(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 270) La Loi fondamentale établissait les principes de l' « amalgame » ; il importait maintenant de l'organiser. En Hollande, la tâche ne présentait aucune difficulté. Toutes les institutions essentielles du régime y fonctionnaient déjà et il y suffisait d'une simple mise au point. La question se présentait tout autrement en Belgique où, depuis 1814, on n'était pas encore sorti du provisoire et de l'improvisé. Le moment était venu de donner à cet « accroissement de territoire » son état définitif en l'englobant dans le royaume, c'est-à-dire en étendant aux provinces du Sud le système constitutionnel et administratif des provinces du Nord.
Sans doute le roi trouvait-il que la manière un peu hâtive dont, quatre mois auparavant, il s'était emparé du titre royal, manquait de décorum. Conformément à la Loi fondamentale, il voulut se montrer à ses nouveaux sujets dans la pompe d'une « inauguration » et renouer ainsi, en apparence, la tradition des anciens souverains. La cérémonie s'accomplit à Bruxelles, le 21 septembre 1815, en plein air, suivant l'antique coutume, devant l'église Saint-Jacques-sur-Coudenberg, à l'endroit même où, en 1794, l'empereur François II avait (page 271) juré le maintien de la Joyeuse Entrée et reçu le serment des Etats de Brabant (H. Vander Linden, L'inauguration de Guillaume 1er, roi des Pays-Bas. Bulletin de l'Acad. Roy. de Belgique, Classe des Lettres, 1921, p. 378 et suivantes.)
Après les derniers événements, on ne pouvait guère compter sur l'enthousiasme du peuple. C'eût été un motif de frapper les esprits par une solennité éclatante. Malheureusement, par raison d'économie, on avait visé au bon marché. L'estrade n'était pas même achevée et les ouvriers y travaillaient encore quand le cortège y monta. On remarqua en souriant que sous le manteau de velours des ducs de Brabant, dont le roi s'était paré pour la circonstance, il portait un pantalon blanc et des bottes à l'écuyère. (Son portrait dans la salle des séances de l'Académie de Belgique le représente sous ce costume). On observa surtout que parmi ses ministres figurait un seul Belge, le duc d'Ursel. Le discours qu'il prononça en hollandais devant les Etats-Généraux, détonna singulièrement aux oreilles des nobles et des bourgeois francisés auxquels il s'adressait. Quant à la foule, qui avait compté sur une abondante distribution de médailles d'argent, son indignation fut grande de n'être aspergée que de pièces de cuivre. La « canaille » s'en vengea en donnant à Guillaume le surnom de « Koperen Koning » (Vander Linden, loc. cit., p. 394). Les ministres étrangers durent emporter de ce commencement de règne, une impression assez morne. L'ambassadeur anglais, lord Clancarty, le plus dépité parce que le plus intéressé à l'avenir du royaume, se borna à écrire à Londres que tout s'était très bien passé.
Durant la première année que la cour et le gouvernement passèrent à Bruxelles (octobre 1816-septembre 1817), l'impression de malaise laissée par ce début ne fit que s'accentuer. La noblesse trouvait les soirées du palais mortellement ennuyeuses. Le roi la rebutait par sa gravité et ses allures autoritaires. Il parlait le français avec répugnance et il le parlait mal. La reine était mal habillée et voulait trop visiblement être aimable pour l'être en effet (Gedenkstukken 1813-1815, p. XXVI). On se sentait désorienté (page 272) au milieu des Hollandais de l'entourage des souverains. Leur calvinisme, leur politesse cérémonieuse, leur froideur, tout ce qui dans leurs goûts et leurs habitudes différait des mœurs belges, paraissait bizarre, archaïque ou ridicule. Dans les bureaux des ministères et des administrations où ils foisonnaient comme à la cour, il en allait de même. Aux Etats-Généraux, les députés du Nord et ceux du Midi se regardaient en étrangers. La communauté de religion ne parvenait pas à rapprocher les uns des autres catholiques belges et catholiques hollandais. Nulle mauvaise volonté d'ailleurs. On cherchait à s'accorder sans y parvenir. Par condescendance pour leurs collègues du Sud, les députés du Nord se servaient fréquemment de la langue française. Mais on se choquait malgré soi ; on eût voulu s'unir et on restait divisés. Tout indiquait la juxtaposition de deux peuples : la faconde des Belges, leur liberté d'allures, contrastaient avec le décorum, le flegme et le sérieux de leurs nouveaux compatriotes. A part soi, ceux-ci se considéraient comme les plus solides et ceux-là comme les plus modernes. (Note de bas de page : Sur cette incompatibilité, les contemporains sont unanimes. Le ministre russe, Phull, va jusqu'à parler de haine nationale. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 591 et suivantes. Son compatriote Czernicheff dit que les Belges et les Hollandais sont comme le feu et l'eau. Ibid., p. 633. Voy. encore Ibid., p. 453, l'opinion de l'Autrichien Binder. D'après un Hollandais, les Belges sont « verbitterd tegen alles wat uit Holland komt... Elk herbergier, elk daglooner is een politiek en acht zich meer in staat om regent te zijn dan in Holland de verstandigste mannen ». Ibid., t. II, p. 62. D'après un autre, la réunion avec la Belgique est « een temporair onheil » dont Dieu a voulu châtier la Hollande. Ibid., t. III, p. 390.)
A cela s'ajoutait l'agitation que le clergé continuait à entretenir contre la Loi fondamentale. La réprobation que le roi avait témoignée publiquement aux évêques au lieu de leur en imposer, n'avait eu pour résultat que d'accentuer chez eux une résistance qui leur apparaissait comme un devoir de conscience. Dominés et excités par Mgr. de Broglie, ils étaient décidés à ne pas faiblir. Au mois de septembre, ils publiaient un « jugement doctrinal » qui n'allait à rien moins qu'à soulever les fidèles contre l'Etat. Ils y déclaraient que c'était « se rendre coupable d'un grand crime » que de (page 273) « concourir au maintien et à l'observation de la Loi fondamentale» ; ils interdisaient de prêter le serment qu'elle imposait aux fonctionnaires ; ils affirmaient enfin qu'en abandonnant la direction de l'instruction à un souverain non catholique, elle trahissait « honteusement » les plus chers intérêts de l'Eglise » (Ch. Terlinden, Guillaume Ier et l’Eglise catholique, Bruxelles, 1906, t. I, p. 103 et suivantes.). Ainsi, au moment même où le roi jurait d'observer la constitution, le peuple entendait ses pasteurs non seulement la condamner comme impie, mais le provoquer à n'y pas obéir. Ni sous Joseph II, ni sous la République, ni sous l’Empire, le pouvoir spirituel n'avait jamais revendiqué en des termes aussi catégoriques et aussi hardis, sa prééminence sur le pouvoir temporel.
Le péril était d'autant plus grand que ces excitations agissaient sur des masses aigries par la misère. La victoire des alliés sur Napoléon avait plongé l'industrie belge dans une crise douloureuse. Ce n'était pas assez qu'un cordon de douanes et des droits quasi prohibitifs lui fermassent le marché français, elle se trouvait encore en butte à la concurrence de l'Angleterre dont les manufactures, depuis la disparition du blocus continental, inondaient les Pays-Bas de leurs produits. Il avait fallu diminuer la fabrication, congédier des ouvriers, réduire le taux des salaires. De 1815 à 1816, le nombre des toiles de lin vendues au marché de Gand, passe de 78,265 à 56,923. Des grèves et des émeutes éclatent dans tous les centres industriels. A Gand, le peuple brûle des étoffes anglaises sur les places publiques. Cependant, l'exportation des blés vers la Hollande fait hausser le prix du pain. En 1817, la disette est affreuse. En Flandre, dès le mois de mai, on coupe les grains et les fourrages et l'on arrache les pommes de terre sans attendre leur maturité. Le sac de pommes de terre qui coûtait six francs un an auparavant, en coûte vingt. Des gens meurent de misère ; dans quantité de villes on pille les marchés. La mendicité se répand en même temps que le chômage. Rien qu'à Gand, 15,000 ouvriers des usines de (page 274) coton se trouvent sans travail. Les progrès récents de l'industrie aggravent la situation : plus elle nourrissait de gens, plus son arrêt en plonge dans la détresse. Et naturellement le peuple s'en prend au gouvernement de ses souffrances. Il accuse les ministres hollandais du roi de s'entendre avec les marchands d'Amsterdam et de Rotterdam pour accaparer les grains et affamer les Belges. Pour comble d'embarras, les finances de l'Etat sont inquiétantes. Le budget de 1815 accuse un déficit de 40 millions de florins.
Incontestablement le règne commençait mal. Pourtant Guillaume ne s'en inquiéta pas : il avait raison. Soutenu par le concert des Puissances, il savait qu'il n'avait rien à craindre du mécontentement des Belges. Se soulever contre lui, c'eût été se soulever contre l'Europe dont il était le mandataire et la « sentinelle ». Au surplus, c'était l'Europe qui portait la responsabilité des griefs qu'on lui attribuait injustement. Il était évident que la crise industrielle n'était que la conséquence de la crise internationale dont on sortait à peine. Quant au clergé, son exaspération contre la Loi fondamentale découlait de la conformité de celle-ci aux huit articles. Ses protestations, par-dessus de la tête de Guillaume, s'en prenaient donc à une décision solennellement ratifiée par le Congrès de Vienne. Il s'insurgeait en réalité contre l'irrévocable, et par cela même, si bruyante et si gênante qu'elle fût, sa campagne ne pouvait aboutir qu'à un échec. Les puissances catholiques, l'Autriche en tête, la désapprouvaient formellement. Le pape lui-même n'osait l'encourager et par considération pour Metternich, se montrait moins ultramontain que Mgr. de Broglie et ses collègues (Terlinden, op. cit., p. 147).
Aux motifs de sécurité que le roi trouvait à l'extérieur, s'adjoignaient ceux qu'il puisait dans la constitution même de son pouvoir. Qu'avait-il à craindre de la Belgique ? D'avance, toute opposition légale y était impossible. Aux Etats-Généraux, où chacune des deux parties du royaume, en dépit de la différence des populations, possédait le même nombre de 55 (page 275) députés, le gouvernement, certain de l'adhésion des Hollandais, n'avait qu'à détacher une seule voix du bloc belge pour disposer d'une majorité conforme à ses vues. Et rien ne lui était plus facile que d'agir sur la représentation nationale, car il la façonnait à son gré. D'après la Loi fondamentale, le roi nommait directement les membres de la première Chambre. Par étroitesse de vues et par excès de confiance en lui-même, il eut soin de n'y faire entrer que des vieillards timides ou fatigués, dépourvus de la moindre énergie et qui s'empressèrent toujours respectueusement de lui complaire (gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 667. Meyendorff dit qu'elle ne se compose que « d'invalides pensionnés qui ne sont considérés ni individuellement ni collectivement »). Dans son mépris pour le parlementarisme, l'idée ne lui vint pas qu'un jour peut-être il serait la victime de la nullité et de l'impuissance auxquelles il les avait réduits et qu'en les écrasant sous son autorité, il les mettait dans l'impossibilité de la défendre. Par sa faute, ils se montrèrent incapables de servir autrement qu'en obéissant.
A la différence de cette première Chambre, que son servilisme eut bientôt discréditée, la seconde Chambre était élective, mais elle l'était sous la pression constante du gouvernement. Ses membres étaient nommés, non point au suffrage direct, mais par les Etats-Provinciaux. Ceux-ci eux-mêmes émanaient du vote de trois catégories d'électeurs : l'ordre équestre, l'ordre des villes et l'ordre des campagnes.
L'ordre équestre se trouvait à la disposition du roi qui en désignait les membres. Dans l'ordre des villes, c'étaient les régences » municipales (conseils communaux) élues par un petit nombre de censitaires, qui procédaient au choix de leurs députés. (Note de bas de page : A Verviers, par exemple, il y a 514 votants et 293 éligibles parmi lesquels sont pris les électeurs nommant le collège électoral de 24 membres qui désigne les membres de la « régence ». A Gand (1817) les ayant droit de voter (stemgerechtigde) doivent payer 50 florins d'impôts directs non compris le droit de patente. Ils nomment les 60 électeurs (kiezers) qui choisissent les membres de la Régence parmi les contribuables payant au moins 100 florins d'impôts directs non compris le droit de patente.) L'ordre des campagnes, enfin, se composait (page 276) d'électeurs nommés au second degré par les propriétaires les plus imposés. (Note de bas de page : En Hainaut, suivant les localités, le cens de ces électeurs était de 20 à 60 florins de contributions directes.).
