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Essai historique et politique sur la révolution belge
NOTHOMB Jean-Baptiste - 1833

Jean-Baptiste NOTHOMB, Essai historique et politique sur la révolution belge. Continuation

(Continuation parue en 1834 à Bruxelles, dans la troisième édition des Essais…)

Chapitre VI. Récapitulation : état de la question belge. - Tâche des générations contemporaines

(page 91) Considérées du point de vue où les actes secondaires s'effacent, les négociations que la révolution belge a fait naître présentent deux résultats : le traité du 15 novembre 1831 et la convention du 21 mai 1833. Les négociations de Londres sont succinctement résumées dans les deux brochures ayant pour titre: Lettre à lord Aberdeen, par VICTOR DE LA MARRE, février 1832 ; La Hollande et la Conférence, par GOUBAU DE ROSPOUL, avril 1833. Ces deux opuscules, dont le véritable auteur est M. Van de Weyer, renferment des particularités très curieuses qui n'ont pu trouver place dans cet ouvrage. Les négociations de Londres sont succinctement résumées dans les deux brochures ayant pour titre: Lettre à lord Aberdeen, par VICTOR DE LA MARRE, février 1832 ; La Hollande et la Conférence, par GOUBAU DE ROSPOUL, avril 1833. Ces deux opuscules, dont le véritable auteur est M. Van de Weyer, renferment des particularités très curieuses qui n'ont pu trouver place dans cet ouvrage.)

Le traité du 15 novembre, conclu avec les cinq grandes puissances, constitue le droit public du nouvel État belge par rapport à l'Europe.

Cet acte n'a pu dispenser la Belgique de conclure un traité direct avec la Hollande.

Ce traité direct n'ayant pu être conclu, la convention du 21 mai 1833 a créé un état intermédiaire.

Un état définitif eût sans doute été préférable, si le choix avait été possible ; mais ces sortes de situations intermédiaires, qui déconcertent les combinaisons purement logiques, semblent commandées par la force des choses ; les affaires humaines ne se font que graduellement et à l'aide d'inévitables transitions.

(page 92) La convention du 2l mai a laissé subsister le traité du 15 novembre comme droit public de la Belgique par rapport à l'Europe, et comme base des négociations directes à ouvrir avec la Hollande.

C'est ce que les négociations, reprises à Londres en juillet 1833 et suspendues au mois de septembre suivant, ont démontré.

La suspension des négociations a laissé la Belgique en jouissance de tous les avantages du statu quo du 21 mai.

Elle a été amenée par une cause étrangère au cabinet belge.

La Conférence a cru devoir mettre le gouvernement hollandais en demeure de remplir les engagements pris par lui de produire le consentement de la Diète germanique et des agnats de la maison de Nassau à la cession ou à l'échange du Luxembourg wallon.

C'est après cette mise en demeure que le gouvernement hollandais s'est adressé à la Diète et aux agnats pour obtenir le consentement nécessaire.

En l'absence de ce consentement, les négociations restent suspendues : suspension qui ne porte aucune atteinte au statu quo du 21 mai.

Ainsi, pas d'abandon du statu quo avant l'arrangement définitif.

Pas de reprise des négociations à Londres pour parvenir à cet arrangement, qu'après l'adhésion de la Diète germanique et de la maison de Nassau aux stipulations territoriales.

Tel est le double principe sur lequel doit reposer la politique du cabinet belge, politique résumée en ces (page 93) termes dans la réponse faite par le Roi à l'adresse de la Chambre des représentants, le 19 février 1834 : « Je ne consentirai point à ce que mon gouvernement se désiste en aucune manière, avant l'arrangement définitif, de l'état de possession qui nous est garanti. »

Il faut encore en conclure :

Que tout désistement d’une partie du statu quo avant l'arrangement définitif, serait prématuré ;

Que toute reprise des négociations, avant la solution de la question du Luxembourg par la Diète et les agnats, serait également prématurée.

De sorte que l'interruption pure et simple des négociations se prolongera tant que le gouvernement hollandais n'aura pas rempli la condition dont l'accomplisscnient préalable a été exigé en septembre 1833.

La Belgique, d'ailleurs, est sans intérêt direct dans les difficultés qui retardent la solution de la question luxembourgeoise par la Diète et les agnats.

La principale de ces difficultés consiste à savoir si la rive droite de la Meuse sera réunie en entier à la Hollande, sans égard à l'échange supposé avec une partie du Luxembourg, ou bien réunie à la Confédération germanique comme substituée au Luxembourg wallon.

Question grave sans doute pour l'Allemagne, pour la Hollande, pour la France aussi, qui, si elle n'était point liée par le traité du 15 novembre, aurait à examiner jusqu'à quel point il peut lui convenir que la Confédération germanique prenne position sur la Meuse ; question dont toute l'importance n'a peut-être pas frappé les esprits.

Spectateurs, en quelque sorte, de ces débats, nous (page 94) n'avons qu'à nous maintenir dans la situation négative que nous a faite la convention du 21 mai ; nous en sortirons le, jour où l'on viendra nous dire : Voici le consentement de la Diète germanique et des agnats de la maison de Nassau à la cession du Luxembourg wallon.

La question luxembourgeoise avait servi, en 1830, de point de départ aux négociations, qui sont venues en 1833 se heurter au même obstacle.

On a souvent reproché à la diplomatie belge d'avoir inconsidérément compliqué la question belge proprement dite de la question luxembourgeoise ; on a dit que, si le Luxembourg était resté en dehors de la révolution, si la question luxembourgeoise n'était pas venue compromettre la question belge, le nouvel État serait depuis longtemps constitué.

Il n'est donc pas hors de propos de soumettre cette question, durant cette espèce d'entr’acte diplomatique, à un nouvel examen, d'entreprendre de prouver que la révolution belge a consulté et son droit et son intérêt, que l'occupation du Luxembourg n'a été ni un crime politique, ni une faute.

En confirmant, dans sa séance du 18 novembre 1830, la prise de possession du Luxembourg, le Congrès national a invoqué le fait ancien et la volonté actuelle : le fait ancien, car le Luxembourg faisait, en1790, partie intégrante des Pays-Bas autrichiens, sans avoir avec l'Allemagne des rapports autres que ceux qu'avaient toutes les provinces

(Note de bas de page : e duché de Luxembourg, depuis sa réunion aux États de Bourgogne, sous Philippe le Bon, l461, a partagé le sort des provinces méridionales des Pays-Bas. (Voyez t. I, p. 122)

Il était placé depuis 1548, avec ces provinces, dans le cercle de Bourgogne, tandis que la principauté de Liége, qui formait un État distinct des Pays-Bas, faisait partie du cercle de Westphalie.

Il est compris dans les traités sous la dénomination générale de Pays- Bas, et notamment dans le traité d'Utrecht, du 11 avril 1713, par lequel les Pays-Bas ont été cédés à la maison d'Autriche.

Connue partie intégrante de la Belgique, il a été réuni à la République française par la loi du 9 vendémiaire an IV (1e octobre 1795), intitulée: Loi sur la réunion de la Belgique et du pays de Liége à la République. Le traité de Campo-Formio, du 17 octobre 1791, art. 3, et celui de Lunéville, du 9 février 1801, art. 2, ont sanctionné cette réunion en y comprenant le Luxembourg sous la dénomination générale de Pays-Bas autrichiens ou de ci-devant provinces belgiques.

Le système qui tend à faire considérer l'ancien duché de Luxembourg comme un État distinct des Pays-Bas autrichiens ou espagnols n'a aucun fondement historique.

Le président Neny, dans ses Mémoires historiques et politiques sur les Pays-Bas autrichiens, ne fait aucune distinction entre le duché de Luxembourg et les autres provinces.

La province de Luxembourg n'a eu de rapports particuliers avec l'Allemagne qu'en vertu des traités de 1815 qui l'ont considéré comme substitué aux quatre anciennes possessions de la maison de Nassau: Hadamar, Siegen, Dietz et Nassau-Dillenbourg. (Art. 5 de l'acte général du 9 juin 1815.)

Il est à remarquer que ces quatre principautés n'avaient, sur une surface de 45 milles carrés, qu'une population de 120,000 habitants, tandis que le Luxembourg, non compris le duché de Bouillon, en avait une de 269,000 habitants, sur une étendue de 129 milles carrés. (SCHOELL, Histoire abrégée des traités de paix, t. XI, p. 123 et 124.)

Le grand-duché de Luxembourg, tel qu'il est réduit par le traité de Londres du 15 novembre 1831, comprend une population d'environ 150,000 habitants: c'est plus que l'équivalent des anciennes possessions nassauviennes. (Fin de la note).

