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Histoire de la Belgique (partim : 1815-1914)
PIRENNE Henri - 1926

PIRENNE Henri, Histoire de Belgique. Livre III (le royaume des Pays-Bas - La révolution) et libre IV (De la révolution de 1830 à la guerre de 1914)

(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Tome VI. Le royaume des Pays-Bas et la Révolution belge

Livre III. Le royaume des Pays-Bas

Chapitre IV. Les partis et le gouvernement

(page 316) Au sortir de la crise de 1815-1820, le réveil de l'industrie avait eu pour conséquence d'incliner peu à peu vers Guillaume la bourgeoisie belge. Les catholiques lui savaient autant de gré que les libéraux de la sollicitude qu'il témoignait aux intérêts matériels. Au lieu de le railler, comme faisait la noblesse, de ce qu'il engageait sa propre fortune dans les spéculations et les entreprises et s'enrichissait lui-même en même temps que ses sujets, les gens d'affaires lui étaient reconnaissants d'une conduite qui non seulement affermissait leur confiance dans l'avenir, mais qui établissait encore une sorte de solidarité entre eux et le roi. La bienfaisance de son gouvernement personnel en matière économique rendait bien difficile de le combattre ouvertement sur les autres terrains. Malgré leurs griefs, les catholiques n'avaient pas osé entrer avec lui en lutte ouverte. La classe possédante ne pouvait rompre avec un souverain si attaché à l'augmentation de la richesse publique et si complètement d'accord avec elle sur la nécessité de conserver à l'Etat le caractère censitaire que lui avait conféré la Loi fondamentale.

Mais si les progrès constants de la prospérité de la Belgique (page 317) tournaient à l'avantage du roi, ils ne profitaient en rien à la consolidation du royaume. Il n'est même pas exagéré de dire qu'ils agissaient à son détriment, et que la politique de Guillaume au lieu de pousser à l' « amalgame » en éloignait le pays à raison même de son succès.

L'activité économique qu'elle suscitait en Belgique devait fatalement y réveiller le sentiment national engourdi sous la domination étrangère. Tout se tient dans l'ordre social, et lorsque l'énergie d'un peuple se ranime, il est impossible de lui imposer des limites. De même qu'à la fin du XVIIIème siècle, la prospérité de la bourgeoisie française l'avait soulevée contre l'Ancien Régime, de même la bourgeoisie belge, en devenant consciente de sa force et de son importance, se trouvait nécessairement amenée à supporter avec impatience la situation qui lui était faite dans l'Etat. Sans doute elle ne protestait plus, comme en 1815, contre son union avec la Hollande. Elle en avait trop largement profité pour avoir la moindre velléité de la rompre. Mais elle commençait à ressentir d'autant plus amèrement la subordination des provinces du Sud aux provinces du Nord, que celles-ci étaient bien loin de rivaliser avec celles-là. Tandis que la Belgique se transformait à vue d'œil, la Hollande, fidèle à ses traditions, montrait beaucoup moins de ferveur novatrice et d'esprit de progrès. Elle aussi se développait, mais elle se développait lentement, sans ardeur ni précipitation. Son commerce ne suivait que de loin la marche ascensionnelle de l'industrie flamande et wallonne. Vis-à-vis de ces travailleurs hardis et impatients qu'étaient les Belges, les Hollandais faisaient figure de patriciens conservateurs, gérant avec une sagesse prudente leur solide fortune. Bref, entre les deux pays se marquait le contraste des deux peuples, l'un attaché au passé, l'autre orienté vers l'avenir. Au lieu d'atténuer l'opposition séculaire de leurs tempéraments et de leurs idées, l'évolution économique ne faisait donc que l'accentuer. Et elle l'accentuait encore par les conflits qui continuellement mettaient aux prises, en matière de législation commerciale, les négociants du Nord avec les manufacturiers du Sud.

Il était impossible que les Belges ne ressentissent pas avec (page 318) une amertume croissante, l'injustice qui leur était faite dans un Etat où ils avaient conscience de mériter le premier rang et qui les reléguait au second. La préférence accordée aux Hollandais dans toutes les branches de l'administration, l'égalité de la représentation des deux parties du royaume aux Etats-Généraux en dépit de l'inégalité des populations, le néerlandais imposé à la bourgeoisie francisée des provinces flamandes, fournissaient autant de griefs contre lesquels on ne protestait pas encore à haute voix, mais qui deviendraient des armes terribles dès que l'opposition se déciderait à entreprendre une lutte que les circonstances avaient retardée mais qu'elles étaient, en 1828, sur le point de déchaîner avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été plus longtemps différée.

Le gouvernement, ou pour mieux dire le roi, puisque le roi et le gouvernement c'était tout un, ne semble pas avoir prévu le péril dont il était menacé. Appuyé dès l'origine par les libéraux belges, il s'était habitué à croire qu'il pourrait compter sur eux en toute occasion. Il les considérait comme un parti ministériel acquis à ses vues et aussi attaché que lui-même aux intérêts de la couronne. C'était là une erreur fondamentale. La persévérance et l'énergie avec lesquelles les amis de Dotrenge et de Reyphins avaient soutenu Guillaume n'avaient d'autre cause que la communauté de leurs adversaires. Partisans comme lui de la subordination de l'Eglise à l'Etat, ces libéraux joséphistes ou plus exactement bonapartistes, s'étaient résolument placés à ses côtés pour combattre les cléricaux. Mais leur anticléricalisme ne s'inspirait pas, comme celui du roi, de la nécessité de consolider l'unité du royaume. Il n'était que la conséquence de leur adhésion aux principes de l'Etat moderne tel que Napoléon l'avait construit au sortir de la Révolution. Ce n'était pas au profit des traités de 1815 et en faveur de l'« amalgame » qu'ils avaient applaudi aux mesures prises par Guillaume contre leurs compatriotes catholiques : c'était par conviction intime, et leur conduite eût été exactement la même sous n'importe quel régime. Le roi se trompait donc du tout au tout en les croyant, quoi qu'il (page 319) arrivât, attachés à sa politique. Leur alliance avec lui ne s'expliquait que par des motifs d'opportunisme. Ils s'y tenaient parce que la question cléricale l'emportait à leurs yeux sur toutes les autres. Leur horreur des jésuites les eût jetés dans les bras de tout gouvernement décidé à leur tenir tête.

