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Essai historique et politique sur la révolution belge
NOTHOMB Jean-Baptiste - 1833

Jean-Baptiste NOTHOMB, Essai histoire et politique sur la révolution belge

(Première édition parue en 1833 à Bruxelles, seconde édition en 1834. Quatrième édition parue à Bruxelles en 1876 avec une « Continuation » par Théodore JUSTE)

Chapitre XXI

Considérations sur l'indépendance belge.- Ancien état des provinces belges : absence d'unité et de dynastie nationale. Incertitude dans le développement de la civilisation belge : Constitution de 1831. - Deux genres d'ennemis de l'indépendance : les partisans de la réunion à la France et ceux de la restauration. - Impossibilité d'une restauration complète et durable. - Impossibilité d'une réunion intégrale à la France. - Du partage. - Opinion de Mirabeau sur l'indépendance belge. - De l'indifférence politique. - De l'esprit de localité. - Reproche adressé par Guillaume le Taciturne aux révolutionnaires du XVIe siècle

(page 355) Nous avons rapidement tracé l'histoire de la révolution ; nous avons cherché à nous rendre compte de la succession des événement, de l'enchaînement des causes et des effets ; et nous avons vu la Belgique monter, à travers des crises nombreuses, au rang des nations.

La monarchie de Léopold est un fait ; mais un fait, par cela seul qu'il est, n'a pas droit à l'existence. Il faut que ce fait renferme en lui-même les conditions propres à le perpétuer ; ces conditions, on les dénie à la Belgique : objet de la haine de tous ceux dont la révolution a blessé les intérêts, objet des dédains de tous ceux qui, sans être froissés dans leurs intérêts, sont indifférents ou incrédules, la monarchie nouvelle est en butte aux attaques les plus multipliées ; battue des vents de la presse, elle a résisté à bien des orages : périra-t-elle à (page 356) l'entrée du port ? Sortie du peuple, aurait-elle perdu les sympathies populaires ? Avouée par l'Europe, serait-elle hostile aux intérêts européens ? Sans rapport avec le passé, sans rapport avec l'avenir, serait-ce une espèce d'épisode destiné à prouver une dernière fois au monde que le peuple belge est incapable d'être par lui-même ?

On s'est empressé de dire : « Ce qui n'a pas été ne peut être. L'histoire nous montre les Belges toujours associés, plus ou moins directement, à un autre peuple. On ne fait point violence à sa destinée. Les intérêts matériels ont été sacrifiés à de prétendus intérêts moraux, et ceux-ci n'ont triomphé qu'au profit d'une opinion. En Belgique, il y a des partis et des provinces, et point de nation. Comme une tente dressée pour une nuit, la monarchie nouvelle, après nous avoir abrités contre la tempête, disparaîtra sans laisser de traces. » Cependant, de l'aveu même des ennemis de la révolution, les Belges ont un caractère particulier et indélébile, qu'on retrouve également sous la grossièreté des temps barbares, dans l'enthousiasme des croisades et de la lutte communale, dans l'aisance de la prospérité industrielle et parmi les raffinements de la civilisation moderne. L'histoire les présente comme inconciliables avec d'autres nations ; si, en conservant leurs traits primitifs, ils ne sont pas parvenus à se faire peuple, il faut qu'ils aient été arrêtés par des obstacles qu'il importe de constater. Le type national existait, pourquoi ne s'est-il pas revêtu d'une forme extérieure et durable ?

Lorsque la loi de la conquête s'est empreinte pour la première fois sur notre sol, le vainqueur rendit à ceux (page 357) qui l'habitaient et qui nous ont légué leur nom ce témoignage, qu'ils étaient les plus vaillants parmi les Gaulois. A l'invasion romaine a succédé l'invasion franke, et deux grandes tribus, dont Augustin Thierry nous a récemment révélé les sympathies et les haines, se sont établies entre la Loire et le Rhin : les Franks occidentaux, représentés par les Français d'aujourd'hui, les Franks orientaux, par les Belges. Jamais ces deux races d'hommes n'ont eu de destinée commune que par la conquête : maîtresses du territoire, la question de suprématie n'a pas tardé à les diviser ; les Franks occidentaux ont exercé la suprématie sous les descendants de Clovis, les Franks orientaux, sous les descendants des Pepin d'Herstal et de Landen (Herstal, village près de Liége; Landen, village du Brabant). La diversité des races amena la dissolution de l'empire de Charlemagne. Les Franks occidentaux recouvrèrent leur indépendance sous la dynastie capétienne, qui parvint à absorber toutes les souverainetés partielles. Ce qui forma, ce qui conserva l'unité et la nationalité française, ce fut l'unité et la nationalité dynastique. Ce grand fait social a manqué aux Franks orientaux. Deux sortes de puissances surgissent dans le moyen âge : les communes libres et les maisons souveraines ; où les communes dominent, les maisons souveraines s'effacent ; où celles-ci s'élèvent, les autres jouent un rôle secondaire. Dans l'histoire des Flandres, vous êtes frappé de la grande influence des communes ; l'affaiblissement du principe dynastique donne le même aspect à l'état épiscopal de Liége. Dans l'histoire du Hainaut, de Namur, de (page 358) Luxembourg, ce qui vous étonne, ce sont les brillantes destinées des maisons régnantes. Les communes flamandes et liégeoises ont produit des tribuns qui ne le cèdent pas en énergie aux hommes de l'antiquité ; les dynasties belges ont donné des rois à presque tous les trônes. Ici apparaissent Godefroid de Bouillon, roi de Jérusalem ; Jean, comte de Luxembourg et roi de Bohême ; Charles de Luxembourg et ses descendants, empereurs des Romains ; les Baudouin de Flandre et de Namur, empereurs de Constantinople ; là, le Gantois Artevelde, les Brugeois de Coninck et Breydel, le Liégeois Baré de SurIet.

Pour créer une souveraineté unique, la maison de Bourgogne avait à détruire et les dynasties partielles, et les communes ; elle entreprit cette double tâche ; par les guerres et les alliances, elle parvint à éteindre les dynasties locales ; elle extermina les communes dans les champs de Roosebeke et d'Othée, sous les murs de Dinant et de Liége. De cette double lutte sortit une dynastie unique, qui bientôt cessa d'être nationale. Charles le Téméraire n'eut que la fureur des conquêtes ; il entreprit de fonder un royaume, sans avoir les qualités nécessaires à un prince qui veut être le premier roi de sa race ; n'ayant plus rien à conquérir dans son pays, il porta au dehors son ardeur belliqueuse : sa gloire alla se briser contre les montagnes de la Suisse, et lui-même, à peine âgé de quarante ans, périt misérablement devant Nancy. Il pouvait être le fondateur d'une monarchie nouvelle, le créateur d'un peuple nouveau ; une ambition désordonnée fit de lui un aventurier.

Si le hasard avait placé sur le trône de France Charles (page 259) le Téméraire, et sur celui de Bourgogne Louis XI, les destinées de l'Europe eussent été, peut-être, changées ; le génie froid, pacifique de Louis XI, duc de Bourgogne, eût élevé un royaume entre le Rhin et la Somme, et la France n'eût plus joué qu'un rôle secondaire. La fille de Charles le Téméraire, en épousant un prince étranger, fit des Pays-Bas l'accessoire d'autres États. Ce n'est pas que son petit-fils Charles-Quint, né Belge, ait renié sa patrie ; mais le titre de roi d'Austrasie, qu'il aurait pu se donner, ne lui suffisait point : il aspira à la domination universelle ; son œuvre ne lui survécut pas ; peut-être eût-il laissé quelque chose de durable si, bornant son ambition, il s'était attaché à fonder un royaume entre l'Allemagne et la France. Il associa ses compatriotes à tous les grands événements de son règne de quarante ans ; les Belges siégeaient dans ses conseils et commandaient ses armées. Avec Charles-Quint disparaît la nationalité dynastique ; son fils, Philippe II, n'eut rien de belge ; une révolution lui enleva les provinces septentrionales des Pays-Bas ; il céda les provinces méridionales aux archiducs Albert et Isabelle. Dans le préambule de cette cession, qui porte la date du 6 mai 1598, il énonce une grande vérité :

