(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
page 246) Le royaume des Pays-Bas, en « amalgamant » la Belgique et les Provinces-Unies, reconstituait sur la carte de l'Europe cet Etat bourguignon dont l'existence avait pris fin avec leur séparation dans les dernières années du XVIème siècle. Il semblait que la tradition interrompue depuis si longtemps se renouât. Il le semblait si bien qu'il fut question un moment de donner le nom de Bourgogne au nouveau royaume (Gedenkstukken 1813-1815, p. 591. Il est curieux de constater qu'en 1830, quand il fut question de la séparation des deux parties du royaume, Guillaume se demanda s'il ne conviendrait pas d'appeler les provinces du sud « royaume de Bourgogne ou de Belgique ». Gedenkstukken 1825-1830, t. V, p. 342, 346). D'elles-mêmes, les idées se reportaient à l'époque glorieuse où sous Philippe le Bon et sous Charles-Quint, les dix-sept provinces avaient étonné l'Europe par leur richesse et l'éclat de leur civilisation. Un tel passé pouvait faire présager un pareil avenir. Dans son discours d'inauguration, le 21 septembre 1815, Guillaume n'avait pas manqué de faire miroiter ces beaux souvenirs aux yeux des Belges. Ce descendant de Guillaume le Taciturne s'y réclamait de Charles-Quint et, par la plus étrange des équivoques, il qualifiait son grand ancêtre d'« élève de l'Empereur » (De Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 323.). Pouvait-on oublier cependant (page 247) que la fatalité des événements avait obligé cet élève à détruire l'ouvre de son maître, que sous lui, à la Belgique catholique s'était opposée la république calviniste des Provinces-Unies, que ses descendants, les Stadhouders, après avoir soutenu contre l'Espagne une lutte victorieuse, avaient profité de leur triomphe pour fermer l'Escaut, pour transformer en barrière les provinces belges dont la faiblesse et la misère devaient assurer la grandeur et l'opulence de la Hollande, que le contraste politique et économique des deux pays s'était aggravé à mesure que l'un s'attachait davantage au calvinisme et l'autre au catholicisme, qu'avec la divergence des religions avait été de pair la divergence des idées et des mœurs, si bien qu'en passant aujourd'hui la frontière, on se trouvait dans un autre monde ? Partis du même point, les deux peuples avaient été en s'éloignant sans cesse. Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Brusquement réunis après une si longue séparation ils se regardaient sans se reconnaître, et avec une méfiance trop compréhensible.
Odieuse aux Belges, l'union n'était pas plus sympathique aux Hollandais. Sous l'empire de leurs préjugés traditionnels, ils se demandaient si Anvers, grâce à l'ouverture de l'Escaut, n'allait pas éclipser Amsterdam, si, pour favoriser l'industrie du Sud, le gouvernement ne sacrifierait pas le commerce du Nord, si enfin, l'entrée dans l'Etat de plus de trois millions de Belges n'y ferait pas dominer le catholicisme sur la Réforme. Ils comparaient avec fierté leur histoire à celle de leurs nouveaux compatriotes. Ils leur reprochaient dédaigneusement de ne pas s'être soulevés en 1813. A entendre beaucoup d'entre eux, il eût semblé que les Provinces-Unies en fussent encore à cet « âge d'or » où elles figuraient parmi les grandes puissances de l’Europe.
Il est évident que si les peuples avaient été consultés, ils eussent refusé l'un et l'autre le mariage politique qu'on leur imposait. (Note de bas de page : D'après Brockhausen « Il n'existe dans toute la Hollande qu'un seul individu qui désire la réunion, et cet individu, c'est le prince-souverain ». Gedenkstukken 1813-1815, p. 309.). Mais l'Europe, endoctrinée par l'Angleterre, était (page 248) résolue à sacrifier leurs désirs à ses convenances. Les Hollandais avaient été aussi soigneusement exclus que les Belges des conciliabules secrets où leur sort s'était décidé. Le temps était passé où leurs plénipotentiaires traitaient d'égal à égal avec les rois. Seul, Guillaume avait été admis, non pas même à délibérer avec les puissances, mais à discuter avec elles du rôle qu'elles lui assignaient et qui convenait trop bien à son ambition pour qu'il pût y renoncer. Ce n'est pas d'ailleurs comme prince-souverain de la Hollande, mais comme futur roi des Pays-Bas qu'il avait pris part aux négociations. Sauf quelques conseillers intimes, personne ne savait, pas plus à Amsterdam qu'à Bruxelles, quelles conditions il avait dû accepter.
Il était trop avisé pour se dissimuler les difficultés de sa tâche. Elles apparaissaient si nettement qu'elles effrayaient tous ceux qui songeaient à l'avenir. Beaucoup d'hommes d'Etat pensaient qu'il était au moins prématuré de contraindre les Belges et les Hollandais à une union qu'il ne suffisait pas de proclamer « intime » pour qu'elle le fût. Quelle chance y avait-il de faire naître l'intimité au milieu du désaccord des idées, des sentiments et des intérêts ? Lord Liverpool se demandait si le plus sage n'eût pas été de traiter provisoirement la Belgique en « Etat distinct, mais annexé à la Hollande et soumis au même souverain » (Ibid., p. 588. Encore en 1817, les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie pensaient que la séparation administrative s'imposait, mais l'Angleterre ne voulut rien entendre. Voy. à ce sujet un curieux mémoire de Roëll dans Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 66 et suivantes. Cf. encore Ibid., p. 356, 388, 496, 509). Guillaume lui-même et la plus grande partie de son entourage inclinaient dans le même sens, c'est-à-dire pour un simple régime d'union personnelle qui eût permis de ne faire violence ni à l'un ni à l'autre des deux conjoints.
