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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VI. Le royaume des Pays-Bas et la Révolution belge

Livre IV. Le Révolution belge

Chapitre II. Les journées de septembre

(Note de bas de page : Pour éviter une annotation inutile, il suffira de renvoyer ici le lecteur aux sources que j'ai surtout utilisées pour le récit des combats de Bruxelles. Ce sont les Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique, p. 252 et suivantes ; les Mémoires du lieutenant-général Pletinckx (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 314 et suivantes) ; le Journal du lieutenant-général de Constant Rebecque (Ibid., t. II, p. 32 et suivantes) ; la Relation d'un témoin oculaire (Ibid., t. II, p. 462) ; les rapports de l'agent anglais Cartwright à lord Aberdeen (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 31 et suivantes).

Le prince Frédéric disposait de 14,000 hommes et de 26 bouches à feu. C'était relativement beaucoup plus que n'en avait eu Marmont, deux mois auparavant, pour soumettre Paris. La nationalité hollandaise de la plupart des régiments garantissait leur fidélité. A la tête de l'état-major se trouvait le général de Constant Rebecque, celui-là même dont les habiles dispositions avaient si largement contribué, la veille de Waterloo, à l'échec de Ney aux Quatre-Bras. Les rapports arrivés de la ville en faisaient prévoir la reddition. Tout indiquait que les bandes indisciplinées de l'émeute n'oseraient affronter le choc des troupes régulières. L'imprudente démarche de Ducpétiaux, qui venait d'être arrêté comme il se présentait aux avant-postes en parlementaire, paraissait attester le découragement des rebelles.

(page 402) Timide, mais réfléchi et obéissant, Frédéric ne concevait aucun doute sur la mission dont son père l'avait chargé : ce serait tout au plus une opération de police.

Dans Bruxelles même, les apparences justifiaient cet optimisme. Le général Valazé, qui venait d'y arriver comme ministre de Louis-Philippe, écrivait à Paris que la fin des troubles était proche, que la bourgeoisie en avait assez, que les « ouvriers guerriers » qu'il voyait passer devant ses fenêtres étaient incapables de combattre et que « les soldats entreraient dans la ville comme ils voudraient ». Ceux que le souci de de leurs intérêts avait rejetés vers le gouvernement ne se cachaient plus. Dans la soirée du 22, ils avaient risqué une manifestation orangiste au théâtre de la Monnaie, et le matin du 23, on rencontrait dans les rues des dames en grande toilette, impatientes d'assister au défilé des troupes hollandaises (Gendenstukken 1830-1840, t. II, p. 22-24).

Depuis trois jours aucune autorité n'existait plus. Les bandes armées, qui avec l'appui des Liégeois et des étrangers s'étaient emparées du pouvoir, abandonnées à elles-mêmes à l'heure décisive, flottaient au hasard, n'obéissant à aucune direction, incapables, dans le décousu de leurs efforts, de prendre des mesures et de s'organiser. Les orateurs du club, les jeunes démocrates, les membres de la Commission de sûreté, bref, tous ceux qui, dans les derniers jours, avaient collaboré au mouvement révolutionnaire, sentant leur impuissance à le diriger, s'épouvantaient de leur responsabilité et de l'imminence d'une catastrophe. Pas plus que le prince, ils ne croyaient à la possibilité de la résistance. Aucun d'eux n'avait prévu une attaque en règle. Ils s'étaient flattés jusqu'au bout de l'espoir que les Hollandais ne répondraient pas à leurs provocations. De même que leurs compatriotes du XVIème siècle avaient compté sur la longanimité de Philippe II, ils avaient compté sur celle de Guillaume, si bien que l'arrivée de Frédéric les désemparait comme l'arrivée du duc d'Albe avait désemparé leurs pères. Affronter une lutte ouverte était aussi impossible que de conseiller la soumission. Le seul parti à prendre était (page 403) celui qu'avait pris le Taciturne en 1566 : se replier momentanément pour attendre la revanche et la préparer. Les circonstances donnaient raison à ceux qui, comme Gendebien, n'avaient cessé de préconiser le retour à la France et d'affirmer que d'elle seule pouvait venir le salut. Dès la soirée du 22, c'est vers elle en effet que s'acheminaient les agitateurs devenus les victimes de l'agitation qu'ils avaient provoquée. Les uns coururent d'une traite jusqu'à Valenciennes, d'autres s'arrêtèrent en Hainaut. Rogier parti le dernier, bourrelé par le remords d'abandonner ces Liégeois qu'il avait quelques jours plus tôt amenés à Bruxelles, rôdait plein d'angoisse dans la forêt de Soignes.

Personne ne s'aperçut de leur départ. La désorganisation qui les épouvantait n'était que le résultat de l'exaltation des patriotes. Ils s'y abandonnaient sans redouter l'inégalité de la lutte, sans se soucier de se subordonner à des chefs, sans compter sur rien d'autre que sur eux-mêmes. En dépit des menaces de Frédéric contre les « étrangers », aucun de ceux-ci n'abandonna la place. Décidés à risquer leurs vies, que pouvaient-ils craindre ? Le péril même où ils s'étaient placés les mettait dans l'obligation de combattre. Liégeois, Louvanistes, Tournaisiens, Namurois, paysans de la banlieue, hommes du Brabant, de la Flandre et du Hainaut prenaient position derrière les barricades ou aux fenêtres des maisons, suivant les indications des vieux soldats qui se mettaient à leur tête. Les Bruxellois disparaissaient au milieu de ces auxiliaires qui jouèrent le rôle principal dans la bataille, si bien que la capitale de la Belgique fut défendue par les Belges plus encore que par ses habitants, et que la nation tout entière collabora à sa résistance. C'est en cela peut-être que s'atteste le mieux le caractère des journées de septembre, et c'est aussi par quoi elles différent de la révolution purement parisienne de juillet, à qui elles ressemblent à tant d'autres égards.

Ce serait une erreur de croire, comme on l'a dit trop souvent, que les combattants sortaient uniquement de la « populace ». En réalité, ils appartenaient à tous les groupes sociaux. Il semble même que le prolétariat ne leur fournit que peu de (page 404) renforts. Les ouvriers de fabrique ne furent parmi eux qu'une minorité. Pour la plupart, ils appartenaient à la classe des artisans ou à la petite bourgeoisie. On y rencontre des bouchers, des menuisiers, des peintres en bâtiments, des journaliers, des marchands de liqueurs, des boutiquiers, des commis. D'autres sont des habitants de la campagne, accourus sous la conduite du maréchal-ferrant, comme à Uccle, du vétérinaire, comme à Waterloo, de l'instituteur, comme à Gosselies. Du Hainaut, des maîtres de houillères et de verreries amenèrent des défenseurs (Voyez la liste des décorés de la Croix de fer jointe à l'arrêté royal du 2 avril 1835. Cf. De Bavay, op. cit., p. 35, 114, 150, 184, 380, 392, 478, 638.). A côté d'eux, on remarque des avocats, des propriétaires, des fabricants. Ainsi parmi les combattants les rangs se confondent comme s'y confondent aussi Flamands et Wallons. Sans doute ceux-ci et particulièrement les Liégeois, furent les plus nombreux. De Gand et d'Anvers, où les Orangistes, grands industriels et commerçants, réussirent à maintenir l'ordre, il ne vint presque personne. Le sentiment catholique qui l'emportait dans les provinces flamandes, comme le sentiment libéral dans les provinces wallonnes, y poussait moins directement à la lutte. Mais le peuple s'y prononça partout en faveur de la Révolution. Durant les combats de Bruxelles, on vit à Saint-Nicolas les ouvriers des filatures agenouillés sous les plis du drapeau belge, autour d'une chapelle rustique, prier pour la victoire des patriotes (Willemsen, Les événements de 1830 à Saint-Nicolas (Saint-Nicolas, 1905)).