La volonté actuelle, car les (page 95) populations luxembourgeoises se sont volontairement, sans provocation extérieure, associées aux événements de 1830.

L'occupation du Luxembourg était un fait d'une haute (page 96) portée politique ; produit inévitable du mouvement qui entraînait le royaume des Pays-Bas, il devait être accepté par les hommes qui ont entrepris de faire sortir de ce mouvement un état nouveau. La question a été tardivement éclaircie ; cependant elle renferme un intérêt belge, un intérêt français, qu'il est impossible de méconnaître.

Un ministre de Louis-Philippe a résumé par ce trait rapide les conséquences de la révolution de 1830 :

« Vous me demandez ce que la France a gagné au dehors ? La destruction du royaume des Pays- Bas, cette grande hostilité contre la France. » (Note de bas de page : Paroles de M. Thiers. Voyez aussi la brochure: De la Monarchie de 1830. A peine y est-il fait mention de la question du Luxembourg.)

Si cette réponse était exacte, l'œuvre diplomatiqu de la révolution de 1830 serait incomplète.

Le royaume des Pays-Bas n'était pas la « seule hostilité », si nous pouvons parler ainsi, élevée sur nos frontières contre la France en 1814 ; il existait une autre hostilité non moins redoutable peut-être, le grand-duché de Luxembourg.

Jetez les yeux sur la carte de l'Europe telle qu'elle a été reconstituée en 1814 ; vous y verrez que le grand-duché, de Luxembourg occupe environ 25 lieues, le royaume des Pays-Bas environ 50 lieues sur les frontières Nord-Est de France ; ainsi, par rapport à l'étendue des frontières, le grand-duché seul a l’'importance de la moitié du royaume entier. (Note de bas de page : II s'est même agi au Congrès de Vienne de placer la Belgique et peut-être le royaume des Pays-Bas dans la Confédération germanique; on lit dans SCHOELL, Congrès de Vienne, t. l, p. 17 : « On a proposé de faire entrer dans la Confédération germanique la Belgique et peut-être les Pays-Bas, en général, et cette idée paraît excellente; si on y donnait suite, ce pays devrait former un nouveau cercle de Bourgogne, dont le prince souverain des Pays-Bas serait le chef. »)

(page 97) Une stipulation particulière rendait même le grand-duché de Luxembourg plus hostile que le royaume des Pays-Bas : le grand-duché, comme État fédéral, était compris dans le système militaire de la Confédération germanique, qui s'était réservé la propriété de la forteresse du Luxembourg et qui, dans certains cas, aurait pu faire occuper celle de Bouillon, sous les murs de Sedan. .

La ligne des forteresses élevées dans le royaume des Pays-Bas et qui, par un coup de main, pouvaient tomber au pouvoir de la France, était moins menaçante que le droit illimité d'occupation assuré à la Confédération dans le grand-duché.

Enfin ; la partie de la France qui correspond au grand-duché de Luxembourg est plus vulnérable que celle qui correspond au royaume des Pays-Bas ; le pays de Luxemhourg, c'est le chemin par lequel la première coalition, presque sans résistance, envahi la France en septembre 1792, invasion plus .facile encore depuis que plusieurs forteresses secondaires, telles que Sierck et Rodemacher, sont démantelées.

Ainsi, non pour rentrer dans un système de conquête, mais pour se faire jour de ce côté, pour respirer, pour se mouvoir à l'aise, dans les limites de 1790, la France devait appuyer la révolution belge dans la double action qu'elle prétendait exercer sur le système de 1815, demander la destruction et du royaume des Pays-Bas (page 98) et, autant que possible, du grand-duché de Luxembourg : double hostilité élevée contre elle en 1815, double précaution que l'ancienne Europe n'avait point prise contre l'ancienne France.

Cette double œuvre de destruction, nous l'avons entreprise sans consulter le gouvernement français, nous l'avons poursuivie malgré lui ; plus tard seulement il est venu se joindre à nous. mais la première faute était commise.

En conservant la possession du Luxembourg, la Belgique, comme nous l'avons dit, avait pour elle le fait ancien et la volonté actuelle ; elle avait contre elle le texte des traités de 1815 ; mais jusqu'à quel point pouvait-on lui opposer ces traités ? Le grand-duc lui-même s'était désarmé à l'avance, en les violant, à .l'égard du Luxembourg, pendant quinze ans, et pendant quinze ans la Diète germanique avait toléré cette violation, l'avait, en quelque sorte, sanctionnée par son silence.

Pour se conformer à ces traités, le roi grand-duc aurait dû constituer à part le grand-duché de Luxembourg, créer des États luxembourgeois, aux termes de l'article 13 de l'acte fédéral, en un mot, gouverner le grand-duché comme une principauté distincte du royaume des Pays-Bas. Au lieu de cela, qu'a-t-il fait ?

Il a incorporé le grand-duché au royaume, il a (page 99) appliqué au grand-duché les conditions mises à la fondation du royaume par les huit articles de Londres du 21 juillet 1814.

(Notes de bas de page) l serait fastidieux d'énumérer tous les faits qui attestent que pendant quinze ans le grand-duché de Luxembourg a été considéré comme partie intégrante du royaume des Pays-Bas et comme l'une des neuf provinces méridionales.

La révision de la loi fondamentale de 1814, qui a sanctionné la réunion des provinces méridionales et septentrionales, a été faite en commun, par l'établissement d'une commission où siégeait un Luxembourgeois (arrêté du 22 avril 1815) et par la convocation des notables indistinctement (proclamations du 27 juillet et du 24 août 1815; voyez le tableau du relevé des votes par provinces, t. I, p. 66).

Le principe d'une représentation égale à celle des provinces septentrionales ayant été admis par les provinces méridionales, le grand-duché de Luxembourg a été appelé à nommer 4 députés dans les 55 attribués à ces dernières. .

La question de la séparation des provinces méridionales d'avec les provinces septentrionales ayant été, en septembre 1830, soumise aux États-Généraux, les 4 députés luxembourgeois ont pris part au vote.

Enfin, les 55 députés des provinces septentrionales s'étant constitués à part le 20 octobre 1830, les 4 députés luxembourgeois se sont abstenus de siéger.

C'est en vertu de l'article 6 des huit articles du 21 juillet 1814 que le grand-duché de Luxembourg a, pendant quinze ans, contribué au payement des dettes mises à la charge du royaume des Pays-Bas et que les forêts domaniales situées dans le grand-duché ont été vendues au profit du trésor général. (Fin de la note).

Il a aboli le droit spécial de succession en proposant la loi du 25 mai 1816. (Note de bas de page : Le texte de cette loi est rapporté, t. I, p. 123.).

Ill a dépouillé le grand-duché de son caractère germanique, pour en faire une province belge. Cette réunion ne s'est pas opérée à huis-clos, mais à la face de l'Europe ; pas un cabinet ne l'a ignorée ; pas un cabinet n'a protesté. Le principe de l'incorporation était tellement passé dans le droit public, que, dans les traités de limites conclus avec la Prusse en 1816, le grand-duché de Luxembourg est compris dans la dénomination générale du royaume des Pays-Bas.

(Note de bas de page On lit dans le traité conclu le 26 juin 1816 avec la Prusse:

« Art. 5. Oberbillig, situé sur la rive droite de la Moselle, appartiendra au royaume des Pays-Bas, … la commune de Vianden, située à cheval sur l'Oure, appartiendra également an royaume des Pays-Bas.

« Art. 28. L'île de Remichen, dépendante de la commune du même nom, etc., appartiendra au royaume des Pays-Bas. .

« ... La petite île située près d'Echternath... continuera d'appartenir au royaume des Pays-Bas. » (Fin de la note).

La réunion du Luxembourg au royaume des Pays-Bas (page 100) son assimilation aux provinces méridionales, a donc été le fait, non de la révolution de 1830, mais de la volonté du Roi grand-duc, volonté respectée pendant quinze ans. S'il y a eu violation des traités, elle date de 1815 : la Confédération doit s'en prendre au Roi grand-duc, et le Roi grand-duc à lui-même.

Par cette incorporation, le Roi grand-duc avait d'avance associé le grand-duché aux destinées belges ; si cette province avait été constituée comme État à part, la nature des choses l'aurait peut-être tenue en dehors d'une révolution qui eût éclaté dans le royaume des Pays-Bas ; le grand-duché étant réuni au royaume, le même mouvement devait nécessairement emporter l'un et l'autre. Et lorsque le roi Guillaume a imploré l'aide de la Confédération pour reconquérir le Luxembourg, la Diète était en droit de répondre : « Il y a eu faute de votre par ; il ne fallait pas chercher à libérer le grand-duché des liens germaniques et le condamner à subir le sort du royaume des Pays-Bas ; nous ne vous devons plus rien. » Nous ignorons si c'est là ce que la Diète a répondu au Roi grand-duc ; ce que nous savons, c'est qu'il a vainement réclamé les secours fédéraux en 1830 et 1831. Elle s'est bornée, en novembre 1830, à faire une espèce d'appel à la Conférence de Londres, déclinant ainsi sa propre compétence.