Mais excellent sans doute si l'on se plaçait au point de vue des Pays-Bas, ce système apparaissait inadmissible du point de vue de l'Europe. Ce qu'elle voyait dans le nouveau royaume c'était une barrière contre la France, et il était indispensable (page 249) qu'il appliquât toutes ses forces à remplir la mission qui lui était dévolue. Le diviser en deux moitiés autonomes, c'eût été, en l'affaiblissant, lui enlever toute utilité. Car si le dévouement de la Hollande était acquis au roi, les Belges montraient à son égard les dispositions les moins rassurantes. Ils s'étaient courbés sous Napoléon, mais ils ne se courberaient certainement pas sous Guillaume. Ils eussent peut-être accepté un archiduc en raison du droit héréditaire. Mais ils s'indignaient de se voir imposer un étranger et par surcroît un calviniste. Pourquoi ne les jugeait-on pas dignes de l'indépendance ? Si on leur déléguait un prince, qu'on les laissât au moins libres de prendre des garanties et de limiter son autorité. Sur ce point tous les partis s'entendaient, et la diversité de leurs vues avait pourtant ceci de commun de les unir en une même hostilité contre la puissance du souverain. Les démocrates souhaitaient un gouvernement parlementaire. Les conservateurs, par la voix des vicaires généraux de Gand, demandaient au Congrès de Vienne l'autorisation de réunir les notables du pays « en Etats, suivant la forme qui serait jugée la plus convenable et autant que possible analogue à l'ancienne Constitution des peuples belges, afin de traiter ensemble de leurs plus chers intérêts ». Et ils proposaient que cette assemblée conclût avec le prince un pacte solennel qui eût pour principal objet le maintien inviolable de la religion catholique apostolique et romaine et de tous les avantages dont elle avait constamment joui avant l'invasion des Français (De Gerlache, op. cit., t. I, p. 313).
Partisans et adversaires de la Révolution arrivaient donc par des voies différentes au même but : la subordination du pouvoir à leurs desseins. Leur agitation exaspérait les Anglais. Lord Castlereagh appelait les Belges « an irascible people », et lord Clancarty les taxait dédaigneusement de « peuple vain et futile toujours disposé à trouver tout mauvais » (Gendenkstukken 1813-1815, p. 271).
Pourtant, il fallait bien tenir compte de leurs dispositions. S'il ne pouvait être question de leur conférer une autonomie (page 250) qui eût sans doute déchaîné parmi eux les passions politiques et eussent livré l'Etat à la compétition des partis, on ne pouvait pas non plus leur imposer brutalement un roi contre lequel tous aussitôt eussent uni leurs rancunes. La prudence exigeait de prendre des mesures qui leur donnassent l'assurance que le souverain, placé au-dessus des peuples et des partis, ne gouvernerait qu'en vue du bien commun et, de même qu'il ne sacrifierait pas les Belges aux Hollandais, ne favoriserait pas les protestants au détriment des catholiques. On crut avoir résolu le problème en subordonnant la constitution du royaume aux principes inscrits dans les huit articles.
Un silence prudent fut gardé à leur sujet. Il eût été déplorable de les discréditer à l'avance en les livrant aux discussions du public. Il ne devait en être question que le jour où l'existence du royaume étant enfin proclamée à la face de l'Europe, le moment serait venu de régler l'exercice du gouvernement. Ce moment, on l'a vu, fut hâté par Napoléon. Dès le 16 mars, dans le manifeste même où il annonçait à ses sujets qu'il prenait la couronne, Guillaume déclarait que la « Loi fondamentale » de la Hollande allait subir « les modifications qui doivent la mettre en harmonie avec les intérêts et les vœux de tous » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. V, p. 3). Le même jour, il affirmait d'ailleurs aux Etats-Généraux que ces modifications ne pouvaient « regarder les principes salutaires sur lesquels elle est basée et auxquels nos compatriotes mettent, à juste titre, un si haut prix » (De Gerlache, op. cit., t. I, p. 297). Les préoccupations du moment empêchèrent les Belges d'observer que parler ainsi c'était supposer un consentement qu'ils n'avaient pas donné. Mais l'attention était concentrée sur la France et l'imminence d'une nouvelle invasion.
On ne remarqua pas non plus que la nation n'avait pas été consultée sur le choix des membres de la commission chargée de la révision constitutionnelle (22 avril). Tous avaient été désignés par le roi, et comme elle comprenait autant de Belges que de Hollandais, on pouvait tenir pour assuré qu'elle (page 251) n'altérerait en rien d'essentiel une législation dont le souverain avait à l'avance proclamé l'excellence.
En acceptant au mois de décembre 1813 la souveraineté des Provinces-Unies, Guillaume avait promis de l'exercer suivant une « sage constitution » (wijze Constitutie). Quelques jours après (21 décembre), une commission formée de nobles et d'anciens régents avait été chargée de rédiger un projet. Soumis à l'avis de six cents notables et approuvé par eux, ce projet était ratifié et promulgué par le prince sous le nom de Loi fondamentale (Grondwet), terme moins compromettant parce que moins révolutionnaire que celui de constitution.
Après avoir passé successivement par la République batave, le royaume de Louis Napoléon et enfin l'Empire français, la nation hollandaise se trouvait trop profondément transformée pour qu'un retour au passé y fût, non pas même possible, mais concevable. Personne ne songea à une restauration qui eût remis en présence et en conflit le Stadhouder et l'aristocratie des régents, et soumis le peuple à une organisation sociale périmée, que les réformes des derniers temps avaient définitivement détruite. Si conservateur que l'on fût, il fallait bien reconnaître que « l'ancien est maintenant entièrement oublié en politique comme en toute autre chose, et que l'on ne marche plus que dans les souliers de Napoléon (Gedenkstukken 1813-1815, p. 698). Quelques-uns se demandèrent même, comme van Maanen, si le meilleur parti n'eût pas été de ne rien changer et de conserver simplement, sous le nouveau prince, le système napoléonien.