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Les mesures prises par Frédéric pour l'attaque de Bruxelles attestent sa certitude de l'emporter du premier coup. Les troupes furent dirigées simultanément en quatre colonnes sur le front qui leur faisait face. Deux d'entre elles devaient entrer dans la ville basse par les portes de Flandre et de Laeken, puis, tournant à gauche, tomber par derrière sur les défenseurs de la ville haute, assaillis eux-mêmes par les portes de Louvain et de Schaerbeek. L'attaque principale fut dirigée sur cette dernière, d'où la rue Royale conduit directement aux palais qui constituaient son objectif. Ce fut aussi le point où se concentra l'effort de la lutte et où se prononça la (page 405) victoire. Partout ailleurs l'échec des troupes fut si rapide qu'il désorganisa complètement l'ensemble des opérations. (Note de bas de page L'effectif des colonnes d'attaque se montait à 8.900 hommes, dont 4.700 furent dirigés sur la porte de Schaerbeek.)

A la porte de Flandre, la cavalerie s'est à peine engagée entre les maisons, qu'elle recule en désordre sous la fusillade, les pavés, les meubles, la chaux vive qui s'abattent sur elle du haut des fenêtres. Même échec à la porte de Laeken, où les troupes cèdent au premier abord. A la porte de Louvain, les soldats, après s'être avancés jusqu'à la hauteur du palais des Etats-Généraux, se heurtent à une barricade et s'arrêtent.

Au début, les choses avaient mieux tourné à la porte de Schaerbeek. Après en avoir démoli à coups de canon les défenses improvisées, les régiments dirigés par Constant Rebecque s'élancent au pas de charge vers la Place Royale. Une fusillade terrible brise bientôt leur élan. Constant Rebecque est blessé ; surpris, les officiers hésitent et se troublent. Impossible de s'arrêter pour répondre au feu des tirailleurs postés dans les maisons. Et voici que du bout de la rue le feu de la barricade construite devant la Place Royale s'ajoute en front à celui qui de côté tombe des fenêtres sur les assaillants. Ils sont arrivés à la hauteur du Parc ; l'abri tentateur de ses grands arbres est irrésistible et, tournant brusquement à gauche, ils s'y précipitent et s'y entassent : l'attaque est rompue. Bien plus, son succès est désormais impossible. La supériorité numérique des Hollandais était si écrasante qu'ils eussent sans doute emporté la barricade s'ils en avaient tenté l'assaut. En se réfugiant dans le Parc, ils perdaient l'avantage du nombre. Pour risquer de nouveaux efforts, il leur faudrait défiler par les ouvertures des grilles sous les coups de fusil et se laisser décimer en détail. Vainement ils exécutèrent quelques sorties, vainement aussi ils tentèrent de prendre à revers la barricade de la Place Royale, en cheminant par le palais et l'hôtel de Belle-Vue. Le soir venu, ils purent se convaincre qu'ils ne passeraient pas. « L'affaire est manquée », écrit Constant Rebecque.

Visiblement, l'armée s'est engagée dans un guêpier, et le (page 406) plus terrible, c'est qu'elle ne peut songer à battre en retraite. Ce serait une honte intolérable de reconnaître devant l'Europe, à laquelle elle devait servir d'avant-garde contre la France, qu'elle ne peut venir à bout d'une poignée d'insurgés. Et surtout, il est trop certain qu'à la moindre apparence de recul, la Belgique entière se soulèvera. Le prince Frédéric a perdu la tête. Il comptait sur une promenade militaire et le voici lui-même presque assiégé ! Il se croit victime d'un complot. Les assurances qu'il a reçues des Orangistes ne lui paraissent plus que des machinations combinées pour l'attirer dans un guet-apens. Dans son désarroi, il se résigne à négocier avec les rebelles et, la nuit venue, se met secrètement en rapport avec d’Hoogvorst.

Plus intelligent et moins désorienté, il se fût épargné cette humiliante démarche. Elle ne pouvait qu'augmenter la résolution des patriotes. Le matin, ils avaient combattu sans espoir ; l'arrêt des Hollandais leur donnait maintenant la certitude de vaincre. Leurs forces croissaient en même temps que leur confiance en eux-mêmes. L'ennemi n'ayant pas pris la précaution d'encercler la ville, l'accès en était libre du côté du sud, et sur toutes les routes se pressaient des renforts. De Nivelles, du Borinage, des bandes d'hommes armés de piques marchaient sur Bruxelles ; des femmes même venaient prendre part à la lutte. D’Ath, on amenait des canons dont le peuple s'était emparé après avoir chassé la garnison. En Flandre, des paysans se mettaient en mouvement sous la conduite de leurs curés. Au début du combat, les défenseurs n'étaient encore que quelques centaines ; à la fin de la journée ils étaient des milliers. Plus leur succès était inattendu, plus il était éclatant. L'enthousiasme patriotique se déchaînait et s'imposait aux irrésolus et aux timides. Les Orangistes, si arrogants quelques heures plus tôt, avaient disparu.

Les promoteurs de l'insurrection ne s'étaient éloignés que parce qu'ils désespéraient de la bataille. Ils firent volteface en apprenant qu'elle était engagée. Parti le dernier, Rogier rentra le premier dans Bruxelles au bruit de la fusillade. D'Hoogvorst, imperturbable, n'avait pas quitté l'hôtel de ville. (page 407) Son adjudant, le baron de Felner, Pletinckx, Jolly et quelques anciens officiers étaient comme lui demeurés au poste, ne sachant que faire, ni s'ils avaient le droit de faire quelque chose. Ce droit pourtant, il fallait le prendre. Pour transformer l'insurrection en révolution, il était indispensable que des chefs décidés à en accepter la responsabilité et s'autorisant par cela même à parler en son nom, se missent à sa tête. Nul moyen de trouver ces chefs s'ils ne s'imposaient pas eux-mêmes. Au milieu du combat, ils devaient s'emparer du pouvoir comme on s'empare d'un fusil sur une barricade. Rogier le comprit sans doute et sa volonté l'emporta.

D’Hoogvorst et Jolly consentirent à former avec lui une « Commission administrative » dont les attributions, n'étant pas définies, étaient aussi vagues et aussi étendues que la tâche qu'elle assumait. Cette tâche, c'était, tout en continuant la lutte, de donner un centre de ralliement à la Belgique soulevée. Pour sauver les apparences, les commissaires firent afficher qu'ils avaient « accepté » provisoirement le pouvoir en attendant de le remettre « à des mains plus dignes ». On ne se demanda pas qui le leur avait offert. Mais personne ne douta de leur affirmation de n'avoir agi que « dans l'intérêt de la cause nationale, dont le succès dès hier est assuré ». Et avec une confiance magnifique dans ce succès, ils décrétaient le même jour que les braves tués en combattant seraient enterrés à la place Saint-Michel et qu'un monument « transmettrait à la postérité le nom de ces héros et la reconnaissance de la patrie ».

La Commission administrative est le germe du « Gouvernement provisoire » qui fut institué le 25 septembre. Il ne diffère d'elle que par le nombre plus grand de ses membres et par le nom plus significatif que les circonstances lui imposaient. Félix de Mérode, Gendebien et van de Weyer, que Rogier avait devancés dans la capitale, s'adjoignirent dès leur retour aux trois commissaires. Le Gouvernement provisoire apparaît donc comme un simple élargissement de la Commission. Il ramène aussi au pouvoir les hommes que l'émeute du 22 septembre en avait dépossédés. En venant partager les périls des combattants, ils ont conquis leur confiance. L'exaltation patriotique (page 408) et la joie de la victoire font oublier le passé. Les sentiments sont si unanimes que, pour la seconde fois, on accepte l'autorité par cela même qu'elle s'affirme. Pour se faire admettre de tous, il a suffi au Gouvernement provisoire de se proclamer. Il n'a d'autres titres que l'adhésion populaire et l’union des volontés. Si la nation le soutient, c'est parce qu'elle se reconnaît en lui et que pour ainsi dire il la personnifie.