Mais aux abords de 1828, cet anticléricalisme dans lequel s'étaient absorbés les libéraux de leur génération, commençait à céder le pas à des préoccupations d'un autre ordre. Aux jeunes gens qui n'avaient pas connu l'Ancien Régime et qui entraient alors dans la carrière, l'Eglise n'apparaissait plus l'adversaire irréductible de la société nouvelle. Peu croyants, par suite de l'instruction qu'ils avaient reçue dans les lycées et dans les athénées, ils restaient sans doute défiants à son égard mais ils ne l'étaient pas moins à l'égard de l'Etat qui, sous prétexte de défendre contre elle les libertés modernes, les confisquait en réalité à son profit. Le napoléonisme de leurs aînés ne leur suffisait plus. Le despotisme politique leur était aussi odieux que le fanatisme confessionnel. Formés par la lecture de ces journaux de réfugiés que Guillaume avait laissés complaisamment en Belgique déverser l'opprobre non seulement sur les cléricaux mais sur les Bourbons, ils avaient perdu insensiblement le respect de la monarchie absolue. Leur jeunesse s'intéressait passionnément à la lutte retentissante que, depuis le ministère de Villèle, les libéraux français soutenaient contre les « ultras » et la royauté de droit divin. Ils s'enthousiasmaient aux discours de Royer Collard. Les écrits politiques de Benjamin Constant les initiaient à la théorie du gouvernement constitutionnel et parlementaire, dont l’arrivée au pouvoir du ministère Martignac à Paris (5 janvier 1828) semblait annoncer le triomphe.

Quel contraste entre les Etats-Généraux et le parlement français ! Ici, des partis luttant pour imposer leur programme à la couronne et disposant par leurs votes du sort de ministres responsables devant les Chambres, c'est-à-dire devant la nation. Là, les députés régentés de haut par les ministres qu'il plaisait au roi de leur imposer et réduits au rôle de solliciteurs. Comment (page 320) hésiter entre deux régimes dont l'un se réclamait de la souveraineté du peuple et des « immortels principes » proclamés par la Révolution, tandis que l'autre s'obstinait dans la tradition archaïque de l'absolutisme? Aussi, les jeunes « jacobins » n'hésitaient-ils pas. La liberté telle qu'ils la comprenaient, c'était la liberté dans tous les domaines, affranchie de la tutelle de l'Etat, ne relevant que de la volonté des citoyens, égale pour toutes les opinions comme pour toutes les croyances. Le Globe, qui depuis son apparition en 1824 nourrissait la pensée de ces néo-libéraux, ne réclamait-il pas la liberté de l'instruction, apportant ainsi à l'Eglise le concours inattendu de l'avant-garde de ce parti qu'elle avait toujours considéré jusqu'alors comme son irréconciliable adversaire ?

La direction nouvelle du libéralisme belge s'explique, on le voit, par cette influence française que le roi lui-même avait, en matière politique, si imprudemment favorisée. Elle ne doit rien, quoi qu'on en ait cru, à l'enseignement des universités fondées en 1817. Sans doute, les jeunes libéraux, pour la plupart avocats ou gens de lettres, en avaient fréquenté les cours. Mais s'ils en avaient emporté des connaissances juridiques et des diplômes, ils n'en avaient reçu ni en tous cas conservé aucune de leurs idées. Les professeurs les plus éminents, un Schrant ou un Warnkoenig par exemple, avaient professé devant eux les principes de cet absolutisme éclairé contre lequel précisément ils s'insurgeaient. Le gouvernement avait pris soin de ne choisir que des maîtres dont les doctrines correspondissent à ses vues. Hollandais, Allemands ou formés à l'école de l'Allemagne, ils étaient tous, par origine ou par principe, aussi respectueux des droits de la monarchie qu'hostiles aux théories révolutionnaires et démocratiques. Ces savants et ces érudits s'abstenaient d'ailleurs pour la plupart de s'aventurer sur le terrain politique. Et l'objectivité même de leur enseignement l'empêchait d'avoir prise sur une jeunesse tout entière tournée vers l'action et qui sortait de leurs cours pour courir se griser de la lecture des journaux. En fait, les universités n'exercèrent aucune action sur l'esprit public. Leur rôle, dont elles s'acquittèrent consciencieusement, était de (page 321) préparer les jeunes gens à l'exercice des professions libérales et non pas d'en faire des citoyens.