En réalité, on en conserva le plus possible. Ainsi que la charte de Louis XVIII en France, la Loi fondamentale hollandaise se présente comme une conciliation ou plutôt comme une adaptation des institutions du nouveau régime avec les traditions du passé (Sur cette constitution voy. H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. I). Elle est antirévolutionnaire, en ce sens (page 252) qu'elle substitue la monarchie à la souveraineté du peuple, mais de l'œuvre napoléonienne, elle respecte tout l'essentiel : l'égalité civile, la communauté des droits et des devoirs, l'abolition des privilèges héréditaires et surtout la puissance conférée au chef de l'Etat. Le prince est, à vrai dire, un empereur au petit pied. Tous les pouvoirs essentiels, il les possède. En face de lui, l'assemblée nationale, à laquelle on a conservé le vieux nom historique d'Etats-Généraux, privée d'initiative et ne votant annuellement que le budget des dépenses extraordinaires, n'a guère plus d'influence que le Corps législatif de Napoléon. Aucune trace de régime parlementaire. Les ministres, choisis par le prince et responsables devant lui seul, ne sont que de simples commis. L'unique Chambre dont se composent les Etats-Généraux ne délibère pas en public et n'est en réalité qu'un intermédiaire entre le pays légal et la couronne, sans qu'elle puisse exercer d'action sur le gouvernement. Ce n'est pas un régime constitutionnel, c'est un pur régime monarchique qu'instaure cette constitution. Comme dans l'Empire français, l'administration tout entière dépend du souverain. En revanche, et en cela apparaît la tradition nationale, les provinces jouissent d'une autonomie assez large : elles sont dirigées par des Etats-Provinciaux qui désignent leurs représentants aux Etats-Généraux.
Tout est soigneusement combiné d'ailleurs pour soumettre ces assemblées à la classe possédante. Par elles, les censitaires sont, dans une certaine mesure, appelés sinon à partager le pouvoir, du moins à collaborer avec lui. S'ils abandonnent beaucoup au prince, en revanche le prince est le garant de leur prépondérance sociale. Dans cette loi fondamentale faite pour le descendant de ces stadhouders qui si souvent, contre les régences aristocratiques, se sont appuyés sur le peuple, on ne découvre pas le moindre soupçon de démocratie. Evidemment, ce qu'attendent du prince les bourgeois qui l'ont appelé, c'est avant tout le rétablissement de l'ordre, le retour de la prospérité commerciale, la renaissance des affaires, et s'ils se rangent sous son sceptre, c'est qu'il leur apparaît sous la forme d'un caducée. Ils lui font confiance encore parce qu'il renoue le (page 253) présent au passé tant par les traditions historiques de sa maison que par la religion qu'il professe. En reconnaissant le prince d'Orange comme souverain héréditaire et le protestantisme comme religion de l'Etat, la Loi fondamentale rattache directement la nouvelle monarchie à l'ancienne République des Provinces-Unies.
En somme, elle s'adaptait très exactement au caractère et aux circonstances sociales et politiques de la Hollande. Quant au prince, dont elle comblait les désirs, il s'en montrait enchanté. Mais les Belges auxquels il dut la soumettre après s'être proclamé leur roi, montrèrent moins d'enthousiasme. Les membres qui les représentaient dans la Commission de révision, nommée le 22 avril 1815, appartenaient tous soit à la noblesse, soit à la haute bourgeoisie. Mais Guillaume avait eu soin de les choisir de manière qu'ils en représentassent les diverses tendances politiques. On rencontrait parmi eux un partisan obstiné de l'Ancien Régime, J. J. Raepsaet, un prélat de tendances joséphites, le comte César de Méan ci-devant prince-évêque de Liége, des conservateurs catholiques, comme le comte Charles de Mérode, le comte de Thiennes et F. Dubois, puis des personnages soit penchant vers les réformes modernes comme le comte d'Arschot, soit tout à fait ralliés à elles comme les anciens préfets de Coninck et Holvoet ou comme les juristes Gendebien, Leclercq et Dotrenge.
Ils se réunirent à La Haye à leur onze collègues hollandais le 1er mai 1815. Ils eussent eu sans doute bien de la peine à s'entendre avec eux si, dès la première séance, le président ne leur avait exhibé le texte des huit articles (Sur les discussions de la Commission, voy. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II.). Devant cette arche sainte, renfermant la volonté de l'Europe, il n'y avait qu'à s'incliner. Elle coupait court aux débats qu'eût infailliblement provoqués la question religieuse. Pour les catholiques, il n'était plus question de réclamer, comme ils n'eussent pas manqué de le faire, la reconnaissance exclusive de leur religion, puisqu'elle assurait protection à tous les cultes. (page 254) Il fallut bien accepter aussi le partage égal des dettes : 589 millions de florins pour la Hollande contre 27 millions pour la Belgique. Mais la lutte s'engagea sur tous les points où la discussion était possible.
Malgré la divergence de leurs conceptions politiques, tous les Belges étaient d'accord pour réclamer, en faveur de leur patrie, une égalité complète avec la Hollande. Que fallait-il entendre par la représentation « convenable » qui leur était promise aux Etats-Généraux? Ce « convenable » devait signifier sans doute qu'elle serait proportionnelle à la population. Mais c'eût été donner au Midi, qui comptait plus de trois millions d'habitants, une écrasante prépondérance sur le Nord qui n'en renfermait guère que deux millions. Après des débats orageux, on s'entendit enfin pour donner à chaque partie du royaume la même représentation aux Etats. Des 110 membres de l'assemblée, 55 seraient députés par la Hollande, 55 par la Belgique. Du coup l'égalité était rompue par celle-là au détriment de celle-ci et l'« amalgame » des deux pays paraissait à l'avance bien problématique.
A mesure que la discussion se prolongeait, l'opposition se révélait de plus en plus frappante entre les commissaires. Evidemment, sur les questions fondamentales, ils ne s'entendaient pas. On ne pouvait demander aux Belges de partager la confiance et l'attachement que les Hollandais professaient pour le roi. Il leur était inconnu et sa qualité d'étranger avivait encore la répugnance qu'ils nourrissaient tous à l'égard du pouvoir central. Conservateurs et libéraux s'accordaient en ceci que la nation devait l'emporter sur le prince. Si les uns regrettaient les anciens Etats dont les privilèges s'étaient jadis opposés à l'absolutisme de Joseph II, les autres, comme les libéraux français, avaient pour idéal politique un gouvernement parlementaire à l'anglaise, et leurs collègues hollandais leur reprochaient leur goût pour les « théories » et s'indignaient de les voir imbus « d'idées françaises » et pour tout dire « démocratiques » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 774)..
