(Première édition parue en 1833 à Bruxelles, seconde édition en 1834. Quatrième édition parue à Bruxelles en 1876 avec une « Continuation » par Théodore JUSTE)
(page 61) La révolution belge a suivi de près la révolution française, sans avoir été, comme celle-ci, provoquée par un coup d'État : la révolution de juillet a vivement saisi toutes les intelligences, comme l'effet qui suit rapidement sa cause ; la révolution de septembre apparaît comme un accident ou comme un plagiat.
Si notre révolution avait réellement le caractère que ses détracteurs voudraient lui attribuer, ce serait, à vrai dire, un bien étrange phénomène social. Comment admettre, en effet, qu'un accident ait pu grandir au point de devenir un événement politique ; qu'un plagiat (page 62) ait pu se convertir en une œuvre nationale ? N'est-ce pas accorder trop peu à la moralité de l'acte, beaucoup trop au hasard des circonstances ou au génie des hommes qui ont osé s'emparer des faits ?
Le trône de Guillaume de Nassau n'est pas venu se heurter tout d'un bond aux barricades de septembre.
Certes, si les ordonnances de juillet n'avaient pas précipité Charles X de son trône, Guillaume 1er aurait continué à régner sur la Belgique, non sans opposition intérieure ; il n'aurait pas, pour le moment, éclaté de révolution, mais les causes d'une révolution n'en auraient pas moins existé, actives et indestructibles.
C'est dans les bases vicieuses du royaume-uni des Pays-Bas qu'on doit chercher la source des continuels embarras contre lesquels le gouvernement du roi Guillaume a lutté pendant quinze ans et qui ont fini par le renverser. Ce secret se trouve dans ce fait qu'on ne peut nier et qu'on ne saurait trop méditer : le royaume-uni des Pays-Bas n'avait été que la continuation de l'ancienne république des Provinces-Unies, transformée en monarchie et dotée d'un accroissement de territoire. Pour expliquer ce fait, il est nécessaire de rappeler comment on avait procédé pour constituer ce royaume et de tenir compte de quelques antécédents historiques.
Depuis deux siècles, la Hollande était habituée à considérer nos provinces comme placées dans une condition inférieure à la sienne.
La Hollande avait été reconnue par tous les États de l'Europe avant de l'être de l'Espagne ; la nouvelle république, en prolongeant la lutte pendant quatre-vingts ans, avait voulu s'assurer des possessions importantes (page 63) dans les provinces méridionales. En s'arrêtant au Moerdyck, la Hollande eût obtenu plus facilement et plus tôt sa reconnaissance ; mais ses hommes d'État avaient conçu pour leur pays d'autres conditions d'existence. Ils ne demandaient pas les provinces méridionales entières, mais des positions qui pussent, à l'aide d'un système de monopole commercial, dispenser, jusqu'à un certain point, de cette possession intégrale.
L'Espagne n'obtint la paix qu'en sacrifiant les provinces méridionales ; par le traité de Munster de 1648, elle abandonna lâchement tout ce qui était nécessaire à la Hollande pour la rendre maîtresse du Rhin, de l'Escaut et de la Meuse. Il eût été contraire aux intérêts de la république de posséder Anvers ; elle ne demanda pas cette ville, elle en exigea la ruine : l'Escaut fut fermé et le commerce des Indes interdit aux Belges. Les Hollandais poursuivirent leur plan d'asservissement politique et, en 1715, ils obtinrent le droit de mettre garnison dans nos places fortes.
Voilà donc la Hollande parvenue à se créer une existence aux dépens des provinces belges ; assise sur le Rhin, elle met une main sur l'Escaut, l'autre sur la Meuse ; elle fait occuper nos places par ses mercenaires ; elle s'étend, si je puis m'exprimer ainsi, sur une partie de la Belgique pour la tenir immobile sous elle et la paralyser dans toutes ses fonctions vitales. La Belgique se trouve réduite à une existence purement intérieure, provinciale et communale.
Nos souverains firent deux tentatives célèbres pour obtenir notre affranchissement : en 1722, Charles VI essaya, mais en vain, de nous faire participer au (page 64) commerce des Indes ; en 1781, Joseph II exigea l'évacuation des Places de la Barrière, mais il ne réussit pas à. faire ouvrir l'Escaut.
Telle était la déplorable condition de nos provinces ; la Hollande avait conquis une partie de notre sol et avait grevé le reste de servitudes de droit public ; la Belgique était le fonds servant, la Hollande le fonds dominant ; il existait une espèce de féodalité de peuple à peuple.
Victorieuse en 1795, la France révolutionnaire libéra notre sol en se l'appropriant ; vaincue en 1814, la France des Bourbons le restitua à l'Europe, sans rien stipuler en faveur d'un pays tombé, pour ainsi dire, en déshérence.
Dès le mois de décembre 1813, la Hollande avait fait sa restauration ; et le traité de Paris du 30 mai 1814 vint lui promettre un accroissement de territoire.
(Note de bas de page) La Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevra un accroissement de territoire. Le titre et l'exercice de la souveraineté n'y pourront, dans aucun cas, appartenir à aucun prince portant ou appelé à porter une couronne étrangère. » (Art. 6 du traité du 30 mai 1814.)
Les articles secrets annexés à ce traité sont plus explicites; en voici le texte, qui ne se trouve dans aucun recueil connu:
« Art. 3. L'établissement d'un juste équilibre en Europe exigeant que la Hollande soit constituée dans des proportions qui la mettent à même de soutenir son indépendance par ses propres moyens, les pays compris entre la mer, les frontières de la France, telles qu'elles se trouvent réglées par le présent traité, et la Meuse seront réunis à perpétuité à la Hollande.
« Les frontières sur la rive droite de la Meuse seront réglées selon les convenances militaires de la Hollande et de ses voisins.
« La liberté de la navigation de l'Escaut sera établie sur le même principe qui a réglé la navigation du Rhin dans l'article 5 du présent traité.
« Art. 4. Les pays allemands sur la rive gauche du Rhin qui avaient été réunis à la France, depuis 1792, serviront à l'agrandissement de la Hollande et à des compensations pour la Prusse et les autres États allemands. »
La conception première d'un royaume des Pays-Bas est antérieure au traité de Paris du 30 mai 1814; elle avait été l'objet des articles secrets du traité de Chaumont du 1er mars 1814. L'auteur a cru devoir adopter l'époque connue du public.
Le royaume des Pays-Bas, constitué par les articles 65-73 de l'acte général du Congrès de Vienne du 8 juin 1815, a reçu un accroissement par suite du deuxième traité de Paris du 20 novembre 1815, et en vertu du recès général de Francfort du 26 juillet 1819. (Art. 34.) (Fin de la note)
(page 65) L'histoire des quinze années de réunion est tout entière dans ces mots du traité de Paris : La Belgique n'était pour la Hollande qu'un accroissement de territoire.
