(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 338) A la veille de la révolution de 1830, le royaume des Pays-Bas semble bien avoir été l'Etat le plus prospère de l'Europe continentale, et cette prospérité se manifeste d'une manière plus éclatante encore dans sa partie belge que dans sa partie hollandaise. De l'« amalgame » qui leur a été imposé par les Puissances, la Belgique, au point de vue économique, a sans nul doute profité beaucoup plus largement que sa voisine. Pour restaurer son commerce, la Hollande n'avait pas besoin d'un « accroissement de territoire ». Ses capitaux, sa flotte et ses colonies lui permettaient de reprendre par ses seules forces la situation d'où les circonstances l'avaient fait déchoir depuis la fin du XVIIIème siècle. Il suffisait, pour la ranimer, de lui rendre l'indépendance et la paix. On peut même se demander si l'union avec la Belgique ne lui a pas été, tout compte fait, plus nuisible qu'utile. Sans doute, elle en a retiré de précieux avantages. Le poids de sa dette, rendue commune à tout le royaume, a été allégé de moitié, en même temps que l'industrie belge suscitait l'activité de ses armateurs et fournissait à ses capitalistes des placements fructueux. Ce qu'elle gagnait d'une part ne s'est-il pas trouvé cependant trop largement compensé (page 338) par ce qu'elle perdait de l'autre ? N'a-t-elle pas été lésée par les tarifs douaniers que le gouvernement, obligé de tenir compte des intérêts divergents des deux parties du royaume, a été forcé de lui imposer ? Et les progrès de l'industrie belge n'ont-ils pas entravé, sinon même étouffé chez elle le développement des manufactures ?
Pour la Belgique, au contraire, l'union, à l'envisager du point de vue économique, fut incontestablement un bienfait. Abandonné à lui-même, le pays eût été incapable de se maintenir au point où il était arrivé sous l’Empire. L'exportation était pour lui un besoin vital. Que fût-il devenu, confiné dans d'étroites frontières hérissées de droits protecteurs ? Sa jeune industrie eût été condamnée à disparaître si, au moment même où la Restauration lui fermait le marché français qui depuis quinze ans excitait et soutenait son activité, elle n'avait trouvé, grâce au commerce et aux colonies de la Hollande, des débouchés nouveaux. La création du royaume des Pays-Bas lui apporta le salut. C'est à lui qu'elle a dû non seulement de ne pas périr, mais d'acquérir une vigueur qui assura désormais son existence.
En passant d'un régime à l'autre, elle eût naturellement à traverser une crise très cruelle. Brusquement détournée de la France, elle se trouvait obligée de modifier ses habitudes pour s'initier à des méthodes commerciales et à des marchés qu'elle ne connaissait pas. Elle avait à faire un apprentissage et pour ainsi dire à opérer un redressement auquel rien ne l'avait préparée. Elle perdait une clientèle assurée, en vue de laquelle elle avait organisé sa production et aux besoins de qui elle était accoutumée. Rien d'étonnant si elle se trouva tout d'abord désorientée. Ce qui doit surprendre, c'est beaucoup moins la gravité que la courte durée de la crise qui la frappa. Comme on l'a vu plus haut, elle ne dura guère que cinq ans (Voyez ci-dessus, p. 273). En 1820, les difficultés du début étaient surmontées. Après une période de tâtonnements et d'incertitude, on s'était accoutumé aux circonstances et tout de suite un mouvement de (page 339) reprise s'était manifesté avec une énergie qui ne devait plus cesser de s'accroître.
Le gouvernement et en particulier l'initiative intelligente du roi ont contribué largement à cette renaissance de l'industrie (Ch. Terlinden, La politique économique de Guillaume Ier, roi des Pays- Bas, en Belgique, Revue Historique, t. CXXXIX (1922), p. 1 et suiv. ; R. Häpke, Die wirtschaftliche Politik im Königreich der Niederlanden, 1815-1830. Vierteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, 1923, p. 152 et suivantes).. Mais elle suppose des causes plus profondes sans lesquelles elle eût été impossible. La plus essentielle est, sans contredit, le bon marché de la main-d'œuvre, conséquence de la densité de la population et de la liberté économique. (Note de bas de page : Tous les contemporains sont d'accord sur ce point. D'après Roentgen, le salaire d'un ouvrier belge est de cinquante pour cent inférieur à celui d'un ouvrier anglais.) Sous Guillaume comme sous Napoléon, elles eurent les mêmes effets. Peut-être même furent-elles plus actives encore sous le premier, qu'elles ne l'avaient été sous le second. Depuis 1815, en effet, tandis que le chiffre des habitants ne cesse de grandir, aucune mesure n'est prise pour protéger l'employé contre l'employeur. Le prolétariat ne s'aperçoit guère que par l'abolition de la conscription qu'il a changé de souverain. Sa situation reste déplorable. Aucune restriction n'est mise à l'emploi des femmes et des enfants dans les usines ou dans les mines ; aucune mesure n'est prise pour combattre le paupérisme. Les villes s'efforcent bien, par l'institution d’écoles gratuites, de développer l'instruction populaire. A Gand, l'administration communale organise une banque de prêt (Règlements de la ville de Gand, t. III, p. 253 (Gand, 1833). Il y en eut d'autres à Termonde et Saint-Nicolas. Ibid.., p. 363). Mais on ne voit pas la moindre velléité d'intervenir contre les abus dont les patrons se rendent trop souvent coupables en réduisant les salaires ou en forçant les ouvriers à recevoir en payement des denrées évaluées à un prix excessif (J. Lejear, Histoire de la ville de Verviers. Période hollandaise et Révolution belge de 1830. Bullet. de la Société verviétoise d'archéologie et d'histoire, t. VII (1906), p. 180). Les lois sur l'obligation du livret et sur l'interdiction des grèves et des coalitions restent strictement en vigueur. Çà et là, des associations (page 340) de bienfaisance sont autorisées, à condition de fonctionner sous le contrôle de l'autorité municipale (Règlement de Gand, t. III, p. 314). Bref, conformément à l'esprit censitaire qui l'anime, le gouvernement ne fait rien pour les classes laborieuses, mais aussi, conformément à ses principes libéraux, il ne se croit pas le droit de rien faire pour elles. La théorie confirme la conduite que conseille l'intérêt. Le travail étant accessible à tous, c'est aussi le travail qui doit être le seul recours du pauvre. Le rôle de la bienfaisance publique se borne à l'empêcher de mourir de faim si par malheur ou par sa faute il se trouve sans emploi.