(page 101) La révolution belge a pris les choses dans l'état où les avait mises le Roi grand-duc ; elle n'a point opéré la réunion du Luxembourg à la Belgique ; elle l'a maintenue. Pouvait-elle répudier les Luxembourgeois en leur disant : « C'est par erreur que celui qui a été notre maître nous a confondus dans la même communauté. » La Belgique n'a point fait appel au Luxembourg ; il est venu à elle. .

Qu’on le remarque bien, nous ne nous prévalons point de l'existence des traités de 1815 pour revendiquer le Luxembourg (Note de bas de page de la quatrième édition : On s'est plu souvent à attribuer cette absurdité à l'auteur de cet ouvrage.(Note de la 3" édition.) - Voyez la discussion de la question du Luxembourg au Congrès national et le discours de M. Nothomb du 17 novembre 1830, p. 4 du Recueil des discours. (Note de la 4° édition.) ) ; c'est de la violation de ces traités que nous nous prévalons. Les traités de 1815 avaient séparé le Luxembourg des provinces belges ; malgré ces traités, le roi Guillaume a considéré le Luxembourg comme partie intégrante des provinces belges ; la révolution a adopté le système du roi Guillaume, en le rétorquant contre lui.

Avant de s'être enquis des faits, le ministère dont M. Laffitte était le chef, s'est prononcé contre nous, dès le mois de novembre 1830, à une époque où même aucun rapport diplomatique n'était établi avec la Belgique. Les deux commissaires de la Conférence, qui sont venus, au nom des cinq puissances, prier la révolution belge de s'arrêter, n'étaient point autorisés à comprendre le grand-duché dans la suspension d'armes, et ils parvinrent à en écarter toute mention expresse (page 102) dans les actes du 10 et du 11 novembre. La Conférence félicita ses commissaires de ce succès ; voici ce qu' on lit dans le protocole n° 3, du 17 novembre :

« Les plénipotentiaires ont, en outre, jugé nécessaire d'approuver le soin qu'ont eu MM. Cartwright et Bresson, d'écarter des projets de réponse qui leur ont été présentés pendant leur dernier séjour à Bruxelles toute mention du grand-duché de Luxembourg. Ce duché fait partie de la Confédération germanique, sous la souveraineté de la maison d'Orange~Nassau, en vertu de stipulations différentes de celles du traité de Paris et des traités subséquents qui créent le royaume des Pays-Bas. Il ne saurait, par conséquent, être compris aujourd'hui dans aucun des arrangements qui ont ou qui auront rapport à la Belgique, et nulle exception ne sera admise à ce principe. »

Bien que le Luxembourg fût, par le défaut de mention, exclu de la suspension d'armes, bien que le protocole du 20 décembre, en posant le principe de l'indépendance belge, celui du 20 janvier, en fixant les bases de séparation, eussent dénié tout droit à la Belgique sur le Luxembourg, le gouvernement, appuyé sur le Congrès, s'est maintenu dans sa possession, et, par sa résistance, il a donné à de nouvelles combinaisons le temps de naître et de se développer.

Mieux instruit des faits, le cabinet français a d'abord soutenu que le duché de Bouillon n'avait point été donné au grand-duché de Luxembourg proprement dit, mais au royaume des Pays-Bas, et il a demandé que la forteresse de Bouillon, avec un territoire convenable, restât (page 103) à la Belgique.

Note de bas de page) Le premier traité de Paris du 30 mai 1814, art. 3, avait cédé à la France une partie du duché de Bouillon (le canton de Gedines).

L'acte général du Congrès de Vienne, du 9 juin 1815, article 69, déclara que la partie non cédée à la France serait réunie au grand-duché de Luxembourg.

Le deuxième traité de Paris du 20 novembre 1815, art. 1e, plaça tout le duché de Bouillon hors des frontières de France.

Le recès général de la commission territoriale de Francfort, du 20 juillet 1819, art. 34, assigna au roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg, la partie du duché de Bouillon enlevée à la France par le deuxième traité de Paris, mais sans déclarer si cette partie serait considérée comme réunie au grand-duché ou au royaume proprement dit. Il y avait donc, en effet, une distinction à faire entre la partie du duché de Bouillon, détachée de la France par le premier traité de Paris, et celle qui ne l'a été que par le deuxième. (Voyez t. l, p. 247 n.,le texte de la réserve faite par la France dans son adhésion aux bases de séparation.) (Fin de la note)

L'on commençait à comprendre qu'il était de l'intérêt de la France d'écarter de ses frontières la Confédération germanique. C'est sous cette réserve que le ministère Périer adhéra aux bases de séparation, adhésion consignée aux protocoles n° 20 et 21, du 17 mars et du 17 avril1831.

L'élection du prince qui nous gouverne est venue nous donner de plus belles espérances ; la Diète germanique aurait pu se prévaloir de la faute commise par le roi Guillaume en incorporant le grand-duché aux provinces belges, et, dans l'intérêt du repos général, elle aurait pu se prêter à un arrangement qui eût fait entrer le roi des Belges dans l'union allemande. Nous avons vu la France presque indifférente en octobre 1830 ; ici elle devait nous devenir hostile : deux jours après l'inauguration de la royauté belge, le gouvernement français annonça aux Chambres que le roi (page 104) des Belges ne ferait point partie de la Confédération germanique, et cependant il eût été difficile de donner à la Belgique le Luxembourg en entier sans y mettre cette condition. La campagne du mois d'août a déjoué une combinaison que la France n'eût probablement point sanctionnée.

Le cabinet français restait néanmoins convaincu qu'il était de son intérêt d'avoir le nouvel État belge pour voisin dans le Luxembourg ; de là l'échange supposé entre une partie du Luxembourg et une partie du Limbourg, et le morcellement de ces deux malheureuses provinces. Ici encore les notions positives ont manqué ; c'est sur une réclamation partie de Bruxelles que la délimitation projetée d'abord a été subitement rectifiée, mais presque au hasard (Notes de bas de page : On s'est même servi d'une ancienne carte aujourd'hui inexacte. Aux termes de l'article 2 des vingt-quatre articles, la route d'Arlon à Bastogne doit appartenir à la Belgique, et le village de Martelange au grand-duché, ce qui suppose que ce village est situé à droite de la route en partant d'Arlon, et non à. gauche, comme il l'est par suite d'un changement fait en 1828. (Note de la 3e édition.) Comme il y a néanmoins quelques maisons à droite ou à l'est, on finit par admettre qu'il existe deux Martelange, dont l'un, le principal, à l'ouest de la route, resta à la Belgique, dont l'autre, à l'est, retourna au grand-duché. Art. 1e du traité de La Haye du 5 novembre 1842 (note de la quatrième édition).)

[11] ; la ligne aurait dû être tirée, non vers la route de Longwy, mais vers la route de Thionville ; la Belgique neutre eût couvert ces deux places et toute cette partie de la France, en touchant presque à la Moselle et en s'interposant entre la France et l'Allemagne. Le territoire belge, d'après la délimitation adoptée, finit au pied de Longwy, ne couvrant qu'imparfaitement cette forteresse ; de cette place (page 105) jusqu'à la MoseJle, la France reste en contact avec le territoire germanique. (Note de bas de page de la quatrième édition : L'idée première de la Conférence avait été de tenir compte des langues, d'attribuer à la Belgique ]e Luxembourg wallon et au grand-duc le Luxembourg allemand, en suivant les frontières de l'arrondissement d'Arlon, qui serait resté tout entier au grand-duché ; par suite de la rectification, cet arrondissement fut partagé.)

Si donc on nous posait cette question : qu'est-ce que la .France a gagné au dehors ? Nous répondrions : la . destruction du royaume-uni des Pays-Bas et d'une partie du grand-duché de Luxembourg.

Nous. ajouterions : la France aurait peut-être pu obtenir davantage, mais tel qu'il est, mais quelque imparfait qu'il soit, le résultat est bon, et elle doit le maintenir.

