Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)
MICHOTTE Paul - 1904

P. MICHOTTE, Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)

(Paru à Louvain en 1904, chez Charles Peeters)

Chapitre V. Le mouvement social catholique

(page 194) Nous avons réservé, dans l'exposé du mouvement général des idées, l'examen de la doctrine sociale de l'école catholique pour un chapitre spécial. Il y a, en effet, une idée dominante dans toute la conception chrétienne de l'économie politique, que nous avons voulu mettre en lumière d'une façon plus particulière. L'idée chrétienne du patronage est (page 195) la caractéristique de tout un groupe d'hommes dévoués à la classe ouvrière, de tout un parti ; elle marque une tendance bien nette, bien spéciale. Elle a eu des applications diverses, elle ne fut pas toujours conçue de la même manière, nous aurons l'occasion de le constater et de le faire remarquer. Son essence reste pourtant la même, elle est basée sur le devoir religieux de charité et de justice, c'est à ce point de vue surtout que l'économie chrétienne diffère de la doctrine libérale.

5. 1. Les débuts

Les Associations de saint François Xavier

Ce n'est pas vers la solution des questions économiques et sociales, qu'était tournée l'activité des catholiques belges, en la première moitié du XIXème siècle. Certes, des individualités, d'autant plus remarquables qu'elles étaient peu nombreuses, agissaient dans la sphère de leur influence personnelle. Quelques patrons chrétiens fondaient des œuvres charitables dans l'enceinte de leurs usines, à Gand, à Verviers, dans le Hainaut. Périn commençait à peine son enseignement universitaire qui allait avoir tant d'éclat. Ducpétiaux poussait des cris d'alarme, sa voix ne rencontrait pas encore grand écho. Mais une action combinée des forces catholiques était-elle, alors possible ? Où était-il le parti catholique ? M. de Trannoy nous a conté dans la Revue générale (1903) son douloureux enfantement. Cela se passait vers 1850. Est-il étonnant qu'il n'y eut pas dès lors d'action commune ?

Cependant, en 1854, se fonda à Bruxelles une œuvre de portée générale. Le R. P. van Caloen, ému de voir la classe ouvrière s'éloigner de plus en plus des croyances et des pratiques du catholicisme, et prévoyant l'immense danger social que créerait un jour un prolétariat sans foi, résolut de fonder une Association religieuse dont le but serait de (page 196) grouper les ouvriers chrétiens et de les faire travailler à la conversion de leurs frères.

L'œuvre des Xavériens fêtait l'été dernier son jubilé de 50 ans d'existence. On a rappelé à ce propos ses modestes débuts : la première réunion dans une cave de la rue des Six-Jetons, où, avec le P. van Caloen et M. Rosman, 15 ouvriers jetèrent les fondements de l'œuvre d'apostolat des travailleurs. Les Xavériens sont aujourd'hui environ 70.000. (Vermeersch, Manuel social, 2ème édition, p. 312.)

Il nous suffit de signaler l'établissement des Associations de Saint François Xavier. Son fondateur voulait en faire une œuvre d'action sociale ; ce plan sembla alors prématuré et l'œuvre fut longtemps presque exclusivement religieuse. Depuis, elle a évolué vers une organisation plus économiquie, sa dominante cependant reste l'apostolat religieux et moral. Entre-temps le Parti catholique s'était développé. Le manifeste que Malou avait lancé en 1852, non sans difficultés, avait porté ses fruits. Il était temps de compter les forces, de se préparer à un combat victorieux.

5. 2. Les Assemblées générales des catholiques à Malines en 1863, 1864 et 1867

Les principes chrétiens de l'économie politique

Grâce à l'initiative du professeur Jean Moeller et à l'activité de Ducpétiaux, à son zèle et à son travail, les grandes Assemblées générales des catholiques s'organisèrent à Malines. « M. le professeur Moeller n'eut point le bonheur de voir l'accomplissement de l'œuvre à laquelle il avait voué les derniers jours de sa vie ; mais, en mourant, il en avait confié la réalisation à l'un de ses plus intimes amis. La cheville ouvrière du Congrès fut donc Ed. Ducpétiaux. L'âge n'avait pas de prise sur cette âme énergique. Rien n'égalait l'activité de ce petit homme obèse, myope et goutteux. Ce n'était pas une mince entreprise que l'organisation de ces importantes assises qui comptèrent plus de (page 197) cinq mille adhérents. Ducpétiaux en surveilla jusqu'aux moindres détails avec une sollicitude qui ne se démentit pas un instant... Très peu communicatif, parfois, dans la fièvre de fonctions absorbantes, désagréable et bourru, il savait aussi, par un mot charmant et aimable, se faire pardonner ses brusqueries. » (Bien public, 24 août 1902.)