D'après les idées hollandaises, l'adjonction de la Belgique n'avait pas créé un peuple nouveau ; la Hollande restait le type national ; 1814 n'avait fait que réaliser un plan conçu depuis longtemps et abandonné plusieurs fois ; l'ancienne individualité subsistait sans atteinte. La Hollande s'était, pour ainsi dire, complétée.
La Hollande représentait la personne de l'acquéreur ; la Belgique, la chose acquise.
C'est vainement que le traité de Londres du 21 juillet 1814 avait stipulé une fusion intime et complète ; il ne pouvait de cette fusion politique sortir un peuple qui n'eût été ni le peuple hollandais, ni le peuple belge. Il était impossible de métamorphoser les deux nations, en imaginant un type nouveau ; on était réduit à passer sur la Belgique le niveau hollandais, ou sur la Hollande le niveau belge. Pas de milieu : subalternité de la Hollande par rapport à la Belgique, ou de la Belgique par rapport à la Hollande. Ainsi le voulait la force des choses.
On commença par appliquer le principe de la suprématie hollandaise à la. révision de la loi fondamentale (page 66) des Provinces-Unies, destinée à régir le royaume entier. Les notables belges ne furent pas appelés à se prononcer sur toutes les parties de la constitution, mais seulement sur les amendements rendus nécessaires par la transformation du gouvernement et l'adjonction de nouvelles provinces, le fond de la constitution étant réputé de droit obligatoire. Le relevé des votes des notables des neuf provinces méridionales, y compris le grand-duché de Luxembourg, donna pour résultat : contre la constitution, 796 voix ; pour, 527. La constitution était donc rejeté. Des 796 notables qui avaient voté contre, (page 67) 126 avaient déclaré que leurs votes étaient motivés par les articles relatifs au culte ; un sixième environ des notables ne s'était pas rendu à la convocation ; les États-Généraux de Hollande avaient, à l'unanimité, accepté le nouveau projet ; l'on considéra les 126 votes motivés comme affirmatifs, et l'absence du sixième des notables, comme une preuve d'adhésion ; et le roi, par une proclamation du 24 août 1815, déclara la constitution acceptée.
(Note de bas de page : Ce fait est tellement extraordinaire que des écrivains étrangers ont cru pouvoir le révoquer en doute; heureusement, il en existe une preuve authentique: c'est le relevé des votes par provinces, annexé à la proclamation du 24 août 1815, quoique non inséré au Bulletin officiel :
Département de la Dyle :
Arrondissement de Bruxelles : voix affirmatives : 40 ; voix négatives : 45
Arrondissement de Louvain : voix affirmatives : 30 ; voix négatives : 24
Arrondissement de Nivelles : voix affirmatives : 12 ; voix négatives : 25
Département de l’Escaut :
Arrondissement de Gand : voix affirmatives : 10 ; voix négatives : 70
Arrondissement de Audenarde : voix affirmatives : 20 ; voix négatives : 37
Arrondissement de Termonde : voix affirmatives : 24 ; voix négatives : 56
Arrondissement de Eeclo : voix affirmatives : 13 ; voix négatives : 5
Département de la Lys:
Arrondissement de Bruges : voix affirmatives : 26 ; voix négatives : 39
Arrondissement de Furnes : voix affirmatives : 4 ; voix négatives : 12
Arrondissement de Ypres : voix affirmatives : 0 ; voix négatives : 50
Arrondissement de Courtrai : voix affirmatives : 2 ; voix négatives : 71.
Département des Deux-Nèthes :
Arrondissement d’Anvers : voix affirmatives : 0 ; voix négatives : 59.
Arrondissement de Malines : voix affirmatives : 5 ; voix négatives : 33
Arrondissement de Turnhout : voix affirmatives : 1 ; voix négatives : 34
Département de Jemmapes :
Arrondissement de Mons : voix affirmatives : 32 ; voix négatives : 36
Arrondissement de Tournai : voix affirmatives : 9 ; voix négatives : 75
Arrondissement de Charleroi : voix affirmatives : 20 ; voix négatives : 20
Département de de Sambre-et-Meuse:
Arrondissement de Namur : voix affirmatives : 1 ; voix négatives : 31
Arrondissement de Dinant : voix affirmatives : 15 ; voix négatives : 0
Arrondissement de Marche : voix affirmatives : 12 ; voix négatives 10
Département de la Meuse Inférieure :
Arrondissement de Maestricht : voix affirmatives : 39 ; voix négatives : 12
Arrondissement de Hasselt : voix affirmatives : 25 ; voix négatives : 7
Arrondissement de Ruremonde : voix affirmatives : 33 ; voix négatives : 0
Département de l’Ourthe :
Arrondissement de Liége : voix affirmatives : 38 ; voix négatives : 31
Arrondissement de Huy : voix affirmatives : 11 ; voix négatives : 14
Arrondissement de Verviers : voix affirmatives : 3 ; voix négatives : 0
Département des Forêts :
Arrondissement de Luxembourg : voix affirmatives : 35 ; voix négatives : 0
Arrondissement de Neufchâteau : voix affirmatives : 27 ; voix négatives : 0
Arrondissement de Dickirch : voix affirmatives : 11 ; voix négatives : 0
TOTAUX : voix affirmatives : 527 ; voix négatives : 796
Nombre des notables présents : 1,323
Nombre des notables absents : 280
Nombre des notables inscrits : 1,603.
Les 126 votants, qui, d'après la proclamation du 24 août 1815, avaient motivé leurs votes sur les articles concernant la liberté des cultes, se plaignaient, en outre, aussi bien que les 670 autres votants négatifs (et c'est ce qu'on s'est bien gardé de dire), de l'absence de garanties constitutionnelles et, notamment, du défaut de disposition expresse sur la responsabilité ministérielle. (Note de la 3" édition.) (Fin de la note
Triste début pour une dynastie nouvelle ! Au vice originel de la conquête venait se joindre un vice non moins grave : la fraude. La loi fondamentale du (page 68) du 24 août 1815 n'était ni une charte nationale, ni une charte octroyée : c'était un faux politique, sans précédent dans l'histoire.
La nationalité hollandaise étant considérée comme antérieure et supérieure à la création du royaume, la marche du gouvernement déchu s'explique naturellement.