Nulle unité d'ailleurs dans ce corps électoral déjà si compliqué. La Loi fondamentale réservait au roi le droit d'édicter les règlements qui en déterminaient dans chaque ville et dans chaque province la composition. Suivant les régions le cens variait, mais il était toujours très élevé, et s'il arrivait qu'on le modifiât, c'était pour l'élever encore davantage. De plus on votait à domicile, les autorités se chargeant de recueillir et de dépouiller les bulletins. Une semblable organisation laissait filtrer partout l'influence du pouvoir. En fait, par pression directe ou déguisée, il déterminait à son gré la majorité des Etats-Provinciaux et par cela même celle des Etats-Généraux. Les gouverneurs qui, dans chaque province, présidaient les Etats, leur recommandaient ouvertement les candidats officiels, et il était bien rare qu'on ne déférât point à leurs désirs. Très souvent, c'est sur des fonctionnaires que se portait le choix. Ils abondaient à la seconde Chambre et leur complaisance était d'autant plus grande que le roi pouvait casser ceux d'entre eux dont le vote lui avait déplu. (Note de bas de page : En février 1818, le budget n'ayant passé qu'à la majorité des deux tiers des voix, il ordonne de rayer de la liste des personnes invitées à la Cour, les trente-trois membres des Etats qui ont voté contre. Gedenkstukken 1815-1825, t. 1, p. 246.) C'était en même temps un moyen de se débarrasser pour toujours de leur opposition, un arrêté ayant rendu inéligibles les fonctionnaires révoqués. Ainsi constituée, on voit quelle illusoire garantie la seconde Chambre des Etats-Généraux fournissait à la nation en face du souverain. Il fallut attendre l'éveil de l'opinion et la constitution de partis politiques, pour voir se dessiner peu à peu une opposition devant laquelle le gouvernement se sentit d'autant plus désorienté qu'il ne l'avait pas crue possible.
On était encore loin de là en 1815. Complètement rassuré sur l'exercice de son pouvoir, le roi affichait volontiers des allures de souverain constitutionnel et libéral. Il avait sans (page 277) cesse à la bouche la Loi fondamentale et l'on ne peut méconnaître qu'il la respectait rigoureusement « comme il la comprenait ». Il la comprenait, cela va sans dire, dans le sens le plus étroit. A ses yeux, elle abandonnait à la couronne tous les pouvoirs qu'elle ne lui refusait pas expressément. Toutes les questions qu'elle n'avait pas explicitement tranchées, toutes celles dont elle remettait la solution à plus tard, c'était au roi à en décider.
La presse, dont elle reconnaissait en principe la liberté (paragraphe 227), demeura sous l'empire d'un arrêté pris en 1815 (20 avril) et qui la soumettait au régime le plus sévère. (Note de bas de page : Le 6 mars 1818, la cour spéciale que cet arrêté instituait pour les délits de presse fut supprimée. Mais les pénalités demeurèrent draconiennes et la facilité de poursuivre était si grande qu'en fait les journalistes ne pouvaient se permettre aucune critique sans s'exposer à une accusation.)
L'inamovibilité de la magistrature ne fut établie qu'en 1830. Largement interprétée, la constitution eût pu donner naissance à une sorte de régime parlementaire. Interprétée suivant les vues de Guillaume, elle se prêta très bien à l'absolutisme. Le respect que le roi professa toujours pour elle n'avait rien d'hypocrite. Il ne lui fit pas violence : il se contenta de pousser jusqu'au bout les droits qu'elle lui reconnaissait. En 1819, van der Duyn observait très justement que tout en ménageant les formes, il exerce « la puissance réelle pour ne pas dire absolue » (Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 347.)
On l'a accusé d'avoir voulu « hollandiser » la Belgique. Il ne paraît pas que cette accusation soit plus fondée que celle d'avoir voulu la « protestantiser ». Rien dans sa conduite n'indique qu'il ait eu le dessein de la violenter. Son but fut incontestablement d'unir en un même tout les deux peuples sur lesquels l'Europe l'avait appelé à régner, de les « amalgamer » non seulement par le territoire mais par la communauté des mêmes institutions et de la même administration. Il n'était pas et ne voulait pas être le roi de la Hollande mais le roi des Pays-Bas, et il se proposa de faire de ceux-ci sinon une seule nation, du moins un même Etat. On ne découvre chez lui aucune intention de traiter les Belges comme les Prussiens, (page 278) par exemple, traitèrent les Polonais. Il se proposa non de subordonner une partie de ses sujets à l'autre, mais de les adapter les uns aux autres par l'action de son gouvernement. Son œuvre, comme celle des souverains éclairés du XVIIIe siècle, fut purement monarchique. C'est moins l'unité de civilisation que l'unité politique qu'il eut en vue. Sa tentative même d'imposer la langue néerlandaise aux provinces belges s'explique avant tout par l'intérêt de l'Etat.
Mais pour atteindre au but qu'il visait, il fut bien obligé de recourir de préférence à des Hollandais. Il était sûr de rencontrer parmi eux un dévouement absolu à sa personne et à ses desseins. S'il les favorisa ce fut sans doute beaucoup plus à cause de leurs sentiments monarchiques qu'à cause de leur nationalité. Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprend qu'il lui était impossible de livrer l'administration à ces Belges qui avaient rejeté la Loi fondamentale et dont la plupart soutenaient contre lui les protestations des évêques. Il utilisa tous ceux d'entre eux qui étaient utilisables. Ce n'est pas sa faute s'ils ne constituèrent jamais qu'une minorité. S'il fut ou plus exactement, s'il parut être injuste à leur égard, on doit reconnaître que cette injustice était inévitable.
Son administration ne s'inspira pas du tout de l'esprit hollandais mais de l'esprit napoléonien. Si bizarre que cela puisse paraître à première vue, on y retrouve tous les traits fondamentaux du gouvernement impérial. Qu'importe que les préfets et les départements portent maintenant les noms de gouverneurs et de provinces s'ils n'en continuent pas moins à fonctionner comme auparavant ? Sans doute, l'identité n'est pas complète. La Loi fondamentale ne permet pas le retour à l'arbitraire et au despotisme policier des derniers temps de l'Empire. Mais il n'en est pas moins évident que, sous le règne de Guillaume, l'administration a été aussi complètement l'instrument du souverain, a exercé une action aussi profonde, a été aussi irresponsable vis-à-vis de la nation, que sous le règne de Napoléon. N'est-il pas caractéristique que, dès les premiers jours, le roi se soit entouré de parti-pris d'hommes formés au service de l'Etat français ? Si van Maanen, (page 279) de Coninck-Outrive, de Celles, Holvoet, Gagel, Wichers, Appelius, van Gobbelschroy, de Keverberg et quantité d'autres sont d'anciens préfets ou d'anciens maîtres des requêtes au Conseil d'Etat, n'est-ce pas la preuve évidente que sous le nouveau régime se continue la tradition du régime antérieur ? Le royaume des Pays-Bas a beau constituer la barrière de l'Europe contre la France, sa politique a beau s'opposer à la politique française, ce n'en est pas moins la tradition française qui inspire et qui dirige sa monarchie administrative. Guillaume comprend que les agents de l'empereur constituent son meilleur appui contre les réactionnaires et les cléricaux. Car c'est l'Etat moderne qu'ils ont édifié sur les ruines de l'Ancien Régime et, en servant le roi, c'est lui qu'ils servent. « Il est à remarquer, dit un rapport confidentiel, que les fonctionnaires et les partisans modérés du gouvernement précédent sont aujourd'hui les sujets les plus zélés et les plus affectionnés du roi, et c'est ce que les prêtres et les complices de leurs cabales sentent fort bien, lorsqu'ils disent que ce ne sont que les Buonapartistes qui ont accepté la constitution » (Gedenkstukken 1815-1825, p. 20).
Qu'entendaient-ils par Buonapartistes ? Evidemment cette classe d'hommes nouveaux, acheteurs de biens nationaux, jacobins nantis, fonctionnaires et industriels qui, sous le Consulat et sous l’Empire, sont devenus, par conviction et par intérêt, les plus fermes soutiens de l'Etat. Toutes les raisons qui les ont ralliés à Napoléon les groupent maintenant autour de Guillaume, puisque Guillaume comme Napoléon est le garant du régime moderne. Comme lui, ils se disent libéraux, et ils le sont en effet dans la mesure où le libéralisme se confond avec l'attachement aux principes de la société civile. Cela revient à dire qu'ils sont avant tout anticléricaux, car c'est l'Eglise qui maintenant, par la revendication de ses anciennes prérogatives, dirige le mouvement contre la société nouvelle que la Révolution triomphante a stabilisée.
Qu'elle l'emporte, et c'en sera fait de toutes les conquêtes obtenues après tant de formidables épreuves. Par la brèche (page 280) qu'elle aura ouverte passera tout le reste de l'Ancien Régime, et sur les ruines de l'Etat moderne se rétabliront, par l'alliance du trône et de l'autel, tous les abus et tous les privilèges qui, à mesure que l'on s'en éloigne, paraissent plus monstrueux. Ne voit-on pas, en France, le clergé grouper autour de lui tous les ennemis de la Charte, susciter à Louis XVIII des difficultés incessantes, conspirer avec le comte d'Artois, exiger le retour des jésuites, organiser la « terreur blanche » contre les partisans des droits de l'homme, bref, se poser en adversaire irréconciliable de l'ordre social, menacé par lui d'une révolution réactionnaire ? Et dans les Pays-Bas, sa conduite n'est-elle pas plus significative encore ? Ne proteste-t-il pas contre la Loi fondamentale, contre la tolérance, contre les lois civiles les plus essentielles à la liberté de conscience et à l'égalité des citoyens ? Pour lui résister, il n'est évidemment qu'un moyen : faire bloc autour du roi, protecteur de l'Etat, et par cela même protecteur des principes sur lesquels il est fondé. La liberté politique importe peu : ce qui importe, c'est la défense de la liberté civile contre l'Eglise qui la menace. Le libéralisme consiste en ce moment-là, non point à attaquer les prérogatives royales, mais au contraire à les soutenir, puisqu'elles sont le rempart indispensable à la défense du régime nouveau contre l'Ancien Régime. Ainsi pense Reyphins, ainsi pense Dotrenge (Voyez à cet égard sa lettre à Falck du 10 août 1815, tout à fait caractéristique de son anticléricalisme. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. 579 et suivantes), juristes formés par la législation et l'administration napoléoniennes et qui, durant les premières années de l'existence du royaume, seront les coryphées de ces libéraux belges dont l'attachement à l'Etat laïc et à la société civile fera les plus fermes appuis de la couronne. S'ils la défendent, ce n'est point par attachement à la Hollande. Leurs principes, leur formation, leur langue, tout cela vient de France, et c'est un spectacle curieux et paradoxal que de voir Guillaume, cette sentinelle de l'Europe contre la France, forcé de s'appuyer, par nécessité politique, sur une clientèle de libéraux d'éducation toute française.
(page 281) Bien plus ! On le voit protéger ces émigrés français qui, forcés par la Restauration de chercher un asile dans son royaume, abondent à Bruxelles ou s'installent, au gré des hasards de leur existence cahotée, dans les grandes villes de Belgique. C'est un pêle-mêle extraordinaire que ces réfugiés : régicides frappés par la loi du 12 janvier 1816, anciens dignitaires de l'Empire, hommes politiques, pamphlétaires, journalistes, appartenant aux classes sociales les plus diverses, mais unis en une haine commune contre les Bourbons. Quelques-uns, arrivés à la fin de leur carrière, comme Cambacérès, Sieyès ou Merlin, ne songent plus qu'à se ménager dans les Pays-Bas un exil confortable. D'autres, moins bien nantis, s'inscrivent au barreau, vivent de leçons et surtout cherchent dans le journalisme un exutoire à leur activité et à leurs passions politiques. Une ancienne « merveilleuse » du temps du Directoire, Mme Hamelin, a fait de son salon leur quartier général.