Ils allaient jusqu'à se considérer comme les « mandataires » (page 255) du peuple et il fallut leur rappeler qu'ils n'étaient que ceux du roi. Dépités d'être pris pour de simples enregistreurs d'une constitution faite sans eux, ils disaient qu'il ne fallait pas les convoquer si on ne voulait pas les laisser parler. Ils s'obstinaient à réclamer deux Chambres au lieu d'une seule, à exiger la publicité des débats parlementaires, la responsabilité des ministres, le vote annuel des budgets, bref, à vouloir soumettre le roi au parlement. On leur fit quelques concessions sans importance. Ils obtinrent la division des Etats-Généraux en deux Chambres dont la seconde délibérerait en public, et le budget fut réparti de telle sorte que les dépenses permanentes seraient consenties tous les dix ans et les dépenses courantes chaque année. Pour le reste, la Loi fondamentale ne subit d'autres modifications que celles que lui imposaient les huit articles et que rendait indispensable l'adjonction de la Belgique à la Hollande. Elle s'élargit sans se transformer. L'égalité des cultes, l'admissibilité de tous aux emplois, la communauté financière et la communauté économique ne pouvaient altérer son caractère essentiellement monarchique. Elle devait donc apparaître aux Belges, et elle leur apparut ce qu'elle était en effet, une constitution faite pour mettre à l'abri de leurs atteintes le pouvoir du souverain hollandais qui leur était imposé par l'Europe. Pour consentir au roi la prépondérance écrasante qu'il exerçait dans l'Etat, ils auraient dû professer à son égard la même confiance que leurs compatriotes du Nord et, comme eux, lui remettre le soin de leurs destinées.
Telle qu'elle sortit, le 13 juillet 1815, des délibérations des commissaires, la nouvelle Loi fondamentale établissait comme l'ancienne « un gouvernement monarchique tempéré par une constitution ». Le roi devait dire plus tard qu'il y avait « restreint de son propre mouvement les droits de sa maison » (De Gerlache, op. cit. t. III, p. 176). Il considérait donc ces droits comme illimités. A aucun égard il n'admettait qu'il les tînt de la nation. Il consentait seulement à modérer son absolutisme en associant les Etats-Généraux à son pouvoir. Et cette association, très (page 256) limitée en théorie, l'était encore beaucoup plus en pratique car, en fait, la représentation nationale était directement soumise à l'influence du souverain. Non seulement il nommait lui-même les membres de la première Chambre, mais il pouvait encore intervenir de la façon la plus efficace dans le recrutement de ceux de la seconde Chambre élue par les Etats-Provinciaux et par suite soumise à la pression des gouverneurs.
Ajoutez à cela que les règlements électoraux fixant le mode d'élection des députés aux Etats des provinces sont soumis à l'approbation du roi et qu'il nomme lui-même tous les membres de « l'ordre équestre » auquel appartient la nomination du tiers de ces députés. De plus, une partie importante de la législation lui est réservée exclusivement. Toute l'instruction publique ne relève que de lui. Quant aux garanties accordées par la constitution, plusieurs d'entre elles sont provisoirement suspendues. L'inamovibilité de la magistrature doit être réglée par une loi, mais cette loi ne sera promulguée qu'en 1830 ; la liberté de la presse est réglementée par un arrêté pris en 1815 et qui, en fait, la supprime. Enfin, une « addition » décide que toutes les lois resteront en vigueur aussi longtemps qu'elles n'auront pas été abrogées, et comme l'initiative des lois n'appartient qu'au roi, il dépend donc de lui de décider de leur maintien.
Bref, à l'envisager dans la réalité, la Loi fondamentale est en somme une constitution absolutiste, mais dans laquelle l'absolutisme est entouré de précautions contre l'arbitraire (Nte de bas de page : Le diplomate prussien Galen observe que « la Loi fondamentale ne sera jamais qu'un jouet dans la main d'un souverain qui veut le pouvoir », Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 208). Le pouvoir royal y est pourvu d'une force qui lui permettra d'opérer l'« amalgame » exigé par les puissances. Par une contradiction assez singulière et qui dévoile le caractère hétérogène de cet Etat que l'on prétend unifier, le souverain cependant est tenu de se faire inaugurer à Amsterdam et dans une ville des provinces méridionales, et de se transporter d'année en année avec la Cour, les ministères et les Chambres, de Bruxelles à La Haye, rappelant sans cesse aux Belges et aux Hollandais, (page 257) par ce déménagement périodique, la dualité du royaume et la différence de leurs nations.
Si pourtant les commissaires belges finirent après de violents débats par accepter la Loi fondamentale, c'est qu'elle leur donnait satisfaction en un point essentiel. Elle choquait leurs idées politiques, mais elle s'accordait avec leurs idées sociales. En tant que propriétaires, notables et censitaires, elle les rassurait par son caractère antirévolutionnaire et anti-démocratique. Ils se résignèrent à abandonner le gouvernement au pouvoir royal, parce qu'il apparaissait comme le protecteur de leur propriété ancienne ou récente, de leurs droits acquis, de leur prépondérance économique. Acheteurs de biens nationaux, nobles et bourgeois de vieille souche étaient assurés par elle de conserver leur situation. C'est à eux seuls, au surplus, qu'elle réservait le droit électoral et l'entrée aux Etats-Généraux. Si maigre qu'elle fût, la participation du pays au gouvernement leur appartenait tout entière.
Quant aux Puissances, elles n'accueillirent qu'avec une désillusion très marquée cette constitution dont il leur fallut bien se contenter. Pour les Anglais, elle était trop peu parlementaire et trop hollandaise. Au gré des souverains absolus, elle n'accentuait pas suffisamment le pouvoir monarchique. L'Autrichien Binder l'appelle « la plus mauvaise constitution qu'on ait jamais fabriquée dans aucun temps et dans aucun pays » (Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 496). Le Hollandais van der Duyn y voit « un monstre moitié libéral, moitié féodal » (Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 198. Voy. encore Ibid. 1815-1825, t. III, p. 344, le jugement très intelligent qu'il porte sur elle). A l'exception du roi qui la considérait comme un « chef-d'œuvre » (Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 16), elle ne satisfaisait personne, et le plus étonnant ce n'est pas qu'elle ait disparu en 1830, mais qu'elle ait pu durer jusqu'à cette date.