Partant de là, le gouvernement devait regarder la langue hollandaise comme langue officielle et nationale (Note de bas de page : L'on s'est servi indistinctement des langues française et flamande, jusqu'en 1819; un arrêté du 11 septembre de cette année a mis les premières restrictions à cette liberté.) ;
Fixer dans le Nord le siège de tous les grands établissements (Note de bas de page: En 1830, il restait une grande institution à organiser: la cour de Cassation. Un arrêté du 21 juin 1830 en fixa le siége à La Haye) ;
Réformer la législation civile et criminelle d'après les idées hollandaises (Note de bas de page : L'institution du jury et la publicité judiciaire, réputées contraires aux mœurs .et aux traditions hollandaises, furent abolies par un simple arrêté du 6 novembre 1814; un autre arrêté du 20 avril 1815 promulgua des peines exorbitantes contre la presse. En 1817, on entreprit une nouvelle codification; le fameux projet du Code pénal de 1817 n'était qu'un retour à l'ancien droit criminel de la Hollande. ) ;
Établir un système d'impôts d'après les intérêts hollandais (Note de bas de page : Loi du 12 juillet 1821, sur le nouveau système d'impôts; loi du 21 août 1822, sur la mouture; loi du 2 août 1822, sur l'abattage, etc.) ;
Donner aux Hollandais la préférence sur les Belges dans la répartition des fonctions civiles et militaires ;
(Note de bas de page) Cette préférence était injuste et humiliante; voici quels étaient les cadres de l'armée des Pays-Bas, suivant l'Annuaire officiel de 1830;. nous n'y comprenons point l'armée des Indes: là les Belges étaient en majorité pour payer l'impôt du sang:
- Officiers généraux d'état-major.
Généraux : Nombre total dans l’armée, 5 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants-généraux : Nombre total dans l’armée, 21 ; Belges, 2 ; Belges restés en Hollande, 1
Généraux-majors : Nombre total dans l’armée, 50 ; Belges, 5 ; Belges restés en Hollande, 2
Total : Nombre total dans l’armée, 76 ; Belges, 7 ; Belges restés en Hollande, 3
- Officiers d’état-major.
Colonels : Nombre total dans l’armée, 5 ; Belges, 2 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants-colonels : Nombre total dans l’armée, 6 ; Belges, 1 ; Belges restés en Hollande, 1
Majors: Nombre total dans l’armée, 8 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Capitaines : Nombre total dans l’armée, 9 ; Belges, 1 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants : Nombre total dans l’armée, 12 ; Belges, 4 ; Belges restés en Hollande, 0
Sous-lieutenants : Nombre total dans l’armée, 3 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Total : Nombre total dans l’armée, 43 ; Belges, 8 ; Belges restés en Hollande, 1
- Officiers d’infanterie
Colonels : Nombre total dans l’armée, 25 ; Belges, 3 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants-colonels : Nombre total dans l’armée, 19 ; Belges, 5 ; Belges restés en Hollande, 2
Majors: Nombre total dans l’armée, 78 ; Belges, 10 ; Belges restés en Hollande, 2
Capitaines : Nombre total dans l’armée, 400 ; Belges, 122 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants : Nombre total dans l’armée, 538 ; Belges, 70; Belges restés en Hollande, 0
Sous-lieutenants : Nombre total dans l’armée, 394 ; Belges, 49 ; Belges restés en Hollande, 0
Total : Nombre total dans l’armée, 1454 ; Belges, 259 ; Belges restés en Hollande, 4
- Officiers de cavalerie
Colonels : Nombre total dans l’armée, 7 ; Belges, 3 ; Belges restés en Hollande, 1
Lieutenants-colonels : Nombre total dans l’armée, 12 ; Belges, 3 ; Belges restés en Hollande, 0
Majors: Nombre total dans l’armée, 17 ; Belges, 8 ; Belges restés en Hollande, 3
Capitaines : Nombre total dans l’armée, 81 ; Belges, 24 ; Belges restés en Hollande, 3
Lieutenants : Nombre total dans l’armée, 86 ; Belges, 23; Belges restés en Hollande, 2
Sous-lieutenants : Nombre total dans l’armée, 113 ; Belges, 22 ; Belges restés en Hollande, 0
Total : Nombre total dans l’armée, 316 ; Belges, 84 ; Belges restés en Hollande, 9
- Officiers d’artillerie
Colonels : Nombre total dans l’armée, 6 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants-colonels : Nombre total dans l’armée, 13 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Majors: Nombre total dans l’armée, 24 ; Belges, 1 ; Belges restés en Hollande, 0
Capitaines : Nombre total dans l’armée, 79 ; Belges, 8 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants : Nombre total dans l’armée, 137 ; Belges, 17; Belges restés en Hollande, 0
Sous-lieutenants : Nombre total dans l’armée, 101 ; Belges, 7 ; Belges restés en Hollande, 0
Total : Nombre total dans l’armée, 360 ; Belges, 33; Belges restés en Hollande, 0
- Officiers du génie
Colonels : Nombre total dans l’armée, 5 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants-colonels : Nombre total dans l’armée, 8 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Majors: Nombre total dans l’armée, 10 ; Belges, 0 ; Belges restés en Hollande, 0
Capitaines : Nombre total dans l’armée, 42 ; Belges, 5 ; Belges restés en Hollande, 0
Lieutenants : Nombre total dans l’armée, 35 ; Belges, 1; Belges restés en Hollande, 0
Sous-lieutenants : Nombre total dans l’armée, 28 ; Belges, 3 ; Belges restés en Hollande, 0
Total : Nombre total dans l’armée, 128 ; Belges, 9 ; Belges restés en Hollande, 0.
(Fin de la note)
(page 69) Imprimer aux lois et à l'administration une tendance anticatholique (Note de bas de page : Institution du collége philosophique de Louvain, par arrêté du 16 juin 1825, et entraves mises à l'enseignement par les arrêtés du 14 juin, du 14 août et du 20 novembre 1821. ;
Enfin, la nature du gouvernement même n'a plus (page 70) rien qui puisse étonner : c'était le régime stadhoudérien décoré de dénominations monarchiques : un pouvoir limité, mais irresponsable (Note de bas de page : Message du 11 décembre 1829.)
L'action même du système représentatif ne parvenait pas à nous soustraire à la suprématie hollandaise ; bien que la population de nos provinces fût double de celle des provinces septentrionales, on nous avait accordé une représentation égale seulement à celle du Nord ; et c'est tout ce qu'on avait pu faire. C'était là une injustice, mais une injustice en quelque sorte logique : si l'on nous avait attribué une représentation en rapport avec la population, nous aurions dominé le Nord, nous aurions, dès notre début, saisi la suprématie, nous aurions traité la Hollande comme un accroissement de territoire.