« Considérant, dit-il, ce qui est notoire à tout le monde, que le plus grand heur qui puisse advenir à un pays c’est de se voir gouverné par l'œil et présence de son prince et seigneur naturel. » La Belgique ne jouit pas longtemps de ce bonheur : les archiducs Albert et Isabelle moururent sans postérité (Note de bas de page : Albert mourut en 1621, Isabelle en 1633. ), après un règne de (page 360) trente-cinq ans, où, malgré le malheur des temps, beaucoup de germes de prospérité et de grandeur étaient parvenus à se développer. La Belgique retomba, en 1633, sons la domination espagnole, et échut, en 1715, à l'Autriche ; elle fut gouvernée avec douceur quelquefois, mais toujours avec indifférence, par des princes vivant ailleurs, sur un plus grand théâtre (Note de bas de page : Une dynastie nationale n'aurait ni provoqué ni souffert la fermeture de l'Escaut; Joseph II transigea en 1785 sur cette question; Philippe II avait vu la chute d'Anvers avec satisfaction. « Cette ville, dit de Witt, fut entièrement séparée de la mer, et le roi d'Espagne négligea imprudemment (après le siége d'Alexandre de Farnèze, en 1585) de leur ouvrir l'Escaut, voulant réduire cette ville trop puissante pour lui. » (Mémoires de Jean de Witt, conseiller-pensionnaire de Hollande, 1re part., chap. VIII, p. 37 et 38, édit. de La Haye, 1709.) ). Épuisée par des dissensions intestines, elle se perdit à la fin du siècle dernier dans la France ; en 1814, aucune dynastie ne se présenta pour la revendiquer ; elle-même resta passive, et l'Europe en disposa en faveur de la Hollande comme d'une succession vacante.

La royauté que les traités de Vienne avaient imposée aux Belges était sans caractère national, elle représentait en Belgique un peuple étranger : « le roi GuiIJaume, comme l'a dit M. de Gerlache, n'était que la Hollande personnifiée et en action ; » les quinze années du régime hollandais ont été une intervention permanente. S'il est vrai qu'il y ait trois genres de légitimités, celle du temps, celle de la gloire et celle de l'élection populaire, Guillaume 1er ne possédait aucune de ces légitimités ; les vainqueurs de 1814 lui avaient délivré une patente de monarque, et son titre est resté entaché du vice originel de la conquête. Notre royauté nouvelle, produit (page 361) de la souveraineté nationale, est sans véritable concurrent : elle n'a eu pour compétiteur ni un duc de Reichstadt, légitime par la gloire, ni un duc de Bordeaux, légitime par le temps. Les traités de 1815 nous avaient placés sous une double souveraineté : sous la souveraineté du peuple hollandais et sous celle de la dynastie hollandaise. Il fallait détruire cette double souveraineté imposée par la conquête ; nous avons détruit la souveraineté du peuple hollandais en proclamant notre indépendance, la souveraineté de la dynastie hollandaise en excluant la maison de Nassau de tout pouvoir en Belgique ; c'est ainsi que nous avons aboli la double loi écrite par la conquête dans les traités de 1815. Si, tout en nous séparant de la Hollande, nous avions continué à reconnaître la dynastie hollandaise, notre nationalité n'eût point été complète ; la maison de Nassau s'était fait une condition exceptionnelle ; une élection nationale n'eût pas même effacé le caractère originel ; tôt ou tard, on nous eût dit : Je règne sur vous, en vertu non de l'élection de 1830, mais des traités de 1815, je n'ai pas librement renoncé aux droits de ma dynastie. Le Congrès belge, en prononçant l'exclusion de la maison d'Orange, n'a rien fait d'insolite ; il a suivi l'exemple de Guillaume d'Orange, qui provoqua l'édit du 26 juillet 1581, par lequel les Etats-Généraux de Hollande déclarèrent Philippe II parjure et déchu de la souveraineté.

La nationalité dynastique est donc, en Belgique, un fait moderne. Qu'on ne s'imagine pas que je sois partisan des prétendus gouvernements de droit divin ; les (page 362) gouvernements ne sont pour moi que des institutions humaines. Mais je reconnais, avec M. Guizot, que la royauté héréditaire a exercé une grande influence sur la formation des sociétés modernes ; je suis convaincu, avec M. Henri Fonfrède, que c'est le défaut d'hérédité dynastique qui a perdu cette Pologne si digne de vivre. A la Belgique, comme à la Pologne, il a manqué un élément indispensable.

Une autre cause est venue jeter de l'incertitude dans le développement de la sociabilité belge : placée sur les confins des races frankes et germaniques, formée même, en majeure partie, du mélange de ces deux familles, la Belgique a été pressée entre deux civilisations ; incapable encore de se créer une civilisation propre, devait-elle se fondre dans l'Europe méridionale et catholique, ou dans l'Europe septentrionale et protestante ? Notre sort a longtemps dépendu de cette question, qui est au fond des événements des trois derniers siècles et qui explique la double issue de la révolution de 1565 et l'origine de la révolution de 1789 ; elle a été définitivement résolue par la révolution de 1830.

Après tant d'épreuves, forte de l'unité nationale, la Belgique s'est donné des institutions propres. Elle n'arrive pas les mains vides dans la grande association des peuples : sa mise sociale, c'est la constitution qu'elle s'est faite. Dernier venu parmi les assemblées constituantes, le Congrès belge n'a copié personne : il a hardiment séparé la société religieuse de la société civile, il n'a proclamé ni religion d'État ni religion de majorité ; par cette séparation absolue, il a rendu à la (page 363) fois aux cultes et à l'État l'indépendance, en consacrant les droits des minorités. Il a, avec la même hardiesse, attribué à la société civile toutes les libertés que pourrait comporter l'État républicain le plus parfait, en conservant les seules garanties de l'hérédité monarchique. Il a voulu mettre un terme aux querelles religieuses, en les plaçant en dehors de l'action gouvernementale ; aux querelles politiques, en empruntant à la république toutes ses libertés, à la monarchie toutes ses garanties. Toutefois, il n'a pas été novateur au point d'être réduit, comme la Convention, à jeter un voile sur son œuvre ; son travail compte déjà plus de durée que celui de la Constituante, le seul qu'on puisse lui comparer. Si la Constitution de 1831 n'existait pas, on la dirait impossible. Si la révolution avait succombé dans la tourmente, elle n'aurait point péri tout entière ; elle s'était érigé un monument à elle-même. Plus heureux que les Belges, un autre peuple eût peut-être, dans le lointain des âges, adopté cette Constitution de 1831, qui n'est pas un plagiat et qui reste à contrefaire.

Si le mouvement de 1830 a amené un résultat que les deux révolutions précédentes avaient à peine soupçonné, c'est grâce aux progrès sociaux, c'est grâce à certains effets mêmes de la domination française et hollandaise. Car, soyons justes envers les événements comme envers les hommes et ne méconnaissons pas ce que la conquête a fait dans l'intérêt même de notre nationalité. Le moyen âge, resté debout dans nos provinces avec ses mille coutumes, avait résisté aux coups (page 364) d'État de Joseph II ; il était réservé à la France de nous imposer l'uniformité ; dans sa toute-puissance révolutionnaire, elle passa sur notre sol le niveau républicain ; associés, malgré nous, à la grande nation, nous avons été emportés dans le mouvement démagogique sans le comprendre, et nous avons assisté à la gloire de l'Empire sans qu'un reflet en retombât sur nous-mêmes ; mais, durant vingt années, nous avons participé aux bienfaits d'une législation commune et d'une administration uniforme. Les neuf départements belges, devenus les provinces méridionales du royaume-uni des Pays-Bas, se sont rapprochés, par une communauté d'intérêts et de souffrances ; le travail d'assimilation s'est achevé sous la domination hollandaise. Au XVIIe siècle, il n'y avait pas de Belgique qui pût s'élever contre le traité de Munster et celui des Pyrénées ; le duché de Brabant ne s'enquérait pas du morcellement de la Flandre ni du partage du Luxembourg, et l'on pensait que la ville d'Anvers avait seule intérêt à demander la liberté de l'Escaut. En 1814, la diplomatie chercha une Belgique et n'en trouva point : alors que toutes les existences politiques revendiquaient leurs droits, alors que quiconque avait été ou voulait être se levait, la Belgique ne s'est point levée, elle ne s'est point nommée, elle ne s'est point fait annoncer au congrès des rois. En 1830, la diplomatie a rencontré un adversaire qui lui était inconnu : la Belgique elle-même, stipulant les droits, non d'une province, mais d'une nation. C'est à travers la conquête que le peuple belge, ramassant ses membres épars, est parvenu à l'unité ; c'est au prix d'une révolution qu'il a obtenu, (page 365) de nos jours, un nom et une dynastie gardienne de ce nom (Note de bas de page : Notre nationalité a été méconnue à Vienne comme elle l'avait été à Nimègue, à Utrecht, à Munster; la diplomatie a été appelée, en 1830, à réparer une longue suite d'injustices. Au début de notre révolution, il nous eût fallu faire un manifeste, non seulement contre la Hollande, mais contre l'Europe. Dans la séance du 18 novembre 1830, M. Le Hon a retracé, sous ce point de vue tout nouveau, l'histoire des provinces belges: « Nous appelons, disait-il, à l'Europe nouvelle, des griefs de l'Europe ancienne. Le temps est venu d'un système réparateur pour nous. » ).