Ainsi, l'influence française qui, au XVIème siècle, avait déterminé l'évolution du protestantisme en Belgique (Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, 2ème édition, p. 427), y détermina de même celle du libéralisme au commencement du XIXème siècle. La transformation qu'elle opéra dans les esprits entre 1825 et 1828 ne peut mieux s'attester que par l'exemple de Louis de Potter dont les circonstances allaient faire bientôt le maître de l'heure. Ce descendant d'une vieille famille brugeoise avait tout d'abord fait scandale par son scepticisme voltairien. En 1822, son ami Chênedollé le félicitait de « chercher des armes dans l'arsenal des papes pour les combattre et renverser le colosse sacerdotal » (J'emprunte cette citation, comme celles qui suivent, à la correspondance inédite de de Potter, conservée à la Bibliothèque Royale). Son Histoire des Conciles et sa Vie de Scipion de Ricci avaient attaqué l'Eglise avec virulence, et Vilain XIIII lui écrivait, en manière de compliment, « qu'il sentait la grillade d'une lieue », Son anticléricalisme l'avait naturellement rapproché du gouvernement. Il appartenait au petit nombre de ces Belges qui « permettent aux Hollandais de les appeler compatriotes ». Il était au mieux avec Falck, fréquentait à Rome le salon de Reinhold, et son ami Groovestins lui faisait part de l'intérêt avec lequel le roi lisait la Vie de Ricci. Mais à la haine du prêtre s'alliait en lui celle du noble. En 1824, après la mort de son père, il avait refusé, par une lettre d'une ironie dédaigneuse, le titre de noblesse que celui-ci avait sollicité. De plus en plus, il accentuait ses allures démocratiques. L'absolutisme, fût-il même aussi « éclairé » que celui de Joseph II et de Guillaume, lui apparaissait comme un opprobre à la souveraineté du peuple. Il n'admettait pas que sous prétexte de combattre les jésuites, le gouvernement usurpât un pouvoir arbitraire et il voyait dans sa prétention d'organiser en Belgique une Eglise nationale le dessein de « soumettre l'Eglise au joug de la politique ». Cet ennemi des papes en arrivait ainsi, en 1824, à considérer la question catholique comme la «question vitale. » (page 322) Pour la résoudre par la liberté et en même temps pour terrasser le pouvoir qui s'en faisait un instrument de despotisme, il était prêt à tendre la main à ses anciens adversaires.

En même temps, débutaient dans la carrière politique une foule de jeunes gens que la passion de la liberté emplissait d'une ardeur généreuse. Leur idéalisme, nourri des principes de 1789 et de la déclaration des droits de l'homme, leur montrait dans le régime parlementaire l'aboutissement final de la Révolution dont ils se proclamaient les disciples. C'étaient à Bruxelles, à côté de Ducpétiaux, de Levae, de Jottrand, de Charles de Brouckère, le Louvaniste Sylvain van de Weyer, le Brugeois Paul Devaux, le Luxembourgeois J.-B. Nothomb ; à Liége, Charles et Firmin Rogier, Joseph Lebeau, génération nouvelle dont les cadets avaient vingt ans à peine, dont les aînés pour la plupart n'avaient pas trente ans, et qui par sincérité et désintéressement, au sortir de l'université, s'étaient lancés dans la carrière ingrate et périlleuse du journalisme.

Sous l'action de ces propagandistes bénévoles, la presse s'animait brusquement d'une vie nouvelle. Le Mathieu Lansberg (devenu Le Politique en 1828), était fondé à Liége, en 1824, par les deux frères Rogier ; Le Belge paraissait à Bruxelles en 1826. Les vieux journaux où s'était épanché jusqu'alors le libéralisme ministériel se voyaient avec dépit détrônés par des feuilles nouvelles, débordantes de hardiesse et d'entrain.

En vertu même de leurs principes, les jeunes libéraux ne pouvaient manquer de contracter tôt ou tard avec les catholiques une alliance que leur imposait d'ailleurs l'intérêt le plus évident de leur parti. Ils ne se dissimulaient pas que la lutte qu'ils brûlaient d'entreprendre contre le gouvernement n'avait aucune chance d'aboutir aussi longtemps qu'ils ne pourraient compter que sur leurs forces. Car malgré les progrès qu'elle n'avait cessé de faire depuis l'Empire, l'opinion libérale, confinée dans la bourgeoisie urbaine, n'était que l'opinion d'une minorité dont l'énergie ne pouvait compenser la faiblesse numérique. Aussi longtemps que les catholiques s'étaient obstinés à exiger pour l'Eglise la prééminence dont elle avait joui sous l’Ancien Régime, (page 323) aucune entente avec eux n'avait été possible. Mais voici qu'évoluant à leur tour, ils invoquaient les principes qu'ils avaient si longtemps combattus. Au lieu de revendiquer la liberté pour eux seuls, ils l'admettaient maintenant pour leurs adversaires. Ils répudiaient le privilège en faveur du droit commun. Ils étaient prêts à se réconcilier avec la société moderne pourvu que, rompant avec la tradition absolutiste du XVIIIème siècle, elle cessât de les soumettre à la raison d'Etat et de leur refuser l'égalité qu'elle reconnaissait à tout le monde.

En vain le Journal de Gand croyait les embarrasser en republiant le manifeste épiscopal du 8 octobre 1814, en faveur du rétablissement des dîmes, des tribunaux ecclésiastiques et des privilèges du clergé. Les jeunes catholiques avaient aussi complètement abandonné ces prétentions que les jeunes libéraux avaient rompu avec l'anticléricalisme de leurs aînés. A la place de Mgr. de Broglie, c'était maintenant Lamennais qu'ils reconnaissaient comme leur chef spirituel.

