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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VI. Le royaume des Pays-Bas et la Révolution belge

Livre IV. Le Révolution belge

Chapitre I. La séparation

(page 363) L'agitation politique provoquée en 1828 par l'union des catholiques et des libéraux devait prendre tôt ou tard un caractère révolutionnaire. Elle le prit très tôt. Dès les premiers mois de 1830 on ne peut plus se faire d'illusions sur ses tendances. De simple opposition constitutionnelle qu'elle était au début, le sentiment populaire et le sentiment national qu'elle a déchaînés l'ont bientôt poussée à une lutte de front contre le gouvernement. Pourtant les griefs qu'elle invoquait à l'origine avec tant d'âpreté n'existent plus. Il n'y a plus de Collège philosophique, plus d'arrêté de 1815, plus d'abattage et de mouture ; le Concordat est maintenant appliqué, et le 4 juin le roi retirera même les mesures linguistiques imposées en 1819. Ces concessions, qui auraient dû mettre fin au mouvement, n'ont fait qu'en augmenter la violence, car, si elles lui ont enlevé ses prétextes, elles n'en ont pas atteint la cause profonde. Il apparaît désormais que cette cause gît dans l'existence même du royaume. Ce qui arrive, c'est ce que de bons juges avaient prédit dès 1815 : la dissolution de l'« amalgame » prématuré de deux nations trop différentes l'une de l'autre.

Avec des ménagements, de la souplesse et de la prudence, (page 364) il eût sans doute été possible de consolider l'Etat et de lui assurer un avenir aussi heureux pour lui-même que pour l'Europe. Au rôle international qui lui était dévolu pouvait correspondre une civilisation également internationale où serait venu confluer, comme au XVIème siècle, les grands courants de la pensée européenne : la française par l'intermédiaire de la Belgique, l'allemande par celui de la Hollande. Une tolérance largement humaine pouvait naître du rapprochement des catholiques du Sud et des protestants du Nord. Mais pour accomplir une œuvre aussi grandiose, le temps était indispensable. La précipitation gâta tout. Il aurait fallu essayer d'une lente accoutumance, d'une assimilation graduelle, d'une marche par étapes qui eût permis aux peuples de se comprendre et de se joindre dans la communauté des mêmes destinées. En la leur imposant prématurément on la rendit impossible, et son impossibilité conduisit à la rupture.

Sans doute, les premiers froissements ne parurent pas bien inquiétants. Aussi longtemps que l'opposition se confina dans le pays légal, le gouvernement en vint facilement à bout. Mais du jour où elle atteignit les masses, tout fut perdu. Ce n'était plus le fonctionnement du régime, c'était le régime lui-même qui se trouvait mis en question. Que les chefs du mouvement s'en soient nettement rendu compte, on en peut douter. Bien rares certainement étaient ceux qui, au commencement de 1830, se proposaient la destruction du royaume.

Les censitaires ne souhaitaient rien au delà d'une réforme constitutionnelle et parlementaire. S'ils étaient tous gagnés au principe de la responsabilité ministérielle, aucun d'eux n'en voulait la conquête par la violence. Leur conflit avec le roi était d'ordre purement politique ; leur loyalisme demeurait intact et leur agitation conforme aux lois. Leur lutte contre le gouvernement se confinait dans l'enceinte des Etats-Généraux. Ce petit groupe de privilégiés ne compte que sur lui-même. Les associations constitutionnelles qu'il organise pour agir sur les élections et diriger la propagande parmi la bourgeoisie respectent soigneusement la légalité. Les réunions de plus de vingt personnes étant interdites, elles se composent de (page 365) dix-neuf membres, délibérant à huis-clos en politiciens de bonne compagnie, et, à l'exemple de leurs modèles, les doctrinaires français, profondément convaincus de leur importance.

Ces modérés avaient vu tout d'abord avec satisfaction les jeunes libéraux et le clergé se lancer dans la lutte politique. Mais s'ils s'étaient flattés de trouver en eux des auxiliaires bénévoles, ils ne tardèrent pas à se détromper. Ils durent se convaincre que l'agitation, à mesure qu'elle allait s'élargissant, leur échappait. Ils la voyaient avec inquiétude affecter des allures de plus en plus populaires et démocratiques, et ses chefs, encouragés par le succès, ne prendre conseil que d'eux-mêmes. En somme, le mouvement débordait maintenant le pays légal. Entre l'opposition parlementaire des députés aux Etats-Généraux et l'opposition nationale suscitée par les partis, il n'y avait ni point de contact ni entente. Les jeunes « jacobins » (à partir de 1828, c'est ainsi que les ministériels désignent habituellement les jeunes libéraux) menaient la propagande libérale comme les curés et les vicaires, la propagande catholique, ceux-là sans s'inquiéter des associations constitutionnelles, ceux-ci sans se soucier de leurs évêques. Le nonce du pape s'effrayait de leur audace et de leur fougue. Ils placent au-dessus de tout, écrit-il, l'autorité du Saint-Siège. Mais ils sont tellement « imbus et infatués » de leur ultramontanisme libertaire et du système politique de Lamennais que si même le Saint-Siège l'essayait, il ne parviendrait pas à les modérer (Terlinden, op. cit., t. II, p. 411.).

Ils se déchaînent contre le gouvernement et ne cachent plus leur hostilité à la personne du roi. Beaucoup de prêtres cessent de prononcer son nom en chantant le Te Deum. Et la presse catholique et libérale ne montre pas plus de retenue. On distribue gratuitement les journaux dans les campagnes flamandes ; pour les rendre accessibles au peuple, on traduit leurs articles les plus sensationnels que l'on glisse sous les portes des fermes. Un des plus zélés informateurs du gouvernement, l'instituteur allemand Bergman, constate que les paysans, jadis si apathiques, sont maintenant transformés (page 366) en politiciens de cabarets (heethoofdige politieke tinnegieters). L’exaspération, avoue-t-il au ministre van Maanen, est générale, et « si Votre Excellence me demandait dans quelle classe de la population le gouvernement compte encore des partisans, je serais forcé de répondre dans aucune » (Gedenkstukken 1825-1830, t. II,). Au sein du prolétariat industriel, l'effervescence provoquée par l'introduction récente de machines perfectionnées qui font appréhender aux ouvriers la perte de leur gagne-pain, favorise dangereusement les effets de l'excitation politique. Des symptômes menaçants annoncent des émeutes. Et brochant sur tout cela, une campagne dirigée de Paris s'ingénie à exploiter le mécontentement en faveur des projets d'annexion échafaudés par Polignac. Le ton des journaux français est inquiétant. Une brochure retentissante du général de Richemont démontre la nécessité pour la France de s'agrandir des Pays-Bas.

Ainsi, le trouble était partout. La Belgique, travaillée tout à la fois par une opposition constitutionnelle, par une opposition nationale et par les intrigues de l'étranger, semblait destinée à sombrer dans l'anarchie. En dépit de sa confiance en lui-même, le roi se sentait déconcerté. L'œuvre dont il était si fier s'écroulait sous ses yeux, et son insuccès le compromettait devant l'Europe. En vain, il avait essayé tout à la fois de la modération et de la violence. Ses concessions n'avaient été prises que pour des preuves de faiblesse ; ses rigueurs n'aboutissaient qu'à des provocations ou à des insolences. Des médailles étaient frappées en l'honneur des fonctionnaires révoqués (V. Tourneur, Catalogue des médailles du royaume de Belgique, t. I, (1830-1847), p. 2, 3 (Bruxelles, 1911.), des acclamations saluaient les pamphlétaires condamnés par les tribunaux. De toutes parts et jusque parmi les industriels qui lui devaient leur prospérité, on lui rapportait des bravades insupportables. A Bruges, le président de la Chambre de commerce ayant refusé l'Ordre du Lion belgique, ses collègues lui avaient présenté en corps leurs félicitations (Archives Générales du Royaume. Chambres de commerce, n°212).

(page 367) Malgré les procès de presse, les gazettes ne craignaient plus de parler haut et clair. La personne même du souverain était prise directement à partie, et en quels termes ! « Il ne faut qu'une minute, imprimait le Journal de Louvain (mai 1829), pour attacher une corde de chanvre à un cou royal. Il n'en a pas fallu plus pour attacher un Capet sur la planche de la guillotine » (De Gerlache, op. cit., t. II, p. 34.)

Pour être exceptionnel, ce langage n'en est pas moins significatif. Il est grave surtout parce que c'est le roi lui-même qui l'a provoqué. Par son obstination à soutenir, malgré l'unanimité de l'opinion, un ministre aussi odieux que van Maanen, il a jeté aux Belges un défi qu'ils ont relevé. Son message du 11 décembre l'a mis en conflit direct avec eux. De parti-pris, il s'est dénoncé comme l'organe de ce gouvernement personnel qu'ils s'accordent tous à combattre. Au lieu de laisser ses ministres le couvrir, c'est lui qui les couvre. Et comment échapperait-il désormais aux coups qu'on leur porte ? Il se fait gloire de s'y exposer couronne en tête et sceptre à la main. Les emblèmes de la monarchie sont devenus ses armes ; rien d'étonnant si on cherche à les lui arracher. Fidèle à la devise de sa maison, il est d'ailleurs bien décidé à « maintenir » ce pouvoir dont il a fait l'enjeu de la lutte. S'il le faut, il n'hésitera pas à recourir à un coup d'Etat et à violer cette Loi fondamentale que l'opposition l'accuse d'ailleurs de fouler aux pieds. Il fait pressentir à ce sujet le roi de Prusse et le tsar. Les fonctionnaires disent qu'en cas d'insurrection des troupes prussiennes entreront dans le royaume, et les démentis officiels ne persuadent personne (Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 149, 174, 176, 179. Sur ces projets, voy. Ibid., p. 379, et H. T. Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 148). En janvier 1830, le ministre autrichien écrit que le public est convaincu que le gouvernement veut provoquer des émeutes pour avoir un prétexte de changer la constitution (Gedenkstukken, ibid., p. 329.)