Les vrais bienfaiteurs de la société sont donc les industriels par cela seul qu'ils attirent les misérables vers leurs ateliers. En conséquence, le vrai remède contre la pauvreté est d'intensifier la production. On ne s'avise pas que c'est un cercle vicieux que de prétendre abolir la misère en suscitant des fabriques dont la prospérité sera d'autant plus grande que les travailleurs seront plus mal payés. Ils le sont très mal en effet. Vers 1820, on estime que le gain moyen d'un ouvrier belge correspond à la moitié de celui d'un ouvrier anglais. Ajoutez à cela que l'impôt pèse surtout sur les classes pauvres, puisqu'il consiste pour la plus grande partie en perceptions sur le commerce et les denrées alimentaires. A partir de 1822, la mouture et l'abatage ont encore empiré leurs conditions d'existence en faisant hausser les prix du pain et de la viande. (Note de bas de page : Il faut ajouter que l'agglomération des gens de la campagne venant chercher du travail dans les fabriques urbaines depuis que l'introduction des mécaniques restreint de jour en jour le domaine de l'industrie rurale à domicile, provoque dans les villes une hausse des loyers. Lejear, loc. cit., p. 145.)
Néanmoins, si elles sont malheureuses et mécontentes, on ne surprend chez elles aucun esprit de révolte. Il semble bien que le babouvisme, dont on avait distingué quelques traces sous le Directoire, ait complètement disparu. Les travailleurs sont pieux, obéissants, résignés à leur sort. Ils n'ont ni l'idée, ni les moyens de s'organiser. C'est tout au plus si de loin en loin, en dépit de la loi, ils se laissent entraîner à quelque grève mal préparée et impitoyablement réprimée (Exemples dans P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 331, 404, 407.) Il faudra attendre (page 341) 1830 pour que, excités par l'agitation politique qui exploite leurs griefs et leurs rancunes, ils se déchaînent tout à coup. On les verra alors briser des machines, piller des fabriques et faire le coup de feu sur les barricades. Ils seconderont la bourgeoisie et l'effrayeront tout à la fois par les excès d'une violence qui, ne sachant à qui s'en prendre et confondant l'ordre social et l'ordre politique se tourne, dans un brusque sursaut de fureur, contre l'un et contre l'autre.
La crise industrielle de 1815 à 1820 eût sans doute été moins grave si le développement de la technique avait marché du même pas que celui de la production. Mais les fabricants, assurés jusqu'alors de l'écoulement rapide de leur produits sur l'immense marché de l'Empire, ne s'étaient guère souciés de perfectionner leur outillage. Le bas prix du travail suffisait à garantir et même à augmenter leur situation. Protégés contre la concurrence, ils n'éprouvaient guère le besoin d'innover. Leurs bénéfices servaient à multiplier beaucoup plus qu'à moderniser leurs établissements. La métallurgie, par exemple, continuait à employer des méthodes vieillies et depuis longtemps abandonnées en Angleterre (M. G. de Boer, Twee memoriën over den toestand der Britische en ZuidNederlandsche ijzerindustrie door G. M. Roentgen uit de jaren 1822 en 1823. Economisch-historisch Jaarboek, 1923). L'activité des entrepreneurs contrastait avec leur manque d'initiative. Il y avait sans doute quelques exceptions. Dans le pays de Liége notamment, des progrès remarquables avaient été réalisés. John Cockerill commençait à répandre l'emploi des machines de Manchester (E. Mahaim, Les débuts de l'établissement John Cockerill à Seraing. Vierteljahrschrift für Socialund Wirtschaftsgeschichte, 1905, p. 627 et suiv. ; M. G. de Boer, Guillaume Ier et les débuts de l'industrie métallurgique en Belgique. Revue belge de philologie et d'histoire, t. III (1924), p. 527 et suivantes.) Mais ce n'étaient là que les prodromes d'une transformation peu prononcée encore quand l'Empire s'écroula.
Cet écroulement fut, pour les fabricants belges, une double catastrophe. Non seulement il les privait tout à coup de leur unique marché, mais il ouvrait en même temps le pays à la concurrence anglaise. Un tarif douanier imposé par les Puissances en 1814 mettait fin au protectionnisme à l'abri duquel (page 342) leur industrie s'était si largement développée (Posthumus, Nederlandsche handelspolitiek, t. III, p. 7). Elle semblait destinée à périr sous l'inondation des produits britanniques, et sans doute elle périssait si, en créant le royaume des Pays-Bas, la politique internationale ne fût venue, sans le vouloir, à son secours.
L'intérêt de l'Etat aussi bien que ses penchants personnels poussèrent Guillaume, dès son avènement, à étudier et à mettre en ouvre les moyens de la rétablir. Déjà, comme gouverneur, il avait eu soin de se mettre au courant de ses besoins et de ses ressources. Il avait inspecté les houillères du Hainaut, acclamé par les mineurs rangés sur son passage en costume de travail, la bougie plantée sur le chapeau de cuir (Nederl. Staatsblad, 1814, n°325). Des rapports lui avaient été adressés ; il avait conféré avec des ingénieurs et des patrons et il savait que de l'avis unanime des fabricants, la question à résoudre était avant tout une question de tarifs. Pour les uns, il fallait conclure au plus tôt un traité de commerce avec la France ; pour les autres, il importait d'en revenir à l'ancien protectionnisme et de fermer le pays à l'étranger. Ni l'une ni l'autre de ces alternatives cependant n'était possible. La politique anti-française de Guillaume ne lui permettait pas de songer à la première ; les intérêts du commerce hollandais l'empêchaient d'admettre la seconde. Il en arriva, faute de mieux, à promulguer, le 3 avril 1816, une loi douanière qui, sans aller aussi loin que l'auraient souhaité les Belges, tenait compte cependant de leurs réclamations. Les droits d'entrée furent portés au taux moyen de 8 à 10% ; on édicta certaines prohibitions et on eut recours à des primes et à des droits différentiels pour favoriser l'exportation (Posthumus, op. cit., t. III, p. 55 ; W. L. Groeneveld-Meijer, De tariefwetgeving van het Koninkrijk der Nederlanden, 1816-1819 (Rotterdam, 1924). Cf. Gedenkstukken 1815-1830, t. I, p. 41).