(page 258) L'attention du public était si absorbée par les événements de France, au printemps de 1815, que la commission chargée de réviser la loi fondamentale délibéra au milieu d'une indifférence complète. (Note de bas de page : On publia naturellement quelques brochures. La plus intéressante est celle de C. de Keverberg, Réflexions sur la loi fondamentale qui se prépare pour le royaume des Pays-Bas (Clèves, 1815).) Un mois après la bataille de Waterloo, le 18 juillet, on apprit que ses travaux étaient terminés, que le roi acceptait le projet, mais qu'il allait, avant de le sanctionner, le soumettre en Belgique à l'avis d'une assemblée de « notables ». C'est ainsi qu'il avait agi en Hollande en 1814, après la première rédaction de la Grondwet.
En cela évidemment, il suivait l'exemple des plébiscites qui, en France, avaient accepté les constitutions du Consulat et de l'Empire. Mais au principe démocratique de ces plébiscites, il substituait le principe censitaire. Un petit groupe de notables serait censé représenter l'ensemble des citoyens ; il n'était plus question de s'appuyer sur la souveraineté nationale, et l’acquiescement de la bourgeoisie suffirait. Encore ses délégués devaient-ils être choisis, non par elle-même, mais par les « intendants » des départements, c'est-à-dire par les fonctionnaires du pouvoir qui demandait leur consentement. Toutes les précautions étaient prises pour que leur consultation ne fût qu'un simple simulacre.
Pourtant le roi n'était pas sans éprouver quelques inquiétudes. Il se doutait bien que le principe constitutionnel de l'égalité de tous les cultes allait troubler la conscience des catholiques. Pour couper court aux protestations, il crut habile, en publiant le texte du « chef-d'œuvre » de la commission, d'y adjoindre celui des huit articles sur lequel il avait gardé jusqu'alors un silence si complet. Le 8 août, il faisait écrire au comte de Thiennes que les notables n'avaient pas à considérer, comme soumis à leur vote, les stipulations (page 259) constitutionnelles relatives à la religion, puisqu'elles étaient la conséquence de son accord avec les Puissances (H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. 577.).
Cette habileté était une maladresse. Elle découvrait aux Belges qu'on les plaçait devant un fait accompli et que la soi-disant approbation qu'on leur demandait n'était qu'une vaine formalité. Ils se résigneraient sans doute à l'inévitable. Mais pouvait-on attendre qu'ils s'y résigneraient sans crier ? Comment leur clergé qu'un Napoléon n'avait pu terroriser, se serait-il empressé de complaire à un Guillaume d'Orange ?
A peine la Loi fondamentale fut-elle connue, qu'une agitation formidable éclata. L'Eglise fit preuve d'une intransigeance et d'une âpreté d'autant plus grande, qu'elle se crut trompée, après avoir reçu et des alliés et de Guillaume lui-même tant de promesses rassurantes. Ce n'était pas seulement les droits égaux accordés à la « vérité » et à l'« erreur » qui l'exaspéraient. Elle ne pouvait supporter de voir la police des cultes exercée par un prince protestant, l'instruction tout entière placée entre ses mains, et enfin le divorce implicitement admis par la clause constitutionnelle qui laissait en vigueur toutes les lois existantes. Le 28 juillet, les évêques adressaient au roi des « représentations respectueuses » contre la violation du décret du 7 mars 1814, annonçant qu'elle compromettait la tranquillité publique et était un « sinistre augure pour l'avenir ». Le 2 août, le plus bouillant d'entre eux, Mgr. de Broglie, évêque de Gand, lançait une « instruction pastorale » déclarant que les catholiques ne pouvaient en conscience approuver la Loi fondamentale. L'évêque de Tournai l'imitait huit jours plus tard, et l'évêque de Namur allait faire de même quand la police saisit son mandement chez l'imprimeur.
Le mouvement était déclenché. Dans les campagnes, les curés se déchaînent et endoctrinent fougueusement les paysans. A Bruxelles, le comte de Robiano publie un manifeste récusant à l'avance le vote des notables vu qu'ils n'ont pas reçu mandat de la nation. Des placards menaçant de mort ceux qui accepteront la constitution, sont affichés sur les murs. A Courtrai,(page 260) on chante une messe pour détourner du pays le malheur qui le menace. Les gardes bourgeoises s'agitent. Les femmes mêmes, écrit le comte de Thiennes, ne parlent que de la constitution. Et les partisans de la France, au milieu de cette exaspération, recommencent leurs manœuvres. Les anticléricaux de leur côté compromettent le roi par les attaques qu'ils lancent contre les prêtres. Le gouverneur militaire de Gand fait le plus grand mal en distribuant des pamphlets anticatholiques. Les agitateurs ont beau jeu quand ils prétendent que Guillaume veut imposer le protestantisme à la Belgique (Colenbrander, loc. cit., p. 597 et suivantes).
C'est sous l'influence de cette fermentation que, du 14 au 18 août, votèrent les 1.603 notables choisis par le roi. Ils avaient été désignés dans la proportion de 1 par 2.000 habitants et presque personne n'avait réclamé de radiations. Le gouvernement pouvait s'attendre, les ayant lui-même triés sur le volet, à une majorité favorable. La surexcitation de l'opinion explique facilement le petit nombre des absents : il n'y en eut que 280. Des 1.323 votes émis, 527 approuvèrent la constitution, 796 la rejetèrent. Contre toute attente, elle était repoussée à la majorité de 269 voix !
Pour peu que l'on envisage les votes, on se convainc qu'ils furent essentiellement déterminés par la question religieuse. Ce n'est pas pour ou contre la constitution qu'on se prononça, mais pour ou contre l'Eglise. Dans toutes les régions où le peuple obéissait à son ascendant, les notables montrèrent à la Loi fondamentale la même hostilité qu'ils avaient jadis montrée aux droits de l'homme. A Verviers, à Luxembourg, à Neufchâteau, à Diekirch, il n'y eut pas un seul opposant. En revanche, Ypres et Anvers ne fournirent que des votes négatifs. En dépit de ses affinités linguistiques avec la Hollande, la partie flamande du pays se prononça dans sa très grande majorité contre la loi ; la plupart de ses adhérents se rencontrèrent dans les provinces wallonnes (Pour la répartition des votes, voy. Colenbrander, p. 615.)