Nous avons dit que le Luxembourg avait été tacitement exclu de la suspension d'armes de novembre 1830. Lorsque, à la suite des mesures coercitives, il s'est agi de conclure un arrangement provisoire avec la Hollande, la même exclusion résultait des projets proposés, et ,c'est sur la demande de notre gouvernement que l'article explicatif qui étend l'arrangement au grand-duché a été ajouté à la convention du 21 mai. Le gouvernement du Roi a donc obtenu ce que le gouvernement provisoire avait vainement sollicité dans les premiers jours de l'omnipotence révolutionnaire.

Résumons la marche des événements dans leur rapport avec le Luxembourg. Malgré le silence de la première suspension d'armes, et sans égard à l'opinion du ministère Laffiffe, la Belgique s'est maintenue dans le Luxembourg ; la question a été tardivement comprise ; le traité du 15 novembre est venu nous assurer (page 106) la souveraineté de la partie wallonne ; la convention du 21 mai, la possession de la province entière jusqu'à l'arrangement définitif. En 1830 et 1831, le gouvernement belge avait tout contre lui ; aujourd'hui il a tout pour lui, il a la garantie de deux puissances contre toute évacuation forcée ; il dispose lui-même de moyens qu'il n'avait point en 1831. Rien ne pourrait aujourd'hui justifier un abandon volontaire du Luxembourg en entier. Et cet abandon, qu'on le remarque bien, ne serait pas sans danger pour la cause belge dans la Belgique même. Nous avons parlé de l'intérêt français longtemps méconnu ; on ne s'est peut-être pas non plus assez rendu compte de l'intérêt belge. On n'a peut-être pas assez senti, en Belgique même, tout ce que nous a donné, tout ce que nous donne de force l'occupation du Luxembourg. Cette occupation a mis la Belgique à couvert dans le midi, sur plus de vingt lieues de frontières ; elle a enlevé dans le midi tout accès au roi Guillaume. Si le Luxembourg était resté en dehors de la commotion ; si la domination de la maison d'Orange y était restée debout ; si les frontières des provinces de Liége et de Namur avaient été en contact avec un territoire occupé par nos ennemis, que serait devenue la Belgique, libre seulement du côté de la France, pressée partout ailleurs par la Hollande, ne pouvant se mouvoir sans heurter ses adversaires, dans la Flandre zélandaise, dans le Limbourg, dans toute l'étendue du Luxembourg ? Le Luxembourg demeurant au pouvoir du roi Guillaume, la restauration eût été moins impossible. Au XVIe siècle et en 1789, cette province était restée immobile ; la domination ; espagnole, la domination (page 107) autrichienne s'y étaient retranchées ; le duc d'Albe, don Juan d'Autriche et le maréchal Bender ont trouvé un chemin ouvert pour marcher vers le centre de la Belgique. Ce chemin, la révolution l'a fermé ; l'abandon du Luxembourg eût donné au roi Guillaume cette position formidable qu'avaient eue don Juan d'Autriche et Bender.

Ainsi, la révolution belge, en se maintenant dans le grand-duché, s'est protégée elle-même ; elle a obéi à une loi suprême : celle de la conservation personnelle. Elle avait le droit pour elle ; mais, en l'absence du droit, elle eût subi une nécessité qui n'était point son ouvrage. Après quinze années d'existence commune, elle ne pouvait, aux jours de la tempête, rompre le câble qui attachait le Luxembourg à la Belgique.

La diplomatie belge pourra donc avouer devant l'histoire l'occupation du Luxembourg ; elle pourra défendre cet acte au nom du droit et au nom de l'intérêt.

C'est un malheur que cette question soit venue suspendre les négociations en 1833 ; mais cette difficulté n'eût-elle point existé, un ajournement n'en était pas moins inévitable ; la question luxembourgeoise n'a été qu’un prétexte pour le cabinet de La Haye. La Belgique peut, toutefois, se féliciter de l'état négatif où elle se trouve ; l'hypothèse donnée, on ne pouvait lui faire de position moins désavantageuse. Cet état négatif, cependant, n'est pas sans dangers ; mais ces dangers sont d'un genre tout particulier. Ils ne peuvent être prévenus que par une appréciation nette, impartiale des faits, que par cette patience, cette modération d'esprit qui sait attendre (page 108) le lendemain et qui, au besoin, consent à sacrifier les petites choses pour ne pas compromettre les grandes : vertus politiques bien rares au temps où nous vivons.

La convention du 2l mai a rendu le désarmement possible ; la convention de Zonhoven l'a réalisé, et c' est parce que ce résultat était un bien inappréciable, que l'on a pu, à l'égard de ce dernier acte, passer sur quelques vices de forme.

Le désarmement a placé la Belgique dans une position qui lui. permet d'attendre, sans craindre l'épuisement financier : avantage que n'a peut-être aucun des autres Etats engagés dans les embarras politiques. La Hollande a maintenu, ou à peu près, ses armements, comme si la convention du 21 mai n'existait point ; et cependant, pour anéantir cet acte, il ne faudrait rien moins qu’un événement extraordinaire en Europe, un événement de nature à faire éclater immédiatement, nécessairement, cette guerre générale tant prédite depuis quatre ans, un événement qui associerait, dans cette grande lutte, le roi Guillaume aux puissances du Nord, et qui le mettrait en hostilité avec l'Angleterre et la France ; sans doute, à cette extrémité, la. convention du 2l mai se trouverait rompue par la force des choses.

On ne manquera point de citer l'invasion d'août 1831 ; on dira : si, à cette époque, le roi Guillaume a violé les engagements pris envers les cinq puissances, pourquoi ne violerait-il pas les engagements contractés depuis avec deux de ces puissances ? .

La suspension d'armes, conclue par de simples déclarations en novembre 1830 et que la Conférence avait déclaré indéfinie, n'existait au mois d'août 1831 que (page 109) tacitement ; nous ne prétendons point disculper le gouvernement hollandais ; un engagement tacite doit être aussi sacré qu'un engagement formel ; cependant, la mauvaise foi qui méconnaît l'engagement tacite, respecte souvent l'engagement formel. De ce que le roi Guillaume a violé, en août 1831, les engagements pris tacitement envers les cinq puissances, peut-on induire, d'une manière certaine, qu'il soit disposé à violer les engagements contractés depuis formellement avec deux de ces puissances ? Il ne pourrait être entraîné à cette violation que par un événement extraordinaire, précurseur d'une guerre universelle.

Cette éventualité, nous ne l'ignorons point, entre dans les calculs du chef du cabinet de La Haye ; mais jusqu'aujourd'hui les faits lui ont donné le plus insultant démenti.

Si nous avions à personnaliser la politique hollandaise, nous supposerions qu'il existe un homme d'État, déçu, depuis trois ans, dans toutes ses espérances ; pour tracer le portrait de ce personnage, en ce moment imaginaire, nous dirions : tous les événements lui ont fait faute ; favorables à ses adversaires, il en niait l'efficacité ; défavorables, il en exagérait la portée. Il a cru que les révolutions de France et de Belgique étaient, à l'intérieur, sans condition d'ordre ; au dehors, sans principe de réconciliation avec l'Europe. Il a vu, au signal de la France, surgir plusieurs révolutions qui toutes sont tombées, hors une seule, et il s'est demandé pourquoi celle-ci resterait debout. Il a cru que le principe révolutionnaire avait été abattu dans les champs de Louvain, il l'a laissé pour mort sur les ruines de Varsovie. (page 110) Des insurrections de Lyon, des journées de juin et d'avril, il a vu sortir l'anarchie ; il l'a vue planer sur la France ; le nuage a éclaté, mais pour se dissiper. En idée, cet homme d'État est descendu avec la duchesse de Berry dans les champs de la Vendée ; il a assisté à la lutte des deux frères qui se disputent le Portugal ; il a couvert d'applaudissements, sous les voûtes de Westminster, les orateurs qui refusaient aux peuples britanniques la réforme électorale. L'incendie semble s'éteindre dans l'Occident, et voilà que l'Orient s'embrase ; il espère que ceux qu'il invoque comme protecteurs de sa cause regagneront sur les rives du Bosphore l'ascendant qu'ils ont perdu sur celles de l'Escaut. Miguéliste à Lisbonne, tory à Londres, carliste dans la Vendée et en Espagne, républicain à Paris, partout tacitement associé à toutes les mauvaises causes, partout il a été vaincu. Toutes les chances de guerre civile et de guerre générale, il les accueille successivement avec joie, il les voit disparaître une à une. Il en est une surtout qui était venue relever son espoir : tout à coup, vers le milieu de l'année dernière, de grands événements sont annoncés. Les chefs des trois principaux gouvernements du Nord se sont réunis ; il faut en appeler de la conférence des plénipotentiaires au congrès des rois : nouvelle chance qui se présentait après tant de chances perdues ; ainsi le cercle a semblé subitement se rouvrir. (Congrès de Munchengräz, 1833).