La deuxième Chambre des États-Généraux se composait de 55 députés du Nord, y compris le Brabant septentrional, et de 55 députés du Midi, y compris le grand-duché de Luxembourg ; et, par la défection de quelques Belges, les travaux de la législature présentaient chaque année les caractères suivants :
1° Toutes les lois qui devaient pressurer la Belgique et porter atteinte aux libertés publiques étaient votées par une majorité hollandaise (Note de bas de page : Le système d'impôts de la loi du 12 juillet 1821 a été, dans la deuxième Chambre, rejeté par 53 Belges, adopté par 55 Hollandais et 2 Belges; dans la première Chambre, rejeté par 17 Belges, adopté par 19 Hollandais et 2 Belges.) ;
2° Les projets les plus contraires aux intérêts belges ou aux libertés publiques, lorsqu'ils étaient rejetés, (page 71) rencontraient néanmoins un grand nombre d'adhérents parmi les députés du Nord Le projet de loi qui déclarait la chasse droit régalien a été approuvé par 25 députés hollandais et improuvé par tous les députés du Midi. (Séance du 3 mars 1818.) (Note de bas de page : Le projet de loi sur la mise en loterie des domaines de l'État a eu l'approbation de 17 Hollandais et seulement de 3 Belges. (Séance du 3 juin 1822.) ) ;
3° Les propositions favorables aux intérêts méridionaux ou aux libertés publiques, qui étaient rejetées, l'étaient par l'influence des députés du Nord (Note de bas de page : La proposition de M. Ch. de Brouckere, sur le retrait des lois exceptionnelles de 1815, a été rejetée par 53 députés hollandais et 8 belges, adoptée par 43 Belges et 1 Hollandais. (Séance "du 4 décembre 1.828.) Le jury, en matière de presse, a été adopté par 40 députés belges et 1 hollandais, et rejeté par 46 Hollandais et 10 Belges. (Séance du 13 avril 1829.) ) ;
Enfin, 4° celles de ces propositions qui n'étaient pas rejetées, trouvaient néanmoins parmi les députés du Nord un grand nombre d'opposants (Note de bas de page : La loi sur le café a été adoptée par 47 députés belges et 13 hollandais, et rejetée par 35 Hollandais et 1 Belge. (Séance du 13 mai 1830.) L'adresse au roi sur les pétitions relatives aux griefs a été adoptée par 50 députés belges et 6 hollandais, et rejetée par 40 Hollandais et 3 Belges. (Séance du 5 mars 1829.)).
Il n'est aucune de ces assertions que nous ne puissions établir par une multitude de faits et d'actes publics : les griefs des Belges n'ont pas été imaginaires, comme on ose le soutenir aujourd'hui ; ils étaient réels, mais, encore une fois, ils dérivaient d'une nécessité politique qui échappait au vulgaire.
Vous me demandez où est le coup d'État qui a provoqué, qui doit légitimer la révolution belge. Non, ce n'est pas une ordonnance, conçue dans une nuit fatale, (page 72) qui est venue épouvanter une grande cité : nous n'avons pas été surpris un matin de nous éveiller dans les fers. Mais, depuis 1815, la loi de la conquête a pesé sur nous ; nos populations se sont, pendant quinze années, agitées dans les liens de la domination étrangère : n'était-ce point là un coup d'État permanent ?
Vous lisiez encore sur les cartes de l'Europe : Royaume des Pays-Bas, que déjà ce royaume n'existait plus. Entre la France et l'Allemagne, deux peuples, depuis 1815, se trouvent en présence ; ils s'attaquent corps à corps, se prennent, se quittent, se reprennent : l'un d'eux ne veut point mourir. Il s'attache à la vie qu'on lui dispute, parce qu'il a le sentiment de lui-même ; il ne veut pas qu'il soit dit : Quatre millions d'hommes obéissent à deux millions. Il ne le veut pas, car rien ne peut justifier cette obéissance : ses maîtres n'ont pour eux ni la supériorité du nombre, ni la supériorité des lumières ; et, pour aspirer à la domination, il faut l'une ou l'autre. Une population progressive lutte contre une nationalité stationnaire ; un peuple méridional, jeune et imprégné des idées modernes, entraîne vers une civilisation nouvelle un peuple septentrional, vieux et ne vivant que de son passé.
Si la Belgique n'avait pas trouvé une occasion favorable de se séparer de la Hollande, une révolution se préparait dans le lointain, par l'action du même principe, mais dans un sens inverse. La Belgique grandissait chaque jour en force et en intelligence. Malgré les vices du système électoral, sa représentation nationale s'épurait à chaque renouvellement : le Brabant septentrional apprenait à s'identifier avec la Belgique catholique, (page 73) et un jour, dans cette assemblée de 110 membres, 60 députés belges se seraient trouvés en face de 50 députés d'outre-Rhin. Le gladiateur se serait relevé tout à coup pour poser à son tour le genou sur la poitrine de son adversaire. Ce jour, la suprématie nationale aurait passé du Nord aux dix provinces du Midi ; la Hollande alors eût demandé la séparation.
Nous avons montré sous quelles influences le gouvernement des Pays-Bas s'est trouvé placé ; ces influences, aucun homme n'était moins disposé à les combattre que le chef de ce gouvernement. Guillaume 1er n'oublia jamais son origine hollandaise et stadhoudérienne ; appelé à choisir entre la Hollande, sa patrie, et la Belgique, reçue en accroissement de territoire, il lui était libre de placer la révolution à La Haye ou à Bruxelles, mais il lui était impossible d'empêcher l'événement même : il n'avait que le choix du lieu. Il faut tenir compte du caractère personnel de ce prince, moins pour expliquer les causes principales qui devaient tôt ou tard dissoudre le royaume, que pour apprécier les causes secondaires qui ont précipité cet événement ; en ajournant l'organisation judiciaire pour priver les tribunaux de l'inamovibilité, en entourant de ténèbres les opérations financières, en disposant du trésor public pour se créer une nombreuse clientèle, en ramenant à lui-même toute l'action gouvernementale, Guillaume 1er ne cédait plus à des nécessités politiques, mais à des inclinations personnelles. Son message du 11 décembre 1829, notifié aux deux Chambres et imposé comme symbole politique à tous les fonctionnaires publics, eût été digne de servir de préambule aux ordonnances du (page 74) 25 juillet 1830 : nulle part la vérité politique et la vérité historique n'ont été plus audacieusement outragées. Une royauté qui ne pouvait se réfugier dans l'obscurité du moyen âge, une royauté plus jeune que le siècle, est venue nous dire, à nous qui l'avions vue naître :
« Les droits de notre maison, nous n'avons jamais désiré les exercer d'une manière inimitée, mais, de notre propre mouvement, nous les avons restreints. »
Tout en faisant la part de l'influence individuelle du monarque, il n'en reste pas moins vrai que si, par un retour singulier de la fortune, il s'opérait en Belgique une contre-révolution, les nécessités politiques que j'ai signalées, quel que fût le prince appelé à régner, ne tarderaient pas à renaître et à dominer de nouveau le gouvernement ; et le royaume des Pays-Bas restauré renfermerait le principe de tiraillement, le germe de dissolution qui déjà une fois en a amené la ruine.
En créant ce royaume, en 1815, on n'avait fait qu'organiser un antagonisme : une catastrophe était inévitable ; il n'y avait là qu'une question de date. La Belgique était attachée à la Hollande comme une révolution vivante : c'était à la fois le crime et la punition.
La cause de la catastrophe de 1830 est donc dans la profonde incompatibilité de deux populations, de deux races d'hommes. Ceux qui supposent que, conçue par quelques jeunes gens exaltés, par quelques prêtres fanatiques et par quelques républicains incorrigibles, la révolution s'est trouvée un matin, étonnée d'elle-même, sur la place publique, ceux-là n'ont pas assisté à nos débats de quinze ans ou n'y ont rien compris.