Le moment n'était pas encore venu pour les Belges de donner des leçons et des exemples, ils devaient encore s'instruire, aussi appelèrent-ils nombreux les orateurs étrangers à leurs premiers Congrès. En 1863, le cardinal Wiseman représentait l'Angleterre, comme l'Allemagne avait envoyé Pierre Reichensperger. De France était arrivée toute une phalange de célébrités catholiques : A. Cochin, le vicomte de Melun, le comte de Montalembert. La Suisse avait député le comte de Schérer et l'abbé Mermillod. Mgr Manning et l'abbé Vaughan escortaient l'archevêque de Westminster auquel ils devaient plus tard succéder. La Belgique groupait autour de l'éminent cardinal Sterckx toutes ses personnalités catholiques : le baron de Gerlache, l'illustre président du Congrès national, le comte de Theux, ministre d'Etat, Charles Périn, le B. P. Dechamps, l'éloquent rédemptoriste, futur archevêque de Malines, Victor Jacobs, le baron d'Anethan, Fr. Schollaert, tous ceux aussi qui depuis devinrent les chefs incontestés du parti catholique et qui essayèrent à Malines leurs premières armes.

C'étaient de belles assises que ces Assemblées de Malines en 1863, 1864 et 1867. (Voir les Actes de ces assemblées, 4 vol., 1864, 1865 et 1868). Au point de vue de l'action catholique, de la politique générale, de l'organisation du parti, elles furent brillantes. Au point de vue économique et social, comme des théories politiques elles-mêmes, elles reflétèrent les idées de l'époque.

Le Congrès de 1865, dans sa seconde section, traita de (page 198) la « Charité chrétienne », sous la présidence de Périn. Le nom seul de la section indique assez la nature des questions qui y furent soulevées. Périn y prononça un discours fort applaudi sur « la Mission sociale de la Charité ». Le vicomte A. de Melun lut un rapport sur les œuvres de charité chrétienne. En somme la section conclut à la nécessité de recommander les œuvres de patronage, les sociétés de secours mutuels, etc..

L'assemblée de 1864 marque un pas. La seconde section s'intitule : « Économie chrétienne. Œuvres de charité ». Le cadre des discussions s'élargit. Parmi les rapports citons : M. Anicet Digard, Des améliorations à apporter à la condition des femmes dans les classes laborieuses, H. de Riancey, Le patronage des classes ouvrières ; comte A. Lemercier, Applications utiles du principe de la mutualité et de l'association ; M. de Richecour, Habitations ouvrières. Tous ces rapporteurs étaient français.

On avait demandé à la section d'examiner « les moyens de remédier aux inconvénients et aux abus de l'industrie moderne ». La discussion fut longue et n'aboutit pas. Le comité central du Congrès proposait l'intervention législative de l'État, fixant un minimum d'âge, un maximum d'heures de travail par jour, une loi sur le travail des femmes, sur les mesures d'hygiène et de salubrité. Les partisans de l'initiative privée en matière de réformes sociales, par l'organe de M. Berlay, défendirent éloquemment leur façon de voir. Bref on ne s'entendit pas sur les moyens à proposer. La section présenta en assemblée générale les deux projets.

Parmi les vœux du Congrès, il en est un à relever, parce qu'il fut l'occasion d'une grande œuvre qui allait se fonder quelques années plus tard. Sur les propositions de M. l'abbé Vinck, vicaire à Louvain, et de M. Auguste Beckers, de Bruxelles, l'assemblée émit le vœu « qu'il se forme (page 199) entre les œuvres de patronage et aussi entre les associations mutuellistes etc.. un échange de services, qui permette à leurs membres éloignés du siège de leur œuvre, de réclamer auprès des œuvres de même nature, partout où elles existent, la protection et le secours auxquels ils auraient droit dans leur patronage ou leur société ». Ce vœu fut repris à la session de 1867 par M. Sodar de Dinant.

Le titre de la seconde section marque dans cette troisième assemblée une nouvelle étape, elle se nomme : « Section d'Économie chrétienne et charitable ». Ce n'est certes pas un argument, mais cela indique une tendance, tendance de faire sortir la question ouvrière du domaine exclusif de la charité pure, pour l'envisager en elle-même et sous toutes ses faces.

Les questions de 1864 reparurent en 1867. La même division se marqua dans l'assemblée. Les adversaires de l'intervention se réclamèrent de l'insuffisance et des inconvénients d'une loi possible, des droits du père de famille sur ses enfants pour les faire travailler ou non. Bref « sans admettre ni repousser les lois qui peuvent exister dans certains pays pour régler le travail des femmes et des enfants dans les ateliers et manufactures », le Congrès proposa les vœu suivants : Observation du repos dominical, 12 ans minimum d'âge pour l'entrée à la fabrique, 12 heures de travail au maximum pour femmes et enfants, vœu de ne plus employer les femmes au fond, dans les mines.