En réalité, entre le roi et l'opposition, il n'y a plus de conciliation possible. On est dans une impasse : il faut que l'un ou (page 368) l'autre des adversaires capitule. Les diplomates étrangers à La Haye ou à Bruxelles ne se font aucune illusion sur la gravité du conflit. Si la légalité n'a pas encore été heurtée de front, on sent qu'elle le sera bientôt. Dès le mois de novembre 1829, le prince d'Orange reconnaît que l'on va à une catastrophe (Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 673). « Je suis persuadé, écrit en février 1830 le chargé d'affaires du Danemark, que la marche des choses dans ce pays conduit tout droit à l'anarchie pour ne pas dire à la révolution » (Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 436). Le Français La Moussaye ne pense pas autrement (Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 145). En véritable parlementaire, son collègue anglais ne voit aucun remède à la situation si le roi ne prend au plus tôt des ministres responsables, n'introduit l'ordre et la clarté dans les finances et « n'adopte pas une balance parfaitement égale entre la Hollande et la Belgique » (Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 172, t. II, p. 379,428). L'internonce s'attend au pire, et le cardinal Albani ne se rassure qu'en songeant qu'une révolution ne serait pas tolérée par l'Europe (Terlinden, op. cit., t. II, p. 379, 428). Mais parmi les chefs du mouvement, déjà les plus avancés ne s'embarrassent plus de ce scrupule. S'ils attendent, ce n'est pas qu'ils hésitent, mais que le moment ne leur semble pas venu encore de recourir à la force.

Les événements de Paris ne firent donc que brusquer un dénouement qui était fatal. « Ce que la révolution belge a de plus mauvais, écrira Bartels, sa date, ne nous appartient pas... Elle est descendue dans les carrefours avant d'avoir suffisamment pénétré les esprits » (Ad. Bartels, Les Flandres et la Révolution belge, pp. 4, 6.). Cela paraît la vérité même. Les journées de juillet n'ont pas moins surpris le gouvernement que l'opposition. On flottait entre un coup d'Etat et une révolution. Elles ont empêché le premier et déchaîné la seconde.


(page369) Si l'alliance des catholiques et des libéraux avait été moins solide, la nouvelle inattendue des journées de juillet eût sans doute provoqué sa dissolution. L'agitation anticléricale qui se manifesta tout de suite à Paris était bien faite pour effrayer le clergé belge. On ne constate pas cependant qu'il ait éprouvé la moindre crainte ni trahi la moindre hésitation. L'union des partis demeura aussi inébranlable après la chute de Charles X qu'elle l'était auparavant. Il n'en faut pas davantage pour montrer qu'entre les révolutionnaires de France et les mécontents de Belgique, il n'existait aucune entente. Manifestement, ceux-ci n'avaient point partie liée avec ceux-là. Loin de chercher à les imiter, ils semblent même, au premier moment, déconcertés par un événement qu'ils n'avaient pas prévu et dont la violence ne fut pas sans leur inspirer quelques appréhensions.

La bourgeoisie s'effrayait du déchaînement des passions populaires. A part de rares démocrates comme de Potter et Bartels, elle ne voyait dans le peuple qu'un auxiliaire et n'entendait ni lui abandonner la direction du mouvement qu'elle avait suscité, ni les profits de la victoire. L'exemple de Paris la faisait réfléchir et la révolution, depuis son triomphe, lui paraissait moins souhaitable. Rogier écrivait dans son journal que la Belgique, plus heureuse que la France, n'avait pas besoin de faire une révolution pour acquérir la liberté (E. Discailles, Charles Rogier, t. I, p. 181 (Bruxelles, 1892)). Par un curieux retour des choses, la conséquence immédiate des journées de juillet fut donc plutôt de calmer l'agitation que de la surexciter. On était sur le point de rompre avec la légalité : on résolut momentanément de s'y tenir. Aucune effervescence ne se manifeste. Le 3 août, le prince d'Orange et le prince Frédéric affirment à l'ambassadeur anglais que l'esprit public est excellent. Bruxelles paraît ne (page 370) s'intéresser qu'à l'exposition industrielle qui vient de s'y ouvrir. Le roi, qui y est venu du 8 au 12 août, a été bien reçu. Tout au plus, pour éviter d'entendre crier « à bas van Maanen », s'est-il abstenu d'aller au théâtre. La situation reste donc ce qu'elle était : elle n'est pas meilleure, mais elle n'est pas pire.

Ce que le gouvernement redoutait, ce n'était pas le soulèvement de la Belgique, mais une brusque agression de la France, à laquelle il aurait été incapable de faire face. Car l'état militaire du royaume était déplorable. Les forteresses manquaient d'artillerie. L'armée, composée de volontaires auxquels s'ajoutaient des miliciens tirés au sort et ne se réunissant qu'un mois par an, ne comportait que 35,000 hommes. La garde communale (schutterij), organisée sur le papier en 1827, ne comptait pas. En somme, le royaume n'était pas à même de jouer ce rôle de barrière auquel l’Europe l'avait destiné. Rassuré par la tranquillité générale des dernières années, le roi avait évidemment négligé sa mission internationale au profit de sa politique interne. A l'heure du péril, il se dérobait. Sur les conseils de l'Angleterre, il en était réduit à faire le mort et à éviter toute apparence de provocation. Pour ne point irriter la France, il s'abstenait de masser des troupes à la frontière, se bornant à prendre timidement et sans bruit quelques mesures en vue de mettre les forteresses à l'abri d'un coup de main (Voy. les lettres de Bagot dans Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 59, 60, 61, 63).

Heureusement, l'avènement de Louis-Philippe (9 août) le rassurait. Il était certain que le « roi des Français », pour affermir sa couronne, éviterait avec le plus grand soin de se brouiller avec les Puissances en menaçant les Pays-Bas. Il recherchait visiblement l'amitié de l'Angleterre. On savait qu'il résistait de tout son pouvoir aux bonapartistes et aux républicains qui, sous l'influence combinée du souvenir de Napoléon et de l'idéalisme humanitaire, le poussaient à déchirer les traités de Vienne et à marcher sur la Belgique et sur le Rhin. Sa prudence et sa circonspection les exaspéraient. Ils comptaient (page 371) bien lui forcer la main et tout de suite ils s'ingénièrent à se ménager des intelligences parmi les Belges, espérant exploiter leur mécontentement au profit de leurs desseins. S'ils n'avaient rien à attendre des catholiques, ils se flattaient au moins d'entraîner les libéraux et les démocrates.

Il en était parmi ceux-ci qui ne s'étaient résignés qu'à contre-cœur à marcher la main dans la main avec le clergé. L'opportunité seule les avait décidés à conclure une alliance qui répugnait à leurs sentiments anticléricaux. Ils la rompraient sans doute si l'appui de la France leur assurait la victoire sans qu'il en coûtât rien à leurs principes. A vrai dire, à s'appuyer sur la France, on risquait de compromettre ou même de sacrifier l'indépendance nationale. Mais cette alternative n'était-elle pas préférable au maintien de l'oppression hollandaise ? S’unir à la France, qu'était-ce autre chose que s'associer à sa mission libératrice ? La Belgique ne pouvait échapper à l'enthousiasme provoqué dans toute l'Europe par la révolution de juillet. C'était le moment où Heine la chantait comme un printemps, où Börne saluait le « pavé sacré du boulevard », où le président du gouvernement provisoire de Bologne comparait les trois journées de Paris aux six jours de la création (A. Stern, Geschichte Europas seit den Verträgen von 1815. 2te Abt., t. I, p. 75 (Stuttgart, 1905)).

Cette griserie d'idéalisme s'empara certainement de beaucoup d'esprits. Mais il serait tout à fait inexact de croire qu'elle ait suscité la formation d'un parti français travaillant, de propos délibéré, à l'annexion du pays. Il y eut des efforts isolés, mais aucune action organisée et persévérante. Encore les hommes qui entrèrent alors en rapport avec La Fayette, avec Mauguin ou le général Foy, étaient-ils loin de s'entendre. Les uns, comme Gendebien, étaient des natures ardentes et généreuses, s'abandonnant à l'entraînement général sans aucun souci d'ambition personnelle ; d'autres, comme le comte de Celles et d'anciens fonctionnaires impériaux, n'exploitèrent la situation qu'à leur profit. Dans la confusion de la (page 372) crise, l'intrigue collabora sous main avec l'impulsion sentimentale.

A Paris, le parti du mouvement mettait tout en œuvre pour gagner les Belges à sa cause. Des banquets démocratiques étaient offerts à de Potter et à Tielemans, où l'on acclamait l'affranchissement de la Belgique. Ce que l'on apprenait justifiait les espérances les plus optimistes. Gendebien assurait à la France, en cas d'attaque, un succès complet (De Potter, Souvenirs personnels, t. I. p. 123. Cf. Justee, Révolution belge, t. II, p. 189. De Bavay, Histoire de la Révolution belge, p. 140, attribue aux excitations françaises une importance tout à fait exagérée. L'homme le plus influent du mouvement révolutionnaire belge, Louis De Potter, était foncièrement partisan de l'indépendance. Il n'est pas douteux qu'il eût dévoilé dans ses Souvenirs personnels, si médisants à l'égard de ses anciens collaborateurs, les projets annexionnistes de ceux-ci, s'ils avaient été vraiment sérieux). Des agents français travaillaient à Bruxelles et y « montaient les têtes ». Peut-être excités par eux, les ouvriers commençaient à protester contre la cherté des vivres. La police notait que l'on voyait circuler dans le peuple des « pièces françaises toutes neuves » (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 40).

Toutefois, ce n'était là qu'une agitation de surface. Les informateurs du gouvernement ne lui attribuent aucune importance. Les chefs de l'opposition y sont complètement étrangers. Il leur paraît évident que le triomphe en France des idées qu'ils défendent en Belgique, assure leur succès sans qu'ils aient besoin de recourir à l'insurrection. Il augmente leur force en augmentant leur prestige. Ils sentent bien d'ailleurs que si Louis-Philippe n'ose pas les soutenir par les armes, il les soutiendra par sa sympathie. Car leur cause se confond avec la sienne. Il ne pourrait les désavouer qu'en se condamnant lui-même, puisqu'en face de Guillaume, ils se trouvent dans la même position que lui-même vis-à-vis de Charles X. Le roi des Pays-Bas hésitera certainement à refuser plus longtemps aux Belges le régime parlementaire et constitutionnel que vient d'accepter le roi des Français. Dès le 18 août, reprenant le mot de Louis-Philippe sur la Charte, le Courrier de la Meuse écrit que la Loi fondamentale va devenir enfin « une vérité ».