Les nouveaux tarifs ne durèrent pas plus longtemps que la crise à laquelle ils remédièrent en partie. En 1821-1822 le système douanier subit une refonte complète. Il réduisait tous (page 343) les droits d'entrée et remaniait le système des droits différentiels en vue d'avantager le transit et la navigation. Il laissait d'ailleurs au roi la faculté de prendre, suivant les circonstances, des mesures spéciales et même de prohiber certaines marchandises. En fait, dès l'année suivante, une guerre douanière était entreprise contre la France. Dans son ensemble cependant, le nouveau tarif était plus libéral que celui d'aucun autre Etat (Posthumus, op. cit. t. III, p. 314). Les Belges s'élevèrent contre lui avec violence. Il provoqua des discussions passionnées dans la seconde Chambre des Etats-Généraux. On accusa le roi de s'être laissé dominer par sa prédilection pour ses compatriotes et de leur avoir sacrifié ses nouveaux sujets.
Rien n'était plus injuste. L'industrie apparaissait à Guillaume la source essentielle de la prospérité de l'Etat et il était trop avisé pour consentir à des mesures qui eussent compromis son avenir. Mais avec un tact très sûr de la situation, il comprenait qu'il fallait la garantir du séduisant péril d'un protectionnisme outrancier. Il ambitionnait pour elle un champ d'action bien plus vaste que le marché national. Il voulait la mettre à même de se répandre largement au dehors. Il lui réservait d'ailleurs le débouché des colonies où des droits d'entrée prohibitifs lui permettraient de défier la concurrence anglaise. C'était à elle à se créer d'autres débouchés par une réforme de ses procédés, par l'intelligence, l'initiative et l'énergie. Le devoir du souverain n'était pas de construire autour d'elle une muraille de Chine, mais de soutenir et de promouvoir son expansion. Et il s'y ingénia de toutes ses forces.
A l'exemple de Napoléon, il prodigua les subventions aux inventeurs et aux entrepreneurs. Il leur ouvrit sa cassette avec une générosité d'autant plus active qu'en s'intéressant lui-même à leurs affaires, il participait à leurs risques. Dès 1817, il vendait à John Cockerill le château de Seraing, ancienne demeure de plaisance des princes-évêques de Liége, pour lui permettre de concentrer ses ateliers de construction de machines jusqu'alors éparpillés, et il devenait le principal actionnaire de l'usine. En 1821, il envoyait Roentgen en Angleterre pour (page 344) étudier les récents progrès de la métallurgie. Il consultait d'Homalius d'Alloy sur les moyens de perfectionner l'industrie du fer. Comme sous l'Empire, des expositions industrielles, dont la première fut ouverte à Gand en 1820, stimulaient l'émulation des fabricants. Une loi instituait, le 12 juillet 1821, le « fonds de l'industrie » (1,300,000, plus tard 1 million de florins) destiné à encourager les manufactures, l'agriculture et la pêche.
L'institution l'année suivante du mystérieux « syndicat d'amortissement », leur vint aussi largement en aide. Cependant, de grands travaux publics étaient entrepris. Le canal de Charleroi, réclamé depuis la fin du XVIIIème siècle par les charbonniers du Hainaut et que Napoléon n'avait pas eu le temps de faire creuser, était mis en construction en 1826. Celui de Pommeroeul à Antoing (1823-1826) permit aux houilles du Borinage d'atteindre l'Escaut sans devoir passer par le territoire français. Dès 1822, le canal latéral de la Meuse était conduit de Maestricht à Bois-le-Duc. De 1825 à 1827, la grande entreprise du canal de Terneuzen, pour laquelle on avait été jusqu'à employer 500 femmes embauchées dans le pays de Liége, avait été activement poursuivie. Gand se trouvait en communication directe avec la mer et en 1828 on y creusait les bassins du dock. D'autres projets étaient à l'étude dont la réalisation eût doté le pays d'un réseau de voies navigables le mettant en rapports, jusqu'au fond du Luxembourg, avec Anvers et les ports hollandais. Et en même temps, l'Etat se préoccupait de former le personnel d'ingénieurs que réclamait la complication croissante de l'exploitation des houillères. En 1825, l'école des mines de Liége était ouverte.
De tous les bienfaits dus par la Belgique à l'initiative royale, le plus efficace fut la création de la Société générale des Pays-Bas pour favoriser l'industrie nationale (Algemeene Nederlandsche maatschappij ter begunstiging der volksvlijt), fondée à Bruxelles le 13 décembre 1822 (J. Malou, Notice historique sur la Société Générale 1822-1862 (Bruxelles, 1863) ; La Société Générale de Belgique 1822-1922 (Bruxelles, 1922). Sur l'excellente organisation de cet établissement, cf. J. H. Clapham, The economic development of France and Germany 1815-1914 (Cambridge, 1921)). Elle était destinée à (page 345) mettre fin à l'Etat déplorable du crédit qui avait été jusqu'alors le point faible de l'organisation économique du pays. Ni au XVIIIème siècle, ni sous l’Empire, les manufacturiers n'avaient trouvé parmi les capitalistes la collaboration qui les eût mis à même de prendre tout leur essor. L'initiative des entrepreneurs s'achoppait à l'inertie des grandes fortunes qui, par défiance et par routine, restaient attachées à la terre, plus soucieuses de sécurité que de bénéfices. C'est tout au plus si, dans quelques villes, des banques privées limitaient timidement leur activité aux opérations de change et d'avances sur marchandises. La circulation des billets au porteur était à peine connue. Une réforme s'imposait.
