(Première édition parue en 1833 à Bruxelles, seconde édition en 1834. Quatrième édition parue à Bruxelles en 1876 avec une « Continuation » par Théodore JUSTE)
(page 95) La période qui s'est écoulée depuis les Journées d'août jusqu'aux Journées de septembre offre un caractère indéfinissable : ce n'était ni l'ordre légal, ni l'insurrection. C'est ordinairement d'un seul bond qu'on se précipite de l'ordre légal dans l'insurrection ; il a fallu un mois aux Belges pour prendre cet élan : un mois entier ils se sont arrêtés sur le seuil de la légalité, face à face avec la révolution. Ce fut l'attaque sur Bruxelles qui décida l'événement : cette attaque est une grande faute, si, comme on l'a prétendu, le prince Frédéric avait cru devoir céder à l'invitation de quelques notables de Bruxelles ; c'est un crime, si elle a été le résultat d'un plan conçu à La Haye ; car, quoi de plus criminel que d'entreprendre de résoudre par la force, à Bruxelles, des questions qu'à La Haye on avait remises aux débats parlementaires ?
(Note de bas de page de la quatrième édition : Il aurait suffi à l'armée des Pays-Bas de cerner Bruxelles; mais on voulait qu'il fût dit que le gouvernement légitime avait écrasé la révolte.
Le roi Guillaume aurait pu répéter au prince Frédéric ce que l'empereur Joseph II écrivait au général d'Alton, après la déroute de Turnhout: « Je ne puis vous cacher mon étonnement sur l'inconséquence et le peu d'à-propos que je vois régner dans les dispositions que vous faites et dans les projets desquels vous vous laissez éblouir... Sachant les soi-disant patriotes entrés dans Hoogstraeten et Turnhout, vous formez un plan d'attaque par trois colonnes qui ne s'exécute pas... Il fallait faire approcher les troupes de Turnhout et de Hoogstraeten, leur faire parler, leur faire concevoir les dangers auxquels ils allaient s'exposer s'ils ne retournaient pas à leurs foyers.
Enfin, s'ils ne voulaient point entendre raison, il ne fallait que les camper dans Ies environs et les y bloquer; car, comment auraient-ils pu y subsister et sortir pour venir attaquer l'armée en: rase campagne?.. (Recueil de lettres originales de l'empereur Joseph II au général Allan, lettre datée de Vienne, 7 novembre 1789, p. 63.)
Le prince Frédéric avait-il été invité par un grand nombre de notables de Bruxelles à faire occuper cette ville par son armée? Question grave, que la maison d'Orange éclaircira sans doute un jour et que l'impartialité historique nous oblige de poser. (Fin de la note)
Quoi qu'il en soit, ce jour, la (page 96) maison d'Orange a cessé de régner en Belgique ; le gouvernement provisoire naquit pendant les Journées de septembre ; il tenait son mandat de la nécessité. Lorsqu'un ordre de choses périt, il y a, entre le passé qui n'est plus et l'avenir qui n'est pas encore, un interrègne où le pouvoir appartient momentanément à qui le prend ; si la lacune n'était pas remplie, la société elle-même serait et resterait dissoute ; il faut bien que quelqu'un vienne prononcer le « fiat » tout-puissant qui doit la maintenir et la réorganiser. C'est là une légitimité incontestable.
Le 24 septembre 1830, à sept heures du matin, un premier gouvernement se forma sous le nom de « Commission administrative ». Cette commission se composait de MM. le baron E. d'Hooghvorst, Ch. Rogier et Jolly ; de MM. de Coppin et J. Vanderlinden, secrétaires ; le 25, elle s'adjoignit M. Nicolaï. Le « gouvernement provisoire » se constitua définitivement le 25 septembre ; il se composait de MM. le baron E. d'Hooghvorst, Ch. Rogier, comte F. de Mérode, A. Gendebien, S. Van de Weyer, Jolly, J. Vanderlinden, Nicolaï et de Coppin. Le 28, M. de Potter fut adjoint au gouvernement.
Le gouvernement provisoire apporta beaucoup de modération dans l'exercice de ses pouvoirs extraordinaires ; le premier jour, il avait pu se poser à lui-même et comme a priori les trois questions fondamentales qui devaient surgir des événements encore incomplets :
La Belgique se constituera-t-elle en État indépendant ?
Quelle forme de gouvernement adoptera-t-elle ?
Se séparera-t-elle entièrement de la maison d'Orange ?
Le gouvernement provisoire réserva dans sa pensée la solution définitive de ces trois questions au Congrès national, qu'il convoqua par son arrêté du 4 octobre 1830. Pour satisfaire à l'impatience des esprits, il laissa entrevoir son opinion, mais ne l'exprima point.