L'activité de la Commission administrative avait tout de suite légitimé son installation. Dès le 24, elle chargeait un révolutionnaire espagnol, don Juan van Halen, de prendre le commandement des patriotes. Sans s'inquiéter de leurs origines, elle acceptait les services de tous les anciens officiers belges ou étrangers qui se mettaient à sa disposition. Le 26, elle lançait une proclamation déliant les soldats belges de leur serment de fidélité et les exhortant à se rallier au drapeau national, en même temps qu'elle assurait aux officiers qui quitteraient le service un avancement de grade. Elle faisait hospitaliser les blessés dans les maisons bourgeoises. Elle organisait l'arrière de la bataille tout en parant aux nécessités les plus immédiates de l'administration. A l'ordre légal détruit, elle s'efforçait de substituer un ordre nouveau par son autorité révolutionnaire. Elle ne s'imposait pas seulement aux patriotes, les conservateurs et les Orangistes eux-mêmes se tournaient vers elle comme vers la seule force qui pût s'opposer à l'anarchie. La Société Générale, qui deux jours auparavant avait refusé tout crédit à la Commission de Sûreté, s'empressait de lui avancer 10.000 florins au lieu de 5.000 qu'elle demandait (Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 24).

La bataille cependant continuait à faire rage autour du Parc. Toutes les sorties des Hollandais étaient repoussées. Déjà des bandes de patriotes passaient à l'offensive. Le désarroi du prince Frédéric se trahissait par les contradictions de sa conduite. Une nouvelle tentative de négociation ayant échoué, il recourait brusquement à la terreur et faisait tirer sur la ville basse à boulets rouges, sans autre résultat que d'attiser l'énergie (page 409) des combattants. Les nouvelles reçues de l'extérieur contribuaient encore à l'exaltation des Belges. On apprenait que le général Cort-Heiligers, venant de Maestricht à la rescousse du prince, harcelé par les paysans, repoussé de Louvain, trouvant Tirlemont en état de défense, errait aux environs de Wavre. Ses troupes désemparées ne rallièrent Bruxelles que le 27 et n'y renforcèrent que la démoralisation de l'armée.

Ainsi, les défenseurs de la capitale se sentaient soutenus par tout le pays. Leur victoire n'était plus qu'une question d'heures. Les Hollandais ne s'en rendaient que trop bien compte. L'indiscipline se mettait dans leurs rangs ; les officiers ne pouvaient empêcher le pillage des hôtels qui le long de la rue Ducale bordaient les derrières du Parc. Il était évident qu'à s'obstiner à tenir cette armée impuissante sous le feu de l'ennemi on risquait de la voir se débander. Ce risque était d'autant plus grand que l'audace et la force des agresseurs s'affirmaient davantage. Leur résolution de s'emparer du Parc de haute lutte était visible. Le 26 septembre, ils avaient dirigé contre lui une furieuse attaque. Sauf Constant Rebeque, tous les généraux étaient d'accord sur l'inutilité de prolonger le combat. Le prince désespéré se laissa convaincre. Sous le couvert de l'obscurité, l'armée décampa le 27, entre trois et quatre heures du matin. Au lever du soleil, lorsque les tirailleurs, étonnés du silence qui répondait à leurs coups de fusil se glissèrent dans le Parc, il était vide.

L'échec des Hollandais s'explique certainement, en grande partie, par l'imprudence de leurs chefs, leur ignorance de l'état réel des esprits, la gaucherie de leurs manœuvres et la mauvaise qualité de leurs troupes. Il leur eût été facile de bloquer Bruxelles en occupant les routes par lesquelles ne cessèrent d'y arriver les vivres et les renforts. Isolés et affamés, ses défenseurs eussent été infailliblement contraints de déposer les armes. Permettre à la Belgique de collaborer à la défense de sa capitale, c'était rendre celle-ci imprenable, c'était aussi donner à la lutte ce caractère national qui s'y atteste d'une façon si frappante. Les volontaires des provinces, dont le sang mêlé à celui des Bruxellois coula sur la barricade de la Place Royale, (page 410) eurent conscience que ce qu'ils défendaient sur ce tas de pavés, c'était la patrie et la liberté. Leur courage et leur enthousiasme ne le cédèrent pas à ceux dont avaient fait preuve, quelques semaines auparavant, les révolutionnaires de Paris. Le nombre des morts et des blessés atteste suffisamment l'acharnement de la bataille. Pour s'en tenir aux évaluations les plus modérées, il fut de 290 et de 373 du côté des Belges, de 108 et de 628 du côté des Hollandais (De Bavay, op. cit., p. 178. Juste, Révolution Belge, t. II, p. 140, estime le nombre des tués à plus de 400 pour les Belges et à plus de 750 pour les Hollandais. Pour ces derniers, les chiffres que je donne, et auxquels il faut ajouter celui de 165 prisonniers, sont empruntés aux documents officiels utilisés par Buffin, Documents, p. 192). Des témoins oculaires comparent la violence de la lutte à celle des combats de Saragosse (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 173. Cartwright, loc. Cit., p. 68, dit aussi : « The resistance of the people has been far beyond all exemple save perhaps of Saragossa »). Le sentiment national inspira si complètement les gens de toute origine et de toute condition qui y prirent part que nul acte de pillage ou de cruauté ne souilla la victoire. Les prisonniers hollandais furent bien traités. La fureur du peuple ne s'en prit qu'à une église calviniste qui fut dévastée et à la maison d’un Orangiste qu’on incendia. En pleine bataille, le caractère national se montra aussi réfractaire aux emportements de la haine qu'aux rigueurs de la discipline. La nuit venue, les hommes descendant des barricades se retrouvaient à l'estaminet. Le verre de bière coutumier leur était indispensable à la veille de la mort. Et cette bonhomie de leur héroïsme ne fait que le rendre plus touchant.


Le Gouvernement provisoire avait pris la responsabilité des journées de septembre, mais il ne les avait pas dirigées. Constitué au plus fort de la lutte, il n'avait eu qu'à laisser les événements suivre leur cours. S'il collabora à la victoire, elle ne fut pas son œuvre et elle n'augmenta ni son prestige, ni son autorité.

(page 411) Pourtant il était indispensable de songer au lendemain et, sous peine de compromettre le triomphe de la Révolution, d'en guider la marche, d'en discipliner les efforts et de lui donner un programme. Maintenant que la bataille des rues était finie et Bruxelles délivré, surgissaient dans toute leur ampleur de nouveaux devoirs : refouler l'ennemi au delà des frontières, généraliser l'insurrection, organiser le pays, faire reconnaître son indépendance non seulement par le roi, mais par l'Europe. Bref, une politique s'imposait à la Révolution, et cette politique ne pouvait qu'être l'œuvre d'un pouvoir volontairement reconnu par les vainqueurs des barricades. Aucun des membres du Gouvernement provisoire ne jouissait d'une popularité ni d'une réputation assez générales pour s'imposer et forcer la confiance et l'enthousiasme au milieu de l'anarchie menaçante (Voyez à cet égard une lettre de Gendebien à de Potter dans Juste, Révolution Belge, t. II, p. 192). La notoriété de chacun d'eux se restreignait à un groupe ou à un parti. D'Hoogvorst s'appuyait sur la garde bourgeoise de Bruxelles, de Mérode n'était connu que de l'aristocratie catholique ; sauf quelques militaires, personne n'avait entendu le nom de Jolly. Ceux de leurs jeunes collègues van de Weyer, Gendebien et Rogier n'avaient pas encore dépassé les limites de leur ville natale ou l'enceinte des clubs où ils s'étaient fait applaudir. Et à l'insuffisance de leur renommée s'ajoutait encore le désaccord de leurs opinions. Sauf sur la question de l'indépendance nationale, leurs idées divergeaient en tous sens. C'était un amalgame de tendances bourgeoises (d'Hoogvorst), ultramontaines (Mérode), libérales (van de Weyer, Rogier) et francophiles (Gendebien). A l'heure décisive où l'on se trouvait, le Gouvernement provisoire ne possédait évidemment pas la force nécessaire à l'accomplissement de la tâche formidable qu'il avait assumée. Pour être à même d'agir, il devait se faire consacrer par l'adhésion du peuple. Il eut la sagesse de le comprendre.