(Note de bas de page de la quatrième édition) M. Ch. Froment, dans ses Études sur la révolution belge (mai 1834), s'est attaché à réfuter cet exposé des causes de la révolution de 1830; il ne nie aucun des faits allégués par l'auteur, mais il soutient:
1° Que, par ses souvenirs historiques, sa civilisation, sa position commerciale, la Hollande avait droit à la suprématie nationale;
2° Qu'il y a une autre légitimité que celle du droit divin et de l'élection populaire, celle qui résulte du rapport nécessaire entre un prince et le bonheur d'un peuple; que cette dernière légitimité était celle du roi Guillaume;
3° Que les provinces belges n'offrent que des éléments en quelque sorte négatifs d'indépendance et de nationalité; que la haine de l'étranger ne suffit point pour constituer un peuple. (Note de la 3e édition.)
Le conseiller d'État baron de Keverberg, ancien gouverneur d'Anvers et de la Flandre orientale, n'a pas consacré moins de deux volumes in-8° à la réfutation de ce premier chapitre: « Du royaume des Pays-Bas, sous le rapport de son origine, de son développement et de sa crise actuelle » (février mars 1835). M. Nothomb lui a répondu dans une série d'articles, publiés par l'Indépendant (aujourd'hui l'Indépendance belge); on a beaucoup regretté que ces articles, qui ont été très remarqués, n.'aient pas été réimprimés en forme de brochure. Nous les sauvons de l'oubli en les reproduisant à la suite du second appendice sous le titre « Défense de l'essai ». (Fin de la note)
(page 75) C'est la troisième révolution qui sillonne notre sol, et c'est pour la troisième fois que l'Europe se méprend sur les causes de nos commotions intérieures ; les historiens se sont accordés à reconnaître à la révolution du XVIe siècle et à la révolution brabançonne un caractère exclusivement religieux, et certaines opinions cherchent à imprimer le même caractère à la révolution de 1830.
La religion occupe une trop large place dans les affections et les pensées humaines, pour qu'elle ne se mêle point aux agitations populaires ; mais, aux trois époques que nous venons de citer, les griefs religieux n'ont été ni les seuls, ni les premiers en date. La liberté et la religion, ces deux sources des grandes choses parmi les hommes, ont également, soit à la fois, soit tour à tour, contribué à ces mouvements nationaux ; mais on a perdu de vue des questions constitutionnelles qui avaient excité (page 76) les premiers mécontentements des Belges et les premiers ressentiments de Philippe II, comme de Joseph II. On s'est montré trop préoccupé de querelles religieuses ; et, trouvant là des motifs suffisants pour justifier ou pour expliquer les événements, on a jugé superflu de s'enquérir de l'organisation intérieure de la Belgique.
Le gouvernement du pays par le pays n'est pas pour les Belges une invention moderne ; sorti des luttes du moyen âge, informe comme les œuvres du hasard, ce gouvernement s'est conservé parmi eux à travers les changements de dynasties et les guerres étrangères ; il n'a péri qu'à la suite de la conquête française, pour renaître de nos jours sous une forme plus parfaite et plus nationale. Avant la réunion de la Belgique à la France, deux princes avaient, à la distance de plus de deux siècles, porté atteinte à cette espèce de régime constitutionnel, et tous les deux avaient vu échouer leurs projets contre la volonté des masses, contre la puissance des traditions ; ils avaient conçu le projet de fonder un établissement monarchique, mais dans des vues différentes : Philippe II dans l'intérêt de certaines doctrines religieuses, Joseph II au profit de certains principes philosophiques.
Les provinces que la maison de Bourgogne était parvenue à réunir sous sa domination ne formaient pas un corps de nation ; il existait une représentation nationale très imparfaite, les États-Généraux ne tenant qu'un mandat spécial des États provinciaux. Chaque province formait un état séparé, ayant sa constitution particulière.
Le prince, avant d'entrer en fonctions, se faisait inaugurer (page 77) dans chaque province comme duc ou comme comte ; il prêtait serment aux Etats et recevait le leur. D'après la Joyeuse-Entrée du Brabant, en cas de violation de la charte, les sujets n'étaient plus tenus de faire aucun service au prince, ni de lui prêter obéissance, dans les choses de son besoin, jusqu'à ce que le duc eût redressé l'emprise et remis les choses en leur premier état. La même clause se trouvait dans les constitutions des autres provinces : ainsi, la question du relief de l'obéissance était prévue et expressément résolue ; et le chef de l'État était responsable. (Note de bas de page de la quatrième édition : Cette clause se trouve dans un grand nombre de chartes et notamment dans le diplôme d'affranchissement donné en 1308 à la ville de Vianden, berceau de la maison d'Orange dans les Pays-Bas (duché de Luxembourg). C'est un fait déjà signalé par l'auteur dans la notice sur les comtes de Vianden publiée dans la Revue belge, janvier 1830.).
Machiavel a écrit la théorie du despotisme ; on a dit qu'il serait à désirer que quelqu'un eût répondu par la théorie de l'insurrection. Ce livre existe et son auteur est Guillaume d'Orange (Note de la quatrième édition : L'auteur n'a été amené à ce rapprochement que par la lecture de l'apologie publiée en 1580; chose curieuse, Guillaume d'Orange y appelle Philippe Il et ses conseillers disciples de Machiavel.. Malheur à ses descendants si l'ouvrage, qui est son apologie, est devenu leur accusation ! En 1580, le prince d'Orange établissait en ces termes la nécessité et la légalité de la révolution dont il était le chef : « On respondra qu'il (Philippe II) est roy, et je dis au contraire que ce roy m'est incognu. Qu'il le soit en Castille, en Aragon, à Naples, aux Indes et partout où il commande à plaisir : qu'il le soit s'il veut en Jérusalem, paisible dominateur en Asie et en Afrique, tant y a que je ne cognois en ce pays qu'un duc et un comte, duquel la puissance est limitée selon nos privilèges, lesquels il a jurés en la Joyeuse-Entrée...
« Toutefois soit, ou pour la nourriture qu'il avoit prise en Espaigne, ou par le conseil de ceux qui l'avoient ou qui l'ont depuis possédé, il a toujours retenu en son cœur la volonté de vous assujettir à une servitude simple et absolue, qu'ils ont appelée entière obéissance, vous privans entièrement de vos anciens privilèges et libertés, comme font les ministres des pauvres Indiens, ou pour le moins des Calabrois, Siciliens, Neapolitains et Milanois, ne se souvenans pas que ces pays n'étoient pays de conqueste, ains patrimoniaux pour la pluspart, ou qui volontairement s'étoient donnés à ses prédécesseurs sous bonnes conditions...