On discuta encore la loi sur la coalition, le pour et le contre des banques populaires et des coopératives. C'étaient là les questions du jour.

En somme, au point de vue social, les Congrès de Malines ont eu le mérite de poser ouvertement les termes de plus d'un de ces problèmes dont, à cette époque, on se préoccupait trop peu, ils ont surtout affirmé vigoureusement (page 200) certains principes de l’économie chrétienne en face de l'économie égoïste et sensualiste.

Nous avons dit, dans les chapitres précédents, l'œuvre sociale du libéralisme pendant les cinquante années que nous avons parcourues. Sur plus d'un point, nous avons dû constater son impuissance à résoudre les problèmes les plus angoissants et les plus douloureux ; à des maux très graves il ne savait souvent opposer qu'une indifférence pratique dictée par les principes d'une économie libérale. Toute autre fut la conception du devoir social dans l'école catholique. A la doctrine trop absolue du laissez-faire, elle opposa la doctrine du patronage chrétien, et en pratique, nous l'avons signalé plus d'une fois, des tempéraments, nécessités par les circonstances, et le sentiment religieux, vinrent souvent, dans notre pays, adoucir ce que l’application totale des axiomes économiques de l'école libérale aurait eu de trop douloureux.

Voici comment Périn, le brillant économiste catholique, définit à Malines le patronage dans son beau discours sur « la mission sociale de la charité » : « Le patronage, dit-il, tel que le comprend l'esprit chrétien de notre temps, est essentiellement charitable. C'est dire assez qu'il exclut toutes les exploitations auxquelles il a pu être associé dans les temps où le paganisme possédait la société, qu'il exclut également toutes les sujétions qu'il a pu entraîner, à une époque où les principes du christianisme n'avaient pas encore pu porter tous leurs fruits. La charité n'exploite et n'assujettit personne, elle s'adresse à des frères, et loin de les asservir, elle les sert. Dans toute société si libre et si prospère qu'elle soit, à côté des grands et des riches, il y aura toujours des petits et des pauvres ; toujours ceux-ci auront besoin, non seulement de l'assistance matérielle, mais surtout de l'assistance morale de ceux-là ; non seulement (page 201) d'une assistance momentanée et passagère, mais d'une assistance persévérante qui embrasse leur existence dans toutes ses phases et dans tous ses labeurs. Cette assistance, c'est le patronage. Bien loin de porter aucune atteinte à la liberté et à l'égalité, le patronage y mettra le complément. Il établira entre le riche et le pauvre la communauté dans les seules conditions où elle soit possible sans renverser l'ordre naturel de la vie humaine. Le patronage est aujourd'hui la mission propre, la véritable dignité en même temps que la plus grande force des classes supérieures...

« Certes pour pratiquer ainsi le patronage il faut un courage et une constance vraiment héroïques. Mais que d'œuvres héroïques la charité chrétienne n'a-t-elle point tentées et accomplies ? C'est une œuvre qui réclame non seulement un inépuisable dévouement, mais encore la plus sérieuse intelligence de notre état social et des conditions présentes de la vie du peuple... Dans toutes les sociétés, mais surtout dans les sociétés chrétiennes où tout est fondé sur le travail et la solidarité, l'isolement et l'inaction sont mortels. Le plus grand danger que puissent courir les classes supérieures, c'est de paraître inutiles. » (Assemblée des catholiques à Malines, 1863.)

Au Congrès de 1864, H. de Riancey, au nom de la deuxième section, fit rapport sur la question du patronage. Nous extrayons de son discours quelques lignes qui rendent la même pensée : « Le patronage est plutôt un devoir moral et social qu'une œuvre définie de charité ou d'économie politique, c'est un des préceptes fondamentaux de la pensée humaine. C'est la mise en pratique d'une loi essentielle de l'ordre, de la justice, du bien ; c'est une des applications les plus impérieuses de ce grand mandat que dans la société telle que le comprend l'Évangile, chacun a à remplir vis-à-vis de son prochain : Unicuique mandavit de proximo suo.

(page 202) « Le patronage, c'est son essence même, doit être libre et volontaire. S'il pouvait être imposé, s'il revêtait un caractère légal et obligatoire, il serait sans mérite, et au lieu d'être une protection, il ne tarderait pas à devenir une exploitation et une tyrannie. » Assemblée générale des catholiques à Malines, 1864.