Le 27 septembre, le jour même de la victoire, il faisait afficher sur les murs l'invitation à Louis de Potter « de rentrer (page 412) dans sa patrie ». On ne peut guère douter qu'il n'agit ainsi que par nécessité. Il était évident que de Potter n'avait pas besoin de cet appel et qu'il fallait s'attendre d'un jour à l'autre à le voir arriver à Bruxelles paré du prestige qui, depuis son exil, l'avait transformé en héros national. En se l'associant, les membres du Gouvernement provisoire assuraient leur existence et les moyens d'accomplir leur mission. Sans lui, ils ne pourraient rien. Avec lui, ils disparaîtraient sans doute, éclipsés par son rayonnement, mais du moins conserveraient-ils les apparences du pouvoir en attendant le moment de le ressaisir. L'habileté eut autant de part que le désintéressement dans leur conduite. Ils ne pouvaient se faire d'illusions : ou de Potter ferait partie avec eux du Gouvernement provisoire, ou il s'emparerait de la dictature. Car lui seul s'imposait à tout le pays et possédait assez d'autorité pour entraîner derrière lui toute la nation. Brugeois, il était aussi populaire à Bruxelles et à Liége, qu'à Bruges même ; libre-penseur, il jouissait de la confiance des catholiques ; démocrate, il s'imposait au « jacobinisme » des jeunes libéraux et soulevait l'enthousiasme de la foule. Son entrée à Bruxelles, le 28 septembre, fut aussi triomphale que l'avait été, en 1577, celle de Guillaume le Taciturne (Histoire de Belgique, t. IV. 2e édit., p. 103).

Depuis la frontière française il avait voyagé au milieu des acclamations, harangué par les magistrats, bombardé de fleurs, escorté par les volontaires. A Ath, sa vue avait électrisé la population au point qu'elle s'était aussitôt jetée sur la citadelle et s'en était emparée. Quand il arriva le soir à la porte d'Anderlecht, ce fut du délire. La foule traîna sa voiture à travers les rues jusqu'à l'hôtel de ville où l'attendaient les membres du Gouvernement provisoire. Pour se sentir leur maître, il n'avait qu'à écouter le bruit des vivats qui le saluaient. Dès le lendemain, il s'arrogeait le droit de parler en leur nom et de leur attribuer ses sentiments. Le manifeste qu'il fit répandre se terminait par ces mots : « Il faut vivre libres on nous ensevelir sous des monceaux de ruines. Liberté pour tous, égalité de tous devant (page 413) le pouvoir suprême, la nation, devant sa volonté, la loi... Peuple, ce que nous sommes, nous le sommes par vous, ce que nous ferons, nous le ferons pour vous ».

Ainsi, le Gouvernement provisoire qui s'était institué lui-même, obtenait, grâce à de Potter, la sanction du peuple. Sans doute, plus d'un de ses collègues s'effarouchait en secret des tendances démagogiques de son manifeste. Mais au milieu de l'effervescence héroïque du moment, ce qu'il avait dit était ce qu'il fallait dire. Au surplus, il exhortait les citoyens à se grouper autour du Gouvernement provisoire « qui est leur ouvrage », et il prêchait la continuation de la lutte à outrance, Son patriotisme rassurait ceux qu'inquiétaient les menées françaises et les fauteurs d'annexion. Ce n'est point par hasard que le 28 septembre, jour où de Potter entre effectivement en fonctions, le Gouvernement provisoire prend le titre de « Gouvernement provisoire de la Belgique ».

En se mettant ainsi à la tête de la nation, il ne faisait qu'obéir aux événements. Aux journées de Bruxelles avait répondu aussitôt l'insurrection de tout le pays. La volonté nationale s'affirmait avec tant d'énergie que nulle part elle n'eut à briser de résistances. Epouvantées par la violence et la soudaineté du mouvement, les autorités se laissaient déposséder sans protestations. Il était à peine besoin de heurter le régime : il s'effondrait de lui-même. Les troupes capitulaient devant des bandes de gardes civiques et d'ouvriers. Il suffisait de montrer de l'audace pour réussir. A Mons, le 29 septembre, le général Howen s'en laissait imposer par le jeune Chazal, lui remettait son épée et lui ouvrait la forteresse. (Note de bas de page : Le récit quoique sans doute un peu emballé que Chazal a donné de cet épisode dans ses Mémoires (Buffin, op. cit., t. I, p. 131 et suiv.) est très caractéristique de l'état de découragement et de désarroi des autorités.) Des faits analogues se passaient à Tournai le 30, à Namur le 1er octobre, à Philippeville le 3, à Mariembourg le 4, à Charleroi le 5. A Gand, une partie des troupes quitte la ville le 2 octobre ; l'autre se tapit, en attendant d'en être chassée le 15, derrière les bastions de la citadelle. Des bandes de Liégeois et de Verviétois ne craignent pas d'attaquer en rase campagne, à (page 414) Rocour (30 septembre), un convoi envoyé de Maestricht pour ravitailler la citadelle de Saint-Walburge qui domine Liége et dont la garnison, bloquée par la garde bourgeoise, capitule le 6 octobre.

Les nouvelles de Bruxelles n'ont pas seulement démoralisé l'armée ; la désertion en masse des soldats belges et la défection de plusieurs officiers ne permettent plus à ses chefs de compter sur elle. Leur seule préoccupation est de regagner la Hollande et, en attendant, de s'abstenir de tout conflit pour éviter à leurs hommes la tentation d'une débandade. Le spectacle est lamentable et ridicule de ces belles fortifications toutes neuves, élevées pour en imposer à la France, et qui se laissent insulter par des volontaires équipés à la diable quand elles ne leur ouvrent pas leurs portes.

A mesure que l'affolement des Hollandais s'accuse plus visiblement, la confiance en soi-même grandit chez les insurgés (« Es ist erstaunlich, écrit le général prussien von Goedeke, welch ein einheitlicher Wille in dieser Revolution kundgiebt ». Mullendorf, Das Grossherzogthum Luxemburg unter Wilhelm I, p. 205. L'Allemand J. F. Staedtler constate « qu'il y a dans toutes les têtes une exaltation patriotique dont aucun pays peut-être n'offrirait l'exemple dans les mêmes circonstances », Buffin, Documents, p. 204). Leurs forces augmentent en même temps que leur résolution. De toutes parts, les combattants affluent : déserteurs de l'armée, bourgeois patriotes, ouvriers sans travail, que des chefs improvisés agglomèrent pêle-mêle dans des « corps francs. » Chaque ville organise une garde civique. Une solde est payée aux hommes et, grâce à la reddition des forteresses, on ne manque ni d'armes, ni de poudre, ni même de canons. De France arrivent journellement des renforts, car si le gouvernement de Louis-Philippe est décidé à ne pas intervenir officiellement, le succès de la révolution lui est trop avantageux pour qu'il puisse s'abstenir de la favoriser sous main. Il n'ose d'ailleurs exaspérer les républicains de Paris en leur interdisant de courir à la rescousse de leurs « frères » belges. En apparence, il ferme la frontière, mais il a soin de n'en pas surveiller tous les passages. Il laisse le vicomte (page 415) de Pontécoulant lever à Paris une « légion parisienne » formée de Français et de Belges ou de soi-disant Belges habitant Paris et qui, dès le mois d'octobre, arrive en Flandre, pêle-mêle d'aventuriers, de têtes chaudes et de républicains espérant obliger la France à sortir de sa réserve en la compromettant. A leur exemple, tous les Français de Bruxelles prennent les armes ou s'offrent à diriger les opérations militaires : anciens officiers comme Mellinet et Niellon, simples intrigants comme Grégoire, idéalistes de la liberté comme ce Jenneval qui composa les paroles de la Brabançonne et qu'attendait une mort glorieuse au combat de Lierre (18 octobre). De Paris encore, Frédéric de Mérode apporte à la Révolution le prestige de son nom, et l'adhésion de ce grand seigneur catholique à la cause nationale atteste que l'union des partis demeure indéfectible.