Si, depuis plus de deux siècles, l'histoire nous montre les Belges constamment à la suite d'un autre peuple, cette condition n'a jamais été de leur choix : ce qui le démontre, c'est qu'à travers toutes les dominations étrangères, ils sont restés eux-mêmes. L'Espagne n'a pas réussi à les rendre espagnols, l'Autriche, autrichiens, la Hollande, hollandais ; au XVIe siècle, ils ont fait une révolution contre l'Espagne, au XVIIIe contre l'Autriche, au XlXe contre la Hollande. Si, comme on le prétend, ce peuple ne renferme en lui-même aucun principe d'existence, comment se fait-il qu'il ait survécu à tant de catastrophes ? S'il n'a pas de nationalité propre, pourquoi n' a-t-il pas accepté de nationalité étrangère ? Il n'a pas même voulu de la France, qui ne l'a possédé vingt ans que par la conquête. Il s'est tu devant Napoléon comme il s'était tu devant Louis XIV : il les a laissés passer. On a déployé sous ses yeux tous les drapeaux ; il y en avait de brillants, il y en avait sur lesquels étaient inscrits des siècles de gloire ; il n'a adopté aucun de ces drapeaux : il s'en est fait un à lui-même.

(page 366) Aujourd'hui, à la suite des événements de 1830, il n'existe en Belgique que deux sortes d'hommes : les uns veulent l'indépendance, les autres ne la veulent point ; ces derniers désirent le retour à la Hollande ou à la France. Si nous mettons sur la même ligne les partisans de la France et ceux de la Hollande, c'est qu'ils partent du même point pour arriver à des résultats différents ; ils désespèrent de l'indépendance ; ils dénient â la Belgique les conditions qui font la vie et la durée : c'est un édifice sans fondement - c'est un enfant qui n'est pas né viable. Si j'étais partisan de la réunion à la France ou du retour à la Hollande, je m'abstiendrais de toute manœuvre politique ; j'attendrais le triomphe de ma cause de l'impossibilité du système adverse : pourquoi miner l'édifice qui doit tomber de lui-même ? Pourquoi tuer l'être qui n'est qu’un avorton ? Je croirais, en employant trop d'efforts personnels, me mettre en contradiction avec moi-même ; je me réserverais de dire un jour aux amis de l'indépendance : Vous avez voulu réaliser une utopie, nous vous avons laissés faire pour ne pas vous donner le prétexte de dire après votre chute que les obstacles n'étaient point dans les choses, mais dans les hommes ; ainsi, n'y revenez plus. Voilà comme je raisonnerais si je croyais la nationalité belge impossible ; je m'enfermerais chez moi, et j'abandonnerais quelque temps le forum à mes adversaires, pour les laisser, à leur aise, faire acte d'impuissance.

Je suis loin toutefois de méconnaître ce qu'il y a de vrai, de juste dans les vœux et les regrets de beaucoup de mes concitoyens ; la France et la Hollande n'ont point passé sur la Belgique sans y laisser de profondes et (page 367) durables empreintes ; un ordre de choses, quoique imposé par la conquête, ne se retire jamais tout entier ; il n'emporte pas tout avec lui. Beaucoup d'intérêts s'y sont rattachés et ont créé autant d'affections ; ces intérêts, ces affections survivent aux commotions même les plus populaires. Il n'est donné à personne de considérer comme non revenu ce qui s'est fait depuis quarante ans ; sur le vieux sol belge, la France, puis la Hollande ont formé deux couches nouvelles auxquelles se superpose la nationalité que nous avons conquise. Les époques intermédiaires ont créé des nécessités qu'il faut reconnaître, des besoins qu'il faut chercher à satisfaire.

L'existence d'un parti hollandais, d'un parti français, n'a donc pas de quoi m'étonner ; mais ce que je n'admets point, c'est la possibilité soit d'une restauration complète et durable, soit d'une réunion intégrale à la France.

Nous avons dit quels étaient les vices inhérents à la création du royaume des Pays-Bas ; ces vices n'étaient pas accidentels et les mêmes causes ramèneraient tôt ou tard les mêmes effets. La monarchie des Pays-Bas, restaurée, n'aurait donc qu'une existence précaire ; aux causes que nous avons signalées, il faudrait en ajouter de nouvelles, résultats des événements de 1830, et qu'il n'est donné à personne de détruire. Les orangistes de bonne foi entendent par la restauration le retour à l'état identiquement semblable à celui qui a précédé la révolution ; or, ce retour est impossible. Par quelle fiction pourrait-on réputer non avenu ce qui s'est fait depuis le mois d'août 1830 ? Quel est l'homme assez aveugle (page 368) pour croire que les Hollandais et leur roi nous replaceraient dans la position où nous étions alors ? Leur conduite serait absurde s'ils y consentaient. Le gouvernement représentatif ne serait plus possible en Belgique ; ce serait y autoriser, y organiser une lutte intérieure. Nos provinces devraient se résigner à la condition des anciens pays de généralité ; la Hollande ne pourrait agir autrement sans commettre une grande faute, sans manquer aux règles de la prudence la plus vulgaire.

Nous le savons, il y a parmi les orangistes de bonnes gens qui s'écrient : « Vienne la restauration, et il n'y aura en Belgique qu'un Belge de plus, le prince d'Orange ; nous aurons l'intégrité du territoire et nous supporterons une part modique de la dette ; nous conserverons même notre constitution ; nous participerons au commerce des colonies ; nous jouirons de la liberté illimitée de l'Escaut ; nous nous gouvernerons nous-mêmes. Pas un Hollandais ne sera envoyé en Belgique. » Quoi ! la Hollande consentirait à s'abdiquer elle-même, à nous céder une partie de son ancien territoire, à réduire notre quote-part de la dette, à nous faire participer au commerce des Indes, à nous ouvrir ses fleuves et ses ports, à renoncer à toute admission aux emplois en Belgique ; et tout cela pour que la maison d'Orange règne sur nous !

La possession de nos provinces n'est pas pour les Hollandais une question de sentiment et de gloire, mais d'intérêt ; peu leur importe que la maison d'Orange brille de plus ou moins d'éclat parmi les dynasties. En saine logique, par la force des choses, en vertu de ces (page 369) lois de la nature humaine que rien ne saurait changer, voici quelles seraient les conséquences d'une restauration.

Après avoir ressaisi la Belgique, le gouvernement hollandais chercherait à se rendre cette possession profitable et certaine :

Profitable, en imposant à la Belgique une portion considérable des dettes ; un dédommagement pour tous les maux causés par la révolution, le remboursement des frais d'armements et des emprunts ;

Certaine, en prévenant l'action répulsive qu'exercerait nécessairement le régime représentatif, en excluant les Belges de tous les emplois élevés qui donnent de l'influence, en contenant l'opinion par des lois fortes, en maîtrisant la presse par la terreur.

Plus de Chambres investies de l'initiative des lois et du vote de l'impôt, car ne serait-il pas contradictoire d'imposer un gouvernement et un tribut annuel à la Belgique, et de lui accorder le droit de réformer les institutions et de refuser le budget ? Et ne comptez ni sur les anciens subsides, distribués si largement et avec si peu de discernement à l'industrie, ni sur les anciens débouchés : que voulez-vous que fassent les Hollandais et leur roi pour un pays qui demain leur échappera peut-être de nouveau ? La Hollande accorderait à notre industrie et à notre commerce ce qu'il est de son intérêt de nous accorder ou ce qu'elle ne peut nous refuser sans se mettre en hostilité avec le droit public moderne ; elle vivrait pour elle-même, elle se renfermerait avec raison dans son égoïsme national ; elle serait insensée si elle venait à notre secours, et notre (page 370) propre budget suffirait à peine au paiement de notre rançon annuelle.