On voit, par ces citations, quelle était l'ampleur du concept du patronage chrétien, ce devait être une action bienfaisante et sociale des classes élevées envers les classes inférieures, action libre et spontanée, dictée par les principes supérieurs de la charité chrétienne. Nous en trouvons une autre définition encore dans les résolutions du Congrès de 1864, nous croyons intéressant de la rapporter : « L'assemblée constate que l'isolement de l'individu, la séparation et à certains égards l'antagonisme des classes sont au nombre des périls les plus sérieux qui menacent aujourd'hui la société, et une des sources les plus fécondes de la misère. Elle reconnaît qu'un des meilleurs moyens de les combattre est le patronage exercé sur les classes laborieuses par les classes les plus favorisées de la fortune, et en possession de l'influence sociale. Que pour être conforme à l'esprit de notre temps et à ses légitimes exigences, et pour rester dégagé de toute tendance à l'exploitation et à l'asservissement indirect des classes laborieuses, le patronage doit être essentiellement libre et charitable... » (Assemblée générale des catholiques à Malines, 1864.)

Si nous avons insisté sur cette notion, c'est qu'elle est caractéristique de l'école catholique. Directement opposée à la conception sensualiste de l'économie politique, elle marque la tendance chrétienne de l'époque en matière sociale. Nous allons signaler bientôt une autre conception, tant soit peu différente de la précédente, de cette même action chrétienne pour le relèvement des classes ouvrières, son histoire est intimement liée à celle des Congrès de Malines. Ce sont les (page 203) vœux adoptés par ces assemblées en 1864 et 1867 sur la fondation d'une ligue entre les œuvres sociales et pieuses de notre pays, qui furent l'occasion et la cause de l'œuvre dont nous entreprenons maintenant le récit.

5. 3. La Fédération des sociétés ouvrières catholiques belges

Historique ; organisation ; son premier président Cl. Bivort. La revue l' « Économie chrétienne », ses débuts ; le programme social de 1871 ; les congrès de la Fédération.

Un jeune vicaire de Saint-Michel à Louvain, M. l'abbé Struyf, avait fondé en cette ville une société ouvrière. Ayant réuni, à l'occasion d'une des fêtes de son association, les directeurs de quelques œuvres populaires de Bruxelles, Gand et Verviers, ils décidèrent « que dorénavant ils continueraient à s'assembler périodiquement afin de se récréer et de se renseigner mutuellement sur l'organisation des institutions démocratiques. » (Nous devons à MM. Struyf et Campioni, secrétaires de l'œuvre et à M. Lagasse de Locht, un des ouvriers de la première heure, plusieurs renseignements intéressants que nous éditerons dans ces pages. Nous leur présentons ici nos plus sincères remerciements. Voir aussi : Vermeersch, Manuel social, 2ème édition. p. 312 et suivantes).

La séance inaugurale se tint au mois d'octobre 1867 au collège de la Sainte-Trinité à Louvain, sous la présidence de M. Cel. Van Stalle, supérieur de cet établissement (Rapport présenté par le R. M. Struyf au Congrès de Malines le 8 octobre 1877, brochure.) Étaient présents : MM. L’abbé Struyf, Urbain Wareg Massalski, noble émigré polonais qui quelques années plus tard occupa une chaire à la faculté des sciences de l'Université catholique. Is. Boddaert, avocat à Gand, ensuite chanoine et secrétaire à l'évêché de cette ville. P. Limbourg, Ed. et Alb. de Grand'Ry et L. Biolley de Verviers ; Ed. Cloes (Edouard Cloes, avocat, publia en 1839 une traduction du célèbre ouvrage de Mgr. de Ketteler, évêque de Mayence, La question ouvrière et le Christianisme (Liège, imprimerie Grandmont-Donders) et A. Grandmont-Donders de Liège ; Joseph Novent, qui fut longtemps la cheville ouvrière de l'œuvre. Ces quelques hommes de cœur et de dévouement se proposèrent « d'établir une fédération entre tous les comités belges d'œuvres (page 204) chrétiennes qui ont pour but l'amélioration matérielle, intellectuelle et morale de la classe ouvrière, pour mettre en commun toutes les idées et toutes les expériences ».

La première assemblée générale de l'œuvre nouvelle se tint encore à Louvain, le 29 mars 1868. La Fédération des sociétés ouvrières catholiques belges était fondée. Cinq sociétés constituèrent le premier noyau fédératif ; en 1872, 55.000 ouvriers étaient déjà affiliés, dix ans plus tard la Fédération comptait 239 œuvres unies.

C'était une sorte d'enseignement mutuel entre les comités des diverses institutions populaires, que les fondateurs de l'œuvre avaient en vue. Comme moyen pratique, ils voulaient des assemblées périodiques, et un comité permanent qui devait faciliter l'échange de lettres entre les œuvres fédérées. Massalski fut nommé président, Struyf, secrétaire général, fonction qu'il occupa jusqu'en 1880.

En 1869 la Fédération se donna un organe : L'Économie chrétienne. Annales des œuvres populaires belges, revue mensuelle. C'est là qu'on trouve exposées les idées directrices de l'œuvre, ses tendances, ses conceptions sociales.

Nous nous y arrêterons, il y a des choses intéressantes à y puiser, mais avant cela, marquons les développements de l'organisation matérielle de la jeune association.