Sans doute, la plupart des chefs militaires appartiennent à l'opinion libérale et républicaine. Mais à la voix des curés, des paysans accourent renforcer les troupes. Les campagnes se soulèvent à l'exemple des villes. Un même élan entraîne en dépit de la différence des langues, du rang social et des croyances, la nation tout entière (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 20. Cf. le rapport de Cartwright, Ibid., t. I, p. 136. Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 90 et suivantes (Paris, 1859)). (Note de bas de page : Il est assez probable que l'on a exagéré l'importance des secours pécuniaires envoyés de Paris à Bruxelles. Le ministre russe Gourieff donne comme une preuve de ceux-ci le grand nombre de pièces de 5 francs nouvellement frappées qui circulent dans la ville. (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 404). Or, cette circulation peut parfaitement s'expliquer par le fait que le 31 août précédent, la Société Générale, craignant de devoir faire face à cause des troubles, au remboursement de ses billets, avait demandé à la banque Rothschild de lui envoyer un million de francs en espèces françaises. La Société Générale de Belgique, p. 31. Fin de la note.)

Les divergences ne se révéleront que plus tard. En ce moment comme à l'époque de la Pacification de Gand, une même volonté s'impose à tous : refouler l'ennemi. Les Belges de 1830 se sont trouvés aussi unanimes contre les Hollandais que ceux de 1577 contre les Espagnols. Leur énergie soutient et renforce le Gouvernement provisoire.

Le 29 septembre il crée dans son sein, sous le nom de « Comité central », une sorte de directoire auquel sont dévolus le pouvoir exécutif et les affaires courantes. Avec de Potter, y siègent Rogier et van de Weyer, mais, pour rassurer les catholiques que pourrait effrayer le radicalisme de ces « jacobins », on a soin de leur adjoindre Félix de Mérode. Bientôt des commissions spéciales sont instituées pour les finances, les affaires militaires et les négociations diplomatiques. Des « commissaires » sont envoyés dans les provinces à la place des gouverneurs. Au milieu du chaos de la révolution, s'organise ainsi un centre d'action, une institution permanente et acceptée de tous, qui, avec autant de zèle que d'intelligence, transforme rapidement son autorité morale en une autorité officielle. Grâce à l'assentiment des masses, le Gouvernement provisoire devient un gouvernement national, et il est admirable qu'au milieu du déchaînement des passions, jamais le pouvoir qu'il s'est arrogé n'ait été contesté ni seulement discuté. C'est qu'il justifie par les services qu'il rend la mission qu'il s'est attribuée. C'est aussi qu'il a soin de conserver étroitement le contact avec le peuple dont il est censé représenter la souveraineté, qu'il l'encourage, l'exhorte et le flatte par ses manifestes, que la simplicité de ses allures, son absence de toute étiquette, le dévouement de tous ses membres à la cause commune et leur intégrité scrupuleuse lui assurent la popularité et l'estime. Il fut dans toute la forme du terme un gouvernement d'honnêtes gens et la nation lui accorda sa confiance parce qu'il la méritait.

Après les journées de Bruxelles, une question angoissante se posait. Quelle serait l'attitude de l'Europe ? On savait que le roi appelait à son aide les Puissances dont il tenait sa couronne. Une intervention de leur part écraserait infailliblement la révolution. Se produirait-elle ? Songer à entrer en rapports avec des monarchies légitimes, le Gouvernement provisoire n'en avait ni le temps, ni la possibilité, ni d'ailleurs le désir. Il comprenait que ce n'était pas des Puissances, mais de la France que dépendait l'avenir. Si elle opposait son veto à l'invasion de la Belgique, si elle déclarait nettement que toute armée étrangère entrant dans le pays y (page 417) ferait entrer en même temps l'armée française et déchaînerait ainsi une guerre générale, personne n'oserait prendre la responsabilité d'une telle catastrophe et, profitant de la crainte universelle, les Belges, n'ayant en face d'eux que les Hollandais, combattraient à armes égales. Gendebien, envoyé à Paris par ses collègues le 28 septembre, leur transmit sans retard la réponse sur laquelle ils comptaient. Louis-Philippe ne tolérerait pas d'intervention. La guerre demeurerait circonscrite aux Pays-Bas et l'indépendance de la Belgique ne dépendrait que de la Belgique elle-même.

Dès lors elle ne faisait plus de doute et la certitude de la victoire allait décupler les forces des combattants. Car si le duc Bernard de Saxe-Weimar, qui avait succédé dans le commandement en chef des troupes royales au prince Frédéric, disposait encore d'environ 13,000 hommes, ils se trouvaient dans un état trop lamentable non seulement pour prendre l'offensive, mais pour opposer même une résistance efficace à la moindre agression. Démoralisés par leur défaite de Bruxelles, ne comptant plus sur leurs chefs, attaqués le long des routes par les paysans du Brabant et de la Campine, les soldats ne demandaient qu'à en finir. La désertion des Belges faisait fondre de jour en jour les effectifs, et ceux qui demeuraient sous les drapeaux n'y étaient qu'un ferment d'indiscipline et répandaient autour d'eux le « défaitisme ». Energique, hautain et brutal, Saxe-Weimar s'exaspérait vainement de voir l'armée se dissoudre dans ses mains, et de ne commander qu'une retraite sous la pression des bandes désordonnées de la « canaille » ((Voyez son portrait dans Gagern, op. cit., t. II, p. 73.)

A la désorganisation de la résistance correspondait le désordre de l'attaque. Du côté des Belges, nul plan d'ensemble, nul chef capable de diriger des opérations méthodiques, un armement de fortune, des corps agissant chacun pour soi et marchant en avant sans s'éclairer, sans se couvrir, avec une imprudence et une insouciance justifiées d'ailleurs par le (page 418) succès (cf. à ce sujet, outre les Mémoires de Pletinckx, l'Histoire des événements militaires de la Révolution en Belgique par Niellon (Bruxelles, 1868) et le Journal de campagne du comte Frédéric de Mérode, par Pierre Peeters, son compagnon d'armes, dans les Souvenirs du comte F. de Mérode, t. II, p. 215 et suivantes). Et à cela s'ajoutaient encore la jalousie des officiers volontaires à l'égard des officiers de carrière que le Gouvernement provisoire, pour rester fidèle à ses promesses, récompensait par ses faveurs de quitter l'armée hollandaise, et les soupçons trop bien fondés de trahison qui trouvaient tout naturellement créance parmi des hommes inconnus les uns aux autres, recrutés au hasard et dont le passé donnait souvent naissance à des bruits fâcheux. Il avait fallu, le 5 octobre, retirer son commandement à don Juan van Halen, soupçonné de correspondre avec le prince d'Orange et d'avoir fomenté parmi les mineurs du Borinage des troubles qui ne tardèrent pas à s'apaiser à la voix de Charles Rogier (Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 32. Cf. Niellon, op. cit., p. 299.