Le roi qui en avait reconnu la nécessité en fut personnellement l'auteur. Il prit part lui-même aux discussions des commissions chargées d'étudier le plan et les statuts de l'établissement qu'il voulait fonder. Il l'avait conçu de la manière la plus large et dès sa création, il passa à bon droit pour un modèle. Ses attributions consistaient à émettre des billets au porteur payables à présentation et en argent comptant, à escompter les effets de commerce, à se charger du recouvrement des effets, à recevoir des sommes en comptes courants et des dépôts volontaires, à faire des avances sur titres, marchandises ou propriétés foncières, à émettre des engagements portant intérêt. L'importance de son capital le mettait à même de s'acquitter largement de sa mission. Il consistait en 30 millions représentés par 60,000 actions de 500 florins et en 20 millions consistant en domaines assignés par le roi. Ainsi la Belgique possédait désormais la grande banque qui était indispensable au plein développement de ses énergies. Le public ne comprit pas tout de suite l'importance de cette nouveauté. Il ne souscrivit que lentement aux actions de la société. Le 30 juin 1823, on ne relevait encore que 31,226 actions souscrites dont 1,500 à 2,000 par des particuliers et 25,800 par le roi. Néanmoins, la prospérité de la banque prouva tout de suite son utilité. De 1823 à 1827, les dividendes distribués passèrent de 14 fr. 81 à 39 fr. 15 par action.
On peut dire que la Société Générale fut le couronnement de l'œuvre économique de Guillaume. Elle avait été si (page 346) solidement construite qu'elle fut capable de traverser sans faiblir toutes les vicissitudes et qu'aujourd'hui encore elle reste l'un des premiers établissements financiers du pays. Deux ans après sa naissance, Guillaume lui donna une sœur. La Nederlandsche Handelmaatschappij, établie à La Haye le 29 mars 1824, au capital de 12 millions de florins, eut surtout pour but de favoriser l'exportation, spécialement l'exportation vers les Indes, et de promouvoir tout à la fois, en les fécondant l'un par l'autre, le commerce hollandais et l'industrie belge (W.M. Mansvelt, Geschiedenis van de Nederlandsche Handelmaatschappij, t. I (Harlem, 1924))..
Celle-ci répondit brillamment aux espoirs et à l'initiative du roi. A partir de 1825, elle se développe avec une rapidité qui commence à inquiéter l'Angleterre elle-même. Les fabriques sont surchargées de commandes et il s'en fonde partout de nouvelles. On estime que Gand, en 1830, compte plus de 30,000 ouvriers répartis en quatre-vingts usines, filatures de coton, fabriques d'indiennes, blanchisseries de lin. La confection des étoffes de coton auxquelles les colonies hollandaises fournissent un débouché inépuisable, attire de préférence les entrepreneurs. (A Gand, de 1823 à 1825, on établit onze nouvelles filatures de coton. P Claeys, Mémorial, p. 456.). Elle est pratiquée non seulement à Lokeren et à Saint-Nicolas, où elle s'était déjà introduite sous l'Empire, mais elle pénètre encore à Courtrai et aux environs de Bruxelles. A l'autre extrémité du pays, la draperie verviétoise, après une décadence momentanée, reprend une nouvelle vigueur. La métallurgie grandit dans le pays de Liége, dans le Namurois, dans le Hainaut. Partout l'outillage se perfectionne. L'emploi des machines à vapeur se généralise. Elles sortent de plus en plus nombreuses des établissements Cockerill, en même temps que les mécaniques servant à filer la laine et le coton, ou à tondre les étoffes. Vers 1823, la création de la société Le Phoenix fournit à la région gantoise un grand atelier de constructions mécaniques. (En 1829, on estime qu'il y a soixante machines à vapeur dans la Flandre Orientale, dont cinquante à Gand. P. Claeys, Mémorial, p. 507.). L'activité des manufactures suscite (page 347) naturellement le travail du fer et celui des mines. En 1827, les premiers hauts fourneaux du continent sont établis à Seraing. Les gisements de houille du pays de Liége, du bassin de Charleroi et du Borinage, sur lesquels repose de plus en plus la prospérité de l'industrie à mesure qu'elle requiert plus largement la force de la vapeur, sont exploités avec une énergie qui fait appel à tous les perfectionnements de la science et de la technique.
L'agriculture participe nécessairement à cette poussée de prospérité. L'augmentation de la population dilate le marché de ses produits. Les forêts de l'Ardenne fournissent aux houillères les bois dont elles font une consommation de plus en plus grande à mesure que leurs galeries se prolongent et que leurs puits s'approfondissent. En dépit de la réalisation des biens nationaux, qui a pendant un certain temps pesé lourdement sur les transactions immobilières, on note depuis 1825 une hausse constante dans le prix des terres. Le gouvernement, malgré sa prédilection pour l'industrie, ne se désintéresse pas cependant du travail agricole. Il en a confié, dès 1818, la surveillance aux commissions d'agriculture installées dans chaque province.
Le commerce, en même temps, ranime la place d'Anvers. Les craintes des conservateurs hollandais se sont justifiées : le grand port de l'Escaut commence à rivaliser avec ceux d'Amsterdam et de Rotterdam. Son activité est pourtant assez différente de la leur. Il ne se consacre pas comme eux au transit et à la navigation vers les Indes. Il présente très nettement le caractère d'un port belge et son importance grandit dans la même mesure que l'industrie nationale dont il est le point d'embarquement naturel. Au reste, les vaisseaux qui le fréquentent sont tous ou hollandais ou étrangers. Il possède de florissantes maisons d'exportation : il ne possède pas d'armateurs.
Au moment où la Révolution va éclater, la Belgique a donc repris, grâce à ce gouvernement dont elle combat si âprement la politique, une position correspondant à ses ressources naturelles et aux aptitudes de sa population. Elle semble travaillée (page 348) par une sève de jeunesse. Pour trouver un spectacle comparable à celui qu'elle offre, il faut passer par-dessus la longue période de malheurs et d'engourdissement qu'elle a subie, et remonter jusqu'au règne de Charles-Quint. L'augmentation de la population qui avait commencé à se manifester sous l'Empire est la preuve la plus frappante de cette renaissance. Elle se constate également dans les villes et dans les campagnes les plus reculées. Elle se développe deux fois plus rapidement qu'en France, et son accroissement est plus grand que celui qu'elle présente dans les provinces du Nord où pourtant la natalité est très vigoureuse. De 1815 à 1829, la population totale du royaume passe de 5,424,502 habitants à 6,235,169. Mais, si on envisage chacune de ses parties, on remarque que la Belgique intervient dans ce dernier chiffre pour 3,921,082 habitants et la Hollande pour 2,314,087 (A. Quetelet, Recherches sur la population dans le royaume des Pays-Bas (Bruxelles, 1827). Cf. Keverberg, op. cit., t. II, p. 290, t. III, p. 128).