Le 7 mai 1871 la Fédération tenait son premier Congrès annuel à Mons. Grâce à l'expérience acquise par ces trois années de pratique, grâce aux succès très sensibles qui avaient répondu à l'idée généreuse des fondateurs, ceux-ci conçurent le projet d'étendre et d'affermir leur plan primitif.

Le comité' directeur par la force même des choses était devenu un foyer d'active propagande en faveur des institutions populaires.

On élabora des statuts, ils furent plusieurs fois modifiés dans la suite, les voici dans leur forme définitive. (L’Economie chrétienne, 1874.) : Le (page 205) but est « 1° d’établir entre les œuvres fédérées des rapports suivis ; 2° de les développer et de les soutenir, même pécuniairement, en laissant à chacune d'elles sa vie propre et sa direction spéciale ; 3° de provoquer la création d'œuvres nouvelles ; 4° d'étudier les questions sociales et de mettre ainsi en commun l'expérience et les efforts de tous les catholiques qui, sous une forme quelconque, se consacrent généreusement au salut du peuple ».

Les moyens : « Afin d'atteindre ce but, il est institué un bureau central permanent. De plus, le Bureau organise des assemblées générales et des réunions des délégués de toutes les œuvres affiliées ; enfin, il crée des membres correspondants, intermédiaires entre le Bureau et les sociétés ouvrières, chargés de la propagande, etc. »

Les ouvriers étaient largement représentés aux assemblées de la Fédération, ils étaient désignés par leurs pairs, au suffrage universel.

Le Bureau central se compléta peu à peu. Parmi ses nouvelles recrues citons : G. de Jaer du consulat belge de Saint-Quentin ; Ch. Lagasse, ingénieur à Nivelles ; A. Harmignie, avocat à Mons ; L. Mabille, professeur à Louvain.

Au Congrès de Mons, 1871, Clément Bivort fut nommé président de l'œuvre définitivement organisée.

Il nous est impossible de passer sous silence la belle et grande figure de ce premier président de la Fédération des œuvres ouvrières. Il fut trop populaire de son temps, il a laissé trop de regrets parmi ceux qui l'ont connu, pour ne pas réveiller ces souvenirs, et citer son exemple aux jeunes qui sont venus après lui. M. Lagasse de Locht, un des ouvriers de la première heure, nous l'avons dit, a donné de Bivort un portrait que je me reprocherais de ne pas reproduire. Dans un discours, prononcé à la Société scientifique de Bruxelles en janvier (page 206) 1895 sur « Les origines et le mouvement scientifique de la démocratie chrétienne en Belgique » ayant cité le nom de Cl. Bivort, M. Lagasse continue ainsi : « Bonne figure épanouie, un front énergique surplombant des yeux profonds et doux, d'où le regard s'en allait à l'âme, franc, honnête, mais sachant se voiler discrètement, avec quelque nuance ironique parfois devant l'interrogateur trop hardi ou maladroit, tel était Clément Bivort. A le voir marcher au pas, lourdement, à la tête de cortèges ouvriers, le chapeau à la main, le pardessus sur le bras, s'essuyant la sueur du front, on eut cru sa parole quand il disait : « Je ne suis qu'un charbonnier ». Montait-il au siège de la présidence, comme dans les séances mémorables de la Fédération aux Halles de l’Université de Louvain, il jetait un long regard calme sur l'immense assemblée, relevait fièrement la tête et, dans une allocution pleine de feu, rappelait avec une virile éloquence et avec toute l'autorité d'un grand et fécond exemple, aux patrons non moins qu'aux ouvriers, leurs droits sans doute, mais plus encore leurs devoirs. » (Ce discours de M. Lagasse de Locht est encore inédit, c'est à son extrême obligeance que nous devons d'avoir pu transcrire ces lignes.)

C'est de bonne heure que Cl. Bivort fut mêlé à la vie de l'ouvrier. Il n'avait que 25 ans, quand en 1844, il succéda à son père dans la direction du charbonnage de Monceau-Fontaine. Il comprit bientôt tout ce que lui imposait de devoir et de dévouement une charge qui le mettait à la tête de 1000 travailleurs. Dans son rôle d'industriel il voyait une mission. Il n'était pas seulement maître, mais encore père. « M. Bivort, dit un ouvrier lors de son jubilé de 25 ans de direction, est vraiment l'ami et le père des ouvriers » et Bivort de répondre : « Puisque je suis votre père, approchez, (page 207) que j'embrasse en votre personne les ouvriers, mes enfants. » (Ces renseignements sont puisés pour la plupart dans les discours prononcés sur la tombe de Cl. Bivort, édités par les journaux de l'époque.)

En 1870, à Verviers Cl. Bivort pouvait dire en toute vérité : « J'ai plusieurs milliers d'ouvriers, je vis au milieu d'eux depuis 28 ans. Je connais l'ouvrier, je lui ai souvent serré la main, l'ouvrier c'est mon ami ».