C'est là que, groupés autour de Vadier, de Cambon, de Rouyer de l'Hérault, de Prieur de la Marne et de bien d'autres, ils entretiennent leurs espoirs et leurs rancunes. C'est là qu'on prépare les articles de cette quantité de gazettes, L'Observateur allemand, La Gazette de Brême, La Gazette du Rhin, Le Nain Jaune, Le Mercure Surveillant, qui inlassablement attaquent, persiflent et raillent le gouvernement de Paris, la réaction, l'obscurantisme, le cléricalisme, le drapeau blanc et la Sainte-Alliance. Bruxelles devient un foyer d'intrigues bonapartistes et libérales contre la France de la Restauration. Et malgré les représentations des ministres de Louis XVIII, malgré les conseils de prudence qu'il reçoit de la Russie, de l'Autriche et même de l’Angleterre (Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 204, 207, 213, 594-596. En septembre 1816, le roi finit par proposer une loi réprimant les attaques contre les souverains étrangers. Ibid., p. 597), le roi laisse faire et témoigne en faveur des pamphlétaires français une mansuétude qui touche à la complicité. Lui, si ardent à poursuivre les journalistes belges, il se retranche maintenant derrière la Loi fondamentale et invoque la liberté de la presse. Visiblement il est bien aise d'une campagne qui, puisqu'elle attaque le cléricalisme des Bourbons, condamne en même temps le cléricalisme belge. Il jouit agréablement, au surplus, des louanges dont le comblent ses protégés et du libéralisme dont ils lui font gloire. Il laisse le prince d'Orange leur manifester publiquement des sympathies compromettantes. Il n'a vraisemblablement pas tout connu du complot ridicule où la vanité du prince l'a entraîné en 1816 dans l'espoir insensé de détrôner Louis XVIII à son profit, avec l'aide des bonapartistes (Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 486, 601, 605, 609, 611, 615. Il recommença en 1820. Ibid., p. 264, 278. Pour sa participation au complot bonapartiste d'août 1821, voyez de Noailles, Le comte Molé, t. IV, p. 358 (Paris, 1925)). Il est impossible pourtant qu'il en ait tout ignoré et du moins peut-on lui reprocher, en cette affaire, d'avoir sacrifié à sa complaisance pour les libéraux français et à son antipathie pour les Bourbons, la correction que lui imposait sa mission européenne.
Il n'a pas assez de pénétration d'ailleurs pour observer que les réfugiés, par leur prestige, par leur talent, par l'action sociale qu'ils exercent, répandent autour d'eux cette influence française dont il voudrait affranchir la Belgique. Sous l'Empire, Bruxelles, réduit à n'être plus qu'une simple préfecture, n'avait eu que l'activité intellectuelle d'une ville de province. Et voici que dans le même moment où il est élevé au rang de seconde capitale du royaume des Pays-Bas, il devient un ardent foyer de propagande politique libérale et d'agitation politique. L'activité qu'y déploient les réfugiés le fait sortir peu à peu de son engourdissement et de son apathie. L'opinion se passionne pour leurs polémiques, s'intéresse à leurs principes, s'inspire de leurs idées, s'éprend de leur style, de leur esprit, de leur faconde et, dominée par eux, s'oriente toujours davantage vers la France et vers Paris. Incontestablement, les gens (page 283) qui lisent ne lisent que des journaux français. Ceux du pays cherchent à en imiter le ton et se forment à leur exemple. La presse, attentive à tout ce qui paraît à Paris, en lance aussitôt des contrefaçons. Le théâtre du Parc, où les réfugiés font venir des troupes françaises, joue devant une salle comble. Jamais, semble-t-il, depuis la fin du XVIIIe siècle, l'emprise de la France sur la Belgique n'a été aussi grande qu'à ce moment. On s'y abandonne parce qu'on n'a plus à la craindre, parce qu'elle n'agit plus que par son prestige, et qu'elle ne s'impose plus comme jadis par la violence et la conquête. Aussi bien, ne sont-ce point les mêmes problèmes qui, des deux côtés de la frontière, se trouvent à l'ordre du jour ? Ici et là, la même lutte ne se livre-t-elle pas entre adversaires et partisans du monde nouveau né de la Révolution ?
La portée du conflit allait bien au delà des questions de l'heure, mais personne encore ne pouvait en prévoir les répercussions lointaines. Pour le moment, elle semblait circonscrite aux limites de la Loi fondamentale et le roi, satisfait de l'appui que lui apportaient les libéraux, comptait sur leur adhésion perpétuelle et se croyait habile en secondant partout leurs progrès.
Dans presque toutes les grandes villes, ils dominaient dans les loges maçonniques. Elles s'étaient reconstituées sous l'Empire, au gré des circonstances, et elles avaient attiré vers elles la bourgeoisie anticléricale. Peu influentes d'ailleurs et n'entretenant les unes avec les autres que des rapports peu suivis, elles s'étaient soigneusement abstenues d'attirer sur elles l'attention de la police napoléonienne. Mais, après 1815, elles aussi avaient ressenti l'influence des réfugiés français. A Bruxelles, Prieur de la Marne était secrétaire et orateur des « Amis philadelphes », et dans toutes les autres loges l'action des proscrits de la Restauration était prépondérante. Le roi songea tout de suite à les utiliser à son profit et à les détacher du Grand-Orient de France pour les unir en un seul corps national. En 1818, il parvint à faire reconnaître son second fils, le prince Frédéric, comme grand-maître de toutes les loges (page 284) du Royaume (Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 249. Cf. Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. 195, 402, 403). En même temps, une propagande entretenue dans l'armée par les plus hautes autorités militaires s'efforça de faire entrer les officiers dans la maçonnerie (R. Starklof, Das Leben des Herzogs Bernhard von Sachsen-Weimar-Eisenach, t. I, p. 238 (Gotha, 1865) ; H. von Gagern, Das Leben des Generals Friedrich von Gagern, t. I, p. 569 (Leipzig, 1856)). Ainsi le gouvernement aurait la haute main sur les centres les plus actifs de l'opinion libérale qu'il s'obstinait à confondre, au moins en Belgique, avec l'opinion monarchique. Evidemment, le roi travaillait à se constituer un parti. Il ne s'avisait pas qu'en s'alliant aux libéraux et aux francs-maçons il approfondissait le fossé qui le séparait des catholiques.
S'en fût-il avisé d'ailleurs, il ne s'en fût pas inquiété. Il savait bien que dans les provinces du Sud, ils étaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, que seuls, grâce au clergé, ils atteignaient et influençaient l'opinion du peuple, que, dans les régions flamandes surtout, leur situation était d'autant plus forte que la foi était plus vive ; mais qu'avait-il à en redouter ?
Il est certain qu'ils ne pouvaient songer et qu'ils ne songeaient pas à une révolte. Agir sur les Etats-Généraux leur était plus impossible encore, puisque le gouvernement disposait à sa guise des élections et qu'au surplus, assuré du vote des Hollandais et des libéraux belges, il ne craignait aucune opposition. Il suffirait donc au roi de parler haut et au besoin d'agir ferme pour rappeler à l'ordre et maintenir dans le devoir les « fanatiques » ou les mauvais citoyens qui boudaient l'Etat. De très bonne foi, il était convaincu qu'ils constituaient un péril pour le royaume et que son devoir était de les mater. Ne protestaient-ils pas contre la Loi fondamentale ? Ne les voyait-on pas applaudir publiquement aux mesures par lesquelles la « Chambre introuvable » cherchait en France à restaurer le règne de l'Eglise au profit de l'Ancien Régime? L'influence française, qui lui apparaissait si bienfaisante chez les libéraux, lui apparaissait chez les catholiques comme une (page 285) menace permanente pour la sécurité des Pays-Bas. Sa politique interne et sa politique extérieure lui commandaient également de combattre une faction si dangereuse. Son anticléricalisme, pur de toute arrière-pensée confessionnelle, se justifiait à ses yeux par raison d'Etat. Il n'était que de tenir la dragée haute aux « apostoliques ». La manière forte à leur égard était la seule bonne. Joseph II et Napoléon lui avaient montré la voie à suivre. L'essentiel pour réussir était de ne pas se brouiller avec les libéraux. Mais leur concours ne lui était-il pas garanti ? Comment eussent-ils hésité à collaborer avec lui contre des gens qui rejetaient leurs principes avec horreur, les abreuvaient d'outrages et osaient railler leurs doctrines « qu'on a nommées libérales comme les Grecs appelaient les furies euménides » ? (F. van der Haeghen, Bibliographie gantoise, t. V, p. 322.)
Si l'on jette un coup d'œil sur la situation politique telle qu'elle se dégage immédiatement après 1815, elle apparaît donc sous un aspect assez simple. Pour le roi, la tâche essentielle est de constituer l' « amalgame » des deux parties du royaume. Il le doit, de par le mandat qu'il a reçu de l'Europe, et il le veut, de par son intérêt de souverain. Pour accomplir cette œuvre difficile, il ne compte que sur son pouvoir personnel, appuyé par les Hollandais et par les libéraux de Belgique. Un obstacle se dresse devant lui : la résistance catholique qui se confond à ses yeux avec le péril français. Le bien de l'Etat exige qu'elle soit abattue. Sa cohésion politique, sa prospérité et sa sécurité sont à ce prix.
Le « jugement doctrinal » publié par les évêques après la promulgation de la Loi fondamentale avait suscité au sein du clergé une agitation factieuse puisqu'elle s'en prenait à la constitution même de l'Etat. Elle apparaissait d'autant plus intolérable que son instigateur, Mgr. de Broglie, ne cachait (page 286) pas ses sympathies pour la France de Louis XVIII. Dès le mois d'août 1815, le roi l'accusait « de ne se servir de son ministère que dans des vues politiques » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 791), et les apparences lui donnaient raison. En réalité, le palais épiscopal de Gand était un foyer d'influence française. A l'ancien vicaire général Duvivier avait succédé un Français, l'abbé Lesurre, qu'inspirait l'outrance réactionnaire du clergé de la Restauration. L'attachement des prêtres flamands à leur évêque, dans lequel ils vénéraient depuis son exil sous Napoléon un martyr de la foi, ne garantissait que trop bien leur obéissance à ses directions. Ils formaient bloc autour de lui, et le diocèse de Gand, uni dans une même volonté d'opposition au pouvoir civil, semblait, au milieu du royaume, une petite Eglise combative et rebelle.
On eût dit que son chef s'obstinait par orgueil à braver le roi. Ne tenant compte ni du Concordat ni des lois (une ordonnance du 10 mai 1816 avait déclaré que le Concordat, y compris les articles organiques, restait en vigueur en Belgique), il nommait des curés sans les faire agréer par le gouvernement, appelait de France des congréganistes, installait des jésuites français dans son château de Destelberghen, et, en obligeant le pouvoir à les expulser, le contraignait à prendre des allures persécutrices qui révoltaient l'opinion.
Le conflit s'aigrissant de jour en jour, avait fini par prendre les apparences d'une querelle personnelle entre le roi et le prélat. Les scrupules d'orthodoxie que Mgr. de Broglie avait invoqués en octobre 1816 pour refuser des prières publiques à l'occasion de la délivrance de la princesse d'Orange, une schismatique, sans y être formellement autorisé par le pape, avaient laissé dans l'âme de Guillaume une rancune inoubliable (Note de bas de page : Après la rupture de ses fiançailles avec la princesse Charlotte d'Angleterre, en 1815, le prince d'Orange, en 1816, avait épousé la grande-duchesse Anna Paulowna sœur du tsar. Sur l'incident provoqué par de Broglie, voy. Terlinden, op. cit., t. I, p. 207.)