Cet exposé, est-ce le tableau réel ou fantastique du passé ? Ce portrait, est-ce une fiction ou une réalité.

Note de bas de page M Van de Weyer, dans l'ouvrage La Hollande ct la Conférence, publié en mars 1833 sous le nom de F. Goubau de Rospoul, avait fait également un portrait de Guillaume 1er comme homme d’État. Bien qu'offrant des traits communs, les deux portraits diffèrent quant à la forme.

« C'est un étrange spectacle, dit M. Van de Weyer, que celle longue obstination du roi Guillaume, que celte persévérance inébranlable à résister aux instances, aux conseils, aux menaces de ses meilleurs amis! C'est chose curieuse de se rappeler de quel œil impatient et avide il a suivi la marche de tous les événements arrivés depuis deux ans, dans l'espoir de voir naître quelque catastrophe qui lui permît de réaliser ses vœux secrets et de faire expier aux Belges, dans les murs même de Bruxelles, le crime d'avoir voulu remonter au rang de peuple indépendant ! Il épiait avec inquiétude les moindres mouvements de l'Europe; partout où se trahissait un peu d'agitation, il entrevoyait une révolution, une guerre, que sais-je? Un embarras, un accident, un discours d'opposition, un article de gazette, un rien, tout lui était bon pour y rattacher ses illusions. Il n’est pas de mauvaises passions auxquelles il n'ait applaudi en secret; pas d'émeute à laquelle il n'ait souri ; pas de malheur qui ne fût pour lui une source de joie; tantôt c'est le procès des ministres en France; tantôt la chute de Varsovie; plus tard, les troubles de la Vendée et les journées du mois de juin; ici, le bill de réforme et la retraite du ministère Grey; là, une grande perte pour la France, la mort de Casimir Périer; puis, l'expédition de la duchesse de Berry; enfin, la situation de l'Irlande, qu'il s'exagère à dessein; et lorsque l'Europe lui manque, et qu'il n'y a trouvé que désappointements, il tourne ses regards vers l'Orient et dit à son ministre: « Verstolk, ne vois-tu rien venir? »

« Mais tout dort, et l'armée, et les, vents, et Neptune!

« Partout la paix, le repos partout, hormis dans l'imagination malade du roi Guillaume. Tandis qu'il espérait en vain des changements dans le monde politique, il s'en opérait un naturellement dans l'opinion de ses sujets. Cc changement, produit du temps, de la réflexion, de souffrances réelles, il n'y croira point; il en méconnaîtra la source et la nature. » (Extrait de la brochure: La Hollande et la Conférence, p. 81-83.) (Fin de la note)

(page 111) Le mystère enveloppe encore les congrès dont l'Allemagne a été le silencieux témoin. Ces réunions, si pompeusement annoncées, ont été un peu tardives ; elles auraient pu alarmer, il y a deux ans, quand la Conférence de Londres s'est dissoute à la suite d'un grave dissentiment. Alors avait été posée une haute question de suprématie politique ; alors il y avait lieu d'en appeler (page 112)

de l'assemblée des plénipotentiaires à l'assemblée des rois. Par la mesure décisive qui a marqué la fin de l'année 1832, la France et la Grande-Bretagne ont ressaisi une prépondérance que l'année 1833 n'a fait que fortifier. Entreprendre aujourd'hui d'anéantir l'œuvre de la Conférence de Londres, serait arriver au moins deux ans trop tard.

Cette considération doit inspirer toute sécurité sur notre avenir et sur celui des deux grands peuples qui protègent notre cause : la question de la nationalité belge est chose jugée, il n'y a pas de tribunal assez haut placé pour évoquer à lui ce procès. Le temps des congrès de Laybach et de Vérone est passé : les situations sont changées ; telle position est défensive d'offensive qu'elle avait été,.

Le sort de la Belgique est désormais à l'abri de ces éventualités qui soutiennent les espérances de notre adversaire. La convention du 21 mai l'a laissé seul en face de l'Europe et de son propre peuple : la question dynastique, qu'il éludait depuis deux ans, a été posée entre lui et la Hollande, entre lui et l'Europe. Pendant deux ans, if avait fondé sa résistance sur des questions d'intérêt national ; de là sa force, de là l'unité qui a existé entre lui et la nation hollandaise. Sa résistance a changé d'objet. Cette unité doit se rompre, et le dénouement, si longtemps attendu, sera probablement le résultat de l'épuisement financier, d'une réaction intérieure, lente, légale, mais inévitable, mais irrésistible.

Pour que la Belgique puisse attendre les effets de cette réaction, il faut qu'elle ne se consume pas dans des convulsions intérieures, qu'elle ne s'épuise point par des (page 113) sacrifices pécuniaires, qu'elle n'alarme pas le crédit public, qu'elle n'arrête pas l'essor de son industrie et de son commerce ; il faut aussi qu'elle évite, autant que l'honneur bien entendu le lui permet, tous les conflits , qui entrent dans les prévisions du roi Guillaume.

La question belge est maintenant tout intérieure ; c'est au milieu de nous, que se décident nos destinées. Nous faisons, de l'aveu de l'Europe, un essai d'indépendance ; nous pouvons convertir cet essai en un résultat indestructible. Prouver que nous savons nous gouverner, là est le problème. Pour faire accepter notre nationalité par autrui, il faut commencer par l'accepter nous-mêmes ; on ne croira en nous qu'autant que nous y croirons. Il ne faut pas que la Belgique, incertaine d'elle-même, s'égare dans des débats oiseux, en se saisissant de ces vieilles questions qui importent peu à son bonheur réel et qui ont été jetées comme en pâture à l'esprit humain le jour même où naquit la société. Les nations jeunes ont surtout besoin de s'arrêter, de se fixer ; les vieilles nations supportent plus facilement le choc des théories sociales même les plus absolues. Dans la pensée publique, l'ordre de choses fondé par la révolution de 1830 doit être complet, immuable ; vouloir plus ou vouloir moins, aller au delà, ou rester en deçà, serait compromettre notre état politique qui ne doit point être une théorie, mais un fait. Une constitution exposée à être altérée du jour au lendemain dans ses parties essentielles, n'est pas une constitution ; un peuple toujours à la veille de changer les bases de son gouvernement, n'est pas un peuple. Son existence serait (page 114) plus précaire que celle des tribus du désert qui emportent au moins quelques idées d'ordre, quelques principes en quelque sorte héréditaires, dans les plis de leurs tentes. La période révolutionnaire ne pouvait être que transitoire ; elle a été close par la promulgation de la constitution et l'avènement de la royauté. Après cet enfantement, la révolution est morte ; elle n'aurait pu y survivre que pour dévorer l'être auquel elle avait donné le jour. Le principe révolutionnaire, constituant, c'est ce législateur de l'antiquité qui, après avoir donné des lois à sa patrie, s'exile dans des régions inconnues.

Défiez-vous donc de ces prétendus apôtres du progrès, qui veulent tout contester, depuis la propriété jusqu'à la royauté, qui révoquent tout en doute, et l'état de famille et l'état social. L'individu peut se faire une existence purement philosophique ; vivant au jour la journée, sondant toutes les questions jusque dans leur source, comme dirait Pascal, ne jetant l'ancre dans aucun système, épuisant toutes les hypothèses humaines, il peut se complaire dans cette anarchie intellectuelle. Au milieu du scepticisme le plus absolu, l'homme subsiste ; mais l'existence sociale n'est qu'artificielle, la nation qui doute cesse d'être, l'association se dissout le jour où elle vient à nier les principes en vertu desquels elle s'est formée. Otez les institutions qui constituent, pour ainsi dire, la forme extérieure de son existence, vous dépouillez la société de son corps ; il n'y a plus rien de saisissable, le principe de la nationalité peut trouver un refuge dans quelques têtes ; mais il s'échappe des masses. Laissons à l'homme son besoin de changement, ses idées de perfectibilité indéfinie, ses désirs et (page 115) ses doutes ; mais mobile comme individu ; renfermons-le dans une société presque immobile, lentement progressive, soudée par sa base. à certains principes d'ordre, de liberté, de propriété. L’association n'absorbera jamais l'homme tout entier : hors de quelques principes sociaux, elle lui laissera l'existence absolue de la nature ; il ne faut pas que, de son côté, l'individu entraîne la société entière dans le mouvement particulier auquel il lui plaira de s'abandonner.