(page 373) Mais il faut se hâter car l'opinion est nerveuse et à mesure que les jours passent, elle s'énerve davantage. A Bruxelles, « on devient plus inquiet, plus remuant, et les groupes dans les rues deviennent plus bruyants ». Les journaux ne gardent plus aucune retenue. « Ils deviennent tellement hostiles au gouvernement qu'on ne conçoit pas comment, jusqu'à présent, il n'a pas eu recours à des mesures légales pour réprimer leur audace et faire cesser ce scandale » (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 339). C'est qu'il sait trop bien que ces mesures provoqueraient infailliblement l'éclat qu'il veut éviter à tout prix. Son mot d'ordre est de s'abstenir de toute apparence de provocation, d'empêcher tout bruit inutile. Les fêtes et l'illumination préparées à Bruxelles pour le mercredi 25 août à l'occasion de l'anniversaire du roi, sont remises à plus tard, sous prétexte de pluie. La police n'ose interdire une représentation de la Muette de Portici, annoncée pour le même jour. Elle sait pourtant que le public saisira l'occasion d'y manifester (Dès le 23 août, l'ambassadeur autrichien Mier parle pour ce jour-là d'un « coup monté ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 310). Mais elle ne s'attend qu'à des criailleries et peut-être à ce que l'on réclame la Marseillaise. Les précautions qu'elle prend sont si anodines qu'elles attestent évidemment sa sécurité.

La population n'était ni mieux informée ni plus inquiète. Nulle trace parmi elle de cette angoisse qui précède les jours d'émeute ; elle est seulement curieuse de voir « s'il se passera quelque chose ». La badauderie l'attire vers un spectacle qui sera sans doute aussi intéressant dans le parterre que sur la scène. Le soir du 25 août, la salle de la Monnaie est comble. On s'y montre des dames de la société en grande toilette et des officiers hollandais en uniforme. A mesure que la représentation se déroule, à l'extérieur du théâtre s'amasse une foule de jeunes gens munis de leurs cannes et qui, visiblement, se préparent à une manifestation (Voir surtout, pour les événements de cette soirée et des jours suivants, le rapport de de Knijff, le directeur de la police, au ministre van Maanen, dans C. Buffin, Mémoires et documents inédits sur la révolution belge, t. I, p. 564 et suivantes (Bruxelles, 1912), et la relation de l'Autrichien Mier, témoin oculaire. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 141 et suivantes, ainsi que l'Ausfürliche Darstellung der Ursachen und Begebenheiten der belgischen Revolution am 25. August und den folgenden Tagen von einem Brüsseler Augenzeugen (Stuttgart, 1830). L'origine non belge de ces témoignages est une garantie de leur exactitude). On dit que dans les cafés (page 374) voisins des inconnus distribuent de l'argent. Un piquet de gendarmerie dissiperait sans peine cet attroupement. Mais personne ne se montre. L'inertie des autorités est complète. Elles aussi attendent...

Tout à coup, des acclamations frénétiques s'élèvent de la salle et se répandent sur la place. Le ténor La Feuillade vient d'entamer l’air « Amour sacré de la patrie ». Toute l'assistance est debout, étouffant sous ses voix celle du chanteur. Des jeunes gens se précipitent au dehors et, comme si elle attendait un signal, la foule aussitôt se met en branle. Elle roule vers les bureaux du National. En un instant, les vitres volent en éclats, puis on court rue de la Madeleine assaillir la maison de Libri Bagnano. Au milieu des cris et des plaisanteries, elle est dévastée de fond en comble. Des curieux se sont amassés qu'amuse ce spectacle et qui encouragent les exécutants. Une intervention énergique mettrait fin au désordre qui n'est encore que bruyant. Mais en se prolongeant l'excitation s'aggrave. Au milieu des bandes tapageuses, des figures suspectes commencent à se mêler aux « gens bien mis » qui disparaissent peu à peu noyés dans la populace et s'éclipsent. Déjà on enfonce des boutiques d'armuriers ; on y enlève de la poudre et des fusils. Le tumulte se transforme en émeute et la bravade en audace. La cohue s'en prend maintenant aux autorités. Elle brise les vitres du bourgmestre et du procureur du roi. La demeure du chef de la police est dévastée. Le feu est mis à celles de van Maanen et du général commandant la ville. En route, on arrache et on foule aux pieds les armoiries royales qui décorent les magasins des fournisseurs de la cour. Surprises et ahuries, les autorités ont perdu la tête. Des forces de police, assaillies à coups de bouteilles, battent en retraite. Des détachements de chasseurs et de gendarmes n'osent charger. Plusieurs corps de garde se laissent désarmer, (page 375) abandonnant leurs fusils aux agresseurs. Ça et là quelques coups de feu sont tirés sur la foule sans l'effrayer. Durant toute la nuit, la ville est au pouvoir de l'émeute. Le matin, les troupes l'abandonnent et se retirent sur la place du Palais, d'où elles ne bougeront plus. L'incapacité et la lâcheté de leurs chefs a permis le succès d'une échauffourée qu'il eût suffi d'un peu d'énergie pour écraser.

Cependant la bourgeoisie prend peur. Le soulèvement qu'elle applaudissait la veille au soir, se déchaîne maintenant contre la propriété. On pille partout ; en ville même et dans la banlieue des fabriques sont envahies ; on incendie des ateliers ; on brise des machines à Uccle, à Forest, à Anderlecht. Des agitateurs français fomentent visiblement le désordre. On entend crier : Vive Napoléon! Vive le duc d'Orléans ! Vive la France! en même temps que : Vive de Potter ! et : Vive la liberté ! Des groupes chantent la Marseillaise. On remarque aux boutonnières des cocardes bleu-blanc-rouge, et un instant les couleurs françaises ont été arborées à l'hôtel de ville. Le mouvement prend donc les allures d'une insurrection prolétarienne dirigée par l'étranger. Elle alarme en même temps les sentiments conservateurs et les sentiments nationaux de la bourgeoisie. Et contre elle, aussitôt, s'organise spontanément la résistance que les troupes ont été incapables de lui opposer.

Dès le 26 au matin, quelques hommes résolus ont pris comme chef le baron Emmanuel d'Hoogvorst. Ils se rendent à l'hôtel de ville où l'échevin qui remplace le bourgmestre, prudemment parti pour la campagne, leur donne l'autorisation d'organiser et d'armer une garde bourgeoise (les textes du temps l'appellent aussi garde urbaine ou garde civile). De la schutterij, dont cependant l'intervention s'imposerait, il n'est pas question. Comme l'armée, elle se dérobe ; on dirait que les autorités conspirent contre la légalité. En face de l'anarchie menaçante et de l'abdication du pouvoir, il n'existe plus d'autre moyen de maintenir l'ordre que des mesures de salut public. La destitution du gouvernement est la conséquence nécessaire de son inertie. La bourgeoisie ne se soulève pas contre lui : (page 376) elle prend tout simplement la place qu'il lui abandonne ou pour mieux dire qu'il lui offre.

Car, épouvantés eux-mêmes par les événements, magistrats civils et chefs militaires s'empressent de se décharger sur elle de leurs responsabilités. Le dépôt d'armes de la schutterij est mis à sa disposition. Une proclamation annonce que la garde bourgeoise est constituée à « l'invitation de l'administration et des citoyens ». Les troupes resteront consignées autour du palais. Ainsi, dans la ville abandonnée par l'autorité officielle, il n'existe plus d'autre pouvoir que le quartier-général de d'Hoogvorst.

Avec autant d'énergie que d'habileté, il se met à l'œuvre. De toutes parts les volontaires affluent. Au bout de deux jours on en compte de 8 à 10,000, armés à la diable, ne disposant que de 3000 fusils, et reconnaissables seulement au numéro de leur section qu'ils portent au chapeau. Aucun caractère de classe dans cette troupe improvisée. Les nobles, les rentiers, les industriels en redingote y coudoient les boutiquiers et les petits bourgeois et jusqu'à des ouvriers en blouse. D'anciens officiers exercent le commandement, disposent les postes, organisent les patrouilles. La bonne volonté est générale et il n'en faut pas davantage pour venir à bout d'une émeute qui, suscitée par les circonstances, ne s'est aggravée que par l'impunité, et qui suit sans conviction les meneurs étrangers qui l'excitent et les pillards qui l'exploitent.

Pour en détacher les ouvriers et les sans-travail, des cartes de pain sont promises à ceux qui rentreront chez eux. L'impôt de la mouture que, par une imprudence inconcevable, la municipalité a laissé en vigueur comme taxe communale, est supprimé. On menace de priver des secours du bureau de bienfaisance tous ceux qui auront fait partie d'un attroupement et les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits. Pour la plupart, les ouvriers se laissent désarmer sans résistance. Quelques coups de fusil dispersent les groupes les plus acharnés. Dès le 28, tout est rentré dans l'ordre. Les pillages ont cessé et l'on n'entend plus crier : Vive la France. A l'hôtel de ville flotte le drapeau brabançon et aussitôt la ville se (page 377) pavoise de ses couleurs ; la garde bourgeoise les adopte pour ses étendards, ses chefs les portent en écharpe, d'innombrables cocardes les répandent parmi la population. De l'agitation superficielle provoquée par les émissaires des clubs parisiens, nulle trace ne subsiste. Le procureur du roi Schuermans constate son échec (Quelques Français, dit-il, qui parlaient en faveur de la France : « « vonden geen bijval ». Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 55. Plus tard, il constate que tous les journaux sont hostiles à l'annexion. Ibid., p. 99.) « Si les révolutionnaires français, écrit un témoin oculaire, le ministre autrichien Mier, ont souhaité connaître l'opinion du pays, ils savent aujourd'hui avec certitude qu'il ne veut pas d'annexion » (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 143).