Incontestablement la vigueur et l'énergie sont beaucoup moins accentuées chez celle-ci que chez celle-là. On a remarqué avec raison que les éloges donnés par les contemporains à l'extraordinaire prospérité des Pays-Bas ne se justifient pleinement que pour la Belgique (Mansvelt, op. cit., p. 152, 237. Posthumus, Handelspolitiek, p. 382, constate que durant la réunion de la Belgique avec la Hollande, l'industrie de cette dernière a plutôt décliné). Les provinces septentrionales ont marché d'un pas plus lent. Il leur a fallu longtemps pour s'adapter aux circonstances nouvelles et transformer leur commerce d'entrepôt en commerce de transit. Entre les Hollandais et les Belges, on relève le même contraste qu'entre un parvenu énergique et le propriétaire opulent d'une fortune acquise. Le bien-être et le niveau général de l'existence sont plus élevés chez les premiers que chez les seconds. La quotité moyenne de l'impôt atteint en Hollande 15 fl. 48 par tête, tandis qu'elle n'est que 9 fl. 16 en Belgique. La fréquentation des écoles fournit un indice non moins significatif de l'état social des deux peuples. Sur 1000 habitants, on relève en 1827, 109 élèves dans les provinces du Nord ; celles du Sud n'en présentent que (page 349) 79. Dans les unes, à la même date, il n'y a que 5,50 individus pour mille dépourvus de tous moyens d'instruction ; il y en a 59 pour mille dans les autres (Quetelet, op. cit., p. 62 et suivantes ; Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 911 et suivantes).
La création du royaume des Pays-Bas, qui a exercé une action si féconde et si durable sur le développement matériel de la Belgique, n'en a exercé presque aucune sur l'état des idées et des mœurs. Au lieu de s'atténuer, le contraste moral du Nord et du Sud n'a cessé de s'accentuer de 1815 à 1830, au point d'en arriver à la séparation des deux conjoints unis contre leur gré par les Puissances. Il fallait que l'incompatibilité d'humeur qui les opposait l'un à l'autre fût vraiment irréductible pour qu'elle ait poussé les Belges à rompre une association qui, au point de vue économique, leur procurait les plus précieux avantages. A n'envisager que les intérêts, la révolution de 1830 apparaît inexplicable ; sa cause profonde est essentiellement d'ordre psychologique.
Pourtant, le gouvernement qui a déployé tant d'intelligente activité pour relever le commerce et l'industrie, ne s'est pas moins attaché, on l'a vu plus haut, à s'emparer des esprits par l'enseignement. Il a créé des universités, des écoles normales, des athénées, et largement répandu l'instruction primaire. Avec persévérance, disons même avec obstination, il a poursuivi le dessein d'éduquer les Belges, comptant que le « progrès des lumières » les concilierait à ses vues et que l' « amalgame » moral irait de pair avec l'amalgame économique. Et non seulement tous ses efforts ont été vains, mais ils ont tourné contre lui. Par une curieuse ironie du sort, c'est dans ces athénées et ces universités qui devaient former la jeunesse à son service, que les chefs de la Révolution de 1830 ont presque tous fait leurs études.
(page 350) C'est qu'il ne suffit pas d'instruire un peuple pour transformer ses idées. L'école augmente ses facultés d'agir sans qu'elle puisse diriger son action. Le rendant plus capable, elle le rend plus utile ou plus redoutable, selon l'usage qu'il fera des ressources qu'elle lui a fournies. Elle ne peut seconder les vues de l'Etat que si l'éducation qu'elle donne à l'intelligence s'accorde avec cette autre éducation plus intime et plus prenante que chacun reçoit au sein du milieu où il est né, des croyances, des traditions, des besoins et des penchants héréditaires en quoi consiste sa vie sentimentale et inconsciente. Or, si cet accord existait en Hollande, il n'existait pas en Belgique. Au cours si divergent de leur histoire, la nature des deux peuples s'était trop profondément différenciée pour qu'il fût possible d'effacer cette différence en appliquant à l'un d'eux un système d'enseignement qui répondait au caractère de l'autre. Le roi eut beau multiplier les écoles, veiller à la formation des instituteurs, faire venir de Hollande et d'Allemagne de très savants hommes pour occuper les chaires des universités, il ne réussit qu'à perfectionner, si l'on peut ainsi dire, l'outillage pédagogique du pays. Les idées échappèrent à son emprise. Son œuvre, dont il était fier à juste titre et qui constitue un progrès si éclatant sur celle de l'Université impériale, se borna à répandre dans le peuple et dans la bourgeoisie des connaissances techniques sans influer sur leur attitude morale.
C'est précisément parce qu'il ne parvint pas à comprendre cette attitude qu'il se trompa complètement sur les moyens qu'il eût fallu appliquer pour réussir. Jugeant la Belgique du point de vue de la Hollande et de l'Allemagne, il la considérait simplement comme un pays arriéré que le clergé conservait de parti pris dans l'ignorance. Et il est incontestable qu'elle ne justifiait que trop bien ce mépris aux yeux des Hollandais. Tout les y choquait : le peuple regorgeant d'illettrés, la bourgeoisie n'ayant d'autre lecture que les journaux, les prêtres réduits au dressage des séminaires et ne sachant de latin que ce qu'il en faut pour dire la messe, l'aristocratie dédaigneuse de toute curiosité intellectuelle. Où que l'on regardât, nul (page 351) goût pour les études sérieuses. Ni bibliothèques publiques, ni bibliothèques privées. Ajoutez à cela que la francisation des classes supérieures leur inspirait un dédain frivole pour la langue et la littérature néerlandaises, que le clergé, par crainte du calvinisme, s'en détournait autant qu'elles (Gendenkstukken 1825-1830, t. II, p. 611) et que, grâce à cette double prévention, le flamand dégradé à l'état de patois, était abandonné aux amusements surannés des chambres de rhétorique. En 1819, le professeur Schrant écrit que Gand, au point de vue intellectuel, est en retard sur un village de Hollande (Gendenkstukken 1825-1830, t. II, p. 214). Et certainement, dans un certain sens, il a raison, parce qu'il compare Gand à Leyde ; mais il a tort aussi parce que cette comparaison n'est pas de mise et que la faire c'est précisément montrer que l'on se trompe sur la situation.