Pour tous ceux qui avaient cru à la possibilité de (page 261) l'amalgame, ce fut une amère désillusion. Ils avaient surtout compté sur la Flandre qui les abandonnait. Quelques jours avant le vote, dans une adresse aux Etats-Généraux, Guillaume avait exprimé l'espoir que tous les habitants du royaume « liés par les mêmes lois et les mêmes institutions, fussent comme les enfants de la même famille ». L'événement le détrompait cruellement. Il le plaçait dans une situation un peu ridicule, mais surtout fort embarrassante devant l'Europe qui l'observait. Que faire ? Accepter le verdict des notables et remettre une fois de plus sur le métier la Loi fondamentale, il n'y fallait pas songer. Les Hollandais, dont les Etats-Généraux venaient de l'approuver à l'unanimité, n'eussent évidemment pas consenti à abdiquer devant les Belges. La nécessité s'imposait donc de passer outre aux vœux de ceux-ci. On s'apercevait un peu tard de la faute qu'on avait commise en les consultant, puisqu'on était décidé à ne pas tenir compte de leur avis. Il était pourtant impossible, après s'être adressé à eux, de leur montrer qu'ils n'avaient rien à dire. On s'en tira par un subterfuge. On considéra comme acquis à la loi les 280 notables qui n'avaient pas voté. Des 796 votes négatifs, 126 ayant été motivés par des considérations religieuses en contradiction avec le texte des huit articles, ils furent déclarés nuls. Grâce à cette « arithmétique hollandaise », la minorité se transformait en majorité ; huit cent-sept suffrages étaient censés favorables. (Note de bas de page. Il faut constater d'ailleurs que dès le 10 août l'anticlérical belge Dotrenge, prévoyant le rejet de la constitution par les notables ,avait déjà suggéré de ne pas tenir compte des votes négatifs justifiés par les scrupules religieux. Colenbrander, p. 589.)
Le consentement des Belges ainsi escamoté, le roi proclama, le 24 août 1815, l'acceptation de la Loi fondamentale. Il ne parvint pas à cacher son ressentiment à l'égard des évêques. Son manifeste rappelait sévèrement leur devoir à « quelques hommes de qui le corps social devait attendre l'exemple de la charité et de la tolérance évangélique ». C'était une nouvelle maladresse que de rompre ainsi en visière avec l'opposition épiscopale au moment même où elle venait de (page 262) prouver sa force, et d'affecter, après avoir été réduit à un assez piteux stratagème, les allures et le langage de Joseph II ou de Napoléon. Si étrange pourtant qu'elle apparaisse, la conduite du roi ne pouvait être autre qu'elle ne le fut. Il était prisonnier de ses engagements envers l'Europe. Coûte que coûte, il devait accomplir « l'amalgame » des deux parties de son royaume. Son erreur fut de se tromper sur les dispositions des Belges. Il eût dû procéder franchement, leur déclarer qu'il n'était pas plus libre qu'eux-mêmes d'adapter la constitution à leurs désirs et leur imposer dès l'abord cette Loi fondamentale à laquelle il fut bien obligé de les contraindre après qu'ils l'eurent rejetée. La nation était tellement convaincue que son sort était fixé d'avance, qu'elle n'eût pas protesté. Elle ne s'agita que parce qu'en la consultant, on lui donna l'occasion de manifester ses sentiments. Au fond, elle s'attendait à ce qui arriva. Elle se soumit à la décision royale qu'elle savait inévitable de par la volonté des Puissances.
Au moment où il prit le titre de roi des Pays-Bas, Guillaume-Frédéric, né à La Haye le 24 août 1772, était âgé de quarante-trois ans. Il était le fils aîné du Stadhouder Guillaume V et de la princesse Frédérique de Prusse. Lui-même avait épousé, le 1 er octobre 1791, une autre Prussienne, fille de son oncle le roi Frédéric-Guillaume II, et qui portait aussi le nom de Frédérique.
Comme presque tous les princes de sa génération, il avait été longtemps ballotté par les remous de la Révolution française. Après l'éphémère expédition de Dumouriez dans les Provinces-Unies, il avait coopéré avec les alliés aux opérations contre la France. Ses campagnes n'avaient guère été marquées que par des revers. Battu par Houchard à Menin en 1793, il avait dû ensuite lever précipitamment le siège de Maubeuge, et si, en 1794, il collaborait à la prise de Landrecies, il était entraîné, quelques mois plus tard, dans la débâcle de Fleurus. L'invasion de Pichegru en Hollande et la proclamation de la (page 263) République batave l'avaient bientôt contraint à un exil qui devait durer dix-neuf ans. Ne pouvant compter sur la Prusse, qui venait de signer la paix avec la France, il se mit d'abord à la remorque de l'Angleterre. En 1799, il prenait part à la malheureuse expédition du Helder. Le dépit qu'il en éprouva contribua sans doute à l'orienter vers le soleil levant, c'est-à-dire vers Bonaparte. Son esprit réaliste était plus sensible à la raison du plus fort qu'au point d'honneur. Les domaines de la maison d'Orange dans le Nassau ayant été conquis par la France, il finit par obtenir en compensation, l'évêché de Fulda, les abbayes de Corvey et de Weingarten avec quelques localités avoisinantes (1802). Mais il s'était bien vite convaincu que l'empereur ne lui sacrifierait pas la République batave et quand, en 1806, la Prusse entra dans la coalition aux côtés de l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre, il se décida à courir de nouveau la chance des alliés. Il refusa d'accéder à la Confédération du Rhin, laissa confisquer ses principautés allemandes et prit du service dans l'armée prussienne. Le coup de foudre d'Iéna le rejeta aux pieds du vainqueur, devant lequel il s'humilia inutilement. L'entrée en guerre de l'Autriche en 1809, lui fut l'occasion d'une nouvelle volte-face. Blessé à la bataille de Wagram et déçu une fois de plus par les événements, il se retira à Berlin, assez dépité de ses déconvenues et du peu de confiance, qu'avec certaine raison, lui témoignaient les alliés.
L'issue de la campagne de Russie ranima son espoir et son énergie. Sous la protection du tsar Alexandre, il revint en Angleterre, et entama avec le cabinet de Saint-James les pourparlers dont devait sortir le royaume des Pays-Bas. La mort de son père, le 9 avril 1806, en le faisant chef de sa maison, lui avait donné une situation politique dont il sut habilement profiter. Le soulèvement de la Hollande après Leipzig acheva de le réhabiliter en le rendant indispensable.