Il y a donc pour chaque société qui veut être, des institutions publiques et privées hors de toute atteinte ; et si le Congrès a placé à la fin de son œuvre le principe d'une révision, en l'exprimant même d'une manière générale, c'est qu'il savait que ce principe était limité par la force des choses. Notre Constitution soumet également le Code civil à une révision ; est-ce à dire que la propriété et l'état de famille pourront être abolis, et que constitutionnellement on puisse demander cette abolition ? L'indépendance belge, la monarchie héréditaire, représentative et nationale sont des principes antérieurs et supérieurs à la Constitution, et que celle-ci ne fait qu'organiser ; pourrait-on soutenir que constitutionnellement, au nom du principe de la révision, l’on pût demander l'anéantissement de l'indépendance, de la monarchie, le rappel de la dynastie déchue, la déchéance de la dynastie nouvelle, la réunion de la Belgique à la France, le partage ? D'ailleurs, la révision n'étant possible que par le concours des Chambres et du Roi, comment admettre que le Roi consentirait à anéantir la dynastie, la représentation nationale, la nation ? Il y a donc ici des limites morales tellement (page 116) incontestables qu'il était inutile de les poser. Si le principe de la révision était susceptible d'une application indéfinie, il absorberait la Constitution ; une branche de l'arbre, en se développant outre mesure, ferait périr le tronc.

Et au fond, avons-nous à demander à une autre forme de gouvernement quelque chose que nous ait refusé le système monarchique tel que nous l'avons fait ? Avons-nous une institution à envier à la république ? Qu’on me cite une liberté, une garantie absente, et je me hâterai de réclamer ce complément de garantie, de liberté. Que dis-je ? La république reculerait devant notre Constitution monarchique ; elle redouterait cc déploiement continu de forces populaires. Pour essayer de vivre, elle nous demanderait des moyens dont la monarchie a pu se passer ; elle nous demanderait, pour son président, plus de pouvoir que nous n’en avons donné à notre Roi. Que si la république, pour être, sinon un progrès, du moins une innovation, nous apportait quelque chose, ce ne serait ni une garantie, ni une liberté qui nous manque ; pour innover, il faudrait qu'elle creusât jusque dans les fondements de la société, et je vais vous dire où elle arriverait en descendant jusque-là. Voici comme parlait un grand orateur, dans les derniers jours de l'assemblée constituante ; il répondait à des hommes qui en appelaient aussi à un autre système, et on croirait ces paroles écrites pour nous. « Vous avez fait, disait-il, ce qui était bon pour la liberté, pour l'égalité. : vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi civile et la loi politique ; vous avez institué le gouvernement le plus libéral qui (page 117) fût jamais ; de là résulte cette grande vérité, que si la révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c'est que dans la ligne de la liberté,. le seul acte qui reste à poser serait l'anéantissement de la royauté, c'est que dans la ligne de l'égalité, le seul acte qui pourrait suivre serait l'atteinte à la propriété. »

Qu'on ne se méprenne donc pas sur ces mots de « république », de « gouvernement de l’avenir » ; le pays doit savoir, et s'il l'ignorait, il faudrait avoir le courage de le lui dire, que notre monarchie nous a donné toutes les libertés en ne conservant que deux inégalités sociales : la royauté et la propriété ; qu'autour de ces deux grandes inégalités tout le terrain est déblayé, nivelé ; qu'en Belgique, la Constitution n'a rien laissé à faire à la république, qu'à abattre la royauté, qu'à s'attaquer à , la propriété. Les idées étant ainsi précisées, on saura de part et d'autre où l'on va. Après cela, qu'on fasse un appel au génie des révolutions ; le génie des révolutions ne répondra point, car il n'a rien à donner, hors la destruction de la royauté et de. la propriété. D'ailleurs, il faut encore qu’on le sache, le génie des révolutions n'a été et ne sera aux ordres de personne. Ce n'est pas un homme quia fait la révolution de 1830, ce n'est pas un homme qui pourra la recommencer. Lorsqu'un tel vient vous dire : j'ai voulu la révolution ; tel autre : je l'ai faite ; n'en croyez rien. Personne ne peut dire : c'est moi qui, un soir, ai conçu la révolution dans mon cabinet et, le lendemain, je l'ai lancée dans la rue.

Le peuple belge a donc atteint son état normal ; il n'a plus rien à demander aux théories politiques. Constituer la Belgique pour l'Europe, telle a été pendant longtemps (page 118) la mission de nos hommes d'État ; constituer un gouvernement pour la Belgique même, telle est aujourd'hui leur tâche, tâche plus modeste et non moins difficile, tâche qui a peu de retentissement au dehors et qui ne crée que des réputations en quelque sorte domestiques ; nous avons fait de l'histoire pendant trois ans ; c'est de l'administration que nous faisons aujourd'hui.

Ce n'est pas condamner à l'inaction la jeunesse contemporaine que de lui interdire de nouvelles révolutions ; une autre carrière reste ouverte : qu'elle s'y précipite. Une nation qui a la conscience d'elle-même est à la fois une puissance intellectuelle et politique ; la Belgique politique s'est reconstituée ; la Belgique intellectuelle doit renaître également. Ce n'est pas qu’il n’y ait eu à toutes les époques, qu'il n'y ait encore parmi nous des esprits élevés cultivant avec succès les sciences et les arts ; mais ils agissent isolés, aucun sentiment de nationalité ne les unit, ne rattache leurs travaux à l'idée d'une patrie commune. Placée entre l'Allemagne, la France et l'Angleterre, la Belgique peut s'attribuer une mission particulière ; qu'elle se garde de se faire vassale politique ou littéraire d'une de ces nations ; pourquoi puiserait-elle aux seules sources intellectuelles de la France, de cette France qui elle-même va se retremper en Allemagne ? Qu'elle fasse des emprunts à ces trois grandes sociétés intelligentes ; si elle sait les faire avec discernement et impartialité, elle paraîtra déjà originale ; elle le sera véritablement si elle veut se rappeler son passé, qui ne fut ni sans éclat ni sans grandeur. Elle n'est pas réduite à se former une civilisation des (page 119) alluvions des trois civilisations voisines ; elle a un fonds qui lui appartient : Qu'elle ne se laisse pas décourager par ceux qui, la frappant d'une double impuissance, lui dénient à la fois la vie politique et la vie intellectuelle. Il y a deux siècles qu'elle a quitté la scène du monde, encourant le même jour une double déchéance ; avant cette fatale époque, elle avait mis la main dans tous les événements qui ont remué l'Europe ; souvent même l'honneur de l'initiative lui revint. Et cependant un mot de César est à peu près tout ce que l'Europe sait des Belges ; l'histoire de la Belgique serait un long travail de restitution. Déjà l'école moderne, nous expliquant la lutte des tribus frankes, nous a appris que du VIIIe au Xe siècle, la suprématie a été exercée par les Franks orientaux, ancêtres des Belges d'aujourd'hui, et que la race de Pepin de Landen n'est pas une dynastie nationale pour la France ; c'est aux écrivains belges à se saisir de cette idée et à la mettre en relief. Il leur est aussi réservé de refaire l'histoire des croisades, de nous dire quelle est la part que nos ancêtres ont eue dans ces merveilleux exploits, comment, à la distance d'un siècle, un Brabançon[15] a fondé le royaume de (page 120) Jérusalem (notes de bas de page : de la troisième et de la quatrième édition : Godefroy, né à Baisy, village entre Genappe et Nivelles, dans le Brabant wallon, 7e duc de Bouillon, marquis d'Anvers, duc de la Basse-Lotharingie, ce qui ne veut pas dire duc de Lorraine, premier roi élu de Jérusalem, mort le 18 juillet 1100. Il eut pour successeur son frère, Baudouin Ier. Ces deux Brabançons reposaient, avant l'incendie de 1807, au pied du Calvaire, non loin du tombeau de Jésus-Christ. « Je ne sortis point de l'enceinte sacrée sans m'arrêter aux monuments de Godefroy et de Baudouin; ils font. face à la porte de l'église et sont appuyés contre le mur du chœur. .Je saluai les cendres.de ces rois chevaliers qui méritèrent. de reposer près du grand sépulcre qu'ils avaient délivré. Ces cendres sont des cendres françaises et les seules qui soient ensevelies à l'ombre du tombeau de Jésus-Christ. Quel titre d'honneur pour ma patrie! » Chateaubriand. (Note de la 3° édition.) Dans cette Jérusalem de Godefroy et des Baudouin, la Belgique indépendante est encore sans représentation consulaire et les Belges qui la visitent sont obligés de s'y réclamer d'une autre nation. C'est ce qui est arrivé en janvier 1875 à l'ancien ministre belge qui, en 1842, a fait décréter ]a statue équestre érigée à Bruxelles au chef de la première croisade.) ; un Flamand[ (Note de bas de page ; Baudouin, Vle du nom, comme comte de Hainaut, XIe comme comte de Flandre, Ie comme empereur de Constantinople. Il était né à valenciennes; il est mort en captivité vers 1206. ) conquis l'empire d'Occident. A l'épopée des croisades succède la lutte des communes et des dynasties locales, lutte qui dans aucun pays ne rencontre de plus grands obstacles, ne produit de plus imposants résultats ; la commune belge ose se mesurer avec la monarchie française, dans la journée des éperons et remporte une victoire dont elle ne sait profiter. La Flandre continue il entretenir avec les républiques d'Italie des relations déjà très anciennes et que l'histoire n'a point encore éclaircies ; en 1203, elle avait emprunté à Venise des vaisseaux pour courir les aventures. La bourgeoisie qui s'affranchit se fait riche ; nos communes deviennent le berceau de l'industrie moderne ; Jean Kemp, de Bruges, enseigne en 1337 aux Anglais à tisser et à teindre les laines ; l'Angleterre manufacturière et agricole s'avoue l'élève de la Belgique. Les intérêts matériels créent un droit nouveau ; nos règlements deviennent la base des célèbres ordonnances de Colbert ; l'uniformité des poids et mesures est décrétée clans les Flandres dès l'an 1199. Le commerce du monde choisit successivement pour siége (page 121) Bruges et Anvers ; nulle part la société du moyen âge n'est parvenue à un plus haut point de puissance et de prospérité ; nous n'avons pas besoin de chercher au loin le spectacle de cités déchues ; il y a au milieu de nous des villes qui ne sont que des débris ; dépeuplées aujourd'hui et comme perdues dans leur enceinte, elles comptaient plus de cent mille ouvriers ; les populations ont disparu ; toute une civilisation a péri. Les hommes qui auraient pu perpétuer cette civilisation, en la rattachant à un principe d'unité, ont manqué ou ont été méconnus : Artevelde n'est pas encore replacé sur son piédestal, Artevelde, à côté duquel les Mazaniello et les Rienzi ne sont que des démagogues vulgaires, sans élévation d'idées, sans portée politique, instruments d'un jour que la foule saisit au hasard, qu'elle rejette avec dédain. La domination des communes fait place à l'unité monarchique qui a son premier représentant dans la maison de Bourgogne, audacieux vassal qui enseigne la royauté, qui impose à la Belgique le despotisme, à la France l'anarchie ; la société communale renfermait en elle le principe d'une vitalité trop robuste pour qu'une seule défaite pût l'abattre ; il ne suffisait pas de la vaincre ; il fallut l'exterminer dans les champs de Roosebeke et d'Othée, sous les murs de Dinant et de Liége, et pour ne pas mourir d'une mort vulgaire, elle égale Lacédémone par le dévouement des six cents Franchimontois. Un homme se présente qui ne se contente pas du principe monarchique, légué par la maison de Bourgogne ; il veut l'universaliser ; à une époque de civilisation, le Gantois Charles-Quint reprend l'œuvre qu’avait accomplie Charlemagne dans les temps (page 122) barbares ; il échoue et assiste au démembrement de son empire. L'esprit de réforme, qui, sous Charles-Quint, avait timidement abordé les Pays-Bas, se dispose à les envahir : franchira-t-il le Rhin pour s'emparer de l'Europe méridionale ? Question immense qui trouve sa solution dans la double issue de la révolution du XVIe siècle. La réforme succombe en Belgique pour succomber ensuite en France ; arrivée au pied des Pyrénées, elle est refoulée sur elle-même et repasse le Rhin ; la Belgique recouvre ses libertés intérieures et reste associée à l'Europe méridionale et catholique ; la Hollande se joint à l'Europe septentrionale et protestante. Le principe monarchique a poursuivi son œuvre à travers les discordes religieuses ; la cession faite par Philippe II à l'infante Isabelle donne à la Belgique une dynastie nationale, qu'elle perd bientôt après ; retombée sous la domination étrangère, elle est livrée aux combinaisons de la politique moderne.