Mais le plus grave était la campagne que le clergé, et à sa tête le clergé des Flandres, continuait de mener contre la Loi fondamentale. Son intransigeance semblait s'exaspérer par la (page 287) durée. Les curés interdisaient aux fidèles de prêter serment à la loi, leur faisant ainsi une obligation de conscience de renoncer aux fonctions publiques pour lesquelles ce serment était requis. On allait jusqu'à refuser l'absolution, non seulement à ceux qui l'avaient prêté, mais même aux notables qui avaient approuvé la Constitution. A cette obstination, le roi opposait une obstination semblable. Des ordonnances étendaient l'obligation du serment à tous les fonctionnaires publics. Il fallait prendre parti : ou pour l'Eglise contre la couronne, ou pour la couronne contre l'Eglise. L'excommunication civile répondait à l'excommunication religieuse.
Cependant le gouvernement se préoccupait de trouver une issue à la situation dans laquelle il s'enfermait faute de vouloir et de pouvoir céder. Le siège archiépiscopal de Malines était toujours vacant, et il fallait obtenir de Rome la nomination d'un prélat dont la modération pût être opposée à l'intolérance du prince de Broglie. Les négociations étaient difficiles. Par point d'honneur sans doute et pour bien affirmer en face même du Vatican son hostilité à l'ultramontanisme, Guillaume avait choisi comme représentant auprès du pape un ministre, M. de Reinhold, qui affichait des convictions anticléricales, si non même antireligieuses. Son salon était un rendez-vous de libres penseurs. On y rencontrait, entre autres, le jeune Louis de Potter dont le premier ouvrage, les Considérations sur l'histoire des principaux conciles (1816), attaquait avec âpreté l'Eglise catholique.
Evidemment le roi des Pays-Bas ne croyait pas nécessaire de donner à Rome des gages de bienveillance. Il prétendait traiter avec le pape d'égal à égal, sans rien promettre et surtout sans rien sacrifier des principes joséphistes suivant lesquels il avait résolu, à l'exemple des princes allemands, de régler sa politique ecclésiastique. Ce n'était un secret pour personne que le baron Goubau d'Hovorst, un des rares Belges qu'il avait fait entrer au ministère et auquel il avait confié la direction des cultes, était un adepte aussi convaincu des tendances fébroniennes que l'avaient été, à la veille de la Révolution brabançonne, les Cobenzl et les Trauttmansdorff.
(page 288) Guillaume n'ignorait pas cependant, qu'au commencement de 1816, une commission de cardinaux avait condamné la Loi fondamentale, approuvé la conduite des évêques et déclaré le Concordat non applicable à un Etat gouverné par un souverain protestant. Mais il savait aussi que ses alliés étaient trop intéressés à la bonne marche de son gouvernement pour ne pas intervenir en sa faveur. Grâce aux instances de Metternich, le pape finit par consentir à nommer au siège de Malines le candidat du roi, Mgr. de Méan.
Cet ancien prince-évêque de Liége, resté fidèle aux traditions monarchiques de la haute Eglise d'Allemagne, jouissait depuis longtemps déjà de la confiance de Guillaume. Il avait accepté en 1815 de siéger dans le comité chargé de remanier la Loi fondamentale. Il n'était donc pas possible qu'il s'insurgeât contre une Constitution dont il était en partie responsable. Et en effet, en qualité de membre de la première Chambre des Etats-Généraux, il avait prêté le serment qui avait torturé tant de pauvres gens sur leur lit de mort. Mais cette complaisance l'avait compromis aux yeux du pape. Il lui était dur de placer à la tête des évêques belges un homme qui les avait ouvertement désavoués. Pour obtenir ses bulles, Méan dut se résigner à déclarer qu'il n'avait prêté serment que dans un sens purement civil et qui n'impliquait nulle adhésion dogmatique à la tolérance religieuse (18 mai 1817). Il ajoutait d'ailleurs quelque temps après, que Sa Sainteté n'avait pas condamné le serment, et que les explications qu'elle lui avait demandées n'avaient eu pour but que de calmer les esprits et les consciences (Terlinden, op. cit,, t. I, p. 192, 247). Rome le blâma sans lui tenir rigueur de cette incartade. Au fond, elle-même souhaitait la fin d'un conflit qui l'embarrassait fort puisqu'elle n'osait se brouiller avec Guillaume. Le 28 juillet, Méan était préconisé comme archevêque. Dès lors la résistance de l'Eglise belge devenait impossible. Comment eût-elle pu continuer à interdire aux fidèles un serment que son chef avait prêté ? Le pape lui-même, en acceptant Méan, abandonnait de Broglie. Le gouvernement (page 289) triomphait et il n'eut pas la magnanimité d'épargner son adversaire.
Dès le 24 février 1817, l'évêque de Gand avait été cité sur l'ordre du ministre de la justice van Maanen, devant la cour d'assises de Bruxelles, comme coupable de manœuvres contre la sûreté de l'Etat. Décrété de prise de corps après avoir récusé la compétence de la juridiction laïque, il s'était prudemment réfugié en France, d'où il chercha, vainement d'ailleurs, à intéresser à sa cause les empereurs d'Autriche et de Russie ainsi que Louis XVIII. Le 8 novembre, il était par contumace condamné à la déportation. Le gouvernement rejeta, sans convaincre personne, sur le zèle indiscret d'un fonctionnaire, l'indignation provoquée par l'affichage de cette sentence, en plein marché de Gand, entre les piloris auxquels étaient attachés deux voleurs de profession.
Désormais, plein de confiance dans ses forces, il reprend exactement vis-à-vis du clergé, les allures cassantes et brutales de l'administration napoléonienne. Considérant l'évêque de Gand comme « mort civilement », il prétend imposer au chapitre l'élection de vicaires capitulaires, et, sur son refus, expulse du royaume le vicaire général Lesurre, fait jeter ses collègues en prison, met l'embargo sur les traitements des chanoines, soumet les séminaristes au service militaire et suspend les curés nommés par de Broglie sans l'agrément du roi. En 1818, il intime à tous les ordres religieux voués à la vie contemplative la défense d'admettre des novices. Et le pape, redoutant une rupture qui livrerait les catholiques de Belgique au bon plaisir d'un roi calviniste, s'abstient de protester. Il négocie au lieu d'agir, et sa longanimité tolérant des mesures qu'il réprouve, décourage et déconcerte la résistance. La mort du prince de Broglie, le 20 juillet 1821, fut l'occasion d'un apaisement souhaité par tout le monde. Cette fois, l'évêché de Gand était bien réellement vacant. Le roi n'avait plus à craindre, en montrant moins de raideur, de paraître capituler devant l'adversaire qui lui avait tenu tête durant si longtemps. Il autorisa la prestation du serment des fonctionnaires suivant la formule employée par Méan. Mais sa victoire le confirma (page 290) dans l'idée que la manière forte qui lui avait si bien réussi, était la vraie manière d'en agir avec l'opposition.
Il se flattait d'ailleurs de l'avoir appliquée à la presse avec autant de succès qu'à l'Eglise. Tous les journaux qui s'étaient permis de critiquer sa conduite ou même seulement de la discuter, avaient été impitoyablement poursuivis. En fait, la presse était soumise à l'arbitraire. Car si l'arrêté draconien qui l'avait régie depuis 1815 avait été, le 6 mars 1818, remplacé par une loi, celle-ci n'en continuait pas moins à taxer de délit toute tentative malveillante d’exciter l'opinion. Et les accusés se trouvaient dans une situation d'autant plus redoutable que le jury étant aboli, ils ne relevaient que de tribunaux enclins à témoigner au pouvoir une complaisance que l'absence de l'inamovibilité explique aisément. Aussi de 1816 à 1821, une véritable persécution s'était-elle abattue sur la presse et plus spécialement sur la presse catholique. Des procès retentissants aboutissaient à des condamnations exemplaires. En 1817, l'abbé de Foere, appréhendé au seuil de son église, subissait deux années d'emprisonnement pour avoir attaqué, dans le Spectateur Belge, les « absurdes prétentions antireligieuses du gouvernement » (De Gerlache, op. cit., t. I, p. 332.). En 1820, un ouvrage de F. van der Straeten sur l'organisation défectueuse du royaume attirait à son auteur une amende de 3000 florins, et ses avocats, coupables d'avoir défendu leur client avec trop d'énergie, étaient arrêtés et suspendus (P. Bergmans, Un patriote belge d'avant 1830. Ferdinand van der Straeten. Bulletin de la Société Historique de Gand, 1923.). D'autres poursuites furent intentées au Journal de la province d'Anvers, au Journal de Gand, au Flambeau, au Vrai Libéral, etc.
L'abolition du régime de 1815 n'avait donc eu pour conséquence que de soumettre la presse à la surveillance des tribunaux. Il était loisible à chacun de publier un journal à condition de n'y rien dire qui pût offusquer les autorités. Rien d'étonnant si, sous un tel régime, les organes de l'opinion catholique cessèrent de paraître ou se confinèrent dans une peureuse insignifiance. Seuls les journaux libéraux conservèrent le droit de (page 291) critiquer leurs adversaires, aussi longtemps du moins que ces adversaires se confondirent avec ceux du gouvernement. Plus attentifs à leurs intérêts qu'à leurs principes, ils s'abstinrent de revendiquer pour autrui l'indépendance dont ils ne jouissaient qu'à charge de n'en pas abuser. En les laissant attaquer les catholiques et le gouvernement français, l'administration leur donna l'illusion qu'ils étaient libres (Note de bas de page : En 1825, l'attaché prussien von Galen observe qu'il existe dans les Pays- Bas « une liberté et même une licence absolue de la presse pour tout ce qui a rapport aux pays étrangers, mais nulle part dans tous les Etats constitutionnels les journaux et feuilles périodiques n'osent si peu se prononcer contre les mesures de leur gouvernement. Dans tout autre pays l'esprit du libéralisme pourrait être choqué par cette contrainte, mais ici on lui a ouvert un immense champ de bataille dans un pays voisin (la France), trop étroitement lié avec la Belgique pour que celle-ci ne prenne pas un vif intérêt à tout ce qui s'y passe, et en ayant pleine liberté de discuter les querelles des autres, on a moins remarqué que le gouvernement savait faire taire et punir ceux qui avaient osé élever leurs voix contre ses mesures administratives ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 213.)
Si les procès de presse soulevèrent çà et là quelque agitation, si, par exemple, l'amende encourue par van der Straeten fut payée par souscription publique, les sévérités prodiguées à la presse n'émurent pas profondément l'opinion. On s'y accoutuma comme à une conséquence du régime. La politique dans l'enfance n'éprouvait pas encore le besoin impérieux d'élever la voix.
Ce n'était point par vaine satisfaction d'absolutisme que le roi s'attachait à écraser les résistances et à étouffer les protestations. Il voulait sincèrement le bien du royaume et il était non moins sincèrement persuadé que lui seul était à même de l'accomplir. Il ne concevait le gouvernement que sous la forme d'une administration soumise, sans obstacles et sans interventions intempestives, à sa volonté, organe et instrument de la prospérité générale. Ses idées, il importe de le redire encore, restaient au fond celles du despotisme éclairé du XVIIIe siècle. Anti-révolutionnaire en ce sens qu'il repoussait comme une absurdité malfaisante le dogme de la souveraineté du peuple, il admirait en revanche, parce qu'il y voyait le dernier perfectionnement de l'Etat, cette centralisation politique et ce fonctionnarisme d'esprit moderne que l'Empire avait recueilli de la (page 292) République et qu'il avait porté à sa perfection. Joseph II s'alliait ainsi en lui à Napoléon. Son idéal eût été sans doute d'appliquer, dans l'esprit du premier, le système gouvernemental du second.
Mais en conservant tout ce qu'il est possible de conserver de l'administration impériale, il en dirige, si l'on peut ainsi parler, le fonctionnement contre la France. Car son devoir comme son intérêt lui imposent une politique anti-française. Il y est obligé tant comme gardien de la barrière de l'Europe, que comme souverain d'un Etat dont la solidité croîtra dans la mesure où il s'imprégnera d'une individualité politique distincte unissant en un tout homogène les deux parties disparates dont il se compose. Pour que le royaume des Pays-Bas soit viable, il importe avant tout que la Belgique, rompant les liens qui depuis vingt ans l'ont attachée à la France, s'unisse étroitement à la Hollande dans la communauté des mêmes institutions, des mêmes intérêts, du même attachement à la dynastie, de la même conscience nationale. Et c'est à cette tâche que le roi se consacre avec un zèle sincère et impatient. (Note de bas de page : En 1829, l'ambassadeur autrichien Mier dit que « la politique du gouvernement était principalement dirigée à détacher les Belges de leurs anciennes liaisons avec la France, de les isoler de leurs anciens maîtres, de mettre leurs idées, leurs coutumes, leur langue, leurs croyances même en opposition avec ceux de leurs voisins. C'est à cette politique bonne pour le fond mais appliquée maladroitement, qu'il faut attribuer des mesures malheureuses ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 309.)