Et ici nous ne faisons d'appel ni aux passions, ni aux sentiments ; la révolution est accomplie ; nous ne vous demandons pas si vous l'avez provoquée ou maudite, si vous figurez parmi les auteurs ou parmi les victimes ; dans ces débats, vos sympathies ou vos haines, vos bénédictions ou vos blasphèmes sont peu de chose. Le fait est là, œuvre de Dieu ou de Satan, n'importe ; et ce fait a élevé une barrière insurmontable entre nous et la maison d'Orange, entre nous et la Hollande. Si, rompant les digues qui la contiennent, la mer s'était creusée un lit entre les deux pays, la séparation ne serait pas plus profonde. Tout est changé dans l'ordre moral : vous ne ferez pas renaître la confiance, l'amour, là où la confiance, où l'amour sont éteints. On a vu des dynasties revenir lorsque les générations qui les avaient expulsées n'étaient plus ; ces dynasties ont pu régner sans mesures violentes, et si elles se sont perdues, c'est par de nouvelles fautes ; d'autres dynasties sont revenues, sans avoir donné aux générations qui les avaient proscrites le temps de mourir ; ces dynasties ont dû proscrire à leur tour. Ces deux sortes de restaurations étaient excellentes logiciennes, l'une dans sa pitié et son oubli, l'autre dans sa cruauté et sa terreur.

La réunion intégrale de la Belgique à la France est une impossibilité pour quiconque connaît le système territorial de l'Europe : elle peut être tentée ; cette tentative peut même réussir momentanément, par un concours de circonstances particulières ; mais pour rendre (page 371) cette réunion irrévocable, il faudrait modifier l'ensemble des rapports politiques, il faudrait changer les conditions auxquelles l'Angleterre doit son influence sur le continent. Placer les limites de la France au Rhin, c'est donner à la puissance française une prépondérance que rien ne pourrait balancer dans l'occident de l'Europe, c'est couper, pour ainsi dire, les communications de la Grande-Bretagne avec le continent, c'est emprisonner le génie britannique dans ses îles, c'est presque lui interdire l'accès de l'Europe. Pour que l'Allemagne conserve son indépendance, il faut également que la France, maintenue dans ses limites actuelles, n'exerce de suprématie qu'à l'aide de son alliance avec l'Angleterre ; là est la garantie de nationalité pour les peuples d'outre-Rhin. La réunion de la Belgique à la France est une vieille question ; si nous voulions remonter à une époque où l'Europe n'avait point encore de système fixe, nous pourrions rappeler que Louis XI avait conçu l'espoir d'obtenir ce résultat pacifiquement, par le mariage de l'héritier de France avec l'héritière de Bourgogne ; si ce projet avait réussi, il est probable que l'Angleterre, pour se faire jour sur le continent, ne se fût jamais dessaisie de Calais, qu'elle possédait depuis 1347, et qu'elle aurait cherché à reprendre la Normandie et à empêcher la réunion de la Bretagne au royaume de France. Lorsque, à la suite des guerres civiles et religieuses, la France se reposa dans le despotisme, tous les grands fiefs qui morcelaient la monarchie au dedans étant détruits, Richelieu, Mazarin et Louis XIV cherchèrent ailleurs des moyens d'agrandissement ; les conquêtes avaient été jusque-là pour ainsi (page 372) dire intérieures ; Louis XIV entreprit de conquérir cette Belgique, dont Louis XI avait espéré de faire la dot de l'héritier de France ; il lutta contre l'Angleterre et l'Allemagne, et, après de longues guerres, il se contenta de quelques lambeaux. Dans le XVIIIe siècle, la Belgique fut deux fois sur le point d'être érigée en État indépendant sous la souveraineté de la maison Palatine de Bavière, et deux fois ce projet, qui eût mis un terme à l'ambition de la France, échoua. La révolution de 89 a réuni la Belgique à la France ; mais il importe de rappeler dans quelles circonstances cette conquête s'est effectuée et quelles en ont été les suites.

Lorsqu'un peuple prend le parti extrême de faire une révolution, les autres peuples doivent considérer cet événement sous deux rapports : sous le rapport des institutions intérieures de ce peuple, sous le rapport des institutions extérieures de tous les peuples. Si la révolution ne porte atteinte qu'aux lois intérieures, les autres peuples n'ont pas à s'en occuper et le principe de non-intervention doit prévaloir ; si la révolution porte atteinte aux lois extérieures, le principe de non-intervention peut cesser d'être applicable : c'est la révolution elle-même qui l'a violé, prenant une audacieuse initiative. L'Assemblée constituante, en substituant la monarchie représentative à la monarchie absolue, l'Assemblée législative, en suspendant la royauté, la Convention, en proclamant la république et même en lui donnant pour sanction la tête d'un roi, n'avaient changé ou, si l'on veut, n'avaient violé que les lois intérieures de la France ; mais l'Assemblée constituante, en supprimant les fiefs allemands de l'Alsace et en s'emparant (page 373) du comtat Venaissin, la Convention, en déclarant la Savoie et la Belgique réunies à la France, s'en prenaient à l'Europe. La première coalition s'est formée durant la session de l'Assemblée législative ; elle se composait de l'Autriche et de la Prusse, qui se croyaient en droit d'invoquer à la fois les griefs intérieurs et extérieurs, si je puis m'exprimer ainsi ; l'Angleterre, qui ne voyait point dans l'atteinte portée à la constitution germanique par les mesures prises contre les princes possessionnés en Alsace, ni même dans la conquête du comtat Venaissin, une cause suffisante de guerre, et qui se sentait incompétente pour s'occuper de la situation purement intérieure de la France, resta étrangère à la première coalition ; elle aurait reconnu une république française établie dans les limites de 1790 ; elle aurait pu ne pas prendre plus de part à la mort de Louis XVI que Louis XIV n'en avait pris à celle de Charles 1er ; mais lorsque la France annonça le projet de révolutionner l'Europe, en changeant les limites des États, lorsque, excédant les bornes de la défense personnelle, elle s'appropria la Belgique, la Grande-Bretagne entra dans la coalition européenne. Ainsi, en 1793, le grief principal de l'Angleterre contre la France, c'était la conquête de la Belgique. La distinction que la Grande-Bretagne seule avait faite alors, l'Europe entière l'a appliquée à la révolution de 1830 ; les rois ne se sont plus enquis des changements intérieurs survenus en France ; ils ont reconnu la dynastie nouvelle ; mais si le gouvernement fondé à la suite des journées de juillet avait prétendu reculer les limites de la France, ce gouvernement n'aurait pu être accepté par les puissances ; (page 374) ; il se serait peut-être imposé à l'Europe ; renouvelant les prodiges de la révolution de 1789, la révolution de 1830 se serait ruée sur les nations ; peut-être se serait-elle de nouveau ouvert à travers le monde ce chemin dont le commencement et la fin sont marqués dans les champs de la Belgique, à vingt années de distance, ce chemin qui part de Jemmapes pour aboutir à Waterloo, après avoir passé par Arcole, les Pyramides, Austerlitz et la Moscowa. La révolution de 89 a vaincu cinq coalitions ; elle a été vaincue par la sixième. Le peuple anglais, qui sait que, sous peine de perdre son influence continentale, il ne peut permettre à la France d'occuper les embouchures de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, aurait ajourné ses querelles intérieures ; le génie de Pitt aurait quitté les voûtes de Westminster pour inspirer les hommes d'État de la Grande-Bretagne. A quoi bon refaire la révolution de 89 ? Le plagiat, quelque glorieux qu'il eût été, eût trop coûté à la France et à l'humanité !

Pressés entre deux impossibilités, la réunion intégrale à la France et la restauration complète, nous avons été appelés à opter entre l'indépendance et le partage : le choix ne pouvait être douteux pour les bons citoyens.

L'indépendance, aux conditions où l'Europe nous l'a offerte, nous met en mesure de recueillir toutes les éventualités de l'avenir ; le partage serait cette extinction du nom belge dont un homme d'État a osé nous menacer du haut de sa raison. Durant les négociations qui précédèrent la trève de 1609, l'ambassadeur (page 375) d'Angleterre adressa une menace semblable aux Etats-Généraux de Hollande, et Oldenbarneveld sut la comprendre. (Note de bas de page : L'auteur a exposé le système du partage au chap. IX, p. 157, t. 1; il y renvoie le lecteur. Ce n'est pas la première fois que la Belgique est menacée du partage. Richelieu, par le traité conclu le 8 février 1631 avec la Hollande, avait projeté le partage des provinces belges; la ligne devait être tracée de la manière suivante (art. 5) : « 1° Pour le Roi (Louis XIII), le pays de Luxembourg, les comtés de Namur et du Hainaut, Artois et Flandres, jusques aux limites qui se feront par une ligne, laquelle prendra de Blankenberg inclus, et tirera entre Dam et Bruges à moitié chemin de ces deux places, d'où elle ira droit à Rupelmonde, qui demeurera au Roi; et pour ce qui est de Cambresis et places contenues en iceluy, il sera libre au Roi d'en disposer comme bon lui semblera. » « 2° Pour les États des Provinces-Unies, le marquisat du Saint-Empire, où est comprise la ville d'Anvers, la seigneurie de Malines, le duché du Brabant et le reste de la côte depuis Blankenberg qui demeurera au Roi, jusques à s'unir les villes de Dam et de Hulst, avec le pays de Waes, jusques à la ligne ci-dessus. »)

Il y a un peu moins d'un demi-siècle que les provinces belges ont été appelées à l'indépendance par un homme qui, plus tard, a appelé la France à de nouvelles destinées. Cette indépendance, il la voulait républicaine ; nous l'avons faite monarchique ; et il ne désavouerait point ce changement. Nous sommes heureux de pouvoir confier la défense de notre cause au plus grand orateur de la tribune française.