Pour l'apprécier exactement, il ne suffisait pas de la constater, il fallait s'en rendre compte. C'était une double erreur de l'expliquer tout entière par l'intransigeance confessionnelle du clergé et par la frivolité des « fransquillons ». Elle était le résultat et d'une évolution séculaire et d'un choc brusque. La vogue dont jouissait le français n'était pas un fait nouveau. Dès le XIIème siècle, il avait peu à peu gagné droit de cité dans les provinces flamandes, où il était devenu, pour les classes supérieures, une seconde langue nationale. Son expansion n'avait nui en rien à la culture du flamand. Deux littératures avaient grandi côte à côte, celle-ci romane, celle-là germanique, aussi longtemps que la civilisation nationale était demeurée saine et robuste. Mais les guerres religieuses du XVIème siècle et le déchirement des Pays-Bas avaient amené une décadence dont la langue flamande eut surtout à souffrir. Elle tomba au rang d'une langue provinciale parce que le clergé catholique, pour empêcher l'infiltration de l'hérésie triomphante dans les Provinces-Unies, eut soin de couper toutes les communications intellectuelles que la Belgique eût pu entretenir avec celles-ci. Elle ne fut plus qu'un moyen de ne pas correspondre avec le (page 352) dehors. Non seulement elle ne reçut aucune effluve de la puissante efflorescence de la littérature néerlandaise du XVIIème siècle, mais elle se confina dans un particularisme qui finit par différencier si fortement ses dialectes de l'idiome hollandais, qu'elle prit l'apparence d'une langue propre à la Belgique. La conquête française ne fit qu'accentuer cette détresse. Banni de l'administration et de l'école, suspect aux autorités, dédaigné par ceux-là même qui, faute de mieux, continuaient à s'en servir, le flamand, au commencement du XIXème siècle, n'apparaissait plus que comme un simple patois dont les jours étaient comptés.
Les mêmes causes qui agirent contre lui agirent naturellement en faveur du français. Depuis le milieu du XVIIème siècle, son emploi s'était généralisé de plus en plus rapidement. Sous le régime autrichien, il est à peu près universellement parlé dans la noblesse et dans la haute bourgeoisie. La République et l'Empire n'eurent qu'à assurer et à étendre la situation qu'il avait acquise au moment de l'annexion du pays. Tout au plus activèrent-ils un mouvement qui leur était bien antérieur et en faveur duquel conspiraient à la fois et le prestige de la France et l'intérêt des particuliers et le développement de l'industrie et la centralisation administrative.
Aussi, ne peut-on s'étonner si, en 1815, la classe censitaire sur laquelle repose la constitution du royaume des Pays-Bas est francisée, pour ainsi parler, jusque dans les moelles. Keverberg (op. cit., t. I, p. 292) observe que « dans la haute société de la Belgique, la langue française est devenue dominante et à peu près exclusive ». Le barreau de Gand affirme en 1822 qu'elle « s'est en quelque sorte identifiée avec nos mœurs et est devenue depuis trente ans la langue usuelle de toutes les relations civiles et commerciales » (Gedenkstukken 1815-1825, t. II. p. 593). En 1821, les membres des Etats du Limbourg sont incapables de délibérer en flamand (Gedenkstukken 1815-1825, t. II. Pp. 518-519). Aux Etats-Généraux, le français est seul en usage à la première Chambre et à la seconde Chambre, non seulement il est parlé (page 353) par tous les députés belges mais encore par bon nombre de députés hollandais, désireux de donner à leurs collègues cette marque de courtoisie (P. Bergmans, Etude sur l'éloquence parlementaire belge sous le régime hollandais (Bruxelles, 1892)). Quant à la presse, tous ses organes, ceux du gouvernement aussi bien que ceux de l'opposition, n'emploient pas d'autre langue. C'est tout au plus si, avant la grande agitation politique de 1828, une petite gazette locale ou une feuille d'annonces paraît çà et là en flamand. Dans les provinces flamandes et plus encore à Bruxelles, les jeunes gens des classes supérieures sont élevés dans l'ignorance complète de la langue nationale. Un séjour à Paris est le couronnement de toute bonne éducation. Le collège des jésuites de Saint-Acheul regorge d'élèves belges. Quantité de parents se contentent par économie, d'envoyer leurs fils aux athénées et aux collèges des provinces wallonnes, à Tournai, à Namur, à Liége (Em. Dony, L'Athénée de Tournai, p. 24.) Bref, pour qui n'envisage que la surface des choses, la Belgique apparaît désormais un pays de langue française. Toute la bourgeoisie, d'un bout à l'autre du territoire, présente le même spectacle. Il n'y a plus de frontière linguistique que pour le peuple. Le pays légal, c'est-à-dire les électeurs censitaires, constitue un bloc francisé, aussi étroitement uni par la langue qu'il parle que par le privilège politique dont il jouit.