« Vous savez à quoy il est obligé, et comme il n'est en sa disposition de faire ce que bon lui semble, comme il fait ès Indes ; car par les privilèges du Brabant, il ne peut par violence contraindre un seul de ses subjects à chose quelconque, sinon que les coustumes du banc justicial de leur domicile le permettent. Ne peut par aucune ordonnance ou décret altérer l'estat du pays. Se doit contenter de ses revenus ordinaires. Ne peut faire lever ou exiger aucunes impositions, sans le gré et du consentement exprès du pays, et selon les privilèges d'iceluy. Ne peut faire entrer gens de guerre au pays sans le consentement d'iceluy. Ne peut toucher à l'évaluation des monnoyes sans le consentement des Estats du pays. Il ne peut faire appréhender aucun subject sans information faite par le Magistrat du lieu. L'ayant prisonnier, il ne peut l'envoyer hors du pays. » Philippe Il et ses conseillers ne pouvaient comprendre (page 79) cette forme de gouvernement ; habitués à la marche simple du despotisme, c'était un chaos pour eux. « C'est ce qu'ils appellent confusion, dit encore le prince d'Orange, à sçavoir : le règlement de notre république selon nos loix, lesquelles sont aussi contraires à leurs intentions que le jour l'est à la nuit. »
Charles-Quint avait abdiqué en faveur de son fils le 25 octobre 1555 ; Philippe II passa quatre années dans les Pays-Bas ; constamment aux prises avec les institutions intérieures, il résolut de les anéantir, et, s'il ajourna son projet, c'est qu'il était en guerre avec la France et qu'il avait besoin de l'argent des Belges, de leurs soldats et du génie d'Egmont. Il convoqua les États-Généraux à Bruxelles, en 1557 et 1559, à Arras, en 1558 ; ses pétitions (c'est ainsi qu'on appelait les demandes de subsides) furent chaque fois rejetées ; il transigea avec les États, en acceptant des sommes moindres que celles qu'il avait demandées et en soumettant les dépenses à des garanties particulières. « En ces temps-là, dit le prince d'Orange, vous lui accordâtes l'aide qui fut appelée novennale, par laquelle aide et par la vaillance et sage conduite des seigneurs et nobles de par deçà (des Pays-Bas) et de plusieurs braves seigneurs et soldats allemands, ses affaires furent si bien et si heureusement conduites, qu'après le gain de deux batailles, son ennemi fut contraint de recevoir une paix aussi désavantageuse au roi de France qu'elle étoit honorable et profitable au roi d'Espaigne. »
Philippe II quitta les Pays-Bas le 1er septembre 1559, après avoir pris les mesures propres à faire prévaloir son système de gouvernement. Admission des Espagnols (page 80) aux emplois civils, présence d'une armée espagnole, refus de convoquer les États-Généraux, telles furent ces mesures, tels furent les premiers griefs. Philippe Il était exaspéré contre les États-Généraux, devant lesquels il s'était humilié à trois reprises. Le prince d'Orange rappelle ce grief dans un langage digne de Montaigne : « Jamais, dit-il, vous n'avez sçu obtenir l'assemblée libre des Estats-Généraux, sachant bien votre ennemi qu'empescher la convocation d'iceux, est couper par le pied l'arbre de vos privilèges, faire tarir la source de vos libertés. Car de quoy sert à un peuple d'avoir des privilèges en beaux parchemins, dedans un coffre, si par le moyen des Estats ils ne sont entretenus, et qu'on n'en sente les effets ? .. »
Les tentatives faites pour introduire l'inquisition, la création de nouveaux évêchés, les restrictions mises à l'enseignement furent des griefs à la fois religieux et politiques ; des textes formels de lois se trouvaient violés, des institutions intérieures dénaturées. Pour doter les nouveaux évêchés, il fallait dépouiller des abbayes dont les chefs siégeaient aux États provinciaux ou généraux ; pour reconnaître la compétence de l'inquisition, il fallait violer le grand principe suivant lequel aucun Belge ne pouvait être distrait de son juge naturel pour devenir justiciable d'une juridiction étrangère ; le côté constitutionnel de ces questions n'a pas été aperçu par les historiens étrangers. Les entraves mises à l'instruction portaient même atteinte à d'anciens priviléges ; on n'apprendra peut-être pas sans surprise que le prince d'Orange était partisan de la liberté de l'enseignement comme de toutes les libertés. « Ce qui n'avoit jamais (page 81) été pratiqué, dit-il, est défendu : à sçavoir que les enfans ne puissent aller hors du pays, pour estudier en aucune escolle du monde, si non à celle de Rome, condamnant par ce moyen toutes les autres escolles, qui est une arrogance par trop grande ; voire même (tant ils, estoient imprudens), ils condamnoient sans y penser celles des Jésuites ; mais, qui est bien le pis, traçoient le chemin à une vraie barbarie. Car comme une fréquentation des lettres nous a produit en ce pays plusieurs bons esprits qui ont grandement ennobli ces provinces, ainsi cette interdiction ne pouvoit sinon avec le temps causer une ignorance plus que Turquesque, sans que je dise que par ce moyen il assujettissoit .le pays à des conditions non jamais ouïes. » .
Ainsi, parmi. les causes de la révolution du XVIe siècle, les unes étaient politiques, les autres religieuses : distinction importante, qui explique la double issue de cette révolution.
Philippe II ayant fait droit aux griefs purement politiques, les provinces méridionales se tinrent satisfaites ; Philippe II refusant de faire droit aux griefs religieux, les provinces septentrionales, qui s'étaient plus spécialement rattachées à l'Allemagne et à la réforme religieuse, persistèrent dans leurs réclamations, proclamèrent leur indépendance et se créèrent une nationalité qui ne tarda pas à réagir contre la Belgique même.
Échappées à Philippe II, les institutions du moyen âge restèrent debout dans nos provinces ; elles sont venues se heurter contre la civilisation moderne, il n’y a pas un demi-siècle. Elles avaient depuis longtemps (page 82) succombé en France, sous les efforts de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV, qui avaient introduit l'unité territoriale et monarchique. Les populations belges avaient conservé toutes les conquêtes de la révolution communale, ravies aux populations françaises depuis deux siècles ; chaque province, chaque ville, souvent chaque village avait ses institutions ; la vie politique était concentrée dans les localités ; les pouvoirs étaient confondus et considérés comme le patrimoine d'une communauté ou d'une famille ; les juridictions étaient incertaines ; il n’existait pas de véritable gouvernement central. Cet état de choses était sans doute bien défectueux, mais il ne faut pas le juger du haut de nos théories modernes ; il faut se demander ce qu'il était pour des populations qui l'avaient accepté comme un fait traditionnel, dont l'intelligence ne s'était pas encore élevée jusqu'à l'unité politique et qui se reposaient dans leurs vieilles franchises.