« Moraliser l'ouvrier par la religion et le travail, lui procurer une instruction chrétienne et des plaisirs honnêtes, lui enseigner l'ordre et l'économie, en un mot, toutes les vertus qui en font un bon chrétien et un digne ouvrier, tel fut le rêve de Cl. Bivort et le but qu'il a poursuivi pendant sa noble existence. »

C’est ainsi que Ed. du Grand’Ry résuma la vie du grand industriel chrétien, dans un adieu qu'il lui adressa sur sa tombe.

Bivort fut surtout un agissant ; il n'a jamais fait de théorie, sauf peut-être pour instruire ses ouvriers, en des causeries simples et familières, des problèmes économiques qui pouvaient les intéresser.

Voici de quelle façon charmante il expose le rôle du capital dans une conférence donnée aux ouvriers de Charleroi. (Publiée en brochure.)

« Le capital est à l'industrie ce que la vapeur est aux machines. Avez-vous déjà remarqué une locomotive sans vapeur ? Si on veut la faire avancer de quelques centimètres seulement il faut la force de plusieurs chevaux, elle avance alors lentement sur les rails qui la supportent et qui semblent près de s'effondrer sous le poids de 70 à 80.000 kgrs. Mais venez une heure plus tard, lorsque le feu aura fait monter la vapeur, et vous verrez cette même machine, malgré son poids énorme, se mouvoir avec légèreté et

(page 208) comme l'oiseau dans l'air, s'élancer sur ses rails, emportant avec elle des trains de voyageurs, de marchandises, avec la vitesse de l'éclair. Voilà l'effet prodigieux de la vapeur sur les machines ». Puis en termes clairs et simples, Bivort faisait l'application de la parabole. Pour rendre ses ouvriers meilleurs, pour leur faire accepter l'obligation de leurs grands devoirs, c'était toujours par l'exposé des charges du patron qu'il commençait son entretien.

« Ne sont-ce pas, mes amis, disait-il encore un jour, les lois divines de notre religion qui disent que les riches doivent secourir les pauvres, que les maîtres doivent traiter les ouvriers comme des frères, c'est-à-dire, avec bonté, avec justice, avec humanité ? Oui, mes amis, la religion catholique fait une obligation, un devoir aux maîtres de traiter leurs ouvriers avec bonté et de leur venir en aide dans leurs misères physiques et morales, comme en même temps elle dit aux ouvriers qu'ils doivent aux maîtres respect, obéissance et fidélité dans leur travail.

« Unissons donc nos efforts pour atteindre ce but, nous aurons fait une œuvre méritoire devant Dieu et devant la société toute entière, nous aurons prouvé une fois de plus, que la religion seule peut résoudre ce grand problème social : la réconciliation du pauvre et du riche, l'harmonie entre le maître et l'ouvrier, entre celui qui possède et celui qui ne possède pas ».

Inutile d'ajouter que la pratique de Bivort, du « Pape Clément », était conforme à ses paroles. L'usine de Monceau-Fontaine était le centre de nombreuses œuvres ouvrières ; pendant les 30 années durant lesquelles il fut directeur, il n'y eut jamais une grève, et c'est en toute vérité que M. Lefèbvre put dire de lui : « La foi, l'amour de Dieu et l'amour des pauvres avaient fait de ce charbonnier un grand homme, dans le sens que la langue chrétienne donne à ce mot, c'est-à-dire, un saint. »

(page 209) Tel fut le premier président de la Fédération des œuvres ouvrières, arrivée à son stade de pleine organisation. Sous sa direction, elle fit des progrès rapides, elle tint annuellement ses deux congrès, témoigna de sa vitalité dans l'Économie chrétienne.


Il est temps de jeter un coup d'œil sur les idées de la Revue.

Sa physionomie est populaire. Si elle n'est pas rédigée directement dans le but d'être lue par l'ouvrier, elle s'adresse à ceux qui s'occupent de l'ouvrier. Bien des articles sont à la hauteur intellectuelle du travailleur quelque peu instruit : exposés simples de l'une ou de l'autre question économique, articles récréatifs, monographies d'œuvres populaires. A côté de cela, il y a des discussions plus savantes, mieux faites pour ceux qui s'occupent de la direction théorique du mouvement social. En un mot, la Revue reflète le milieu qu'était la Fédération de cette époque ; c'était l'organe de la démocratie chrétienne d'alors, elle marque les préoccupations du jour, le but, les moyens de tous ces jeunes qui travaillaient avec tant de cœur à la solution de cette question sociale, qu'ils avaient le courage, rare pour l'époque, de regarder bien en face, alors que tant d'autres, avec une obstination qui fait plus que nous étonner aujourd'hui, fermaient les yeux, niaient, ne voulaient point voir. Et vraiment, l'on est surpris de trouver, dans ce petit groupe que constituaient les chefs de la Fédération et qui rédigeaient l’Économie chrétienne, tant d'idées saines, justes, vulgaires aujourd'hui, qui en 1870 n'avaient qu'un tort, c'est de venir trop tôt ; et l'on se demande ce qui serait arrivé, si alors elles avaient été victorieuses, si elles n'avaient pas rencontré tant d'inertie.