La généralisation de l'emploi du français contraste d'ailleurs avec l'indigence de la vie intellectuelle dont il est l'organe. De 1815 à 1830, la littérature se réduit à de pâles imitations de l'école de Delille. C'est un simple délassement d'amateurs ou de professeurs de rhétorique. Nul accent original, nulle inspiration, nulle vigueur de pensée. Du mouvement romantique qui déjà s'affirme si brillamment en France, les versificateurs belges semblent tout ignorer. Ils riment conformément aux modèles surannés du XVIIèmeI, et cet archaïsme accentue encore leur puérilité. Quelques-uns y déploient d'ailleurs, comme Raoul, comme Lesbroussart, comme de Stassart, comme de Reiffenberg, une virtuosité qui fait mieux ressortir la platitude de leurs émules. Au reste, cette littérature scolaire est en (page 354) même temps une littérature officielle. Elle célèbre à l'envi les vertus du roi, la gloire de son règne, l'illustration de sa maison, la naissance des fils du prince d'Orange ou la bataille de Waterloo (F. Masoin, Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830. Mémoire in 8°, de l'Académie Royale de Belgique, t. LXII (1902)).
Le mouvement scientifique n'est pas beaucoup plus encourageant que le mouvement littéraire. La reconstitution de l'Académie en 1816 n'eut guère pour effet que de fournir à quelques vieillards, survivants du régime autrichien, l'occasion de lire devant leurs confrères des mémoires d'une érudition désuète restée fidèle aux méthodes du XVIIIème siècle. Des étonnants progrès que la critique historique et la critique philologique réalisaient en ce temps là même en Allemagne, ils ont tout ignoré. Ni les Raepsaet (1750-1832), ni les Martin de Bast (1753-1825), ni les van Hulthem (1764-1832) ne se sont élevés au-dessus du niveau d'honnêtes antiquaires ou de savants bibliophiles. L'influence de la France, la seule qu'éprouvât le pays, donna plus d'élan aux sciences naturelles et mathématiques. Il suffit de citer les noms de Dandelin, de Cauchy et surtout de Quetelet pour l'attester et faire prévoir ce que leur réservait l'avenir.
Les universités, on l'a déjà vu, n'exercèrent point l'action à laquelle la valeur de plusieurs de leurs maîtres semblait les destiner. Dès l'abord, elles eurent à souffrir des préventions du clergé et de l'opposition de plus en plus accentuée qui se prononça contre le gouvernement. La nationalité de beaucoup de leurs professeurs, Allemands ou Hollandais, les rendaient suspects aux étudiants. Très rares d'ailleurs furent ceux qui, comme Kinker à Liége, comme Schrant ou Thorbeck à Gand, cherchèrent à agir sur leurs élèves. Pour la plupart, ils se contentèrent de dicter leurs cours, d'autant moins attrayants que, conformément à la tradition hollandaise, ils étaient débités en langue latine, ou ils se confinèrent dans leurs travaux personnels. Leur influence scientifique sur la nation fut aussi nulle que leur influence morale et politique. Il semble que parmi (page 355) les auditeurs de Warnkoenig, durant son séjour à Gand, aucun ne se soit douté que leur maître préparait le célèbre ouvrage qui est resté si longtemps la base de l'histoire du droit et des institutions de la Flandre.
Si sérieux et si sincères qu'ils aient été, les efforts du gouvernement pour instruire les Belges, à son profit et au leur, n'aboutirent donc qu'à un échec. Comment en eût-il été autrement ? De la Hollande ne pouvait venir aucune idée susceptible d'agir sur un peuple que tout orientait vers la France. On l'avait constaté dès les premiers contacts entre gens du Nord et gens du Midi. Il suffit de rappeler ici l'incompatibilité de leurs vues lors de la discussion de la Loi fondamentale et le reproche adressé aux Belges par leurs collègues d'avoir la tête farcie de théories françaises. Ce reproche, ils ne devaient que le mériter davantage au cours des années. L'activité des réfugiés français que le roi eût l'imprudence de tolérer à Bruxelles et dans toutes les grandes villes parce qu'elle secondait sa politique, accentua encore le prestige que Paris exerçait déjà. La presse française fut par excellence l'aliment intellectuel de la bourgeoisie et elle le devint de plus en plus à mesure que grandit l'opposition au gouvernement. Catholiques et libéraux se passionnèrent pour les débats des Chambres françaises, pour les doctrines parlementaires de Benjamin Constant, pour la liberté religieuse revendiquée par Lamennais. Les Hollandais cependant, fidèles aux doctrines monarchiques par loyalisme et par adhésion aux théories politiques des juristes et des philosophes allemands, condamnaient ces nouveautés. Ainsi, entre eux et les Belges, le malentendu allait croissant. On se rendait mépris pour mépris. On s'accusait mutuellement, faute de se comprendre, de ne rien comprendre du tout. Le Nord s'apitoyait dédaigneusement sur l'ignorance et la futilité du Sud ; le Sud se moquait du pédantisme et de l'esprit réactionnaire du Nord. En 1830, les deux peuples étaient plus loin de s'entendre qu'ils ne l'avaient jamais été. Aucune pénétration de l'un à l'autre. L'accord des idées était encore plus rare entre eux que les mariages.
Dans ces conditions, on ne peut s'étonner de l'insuccès (page 356) des tentatives du roi en vue de relever la langue flamande de la déchéance où elle était tombée. Pour des gens accoutumés comme nous le sommes au déchaînement des passions linguistiques, le fait peut paraître étrange à première vue. Il s'explique pourtant très aisément. Ce n'est point l'intérêt du peuple, c'est uniquement l'intérêt de l'Etat qui provoqua les mesures du gouvernement. L'idée de faire appel au sentiment démocratique et à l'amour-propre des masses lui était complètement étrangère. Sa conduite n'eut d'autre mobile que le désir de combattre chez la bourgeoisie l'influence française et de l' « amalgamer » à la bourgeoisie hollandaise en lui imposant l'usage de la « langue nationale ». Sa politique linguistique ne visait que le « pays légal ». Elle négligea les paysans et les ouvriers, chez lesquels elle aurait pu réussir, pour s'attaquer aux classes francisées qui devaient nécessairement y résister. Le clergé d'ailleurs ne manqua pas de la combattre. Il s'effrayait à l'idée que le calvinisme eût pu se glisser parmi ses ouailles en même temps que l'idiome du Nord. Pour conserver intacte son influence sur elles, il se cantonna plus obstinément que jamais dans le particularisme, et, opposant le flamand au hollandais, il excita contre ce dernier le sentiment national que le gouvernement prétendait justement se concilier.