On dirait qu'il a hâte de prouver à l'Europe qu'il mérite sa confiance. Dans tous les domaines il suscite et surveille l'activité de ses agents. Les ingénieurs militaires poussent la construction des forteresses avec une énergie qui ravit le duc de Wellington. En 1820 cette grande œuvre est achevée. En face des places françaises fortifiées par Vauban, s'élèvent maintenant, pourvue de tous les perfectionnements modernes, une ligne de défense si serrée et si redoutable qu'elle paraît justifier l'orgueilleuse inscription gravée aux portes de ses citadelles : « Nemo me impune lacesset ».
Et en même temps qu'il s'arme, le jeune royaume s'organise (page 293) et s'affirme. Son administration dépouille les formes françaises que la conquête lui a imposées pour se rattacher en apparence au passé national. Les préfets, déjà mués en intendants dès 1814, reprennent le titre traditionnel de gouverneurs. Les « provinces » se substituent aux départements, et leurs vieux noms historiques remplacent ceux dont la République les avait baptisées en les absorbant. A la place des départements de Jemappes, de l'Ourthe, des Forêts, de la Dyle, des Deux-Nèthes, de Sambre-et-Meuse, de l'Escaut, de la Lys, de la Basse-Meuse, apparaissent maintenant, pour subsister jusqu'à nos jours, les provinces de Hainaut, de Liége, de Luxembourg, de Brabant, d'Anvers, de Namur, de Flandre Orientale, de Flandre Occidentale et de Limbourg. En réalité, il n'y a là qu'une transformation de pure forme. Car sous leurs noms antiques, les provinces ne sont que des départements, comme les gouverneurs, des préfets. Mais les mots, en politique, ont la valeur d'un programme et les transformations du langage indiquent une transformation de l'esprit. En reprenant pour l'opposer au vocabulaire de la République et de l'Empire, le vocabulaire historique et national, le gouvernement, tout en conservant l'administration française, indique nettement sa volonté d'élever entre les Pays-Bas et la France, en même temps qu'une barrière militaire, une barrière morale.
La même tendance s'atteste dans d'autres réformes. Le système métrique des poids et mesures reste en vigueur, mais le mètre, désormais, s'appellera aune (elle), le décimètre, palme (palm), le centimètre, pouce (duim), et le millimètre, ligne (streep). De même, si l'organisation judiciaire de l'Empire continue de fonctionner à peu près sans changements, il importe de nationaliser les codes imposés par la conquête, et une commission de juristes hollandais est chargée de leur révision. Quant à la monnaie, le florin, rendu décimal à l'exemple du franc, devient, en se substituant à lui, le symbole et l'instrument de l'indépendance économique du royaume (28 septembre 1816). Les tarifs douaniers édictés en 1816 et en 1819 affirment davantage encore cette autonomie. Leur protectionnisme n'a pas seulement pour but de répondre au (page 294) protectionnisme français, mais encore de rallier à l'Etat les industriels de Belgique.
L'instruction publique, que la Loi fondamentale abandonne à la direction exclusive du roi, est l'objet principal de la sollicitude du gouvernement. Les soins dont il l'entoure attestent l'importance qu'il lui reconnaît. Comme les princes éclairés du XVIIIe siècle, Guillaume y voit le moyen le plus efficace de gagner la nation à l'esprit moderne, de lui permettre d'apprécier les réformes bienfaisantes du souverain et de développer, au profit du bien général, ses énergies engourdies et paralysées par l'ignorance. Mais pour qu'elle y réussisse, il faut, qu'arrachée à l'Eglise, elle se développe et s'organise sous le contrôle et la protection de l'Etat.
En cela, Guillaume ne fait que continuer ou plutôt ne fait que reprendre l'ouvre tentée dès la fin du XVIIIème siècle par Marie-Thérèse et Joseph II, et que la République française puis l'Empire s'étaient efforcés de réaliser sans y réussir. C'est en vain que la Révolution avait revendiqué le monopole de l'instruction et prétendu former par elle le sentiment civique. Ses tentatives, contrariées par les troubles civils et par la guerre, se trouvèrent bientôt déformées et remaniées par l'Université impériale, pour laquelle le but suprême de l'enseignement avait été de façonner l'esprit de la bourgeoisie au service du gouvernement. Seul l'enseignement secondaire l'avait intéressée. Sa sollicitude s'était portée avant tout sur les lycées et les collèges. Lors de l'effondrement de l'Empire en 1814, les maigres facultés établies à Bruxelles disparurent. Quant aux écoles populaires, elles présentaient le spectacle le plus lamentable. La tâche s'imposait d'accomplir ce que l'Etat français n'avait pas réalisé en Belgique. Et heureusement, pour substituer son action à la sienne, le roi n'avait qu'à s'inspirer de l'exemple de la Hollande.
Par opposition à la Belgique où, depuis le XVIIème siècle, l'enseignement populaire ne comprenait guère que le catéchisme, en Hollande, comme dans tous les pays protestants, la religion, en imposant à tous la lecture de la Bible, avait fait de l'école l'indispensable auxiliaire du temple. Le (page 295) calvinisme avait appris à lire à la nation et l'avait tout entière, en la pénétrant de son esprit, passionnée pour les controverses qu'il suscitait incessamment entre les « ministres ». Il y avait répandu, du savant à l'instituteur, une ardeur querelleuse et sectaire qui entretenait, dans toutes les classes sociales, l'activité intellectuelle. Des universités, le mouvement se répercutait sur les gymnases et jusqu'aux plus humbles écoles de village. Il stimulait la production de la presse et, naturellement, le goût de la lecture, contracté sous l'influence des luttes confessionnelles, s'était étendu peu à peu à tous les domaines. Tous les voyageurs qui parcourent les Provinces-Unies au XVIIème et au XVIIIème siècle y sont frappés par la généralité de l'instruction. En 1805, le préfet de l'Escaut, Faipoult, constatait que par contraste avec les paysans flamands presque tous illettrés, leurs voisins de Zélande sont si instruits que chacun d'eux possède une petite bibliothèque et « consacre plus ou moins de son temps à la lecture » (Mémoire sur le département de l'Escaut, p. 154.)
Le souci de l'enseignement n'avait disparu en Hollande ni sous la République batave, ni sous le gouvernement éphémère de Louis-Napoléon. L'Etat était intervenu aussitôt dans ce domaine, abandonné jusqu'alors à l'initiative des autorités ecclésiastiques et des autorités municipales. La loi sur l'instruction, promulguée en 1806, passait pour un modèle. L'organisation qu'elle avait créée était si remarquable qu'après l'annexion du pays à l’Empire, l'Université napoléonienne, par mesure exceptionnelle, l'avait laissé subsister dans ses traits principaux. Dès 1814, elle était rentrée en vigueur, et la Loi fondamentale avait eu soin de la confier, pour en mieux garantir l'existence, au pouvoir personnel du roi. L'idée d'en étendre le bienfait à la Belgique s'imposait donc d'autant plus irrésistible à son gouvernement, qu'en la transportant aux provinces du Sud, il obtenait le double avantage d'y soumettre l'enseignement à son autorité, et de le faire servir en même temps à l'amalgame intime des deux parties du royaume.
(page 296) Rien n'est plus caractéristique des tendances de Guillaume à cet égard que la promulgation, le 27 septembre 1815, moins d'une semaine après son inauguration à Bruxelles, d'un arrêté décidant l'érection en Belgique d'une ou de plusieurs universités. Un comité formé de savants et de professeurs belges fut chargé d'étudier la question. Le rapport très intéressant qu'il soumit au roi (18 février 1816) se caractérise par un alliage singulier de propositions inspirées les unes par la tradition nationale, les autres, par le progrès des idées modernes. Il conclut en faveur d'une seule université qui aurait repris la place de celle de Louvain abolie en 1797, et dont tous les professeurs seraient catholiques. L'enseignement de la théologie ne relevant que des évêques, serait abandonné par les universités aux séminaires. En revanche, et en ceci le comité apparaît singulièrement novateur, une faculté des sciences politiques serait instituée (Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 195.)
Ces suggestions furent repoussées par le gouvernement. Il ne pouvait, sans violer la Loi fondamentale, réserver aux seuls catholiques les chaires universitaires. D'autre part, par besoin d'uniformité, il décida que de même qu'il y avait trois universités dans le Nord, à Leyde, à Utrecht et à Groningue, il y en aurait trois dans le Sud qui furent placées à Gand, à Louvain et à Liége. La seule concession faite aux Belges fut de remettre à plus tard la création de facultés de théologie. On ne constitua pour le moment que celles de philosophie et lettres, de droit, des sciences et de médecine, s'en tenant exclusivement à l'organisation et aux programmes hollandais. Comme les universités hollandaises aussi, les universités belges furent dans toute la force du terme des universités d'Etat. L'Etat seul, après avoir pris l'avis du collège des curateurs, nommait les professeurs, et seul aussi il subvenait aux traitements et aux dépenses provoquées par l'outillage scientifique. L'érection et l'entretien des bâtiments universitaires incombait toutefois aux communes. Peut-être eût-il été préférable de ne créer, suivant la proposition du comité, qu'une seule université. (page 297) Elle eût suffi aux besoins de la population et, en concentrant sur elle tous les subsides que l'Etat dut répartir en trois, elle eût offert les conditions les plus favorables au développement scientifique. Telle qu'elle fut cependant, l'œuvre de Guillaume ne laissa pas d'être hautement bienfaisante. C'est à juste titre qu'aujourd'hui encore les armoiries hollandaises ornent les salles académiques de Gand et de Liége. L'ouverture des universités, qui eut lieu au mois d'octobre 1817, demeure une date mémorable de l'histoire intellectuelle de la Belgique, dont l'enseignement supérieur a conservé depuis lors les traits essentiels de leur organisation.
L'enseignement moyen ou secondaire, s'il n'était pas à créer de toutes pièces, fut largement répandu. A la place des deux lycées de Bruxelles et de Liége, le gouvernement créa dans toutes les grandes villes du pays des athénées réglementés et subventionnés par lui. Les collèges libres subsistèrent, mais l'Etat les soumit à son inspection, prélude d'une emprise plus complète qui, par prudence, fut différée.
Quant à l'enseignement populaire qui croupissait dans « l'abjection », il attira principalement la sollicitude du roi ( Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 35, 224, 226. Sur la situation de cet enseignement au moment de la fondation du royaume, voyez. Keverberg, Du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 166 (La Haye, 1834)). Le principe de la liberté n'y subit tout d'abord aucune atteinte. Mais tout fut mis en œuvre pour multiplier le nombre des écoles, pour perfectionner leurs méthodes et pour garantir la compétence des instituteurs. Des circulaires enjoignirent aux gouverneurs de surveiller et de stimuler l'instruction populaire, de la conformer autant que possible aux prescriptions de la loi hollandaise, d'imposer aux communes l'entretien d'une école. Déjà les Etats de la Flandre Orientale adoptaient, le 23 juillet 1817, un règlement scolaire excellent. Et le 3 juin de la même année, un arrêté du gouvernement instituait dans plusieurs villes, sous le nom d'écoles royales, des écoles modèles. A Harlem, s'ouvrit une école normale pour la formation des instituteurs.