Une tendance générale, qui se reflète dans toute l'histoire de la Revue, et qui concerne le mode de réalisation des réformes nécessaires, c'est de confier l'exécution du plan réformateur à l'initiative privée. On se montre très opposé (page 210) dès le début à l’intervention gouvernementale. Le prestige des théories de liberté économique était grand, depuis 1850 surtout. Puis n'y avait-il pas quelque opportunisme ?

(Note de bas de page : N'oublions pas cependant que tout le monde n'abondait pas dans ce sens ; Ducpétiaux, notamment, proposa bien des mesures d'intervention des pouvoirs publics.)

Le Gouvernement comme la majorité parlementaire était, sauf pendant le petit interrègne de 1870 à 1878, libéral depuis 1857. Et encore, même les ministres de l'interrègne avaient-ils bien d'autres préoccupations que celles des réformes sociales. Rien d'étonnant dès lors à ce que les agents de réforme s'adressent à la bonne volonté plutôt qu'au pouvoir.

Voilà pour le mode d'action.

Voici pour les idées. Dès le premier article du premier numéro de la Revue, janvier 1869, le but se découvre bien franchement. Pierre Limbourg dans La charité au temps présent écrit : « Il y a 20 ans que le mouvement ouvrier a commencé. Ce serait ignorance de le nier, folie de ne pas s'en occuper, erreur déplorable de vouloir s'y opposer ». Son plan tient en trois mots : sauver l'enfance, établir le travail à la tâche, associer l'ouvrier au patron en commençant par des primes sur les bénéfices.

C'était un coup de clairon annonçant le danger, au milieu de la quiétude du camp endormi.

Après, P. Limbourg écrit encore un article sur « la réforme du travail des enfants » : « Faut-il s'adresser à la loi ? dit-il. Son seul effet en France (loi de 1841) fut de stimuler les chefs d'industrie et les chefs de famille à faire leur devoir ; m'est avis qu'on pourrait trouver un meilleur moyen, car l'intervention de l'État n'est guère compatible avec l'initiative privée, celle-ci s'éteint quand l'autre se mêle de faire la besogne. » (L'Économie chrétienne, 1ère année, 1869).

(page 211) Sa conclusion est à citer aussi : « La diminution des bras amènera une augmentation de salaire, qui ne sera pas préjudiciable aux patrons parce que l'ouvrage se fera mieux et plus vite. Quelle synthèse admirable se dégage de toute étude d'économie sociale : le mal ne fait de bien à personne ; le bien ne fait de mal à personne ! Oh si patrons et ouvriers savaient comprendre l'harmonie, l'identité de leurs intérêts ,nous n'aurions pas à déplorer de ces antipathies qui produisent des scènes indignes de pays civilisés. » (L'Économie chrétienne, 1ère année, 1869).

A côté des articles de Limbourg, dont ces extraits indiquent l'esprit, nous trouvons des études, intitulées « Les crises ouvrières », par J. Dauby, typographe bruxellois.

(Note de bas de page : J. Dauby qui d'ailleurs n'était pas du parti catholique, a écrit plusieurs travaux, et notamment étant encore ouvrier, une monographie du compositeur typographe de Bruxelles publiée en 1839 dans les Ouvriers des Deux-Mondes, (première série, t. 11), que dirigeait F. Le Play. C'était en réalité une autobiographie, comme il l'a déclaré lui-même plus tard. Il s'éleva par son travail, et devint même directeur du journal officiel le Moniteur belge.)

Le mouvement social des pays étrangers fournit aussi à la rédaction de l’Économic chrétienne une ample matière à articles et à enseignements. Il est piquant d'y voir apprécier la brochure de Mgr de Ketteler : « La question ouvrière et le christianisme » par A. G. L'exemple est symptomatique. « Mgr de Ketteler, écrit A. G., fait de la concurrence et de la liberté des professions, une critique qui me paraît tant soit peu exagérée. Car, si la concurrence diminue d'une part le taux des salaires, d'autre part elle abaisse le prix des marchandises et, rendant à l'artisan considéré comme consommateur ce qu'elle lui enlève en tant que producteur, elle tend par sa nature à guérir les plaies qu'elle-même a pu ouvrir. C'est moins aux lois économiques prises en elles-mêmes qu'à la façon dont l'homme les applique qu'il faut imputer la condition lamentable des classes laborieuses. » (L'Économie chrétienne, 1869.)