Incontestablement, la garde bourgeoise n'obéit pas seulement à l'esprit d'ordre. Il s'allie chez elle à l'esprit national. Sa tâche serait finie si elle n'avait eu pour dessein que de rétablir la tranquillité. Maintenant que la rue est paisible, pourquoi ne confie-elle pas aux troupes la mission sans péril de la suppléer ? Bien plus ! pourquoi ne les a-t-elle pas appelées à la recousse ? Or, non seulement elle ne leur cède pas la place, mais au lieu de se dissoudre, elle se renforce et atteste visiblement sa volonté de conserver le pouvoir dont elle s'est emparée. Elle est décidée à ne pas laisser les Hollandais se réinstaller dans cette ville qu'ils lui ont abandonnée. Son attitude est si résolue qu'elle en impose aux généraux réfugiés dans le palais royal. Prudemment, ils décommandent les renforts qui arrivent d'Anvers et de Gand. Ils se sentent en face d'une volonté d'autant plus impressionnante qu'elle est unanime. Pas une voix ne s'élève en faveur du gouvernement, pas une défection n'est signalée, pas un drapeau orange ne se montre. Si les troupes font un mouvement, nul doute que ce qui s'est passé à Paris ne se reproduise à Bruxelles. « Les Belges, dit Schuermans avec l'emphase de la terreur, sont courageux comme des lions quand on les excite, et ils n'hésiteront pas à tirer sur les soldats » (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 99). Aussi, pour la seconde fois, l'autorité capitule. Le général de Bylant promet aux « chefs (page 378) de la bourgeoisie armée » de s'abstenir de toute action aussi longtemps que les habitants respecteront les autorités civiles et maintiendront le bon ordre. N'osant attaquer l'insurrection, il la reconnaît.

Les événements de Bruxelles avaient éclaté à l'improviste, mais la situation était trop tendue pour que le pays ne dût pas vibrer aussitôt à l'unisson de la capitale. Louvain, Ath, Wavre, et Mons sont en rumeur. Dans le pays de Liége surtout, la répercussion fut immédiate et profonde. Les tendances libérales et démocratiques dont s'était inspirée au XVIIIe siècle la révolution liégeoise, s'étaient encore renforcées durant la révolution française. Dans cette contrée essentiellement industrielle, les traditions de l'Ancien Régime avaient disparu plus complètement que partout ailleurs. L'influence du clergé et de la noblesse y était bien moindre que dans le reste de la Belgique. Nulle part l'adhésion de la bourgeoisie aux idées libérales n'était aussi complète (Bartels, Les Flandres et la Révolution, p. 19, dit que Liége est le « centre des hommes les plus capables et les plus influents dans les divers partis ». On constate que la province de Liége est « la plus exaltée dans le libéralisme ». Terlinden, op. cit., t. II, p. 409). Nulle part non plus le prolétariat n'était aussi nombreux et par cela même aussi enclin à se laisser emporter par la violence.

A peine les nouvelles de Bruxelles sont-elles connues, les têtes se montent. A Liége, à Huy et à Verviers, les ouvriers s'assemblent en tumulte. Le mécontentement social et le mécontentement politique les lancent dans une agitation confuse dont les meneurs étrangers, les vagabonds et les pillards cherchent à tirer parti. On brise des machines, on saccage les maisons des receveurs des contributions ou des partisans notoires du gouvernement, on arrache des façades les armoiries royales. A Verviers, un drapeau français est planté sur le perron par des inconnus. Cependant le travail cesse dans les usines et dans les mines. Déjà, dans les environs de Liége, des bandes de houilleurs sans ouvrage se répandent par la campagne et terrorisent les fermiers. A Namur, il faut protéger les magasins de blé pour les sauver du pillage. Le mouvement se propage (page 379) jusque dans l'Allemagne rhénane. Le 31 août, à Cologne, des proclamations excitent le peuple à se soulever à l'exemple des « braves Belges ». A Aix-la-Chapelle, le 1er septembre, des émeutes ouvrières éclatent provoquées par les troubles qui agitent Verviers (Sur cette agitation, voir Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 4, t. IV, p. 68, 81, 88, 108. Lejear, Verviers, loc. cit., p. 208-215.).

En province comme à Bruxelles, les pouvoirs officiels épouvantés passent la main à la bourgeoisie. Les troupes n'osent faire usage de leurs armes et restent consignées dans les casernes. Des « commissions de sûreté » s'installent dans les hôtels de ville que les régences leur abandonnent. Dès le 27 août, celle de Liége, avec l'assentiment du gouverneur, est entrée en fonctions. Et, comme il arrive habituellement, cette abdication du pouvoir calme l'effervescence. Le peuple adopte les hommes nouveaux qui sont arrivés grâce à lui et leur fait confiance. Il s'abandonne à l'impression de s'être affranchi, de n'obéir plus qu'à lui-même, d'avoir recouvré son autonomie. Les couleurs françaises qui se sont montrées aux premiers jours disparaissent. A Liége, on arbore les couleurs liégeoises, à Verviers, les couleurs franchimontoises, comme Bruxelles a arboré les couleurs brabançonnes. Et la diversité de ces emblèmes montre bien ce que cette première explosion du sentiment national a d'improvisé. Chacun agit pour soi. Il n'y a encore entre les efforts décousus d'autre lien que la communauté des aspirations. La révolution belge a pour prologue une série d'insurrections locales.

Cependant, les commissions de sûreté se mettent à l'œuvre. Elles organisent des gardes bourgeoises dont la consigne est de calmer le peuple en se le conciliant, et qui appellent à elles, sans distinction de classes, tous les hommes de bonne volonté. Leur uniforme, une blouse bleue et un bonnet de police, atteste leur caractère populaire. Elles n'ont qu'à se montrer pour mettre fin aux troubles et déconcerter ceux qui ne s'y sont jetés que par amour du pillage. Quelques mesures habiles achèvent de rétablir l'ordre. A Liége, en faveur des ouvriers (page 380) le prix du pain est diminué. Bref, le 7 septembre, la vague qui s'est un moment soulevée est retombée sur elle-même. Mais le choc qu'elle a produit a suffi pour faire glisser le pouvoir des mains de ses représentants officiels dans celles de la bourgeoisie.

En Flandre, le mécontentement du peuple, aussi vif que dans les régions wallonnes, s'est heurté dès l'abord à une résistance plus ferme. Aussitôt après les journées de Bruxelles, la fermentation qui s'est emparée de Gand, de Bruges et de Courtrai a été efficacement combattue. Les autorités n'ont pas abandonné le terrain. Le gouverneur de la Flandre Orientale, plus énergique que ses collègues de Bruxelles et de Liége, ne s'est pas laissé déborder par les événements. Les régences, au lieu de céder, demeurent en place. La schutterij se rassemble ; les bourgmestres font leur devoir (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 82). Les libéraux qui ont conservé ici, beaucoup plus qu'à Bruxelles ou dans le pays de Liége, leurs vieux principes anticléricaux, n'ont aucun motif de ménager une agitation à laquelle le clergé est favorable. Fabricants pour la plupart, ils n'ont d'autre souci que de veiller à la sécurité de leurs usines et ils sont décidés à protéger leurs machines. Il suffit que leurs ouvriers descendent dans la rue pour qu'ils se groupent autour du pouvoir. Leur attitude s'explique par des motifs de conservation sociale : elle n'a rien de politique. S'ils soutiennent le gouvernement, ce n'est pas par principe, mais parce que la cause du gouvernement, en ce moment de crise, se confond à leurs yeux avec la cause de l'ordre.

A Bruxelles et à Liége d'ailleurs, les hommes qui viennent de prendre le pouvoir ne sont pas des radicaux. Leur but n'est que d'amener le gouvernement à accomplir les réformes que l'opinion exige. Ils ne songent pas à un changement de dynastie. Ce qu'ils demandent, c'est l'application « loyale » de la Loi fondamentale, c'est-à-dire son application conforme au vœu de l’union des partis : liberté complète de la presse et de l'enseignement, régime (page 381) parlementaire, intervention des Belges dans l'Etat en proportion de leur nombre, suivant les principes de tout gouvernement constitutionnel (Note de bas de page : Le 31 août, le Courrier de la Meuse demande « que le gouvernement se montre désormais franchement constitutionnel, qu'il renonce sincèrement aux principes du message du 11 décembre, que les doctrines de M. van Maanen et des Nederlandsche Gedachten soient répudiées sans restrictions ». Les autres journaux ne parlent pas autrement. Tous se bornent à demander une réforme constitutionnelle). Que cela doive aboutir à la séparation administrative, les esprits les plus pénétrants ne peuvent se le dissimuler. Mais cette séparation n'est incompatible ni avec le maintien du royaume, ni avec celui du souverain. Si elle est inévitable, d'avance on l'accepte. Ce qui est impossible, ce dont personne ne veut, c'est la conservation de ce qui est. Les Belges, dit le Courrier des Pays-Bas, « ont senti se ranimer dans leurs âmes le sentiment de leur dignité nationale. » Ils exigent des garanties et le temps presse. Le pouvoir doit agir au plus tôt, sous peine d'attirer sur lui « les plus grandes calamités ».

A Liége, dès le 27 août, la commission de sûreté a décidé d'envoyer au roi une députation, et le lendemain, à Bruxelles, une cinquantaine de notables assemblés à l'hôtel de ville ont agi de même. L'adresse qu'ils remettent à leurs délégués affirme leur fidélité au souverain, mais sous le respect de ses formes, elle laisse entrevoir la gravité de la situation. Ses signataires « ne peuvent dissimuler à Sa Majesté que le mécontentement a des racines profondes », que le « système funeste suivi par des ministres qui méconnaissaient nos vœux et nos besoins » ne peut durer plus longtemps, et qu'il importe de convoquer sans retard les Etats-Généraux (De Gerlache, op. cit., t. II, p. 40). Une réforme est indispensable et, au bord de la guerre civile, on s'illusionne de l'espoir d'y arriver par la voie légale.

