Néanmoins ils avaient alors largement regagné le terrain perdu. Partout leurs associations s'opposaient à celles de leurs adversaires. Leurs journaux se multipliaient. Leur front de parti était reconstitué sur toute la ligne.

Cependant le ministère s'usait au pouvoir. « Le (page 195) gouvernement, disait Frère-Orban, a le devoir d'être impopulaire » et sa majorité avait beau fondre à chaque élection, il n'en restait ni moins dédaigneux pour ses adversaires, ni moins autoritaire pour ses amis. En véritable homme d'Etat, il ne pouvait se résigner à une politique de marchandages et d'expédients. Au commencement de janvier 1864, ne possédant plus à la Chambre des Représentants que deux voix de majorité, il remettait au roi la démission du cabinet.

Le désir du roi eût été d'en revenir encore à une combinaison « centriste ». Mais le centre n’existant plus, force lui fut de se rejeter sur la droite. C'était la première fois qu'elle était appelée à formuler un programme de gouvernement. Celui qu’Adolphe Deschamps rédigea répudiait nettement toute apparence confessionnelle. Dans l'intérêt même de la religion, il voulait que le ministère fût constitutionnel plus encore que catholique. On reprochait à son parti d'être hostile à la liberté, c'est d'elle qu'il se réclama. Il proposa non seulement d'augmenter l'autonomie communale en donnant aux conseils communaux le droit de nommer les échevins, mais encore d'étendre le droit de suffrage pour les élections communales et provinciales. Ainsi, la commune et la province échapperaient en même temps à l'ingérence de l'Etat et à la prépondérance des libéraux, le nombre de ceux-ci, dans un pays aussi catholique que la Belgique, diminuant à mesure que l'on descendait de la bourgeoisie vers le peuple. Décentralisation et démocratie, tels étaient donc les points essentiels du programme Dechamps. Ils devaient dans l'avenir s'imposer de plus en plus à son parti.

Sur le moment, ils effrayèrent beaucoup de ses amis et se heurtèrent aux défiances du roi qui depuis 1848 redoutait toute nouvelle concession à la démocratie. Il craignait au surplus qu'un ministère catholique ne fût entraîné par les Anversois dans une direction antimilitariste. Bref, il refusa d'accorder à Dechamps la dissolution des Chambres qui eût été la condition indispensable de son arrivée au pouvoir, et faute de mieux il conserva ses ministres, Pour sortir de la situation inextricable où l'on se trouvait, il dut bientôt d'ailleurs concéder cette dissolution à laquelle il venait de s'opposer mais que l'obstruction (page 196) de la droite rendait inévitable. Elle raffermit, contre l'attente des catholiques, ce gouvernement libéral dont ils espéraient prendre la succession. Et leur dépit se tourna contre le roi qui paraissait les avoir joués. Jamais l'exaspération des partis ne s'était encore haussée à la virulence où elle atteignit alors (Archives du Ministère des Affaires étrangères, à Paris, loc. cit., no 24 (Lettre du 16 septembre 1865)). A l'étranger, on se demandait si la nationalité belge pourrait supporter une telle tempête. Bismarck affectait pour l'avenir du pays des inquiétudes qui ne répondaient que trop bien aux intérêts de sa politique, et le Times présageait que la Belgique ne survivrait pas à son premier roi (E. Beyens, Le Second Empire vu par un diplomate belge, t. I, p. 389. (Bruges, 1924)).

L'échéance paraissait imminente, car la santé du souverain déclinait rapidement. Depuis 1862 il souffrait de la pierre, avait subi plusieurs opérations et pendant quelque temps n'avait plus correspondu avec ses ministres que par l'intermédiaire de Jules van Praet. Son caractère s'était aigri et cet homme si maître de lui s'abandonnait maintenant à des accès de colère. Un mieux momentané avait été suivi le 8 février 1865 d'une congestion cérébrale. En avril, le roi avait fait un dernier voyage en Angleterre. Il en était revenu si souffrant que l'on ne pouvait plus se faire d'illusions sur sa fin prochaine. Il se traînait lamentablement, atteint d'hydropisie et son état était devenu si grave qu'au mois de novembre les ministres s'attendaient à son abdication (Mémoires d'A. Van den Peereboom, t. II, 1ère partie, folio 166.). La robustesse de sa constitution résista quelques semaines encore. Le 10 décembre, vers 11 heures du matin, il expirait au château de Laeken.

Ses funérailles, le 16 décembre, furent aussi émouvantes que l'avait été son avènement. C'était la première fois depuis la mort de l'archiduc Albert que la Belgique donnait la sépulture à son souverain. Comme homme, Léopold eût sans doute voulu reposer à Windsor, dans cette Angleterre à qui se rattachaient ses plus chers souvenirs ; comme roi, son tombeau ne pouvait se trouver qu'au milieu du peuple qui l'avait appelé (page 197) et auquel il avait rendu tant de services. Seul le pasteur protestant qui suivait son cercueil rappelait son origine étrangère. La nation l'avait oubliée depuis longtemps. Le deuil public était la consécration suprême de la dynastie. Et les représentants des vieilles monarchies, qui n'avaient si longtemps prononcé qu'avec un dédain apeuré le nom du roi révolutionnaire qu'ils conduisaient à sa dernière demeure, y ajoutaient la reconnaissance de l'Europe. La pompe funèbre de Léopold Ier fut en réalité son triomphe. Il était réservé à l'avenir, qui devait voir tomber tant de trônes, d'attester la solidité du sien.