En proclamant la nécessité pour l'Eglise de ne chercher son salut que dans la liberté « dont la puissance temporelle aspire à la dépouiller peu à peu », et en lui faisant un devoir de ne pas entretenir plus longtemps avec les gouvernements « des rapports qui la constituent dans un Etat de dépendance incompatible avec ses droits essentiels », il donnait aux catholiques belges un programme qui répondait trop complètement à leurs besoins et à leurs tendances pour qu'ils s'effrayassent, comme le faisait une grande partie du clergé français, de sa nouveauté et de sa hardies. A peine son retentissant manifeste avait-il (page 324) paru (1828) qu'il se trouvait dans toutes les mains. Dès 1829, on en relève quatre éditions à Bruxelles. L'abbé van Bommel en donnait une traduction hollandaise. Les deux principaux organes de l'opinion catholique, Le Courrier de la Meuse et Le Catholique des Pays-Bas le propageaient avec zèle. Au sein du clergé comme au sein des fidèles, c'était une adhésion complète à la formule libératrice. Nulle hésitation, nul scrupule, une ardeur d'autant plus grande et plus confiante que dans l'Eglise belge désorganisée par la mort de ses évêques, personne ne peut en réfréner les emportements. A Bruxelles l'internonce du pape, Mgr. Capaccini, se méfie de cette fougue. « Les catholiques les plus pieux, écrit-il avec inquiétude à Rome, et ceux-là même qui refusèrent en 1815 d'accepter des fonctions publiques pour ne pas devoir prêter le serment à la Loi fondamentale parce que celle-ci reconnaissait la liberté des cultes et de la presse, ne désirent aujourd'hui que cette liberté, parce qu'ils sont convaincus que c'est là l'œuvre de leur salut » (Terlinden, op. cit., t. II, p. 352.)

Les libéraux contemplèrent d'abord avec surprise une conversion si étonnante. Ils ne pouvaient se dissimuler que cette même liberté qu'ils revendiquaient par principe, leurs adversaires ne l'exigeaient que dans l'intérêt de l'Eglise et faute d'avoir pu la confisquer à son profit. Mais quoi ? Devaient-ils refuser l'alliance qui s'offrait et renoncer à l'occasion inespérée de marcher côte à côte contre l'ennemi commun pour s'obstiner dans de vieilles querelles et perpétuer leur impuissance ? « Dira-t-on, demandait le Mathieu Lansberg, que Le Catholique prêchant la liberté, il nous faille à toute force prêcher le despotisme (Th. Juste, Histoire de la révolution belge de 1830, t. I, p. 100.) ? L'opportunisme n'imposait-il pas l'union, quitte à la briser quand, la victoire obtenue, il ne serait plus possible de s'accorder ? N'existait-il pas d'ailleurs, entre catholiques et libéraux belges un terrain d'entente ? Ne souffraient-ils pas les uns et les autres des mêmes griefs ? Acharnés à se combattre, ils s'étaient mutuellement empêchés (page 325) jusqu'alors d'opposer à la politique du gouvernement un front unique. Leurs dissentiments avaient fait leur faiblesse ou, pour mieux dire, avaient sacrifié la nation à leurs intérêts de parti. Il n'était que de s'entendre pour transformer leurs oppositions contradictoires en une opposition nationale. Puisque la divergence de leurs principes avait momentanément fait place à leur accord, il s'imposait donc de profiter de cette trêve pour le bien de la patrie. Unis, ils seraient invincibles. Plus ardents, plus révolutionnaires, plus hardis, les libéraux formeraient l'avant-garde. Derrière eux s'avanceraient les masses compactes du peuple que le clergé mettrait en branle. Car ce n'est pas sur elle seule que la bourgeoisie comptait pour amener le gouvernement à capituler. Elle n'entendait pas confiner la lutte dans le « pays légal ». La nation tout entière devait y prendre part. Froissée dans ses sentiments religieux, vexée par les impôts de l'abattage et de la mouture, il suffirait de se mettre à sa tête pour qu'elle marchât, et son élan serait irrésistible.

Ainsi, du mouvement des idées qui par des voies diverses avait amené au même point catholiques et libéraux, résulta non seulement l'union des partis, mais, par une conséquence nécessaire, l'union nationale. Dès 1817, van Meenen en avait prévu la naissance. Elle n'avait été retardée que par l'opposition du clergé aux libertés modernes. Du jour où il les acceptait, elle ne devenait pas seulement possible : elle était fatale.


La naissance d'une opposition nationale en Belgique était incompatible avec l'existence du royaume des Pays-Bas. Elle déjouait les précautions prises par les Puissances en 1815 pour assurer l'amalgame de l'Etat. Il était dans la logique des événements que tôt ou tard elle aboutît à une scission. Rien cependant ne permet de croire que l'on ait entrevu dès 1828 les conséquences qu'elle devait entraîner, ni surtout que personne ait souhaité qu'elles se produisissent.

(page 326) L'alliance des catholiques et des libéraux ne s'était faite qu'en vue du redressement de leurs griefs. Elle ne visait qu'à réaliser légalement un programme de réformes. Ce n'est point à l'Etat, c'est au gouvernement qu'elle s'en prenait. Non seulement elle acceptait la Loi fondamentale, mais elle se réclamait de ses principes. De même que les libéraux français, à partir de 1825, s'étaient ralliés autour de la Charte, elle se plaçait résolument sur le terrain constitutionnel. On pourrait même dire qu'elle s'y retranchait contre le gouvernement. Elle se donnait l'apparence d'une opposition dynastique. Pour n'avoir point à combattre le roi, elle le reléguait respectueusement dans une inviolabilité qui le plaçait en dehors de la lutte, et elle portait tous ses efforts contre les ministres. Interprétant elle aussi la Loi fondamentale à sa manière, elle prétendait y découvrir le parlementarisme auquel elle aspirait. A l'en croire, le gouvernement personnel, tel qu'il avait été pratiqué jusqu'alors, n'était qu'une usurpation permanente, non point du souverain mais des agents du souverain, sur les droits de la nation. Attentive à ne pas mettre Guillaume en cause, elle s'acharnait contre le plus impopulaire de ses conseillers, van Maanen, comme au XVIème siècle, catholiques et protestants avaient chargé Granvelle de tous les griefs dont ils ne voulaient pas accuser Philippe II. Et c'était un moyen fort habile de mettre le roi devant l'alternative ou d'accepter le principe parlementaire de la responsabilité ministérielle, ou de s'exposer lui-même à tous les coups de l'opposition.