L'adhésion de ses compatriotes l'imposait aux Puissances. Le 30 novembre 1813, il débarquait sur la plage de Scheveningen, accueilli par ce cri d'Oranje boven, qui avait si souvent salué ses ancêtres les Stadhouders.
(page 264) Mais ce n'était plus en stadhouder qu'il revoyait sa patrie. La bourgeoisie, après la tentative avortée de la République batave, abdiquait dans ses mains. C'est en qualité de souverain (souverein vorst) qu'il allait rétablir l'indépendance nationale. En l'acclamant, d'ailleurs, ses compatriotes ne se doutaient pas qu'il arrivait en mandataire des Puissances et que la tâche qu'il avait assumée était beaucoup plus européenne que hollandaise. Moins d'un an après son débarquement, sans que Belges et Hollandais eussent été consultés, il prenait, sous le nom de Guillaume Ier, la couronne de roi des Pays-Bas.
La mission qui lui incombait était grosse de difficultés et de périls. Le succès en devait dépendre essentiellement de lui-même puisque, dans le gouvernement tel que l'avait réglé la Loi fondamentale, le moteur suprême était la personne même du monarque.
Qu'il se fît une haute idée de ses devoirs, qu'il fût décidé à les accomplir, qu'il identifiât l'intérêt de l'Etat avec celui de ses sujets, que sa sincérité fût entière quand il leur promettait de les considérer comme une seule famille, sans distinction de religion ou de nationalité, bref qu'il voulût traiter avec la même bienveillance et la même justice Belges catholiques et Hollandais protestants, durant les quinze années de son règne, sa conduite n'a cessé de l'attester. Rien n'est plus digne de respect que ses intentions, et s'il a certainement une grande part de responsabilité dans la catastrophe où finalement il sombra, du moins faut-il lui rendre cette justice que cette responsabilité fut involontaire ou, si l'on veut, inconsciente. Avec plus de génie, plus de souplesse ou plus d'énergie, eût-il pu d'ailleurs accomplir l'ouvre dont il était chargé ? Elle dépassait, semble-t-il, les forces humaines. Tout ce que l'on peut dire, c'est que son caractère et l'éducation qu'il avait reçue ne laissèrent pas de contribuer à son échec.
C'était un honnête homme et, à bien des égards, un homme intelligent : ce n'était pas un homme supérieur. Les influences qui avaient agi sur lui étaient surtout des influences prussiennes. Il s'était laissé dominer par elles et la conception qu'il se faisait du pouvoir royal était tout à la fois absolutiste (page 265) et patriarcale. Son idéal semble avoir été celui du Landesvater, se consacrant à faire le bonheur de ses sujets par voie administrative. Suivant la formule du grand Frédéric, il se considéra certainement comme le premier serviteur de l'Etat. Au fond, sous des apparences de simplicité et de bonhomie, il se rattache directement à la lignée des despotes éclairés du XVIIIe siècle.
Des ressemblances souvent très frappantes, surtout aux yeux des Belges, l'apparentent à Joseph II. Comme lui, il est un disciple de la Prusse. Et de là, son activité tournée tout entière vers l'utile, sa simplicité, son économie, son ardeur au travail, son dévouement à la chose publique. S'il affecte parfois de se considérer comme un monarque de droit divin, ce n'est que pour mieux légitimer son pouvoir, ce n'est pas pour entourer sa personne, comme le fait en France Louis XVIII, d'un éclat et d'une majesté qui lui paraissent aussi vains qu'ils répugnent à ses goûts personnels. Car par nature, il est pratique et prosaïque. Il n'est pas d'homme moins vaniteux, plus indifférent au mirage des apparences et des éloges. Il ne s'intéresse qu'au solide et au réel. Son penchant l'incline à confondre le bien-être avec le bonheur et à considérer la richesse comme la plus haute récompense du devoir.
Cette richesse qu'il aime, il excelle à se la procurer. C'est un économiste ou même plus simplement un homme d'affaires. Il se délecte à compulser des rapports industriels, des comptes de banques, des états de recettes et de dépenses. Et jugeant des autres par lui-même, il lui semble avoir tout fait quand il a multiplié pour l'Etat et pour ses habitants, les sources de la fortune. (Note de bas de page : On lui prêtait le mot : « Si je n'étais le roi, je voudrais être van Hoboken », c'est-à-dire le plus grand homme d'affaires de la Hollande. Mansvelt, Geschiedenis van de Nederlandsche Handelmaatschappij, t. I, p. 44 (Harlem, 1924). En 1826, Kaisersfeld dit « qu'il semble voir le but principal de la société dans ses intérêts matériels, et sa civilisation dans la culture des facultés de l'intelligence pour les appliquer à ces mêmes intérêts ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 274.)
(1). Au fond, le point de vue de ce souverain, c'est celui d'un financier et d'un bourgeois. Chez lui, tout se ramène à l'utile, mais à un utile qui s'évalue en chiffres. S'il s'intéresse à l'instruction, c'est surtout que l'instruction est indispensable au développement du commerce et de l'industrie, et par cela même à la mission essentielle de l'Etat.
L'Etat s'emparera donc de la formation des esprits, tant dans son intérêt propre que dans l'intérêt des sujets eux-mêmes. Et c'est au roi de veiller à ce que l'Etat accomplisse correctement sa tâche. En ceci l'abnégation de Guillaume est aussi remarquable que son étroitesse de vues. Chaque jour au travail, il s'y épuise, s'y disperse et finit par s'y perdre. Il n'a pas assez d'envergure pour voir les choses de haut et d'ensemble. Il n'a confiance qu'en lui-même et veut tout faire, ne comprenant pas que s'absorber dans le gouvernement c'est se condamner à se laisser entraîner par lui et à en perdre la direction. Il dégrade ses ministres au rang de simples commis. Il revoit lui-même leurs rapports et un moyen de lui faire sa cour, c'est d'y laisser de menues erreurs pour lui donner le plaisir de les corriger (H. T. Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. XIX (La Haye, 1913)).