Si inattendue, si grave qu'elle soit, la nouvelle de ce qui se passe en Belgique n'a pas sérieusement alarmé le roi. Les événements de Bruxelles ne lui paraissent qu'une échauffourée. L'incapacité des fonctionnaires ne l'émeut pas, habitué qu'il est à n'avoir confiance qu'en lui-même. Mal instruit d'ailleurs (page 382) des événements, il se flatte d'en venir à bout sans devoir employer la violence. L'ordre est donné à ses deux fils, le prince d'Orange et le prince Frédéric, de partir en hâte pour Bruxelles, à la tête de quelques régiments. Il leur suffira sans nul doute de se montrer pour en imposer aux têtes chaudes et rétablir le calme. Pas n'est besoin de leur tracer leur conduite en cas de conflit, puisqu'un conflit est trop improbable et serait d'ailleurs une provocation trop directe à la couronne pour qu'il faille y songer.

Les princes quittèrent La Haye en même temps que partait de Bruxelles la députation envoyée au roi : ils la croisèrent en chemin. Les directions étaient différentes ; le but était le même. Des deux côtés on voulait éviter l'irréparable : le roi, en se ramenant le peuple, le peuple, en se conciliant le roi. Mais ni l'une ni l'autre de ces tentatives ne pouvait réussir. Elles échouèrent en même temps, et leur échec eut pour résultat de hâter la catastrophe qu'elles étaient destinées à écarter.

Guillaume reçut les députations de Bruxelles et de Liége le 31 août. A l'exposé de leurs griefs, à leurs accusations contre ses ministres, il ne répondit qu'en objectant la Loi fondamentale et l'impossibilité de capituler devant l'émeute. Il avait résolu de convoquer les Etats-Généraux, seuls compétents pour juger de la nécessité d'une révision constitutionnelle. Il lui était impossible en attendant de rien promettre « le pistolet sur la gorge ». Il fallait avant tout que les princes entrassent à Bruxelles à la tête de leurs troupes, et fissent cesser ainsi « l'état apparent d'obsession auquel il ne pouvait céder sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume ». Au reste, il protestait de son horreur à faire couler le sang de ses sujets (De Gerlache, loc. cit., p. 48). Mais cette protestation, si sincère qu'elle fût, laissait entrevoir qu'il s'y résignerait au besoin. Bref, la possibilité de l'entente dont s'étaient flattés les députés s'évanouit dès les premiers mots de la conversation. Ils durent s'avouer d'ailleurs que le langage du roi était le seul qu'il pût tenir. Parler autrement qu'il le fît, c'eût été donner (page 383) des gages à l'insurrection. Il ne se doutait pas qu'au moment même où il exigeait qu'elle s'inclinât devant son pouvoir, elle obligeait ses fils à s'incliner devant elle.

Les princes, faisant diligence, étaient arrivés à Vilvorde, aux portes de Bruxelles, dès la soirée du 30 août. Ils disposaient de 6000 hommes de troupes et d'une vingtaine de canons, auxquels eût pu se joindre la garnison de Bruxelles qui continuait à bivouaquer autour du palais. Peut-être un coup de force leur eût-il livré la capitale. Mais, ils ne voulaient y entrer qu'en pacificateurs. Le prince d'Orange comptait sur le prestige personnel dont il y avait joui si longtemps. Son caractère glorieux lui faisait entrevoir l'occasion de jouer un beau rôle. Dès le lendemain, il convoquait à son quartier-général le duc d'Arenberg, le duc d'Ursel et le chef de la garde bourgeoise, le baron d'Hoogvorst. Il s'étonna de les voir arriver flanqués de plusieurs officiers de la garde et tous ceints d'écharpes aux couleurs brabançonnes. Il le prit tout d'abord de très haut. Puis, suivant son habitude, il céda et recouvra sa bonne grâce coutumière. Il affecta de n'attribuer les événements des derniers jours qu'à l'exubérance d'une « multitude égarée ». Il ferait le lendemain son entrée dans la ville, à la tête de ses soldats ; tout serait oublié ; il demandait seulement que l'on s'abstînt d'exhiber sur son passage des « insignes non légaux ». La députation rapporta cette réponse à l'hôtel de ville.

A peine connue, elle provoqua dans la population un sursaut de fureur. Permettre l'entrée des troupes, n'était-ce pas, en effet, renoncer du même coup à l'autonomie reconquise pour retomber sous le joug hollandais? Ni la garde, ni les habitants ne balancèrent un moment. Plutôt que de céder aux exigences du prince, ils étaient prêts à la lutte. L'exemple de Paris montrait la conduite à suivre. Fiévreusement, les plus ardents commençaient à dépaver les rues et à élever des barricades. Sous la direction d'anciens soldats de Napoléon, ouvriers et bourgeois travaillaient d'un même cœur. A toutes les fenêtres se montrait le drapeau brabançon. La résolution de combattre était si évidente et si unanime, que le ministre d'Autriche, affolé, prenait la fuite avec son collègue d'Espagne. (page 384) Pourtant une nouvelle députation s'acheminait vers le prince. Ce qu'elle lui dit le fit réfléchir. La joyeuse entrée qu'il se promettait quelques heures plus tôt serait donc une sanglante bataille de rues. Ses soldats réussiraient-ils mieux que ne l'avaient fait les vétérans de Charles X ? Quelle perspective d'ailleurs, pour un prince royal, que de mitrailler sa capitale ! Et puis, ne serait-il pas désavoué par son père ? Sa mission ne consistait qu'à rétablir l'ordre. Avait-il le droit de tirer ? Fallait-il demander des instructions à La Haye et, après avoir promis tout à l'heure d'entrer dans la ville, se résigner à attendre devant ses portes ? Il était brave. La perspective de payer de sa personne le séduisit. Il promit qu'il arriverait le lendemain et entrerait seul dans Bruxelles, pourvu que la députation répondit de sa sûreté.

Le lendemain, en effet, suivi de quelques officiers d'ordonnance, il se présentait au pont de Laeken (Voyez surtout les récits de Chazal (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 39 et suiv.) et de du Monceau (ibid., p. 442 et suivants), ainsi que le rapport de l'adjudant du prince, de Grovestins. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 85). De ce point jusqu'à l'hôtel de ville, la garde civique était alignée le long des rues, les bourgeois en habit noir, les gens du peuple en blouse bleue. De distance en distance, des bouchers pourvus de leurs haches jouaient le rôle de sapeurs. Çà et là, des groupes de paysans étaient armés de piques. Derrière le cordon des gardes se pressait le peuple ; les femmes garnissaient toutes les fenêtres ; au-dessus de la foule, aux façades des maisons, les trois couleurs brabançonnes revêtaient la ville d'une livrée révolutionnaire. Un sombre silence régnait. Quelques cris de « Vive le prince » furent aussitôt étouffés sous les sifflets. Lui pourtant, pâle mais résolu, s'enfonçait dans la foule dont les flots se refermant derrière lui, l'emprisonnaient. Ses sourires et son amabilité ne rencontraient que visages fermés et tendus. Il s'efforçait à faire bonne mine et saluait de la main, causant avec son entourage, consentant à laisser crier «Vive la liberté», pourvu qu'on criât «Vive le roi». A le voir ainsi, abandonné et visiblement déconcerté, des femmes pleuraient.

(page 385) Son supplice dura jusqu'à l'hôtel de ville, où il fut harangué par la régence. Mais la foule devenait houleuse. Sur la place de Ruysbroeck, le prince se croyant en péril, éperonna tout à coup son cheval et, sautant par-dessus les barricades, courut bride abattue jusqu'au palais. On ne le poursuivit pas. Là, au milieu des troupes hollandaises, sa personne était en sûreté. Mais il n'en avait pas moins perdu la liberté de sa conduite. En entrant dans la ville il avait toléré l'insurrection et pactisé avec elle. Tout ce qu'il pouvait faire, et il allait l'essayer, c'était de mettre sa responsabilité à l'abri sous une équivoque.

A peine remis des émotions de la matinée, il convoquait autour de lui une commission composée du gouverneur de la province, du bourgmestre, de deux membres de la régence sortis de leurs cachettes, du duc d'Arenberg, du duc d'Ursel, du général d'Aubremé et du baron d'Hoogvorst. Il ramenait ainsi au jour les autorités officielles qui, depuis le 25 août, s'étaient si prudemment éclipsées. Mais à côté d'elles, il plaçait le chef de la garde bourgeoise. La proclamation qu'il lança affectait, il est vrai, de ne considérer la garde que comme un auxiliaire bénévole du gouvernement. Il la remerciait au nom du roi d'avoir rétabli l'ordre et la faisait féliciter par le pauvre bourgmestre, du zèle infatigable qu'elle avait montré et d'avoir pris les armes « dans un but si louable ». Le voile était prudemment jeté sur tout le reste. Dans cette ville où le palais était le seul édifice qui n'arborât pas les couleurs brabançonnes, le prince parlait comme si chacun n'eût eu en vue que le service royal. Il donnait sa parole que les troupes n'entreraient pas à Bruxelles et promettait de prendre, d'accord avec la commission, « les mesures nécessaires pour ramener le calme et la confiance ».

Subrepticement, le régime légal allait être restauré et l'insurrection déjouée. Le peuple s'en aperçut tout de suite. Il n'avait pas dépossédé les autorités pour leur permettre, sous le couvert du prince d'Orange, de reprendre leurs fonctions, ni rompu avec le gouvernement pour se laisser ramener sous son pouvoir. Il ne se refusait pas à une entente, mais à condition d'y prendre part et de délibérer d'égal à égal. Il fallut (page 386) bien lui ouvrir le cénacle dont on avait cherché à l'exclure et se résigner à reconnaître l'existence de cette révolte que l'on se proposait, si l'on peut ainsi dire, d'escamoter. Dès le lendemain, deux nouveaux membres entraient dans la commission pour l'y représenter : un vieux jacobin, Rouppe, et un jeune libéral, Sylvain van de Weyer.