Le désir du gouvernement de ranimer en Belgique la vie (page 298) intellectuelle se manifeste encore par la reconstitution, le 18 novembre 1816, de l' « Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles », créée en 1772, et que la conquête française avait balayée pêle-mêle avec les anciennes corporations. A côté des rares survivants de la Compagnie et des quelques érudits belges qui leur furent adjoints, le roi prit soin d'y faire entrer bon nombre de savants hollandais. Cette innovation ne modifia pourtant qu'en apparence le caractère de l'institution. La fondation par Louis-Napoléon, en 1808, de l'« Institut royal d'Amsterdam » avait doté le nord du royaume d'une Académie distincte qui continua d'y rester le centre de l'activité scientifique. L'Académie de Bruxelles, aux séances de laquelle ne participèrent que de loin en loin les membres néerlandais, n'éprouva donc que très faiblement leur influence. Elle demeura essentiellement une Académie belge. Comme au XVIIIème siècle, elle ne fit usage que de la langue française et la seule action qu'elle subit fut celle de la France. Autant que la France, elle ignora les méthodes qui en Allemagne renouvelaient la critique historique et philologique, tandis qu'elle témoignait plus d'activité dans le domaine des sciences exactes, au progrès desquelles la Révolution avait si puissamment collaboré. En somme, elle ne contribua nullement, comme le roi l'avait espéré, au rapprochement intellectuel des deux parties du royaume. Elle ne s'orienta point vers Amsterdam mais vers Paris, dont son activité apparaît comme un reflet d'ailleurs assez faible.
Si le gouvernement ne fit rien pour combattre le prestige séculaire dont la langue française jouissait en Belgique, il se préoccupa en revanche, dès 1819, de lui enlever dans les provinces flamandes la situation de langue officielle qu'elle y occupait depuis la conquête française. Le 11 septembre de cette année, un arrêté royal décidait qu'à partir de 1823, la langue nationale (landstaal) serait seule employée par l'administration et pour les plaidoiries dans les deux Flandres ainsi que dans les provinces d'Anvers, de Limbourg et de Brabant à l'exception de l'arrondissement de Nivelles. En attendant la mise en vigueur de la loi, il était permis aux autorités de s'y conformer à l'avance. Cette faculté leur était même (page 299) recommandée et l'obligation était imposée aux notaires de dresser leurs actes, dès maintenant, si les parties le demandaient, dans l'idiome du pays. Ainsi, l'unité politique du royaume serait cimentée et définitivement établie par la communauté du langage. Car l'intention du roi apparaissait clairement d'étendre aux provinces wallonnes la loi qui ne s'appliquait encore qu'à la partie flamande du pays. Il la dévoilait en déclarant qu'il serait statué « plus tard » à leur égard. Evidemment, elles devaient passer à leur tour sous le régime commun. Guillaume croyait d'ailleurs ou feignait de croire que le français ne s'y était introduit que sous l'action de l'étranger et qu'en le faisant disparaître il restaurerait, au profit de sa politique, la tradition nationale.
Imposées par la nécessité d'« amalgamer » intimement le royaume, ces mesures linguistiques ne pouvaient manquer de soulever au sein de la bourgeoisie, francisée par vingt années d'occupation, un mécontentement très vif. On ne voit pas qu'on ait nulle part protesté contre le principe dont s'inspirait l'arrêté de 1819. Mais la hâte qui s'y manifestait de réaliser, en l'espace de trois ans, une réforme qui devait bouleverser si complètement les habitudes des fonctionnaires et du barreau paraissait intolérable. Que fallait-il entendre au surplus par langue nationale ? Incontestablement, il était question du néerlandais parlé dans les provinces du Nord. Mais pour les parties flamandes de la Belgique, restées fidèles à leurs dialectes, ce néerlandais littéraire, organe d'une nation hérétique dont l'Eglise s'était victorieusement appliquée depuis trois cents ans à leur éviter le contact, apparaissait comme une langue étrangère (Même le libéral Reyphins était de cet avis. De Gerlache, op. cit., t. I, p. 400.)
La défiance du clergé pour toutes les initiatives gouvernementales devait nécessairement le porter à croire que la hollandisation linguistique n'était que le prélude de la hollandisation confessionnelle. Ainsi, les susceptibilités religieuses venaient renforcer les appréhensions des gens en place et des avocats. (page 300) Tout le monde se sentait heurté par une innovation dont la conséquence première serait d'ailleurs, incontestablement, de subordonner plus complètement encore qu'elle ne l'était déjà la Belgique à la Hollande. Les barreaux se signalaient par l'ardeur de leurs protestations. En 1822, celui de Gand pétitionnait pour le retrait de la loi, et une pétition en sens contraire ne récoltait aucune signature (Gedenstukken 1815-1825, t. II, p. 593,595). Le gouverneur du Limbourg écrivait en 1821 au ministre de la justice, que les membres des Etats Provinciaux étaient incapables de se servir de la « langue nationale » (Ibid., p. 518, 519). Les étrangers ne comprenaient pas l'obstination avec laquelle le gouvernement imposait une mesure irritante au lieu de laisser faire la liberté (Note de bas de page : D'après l'Anglais Bagot « The attempt to force the dutch language upon the southern provinces appears to be so absurd, and is, in fact, so impossible, that it is scarcely to be supposed that the King should not be eventually compelled to abandon such a hopeless project ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 51.). Vainement, les conseillers les plus avisés du roi s'attachaient à lui remontrer le péril d'une transformation trop rapide ( Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 422 et suiv., 520 et suiv. Cf. Keverberg, op. cit., t. I, p. 302). Sa confiance en lui-même le rendait sourd à leurs avis. La crainte même d'indisposer les libéraux, qui se recrutaient parmi la classe la plus francisée de la Belgique, ne le retenait pas. (Note de bas de page : (En 1829, de la Coste écrit au roi que, même dans les provinces flamandes, « Degenen die zich aan U. M. 's regeering meest verknocht toonen, meer gemeenzaam zijn met de fransche dan met de vlaamsche taal », Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753.) Il se disait sans doute que ses réformes en matière d'enseignement compenseraient à leur yeux ses réformes linguistiques et qu'ils s'abstiendraient de soutenir contre lui l'opposition cléricale.
Les catholiques, c'est-à-dire la très grande majorité des Belges, ne protestaient pas seulement contre la conduite du gouvernement. Derrière le roi, ils visaient la Hollande. Les esprits étaient montés au point qu'à en croire les ambassadeurs étrangers, la constitution du royaume ne pouvait subsister telle quelle sans provoquer une catastrophe. Il était indispensable d'y substituer une séparation administrative qui, tout en (page 301) conservant l'unité du souverain, eût rendu leur autonomie à deux peuples incapables de se comprendre. Les fonctionnaires hollandais s'étonnaient et s'irritaient d'une hostilité dans laquelle ils voyaient un outrage pour leur nation. La liberté de langage des Belges les indignait : « Chaque aubergiste, chaque manouvrier, dit l'un d'eux, se prend ici pour un politique et se croit plus à même de gouverner que le Hollandais le plus intelligent » (Voyez plus haut, p. 272 n.). Les sentiments de la haute société se manifestaient à Bruxelles, en présence même de la cour, sous une forme insultante. On affectait de ne pas se lever quand la reine entrait au théâtre. On chutait les personnes qui se permettaient d'applaudir ( Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p 542). La sympathie que l'on témoignait au prince d'Orange était une manière de manifester contre le roi, dont personne n'ignorait la mésintelligence avec son fils (Ibidem, t. I, p. 243). Entre le clergé et l'administration, une mauvaise volonté réciproque provoquait des froissements continuels. Les curés refusaient de chanter la messe pour la rentrée des athénées ; les magistrats s'abstenaient d'assister aux processions. Et ces coups d'épingle, incessamment renouvelés, entretenaient un malaise et une irritation qu'il aurait fallu peu de chose pour transformer en haine nationale.
Ainsi, vers 1821, après six ans d'exercice, le gouvernement de Guillaume restait aussi impopulaire qu'à ses débuts et pourtant personne ne niait qu'il ne fût bienfaisant. La crise industrielle au milieu de laquelle il s'était constitué avait pris fin et une nouvelle période de prospérité s'ouvrait pour le pays. Le tarif protectionniste de 1816 avait sorti rapidement ses effets, tandis que les colonies hollandaises ouvraient de nouveaux débouchés aux manufactures. L'ouverture de l'Escaut, proclamée dès 1792, mais que les circonstances politiques (page 302) avaient rendue illusoire sous la domination française, devenait enfin une réalité. Anvers reprenait une activité qu'il n'avait plus connue depuis la fin du XVIème siècle. L'admirable situation de la ville lui restituait le rang d'où la politique impitoyable des Provinces-Unies l'avait fait déchoir en 1648. Dès avant 1826, les principales maisons d'Amsterdam y établissaient des succursales, et l'on pouvait prévoir qu'elle deviendrait un jour le premier port du royaume. Dans toutes les provinces la reprise du travail ramenait le bien-être. De nouvelles usines s'ouvraient ; la population urbaine augmentait grâce à l'afflux des ouvriers de la campagne. Le luxe du costume attestait visiblement le confort renaissant de la bourgeoisie. En 1820, plus de six cents fabricants participaient à une exposition des produits de l'industrie nationale ouverte dans la ville de Gand.
On savait que le roi s'intéressait de tout cœur à ce renouveau et que son initiative personnelle y avait largement contribué. Il s'imposait à lui-même et imposait à sa cour l'usage des produits indigènes. Sa cassette intervenait libéralement en faveur des industriels. Son cabinet était encombré de rapports qu'il étudiait avec une conscience inlassable et la compétence d'un économiste. Quoi qu'en aient pensé tantôt les Hollandais et tantôt les Belges, sa préoccupation s'avérait de favoriser également les deux parties du royaume, ou pour mieux dire de les unir, à leur égal avantage, en une activité commune (Voyez le rapport de Kaisersfeld sur les progrès réalisés en 1826. Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 264 et suivantes).
La divergence de leurs intérêts et la situation financière de l'Etat lui imposaient des problèmes singulièrement épineux. Il fallait tout d'abord répartir proportionnellement la dette de la Hollande sur tout l'ensemble du royaume et y faire contribuer les provinces belges. Une augmentation considérable des impôts devait fatalement en résulter. Ils furent en réalité plus lourds qu'ils ne l'avaient été sous le régime français et ils dépassèrent, semble-t-il, ceux de tous les autres pays du continent (Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 267, 290.). Combattus âprement par la majorité des députés belges aux Etats-Généraux, ils ne justifièrent point cependant (page 303) les appréhensions qu'ils avaient soulevées. La contribution personnelle, imposée par la loi du 28 juin 1822, est restée en vigueur après la révolution de 1830. Les impôts sur la mouture (gemaal) et sur l'abattage (geslacht), établis la même année, provoquèrent des clameurs plus violentes encore. Il faut reconnaître qu'ils furent dès le début et restèrent jusqu'au bout une charge très pesante pour les classes inférieures de la population des provinces méridionales et qu'ils fournirent à leurs députés une occasion excellente de rendre leur opposition populaire. Quoi qu'il en soit, la politique de Guillaume aboutit au but qu'il s'était proposé. Le déficit budgétaire des premières années avait disparu en 1826.
Le régime douanier provoqua des discussions aussi passionnées et des critiques aussi acerbes que celui des impôts. Quand, en 1821, le roi adoucit le tarif de 1816 et substitua à son protectionnisme un système plus libéral, les Belges l'accusèrent de trahir les intérêts de leur industrie en faveur du commerce hollandais. De leurs 53 députés présents à la seconde Chambre, 51 votèrent contre la loi « fratricide » qui devait, à les entendre, ruiner les manufactures. Son adoption coïncida au contraire avec une recrudescence de leur activité. D'excellentes mesures montrèrent que le gouvernement, au lieu de les abandonner, les entourait d'une sollicitude dont l'octroi de subsides et de crédits aux entreprises industrielles et la fondation de la Société Générale, sont les marques les plus significatives. L'agriculture se ressentit également de l'initiative gouvernementale. Le commerce des grains fut organisé de manière à avantager autant que possible les producteurs belges, sans exclure pourtant l'importation étrangère indispensable au trafic des ports hollandais. Enfin, des travaux publics conçus suivant un plan d'ensemble galvanisèrent, à mesure de leur réalisation, un mouvement économique qui, jusqu'à la séparation des deux parties du royaume, s’amplifia d'année en année.