« Je finirai en abandonnant aux réflexions des amis de la liberté un projet simple et infaillible pour ouvrir sans injustice et sans danger la navigation de l'Escaut, et pour porter au plus haut degré la prospérité des Pays-Bas catholiques.

« Qu'elles se forment en État fédératif ces dix (page 376) provinces favorisées de la nature, qui leur destine surtout la liberté ! Qu'elles s'affranchissent du joug des rois, de la nécessité déplorable d'être mêlées dans leurs sanglantes querelles, d'être agitées de leurs délires ! Et qu'à ce prix les rivières et les mers leur soient ouvertes ! Si elles eussent embrassé plus tôt cette résolution noble et sage, que de sang humain eût été épargné !

« Que les Pays-Bas catholiques soient indépendants ! . ., Ils feront librement avec leurs voisins des traités de paix, d'union, de sûreté, de navigation, d'échange ; ils jouiront d'une paix profonde... Ils ne connaîtront plus la guerre ; ils en préserveront toute la partie de l'Europe qui les avoisine !...

« Il y a, dans les Pays-Bas catholiques, des priviléges, des franchises, du courage, des principes de liberté ; en un mot, peu de contrées sont mieux préparées pour produire des hommes parfaitement libres.

« Qu'ils aspirent donc à cet honneur, ces anciens Belges que César distinguait parmi tous les Gaulois ; qu'ils soient sûrs que pour être libres, il ne faut que le vouloir fortement, et qu'un peuple ne fut jamais conquis malgré lui.

« D'ailleurs, ils seront aidés et secourus. Tous leurs voisins ont intérêt à leur indépendance, ils n'ont pas un intérêt contraire.

« L'Allemagne trouverait incontestablement les plus grands avantages dans l'affranchissement des Pays-Bas...

« C'est surtout à la France, c'est à l'Angleterre, c'est à la Hollande, c'est à la Prusse à opérer cette grande révolution.

(page 377) « La maison de Brandebourg y gagnerait un commerce utile...

« L'Angleterre se ménagerait et s'assurerait les traités de commerce les plus avantageux et les plus étendus. Elle se procurerait de vastes ressources pour supporter et diminuer l'intolérable fardeau de sa dette, qui l'accable et la consume. Elle éloignerait pour toujours, comme inutiles désormais et même impossibles, du moins pour elle, les guerres du continent, qui l'ont ruinée…

« Les Provinces-Unies n'auraient plus rien à craindre de l'ouverture de l'Escaut. Ce serait alors l'objet d'une négociation, et non pas une loi imposée par le plus fort. Les Provinces-Unies en accordant cette navigation aux Etats de Belgique, n'auraient du moins à craindre ni invasion, ni conquêtes, ni introduction des vaisseaux d'une puissance étrangère...

« La France... mettrait le sceau à sa gloire en favorisant l'établissement de la nouvelle confédération belgique ; elle y gagnerait une tranquillité permanente sur ses frontières, si souvent dévastées, et qui, désormais à l'abri de toute attaque, n'auraient plus besoin de cette triple enceinte de places fortes, dont l'entretien et les garnisons coûtent des sommes immenses et sont un objet d'inquiétude perpétuelle : elle se donnerait des alliés éternels, dont la marine et le commerce deviendraient en quelque sorte les siens, puisque la sûreté, l'opulence et le bonheur des deux puissances seraient le lien indissoluble de leur union.

« Montesquieu a dit que les déserts étaient la barrière nécessaire des vastes Etats... Eh, bon Dieu ! quel mot ! (page 378) quel principe ! quel sentiment ! quelle pensée ! Montesquieu a dit cela, parce qu'il a vu que les choses étaient ainsi...

« Quand la politique humaine... voudra-t-elle sincèrement détruire la guerre, dont les succès mêmes sont d'effroyables malheurs ? Quand travaillera-t-elle sur un plan raisonnable à ôter aux conquérants toute occasion, tout prétexte, tout moyen de l'entreprendre ? Quand formera-t-elle de bonne foi le désir d'établir une paix fondée sur l'intérêt de tous, une paix durable, dis-je, c'est à dire, après la liberté ce qu'il y a de bon sur la terre ? - Je ne sais si ce jour luira jamais sur l'humanité ; mais si quelque chose pouvait en hâter l'aurore pour notre malheureuse Europe, ce serait sans doute la fondation de la république belgique ; et puisque les changements de circonstances, puisque le droit de convenance doivent annuler les traités, il n'en est pas un que la France, l'Angleterre, la Prusse et la Hollande aient plus de raison d'anéantir que celui qui soumet les Pays-Bas à l'Empereur.

« Les politiques objecteront sans doute que pareille révolution donnerait à la France un nouveau degré de puissance, en lui procurant à jamais dans les Pays-Bas un allié, un ami, au lieu d'un voisin toujours indifférent, quelquefois mal intentionné, souvent ennemi…

« Mais les Pays-Bas ne sont-ils donc pas ouverts à la France, qui s'en empare quand elle veut, qui s'y cantonne, qui y lève de l'argent et des soldats ?... Sans doute, il vaut mieux que les Pays-Bas soient libres ; et s'il est au pouvoir des hommes d'établir une balance (page 379) politique vraiment durable, c'est par cette révolution grande et salutaire qu'il faut commencer.

« Que la confédération belgique s'élève, qu'elle embellisse, qu'elle console, qu'elle édifie, qu'elle instruise l'univers ! Le droit le permet, la justice le prescrit, la politique l'ordonne… » (Note de bas de page : MIRABEAU, Doutes sur la liberté de l'Escaut, IVe lettre, p. 142-134. Londres, 1784. Ce livre a été ou mal lu ou mal compris; Mirabeau n'est pas partisan de la fermeture de l'Escaut d'une manière absolue, comme on l'a tant de fois répété depuis deux ans; en considérant la Belgique comme annexe de l'Autriche, il regarde la fermeture de l'Escaut comme une précaution nécessaire; il déclare, au contraire, que la liberté de ce fleuve est une conséquence naturelle de l'indépendance de la Belgique: hypothèse dont il expose tous les avantages et qui s'est réalisée de nos jours. )

Voilà ce que Mirabeau écrivait en 1784 ; consulté quelques années après, il aurait sans doute reconnu que, pour ne pas livrer l'État belge à la mobilité de toutes les passions populaires, pour représenter l'unité de la nation et la maintenir intacte, pour donner au pouvoir une concentration qui lui est nécessaire, au milieu de l'Europe, pour amener cette ère pacifique qu'il appelait de ses vœux, en un mot, pour rendre l'indépendance belge à la fois perpétuelle et inviolable, il fallait la placer sous la double garantie de l'hérédité dynastique et de la neutralité. A la Belgique indépendante et républicaine qui, en 1784, apparaissait à Mirabeau par une des soudaines illuminations de son génie, nous avons substitué une Belgique monarchique et neutre. Ce dernier mot ne se présente pas sous sa plume, mais il y a tel passage qu'on ne peut lire sans le sous-entendre.

(page 380) Notre indépendance satisfait donc à un besoin général ; elle remplit en quelque sorte une lacune que des hommes supérieurs ont aperçue et signalée. C'est une grande expérience que l'Europe nous permet de tenter ; il dépend de notre volonté de rendre le fait durable ; les obstacles qui restent à surmonter viennent de nous.