Joseph II est monté sur le trône avec un système tout fait ; il était imbu des idées philosophiques de son siècle et ne tenait aucun compte de l'histoire ; supérieur en lumières à ceux qu'il était appelé à gouverner, il voulut exercer la dictature de l'intelligence et s'arroger le pouvoir constituant. Le philosophe, dans son cabinet, ne reconnaît à ses projets de réforme d'autres limites que celles de sa pensée ; l'homme d'État a un horizon moins vaste, et c'est ce que Joseph II n'a pas compris : il prétendait gouverner ses peuples comme on fait un livre ; il a brusquement porté la main dans une machine qu'il croyait pouvoir démonter à son gré, mais les rouages lui ont résisté. Ce prince avait, il faut lui rendre cette (page 83) justice, de grandes qualités et de bonnes intentions ; mais il n'a apporté dans sa carrière politique que l'étude de la philosophie ; il a donné, avant des réformateurs plus modernes, la malheureuse expérience que le rêve d'un honnête homme peut devenir une calamité publique ; il a voulu faire une révolution sans son peuple et malgré lui ; dans un accès d'orgueil, il s'était dit : Que la civilisation cesse de procéder par gradation, qu'à ma voix, les institutions antiques s'écroulent, que les cultes se régénèrent, que, d'un geste de ma main, ce peuple passe d'une zone à l'autre.
Pour comprendre l'illégalité des projets de Joseph II et la légalité de la résistance qu'il rencontra, il faut se rendre compte de l'ancienne constitution des provinces belges et des conditions auxquelles ce prince était, non pas roi, mais duc de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg, comte de Flandre, de Hainaut, de Namur, seigneur de Malines, marquis d'Anvers. Gardons-nous de juger les événements d'après des idées abstraites, jugeons-les d'après des notions positives d'histoire et de législation.
Joseph II, en annonçant, le 30 novembre 1780, aux États des provinces, la mort de sa mère, Marie-Thérèse, déclarait qu'il aurait un soin particulier de maintenir les Belges dans la jouissance de leurs droits et priviléges. En confirmant, le 12 janvier 1781, l'archiduchesse Marie-Christine et le duc Albert dans le gouvernement général des Pays-Bas, il leur ordonna d'administrer selon les formes établies. Enfin, il se fit successivement inaugurer, le 17 et le 31 juillet, le 20 et le 27 août 1781, dans chaque province, en jurant de maintenir l'ancienne (page 84) constitution et en se 'soumettant à toutes les clauses résolutoires. Cette inauguration n'était pas une vaine cérémonie ; le prince n'était véritablement duc ou comte qu'après cette solennelle prise de possession : aussi Joseph II n'essaya-t-il aucune réforme avant d'être inauguré ; et cependant, depuis longtemps, ses projets étaient arrêtés. Le parjure fut prémédité. Dans chaque province, les États, après avoir reçu le serment du prince, jurèrent de leur côté d'être soumis, obéissants, loyaux, dévoués et fidèles vassaux et sujets, aux mêmes conditions que leurs prédécesseurs. Ces serments réciproques, ces clauses résolutoires avaient formé entre le prince et les peuples un contrat synallagmatique, quelle que fût d'ailleurs l'origine des droits et des priviléges.
Ce contrat, qui l'a violé ?
Le prince, au nom d'un système philosophique et monarchique.
Qui s'est opposé à la violation ?
Le peuple, au nom de la légalité et des serments.
Nous allons énumérer les réformes principales de Joseph II ; ceux qui approuveront les réformes en elles-mêmes pourront absoudre l'intention ; mais, matériellement, le parjure, l'illégalité n'en subsisteront pas moins. Ces réformes étaient de deux espèces : religieuses et politiques.
L'ordre civil et l'ordre religieux doivent coexister sans avoir de prise l'un sur l'autre. Voilà le principe dans son expression la plus simple. La religion avait envahi l'État ; Joseph II crut qu'à son tour, l'État devait envahir la religion ; de là toutes ses réformes dans les matières ecclésiastiques.
(page 85) Les évêques et quelques ordres religieux étaient, par la nature de leurs institutions, soumis au pape et à des supérieurs résidant à l'étranger ; Joseph II, par un édit du 28 novembre 1781, déclara les ordres religieux hors de toute dépendance de leurs supérieurs étrangers ; par un autre édit du 5 décembre 1781, il défendit aux évêques de recourir au Saint-Siége pour obtenir des dispenses de mariage et leur ordonna de les accorder de leur propre autorité.
Les ecclésiastiques, d'après les anciens statuts canoniques, refusaient de bénir les mariages entre les catholiques et les protestants ; Joseph II, par son édit du 21 mai 1782, ordonna aux prêtres catholiques de célébrer ces mariages.
Les couvents étaient en très grand nombre et il s'était glissé des abus dans plusieurs d'entre eux ; Joseph II supprima quelques uns de ces établissements et réforma les autres par des ordonnances ; il en régla la discipline intérieure, en prescrivant le costume et jusqu'aux heures de prières.
Il serait fastidieux d'énumérer tous les actes par lesquels Joseph II réglementa le culte catholique, comme un objet administratif de sa compétence ; nous nous arrêterons encore à l'instruction. Le clergé restait, en dehors du système d'innovation ; pour le pousser dans la voie nouvelle, Joseph II n'hésita pas à s'emparer de l'enseignement ecclésiastique et, par l'édit du 16 octobre 1786, il érigea un séminaire général à Louvain et un séminaire, dit filial, à Luxembourg, en supprimant tous les séminaires épiscopaux.
Ces actes expriment tout le système de Joseph II : il (page 86) voulait asservir les cultes, non les émanciper ; il chercha la liberté religieuse dans l'assujettissement du culte catholique, non dans la liberté générale de toutes les communions. Au lieu de dire : La loi civile ne reconnaît pas les vœux religieux et se réserve d'accorder aux couvents le droit d'acquérir des propriétés comme êtres moraux, la loi civile ne voit dans le mariage que le contrat civil et ôte aux prêtres les actes de l'état civil, il dit aux prêtres : Vous enseignerez ce que je vous apprendrai et vous ferez ce que je vous ordonnerai ; par exemple, vous bénirez les mariages mixtes. Il dit aux ordres religieux : Il n'y a de vœux religieux que ceux que la loi civile reconnaît, et la discipline des couvents est soumise à mes bureaux. Ainsi, Joseph II ne faisait que substituer ses règlements aux lois canoniques et il convertissait les prêtres en agents ministériels. Il trouva le pouvoir temporel et le pouvoir .spirituel confondus ; le spirituel avait jusqu'alors dominé, il ne voulut pas faire cesser la confusion, mais il s'efforça de rendre le temporel dominant.
Passons aux innovations politiques.
Par un édit du 13 novembre 1786, Joseph II introduisit une espèce de code de procédure civile qui abrogeait toutes les chartes et coutumes sur cette matière.