Mais déjà la situation avait changé. Le soir du premier septembre, les délégués envoyés auprès du roi étaient rentrés à Bruxelles. On apprenait que leur mission avait échoué, qu'aucune concession n'avait été faite, aucune promesse donnée et qu'il fallait s'en remettre à la décision des Etats-Généraux. A l'opinion surexcitée s'imposait donc un nouveau délai. Passe encore s'il eût autorisé quelque espoir ! Mais il était trop évident que les Belges n'avaient rien à attendre en suivant la voie légale. Les renvoyer aux Etats-Généraux, c'était les soumettre au bon plaisir des Hollandais qui y possédaient la moitié des sièges. En ce moment décisif, l'absurdité de la Constitution s'affirmait aussi flagrante que révoltante. Puisque l'unité du royaume imposait à la majorité de la nation le joug de la minorité, il n'était pas possible d'en tolérer plus longtemps l'existence. L'affranchissement de la Belgique était à ce prix. La dignité et la justice ne lui permettaient pas de se sacrifier au maintien de l'Etat hybride qui l'opprimait. La séparation des deux parties du royaume que dès 1815 les esprits les plus clairvoyants avaient prévue, et dont de Potter avait récemment menacé le gouvernement, apparaissait maintenant comme la solution inévitable du conflit. Elle seule pouvait encore empêcher la guerre civile et la révolution. Elle devenait l'ultimatum des partis, le programme minimum de leurs revendications. A l'agitation confuse des derniers jours, elle assignait le but auquel il fallait tendre. Il n'y avait plus d'autre alternative que de l'obtenir ou de combattre.

Et des symptômes menaçants montraient qu'il fallait se hâter. La population était houleuse. On avait brûlé dans les rues le rapport de la délégation faisant part de la réponse du roi. Des attroupements tumultueux se formaient, que la garde bourgeoise ne parvenait qu'avec peine à disperser. Ses chefs (page 387) commençaient à craindre pour la sécurité du prince d’Orange.

Lui-même s'épouvantait de la situation qu'il s'était faite. Aussi brave qu'imprudent, il avait affronté le péril sans en mesurer la grandeur et sans prévoir les conséquences de sa conduite. Il se sentait maintenant à la merci des événements et ne songeait plus qu'à sortir du mauvais pas où il s'était jeté. Les pouvoirs officiels qu'il avait voulu grouper autour de lui se dérobaient. Il s'épuisait en conversations compromettantes avec les députés aux Etats-Généraux, avec les chefs de la garde, avec les représentants des partis. Tous s'accordaient à lui affirmer « que le désir le plus ardent de la Belgique est la séparation complète entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales, sans autre point de contact que la dynastie régnante ». Quelques-uns même osaient le croire capable d'ambitionner le titre de roi des Belges.

Demeurer plus longtemps à Bruxelles au milieu de semblables sollicitations, devenait impossible. Il accepta de faire connaître à son père les désirs du peuple « et de les appuyer de toute son influence ». Il laissa entendre qu'il reviendrait chargé de bonnes nouvelles et les chefs de la garde bourgeoise lui promirent sur l'honneur de ne pas souffrir, en attendant, de changement de dynastie. Une proclamation qu'il apostilla des mots « conforme à la vérité », fit connaître cette convention. La commission qu'il avait créée à son arrivée fut dissoute. Et il s'empressa de partir, emmenant avec lui la garnison et abandonnant Bruxelles aux chefs de l'insurrection à laquelle il s'était si légèrement flatté de mettre fin par sa présence (3 septembre). On ne devait plus le revoir. Le seul résultat de son intervention avait été de précipiter les événements et d'accroître la confiance des hommes qui les dirigeaient. Se croyant assurés de son appui, les plus modérés d'entre eux ne doutaient plus de la solution pacifique de la crise. « Concitoyens, disait une proclamation, soyons calmes, car nous sommes forts, et restons unis pour conserver et accroître notre force » (Note de bas de page : J'ai surtout suivi pour ces événements, le récit contemporain des Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique en 1830, p. 87 et suivantes (Bruxelles, 1830). Cf. Du Monceau, loc. cit., p. 475 et suivantes.)


Pourtant, le calme qu'ils prêchaient était impossible. La certitude de la victoire enflammait les esprits et ne permettait pas aux masses enfiévrées de contenir leur impatience. De Bruxelles, le mouvement se répandait dans tout le pays. Les insurrections locales des premiers jours s'unissaient en une même impulsion gravitant vers la capitale. Une députation liégeoise venait mettre à la disposition de « ses frères de Bruxelles tous les secours qui seraient jugés nécessaires en hommes, fusils, munitions et même artillerie ». Des localités voisines, des bandes de jeunes gens accouraient s'offrir aux chefs de la garde bourgeoise. Dès le 1er septembre, les premiers étaient arrivés de Wavre. La Flandre s'associait aux autres provinces. Le 3 septembre, le drapeau tricolore flottait à Grammont, le 6, à Alost, à Ninove, à Deynze ; en se généralisant, les couleurs brabançonnes devenaient les couleurs belges. On n'en voyait plus d'autres dans les provinces wallonnes. Seul le Luxembourg se réservait encore.

Le mot d'ordre est désormais la séparation du royaume. Personne ne croit plus à la possibilité du statu quo. C'est l'opinion des diplomates étrangers comme celle des fonctionnaires hollandais (Voy. dans Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 99, l'opinion de Schuermans, celle du ministre de Prusse (Ibid., t. III, p. 6) et celle du ministre d'Autriche (Ibid., p. 152). L'impatience est d'ailleurs égale à la confiance. Un même espoir d'affranchissement et de liberté soulève le peuple et les jeunes démocrates de la bourgeoisie. A Liége surtout, l'enthousiasme déborde. Charles Rogier, endossant la blouse bleue, agit en tribun. La commission de sûreté, désemparée, laisse faire. Il serait aussi dangereux de réprimer l'opinion déchaînée que de la laisser s'énerver dans l'attente. A Bruxelles même, la régence écrit piteusement au roi « qu'elle adhère pleinement aux vœux des Belges » pour la séparation (Esquisses, p. 110.).

(page 389) Mais quelle décision le roi va-t-il prendre ? Il en cherchait une sans la trouver. Cet obstiné n'était pas un volontaire. Ecrasé par le sentiment de ses responsabilités envers l'Europe et envers son peuple, blessé dans son amour-propre, doutant pour la première fois de lui-même, il hésite et semble atterré. « Il n'a plus son air d'assurance, son air moqueur. On voit qu'il se sent humilié ; il est entièrement à bas » (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 153.). Un instant, au début des troubles, il avait compté sur l'aide de la Prusse. Le 28 août il suppliait Frédéric-Guillaume d'intervenir. Sans doute, il n'ignore pas que si l'armée prussienne entre dans les Pays-Bas, l'armée française y entrera aussi. Mais une guerre générale tranchera la question qu'il n'ose résoudre. Il se persuade qu'il appartient aux Puissances qui lui ont donné la couronne de le défendre à l'heure du péril.

Cependant la Prusse ne marchera pas sans l'Angleterre et l’Angleterre est résolue à ne pas marcher. Wellington ne veut ni rompre avec Louis-Philippe ni, à la veille des élections dont dépend son ministère, provoquer l'opinion libérale qui se prononce avec force en faveur des Belges. S'il refuse au cabinet de Paris d'entreprendre une action commune pour amener Guillaume à céder, il est pourtant décidé à ne pas tirer l'épée en sa faveur. D'ailleurs il ne croit pas que les Belges iront jusqu'à braver l'Europe et il ne les prend pas au sérieux. « Messieurs les Bruxellois, dit-il en riant, connaissent les traités aussi bien que nous, et ils ne voudront pas se faire conquérir et soumettre par les Puissances alliées. » » (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 13.)

Ils ne le voulaient certainement pas, mais ils le craignaient encore moins. Confiants dans l'aide immanquable de la France en cas de conflit, l'idée d'une guerre générale ne les effrayait pas plus qu'elle n'effrayait le roi. Si souvent, au cours des siècles, le sort de la Belgique avait dépendu des rivalités internationales ! Pourquoi devraient-ils sacrifier leur liberté à la paix du monde ? Il ne tenait qu'à Guillaume de la sauvegarder en leur faisant justice. D'ailleurs, il lui fallut bientôt se résigner (page 390) à son sort. Le 7 septembre, Frédéric-Guillaume s'excusait de ne pouvoir lui venir en aide.

A défaut de la solution militaire, restait la solution diplomatique. La constitution des Pays-Bas, découlant du traité des huit articles, il appartenait aux Puissances de prendre la responsabilité de sa révision. Elles se refuseraient sans doute à y porter atteinte et le roi, fort de leur sentence et couvert par elles, n'aurait plus qu'à l'imposer aux Belges. Il suggéra dans cet espoir, au cabinet de Londres, de convoquer à La Haye une conférence des signataires du traité. Comme la France ne l'avait pas signé, elle serait exclue des délibérations, et c'était là le principal avantage de l'expédient. Car la complaisance du gouvernement français pour les Belges ne faisait pas de doute. En dépit de ses assurances officielles, il laissait franchir la frontière aux auxiliaires que Paris envoyait à Bruxelles et il ne répondait pas aux instances du cabinet de La Haye le pressant d'interdire à de Potter de rentrer en Belgique (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 22). En attendant que l'Europe mît fin à ses perplexités, Guillaume se décida pourtant à une concession qui dut lui être cruelle. Le 3 septembre, il acceptait la démission de van Maanen. Ce dur sacrifice venait trop tard. Qu'importait encore van Maanen à un peuple qui déjà considérait comme accomplie sa séparation d'avec la Hollande ?

La surexcitation croissante de l'opinion ne permettait pas, en effet, d'attendre que ses désirs, devinssent une réalité légale. Les modérés, qui avaient promis au prince d’Orange de demeurer dans l'expectative jusqu'à la décision des Etats-Généraux, étaient désormais débordés. On n'arrête pas une révolution et la révolution était commencée. Elle l’était puisque la volonté populaire s'arrogeait le droit de disposer de la nation et se substituait à la loi. L'enthousiasme national s'alliait à l'enthousiasme démocratique et le gouvernement apparaissait doublement odieux, comme l'instrument de l'étranger et comme celui de la réaction. On le méprisait trop pour le redouter. Personne ne se souciait plus des autorités, et la facilité (page 391) avec laquelle elles se laissaient déposséder attestait qu'elles considéraient la séparation comme irrévocable.