Dès la fin de 1828, celle-ci entre en campagne, soutenue par l'action combinée de la presse catholique et de la presse libérale. Ses efforts se déploient tout ensemble au sein des Etats-Généraux et au sein de la nation.

Au mois de novembre, Charles de Brouckère propose à la seconde Chambre des Etats d'abroger ce qui subsiste de l'arrêté-loi du 20 avril 1815 dans le régime de la presse. Pour la première fois, le débat s'élève, et les ministres entendent avec surprise invoquer contre eux la « bonne doctrine constitutionnelle » que les députés belges les accusent de fouler aux pieds au mépris de la Loi fondamentale. Leur voix qui s'est élevée si longtemps au milieu de (page 327) la déférence de l'assemblée n'en impose plus désormais. On leur objecte Benjamin Constant, on les rappelle à l'observation de la « division des pouvoirs », on ose taxer d'absolutisme le système politique du gouvernement (De Gerlache, op. cit., t. III, p. 136). Jusqu'alors aucune incompatibilité de principes ne s'était révélée entre les ministres et la Chambre. Et voilà que brusquement elle éclate, et qu'à la théorie du gouvernement personnel répond dans toute sa netteté la théorie du gouvernement parlementaire. Déjà des bancs de l'opposition s'élève la menace de refuser le budget, « cette ultima ratio d’un député » (Ibid, p. 148). Manifestement un esprit nouveau vient de se révéler qui désoriente le pouvoir. Et c'est là un symptôme d'autant plus grave que la Chambre, soigneusement triée sur le volet par les gouverneurs des provinces, semblait devoir échapper à l'influence de l'opinion. Puisqu'elle la subit cependant, il faut donc que les électeurs censitaires, si longtemps indifférents à la vie politique, aient secoué leur apathie. En effet, à partir de 1828, ils commencent à s'intéresser aux élections et ne craignent point d'entamer la lutte contre l'autorité qui prétend déterminer leurs choix.

L'offensive parlementaire de l'opposition eut pour premier résultat de séparer définitivement au sein des Etats-Généraux, les députés belges des députés hollandais. Si marquée qu'eût été jusqu'alors la division entre les deux groupes nationaux qui siégeaient côte à côte dans la seconde Chambre, jamais encore elle n'avait été poussée au point de devenir une cassure. La communauté de vues qui durant longtemps avait existé entre les anciens libéraux belges et les représentants du Nord, avait tant bien que mal retardé le moment où l'assemblée devait se répartir en fractions inconciliables parce que la différence de leurs principes coïncidait désormais avec celle de leurs nationalités. Ici, les Belges gagnés au régime parlementaire, là, les Hollandais, obstinément fidèles au gouvernement personnel. La session des Etats se termina pourtant sans éclat décisif. Après des discussions passionnées, la motion de (page 328) de Brouckere fut rejetée par 61 voix contre 44. Les députés du Nord votèrent contre elle à l'unanimité ; parmi ceux du Sud, sept seulement firent cause commune avec eux.

La constitution censitaire du royaume restreignait trop exclusivement l'action parlementaire au « pays légal » pour que la nation pût se ranger derrière ses députés et s'abandonner à leur direction. Ce n'était pas elle, c'était seulement la classe possédante qu'ils représentaient. Leurs discours et leurs journaux ne s'adressaient qu'à la bourgeoisie. Pour émouvoir les masses et les intéresser à la lutte, il fallait aller à elles, parler leur langue, exciter leurs sentiments et s'initier à leurs besoins, à leurs souffrances et à leurs mécontentements. Il le fallait d'autant plus que le seul moyen de faire capituler le gouvernement était de le placer en face d'une agitation populaire. Ce que voulait l'opposition, c'était avant tout une réforme parlementaire. Mais elle comprenait fort bien que, sans le concours de la nation, un parlement est incapable de se réformer, et c'est donc la nation qu'elle appela à la rescousse.

Elle se sentait capable de réussir parce que son programme tenait tout entier dans ce mot de liberté qui a toujours suffi à soulever les peuples. C'est au nom de la liberté que catholiques et libéraux avaient conclu leur alliance. C'est elle qu'ils invoquaient en faveur de leur politique comme en faveur de la nation. Par elle prendraient fin l'injuste subordination des Belges à l'égard des Hollandais, l'absolutisme qui pesait sur l'Eglise, sur l'enseignement et sur la presse, l'ostracisme dont les habitants du Sud étaient frappés au profit de ceux du Nord, les impôts odieux qui écrasaient de leur poids les ouvriers de Flandre et Wallonie. Son triomphe ferait disparaître à la fois tous les griefs et, les condamnant tous également, elle pouvait donc compter sur l'adhésion générale des mécontents, quelle que fût leur classe et quels que fussent leurs motifs de se plaindre. Grâce à elle, le combat de la bourgeoisie devenait celui du peuple. Elle allait faire marcher côte à côte avec l'avocat et le journaliste, le prêtre, le paysan et le prolétaire. Pauvres gens dont les impôts de l'abatage et de la mouture augmentaient la misère, croyants froissés dans leur foi religieuse et forcés de (page 329) confier leurs enfants à des écoles qu'ils réprouvaient, libéraux et partisans du régime parlementaire devaient également grossir les rangs d'une opposition qui s'adressait à chacun d'eux puisqu'elle s'adressait à tous les Belges.

Mais comment diriger leurs masses contre le gouvernement sans provoquer une agitation révolutionnaire ? Les chefs du mouvement le voulaient irrésistible, mais aucun d'eux ne songeait à le conduire en dehors des voies légales. L'histoire nationale leur rappela-t-elle le compromis des nobles par lequel avait débuté au XVIème siècle l'opposition contre Philippe II ? S'inspirèrent-ils de la campagne d'O'Connell pour l'émancipation de l'Irlande qui enthousiasmait alors les catholiques ? Toujours est-il qu'ils trouvèrent dans le pétitionnement en masse l'arme redoutable à laquelle ils eurent recours. Il fut par excellence leur moyen d'agitation, comme les meetings l'étaient en Angleterre et comme les banquets populaires devaient bientôt l'être en France.