Ce qui nous manque souvent, c'est la foi en nous-mêmes. Selon la belle expression d'un grand orateur, les nations doivent croire à leur éternité. Le dernier degré où puisse descendre un peuple, comme un individu, c'est de douter de soi, c'est de se demander : Vaut-il mieux pour moi d'être ou de ne pas être ? Et, en effet, se pourrait-il concevoir de condition plus misérable que celle d'une nation qui, ayant abjuré son ancien mode d'existence, essayerait en vain de s'en créer un nouveau, qui maudirait le passé et se croirait sans avenir ? Supplice atroce, état intermédiaire entre l'être et le néant, qu'on ne saurait considérer sans une douleur profonde. Et que serait-ce si ce même peuple, après avoir vu se dissiper quelques unes des espérances, des illusions qui le soutenaient et le consolaient dans ce long travail de lui-même, allait tomber dans l'indifférence politique, aussi cruelle que cette indifférence religieuse dont Lamennais nous a révélé tous les tourments ; s'il allait dire de la patrie ce qu'un ancien disait de la vertu : Tu n'es qu'un mot !

Jusqu'à présent, la Belgique a su se préserver de cette apathie politique ; mais quelques signes précurseurs se manifestent çà et là, de loin en loin. Par l'effet d'une (page 381) erreur générale, nous avions cru, après les victoires de septembre 1830, que tout était fait, qu'il ne nous restait qu'à ensevelir nos morts, et que l'heure du repos était déjà venue pour nous-mêmes.

Ce n'est pas du jour au lendemain que se relève une nation qui a été si longtemps foulée aux pieds par tous les peuples, qui a vu se perdre dans les flots de poussière soulevée par les armées étrangères, les traditions de ses pères, et se rompre pour ainsi dire la chaîne des générations. Pendant deux siècles, l'Europe a creusé en Belgique ces grandes tombes qu'on appelle Fleurus, Seneffe, Fontenoy, Steenkerke, Ramillies, Rocoux, Lawfelt, Walcourt, et nos ancêtres n'étaient que les gardiens du cimetière des nations. L'homme pieux pourrait dire que la neutralité promise par la politique moderne à cette terre trempée de sang est une expiation. La conquête française avait achevé de nous ôter le souvenir de notre origine. De nos jours, quelques érudits, les Raepsaet, les Dewez, les Villenfagne, s'occupaient encore de l'histoire du comté de Flandre, du duché de Brabant, de la principauté de Liége, comme on s'occupe de l'histoire de la Médie et de l'Assyrie. Les générations nouvelles ont vécu dans cette préoccupation d'esprit, que la Belgique avait perdu à jamais son individualité et que désormais c'était à d'autres qu'à nous-mêmes qu'incombait la tâche de nous gouverner : préoccupation fatale, qui nous a fait regarder notre pays comme un accessoire, nos mœurs, nos intérêts comme subordonnés à d'autres mœurs, à d'autres intérêts ; en un mot, notre existence entière comme relevant d'une autre existence. Nous en serions venus au point de donner un effet (page 382) rétroactif au présent, d'adopter comme nôtre ou l'histoire de France ou celle de Hollande, de dater de Louis XIV ou du stadhouder Maurice, que nos pères ont maudits comme leurs plus cruels ennemis. Si la mémoire pouvait se perdre comme l'indépendance, nous aurions complétement oublié qu'il fut un temps où nos provinces avaient une existence distincte de la France et de la Hollande. Si le véritable patriote est celui qui, sans méconnaître ce qu'il doit comme homme à l'humanité, personnifie son pays dans sa pensée, en y reportant tous ses travaux, toutes ses méditations, qui recherche quelle est la place que la société à laquelle il appartient occupe ou doit occuper dans le monde, et qui tâche de la lui conserver ou de la lui faire obtenir, qui aime sa patrie comme sa maison paternelle, qui est fier du nom de son pays comme du nom de sa famille, à ce titre, depuis quarante ans, il n'y avait plus de patriote en Belgique : il y a eu successivement des Français, des Hollandais, beaucoup d'indifférents, suivant la condition du sol, mais pas de Belges. On n'a pas assez calculé les effets de cette grande lacune sociale d'environ un demi-siècle. Notre révolution a dénoté une absence presque totale d'hommes politiques : je viens d' en indiquer la cause ; par notre éducation, nous sommes plus en état d'administrer un département français ou une province hollandaise, que la Belgique érigée en puissance indépendante. En relisant naguère un des plus beaux ouvrages de Mme de Staël, j'ai involontairement appliqué à la Belgique ce que Corinne dit de l'Italie : « On ne trouve plus ici des hommes d'État ni de grands capitaines... - Je suis sévère pour les (page 383) nations, répondit Oswald, je crois toujours qu'elles méritent leur sort, quel qu'il soit. - Cela est dur, reprit Corinne ; peut-être éprouverez-vous un sentiment d'attendrissement sur ce beau pays que la nature semble avoir paré comme une victime... »

Il est d'ailleurs plus facile de se laisser gouverner que de se gouverner soi-même ; l'esclave a moins de soucis que le maître : à chaque jour sa peine, dit l'esclave ; et le maître doit songer à la veille et au lendemain. Des ilotes qui se disent : Soyons un peuple, se préparent des combats, des souffrances, que trois jours n'épuisent point ; longtemps, il leur faut souffrir et combattre, et lorsque le jour du repos est arrivé, c'est souvent tout armés qu'ils se reposent. Sachons mesurer toute l'étendue de notre tâche, et nous serons moins étonnés des sacrifices, des lenteurs, des revers. Oui, c'est une entreprise bien laborieuse pour une société que de se donner des lois à elle-même et de vivre de sa propre vie. Il faut le sentiment du moi national, un principe d'unité, du dévouement, de l'intelligence. Si vous n'avez pas ces qualités, si vous regrettez follement un passé que rien ne peut vous rendre, si, au moindre échec, vous désespérez de l'avenir, si vous ne croyez pas en vous-mêmes, si vous n'êtes pas capables de tous les sacrifices, n'aspirez pas au titre de nation ; vous n'en êtes point dignes ; vous parodiez ce qu'il y a de plus sublime parmi les hommes. - Que promptement on mette un terme à ce vain spectacle ; qu'on étouffe cette révolte d'esclaves. - Mais sachez-le bien, ne comptez plus sur la pitié de l'Europe : vous en serez la risée !

(page 384) Dans ces jours de lutte et de scepticisme, appelons parfois à notre aide nos souvenirs historiques. Le premier livre d'un peuple, c'est son histoire ; renouons cette chaîne des temps que la main étrangère a si souvent brisée. Sachons revendiquer des illustrations que d'autres peuples nous disputent, sachons réhabiliter celles qu'on voudrait ternir, sachons tirer de l'oubli celles dont le souvenir s'est perdu. Ne permettons pas à la France de s'approprier l'auteur de la première croisade, le héros du Tasse ; ne permettons pas à l'Espagne de nous prendre notre grand empereur qui, le premier, dans les temps modernes, conçut le projet d'une monarchie universelle, idée gigantesque qu'il légua à Louis XIV et à Napoléon ; ne permettons pas à des écrivains étrangers d'insulter à la mémoire de nos tribuns ; osons réhabiliter cet Artevelde, qui tenta, il y a quatre siècles, d'unir les Flamands et les Brabançons, et de placer leur indépendance sous la garantie de l'alliance anglaise. Nous avons eu des hommes d'État, des guerriers, des littérateurs, des artistes, mais nous avons oublié jusqu'à leurs noms : qui donc se souvient de ce sire de Lannoi, qui commandait les armées de Charles-Quint et à qui François Ier rendit l'épée à Pavie ; de ce seigneur de Marbéque, à qui un autre Roi de France avait rendu l'épée à Poitiers ; de cet Egmont, qui commandait les armées de Philippe II et qui fut vainqueur à Gravelines et à Saint-Quentin ; de ce Tilly, qui fut, avec Wallstein, le rival de Gustave-Adolphe ; de tant de généraux illustres, dont la gloire est comme tombée en déshérence ? Tous les jours on nous cite comme un écrivain étranger, le premier chroniqueur belge, (page 385) Philippe de Commines ; et nous semblons ignorer que la révolution religieuse du XVIe siècle doit son historien à la Belgique (Note de bas de page : Jean Philipson Sleidanus ou Sleidan, ainsi nommé du lieu de sa naissance, Sleiden, village près d'Arlon. C'est par erreur que la Biographie universelle le fait naître à Schleiden, petite ville de l'électorat de Cologne.). Nous aurions oublié les noms de nos grands peintres,. si leurs chefs-d'œuvre ne venaient nous rappeler matériellement leur souvenir ; peut-être Grétry ne conservera-t-il plus longtemps le privilége de ne point être méconnu. Voilà deux siècles que des étrangers défigurent notre histoire, et les documents originaux à l'aide desquels nous pourrions venger la mémoire de nos pères restent enfouis dans nos archives. Aujourd'hui que nous avons reconquis notre nationalité, que, grâce aux progrès politiques, elle a pris un caractère plus parfait, il faut que cette indifférence cesse. Une génération qui rompt avec les générations qui l'ont précédée court risque d'être reniée par les générations qui doivent la suivre ; l'existence nationale ne se concentre pas dans une seule époque ; du présent, elle reflue dans le passé, elle reflue dans l'avenir. Ne nous exposons pas à nous entendre dire : « Vous avez oublié ceux qui sont morts pour vous il y a deux ans, comme ceux qui sont morts pour vous il y a plusieurs siècles ; vous avez enveloppé dans le même oubli et les six cents Franchimontois et les martyrs des Journées de Bruxelles : conséquents avec vous-mêmes, vous n'avez élevé de monument ni au comte d'Egmont, ni au comte Frédéric de Mérode. »

Il est des moments où la lassitude vient affaiblir les ressorts des âmes les plus actives et les plus puissantes, (page 386) où de sinistres pressentiments menacent de détruire les plus belles illusions de la vie ; gardons-nous de céder à cette lassitude, à ces pressentiments.