L'armée elle-même commençait à se dissoudre. Dès le 5 septembre, un manifeste était répandu parmi les troupes engageant les soldats belges à ne pas imiter « la poignée de misérables qui à Paris s'est couverte d'infamie en tirant sur les citoyens » (Esquisses, p. 124), et tout de suite des bandes de déserteurs se mettaient à quitter les drapeaux. On apprenait que Louvain venait de chasser sa garnison (2 septembre). De jour en jour, l'aspect de Bruxelles devenait plus menaçant. Charles Rogier y entrait le 7 septembre à la tête de volontaires liégeois, ouvriers pour la plupart, bien armés, pleins d'élan et d'ardeur révolutionnaire (Voy, dans Discailles, Charles Rogier, t. I, p. 198, la liste de ses 124 compagnons.). De Paris arrivaient pêle-mêle avec des Belges accourant au secours de leurs compatriotes, des jacobins, des vagabonds, des aventuriers, des agents politiques, pêcheurs en eau trouble, entrepreneurs d'émeutes et maîtres ès-barricades. Déjà des bandes indisciplinées sortaient des portes et échangeaient des coups de feu avec les avant-postes hollandais. Et à ces provocations, le prince Frédéric, toujours campé à Vilvorde, ne répondait que par la promesse de disloquer incessamment ses troupes.

Le manifeste du roi convoquant les Etats-Généraux pour le 13 septembre vint à souhait pour porter l'agitation à son comble. C'était provoquer l'opinion que de lui parler, en un tel moment, de la Loi fondamentale et des traités et de lui annoncer que les Etats allaient examiner « s'il y avait lieu à modifier les institutions nationales ». C'était faire le jeu des « agitateurs » que d'engager les « bons citoyens » à se séparer d'eux. En vain d'Hoogvorst s'efforçait-il de calmer l'effervescence et de conserver « cette dignité qui convient à notre belle position » (Esquisses, p. 129) ; en vain promettait-il au peuple la récompense prochaine « de son beau dévouement », les têtes se montaient de plus en plus. Déjà, sans attendre d'ordres, on (page 392) abattait les arbres des boulevards et on élevait de nouvelles barricades. Les étrangers affluaient de plus en plus ; ils trompaient leur désœuvrement par l'agitation politique qui s'accroissait en durant. L'état-major de la garde bourgeoise s'effrayait de leur outrance. Le 8 septembre, il faisait afficher une proclamation, où tout en les remerciant de leur zèle, il les engageait « à suspendre momentanément leur marche et à se tenir prêts à voler au secours de leurs frères de Bruxelles si l'intérêt de la patrie l'exige » (Esquisses, p. 138). L'attitude du peuple avivait encore ses inquiétudes. Il défendait « d'exciter les bons ouvriers à se rassembler et à se porter à des excès », et il leur promettait du travail « pour faire disparaître le malaise qui est la conséquence nécessaire des événements qui viennent de se passer » (Esquisses, p. 138).

Le moment était venu où le pouvoir qu'il avait lui-même usurpé allait glisser de ses mains. En prêchant la modération et la légalité, il semblait renier l'illégalité de ses origines et sa prudence, le rendant suspect, le discréditait. Pour se maintenir, il devait se transformer : il l'essaya. Le 11 septembre, avec l'assentiment de la régence, les huit sections de la garde nommèrent une Commission de sûreté dans laquelle une place fut faite aux éléments les plus avancés de la bourgeoisie. (Les pourparlers à ce sujet avaient commencé le 8. Voyez le curieux récit des Esquisses, p. 141 et suivantes). Son programme dépassait de beaucoup celui d'un simple corps municipal. Elle ne prétendait pas agir pour Bruxelles seulement. Si elle avait à veiller au maintien de l'ordre, elle devait aussi s'occuper de la séparation du royaume. Elle fut la première institution nationale que provoqua le cours irrésistible des événements.

Depuis le début des troubles, les libéraux n'avaient cessé de jouer le rôle prépondérant. Beaucoup plus nombreux, mais plus conservateurs et plus timides, les catholiques les laissaient faire, se bornant à les soutenir de leur adhésion. Rien d'étonnant, dès lors, si l'influence de Paris se marque si visible dans (page 393) les agitations de Bruxelles. Conduite par des libéraux, la révolution belge devait nécessairement s'inspirer de celle de juillet. La Commission de sûreté n'est en somme qu'une réplique du gouvernement provisoire installé sous la présidence de La Fayette, à la veille de l'avènement de Louis-Philippe.

L'analogie des principes explique suffisamment l'analogie des événements. L'imitation fut spontanée. Le cabinet de Paris n'eut qu'à laisser faire. Il s'abstint d'intervenir non seulement parce que son intervention l'eût brouillé avec l’Europe, mais encore parce qu'elle était inutile. « Ce ne sont pas les armes de la France, écrit très justement Mercy-Argenteau, qui triompheront de nous (c'est-à-dire du gouvernement). Elle ne l'essayera même pas : ce sont ses principes libéraux. Il n'y a pas de force contre cela, ni moyen de se garantir » (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 109). Au reste, les libéraux belges étaient bien résolus, en cas d'échec, à s'unir à la France. Ils la considéraient, en quelque sorte, comme une position de repli, comme un refuge assuré. Et en cela, leurs alliés catholiques pensaient comme eux. « La presque totalité des Belges, écrit le ministre d'Autriche, ne désire pas d'être réunie à la France. Mais si leurs désirs pour la refonte entière de leur constitution et leur séparation de la Hollande rencontraient une forte opposition et s'ils prévoyaient d'être soumis par la force des armes, alors ils préféraient de devenir province française plutôt que de rentrer sous la domination de la Hollande » (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 152).

Tout ce que l'on sait confirme l'exactitude de ces paroles. Le vœu général réclamait un gouvernement à la fois constitutionnel et national : la liberté dans l'indépendance. Ni les fonctionnaires hollandais ni les ministres étrangers dont nous possédons les témoignages ne font la moindre allusion à l'existence d'un parti travaillant de propos délibéré en faveur de l'annexion à la France. Il est certain d'ailleurs que les républicains français qui voulaient à Paris forcer la main à Louis-Philippe et le lancer dans la guerre, trouvèrent en (page 394) Belgique un certain nombre d'adhérents, soit parmi les soldats et les fonctionnaires de l'Empire que Napoléon avait « ensorcelés », soit parmi les impatients qui doutaient de la possibilité pour les Belges de l'emporter sur le gouvernement hollandais, soit parmi les exaltés auxquels la France imposait irrésistiblement son prestige. A peine installée, la Commission de sûreté s'inquiétait de leurs menées. Le 11 septembre, elle proclamait la nécessité « de faire converger les opinions et les efforts des citoyens vers un même but patriotique, en sorte qu'ils ne soient détournés de cet intérêt légitime par aucune influence étrangère » (Esquisses, p. 157).

Ce n'était plus aux seuls Bruxellois qu'elle s'adressait. Elle voulait agir « de commun accord avec les autres villes », c'est-à-dire prendre la direction du mouvement national. Mais pour en assurer le succès, elle se voyait forcée à son tour de recommander le calme et la légalité. Comme d'Hoogvorst, elle se défiait des étrangers qui poussaient aux résolutions extrêmes. Elle les engageait à rentrer chez eux ou à se faire inscrire à l'hôtel de ville. Elle recommandait aux industriels de rouvrir leurs ateliers et, pour occuper les ouvriers que leur oisiveté livrait aux manœuvres des intrigants ou des impatients, elle décrétait des travaux à la porte de Hal et à la porte d'Anderlecht.

Cette prudence n'était plus de mise. A mesure que l'agitation se généralisait et attirait à elle la « populace », elle s'imprégnait de tendances démocratiques et républicaines. Ses promoteurs : Rogier, Ducpétiaux, Gendebien, Lesbroussart, correspondaient avec de Potter et s'enthousiasmaient à l'idée de fonder la souveraineté du peuple. Ils se laissaient entraîner par les souvenirs de la Révolution française. Déjà des clubs s'ouvraient, où dans un langage renouvelé des Jacobins, on parlait d'arrêter les suspects, de prendre des mesures de salut public et de courir aux armes contre les « tyrans ». Un manifeste accusait le gouvernement de La Haye de pousser à la guerre civile. Il faut, disait-il, « aux résolutions fortes faire (page 395) succéder l'action prompte et énergique », et il encourageait les Belges à voler au secours de Bruxelles, « généreuse cité qui la première arbora le drapeau tricolore à l'ombre duquel se fonderont et se consolideront nos libertés » (Esquisses, p. 159).

Les nouvelles du pays entretenaient et augmentaient l'agitation. On apprenait qu'à Liége, quelques citoyens s'étaient emparés du fort de la Chartreuse (20 septembre), que le fort de Huy était tombé aux mains du peuple, qu'à Alost 300 hussards avaient été désarmés par la foule, qu'à Mons, à Namur, à Louvain, les esprits étaient aussi montés qu'à Bruxelles. Le Luxembourg, qui avait d'abord hésité, envoyait une députation chargée de réclamer la séparation du royaume. De plus en plus, les déserteurs affluaient de l'armée et le nombre des auxiliaires venus des provinces allait croissant de jour en jour. La Brabançonne, récemment composée par Jenneval, remplaçait maintenant la Marseillaise. Il y était encore question du roi, mais du roi sommé d'obéir au peuple. Le maintien de la dynastie n'était plus qu'une formule vide. On tolérait encore la couronne à condition qu'elle sanctionnât le fait accompli. (Note de bas de page : Le texte primitif de la Brabançonne, chanté pour la première fois par La Feuillade au théâtre de la Monnaie le 12 septembre 1830, exprime l'espoir de « greffer l’Orange - Sur l'arbre de la Liberté. » Il s'achève pourtant par la menace de la faire « tomber » si le roi ne renonce pas à « l'arbitraire ». Après les journées de septembre, Jenneval modifia des paroles qui ne répondaient plus ni à la situation ni au sentiment public. Il acheva le premier couplet par ces mots : « La mitraille a brisé l'Orange Sur l'arbre de la Liberté. » On sait que cette seconde version de la Brabançonne est restée officielle jusqu'à son remaniement par Charles Rogier en 1860. Voyez Bulletin de l'Académie Royale de Belgique. Classe des Beaux-Arts, 1922, p. 158 et suivantes).