Dès les derniers mois de 1828, sur toute la surface du pays, des propagandistes aussi actifs que désintéressés se mettent à récolter des signatures. Suivant les classes et les opinions, les pétitions diffèrent. Les unes réclament la liberté de l'enseignement, d'autres celle de la presse, ou le rétablissement du jury ou le redressement de quelque grief. Beaucoup d'entre elles, comme les cahiers du Tiers-Etat de France à la veille de la Révolution, énoncent tout un programme de réformes. La presse soutient le mouvement de toutes ses forces. Pour encourager les timides, des membres de la plus haute aristocratie inscrivent leurs noms en tête des listes. Les gens du peuple signent ou tracent une croix au bas des manifestes qu'on leur présente et que beaucoup d'entre eux ne comprennent pas toujours. Un grand nombre d'adhésions furent sans doute extorquées de l'ignorance ou imposées par le prestige ou par la crainte. C'est le sort commun de toutes les manifestations populaires que de se voir accusées par ceux qu'elles menacent, de n'être que des intrigues de « meneurs », La presse hollandaise ne manqua pas de tourner en dérision un mouvement qui la surprenait moins encore qu'il ne l'inquiétait ; (page 330) ses railleries ne firent que l'exciter davantage. En quelques semaines plus de 40.000 signatures étaient recueillies et par ballots, les pétitions affluaient à la seconde Chambre des Etats-Généraux.

La maladresse du gouvernement ne fut pas sans contribuer à un succès si étonnant. N'ayant jamais eu à combattre l'opinion, il en ignorait la puissance. Il crut qu'il suffirait pour l'intimider d'une ou deux condamnations retentissantes. Le procès de Mgr. de Broglie n'avait-il pas, en 1817, mis fin à l'opposition cléricale? Que l'on fît un exemple, et tout le bruit soulevé par quelques brouillons se calmerait infailliblement. Van Maanen crut habile sans doute de frapper cette fois parmi les libéraux. La défection de leur parti, qui avait si longtemps soutenu le pouvoir, méritait un châtiment qui les amènerait peut-être à résipiscence. Les tribunaux reçurent l'ordre d'agir. Au mois de novembre 1828, Louis de Potter était traduit devant la cour d'appel de Bruxelles.

Ce choix était caractéristique. De Potter venait, en effet, dans un article du Courrier des Pays-Bas, de tendre la main à ces catholiques, qu'il n'avait jusqu'alors cessé de combattre, et de sonner le ralliement de toute la nation contre le ministère. Cette palinodie aurait peut-être passé inaperçue si le gouvernement, qui la considérait, après tant de marques de bienveillance données à son auteur, comme une trahison, ne lui avait fait en le poursuivant la plus retentissante des réclames. Le procès de de Potter fut en réalité le procès de l'alliance des libéraux et des catholiques. Au lieu de la dissoudre, il la renforça. La condamnation de l'accusé à dix-huit mois de prison et à 1000 florins d'amende le para d'un prestige qui en fit le symbole de l'union nationale. Son nom n'appartint plus à aucun parti : il appartint à tous les Belges. Le verdict porté contre lui parut un défi jeté à toute la nation. Il l'entoura d'une popularité, éphémère sans doute parce qu'elle n'était due qu'aux circonstances, mais qui n'avait eu d'égale ni durant la Révolution au XVIème siècle, ni durant la Révolution brabançonne. L’union persécutée en sa personne en acquit une force irrésistible. La victime de van Maanen devint « l'homme du peuple, (page 331) l’idole universelle » (De Gerlache, op. cit., t. II, p. 29), et jusqu'en 1830, le cri de « Vive de Potter » devait rallier en une même action les partis et les classes sociales, les libéraux comme les catholiques, le peuple comme la bourgeoisie (Voyez le témoignage de de Potter lui-même dans ses Souvenirs personnels, t. I, p. 40 (Bruxelles, 1839)).

Depuis son avènement aucune opposition n'avait réussi ni à enlever au roi sa confiance en lui-même ni moins encore à le faire dévier de la conduite qu'il s'était tracée. Mais l'unanimité et la violence d'un mouvement auquel il ne s'était pas attendu, déconcertèrent son esprit positif et réaliste. Il était incapable de comprendre ce qu'il y a d'instinctif et de passionné dans une agitation populaire. Il cherchait à se l’expliquer sans y parvenir et son incertitude ébranlait son assurance habituelle. Il s'imagina certainement que le gouvernement français n'était pas étranger à des événements si extraordinaires. Les projets élaborés en 1829 dans l'entourage de Charles X pour amener la Prusse et la Russie à un remaniement des traités de 1815, dont le royaume des Pays-Bas eût fait les frais, semblaient justifier ses soupçons. Le ton de la presse parisienne l'inquiétait ; il savait que des brochures prônant l’union de la Belgique à la France se répandaient dans les provinces du Sud (Ad. Bartels, Les Flandres et la Révolution belge, p. 124 (Bruxelles, 1834).), et il n'en fallait pas davantage pour l'incliner à croire que, sous prétexte de réformes, les agitateurs dissimulaient une campagne annexionniste.