Par un édit du 1er janvier 1787, il supprima les colléges des députés des Etats, il permit seulement aux Etats de choisir des députés que le conseil général du gouvernement devait s'adjoindre si le prince approuvait le choix ; ces députés étaient au nombre de cinq : un pour chacune des provinces de Brabant, de Flandre et de Hainaut, un pour les provinces de Limbourg et de (page 87) Luxembourg et un pour celles de Namur et de Tournésis. Ces cinq députés, qui devaient être agréés par le prince, étaient censés représenter toutes les provinces, et leur présence au conseil devait rendre inutile la convocation des États-Généraux.
Par un édit du même jour, il abolit les cours et conseils de justice et toutes les juridictions seigneuriales et ecclésiastiques ; il établit à Bruxelles un conseil souverain chargé de la révision des affaires et de la surveillance suprême, et une cour d'appel pour toutes les provinces, excepté celle de Luxembourg, qui conservait une cour spéciale d'appel.
Par un édit du 12 mars 1787, il divisa les provinces en neuf cercles, sur le plan de l'Autriche, et établit dans chaque cercle un intendant et des commissaires, en supprimant toutes les charges de baillis, de chefs maieurs, d'échevins.
Par un édit du 17 mars 1787, il réforma les métiers et les corporations bourgeoises, en s'attribuant l'élection des chefs et en diminuant l'influence politique de ces corps qui formaient en grande partie le tiers-état.
Ces actes, et beaucoup d'autres que nous passerons sous silence, démontrent que Joseph II s'arrogeait le pouvoir constituant, pour détruire les lois fondamentales du pays ; il voulait une réforme politique, non au profit et par l'intervention du peuple, mais au profit du système monarchique ; il avait juré de maintenir les chartes et les coutumes, et il viola ses serments : il méconnut les conditions sous lesquelles on l'avait accepté comme duc ou comme comte, et se conduisit en roi absolu.
Quelque vicieuse que pût être la constitution, Joseph II, (page 88) d'après les expressions de Guillaume le Taciturne, ne pouvait par ordonnance altérer l'état du pays. En Angleterre, il n'existe pas de législation écrite et uniforme ; l'administration de la justice, à part le jury, est défectueuse ; des droits féodaux subsistent : est-ce à dire que le roi d'Angleterre puisse, par une simple ordonnance, promulguer des codes, réorganiser .l'ordre judiciaire, abroger les dîmes ? Aurait-il pu, par une simple ordonnance, décréter la réforme parlementaire ?
Les remontrances des États provinciaux et des conseils souverains ne parvinrent pas à arrêter Joseph II.
Le 29 janvier 1787, les États de Brabant lui adressèrent de pressantes représentations, en réclamant le maintien de la Joyeuse-Entrée comme loi fondamentale de l'état brabançon ; ils convenaient que cette charte avait quelquefois subi des changements, par exemple lors de l'inauguration de Philippe le Bel et de Philippe II, mais c'était du consentement des États. Nous transcrivons la fin de cette adresse pour prouver que les Belges n'étaient pas ennemis de toutes les réformes, mais qu'ils voulaient qu'elles se fissent légalement. « Si donc, disaient les États de Brabant, il est de la haute et souveraine détermination de Sa Majesté d'introduire dans l'administration civile et politique du Brabant quelques changements compatibles avec la Joyeuse-Entrée~ promise solennellement, jurée publiquement, les remontrants, pour satisfaire à la religion du serment qu'ils ont prêté sur l'observation de cette loi fondamentale, osent supplier vos Altesses royales (le gouverneur ,et la gouvernante) de daigner obtenir de la bonté de l'Empereur que ces changements ne se fassent point sans le consentement formel des trois ordres de la province, afin que, selon (page 89) les règles du droit naturel, la partie intéressée soit ouïe. » Dans toutes les provinces, les États adressèrent à leur duc ou comte des remontrances aussi respectueuses, en manifestant la volonté de se prêter à toutes les réformes légales.
Pour sortir sans retour de l'ordre constitutionnel, il restait une dernière prérogative populaire à violer : le vote des subsides. Cette prérogative avait été respectée par le prince le moins habitué à maitriser ses passions, par Charles le Téméraire, à qui les États de ses provinces belges refusèrent des subsides pour subvenir à ses aventureuses expéditions. Les États du Brabant et du Hainaut refusèrent les subsides à Joseph II ; Joseph II cassa les États : par un édit du 7 janvier 1789, « il interdit au gouvernement général des Pays-Bas de convoquer en assemblée générale, tant les États du Hainaut que ceux du Brabant, et de faire la moindre tentative ultérieure pour obtenir leur consentement refusé. . . ; comme la nation du Brabant et celle du Hainaut, par le refus des États, ont rompu tous les liens par lesquels l'Empereur a été tenu vis à vis d'elles, Sa Majesté se tient déchargée de toute obligation dérivant du pacte inaugural»
Nous ne suivrons point la révolution brabançonne dans ses erreurs, ses turpitudes, ses crimes (Note de bas de page de la troisième édition : Des hommes honorables, qui ont pris part aux événements de 1788, ont trouvé ces expressions trop fortes; l'auteur, qui le premier a essayé de réhabiliter la révolution de 1788, les aurait adoucies s'il ne s'était imposé la loi de ne rien changer au texte de son ouvrage. II reconnaît que cette révolution n'a qu'un crime à se reprocher; il persiste à la regarder comme juste et légale dans son origine, comme absurde dans ses développements; il déplore cette absence d'idées politiques qui l'a perdue et qui eût pu perdre la révolution de 1830. Voyez la préface de la seconde édition, p. 36 et 37. Notre but a été seulement de la montrer dans son origine, d'en (page 90) faire ressortir le caractère primitif et l'incontestable légalité. Si elle a dévié de son point de départ, c'est que l'unité nationale ne s'était pas encore dégagée de tous les intérêts de caste et de localité ; c'est que ce tiers-parti, qui n'est ni la théocratie, ni l'aristocratie, ni la démocratie, n'était pas encore en majorité ; c'est que la sociabilité belge avait encore de grands progrès à faire.
Nous avons fait comparaître devant nous trois révolutions.
A travers deux siècles et demi, elles se sont donné la main.
Nous avons lu sur le drapeau de chacune d'elles :
« Haine à la domination étrangère, respect aux institutions nationales » .
Au dessus de ces trois grands événements, nous avons vu planer un grand homme qui a enseigné aux Belges l'insurrection légale.
Ces trois révolutions ont eu des destinées différentes.
La révolution du XVIe siècle a restitué à la Belgique ses libertés intérieures, sans lui donner l'indépendance.
La révolution de 1788, succombant sous ses propres excès, a jeté la Belgique, exténuée, aux pieds de la France républicaine.
La révolution de 1830 a donné à la Belgique l'indépendance et une dynastie nationale, en perfectionnant le gouvernement représentatif.
C'est de cette troisième révolution que je vais exposer la marche politique ; nous verrons quels sont les écueils qu'elle a évités, quelles sont les nécessités qu'elle a subies, par quel concours de circonstances et par quelle réunion d'efforts elle est parvenue à se faire sanctionner par l'Europe.