Ainsi, à la légalité dont la Commission de sûreté s'efforçait encore de sauvegarder les apparences, s'opposait nettement l'action révolutionnaire. Vis-à-vis du roi, les avancés prenaient l'attitude qui avait été au XVIème siècle celle de Guillaume d'Orange vis-à-vis de Philippe II. Sans rompre formellement (page 396) avec lui, ils étaient résolus à n'en pas tenir compte et à lui imposer leur volonté. Aussi avaient-ils tout mis en œuvre pour empêcher les députés belges de se rendre à la session des Etats-Généraux. La solution légale du conflit eût sans doute rallié les modérés et restitué au gouvernement une influence que redoutaient également les démocrates et les patriotes les plus exaltés. Au point où l'on en était arrivé, il n'était plus question de s'embarrasser de scrupules constitutionnels, de Loi fondamentale et de respect des traités. La souveraineté nationale s'était prononcée, et c'était la mettre en doute que de se rendre à la convocation du roi.

Mais les députés se faisaient un point d'honneur de respecter la Constitution. Leur modération s'effrayait d'ailleurs de l'allure prise par les événements. Les mêmes motifs qui détournaient les démocrates d'une pacification la leur faisaient souhaiter. La séparation qu'ils voulaient comme eux, ils ne voulaient y arriver que par la voie légale. En dépit des menaces et des objurgations, ils partirent. Les cris de mort et les injures qui les accueillirent à La Haye leur montrèrent qu'ils n'y arrivaient pas en représentants du royaume, mais en ennemis. Ce n'étaient plus des partis, c'étaient deux peuples qui allaient s'affronter dans la salle des Etats. Le discours du trône qui ouvrit la session le 13 septembre détonna par son style officiel et ambigu. Rien de plus maladroit que l'affectation qu'il mettait à cacher la nécessité inéluctable de la séparation et à faire l'apologie du gouvernement au moment même où il venait de provoquer une révolution. Cette révolution, le roi, il est vrai, n'y voyait qu'une « émeute » (oproer) devant laquelle il se déclarait décidé à ne pas plier. Et cette menace, après les tergiversations dont il n'avait cessé de faire preuve depuis le 25 août, trahissait bien plus son désarroi que son énergie. Son but n'était d'ailleurs que de gagner du temps grâce à la lenteur de la procédure parlementaire et de réserver l'avenir.

Les débats se déroulèrent au milieu des passions qu'attisaient encore les nouvelles arrivées de Belgique. Pendant que les députés délibéraient, le roi dévoilant son jeu, faisait attaquer (page 397) Bruxelles par le prince Frédéric. Manifestement, ce n'était point des Etats mais de ses troupes qu'il attendait la réponse au discours du trône. Les fusillades du Parc en décidèrent et les Etats ne firent que ratifier la victoire des « émeutiers » dont le roi, quelques jours auparavant, parlait de si haut, quand, le 29 septembre, ils se prononcèrent par 55 voix contre 43 pour la séparation des deux parties de l'Etat. Les députés belges poussèrent le scrupule jusqu'à prendre part à ce vote. A la date où il fut émis il n'était plus qu'une formalité vide de sens, la dernière manifestation d'une assemblée expirante. Le royaume des Pays-Bas avait vécu. La compétence des Etats-Généraux ne s'étendait plus en fait qu'à la Hollande.

Leur convocation avait hâté la rupture qu'elle devait éviter. L'espoir même qu'elle inspirait aux modérés et aux timides avait poussé aux extrêmes, chez les avancés, l'impatience d'en finir et de couper les ponts. Les réticences et l'ambiguïté du discours du trône, dont le texte fut connu à Bruxelles dans la soirée du 14 septembre, avaient renforcé leur influence et découragé leurs adversaires. Que pouvaient-ils répondre encore à ceux qui accusaient le roi de tromper l'opinion et de préparer la guerre, et le prince d'Orange d'avoir menti en se portant fort des intentions de son père ? Le soir même, au milieu d'un banquet offert aux officiers des volontaires liégeois, Rogier faisait crier aux armes. Au dehors, la foule s'ameutait ; on brûlait le discours royal et il fallut que la garde bourgeoise déblayât les abords de l'hôtel de ville où la Commission de sûreté siégeait en permanence.

Les troubles s'aggravèrent le lendemain. Les Liégeois, suivis par des bandes d'étrangers auxquels s'adjoignent les démocrates de Bruxelles conduits par l'avocat Ducpétiaux, exigent la constitution d'un gouvernement provisoire. Le club de la salle Saint-Georges vote une adresse aux députés, les sommant de quitter les Etats-Généraux si la séparation n'est pas immédiatement décidée. L'anarchie commence à s'emparer de la ville livrée aux auxiliaires qui continuent à y affluer du dehors. Les impôts ne rentrant plus, la caisse communale est vide et (page 398) la Société Générale refuse à la Commission de sûreté l'avance de quelques milliers de florins. Cependant, l'audace des Liégeois ne cesse de croître. Le 19, ils vont faire le coup de feu contre les Hollandais postés à Tervueren et à Vilvorde, s'emparent des chevaux de la « maréchaussée » et arrêtent la diligence d'Amsterdam. La Commission de sûreté qu'ils compromettent leur inflige un blâme. C'en est assez pour qu'ils l'accusent de trahison et marchent tambour battant sur l'hôtel de ville, entraînant à leur suite des bandes de peuple. La nuit se passe en agitations et en clameurs. D'Hoogvorst tente vainement de ramener le calme ; son prestige ne suffit plus à en imposer. Aucun chef ne possède assez d'autorité pour dominer les événements : ils échappent à toute direction, n'obéissant plus qu'à l'impulsion des plus violents. Au matin du 20, la garde bourgeoise se laisse désarmer par la foule, abandonne ses postes et cède ses fusils. La Commission de sûreté se dissout ; l'hôtel de ville est envahi et le peuple est maître de Bruxelles.

Parcourue par des bandes armées défilant en bon ordre le long des rues où toutes les boutiques ont clos leurs fenêtres, la ville présente un aspect formidable et sinistre. Nul pillage ; les vainqueurs ne songent évidemment qu'à la lutte. Aux troubles des derniers jours succède un calme impressionnant. Le club Saint-Georges, où se rassemblent les chefs du mouvement, cherche à organiser un gouvernement provisoire. Des noms sont répandus parmi les masses, discutés dans les sections, inscrits sur les drapeaux des volontaires. On propose de Mérode et van de Weyer pour Bruxelles, d'Oultremont et Raikem pour Liége, de Stassart pour Namur, Gendebien pour Mons, van Meenen pour Louvain, de Potter pour Bruges, et le choix de ces hommes, presque tous démocrates ou passant pour tels, est caractéristique. Mais, au milieu de l'émotion générale, comment procéder à des élections ? On vit dans la fièvre et dans l'attente. Des bruits de toute sorte circulent. On raconte que 10,000 gardes nationaux accourent de Paris, que le général Exelmans a passé la frontière. Seul d'Hoogvorst installé à l'hôtel de ville représente encore un semblant (page 399) d'autorité au milieu de l'insurrection que la rapidité de son triomphe et l'absence de chefs font s'agiter en remous confus.

Le moment est venu qu'espérait le roi. Il a prévu qu'en durant l'agitation sombrerait dans l'anarchie et lui fournirait l'occasion qu'il attend. Il sait que parmi les modérés beaucoup lui reviennent, et que la terreur d'une révolution sociale les détourne de la révolution politique. Les revendications des ouvriers épouvantent les fabricants. La séparation violente des deux parties du royaume les menace d'ailleurs de perdre le marché des Indes et la protection rémunératrice de la couronne. A Gand, dès le 8 septembre, la Chambre de commerce, la Société Industrielle, les quatre loges maçonniques pétitionnent en faveur de l'unité de l'Etat, et, le 13, leur exemple est imité à Anvers. De Bruxelles, des avis parviennent au prince Frédéric, le suppliant de profiter du désordre pour entrer dans la ville, l'assurant qu'il n'y rencontrera pas de résistance. De La Haye, l'ordre lui arrive de se préparer à marcher. Il concentre ses régiments à Vilvorde et, le 21, ses patrouilles de cavalerie se répandent aux alentours de la capitale. Une proclamation annonce son arrivée « à la demande des meilleurs citoyens » et promet un pardon généreux dont ne seront exclus que les étrangers et les fauteurs d'actes trop criminels.

Mais le même jour, le premier sang a coulé. Des Liégeois sortis à la rencontre de quelques partis de dragons ont vu tomber plusieurs de leurs hommes. La lutte est commencée et ses instigateurs sont décidés à la soutenir. Ils font demander des secours à Liége, à Louvain, à Wavre et jusque dans le Borinage. Des villages de la banlieue, où sonne le tocsin, des paysans se mettent en marche. Pendant que des familles aisées prennent la fuite, la ville se prépare au combat. On renforce les barricades, on en construit de nouvelles. Les anciens militaires gradés sont invités à se présenter à l'hôtel de ville. On passe en revue les compagnies de volontaires parmi lesquelles figurent nombre de soldats en uniforme au milieu des blouses bleues. D'Hoogvorst abandonne le commandement de la garde bourgeoise mais continue à en porter le costume. De (page 400) Louvain arrivent trois cents hommes conduits par Adolphe Roussel. Le bruit de la fusillade crépite en dehors des murs. Le 22, 2000 hommes ont tenté une sortie vers Dieghem. Les Hollandais ne sont plus qu'à une lieue de Bruxelles. Le 23, à huit heures et quart du matin, retentit le premier coup de canon annonçant leur attaque.