Mais les volontaires et les garde 'civiques ne s'embarrassaient pas plus de ces intrigues que l'ennemi ne songeait à en profiter. Ils marchaient en avant, pleins d'une ardeur joyeuse, acclamés à la traversée des villages, salués du haut des églises par les drapeaux tricolores et se pressant en désordre aux trousses de l'ennemi comme des traqueurs à une battue. Dès le lendemain des journées de Bruxelles, sans ordre ni direction, ils s'étaient jetés sur les avant-postes hollandais, certains qu'ils reculeraient, et ils avaient reculé. Depuis lors, ils n'avaient plus cessé de les talonner, entrant derrière eux à Diest, à Aerschot, à Malines et croyant conquérir un terrain que l'armée se repliant sur Anvers s'empressait de leur céder.

La lutte devint plus chaude lorsque les Hollandais furent arrivés sur la Nèthe. Il leur eût été facile de la défendre, mais ils étaient trop abattus pour le vouloir. L'imprudente audace des Belges aurait dû causer leur perte : elle leur donna la victoire. Le 13 octobre, Niellon, avec 2,110 hommes, marche sur Lierre. Terrorisé par l'attitude de la population qui sonne le tocsin et encourage de loin les assaillants, le commandant de la place demande à parlementer et consent à se retirer avec la garnison, (page 419) dont 400 soldats se joignent à leurs compatriotes. Les efforts de Saxe-Weimar pour reprendre la ville, position essentielle à la défense d'Anvers, échouent les 18 et 19 octobre. Menacé vers Waelhem par les bandes de Mellinet qui sortent de Malines, il se résigne à se replier sur Berchem et Borgerhout. Le 24, Mellinet et Niellon l'attaquent à Berchem. Un vif combat s'engage. La mort de Frédéric de Mérode excite le courage des Belges. Le lendemain, les Hollandais se réfugient dans Anvers.

Depuis trois semaines déjà, le prince d’Orange y était arrivé (5 octobre), et pendant que les troupes abandonnaient la Belgique, il s'efforçait de la regagner par la politique. Dans son désarroi, Guillaume avait risqué ce dernier expédient. Puisque les Etats-Généraux avaient voté le 29 septembre la séparation des deux parties du royaume, il crut qu'en feignant de se rallier à leur avis, une chance lui resterait encore de sauvegarder au moins, en attendant mieux, la situation de la dynastie. Des membres des Etats l'avaient flatté de l'espoir que les Belges continueraient à le considérer comme leur souverain à condition qu'il leur reconnut l'autonomie (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 21). Et sans doute, s'il eût agi ainsi quelques semaines plus tôt, la nation n'eût pas demandé davantage et eût accepté avec reconnaissance ce régime d'union personnelle en quoi s'était tout d'abord résumé son programme. Mais quelle chance y avait-il encore qu'elle consentît à accepter pour roi celui dont elle venait de vaincre l'armée ? Pour que Guillaume se soit décidé à une tentative aussi humiliante que vaine, il fallait qu'il se proposât secrètement de gagner du temps et aussi de dissocier les forces de la révolution en se ralliant ses éléments les plus modérés et en se conciliant l'appui des industriels et des commerçants dont elle bouleversait les affaires (« Le parti du prince d'Orange est nombreux parmi tous ceux qui souffrent par la stagnation complète des affaires ou qui craignent de grandes pertes dans leurs propriétés immobilières ; mais ce ne sont pas là les hommes qui décident de la marche des événements dans une révolution comme celle-ci ». Staedtler, loc. cit., p. 242). Il ne (page 420) s'avisa pas qu'en envoyant son fils parlementer avec elle, il en reconnaissait la force et, qu'il le voulût ou non, prenait l'attitude d'un solliciteur et d'un vaincu demandant une audience au vainqueur. Rien n'était plus maladroit qu'une telle démarche parce que rien n'attestait plus clairement l'impuissance de son auteur et que rien ne pouvait renforcer davantage la confiance de ses adversaires.

Le prince s'était fait accompagner des trois membres belges du ministère, flanqués du nonce du pape, de Reyphins et de Dotrenge. Le choix de cet entourage prouvait les illusions au sein desquelles on s'attardait encore à La Haye. Quelle naïveté de s'imaginer que le nonce pourrait en imposer aux jeunes catholiques et Reyphins et Dotrenge aux jeunes libéraux ! C'étaient des revenants que le prince amenait avec lui et qui jouèrent sans conviction le rôle de comparses.

Lui, cependant, se prodiguait. Le lendemain de son arrivée (6 octobre), il lançait une proclamation pleine de promesses. Il venait, disait-il, chargé par le roi du gouvernement des « provinces méridionales ». Il avait porté aux pieds du trône leur vœu pour la séparation et ce vœu avait été « accueilli ». Sa Majesté leur accordait « provisoirement » une administration distincte, exclusivement composée de Belges et dont il serait le chef. Il garantissait en même temps le libre emploi des langues, la liberté de l'instruction et une amnistie complète. Pour croire à l'effet de cette déclaration, il fallait l'incurable légèreté du prince. Il ne s'apercevait pas même qu'elle insultait la Belgique en la qualifiant de « provinces méridionales », en lui offrant ce qu'elle avait conquis, et en opposant au gouvernement qu'elle s'était donné un autre gouvernement au nom du roi. L'avant-veille même du jour où elle paraissait, le Gouvernement provisoire avait proclamé l'indépendance du pays ! Le pont sur lequel tentait de s'avancer le prince était coupé. Il n'y eut pas même un commencement de négociations. Le 7, un manifeste signé par Félix de Mérode et van de Weyer dévoilait au peuple les intentions d'Orange, déclarait qu'il n'en serait tenu aucun compte, que les actes du roi étaient «nuls et non avenus », et que si le prince « voulait affaiblir (page 421) l'indignation publique et détourner (de lui) une solidarité qui plane sur tous les membres de la maison de Nassau », il devait donner aux troupes l'ordre de se replier au delà du Moerdijk (Gedenkstukken 1830-1840, p. 165) .

Après une réponse aussi outrageante, il ne restait au prince qu'à s'en aller. S'il n'en fit rien, c'est qu'il n'ignorait pas qu'un petit groupe de Belges songeaient à terminer la crise en lui offrant la couronne. Le gouvernement de Louis-Philippe était favorable à cette solution qui eût empêché la reconstitution des Pays-Bas (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 97 et suivantes). Le prince s'efforça d'y rallier son père. Il lui conseilla même de renoncer formellement à ses droits sur la Belgique et de lui permettre d'en assumer la souveraineté, lui promettant de tout faire pour n'être proclamé que prince souverain ou vice-roi. Il lui écrivait le 11 octobre que « l'essentiel est de s'emparer du pouvoir, n'importe comment. L'ayant une fois repris, c'est comme si vous l'aviez, car nos intérêts sont les mêmes et je n'oublierai jamais que je suis l'héritier de la couronne des Pays-Bas, quoique je puisse être obligé de faire des actes qui auront l'air de ne pas m'en souvenir. » (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 406). En attendant, pour donner le change sur ses intentions, il affectait de ne s'entourer que de conseillers belges, se promenait dans les rues d'Anvers accompagné de chefs de la garde civique, affichait pour son frère, logé avec lui au palais royal, une froideur voisine de la haine, remettait en liberté Ducpétiaux, Everaert et Plétinx. Bref, sa conduite était si choquante que les officiers hollandais l'accusaient publiquement de trahison et que plusieurs d'entre eux lui refusaient le salut. Il se prêtait en même temps à de louches intrigues et écoutait les propositions de van Halen, que son ambition déçue avait brouillé avec le Gouvernement provisoire ((Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 493. Voyez la défense que van Halen a essayé de donner de sa conduite dans Les quatre journées de Bruxelles (Bruxelles, 1831)). On ne peut douter de l'intervention de ses agents dans une émeute qui éclata à Bruges et dans les troubles du Borinage où, au milieu (page 422) d'octobre, les mineurs détruisirent les « chemins ferrés » (Van Halen, Les quatre journées, p. 109, 126) établis récemment dans les houillères.