Il pouvait se le figurer avec d'autant plus de vraisemblance, qu'à ses yeux c'était conspirer contre l'Etat que de vouloir lui imposer des institutions parlementaires. Fait comme il l'était, le royaume ne pouvait subsister qu'à la condition d'obéir à l'action directe du souverain. L'abandonner au vote d'une assemblée, accepter la responsabilité des ministres et renoncer à conserver la haute main sur l'administration, c'était à bref délai le conduire à la ruine. Car il était évident que les Belges et les Hollandais s'opposeraient les uns aux autres du jour où la main du roi cesserait de leur imposer cet « amalgame » qui (page 332) était la condition de l'existence de l'Etat. L'adoption du régime parlementaire entraînerait d'ailleurs forcément la disparition de cette clause essentielle de la Loi fondamentale qui avait accordé au Sud comme au Nord, le même nombre de sièges aux Etats-Généraux. Plus nombreux que leurs compatriotes septentrionaux, les Belges ne manqueraient pas d'exiger tôt ou tard, en vertu des principes du gouvernement constitutionnel, une représentation proportionnelle au chiffre de leur population. Ils ne supporteraient pas longtemps l'égalité fallacieuse qui leur était imposée au mépris de l'égalité véritable. (Note de bas de page : Le Courrier de la Meuse constate que « les trois quarts de la population ont été gouvernés jusqu'aujourd'hui au profit d'un quart ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 318. L'ambassadeur autrichien, Mier, en envoyant l'article à Metternich, trouve qu'il a raison.) Or l'Etat ne pouvait se maintenir que par cet artifice. Il se disloquerait infailliblement du jour où le pouvoir politique y étant équitablement réparti, les Belges y domineraient sur les Hollandais.

C'était donc moins l'amour-propre que la nécessité qui poussait Guillaume à s'obstiner dans le gouvernement personnel. Son devoir vis-à-vis de la Hollande comme vis-à-vis de l'Europe lui dictait sa conduite. Pourtant, il ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. La prudence lui conseillait d'apaiser un mécontentement qui devenait de jour en jour plus général et plus profond. Déjà les catholiques hollandais commençaient à signer les pétitions en faveur de la liberté de l'enseignement. Qu'arriverait-il s'ils se laissaient entraîner dans le mouvement déchaîné par leurs coreligionnaires du Sud ? Sans rien sacrifier de ses principes, le roi pouvait enlever à l'opposition les griefs qu'elle invoquait contre lui. La raison d'Etat lui imposait une reculade. Si humiliante qu'elle dût lui paraître, il s'y résigna. Le 16 mai 1829, une loi sur la presse abrogeait le décret d'avril 1815 ; le 20 juin, un arrêté rendait facultative pour les séminaristes la fréquentation du Collège philosophique ; le 2 octobre, un autre arrêté autorisait les évêques à organiser leurs séminaires conformément au Concordat et supprimait la défense de faire (page 333) des études à l'étranger. De plus, les sièges épiscopaux de Namur, de Gand, de Liége et de Tournai étaient enfin pourvus de titulaires. Pour calmer le peuple, le gouvernement promettait l'abolition de l'impôt sur l'abattage.

Mais céder à l'opposition, c'est la renforcer. Loin de désorganiser l'union des catholiques et des libéraux, les concessions du pouvoir la cimentèrent en lui donnant conscience de sa force. La conduite du roi ne permettait pas, au surplus, de croire à un revirement sincère de sa politique. Les acclamations qui l'accueillirent au mois de juin, durant un voyage en Belgique, le trompèrent sur les dispositions du peuple. Elles ne s'adressaient qu'à sa personne : il les interpréta comme une adhésion à son gouvernement. Se sentant rassuré, il fut imprudent. A Liége, devant le conseil communal, il se laissa entraîner jusqu'à taxer d' « infâme » la conduite de l'opposition. Il appelait ainsi sur lui-même les coups que l'on s'ingéniait à ne frapper que sur ses ministres. C'était Philippe II couvrant Granvelle. Et la comparaison s'imposait tellement qu'à l'incartade royale répondit aussitôt une riposte inspirée par l'exemple de ces Gueux du XVIème siècle dont le cours des événements réveillait le souvenir dans les esprits. Il en alla du discours de Liége comme du mot de Berlaymont à Marguerite de Parme. Les mécontents relevèrent l'injure lancée contre eux. Un « ordre des infâmes » fut créé, dont les membres portèrent une médaille avec ces mots en exergue, « fidèles au roi jusques à l'infamie ».

En même temps, de sa prison des Petits-Carmes, de Potter attisait l'agitation. On dévorait ses brochures. La presse se faisait de plus en plus agressive. Les journaux ministériels alimentés par les fonds secrets, perdaient toute influence. Le gouvernement commit la faute de se jeter lui-même dans la mêlée. Une gazette officieuse, Le National, reçut mission de le soutenir (mai 1829). (Note de bas de page : D'autre journaux avaient été créés déjà sans succès pour défendre le gouvernement : le Janus à Bréda, l'Observateur à Namur, le Landmansvriend à Gand, qui ne vécurent pas.) La direction en fut confiée à un aventurier, Libri-Bagnano, dont la faconde injurieuse ne fit (page 334) qu'exaspérer le sentiment public. La révélation d'une condamnation infamante jadis subie en France par ce folliculaire, acheva de discréditer les ministres. C'était donc un repris de justice qu'ils chargeaient du soin de leur défense !

Cependant, le pétitionnement reprenait de plus belle. Cette fois, le clergé qui s'était tout d'abord abstenu, se lança ouvertement dans la propagande. Elle eut l'ampleur d'un referendum populaire. Au mois de novembre 1829, on avait récolté environ 360.000 signatures.