Ce qu'on reproche aux grands événements de 1830, c'est d'avoir troublé la paix dont jouissait l'Europe, d'avoir porté atteinte au crédit public, diminué les ressources et augmenté les dépenses, jeté une partie de la population des ateliers dans les camps ; et, après deux années d'attente, l'on s'écrie : « Quand donc cela finira-t-il ? »

N'oublions pas que toute révolution est sujette à ces crises terribles ; c'est un sacrifice qu'on s'impose pour atteindre un but ; les événements de 1830 pouvaient-ils faire exception ? Nous n'avons eu que le choix des moyens. Une lutte était inévitable, et avec la lutte naissait l'incertitude. La révolution de 89 s'était faite guerrière, la révolution de 1830 s'est faite diplomate. Les révolutions se terminent par des bulletins ou des protocoles : les bulletins sont admirables, les protocoles ridicules, et ce sont les protocoles qui coûtent le moins à l'humanité. La diplomatie a prévenu le retour des catastrophes sanglantes qui ont suivi la révolution de 89 ; elle a abrégé et adouci une crise qui n'était pas dans la volonté des hommes, mais dans la force des choses : crise tellement inévitable, que le royaume-uni des Pays-Bas fût-il resté immobile, le mouvement imprimé à la France ne se serait pas moins communiqué à l'Europe entière. La révolution de juillet advenue, nous étions placés, avant que les cabinets fussent rassurés sur cette catastrophe, dans une de ces alternatives qui décident du sort des nations : nous associer à (page 387) la nouvelle révolution ou nous préparer à la combattre ; nous joindre aux puissances du Nord pour attaquer cette révolution ou nous joindre à la France en faisant nous-mêmes une révolution : telle était la double issue qui nous était offerte en août 1830. Nous avons choisi la plus belle, la plus noble : en détruisant le royaume-uni des Pays-Bas, nous avons contribué à affaiblir la suprématie du Nord ; autre Pologne, et plus heureuse que la Pologne, la Belgique a jeté entre la France et ceux qui auraient été tentés de l'attaquer une nouvelle révolution.

Ne pouvant donc échapper à la crise, nous l'avons voulue profitable et glorieuse ; trop souvent, nous avons souffert pour des intérêts qui n'étaient point les nôtres. Nous souffrons de nouveau, mais c'est pour une cause que nous pouvons hautement avouer.

Nous souffrons ; mais ouvrons notre histoire : à chaque page, il y a des larmes et du sang ; et ce sang et ces larmes n'ont pas coulé pour nous. La Belgique est une vieille terre de labeur et de souffrance.

Ne remontons pas jusqu'aux guerres féodales et communales, n'interrogeons point ceux qui dorment dans les champs de W oeringen, de Roosebeke ou d'Othée ; arrêtons-nous à cette époque plus moderne où nos provinces sont devenues le champ clos de l'Europe.

De 1648 à 1659 : continuation de la guerre de l'Espagne contre la France ; traité des Pyrénées ;

De 1666 à 1668 : prétentions de Louis XIV sur les Pays-Bas en vertu du droit de dévolution ; triple alliance ; traité d'Aix -la-Chapelle ;

De 1672 à 1678 : guerre de Louis XIV contre la (page 388)

Hollande ; alliance entre la Hollande et l'Espagne ;

traité de Nimègue ;

De 1678 à 1684 : interprétation arbitraire des traités de Nimègue, des Pyrénées et de Munster ; traité de Ratisbonne ;

De 1688 à 1697 : guerre de Louis XIV contre l'Angleterre, l'Empire, la Hollande et l'Espagne ; traité de Ryswyck ;

De 1700 à 1715 : guerre de la succession d'Espagne ; traité d'Utrecht ; occupation des forteresses des Pays-Bas par la Hollande en vertu du traité de la barrière ;

De 1722 à 1731 : établissement de la compagnie des Indes à Ostende et contestation avec la Hollande ; traité de Vienne ;

De 1737 à 1739 : guerre de Turquie ; subsides considérables fournis par les Pays-Bas ; traité de Belgrade ;

De 1740 à 1748 : guerre contre Marie-Thérèse ; traité d'Aix-la-Chapelle ;

De 1780 à 1790 : règne de Joseph II ; évacuation des forteresses de la barrière ; contestation avec la Hollande au sujet de l'Escaut ;

De 1792 à 1795 : guerre contre la république française ;

De 1813 à 1815 : guerre contre l'empire français.

Ainsi, depuis deux siècles, pas une génération n'a été exempte de souffrance : l'on combattait parmi nous et l'on nous rançonnait ; l'on combattait loin de nous, et c'était encore à nos dépens ; se présentait-il par hasard un intérêt qui fût le nôtre, on transigeait (Note de bas de page : Dans cette longue série de guerres, la Belgique est parvenue une seule fois à se soustraire à l'obligation de servir de champ de bataille à l'Europe, ce fut à l'aide de la neutralité: elle jouit d'une tranquillité parfaite, grâce à cette fiction politique, pendant la guerre de sept ans, lorsque l'Allemagne était en feu. C'est un précédent que M. Le Hon a signalé au Congrès belge, dans la séance du 9 juillet 1831.). La (page 389) révolution de 1830 aura coûté à la Belgique moins que les événements de 1814 et 1815, moins que la révolution de 89, moins qu'aucune des guerres du XVIIIe ou du XVIIe siècle, et elle lui aura valu l'indépendance.

Ne nous laissons pas effrayer par quelques incertitudes ; les peuples n'arrivent jamais tout faits sur la scène du monde : ils se forment graduellement ; les uns parviennent promptement à un état qui suffit à leur destination, et s'arrêtent ; les autres grandissent lentement, prennent tout à coup un essor extraordinaire et montent au faîte de la puissance. Les circonstances entrent sans doute pour beaucoup dans les destinées publiques, mais n'en exagérons pas l'effet. Si les nations manquent d'hommes d'État et de guerriers, les circonstances funestes portent toujours leurs fruits, les circonstances favorables restent stériles ; le génie féconde les unes, fait avorter les autres. Il fallut à la Hollande une lutte de quatre-vingts ans, le génie des Nassau et celui d'Oldenbarneveld pour se placer au rang des Etats. Il y a un peu plus d'un siècle que la Prusse, qui s'avançait en silence, frappa les regards de l'Europe ; le grand Frédéric trouva une nation de quatre millions d'hommes, sans souvenirs historiques et sans force de cohésion ; son génie et les circonstances firent le reste. Quiconque aurait prédit, lorsque la révolution du XVIe siècle éclata, qu'il en sortirait un peuple nouveau, quiconque aurait prédit, lorsque Albert de Brandebourg (page 389) sécularisa le duché de Prusse, qu'il s'élèverait une grande monarchie de ce nom, n'aurait trouvé que des incrédules. Cependant la Hollande, la Prusse ont dû leur existence à une loi politique qui n'est plus un secret pour personne : il fallait sur le littoral du Nord une puissance qui pût contribuer à arrêter les empiétements de l'Angleterre sur les mers, de la France sur le continent ; il fallait en Allemagne une puissance de premier ordre, capable de balancer l'influence autrichienne. Cette double loi aurait peut-être pu recevoir une autre application : la Belgique aurait pu jouer le rôle de la Hollande, la Bavière le rôle de la Prusse ; à la Belgique, à la Bavière, il n'a manqué que des hommes pour se saisir de ces rôles.