Ces manœuvres n'eurent d'autre résultat que de le mettre en butte aux déclamations des clubs et de soulever contre lui l'indignation publique. Peut-être même contribuèrent-elles à hâter l'offensive de Mellinet et de Niellon contre Anvers. Le prince alors perdit la tête. S'adressant aux Belges dans un nouveau manifeste (16 octobre) : « Je comprends votre situation, leur disait-il, et je vous reconnais comme nation indépendante. Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui vous mène vers un idéal de choses nouveau et stable dont la nationalité fera la force. Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l'indépendance de votre sol et qui veut s'associer à vos efforts pour établir votre nationalité politique. » (Van Halen, Les quatre journées, t. I, p. 130. Cf de Gerlache. op. cit., t. II, p. 75). Et deux jours plus tard, pour prouver la sincérité de ces déclarations, il ordonnait de séparer dans l'armée les Belges des Hollandais.

Cette conduite ne peut s'expliquer que par un coup de folie. Envoyé pour enrayer la révolution, le prince pactisait publiquement avec elle et, trahissant à la fois son père et l'Europe, en affirmait la légitimité et prenait l'initiative de reconnaître l'indépendance de la Belgique. Bien plus, en pleine guerre, il ne craignait pas en divisant l'armée, de la désorganiser encore davantage. Il ne désavouait pas seulement le roi, il le désarmait. Dans son affolement, il croyait se relever aux yeux des Belges en se jetant à leurs pieds. La réponse qu'il reçut du gouvernement provisoire lui donna le coup de grâce (18 octobre) : « C'est le peuple qui a fait la révolution, c'est le peuple qui a chassé les Hollandais du sol de la Belgique ; lui seul et non le prince d’Orange est à la tête du mouvement qui lui a assuré son indépendance et qui établira sa nationalité politique ». (De Gerlache, op. cit., t. II, p. 75). Pourtant le pauvre prince se cramponnant à ses illusions ne se décide pas à quitter la place, où il n'est plus pour ses compatriotes qu’un objet de mépris. C'est seulement (page 423) le 26 octobre, le lendemain du combat de Berchem, qu'il se résigne. A quatre heures du matin, le bateau à vapeur sur lequel il s'est réfugié dès la veille, l'emporte vers la Hollande. Il n'a pas le courage d'attendre l'arrivée de ces Belges dont, dix jours auparavant, il se déclarait le chef.

Sa retraite ne précéda que de quelques heures la prise d'Anvers. L'armée en était arrivée à ce degré de décomposition où tout effort devient impossible. Il eût suffi de ne pas ouvrir les portes pour empêcher les Belges, ne disposant que de six à huit mauvaises pièces d'artillerie et incapables de franchir les larges fossés creusés devant les remparts, de pénétrer dans la place. Mais la population devenait menaçante (Pour les événements d'Anvers, voyez la relation orangiste publiée par Buffin, op. cit., t. II, p. 177 et suivantes). La garde civique se mettait à fraterniser avec le peuple. Déjà des coups de feu partaient des maisons. Les soldats affolés s'abandonnant, le vieux général Chassé n'osa risquer un combat de rues. Le matin du 27, il consentit à retirer les troupes dans la citadelle à condition qu'elles ne seraient pas attaquées, et il livra les clefs de la ville. Les Belges y pénétrèrent sans coup férir. Soit qu'ils ignorassent la convention, soit qu'il fût impossible de maîtriser leur fougue indisciplinée, ils se mirent aussitôt à tirailler. Une vive fusillade fut dirigée sur l'arsenal où le septième régiment hollandais perdit environ 300 hommes, Les instances de Saxe-Weimar arrachèrent alors à Chassé l'ordre de bombarder Anvers. Les navires de guerre embossés dans l'Escaut appuyèrent le feu de la citadelle. Le soir, une mer de flammes, au milieu de laquelle la flèche de la cathédrale s'élevait « comme un géant noir », s'étendait sur la ville (Von Gagern, op. cit., t. II, p. 106. Sur ces événements, outre les détails qu'il donne ibid., p. 87 et suivantes, voyez R. Starklof, Das Leben des Herzogs Bernhard von Sachsen-Weimar-Eisenach, t. I, p. 306 et suivantes Il résulte de ce récit que Chassé ne se décida à faire bombarder la ville que sur les instances de Saxe-Weimar. Gagern, loc. cit., p. 106, décrit aussi ses scrupules. « Hertog, dat repugneert mij », aurait-il répondu avant de se décider. Sur le bombardement d'Anvers, voyez quelques détails nouveaux dans R. Fruin, Beschrijving eener verzameling stukken betrekking hebbende op generaal Chassé. Verslagen omtrent 's Rijks oude archieven, 1923.)

Ce bombardement ne fut qu'une barbarie inutile, (page 424) digne de la brutalité du soudard saxon qui l'inspira. Sans doute espérait-il terroriser les volontaires auxquels il n'avait pu résister en rase campagne et venger sa défaite au détriment de la population. S'il avait compté sur la terreur, il s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé. Pas un drapeau blanc ne se montra au milieu des drapeaux tricolores qui flottaient de toutes parts. Le 28, Rogier signait avec Chassé un armistice indéfini. Les Hollandais conservaient la citadelle et les forts du Nord ; la ville était abandonnée aux Belges.

Cet armistice clôt la phase militaire de la Révolution. Elle était arrivée à son but : l'affranchissement du sol national. Elle ne se proposait pas autre chose. Le gouvernement hollandais craignit vainement de voir les Belges profiter de leurs succès et de sa faiblesse pour envahir les provinces du Nord : ils n'y songèrent pas. Déjà les volontaires, considérant leur tâche comme terminée, regagnaient spontanément leurs foyers. Ils avaient combattu pour la liberté non pour la conquête, et il leur suffisait d'avoir repoussé l'armée royale au delà de la frontière. Sauf la citadelle d'Anvers, Maestricht et Luxembourg où elle tenait encore garnison, elle avait maintenant évacué toutes les places. La séparation était chose faite. Le refus du roi de l'accomplir quand il en était temps encore avait rendu la guerre inévitable. Au reste, cette guerre n'avait pas été dirigée contre les Hollandais. Nulle haine nationale ne soulevait les Belges contre leurs voisins au Nord dont les puissances avaient prétendu faire leurs compatriotes. C'est le royaume des Pays-Bas, ce n'était pas la Hollande qui était l'ennemi.


En rompant avec le roi, les Belges rompaient en même temps avec l'Europe. Leur révolution fut le premier coup porté à « l'édifice construit par les puissances alliées en 1815 ». Elle l'ébranlait d'autant plus dangereusement qu'elle en mettait tout à la fois en péril les résultats et les principes. Non seulement elle renversait la barrière si soigneusement élevée contre (page 425) la France, mais elle affirmait encore, en face des souverains, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ce fut une grande chose faite par un petit peuple. En confondant la cause nationale avec celle de la liberté politique, les Belges donnaient à leur insurrection une portée internationale. Le sort du libéralisme et du régime constitutionnel semblait dépendre de la lutte qu'ils avaient entreprise. Ce n'était pas seulement l'équilibre territorial, c'était aussi l'équilibre moral de l'Europe que leur insurrection mettait en jeu. Une fermentation menaçante ne faisait que trop clairement apparaître le péril. Des troubles éclataient dans les provinces rhénanes de la Prusse, en Suisse, en Italie ; la Pologne se préparait à prendre les armes.

Aux inquiétudes des vainqueurs de 1815 correspondait, en les accentuant, la joie de la France. Pour elle, la révolution belge était la revanche du Congrès de Vienne. La menace suspendue sur son territoire par l'érection du royaume des Pays-Bas s'évanouissait. Sans tirer l'épée, elle obtenait l'affranchissement de sa frontière du Nord et récupérait, si l'on peut ainsi dire, la liberté de ses mouvements. Qu'allait-elle faire ? L'idéalisme républicain et le souvenir de Napoléon qu'avaient réveillés tout ensemble les journées de juillet, allaient-ils de nouveau la dresser contre l'Europe dans un effort de conquête et de propagande ? La ligne du Rhin, qui avait tenté la monarchie légitimiste de Charles X, ne tenterait-elle pas aussi la monarchie libérale de Louis-Philippe ? A tout le moins, pouvait-on se demander si le cabinet de Paris n'avait pas partie liée avec les Belges et s'il ne considérait pas leur révolution comme un simple prélude de l'annexion.