Dans le même arrêté, il se contentait de dire : « Les provinces belges, violemment détachées de la Hollande, constitueront un État indépendant. ».
Il chargea une commission de rédiger un projet de constitution qu'il publia sans l'adopter lui-même, sans le faire sien.
Cette commission se composait de MM. de Gerlache, président ; Van Meenen, vice-président ; Nothomb, secrétaire ; Lebeau, secrétaire-adjoint ; Ch. de Brouckere, Devaux, Ballin, Thorn, Zoude (de Namur), Tielemans, Dubus et Blargnies.
Dans sa première séance, le 12 octobre, la commission s'occupa de la question de savoir si l'on prendrait pour base du travail l'état monarchique ou l'état républicain. Trois membres, MM. Van Meenen, Tielemans, et Nothomb, demandèrent l'ajournement de cette question ; ils voulaient que les grands principes de liberté politique fussent posés et chaque pouvoir organisé, sans autre préoccupation, et qu'on réservât pour le couronnement de l'œuvre l'organisation du pouvoir du chef de l'État ; les autres membres furent d'avis qu'il était nécessaire d'adopter avant tout soit le système monarchique, soit le système républicain, et cette opinion prévalut.
Le même jour, dans une séance du soir, la commission décida, à la majorité de huit voix contre une , (Note de bas de page : Pour la monarchie: MM. de Gerlache, Van Meenen, Lebeau, Devaux, Nothomb, Ch. de Brouckere, Balliu et Zoude (de Namur). Contre: M. Tielemans. Les autres membres n'étaient pas encore nommés ou n'avaient pas pris séance) que la forme du gouvernement serait monarchique ; elle arrêta dans les séances suivantes les bases de la constitution et, le 16, elle s'ajourna, après avoir chargé son secrétaire et M. Devaux de préparer un projet d'après ces bases. Elle se réunit de nouveau le 25, prit lecture du projet et l'adopta, après y avoir fait quelques changements partiels. Le projet fut publié le 28 ; la veille, le secrétaire-rapporteur en avait donné lecture au gouvernement provisoire ; M. de Potter ne put s'empêcher de lui dire : Ce n'était pas la peine de verser tant de sang pour si peu de chose.
Il faut s'être trouvé à Bruxelles à cette époque pour se faire une idée de l'accueil que reçut ce projet monarchique ; il fut généralement considéré comme une œuvre de réaction. La commission avait fait cependant un sacrifice aux passions du moment, en s'abstenant de (page 99) se servir de la qualification de roi et en employant la dénomination générale de chef de r État.
Le Congrès national ouvrit ses séances le 10 novembre ; le 18, il proclama, à l'unanimité de 197 voix, l'indépendance de la Belgique, sauf les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique (Note de bas de page de la quatrième édition : La question du Luxembourg fut, pour la première fois, discutée à l'occasion de la proclamation de l'indépendance. Voyez Recueil des discours de M. Nothomb, p. 2) ; le 22, il décréta, à la majorité de 174 contre 132, que la forme du gouvernement serait monarchique (Note de bas de page : Pour la république: MM. Seron, A. de Robaulx, Lardinois, J. Goethals, David, de Haerne, Goffin, de Labbeville, Fransman, Delwarte, Cam. Desmet, Pirson et de Thier) : le projet de la commission fut renvoyé aux sections ; l'assemblée adopta un plan plus méthodique ; les différents titres furent successivement discutés et votés, et la constitution se trouva achevée le 7 février 1831. Nous n'entrerons dans aucun autre détail : par la nature de cet écrit, nous ne pouvons indiquer dans le travail constitutionnel que le point par lequel la Belgique touchait au système européen, à la question de paix ou de guerre.
Nous avons dit pourquoi le gouvernement provisoire s'était abstenu de prononcer la déchéance du roi Guillaume et de sa dynastie ; néanmoins, il refusa formellement, et à plusieurs reprises, d'entrer en relation avec le prince d'Orange, qui avait établi à Anvers une espèce de contre-gouvernement, et il affecta de considérer comme insignifiante la proclamation du 16 octobre, par laquelle le prince reconnaissait l'indépendance de la Belgique, proclamation qui exerça cependant une grande influence sur beaucoup d'esprits, assez faibles (page 100) pour avoir besoin de croire à une transaction. C'était, de la part du prince, un coup de désespoir ; le 25 octobre, il quitta Anvers, abandonnant cette ville au général Chassé et la Belgique à elle-même. Anvers fut bombardé le surlendemain., Ce fut une nuit terrible que celle, du 27 au 28, terrible à Anvers, terrible à Bruxelles, même : une, vaste lueur rougeâtre, reflet éloigné de cette scène lamentable, se dessinait à l'horizon, et le vent apportait, jusqu'à Bruxelles, le bruit expirant des bordées des forts et des frégates.