Arrêtons-nous un instant : avant d'indiquer les causes de notre décadence, suivons du regard le beau mouvement intellectuel qui, au XVIe siècle, place notre patrie au premier rang avec l'Italie. Chaque science, chaque art a son représentant ;. Louvain apparaît comme la métropole des lettres. Le mécanisme des langues anciennes était encore ignoré ; Clénard, de Diest, conçoit la première grammaire grecque ; Despautère, de Ninove, la première grammaire latine. Les écrivains de Rome et d'Athènes trouvent des éditeurs, des commentateurs, des émules ; Boch est surnommé le Virgile belge ; l'Allemagne protestante appelle Sleidan son Tite-Live ; Juste-Lipse forme avec Casaubon et Scaliger (page 123) le triumvirat de l'érudition. Van Helmont, de Vilvorde, esprit audacieux, donne une vive impulsion à la chimie. L'homme physique était resté un secret ; Vésale, de Bruxelles, crée l'anatomie humaine ; persécuté comme Galilée, il est condamné par l'inquisition au pèlerinage de. la Palestine ; il fait naufrage sur les côtes de l'île de Zante et y meurt de faim. L'Europe ne se connaissait point encore ; Ortelius, d'Anvers, crée la géographie moderne ; Mercator, de Rupelmonde, publie la première carte hydrographique, suivant une projection qui garde son nom. L'imprimerie à peine inventée avait trouvé en Belgique ses premiers perfectionnements : Badius, d'Asch, va fonder à Paris un établissement auquel il donne le nom de sa ville natale ; Anvers a, dans Plantin, le rival des Aldes et des Estienne. Il était juste que la Belgique mît à profit le procédé découvert à Bruges par Jean Van Eyck, vers la fin du XIVe siècle : Lombart, de Liége, essaye de soumettre la peinture à des principes fixes ; une école se forme, émule de celle de l'Italie, et Rubens (Note de bas de page ; On suppose communément que Rubens est lié à Cologne, où ses parents, bourgeois d'Anvers, s'étaient réfugiés pendant les troubles du XVI siècle; mais il n'existe aucune preuve matérielle du fait. Villenfagne, en s'appuyant de l'opinion de Mantelius, a essayé d'établir que Rubens est né à Curenge, dans l'ancien comté de Looz. ( Voyez DEWEZ, Histoire du pays de Liége, t. II, p. 347.) Le jour de la naissance de Rubens n'est connu que parce que c'est celui des saints dont il porte le nom, Pierre et Paul, 20 juin 1577. ) balance la gloire de Raphaël. L'art dramatique n'avait pas encore donné à la musique la destination qu'elle a reçue depuis ; dans l'état où se trouve cet art, Roland Lassus, de Mons, est le plus grand maître de son temps ; tourmenté (page 124) par sa conscience, l'auteur de la Saint-Barthélemi, Charles IX, l'appelle à sa cour et le charge de calmer ses remords ; tour à tour admiré de la France, de l'Angleterre, de l'Italie, Roland Lassus se fait adopter par l'Allemagne (Note de bas de page : Roland Lassus, de Lattre, Orlando Lasso, né à Mons en 1520, est mort à Munich le 13 juin 1593. Les Allemands, ct particulièrement les Bavarois, se plaisent à le considérer comme leur compatriote; il a laissé un grand nombre d'ouvrages; il avait composé les sept psaumes pénitentiaux pour Charles IX. (Voyez PAQUOT, t. l, p. 372.) ). La plupart des hommes que nous venons de nommer sont contemporains : Roland Lassus est né en 1520, Lombard en 1509, Mercator en 1502, Ortelius en 1527, Vésale en 1514, Sleidan en 1506, Juste-Lipse en 1547, Hubens et Van Helmont en 1577. Les hommes d'État et les grands guerriers n'ont pu trouver place dans ce tableau tout littéraire : dans le même siècle, de Lannoy contribuait à la victoire de Pavie, d'Egmont à celles de Gravelines et de Saint-Quentin. L'activité sociale reçoit son plus grand développement ; une impulsion puissante réunit ces hommes presque à la même époque. Il y aurait un livre à faire : « La Belgique au XVIe siècle », livre qui étonnerait l'Europe, à laquelle il dirait tout ce que le génie belge a donné à la civilisation générale. .