On fut bientôt rassuré sur ses intentions. Visiblement, loin d'avoir suscité les événements de Bruxelles, il avait été surpris par eux. Son dessein était d'en profiter sans se laisser entraîner dans une guerre générale. Si Louis-Philippe ne pouvait, sous peine de trahir la France, tolérer la restauration du royaume des Pays-Bas, il était fermement décidé, d'autre part, à n'agir qu'avec le concert de l'Europe et à trouver un modus vivendi qui fût acceptable et par les libéraux auxquels il devait sa couronne et par les Puissances aux yeux desquelles il la (page 426) légitimerait en coopérant avec elles. Sa ligne de conduite lui imposait de sanctionner les résultats de la révolution belge sans rien prétendre de plus. Par sagesse politique et intérêt dynastique, il devait, quoi qu'il pût lui en coûter, se borner à revendiquer pour la Belgique le droit à l'indépendance et, en affectant le désintéressement le plus complet, amener la Sainte-Alliance à y consentir. .

Pour la réalisation de ce plan, l'appui de l'Angleterre était indispensable. De toutes les Puissances, elle semblait la plus intéressée à protéger le royaume des Pays-Bas dans lequel elle s'était longtemps complu à admirer l'un des plus beaux succès de sa diplomatie. Elle s'était flattée d'exercer sur lui un protectorat perpétuel. L'attitude de Clancarty, son représentant à La Haye, avait même fini par devenir insupportable à Guillaume. Des incidents assez vifs avaient montré en 1823 qu'il n'entendait pas se réduire au rôle d'une sorte de vice-roi britannique, et les rapports entre Londres et La Haye avaient perdu peu à peu de leur intimité première. D'autre part, la prospérité de l'industrie belge n'était pas sans inquiéter les manufacturiers anglais. Ce n'est pas seulement par libéralisme qu'ils avaient applaudi à la révolution de concurrents si dangereux, mais aussi parce qu'ils espéraient bien qu'elle affaiblirait leur force (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 95). Enfin, l'Angleterre répugnait à se lancer dans une guerre générale pour laquelle elle n'était pas prête. Aussi, quand Wellington reçut l'appel adressé par Guillaume, le 29 septembre, aux Puissances signataires du traité des huit articles, son premier soin fut-il de sonder le gouvernement de Paris sur l'éventualité d'une intervention armée (1er octobre). La réponse qu'il reçut de Molé proposait une négociation entre les Puissances, étant bien entendu qu'on n'imposerait en aucun cas à la Belgique un régime dont elle ne voudrait pas. A entrer dans cette voie, on faisait de la question belge une question internationale dont la solution ne dépendait plus des intérêts du roi, mais des convenances de l'Europe. La dissolution du royaume des Pays-Bas serait, comme l'avait été sa (page 427) naissance, le résultat d'un « european agreement ». Guillaume eut beau supplier ses alliés de ne pas l'abandonner et leur rappeler leurs promesses. La guerre générale dont, pour cause, il affectait de ne pas s'inquiéter, inspirait à l'Autriche et à la Prusse une prudence salutaire. Dès le 10 octobre, Metternich constatait que le royaume des Pays-Bas n'était plus viable et qu'il fallait se borner à empêcher la réunion de la Belgique à la France (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 166, Cf. Ibid., p. 182).

L’Angleterre d'ailleurs n'avait pas attendu les suggestions de Molé pour agir. Après un premier mouvement de colère, Wellington avait repoussé l'idée d'une descente en Belgique, à laquelle il s'était arrêté un instant. Le 3 octobre, il faisait inviter les Puissances à se réunir à Londres en une Conférence qui s'ouvrit le 4 novembre (K. Hampe, Das Belgische Bollwerk, p. 34.). Dès lors, le danger d'un conflit immédiat disparaissait. La France allait prendre part à côté de ses anciens vainqueurs à la destruction du bastion qu'ils avaient, quinze ans plus tôt, élevé contre elle. Ses intérêts furent confiés au vieux diplomate qui l'avait jadis représentée au Congrès de Vienne, à Talleyrand.

La Conférence, qui fut une amère désillusion pour Guillaume, renforçait en revanche la position des Belges, puisque du moins elle les reconnaissait comme belligérants et entrait en rapports avec le Gouvernement provisoire. Le 4 novembre, elle décidait une suspension d'armes et le retrait des armées sur la frontière telle qu'elle existait le 30 mai 1814, c'est-à-dire, avant le premier traité de Paris. Sans doute, lord Aberdeen le prenait de haut avec Sylvain van de Weyer que le Gouvernement provisoire avait envoyé à Londres. Le 7 novembre, il lui déclarait que l'Angleterre était décidée à faire respecter les traités, et il s'emportait contre les intrigues de Gendebien à Paris et le projet qu'il lui attribuait de donner la couronne de la Belgique au duc de Nemours, fils de Louis-Philippe. Les protestations du jeune diplomate lui révélèrent que ses compatriotes étaient décidés à tout pour conserver leur (page 428) indépendance mais que, si on les poussait au désespoir, ils n'hésiteraient pas « à se jeter dans les bras d'une puissance voisine ». Ainsi, le sort de l'Europe était à la merci de ce petit peuple obstiné. Car il était évident que si on l'obligeait à s'offrir à la France, la France ne pourrait le repousser. Le cabinet du Palais-Royal envisageait avec terreur la possibilité d'un tel coup de tête. « Ces malheureux Belges, soupirait Madame Adélaïde, ne craignent pas la guerre » (Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 464). Mais autour d'eux, tout le monde la craignait et, sauf le tsar qui se déclarait décidé à envoyer une armée dans les Pays-Bas, personne n'osait prendre la responsabilité d'une catastrophe universelle. En vain Guillaume avait-il témoigné, le 18 octobre, devant les Etats-Généraux, sa confiance dans l'appui des alliés, en vain Thorbecke s'efforçait-il de démontrer que l'indépendance de la Belgique serait « la fin de l'Europe ». Dès le 10 novembre, Wellington déclarait à van de Weyer que l'Angleterre n'interviendrait pas, sauf pour empêcher la réunion du pays à la France, et trois jours plus tard, à Paris, devant la Chambre des députés, Bignon sommait les monarques de la Sainte-Alliance de respecter le droit des Belges de choisir leur gouvernement, et de ne pas se mêler d'une affaire qui ne concernait que ceux-ci.

L'attitude des Puissances occidentales, en écartant la menace d'une intervention armée, assurait donc momentanément la victoire de la révolution, et faisait présager la reconnaissance par l'Europe de l'indépendance nationale que le Gouvernement provisoire avait affirmée dès le 4 octobre. Il était dur sans doute d'accepter l'armistice imposé par la Conférence, de laisser Maestricht, Luxembourg et la citadelle d'Anvers aux mains des Hollandais et, en évacuant la Flandre Zélandaise, de renoncer à l'espoir d'appuyer la frontière à l'Escaut occidental. Mais outre que le peuple, qui n'avait pris les armes que pour s'affranchir, se montrait impatient de les déposer, c'eût été une faute impardonnable que de se confiner dans une intransigeance qui eût été une provocation à l'égard (page 429) de la Conférence et qui eût aliéné à la Belgique la sympathie des libéraux de tous les pays.

L'acceptation de la suspension d'armes par le Gouvernement provisoire (21 novembre) le mit dans une posture d'autant meilleure que Guillaume n'y consentit pour sa part qu'avec des réserves.