Le gouvernement provisoire. avait établi son siége, dans l'ancien palais des États-Généraux, à Bruxelles ; du haut du péristyle il pouvait, en quelque sorte, assister à1'incendie d'Anvers. Fidèle à la marche qu'il avait adoptée, il ne. crut pas, même en présence d'un événement aussi déplorable, pouvoir s'arroger un droit réservé au Congrès national. Enfin, le 23 novembre, la question fut mise à l'ordre du jour, sur la demande de M. C. Rodenbach, deputé la Flandre occidentale. Le ministère français, dont le chef était alors M. Laffitte, demanda un ajournement, mais ce fut en vain.
(Note de bas de page de la quatrième édition : L’auteur fait ici allusion à une mission secrète qui a eu pour effet de précipiter la délibération du Congrès; les débats sur la proposition d'exclusion de la maison d'Orange étaient ouverts depuis deux jours lorsque, le 24 novembre au matin, arriva à Bruxelles M. de Langsdorf, secrétaire de légation ; il fut immédiatement conduit par M. Bresson à l'hôtel du gouvernement provisoire et du comité diplomatique; il était chargé par le ministère français, dont le chef était M. Laffitte, d'engager le gouvernement belge à faire ajourner la question d'exclusion, cette mesure pouvant compromettre la paix générale. L'on tint conseil en présence de Messieurs Bresson et de Langsdorf, et de M. le baron SurIet de Chokier, alors président du Congrès, que l'on fit appeler; on reconnut unanimement que tout ajournement était impossible; cependant, on consentit à rendre compte au Congrès de la démarche faite au nom du gouvernement français. Ce fut à cet effet que M. Surlet de Chokier, usant d'un droit que lui donnait le règlement, pria l'assemblée de se former en comité général. Ce comité dura deux heures; la séance ayant été reprise en public, quelques orateurs prirent la parole, plutôt pour expliquer le vote qu'ils se proposaient d'émettre que pour influer sur l'opinion de l'assemblée, et l'on procéda, vers quatre heures, à l'appel nominal..
M. DE BÉCOURT, La Belgique et la révolution de juillet, p. 168, attribue le comité secret du 24 novembre aux menaces faites par lettres anonymes à quelques membres du Congrès ct ne parle pas de la mission de M. de Langsdorf, qui cependant n'a pas été ignorée des journaux; il est vrai qu'il a été question de lettres anonymes, mais incidemment; le véritable objet de la séance secrète est celui que nous venons d'indiquer.
On trouve dans l'ouvrage de M. WHITE, The Belgic revolution, t. Il, p. 77-79, traduction française, t. II, p.191-196, de judicieuses observations sur cette mission; l'auteur se demande avec raison pourquoi cette démarche a été faite si tardivement, par le cabinet français seul et par un agent subalterne, qu'il nomme « Handsberg », dans l'original anglais, et « Handsdorf » dans la traduction française. M. de Langsdorf s'est fait remarquer comme diplomate et comme écrivain.
Dans la séance publique du 23 novembre 1830, M. Nothomb avait soutenu que, pour rompre avec la Hollande, il fallait aussi rompre avec la maison qui faisait dériver ses droits des traités de 1815. Voyez son discours, p. 6 du Recueil. (Fin de la note)
C'était (page 101) là une de ces questions qui, une fois posées, ne sont pas susceptibles d'être ajournées ; après deux jours de discussion, l'exclusion perpétuelle des membres de la maison d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique fut prononcée à la majorité de 161 voix contre 28. Ce décret n'était que la conséquence et la sanction du décret sur l'indépendance, qui, pour être complète, exigeait une double déchéance : celle du peuple hollandais et celle de la dynastie hollandaise. En acceptant le prince d'Orange, la révolution eût reculé devant elle-même et elle n'eût fait que rétrograder de jour en jour davantage : la pensée de la conquête n'eût point (page 102) été détruite ; il n’y aurait eu qu’un simulacre d’indépendance ; le prince eût été, d’abord, un rebelle associé à des rebelles, puis une personne interposée, et il aurait finit par redevenir le premier sujet de son père. Roi des Belges, le prince d’Orange eût été le Monck de Guillaume Ier. (Note de la troisième édition : Sur la proposition de M. Devaux, le Congrès a déclaré, dans la séance du 24 février 1831, que c’est comme pouvoir constituant qu’il a prononcé l’exclusion perpétuelle de la maison de Nassau. Le décret sur l’exclusion de la maison de Nassau a reçu une sanction pénale par la loi du 25 juillet 1834).