Hâtons-nous cependant d'ajouter, quoiqu'à regret : à ce siècle il manque deux choses : une langue nationale et l'unité nationale. Le latin vient étouffer l'ancienne langue de la cour de Bourgogne, le roman et l'idiome des masses, le flamand. Ce fut un grand malheur ; si les poètes et les historiens du XVIe siècle avaient conservé la langue de Philippe de Comines et de Froissard, leurs (page 125) écrits auraient échappé à l'oubli. Un plus grand malheur fut la perte du sentiment de la nationalité. Au milieu du grand travail de centralisation des gouvernements et des peuples, le principe monarchique avait conduit à un principe d'un ordre plus élevé : au principe européen de l'équilibre politique. Avant le principe monarchique, les provinces d'un même Etat avaient existé par juxtaposition ; la royauté vint leur imposer l'unité. Avant le principe de l'équilibre, les États de l'Europe avaient également existé par juxtaposition ; le droit public vint donner à l'Europe même le sentiment de l'unité. Par un concours fatal de circonstances, la Belgique est victime du nouveau système politique ; trop faible pour s'y soustraire, trop inhabile pour y approprier son existence, elle ne parvient pas à se faire une place en Europe ; elle, n'est qu'un embarras ; la France ne peut étendre ses limites jusqu'au Rhin, sans acquérir une prépondérance menaçante pour l'indépendance européenne : tel est le principe qui, depuis le XVIe siècle, a dominé les esprits, principe, écrit sur cinquante champs de bataille, que Guillaume III défend contre Louis XIV, l'Europe coalisée contre, la Convention et Napoléon. Sans dynastie qui pût maintenir ou revendiquer leur nationalité, la garde des provinces belges resta, après le traité de Munster de 1648, à l'Espagne, et fut donnée, par les traités d'Utrecht de 1713, à l'Autriche. Réputée incapable de se gouverner par elle-même, la Belgique subit la dégradation politique. Dans la longue période qui s'étend de la mort d'Albert et d'Isabelle à la révolution brabançonne, le mouvement intellectuel va s'affaiblissant en même temps que le (page 125) sentiment national ; nos provinces se disjoignent, la tendance vers l'unité s'efface ; l'existence communale même se décolore ; en 1719, Anneessens fait en vain par sa mort un appel à la bourgeoisie bruxelloise. Pour ne pas perdre ses droits au génie, la Belgique produit encore quelques grands artistes, mais qui s'expatrient ; Philippe Champagne, de Bruxelles, déserte l'école flamande et se place au premier rang parmi les peintres du siècle de Louis XIV ; le sculpteur François Duquesnoy, de Bruxelles, est sur le point dé se fixer à Paris, lorsqu'il meurt empoisonné ; Grétry, de Liége, fonde l'opéra comique. Les essais philosophiques et monarchiques de Joseph II viennent interrompre un silence d'un siècle et demi ; la révolution brabançonne est, dans cette partie de l'Europe, le dernier acte du moyen âge qui se ranime un jour avant de mourir : résistance légitime, mais bizarre à côté de la grande révolution française. La Belgique, il faut bien l'avouer, avait rétrogradé ; elle avait rétrogradé au delà du règne de Charles-Quint, au delà même de la domination bourguignonne ; arrivée au XIVe siècle, elle s'était arrêtée, cherchant, non la gloire et le progrès, mais le repos dans ses institutions communales, immobilisées, pour ainsi dire, dans le sol et dépourvues de cette énergie qui les avait produites. A la vue de Joseph II, elle se réveilla comme en sursaut ; elle fit un effort, et retomba sur elle-même. D'un bras plus puissant que celui du fils de Marie-Thérèse, la révolution française vient la saisir, l'arrache au moyen âge, la lance brutalement à travers trois siècles dans l'année 93 ; la Belgique plonge dans la philosophie moderne ; elle disparaît tout entière dans la démocratie (page 127) irréligieuse, dans le despotisme militaire. En quelque sorte passivement associée à la France, elle ne fournit pas un grand nom à ces vingt années, si chargées de grands noms ; elle donne à la république et à l'empire des administrateurs habiles et laborieux, des militaires intrépides ; mais pas un homme d'Etat, pas un grand capitaine (Note de page de page : Il faudrait peut-être excepter Lambrechts, ministre de la justice sous la République, sénateur sous l'empire, homme d'un grand talent et d'un grand caractère. Il était né à Saint-Trond le 20 novembre 17515; il rédigea le sénatus-consulte de déchéance de Napoléon 1er. Il mourut à Paris le 4 août 1823. ) ; l'art seul continue à fournir des hommes éminents : pendant la plus terrible période de la révolution, Gossec du Hainaut avait, avec Méhul de Givet, donné des chants aux vers de Chénier ; sous l'empire, Redouté, de Saint-Hubert, peint les roses de .Joséphine. Ce n'est qu'après notre union à la Hollande que l'instinct national se sent excité ; les provinces méridionales s'habituent à se considérer comme formant un peuple ; l'unité belge sort d'une lutte de quinze ans qui prépare la restauration nationale de 1830.

Nous venons de parcourir rapidement dix-huit siècles ; personnage inévitable dans ce grand drame, la Belgique paraît à tous les actes ; souvent la scène s'élargit : sous Charlemagne, à l'époque des croisades, sous Charles-Quint, elle embrasse le monde. Nous avons montré la Belgique déchue, mais tombée de haut ; elle peut se replacer à la même hauteur. Le drapeau belge, l'antique drapeau aux trois couleurs, que la révolution de 1830 a adopté, n'est pas sans gloire ; .Jérusalem et Constantinople l'ont vu sur leurs remparts ; victorieux dans les (page 128) champs de Courtrai, il a essuyé une défaite belle comme une victoire, aux plaines de Roosebeke et d'Othée. Faut-il désespérer d'un peuple auquel n'ont manqué ni les grandes choses, ni les grands hommes ; qui, à plusieurs époques, a exercé la suprématie politique et la suprématie de l'intelligence ; qui a eu l'initiative dans les occasions les plus solennelles : les croisades, la création de l'industrie moderne, la renaissance des lettres et des arts ? Si ce peuple désespère de son avenir, c'est que, dégradé à Munster et à Utrecht, conquis par la France, vendu à la Hollande, il a perdu la mémoire de lui-même. Toutefois, ne calomnions pas la conquête ; elle nous a faits ce que nous sommes : brusquant les transitions, elle nous a violemment introduits dans la civilisation moderne ; civilisation étrangère, il est vrai, mais qu'il nous est possible de rattacher à notre ancienne. civilisation. Des deux choses qui manquaient à nos ancêtres, l'une nous est acquise : l'unité nationale, sortie de la révolution de 1830, sanctionnée par la politique européenne. Pour se constituer comme puissance intelligente, faut-il à la Belgique une langue qui lui soit propre ? Nous ne le pensons pas. Qu'elle adopte ouvertement la langue française, l'instrument le plus universel de la pensée humaine. Il lui faudra moins d'efforts pour s'approprier cette langue que pour perfectionner le flamand. Elle pourra même constater sa copropriété en invoquant Philippe de Comines, Froissard et Olivier de La Marche (Note de bas de page : Froissard, né à Valenciennes en 1337, mort à Chimay vers 1400; Olivier de La Marche, né à La Marche en 1427, mort à Bruxelles en 1501 ; Philippe de Comines, né à Comines près de Menin en 1445, mort à Argenton, en Poitou, en 1509. Ces trois écrivains appartiennent au moins autant à la Belgique qu'à la France; la civilisation dont leurs écrits sont l'expression est l'ancienne civilisation belge. Ces premiers chroniqueurs sont par leur naissance ou par leur vie étrangers à l'ancienne France; et la France moderne ne peut les revendiquer qu'en donnant une espèce d'effet rétroactif à la conquête.). Il y a, non loin des frontières méridionales de France, une ville qui peut servir de (page 129) modèle à la Belgique : Genève, qui n'est française que dans la forme de la pensée, qui n'a pas de langue originale et qui a donné au XVIIIe siècle Jean-Jacques Rousseau et le père de Mme de Staël, au XIXe Simon de Sismondi. Par la langue, la Belgique intellectuelle appartiendra à la société française ; par le fonds de la pensée, elle doit rester neutre entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France, n'accepter de ces trois peuples que ce qui peut s'approprier à son génie, à ses traditions, au but personnel qu'elle doit se poser. Les matériaux dont elle a besoin, elle ne doit pas les acquérir de seconde main : faut-il que la France s'interpose entre elle et l'Allemagne, entre elle et l'Angleterre ? L'irruption de l'esprit français pourrait retarder d'un quart de siècle son avénement littéraire. Que cependant, elle ne s'exagère pas sa mission ; elle n' est pas appelée à un, rôle prépondérant ; si elle sait se rendre compte de son passé, si elle n'est pas infidèle à ses précédents, si elle fournit son contingent aux travaux des générations contemporaines, elle aura rempli ses devoirs envers elle-même et envers l'humanité.

FIN DE LA PREMIERE CONTINUATION