Autour de lui, il ne veut que des gens médiocres ou des serviteurs. Ses conseillers ne sont là que pour l'approuver. Toute supériorité intellectuelle lui est importune, tout partage de son autorité insupportable. Il vit au plus mal avec son fils aîné, le prince d'Orange, dont il ne peut supporter le franc parler et la liberté d'allures, tandis que toutes ses complaisances vont au prince Frédéric, caractère obéissant, timide, effacé et respectueux. Malgré l'impopularité croissante de van Maanen, il met son point d'honneur à le couvrir parce qu'avec lui, nulle contradiction n'est à craindre. D'un autre de ses ministres, Mey van Streefkerk, on dit qu'il est comme une cloche qui ne tinte que frappée par la main du roi. Ainsi entouré, il n'entend et ne voit que lui-même. Infatué de sa sagesse, il se laisse entraîner par ses préjugés que personne ne combat. Ses intentions étant excellentes, il croit que son gouvernement l'est aussi. Il va imperturbable à une crise que personne n'ose ou ne peut lui faire prévoir et quand tout à coup il ouvrira les yeux, il se trouvera au bord de l'abîme.
(page 267) Il manque d'ailleurs autant de finesse que d'ouverture d'esprit. Il se croit populaire parce qu'il est facilement accueillant, sans morgue, sans grands airs et qu'il prend pour la voix du peuple, la voix des gens en place qui l'adulent lorsqu'il parcourt le royaume. En Hollande, elle correspondait certainement au sentiment public. Là, tout le monde lui faisait confiance. Il était le prince national, le restaurateur de l'indépendance, de la paix et du commerce. On ne lui demandait pas autre chose. Il comprenait ses compatriotes, qui étaient en même temps ses coreligionnaires. Son tort fut de n'avoir pas essayé de comprendre les Belges qui n'étaient ni l'un ni l'autre. Avec plus de pénétration et de tact, il aurait évité tout ce qui pouvait froisser ce peuple que sa religion, son histoire, ses intérêts, son tempérament avaient fait si différent de lui-même. Il crut que c'était assez pour se le concilier que de vouloir sincèrement son bien.
Trop honnête pour jouer la comédie et affecter d'être ce qu'il n'était pas, il s'indignait de voir le prince d'Orange, préférer le séjour de Bruxelles à celui de La Haye, fréquenter la noblesse et la haute bourgeoisie, amuser la ville par sa gaieté et ses aventures et s'attirer cette espèce de popularité un peu vulgaire qui avait jadis entouré Charles de Lorraine. Pour lui, au contraire, on eût dit qu'il lui suffisait d'imposer l'estime, bien moins utile à un prince que la sympathie. Sa cour était sérieuse, maussade, morne, sans grâce, figée dans une rigidité et une étiquette importées d'Allemagne et qui détonnaient au milieu d'une société habituée à prendre le ton à Paris. Il laissait trop voir son mépris pour ces élégances françaises qu'il dédaignait parce qu'il n'en saisissait ni le charme ni l'importance sociale.
Sa gravité ne choquait pas seulement, elle inquiétait. Les catholiques y voyaient une sorte d'affectation calviniste et quelle que fût la sincérité de sa tolérance, il ne parvint jamais à les en persuader. Le conflit qui le mit tout de suite aux prises avec l'Eglise, lui aliéna, dès le début de son règne, le clergé qu'il eût dû tout faire pour se concilier. Ce fut là sa faute initiale. Ce qu'on n'avait pu supporter de Joseph II, comment l'eût-on supporté d'un roi protestant ? Mais il faut reconnaître (page 258) aussi que ce conflit était inévitable. Il était la conséquence nécessaire de l' « amalgame » de deux peuples de confessions différentes. Fatalement, le roi des Pays-Bas devait gouverner contre l'Eglise de Belgique.
La même raison explique aussi qu'il ait favorisé dans l'Etat les Hollandais au détriment des Belges. Chez eux seulement, il était sûr de trouver ce dévouement à sa personne et cette concordance de principes qu'exigeait le bien du royaume. Plus instruits d'ailleurs, plus expérimentés aussi que leurs concitoyens du Sud, ils convenaient mieux à un régime dans lequel l'administration était toute-puissante.
Sans doute, en laissant plus de liberté au Parlement, en associant davantage au gouvernement la bourgeoisie belge, eût-on évité bien des froissements. Mais Guillaume, durant son séjour en Angleterre, avait contracté une aversion insurmontable du régime parlementaire. Si « par ostentation » et parfois par nécessité politique, il affecta un libéralisme qui trompa durant quelque temps ses contemporains, il était, comme le remarque très justement Hatzfeld, monarchiste par principe et l'on peut ajouter par tempérament. (Note de bas de page : Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 377. En 1825, von Galen constate que le roi « proclame son adhésion aux maximes modernes de la science politique en théorie, mais se garde bien de les mettre en pratique ». Ibid. 1825-1830, t. I, p. 213.)
Son gouvernement personnel était la conséquence et de ses tendances prussiennes et de sa nature intime. Son caractère et ses idées répugnaient également au caractère et aux idées des trois millions de Belges que l'Europe lui avait confiés. Son zèle, sa conscience, sa bonne foi et ses qualités mêmes ne firent que hâter une révolution qui ne surprit que lui. Il lui sembla qu'il gouvernait bien parce qu'il voulait bien gouverner. Au surplus, la prospérité matérielle du royaume ne prouvait-elle pas l'excellence de sa politique ? Il s'y tint malgré les protestations, convaincu de son bon droit et ne doutant pas qu'il suffisait de faire condamner par ses tribunaux les journalistes de l'opposition, pour étouffer le mécontentement public. Ayant la même foi que Napoléon dans la puissance de l'administration, il ne semble (page 269) pas s'être douté qu'il n'était pas Napoléon. Infatué de lui-même, obstiné, se laissant de plus en plus dominer par son amour-propre, il finit par mépriser les Belges qui ne voulaient pas s'en remettre à sa sagesse. (Note de bas de page : Sur son obstination et sa confiance en lui-même, tous les témoignages sont d'accord. D'après Bulwer, il est « one of those clever men who constantly do foolish things and one of those obstinate men who support one bad measure by another worse ». The life of Henry John Timple viscount Palmerston, t. II, 2ème édition, p. 2 (Londres, 1870).) Ce que de bons juges avaient prévu dès les premiers jours, il ne s'en rendit compte enfin que quand il était trop tard.