La violence de cette crise poussa le roi à une résolution extrême. Il crut le moment venu de risquer le tout pour le tout et de placer les adversaires de sa politique en face de la couronne. Le message qu'il envoya le 11 décembre aux Etats-Généraux en même temps qu'un projet de loi contre les abus de la presse, était une prise à partie de l'opposition. Il lui signifiait son « opinion personnelle », condamnait le gouvernement parlementaire et la responsabilité ministérielle au nom de la « monarchie tempérée » établie par la Loi fondamentale, attaquait la licence des journaux et faisait l'apologie de sa conduite « libérale et forte qui conservera pour la postérité et pour notre maison les grands exemples de nos ancêtres, dont la sagesse et le courage servirent d'égide à la liberté politique, civile et religieuse des Pays-Bas contre les usurpations d'une foule égarée et contre l'ambition d'une domination étrangère » (De Gerlache, op. cit., t. III, p. 175 et suivantes. Ce message avait été inspiré par le prince d'Orange et van Maanen. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 673, 681. Il faut en rapprocher la curieuse conversation du roi avec de Gerlache quelques jours auparavant et que celui-ci a reproduite dans son Histoire du Royaume des Pays-Bas, t. II, p. 16 et suivantes.).

Ces paroles étaient plus qu'une déclaration de guerre à l'opposition belge : on eût dit qu'elles étaient choisies pour la braver. En parlant comme il le faisait, le roi n'employait plus le langage d'un souverain des Pays-Bas, mais celui d'un souverain des Provinces-Unies. Que de chemin parcouru depuis son discours inaugural où il représentait Guillaume d'Orange comme un élève de Charles-Quint ! Aujourd'hui, il confondait sa cause avec celle des stadhouders calvinistes. Il ressuscitait (page 335) l'antique conflit des Pays-Bas catholiques et des Pays-Bas protestants. C'est à peine s'il dissimulait l'accusation lancée contre ses sujets du Sud de pactiser avec la France comme les « malcontents » du XVIème siècle avaient pactisé avec l'Espagne.

Justifiant le mot de Bartels, cet « inviolable malgré lui » (op. cit., p. 95) aspirait plus que jamais à s'imposer. Le lendemain même de la lecture du message, une circulaire de van Maanen à tous les membres du Parquet, leur intimait l'obligation « d'admettre les principes du gouvernement de Sa Majesté », et exigeait leur réponse dans les quarante-huit heures (De Gerlache, op. cit, t. III, p. 180). L'hésitation n'était pas permise. Il fallait se déclarer pour le roi ou contre lui. L'opposition antiministérielle devait devenir, malgré elle, une opposition antimonarchique.

La Belgique répondit au roi par la plume de de Potter. La Lettre de Démophile rendait à Guillaume la leçon qu'il avait donnée au peuple (20 décembre 1829). C'était, disait-elle, un « mensonge odieux » et une « absurdité » que d'invoquer la Loi fondamentale en faveur de la monarchie tempérée. « Une loi fondamentale ne tempère rien : elle fonde. Avant elle, rien n'était ; depuis elle, tout est légitimement et ne l'est que par elle. Sans elle, rien ne serait et nous, Sire, nous faisons partie de ce tout, et l'Etat que nous composons avec vous et vous-même le faites également. Vous n'êtes, Sire, que par la Loi fondamentale et en vertu de la Loi fondamentale. Votre pouvoir, vos droits, vos prérogatives vous viennent d'elle et d'elle seule. Elle n'a pas tempéré notre monarchie : elle nous a fait ce que nous sommes, savoir : Etat constitutionnel représentatif, et dans cet Etat elle vous a, Sire, sous les conditions qu'elle exprime, fait roi. A nous, elle nous a prescrit nos devoirs de peuple réellement libre ». Et, après avoir conjuré le roi de « repousser avec indignation les lâches insinuations des perturbateurs du repos public qui ont l'impudeur de faire passer pour ses propres vues leurs principes désorganisateurs et les doctrines (page 336) au moyen desquelles ils espèrent gouverneur l'Etat et son chef », ce réquisitoire s'achevait par la menace d’exiger la séparation administrative de la Belgique d'avec la Hollande.

(Note de bas de page : Pour apprécier le chemin parcouru, il faut se rappeler que le 21 août 1829, le Catholique des Pays-Bas protestait contre le « désir coupable qu'on nous suppose d'une séparation entre le Nord et le Midi ». Bartels, loc. cit., p. 124. Quatre mois plus tard, Jottrand consacre une brochure à démontrer la solidité du royaume des Pays-Bas (Garanties de l'existence du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, 1829). Déjà pourtant les idées commençaient à ce moment à se prononcer pour « le régime qui est à la veille de trouver son application en Irlande » (Bartels, loc. cit., p. 167), c'est-à-dire pour la séparation.)

Le conflit constitutionnel en arrivait donc à se transformer en un conflit portant sur l'existence même de l'Etat. L'opposition poussée à bout glissait du terrain légal à l'agitation révolutionnaire. Aucune conciliation n'était plus possible. La force seule pourrait décider entre des adversaires qui avaient définitivement cessé de s'entendre sur les bases mêmes de la Constitution. Le 8 janvier 1830, six fonctionnaires belges ayant voté contre le budget à la seconde Chambre des Etats- Généraux étaient destitués. Aussitôt, une souscription patriotique s'organise en leur faveur. Dans le Courrier des Pays-Bas, de Potter expose le plan d'une « confédération » destinée à soutenir tous ceux qui résisteraient au pouvoir (De Potter, Souvenirs personnels, t. I, p. 68 et suivantes). Le gouvernement la considéra comme un appel à la révolte et l'indice d'un complot tramé contre lui. Un nouveau procès, où furent impliqués avec de Potter, le libéral Tielemans et les catholiques Bartels et de Néve, souleva une agitation passionnée. Entre le ministère public et les défenseurs, ce n'étaient plus les accusés qui étaient en cause, mais l'Etat et le peuple.

L'issue des débats n'était pas douteuse. Les prévenus furent condamnés au bannissement (30 avril 1830). Quatre mois plus tard, ils devaient rentrer à Bruxelles en triomphateurs.