Le syndicat d'amortissement, créé en 1822, et qui devait plus tard fournir à l'opposition tant de griefs contre le roi, se fit accepter tout d'abord par la facilité qu'il offrait aux (page 304) industriels de l'intéresser à leurs affaires. Cette singulière institution, soustraite à tout contrôle et ne dépendant que du roi, lui abandonnait en matière économique une influence extraordinaire. Le syndicat possédait l'administration des domaines, celle des capitaux avancés par l'Etat pour l'encouragement des fabriques, de la pêche et de l'agriculture et celle de la caisse de consignation. Propriétaire d'immeubles, de canaux, de mines, il se lançait dans des spéculations couvertes d'un « voile légal » sous lequel se confondaient, dans une obscurité mystérieuse, l'intérêt privé du souverain avec celui de l'Etat.
Il faut ajouter encore que la politique extérieure de Guillaume, tout en continuant à entretenir son prestige auprès des libéraux, contribua très habilement à fortifier la situation économique du royaume. S'il reconnut sans hésiter, au grand scandale de la Sainte Alliance, la révolution d'Espagne et celle des colonies de l'Amérique du Sud, c'est que les débouchés commerciaux que cet opportunisme assura à son royaume, lui parurent bien valoir une stérile satisfaction d'amour-propre monarchique (Gedenkstukken 1825-1830, t. 1,).
Des résultats aussi tangibles et aussi avantageux ne pouvaient manquer d'agir sur l'opinion publique. Guillaume put s'en apercevoir à l'accueil qu'il reçut en 1823 durant un voyage d'inspection dans les provinces méridionales. En 1824, le ministre autrichien constate que la situation s'est singulièrement améliorée en Belgique, où l'on commence à reconnaître que le roi ne sacrifie pas la nation à la Hollande. D'après le Prussien Galen, en 1826, l'état du royaume est hautement satisfaisant et une « véritable solidarité » commence à s'établir entre ses deux parties (Sur cette amélioration de l'opinion, voyez Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 325, 575, 673, 691. Ibid., 1825-1830, t. I, p. 207, 258, 261, 264, 349).
La bourgeoisie catholique se ressent trop favorablement de la reprise des affaires pour ne pas mettre une sourdine à son opposition. A partir de la mort du prince de Broglie, elle cesse de combattre la Loi fondamentale. Sans doute, la politique libérale du roi continue à (page 305) la scandaliser. Mais du moins accepte-t-elle désormais la constitution de l'Etat, et son mécontentement se confine-t-il dans les bornes de la légalité. On ne voit pas qu'elle se soit associée aux protestations des évêques contre l'institution des universités ni qu'elle ait fait campagne contre la réforme de l'enseignement. En somme, elle n'attache pas grande importance aux mesures encore bien timides prises par l'Etat dans le domaine de l'instruction. Elles suscitèrent même de la part des catholiques une concurrence qui eut pour résultat de multiplier les écoles libres à côté des écoles officielles. Pour la première fois depuis la fin du XVIème siècle, on vit l'Eglise s'intéresser à la culture du peuple, parce qu'elle dut la disputer au pouvoir civil. Quant à l'enseignement de la bourgeoisie, la fondation des athénées, exclusivement fréquentés par les enfants des familles libérales, ne porta pas d'atteinte bien sensible à la prospérité des collèges religieux qui restaient soumis à la direction du clergé et empreints de son esprit.
Mais cet esprit commence à inquiéter le gouvernement parce que, de plus en plus, il s'oriente vers la France. Le renouveau du catholicisme qui se manifeste dans ce pays à partir du ministère de Villèle (1821) et que, depuis l'avènement de Charles X (29 mai 1825), le pouvoir favorise de toutes ses forces, a exercé immédiatement sa répercussion sur la Belgique. Tandis que les libéraux se déchaînent contre lui, le clergé en suit les péripéties avec une attention passionnée. Quel contraste entre la défiance et la froideur que le roi des Pays-Bas lui témoigne et la protection dont l'entoure le roi de France ! D'un œil d'envie, il voit au sud de la frontière les congrégations se rétablir, les jésuites rouvrir leurs collèges, l'enseignement confessionnel se répandre et se développer, et l'Etat, au lieu de s'opposer à l'Eglise, l'aider dans sa mission et se conformer à ses principes.
Cette France d'où si longtemps se sont propagés l'impiété et le scepticisme, est redevenue la grande nation catholique et le champion de la vraie foi. Comment se soustraire à son exemple et ne pas chercher à l'imiter ? On sait d'ailleurs que Charles X s'intéresse à la triste situation des catholiques (page 306) belges et que s'il le pouvait, il interviendrait en leur faveur (Terlinden, op. cit., t. I, p. 412). On ne peut s'étonner que leur sympathie réponde à la sienne. Et il est plus naturel encore de voir le clergé belge, s'abandonnant à l'influence française, lui ouvrir ses séminaires et ses collèges. Il ressent maintenant avec plus d'acrimonie les restrictions qui entravent sa liberté. Il s'indigne de ne pouvoir correspondre librement avec Rome, de voir les autorités épier les jésuites et les « Ignorantins » qui franchissent la frontière, et le gouvernement, en 1823, dissoudre, comme dangereuse pour la sécurité publique, la société catholique qui s'est fondée à Bruxelles en vue de propager la littérature religieuse. Aussi, tous les jeunes gens dont les familles sont assez aisées pour leur permettre d'étudier en France, vont-ils s'y initier aux bons principes. Quantité d'entre eux fréquentent les établissements que les jésuites possèdent à Paris et le célèbre collège qu'ils ont fondé à Saint-Acheul près d'Amiens. L'action de cette grande école rayonne au loin sur la Belgique. En 1825, Schrant gémit des ravages qu'elle y fait en y répandant « l'esprit jésuitique » et parallèlement avec lui, l'esprit français. Au collège d'Alost, le jour de la distribution des prix, les élèves ont représenté une pièce de circonstance relative au meurtre du duc de Berry, et la cérémonie s'est terminée au cri de « Vive le roi de France ! » (Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 264).
Sans doute, la situation n'est point partout aussi affligeante. Dans le Luxembourg, le clergé, grâce au voisinage de Trêves et à ses rapports avec l'Allemagne, professe des principes moins subversifs. L'influence catholique est combattue dans le pays de Liége, à Bruxelles, à Gand et dans les villes des régions wallonnes, par celle des libéraux. Mais les catholiques des Flandres, chez qui se conserve l'esprit du prince de Broglie, s'abandonnent si fougueusement aux tendances du « fanatisme » français, qu'ils menacent de pervertir l'opinion publique et de compromettre la sûreté de l'Etat.
Sous la forme nouvelle qu'elle avait prise, l'action catholique (page 307) était d'autant plus inquiétante que le gouvernement ne pouvait plus invoquer contre elle des griefs palpables. La Loi fondamentale ne fournissait aucun moyen de s'opposer à la propagande qu'elle exerçait par l'enseignement. Il avait été facile de la combattre et de la vaincre aussi longtemps qu'elle avait tenté de lutter ouvertement sur le terrain politique. Elle devenait insaisissable du moment qu'elle se bornait, sous le couvert de la liberté des cultes, à imprégner de son esprit les fidèles, à agir sur la jeunesse par les écoles et les collèges. Et c'est cela précisément qui préoccupait le roi. Il s'exaspérait de son impuissance à refréner le clergé qui, en soumettant les catholiques belges aux « principes jésuitiques », les soumettait en même temps à l'influence étrangère contre laquelle son devoir l'obligeait impérieusement de les prémunir, puisqu'elle était l'influence de la France. Le péril clérical se doublait à ses yeux du péril français. Alors que tous ses efforts visaient à consolider et à « amalgamer » le royaume, il ne pouvait tolérer « qu'un parti agît d'intelligence avec l'étranger pour le désunir », ni laisser plus longtemps se répandre des principes « tendant non seulement à éloigner la confiance des sujets dans le souverain, mais encore à dissoudre tous les liens qui les attachent à lui, et à exciter dans ses Etats des troubles sérieux et dont les conséquences ne peuvent être prévues » (H. T. Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 139, 140). Il était convaincu que le gouvernement français entretenait sous main cette agitation si avantageuse pour les visées d'annexion dont il le soupçonnait et que les apparences semblaient justifier.
Imbu comme il l'était de la tradition joséphiste et napoléonienne, il était incapable de comprendre les tendances nouvelles qui se manifestaient au sein du clergé et qui de France se répandaient en Belgique. Son point de vue restait celui d'un Fébronien ; son idéal, la constitution d'une Eglise nationale, c'est-à-dire respectueuse du droit du souverain et soumise à sa police, comme elle l'était dans les Etats « mixtes » de l'Allemagne, ou comme elle l'avait été en France aux beaux temps (page 308) du gallicanisme. La prétention des jeunes ultramontains d'affranchir la religion de la tutelle de l'Etat, de rompre l'union traditionnelle du trône et de l'autel pou
r mettre l'Eglise à même de s'acquitter, en pleine liberté, de sa mission divine ou, pour employer une expression de Lamennais, d'opposer la puissance spirituelle du pape à la souveraineté humaine et d'entamer « la lutte du parti du ciel contre le parti de l'enfer », lui apparaissait l'aberration monstrueuse d'une doctrine aussi menaçante pour la monarchie que pour l'ordre social. Et puisque l'ultramontanisme français infecte la Belgique par l'intermédiaire des écoles, il n'est d'autre moyen pour arrêter son action malfaisante que de mettre dans les mains de l'Etat ces écoles qui la déversent sur le pays et, suivant l'exemple salutaire des princes allemands, de revendiquer pour le souverain le monopole de l'instruction.
Aussi bien suffira-t-il sans doute d'éclairer le clergé pour le rallier aux principes du gouvernement, car son ignorance est aussi incontestable que son zèle et sa piété. Là-dessus tout le monde est d'accord ; le nonce du pape et le comte de Mérode constatent et déplorent comme le roi l'instruction rudimentaire des prêtres belges (Terlinden, op. cit., t. II, p. 221, 238). Une réforme nouvelle de l'enseignement, plus complète et plus radicale que celle de 1815, aura sûrement pour résultat de purger le pays des idées néfastes qui, dans l'opinion de Guillaume, n'ont pu s'imposer qu'à des esprits trop incultes pour en reconnaître l'insanité. Du même coup, on enlèvera au clergé le pouvoir qu'il possède grâce à la liberté de l'enseignement, de former les jeunes générations. L’Etat doit à ses habitants de les préparer dès l'enfance à le servir et à seconder ses efforts, qui ne tendent qu'à leur avantage et à leur progrès. A l'avance, il sait qu'il peut compter sur l'appui des libéraux dont l’anticléricalisme s'exagère à mesure que s'affirment plus nettement les tendances ultramontaines. Car c'est elles seules qu'il importe de combattre. Guillaume n'est animé contre le catholicisme d'aucune hostilité confessionnelle. Et pour le prouver, au moment même où (page 309) il va entamer la lutte, il confie la direction de l'enseignement à laquelle jusqu'alors il n'avait appelé que des protestants, à un catholique belge : van Gobbelschroy. Ce nouveau titulaire appartient d'ailleurs et nécessairement aux tendances joséphistes. Catholique, il l'est sans doute, mais c'est un catholique d'Etat, et cela suffit pour que sa nomination excite précisément les soupçons qu'elle est destinée à dissiper.
Le 25 juillet 1822, un arrêté avait subordonné les fonctions d'instituteur primaire dans les écoles communales des provinces méridionales à l'octroi d'une autorisation officielle. Le 1er février 1824, cette autorisation était imposée aux associations civiles ou religieuses vouées à l'instruction publique. Le 11 du même mois, un autre arrêté soumettait les écoles congréganistes à la loi commune, en déclarant que personne ne pourrait être reçu membre d'une corporation enseignante s'il n'était pourvu d'un brevet de capacité. Ainsi, le pouvoir de désigner à sa guise les maîtres de l'enfance était enlevé à l'autorité ecclésiastique. L'Etat, considérant l'instruction comme un service public, revendiquait pour lui seul la compétence d'apprécier la capacité des instituteurs. L'obligation du brevet lui permettait en outre de connaître la nationalité de ceux-ci. Il en profita pour faire reconduire à la frontière les frères ignorantins d'origine française qui, durant les dernières années, s'étaient largement répandus dans les provinces wallonnes.