Ce que le clergé fit par conviction catholique, la bourgeoisie le fit par intérêt. L'obligation imposée aux fonctionnaires et aux avocats de ne faire usage que de la « langue nationale » froissait trop d'habitudes, menaçait trop de gens en place ou en quête de places, était en contradiction trop flagrante avec les mœurs pour ne pas soulever de toutes parts des protestations. Evidemment la mesure était maladroite. Il eût suffi, comme le proposaient les esprits modérés, d'instituer la liberté des langues et de laisser faire le temps (Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 709). Mais ici, comme en tant d'autres occurrences, le roi ne voulut ni rien entendre, ni rien attendre. Ses plus fidèles partisans, cependant, les vieux libéraux, se recrutaient parmi la partie la plus (page 357) francisée de la nation (Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753.), et il est piquant de voir Reyphins, faisant chorus avec les curés, proclamer devant les Etats-Généraux que le flamand et le hollandais sont deux langues différentes.
Le gouvernement ne trouva d'appui que chez les très rares bourgeois restés fidèles, à travers l'occupation française, à l'idiome du peuple. A Gand, quelques-uns de ces « flamingants » de la première heure, se groupaient autour de Vervier. On republiait en 1829, la brochure de Verloy sur la décadence de la langue flamande. Des concours littéraires étaient organisés. A Bruxelles, la société Concordia prenait pour mission de favoriser la culture de la langue nationale. Aucune arrière-pensée politique d'ailleurs dans ce mouvement. Il est purement littéraire et beaucoup plus flamand que hollandais. Seul, J.-F. Willems se pose en adepte convaincu et passionné de l'orangisme. Néerlandais avant tout, il combat tout à la fois pour l'unification linguistique et pour l'unification politique. A côté de lui, pour plaire aux ministres, quelques officieux se donnent pour tâche de faire connaître aux Belges la littérature de leurs compatriotes du Nord. En 1827, Lebrocquy traduit en français le précis de l'histoire littéraire des Pays-Bas de Siegenbeck.
Mais manifestement l'intérêt du public est bien lent à s'émouvoir. A l'université de Gand, le cours du professeur Schrant sur Vondel se fait devant un auditoire à peu près vide (Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 263.). A Liége, son collègue Kinker parvient à grouper autour de lui quelques étudiants attirés par sa verve, son esprit et sa bonhomie, et dont il excite la bonne volonté à apprendre le néerlandais par celle qu'il montre à apprendre le wallon. Plus gourmé et plus officiel, le procureur du roi, Schuermans, compte sur l'appui des fonctionnaires. Il fonde pour eux, en 1819, à Bruxelles, une Maatschappij voor vaderlandsche Letterkunde voor ambtenaren en 's lands bedienden ingericht, dont le désir de l'avancement ne suffit pas à assurer (page 358) la prospérité. Les efforts de la puissante association hollandaise Tot Nut van 't Algemeen pour prendre pied en Belgique ne réussissent pas mieux (P. Fredericq, De maatschappij Tot Nut van 't Algemeen in Zuid-Nederland tot aan de Belgische omwenteling van 1830. Bulletin de l'Académie Royale de Belgique. Classe des Lettres, 1913, p. 269 et suivantes). La protection des autorités civiles et militaires ne parvient guère à y attirer que des fonctionnaires, d'anciens officiers ou des Hollandais établis dans le pays. Presque aucun Belge parmi ses membres, et en tous cas aucun catholique, car le clergé qui la considère comme un organe de propagande calviniste emploie contre elle toute son influence. Elle finit cependant par s'établir à Dixmude, à Ostende, à Nieuport, à Ypres, à Bruges, à Anvers, à Termonde, à Gand, à Bredene, à Thielt, à Louvain, à Bruxelles et à installer même une section en pays wallon, à Namur. Mais elle ne comptait en 1829 que 641 adhérents, et ses directeurs reconnaissaient tristement l'année suivante qu'elle n'était pas « une plante qui pût enfoncer ses racines dans le sol belge ».
Toutes ces déconvenues sont significatives. Dans les circonstances où il se trouvait, le gouvernement ne pouvait que donner à la bourgeoisie un grief de plus en prétendant choisir pour elle la « langue nationale » dont elle aurait à faire usage. Cette présomption parut une atteinte insupportable à la liberté. En fait, la situation linguistique ne fut en rien modifiée par les arrêtés de 1819, et on ne s'aperçut de leur existence que dans les bureaux. Encore les fonctionnaires y dérogeaient-ils partout où la loi ne le leur interdisait pas formellement. De 1815 à 1830, non seulement le français conserva dans l'existence sociale la place qu'il s'y était faite, mais il semble même qu'il l'ait agrandie.
La presse contribua certainement à augmenter sa diffusion à mesure que l'accentuation du mouvement politique multiplia le nombre et le tirage des journaux. La cour elle-même semblait justifier, en le partageant, le goût du public. Si le roi, pendant ses séjours à Bruxelles, affectait de n'assister qu'aux représentations théâtrales données en hollandais, son fils, le (page 359) prince d'Orange, était aussi français de langage que de mœurs. C'est en français qu'il faisait élever ses fils et en français encore qu'il rédigea les instructions de leurs précepteurs (C. Terlinden, Un programme d'éducation princière il y a un siècle, Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, t. LXXXV (1923), p. 150 et suivantes). Toute la vie intellectuelle semblait liée à cette langue. Le Conseil académique de l'université de Gand priait le gouvernement de lui en permettre l'emploi afin de retenir les étudiants (Archives du Conseil Académique de l'Université de Gand, 1818). La France fournissait leurs troupes à tous les théâtres et leur assortiment à tous les libraires. Une librairie allemande qui, sur le désir du roi, s'ouvrit à Bruxelles, n'eut aucun succès. Les étudiants, leurs études achevées, couraient les compléter à Paris : aucun ne songeait à se diriger vers la Hollande. Le prestige français ne s'imposait pas moins aux artistes. David, durant son exil à Bruxelles, les avait vus se presser autour de lui : Navez est tout pénétré de son influence. A Liége, l'école de musique, fondée en 1826, est confiée à la direction de Daussoigne-Méhul. Roelandt, le seul architecte de talent que possède le royaume, s'est formé à Paris.