Ce serait une erreur de croire que les nations trouvent de prime abord le principe de leur existence : c'est à la suite de plus d'un essai qu'elles arrivent à cette découverte. Rien ne ressemble à la révolution belge de 1830 comme la révolution hollandaise du XVIe siècle : la Hollande a été tourmentée par les mêmes incertitudes politiques ; elle demanda tour à tour à l'Allemagne, à la France, à l'Angleterre un principe de vie qu'elle devait chercher en elle-même ; elle essaya du système allemand, du système français, du système anglais, avant d'arriver au système qui n'était ni allemand, ni français, ni anglais, mais hollandais, mais national ; elle passa de l'archiduc Mathias au duc d'Alençon, du duc d'Alençon à Leicester ; on songea même à une réunion complète à la France. Anglomanes, gallomanes, partisans de la restauration, rien ne manqua à la révolution du XVIe siècle ; quelques hommes (page 391) comprirent à quelles conditions la Hollande pouvait être indépendante, et le système de l'indépendance s'établit sur les ruines de tous les autres.

Il est de l'intérêt de l'Europe que la France ne s'étende pas jusqu'au Rhin : c'est là le principe de l'indépendance belge ; ce principe est ancien ; on l'appliqua pendant deux siècles, en confiant la garde de la Belgique à d'autres peuples ; pour la première fois, les (page 392) Belges sont eux-mêmes chargés de se garder. Se montreront-ils dignes de cette mission ? Là est leur avenir.

(Note de bas de page de la troisième édition) : Cette application se fit au moyen du système dit de la barrière.

Ce fut dans le traité de Nimègue, du 10 août 1678, qu'on posa d'une manière expresse en principe que la Belgique ne pouvait être réunie à la France.

Ce principe resta sans sanction jusqu'à la conclusion du traité de la grande alliance, du 7 septembre 1701, qui stipula que les alliés emploieraient tous leurs efforts « pour reprendre et conquérir les provinces du Pays-Bas espagnol, dans l'intention qu'elles servent de digue, de rempart et de barrière pour séparer et éloigner la France des Provinces-Unies, comme par le passé, lesdites provinces du Pays-Bas espagnol ayant fait la sûreté des seigneurs États-Généraux jusqu'à ce que, depuis peu, Sa Majesté Très Chrétienne s'en fût emparée. » Il résulte de ce texte qu'on avait en vue principalement la sécurité de la Hollande.

Le traité du 29 octobre 1709 reconnut de nouveau l'impossibilité de la réunion intégrale ou partielle de la Belgique à la France; disposition reproduite dans les préliminaires de paix signés par l'Angleterre avec la France le 8 octobre 1711, et dans le traité conclu par l'Angleterre avec la Hollande le 30 janvier 1813.

Enfin, le traité d'Utrecht du 11 avril 1713 stipula que les provinces belges détachées de la domination espagnole seraient confiées à la Hollande, pour ne passer en la possession de la maison d'Autriche qu'après que celle-ci se serait entendue avec les États-Généraux sur la manière dont lesdites provinces leur serviraient de barrière et de sûreté; la Hollande effectua la remise en se réservant le droit de garnison dans les forteresses belges, par le traité du 15 novembre 1715, Le système de la barrière avait ainsi reçu son complément; il resta la base du droit public du XVIIIème siècle jusqu'au règne de Joseph II, qui fit implicitement révoquer le droit de garnison par le traité de Fontainebleau du 8 novembre 1785.

L'auteur de l'Essai Sur la nécessité du l'établissement du royaume des Pays-Bas (brochure de 84 pages, La Haye, 1833), après avoir énuméré les traités que nous venons d'analyser, se fonde sur l'ancien droit public pour condamner la création du royaume de Belgique et pour soutenir la nécessité d'une restauration intégrale.

Nous partons du même principe: la non-réunion de la Belgique à la France. Ce principe a reçu successivement trois applications:

1° Système dit de la barrière, c'est à dire assujettissement de la Belgique à la Hollande;

2° Établissement du royaume-uni des Pays-Bas, c'est à dire égalité politique de la Belgique et de la Hollande et union;

3° Création du royaume de Belgique, c'est à dire indépendance belge et séparation absolue.

Le rétablissement du système de la barrière est impossible: la Belgique est trop forte pour se résigner à cette condition; la Hollande ne l'est plus assez pour exercer son ancienne suprématie.

Le rétablissement pur et simple du royaume-uni des Pays-Bas est impossible: deux populations auxquelles on reconnaît l'égalité politique se retrouveraient en présence; la même lutte ramènerait la même catastrophe.

Ces deux combinaisons étant épuisées, on a dù recourir à une troisième, la seule en rapport avec la civilisation moderne: la fondation d'un royaume de Belgique. De la vassalité la Belgique a passé à l'égalité, de l'égalité à l'indépendance: la plus haute condition sociale.

Au delà de la troisième combinaison, dont nous faisons en ce moment l'essai, il n'y a plus que le partage.

La question n'est donc pas entre le système de la barrière ou la restauration intégrale et l'indépendance; elle est entre l'indépendance et le partage.

Nous avons prouvé ailleurs que la séparation administrative était impraticable. Voyez ci-dessus, t. I, p. 30. (Fin de la note)

L'indépendance belge, sainement entendue, n'a rien d'hostile aux autres peuples ; elle assure un long repos à cette partie du continent, en dissipant une chance de guerre qui plane sur l'Europe depuis le règne de Charles-Quint. Notre révolution se recommande par un caractère tout national qu'on a ou calomnié, ou méconnu ; elle n'est ni antisociale, ni anti-monarchique, (page 393) ni antireligieuse ; elle n'a poursuivi aucune de ces chimères qui ont égaré les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ; sont but n'a été ni la république, ni la théocratie, ni la conquête ; et cependant, on a appelé sur elle l'anathème. C'est de l'Allemagne surtout que sont partis les cris accusateurs : de l'Allemagne, à laquelle nous rattache une confraternité bien ancienne. Car remontons au delà de la conquête française, au delà de 1790 ; ce n'est plus la France, c'est l'Allemagne qui projette sa grande ombre sur la Belgique. Dans les jours de notre omnipotence révolutionnaire, avons-nous servi d'agents provocateurs, avons-nous secoué sur l'Allemagne cette anarchie dont nous avions le dépôt ? L'anarchie, nous l'avons étouffée dans notre sein ; nous avons servi de barrière contre la propagande française. Le peuple belge a donné l'exemple d'un haute moralité, que l'Allemagne est digne de comprendre ; il y a eu des désordres, mais partiels et passagers ; pas un grand crime, pas une exécution capitale n'a marqué ces deux années que nous avons traversées en nous demandant : « Où donc est le gouvernement ? » De fait, la révolution a aboli la peine de mort en Belgique. L'Allemagne a comme nous des griefs contre la Hollande ; le même système qui a fermé l'Escaut a entravé le Rhin ; le même siècle a vu la ruine d'Anvers et celle de Cologne. De nos jours, Anvers et Cologne se regardent de nouveau en face ; en nous opposant au retour du monopole hollandais, nous plaidons la cause de la Prusse rhénane.

La Belgique est encore une nouveauté pour elle-même (page 394) comme pour les autres ; sa situation sera mieux comprise par ses voisins, à mesure qu'elle la comprendra mieux elle-même ; la science sociale s'acquiert lentement. La Belgique a son sort dans ses mains ; si elle périt, ce sera par un suicide. Le temps des illusions est passé ; c'est à la raison d'achever ce que l'enthousiasme a commencé, à l'union de conserver ce que l'impulsion populaire a fondé. Nos pères n'ont connu que la province et la commune ; combien notre horizon s'est étendu ! Au dessus de la commune et de la province, nous apparaissent la nation et l'Europe : nous avons quatre ordres d'idées à combiner et à concilier. Ne proscrivons point ce vieil amour des libertés communales et provinciales ; mais que l'esprit de localité se meuve dans la sphère secondaire qui lui est assignée ; gardons-nous de tomber dans des fautes pour ainsi dire héréditaires, gardons-nous d'encourir le reproche que Guillaume d'Orange adressait aux révolutionnaires du XVIe siècle : « Sera-ce point un reproche à jamais sur nous, si, ayant un si bel estat en mains, les moyens si beaux, par une misérable cupidité d'attirer à nous quelques commodités au préjudice de nos compatriotes, les uns tirant d'un côté, les autres de l'autre, nous nous trouvons en un instant accablés par notre ennemi mortel ? Ayez souvenance de la très grande diminution de cet estat à laquelle n'advint pour autre chose sinon que les provinces s'amusant à débattre les unes contre les autres pour quelques commodités, le reste fut abandonné.» .

FIN DE L’ESSAI