Ces premières mesures du gouvernement ne sont que le prodrome de celles qu'imposèrent les arrêtés du 14 juin 1825. Leur but est de faire passer sous le contrôle officiel tous les établissements d'enseignement secondaire dans lesquels se forment les jeunes gens destinés aux professions libérales et à la cléricature. C'est par ces établissements, en effet, dont la plupart sont des collèges religieux, que l'Eglise maintient sous son influence la bourgeoisie catholique, et c'est chez eux qu'elle recrute les élèves de ses séminaires. Pour lui enlever la direction de l'esprit public, pour combattre les principes ultramontains, pour fonder une instruction vraiment nationale, c'est donc là qu'il importe avant tout de restreindre la liberté dont (page 310) elle jouit au détriment de l'Etat (1). En conséquence, le roi, invoquant l'article 226 de la Loi fondamentale qui confie l'instruction publique à sa sollicitude, décrète qu'à l'avenir aucun collège ou athénée ne pourra être ouvert sans l'autorisation du département de l'Intérieur, que tous seront placés sous sa surveillance et que nul ne pourra y enseigner à moins d'avoir obtenu à l'une des universités du royaume le grade de candidat ou de docteur ès-lettres.
Le même jour était institué, en vue de former « des ecclésiastiques capables pour l'Eglise catholique romaine », un « Collège philosophique » dont la fréquentation préalable était imposée aux futurs élèves des séminaires. Il était décidé que les professeurs de ce collège seraient nommés par le ministre de l'Intérieur « après avoir entendu l'archevêque de Malines ». Le roi comptait évidemment que Mgr. de Méan ferait preuve de nouveau de la complaisance qu'il lui avait témoignée en 1816, lors de l'affaire du serment, et que l'adhésion du primat de Belgique au Collège philosophique entraînerait sans peine celle du clergé.
Mais comment supposer que ce clergé accepterait des mesures qui lui faisaient apparaître Guillaume sous les traits d'un nouveau Joseph II ? Pour se figurer qu'il se courberait docilement sous la tutelle de l'Etat, il fallait non seulement avoir oublié la résistance qu'il avait jadis opposée si inébranlablement à Joseph et à Napoléon, mais encore méconnaître la puissance des tendances nouvelles qui lui faisaient rejeter avec horreur toute intervention du pouvoir civil dans le domaine religieux. Tout ce qu'il y avait de plus actif, de plus jeune et de plus vivant dans l'Eglise devait considérer la conduite du roi comme une provocation intolérable. Au moment même où la liberté devenait le mot d'ordre des catholiques, le gouvernement prétendait les ramener en arrière et leur imposer la tradition du despotisme monarchique. Entre ses principes et ceux du jeune parti ultramontain, aucune conciliation n'était possible. S'il crut que le clergé belge imiterait la déférence (page 311) dont le clergé allemand faisait preuve vis-à-vis des princes, c'est qu'une fois de plus sa confiance en lui-même le persuada qu'il lui suffisait de vouloir pour être obéi. Il n'avait d'ailleurs, à son habitude, consulté que des approbateurs : un van Gobbelschroy, joséphiste attardé, un Schrant, esprit pieux mais obsédé par la crainte des jésuites, un Warnkoenig, savant adepte des principes du droit public allemand. A l'envisager de haut, la crise ouverte en Belgique par les édits du 14 juin, mettait aux prises, en réalité, non seulement deux doctrines, mais deux influences : l'influence allemande du côté du roi et, du côté du clergé, l'influence française.
Le 23 juillet, Mgr. de Méan écrivait au roi que sa conscience ne lui permettait pas d'approuver le Collège philosophique, et le 12 août il lui témoignait « son plus vif regret ». de ne pouvoir accepter le poste de curateur de cet établissement (Terlinden, op. cit/, t. I, p. 383 et suivantes). Le concours sur lequel Guillaume avait compté lui échappait donc. Mais il était trop tard pour reculer et le 17 octobre le Collège philosophique, établi à Louvain dans le même bâtiment qui avait jadis abrité le séminaire de Joseph II, ouvrait ses portes. Il avait été aménagé pour 1.200 étudiants ; il n'en compta que 167 et ce nombre devait aller sans cesse en décroissant.
Guillaume n'était pas homme à capituler devant l'opinion. La mauvaise volonté à laquelle il se heurtait ne fit qu'accentuer son obstination. En créant le Collège philosophique, il s'était inspiré de Joseph II. Son absolutisme froissé lui dicta bientôt une mesure qui semble empruntée à Philippe II. Son arrêté du 14 août 1825 enlevant aux Belges qui avaient étudié hors du royaume, le droit d'entrer aux universités et celui d'être nommés à des fonctions publiques, rappelle étrangement la défense faite par le roi d'Espagne, aux jeunes gens des Pays-Bas, en 1570, de fréquenter les écoles de l'étranger (Pirenne, Histoire de Belgique, t. IV, 2ème édition, p. 18). La même mesure à laquelle Philippe avait recours pour garantir ses sujets de l'influence calviniste, Guillaume l'emploie pour les (page 312) arracher à l'ultramontanisme français. Car c'est la France qu'il vise, comme Philippe visait Genève. Et dans sa conviction d'avoir raison, le roi libéral impose à ses sujets le même despotisme que le roi catholique.
Au surplus, il se sentait de force à braver le mécontentement des catholiques. La bourgeoisie répugnait évidemment à rompre en visière avec un gouvernement dont la politique économique lui était si bienfaisante. Si plusieurs députés belges avaient défendu aux Etats-Généraux la liberté de l'enseignement, les budgets n'en avaient pas moins été votés à une majorité considérable. Quant au clergé, il se lamentait plutôt qu'il ne protestait. Méan manquait totalement de l'énergie d'un Franckenberg ou d'un de Broglie. Son grand âge et sa respectueuse déférence pour la couronne enlevaient toute valeur à ses remontrances parce que l'on savait qu'elles ne seraient suivies d'aucun effet.
La désorganisation de l'épiscopat était pour l'Eglise belge une autre cause de faiblesse. Il n'y avait plus d'évêque à Liége depuis 1808, à Tournai, depuis 1819, à Gand, depuis 1821, et Mgr. Pisany de la Gaude, qui occupait le siège de Namur, mourait le 28 février 1826. Rome enfin se montrait manifestement défavorable au déchaînement d'une lutte religieuse. Sans doute, le pape condamnait la nouvelle organisation de l'enseignement et le Collège philosophique. Il envoyait à Méan des brefs de félicitations et d'encouragement, mais il évitait avec soin d'exciter au sein du clergé la résistance violente qu'un mot de lui eût suffi à déchaîner. Son désir d'amener le roi à un arrangement qui eût réglé le statut de l'Eglise dans le royaume et rattaché au Saint-Siège les catholiques de Hollande, explique suffisamment cette prudence sur laquelle d'ailleurs le roi savait bien qu'il pouvait compter.
Certain de venir à bout d'une opposition que tout conspirait à paralyser, Guillaume la traitait de haut, avec une assurance dédaigneuse et brutale. Il enjoignait aux gouverneurs des provinces de fermer les petits séminaires, fût-ce par la force. Il faisait exercer sur la correspondance de Mgr. de Méan avec Rome « une surveillance d'une rigidité qui surpasse toute (page 313) imagination », et rendait publique une lettre ministérielle accusant l'archevêque d'avoir oublié les « convenances » et le respect dû au souverain (Terlinden, op. cit., t. I, p. 404, 462). Des poursuites étaient intentées au curé de Hauthem-St-Liévin, qui avait attaqué en chaire le gouvernement, et à un prêtre de Lierre, auteur d'une ode latine contre les calvinistes (Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 563). Les applaudissements de la presse libérale et ministérielle augmentaient encore l'amertume des catholiques. Ils soupçonnaient le roi de professer personnellement l'animosité qu'elle témoignait à l'Eglise. Une audience qu'il avait accordée à Mgr. Vet, chef de l'Eglise dissidente d'Utrecht, était interprétée comme une manifestation en faveur du jansénisme. Enfin, les subsides accordés aux établissements d'enseignement mutuel dans le même moment où les frères de la doctrine chrétienne étaient expulsés du royaume, dévoilaient, disait-on, l'intention de bannir la religion de l'école.
Au milieu de l'exaspération des esprits, l'intransigeance confessionnelle se réveillait. En prétendant imposer la tolérance par voie administrative, le roi n'avait abouti qu'à ramener l'Eglise belge à un exclusivisme étroit et soupçonneux. L'adhésion bruyante des calvinistes aux arrêtés du 14 juin leur donnait comme un relent d'hérésie. Des paroles malheureuses avaient été prononcées. Aux Etats-Généraux un député du Nord, van Utenhove van Heemstede, avait reproché au clergé belge, au milieu des marques d'approbation de ses collègues protestants, d'être « plongé dans les ténèbres de l'ignorance et de se montrer animé du plus intolérant fanatisme » (De Gerlache, op. cit., t. I, p. 386). A ces attaques, l'Eglise répondait par un redoublement d'orthodoxie. Un prêtre français qui avait prêché à Bruxelles contre l'archevêque, se voyait frappé d'interdit. La vie de Jésus, récemment publiée par le professeur Schrant, était mise à l'index. Dans plusieurs communes des Flandres, les curés refusaient l'absolution aux membres de la société de (page 314) propagande hollandaise Tot ‘Nut van 't Algemeen (Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 89 ; P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 481).
Le roi trouva sans doute dans cette agitation une occasion favorable de reprendre avec Rome les négociations entreprises dès 1822 en vue d'un concordat. Confiées cette fois à un catholique, le comte de Celles, elles aboutirent enfin, après de longs pourparlers, le 25 juillet 1827 (Sur la négociation du Concordat, voyez Terlinden, op. cit., t. II, p. 60 et suivantes). Le statut qu'elles étendaient à tout le royaume comblait le vœu de la papauté de rattacher directement à son autorité les catholiques de Hollande. Il établissait des diocèses à Amsterdam, à Bois-le-Duc et à Utrecht dans le Nord. Dans le Sud, il relevait le siège de Bruges supprimé en 1801, à côté de ceux de Liége, de Tournai, de Namur et de Gand. D'aussi précieux avantages avaient amené Léon XII à céder au roi une large part d'intervention dans les élections épiscopales. Le Concordat lui reconnaissait le droit de se faire soumettre par les chapitres la liste des candidats et d'en écarter les noms qu'il ne désirerait pas y voir figurer. Après leur institution canonique, les élus auraient à lui prêter serment de fidélité. Les ecclésiastiques de rang inférieur prêteraient le même serment devant les autorités qu'il désignerait à cette fin. En revanche, conformément aux principes universellement admis, chaque diocèse posséderait son séminaire placé sous la direction de l'évêque.
Le pape crut que l'acceptation du Concordat, abolissait implicitement le Collège philosophique. Du moins en exprima-t-il la conviction dans le discours plein d'effusions de reconnaissance, qu'il prononça le 17 septembre devant le Consistoire. Il devait être bientôt détrompé. Soit que la joie manifestée par les catholiques lui ait porté ombrage, soit qu'il ait craint le mécontentement des libéraux et des calvinistes, soit qu'enfin il n'ait pu se résigner à une concession cruelle à son amour-propre, Guillaume adressait, le 5 octobre, aux gouverneurs des provinces une circulaire déclarant que le Concordat ne serait appliqué « qu'avec les réserves que les lois exigent..., que rien (page 315) n'était donc changé à l'ordre des choses existant », qu'au surplus, en attendant la nomination d'évêques » sages et éclairés », la législation actuelle restait en vigueur tant en matière d'enseignement qu'à l'égard du Collège philosophique.
Ainsi le roi retirait d'une main ce qu'il avait accordé de l'autre. Par une imprudence inconcevable, il se donnait, aux yeux des catholiques, l'apparence de les avoir joués. A l'instant même où la pacification allait se faire, il leur fournissait un grief plus grave encore que tous ceux qu'il avait déjà suscités. « Jusqu'au moment où cette pièce (la circulaire du 5 octobre) s'ébruita, écrit de Gerlache, notre opposition avait été modérée, patiente, respectueuse ; mais elle changea de ton lorsque nous reconnûmes qu'aucune paix n'était possible avec des gens qui violaient aussi impudemment toutes leurs promesses » (De Gerlache, op. cit., t. I, p. 408.)