(page 212) Dans le courant de l’année 1870, M. Vermeire-Magis publia dans la Revue une étude sur « Le travail et la loi ». Il n'est pas sans intérêt d'y relever la protestation suivante : « La loi ne doit intervenir dans aucun acte privé ne lésant que ceux qui le produisent par une volonté libre ou un assentiment raisonné. Voilà le principe fondamental de l'Économie politique, qui enseigne qu'en thèse générale la liberté politique doit limiter l'action de l'État au maintien de l'ordre et de la justice dans la société. Mon but est de préconiser la liberté économique ; comme catholique j'ai démontré que la loi fondamentale de la science économique est loin d'être en opposition avec les intérêts de l'Église. » (L'Économie chrétienne, 1869.)

Ces citations suffisent, je crois, pour estomper la tendance qu'avait à ses débuts l’Économie chrétienne. Comme elles devaient être ancrées dans l’éducation, dans l'esprit, dans les préoccupations de l'époque, les idées libérales !

M. Vermeire-Magis marie le « laissez-faire, laissez-passer » avec les intérêts de l'Église ! Le critique de Mgr de Ketteler a une foi bien forte dans les bienfaits que procure à l'humanité le jeu des lois économiques! et pourtant tous travaillaient avec énergie, avec enthousiasme, avec amour à l'amélioration du sort des classes ouvrières.

Est-ce un exemple du fait que la pratique précède toujours la théorie ? En tout cas, ces théories du début sont intéressantes à noter. C'est le premier stade d'une doctrine sociale qui ira se développant, se perfectionnant sans cesse. Au commencement c'est de l'alliage, un mélange d'illusions libérales et de sagesse chrétienne. Le temps, l'expérience, le raisonnement vont épurer tout cela, et préparer l'avènement d'une Économie complète et rationnelle.


On peut appeler l'année 1871, la grande année de l’Économie chrétienne. L'œuvre et la revue en ont eu peut-être de plus fécondes, elles n'en ont certes pas eu de plus brillantes.

(page 213) G. de Jaer qui avait déjà essayé sa plume dans plusieurs monographies, lança un article sensationnel : « L'internationale et la Presse populaire. » Le cadre était plus large que ne semble l'indiquer le titre. C'était tout un plan de réforme que proposait G. de Jaer. C'était le péril de l'Internationale qu'il dévoilait aux regards de ceux qui ne voulaient point voir. C'était la puissance, l'organisation forte de la presse socialiste qu'il montrait à une foule de braves gens qui jamais n'en avait entendu parler. N'était-ce pas Dumortier qui s'écriait à une séance de la Chambre « que la presse belge à l'unanimité avait condamné les agissements de la commune de Paris », alors qu'une quantité de feuilles ouvrières y. avait publiquement adhéré ?

Pour s'opposer à ce mouvement, dont, pour l'homme de bonne foi, il n'était plus possible de nier l'existence et l'envergure, « il faut, disait de Jaer, rendre l'ouvrier honnête, mais, par une voie nouvelle. Il faut que le patron donne l'exemple. Il ne suffit pas de prêcher leurs devoirs aux ouvriers, il faut prêcher leurs droits. L'ouvrier est un citoyen, comme le patron, il ne faut pas l'oublier. Si l'on affecte de ne tenir aucun compte de cette qualité indéniable, lui, aux heures mauvaises, saura bien en faire souvenir le bourgeois. La démocratie coule à plein bord. Il ne reste aux catholiques qu'une attitude à prendre : se mettre à la tête du mouvement, afin de le diriger. Se boucher les oreilles, fermer les yeux et déclarer que tout est pour le mieux, que l'ouvrier est satisfait, qu'il n'a rien à désirer, c'est un rôle digne seulement des gens pusillanimes ; mais nous catholiques, devons-nous le jouer ? » (L'Économie chrétienne, 1871.)

Et puis, il précisait : « La situation actuelle, la guerre entre le capital et le travail, provient évidemment de l'oubli dans lequel est tombée une loi qui est la seule base sérieuse de l'ordre social, la loi du renoncement chrétien. D'une (page 214) part le patron n'a pas encore fait ce qu'il pourrait et devrait faire pour ses ouvriers. D'autre part, les ouvriers élèvent des prétentions injustifiées. Les catholiques des classes aisées devraient composer un programme de réformes assez large pour enlever tout prétexte aux ouvriers et déraciner les abus. »

Ce programme, le voici :

Repos dominical. Organisation chrétienne du travail des femmes. Respect de l'apprenti à l'école et à l'atelier. Réduction des journées de labeur à des limites raisonnables. Payement des salaires en argent. Organisation des chambres consultatives du travail. Liberté des livrets de travail et abolition de l'article 1781 du Code civil (L'Économie chrétienne, 1871.).

C'était beaucoup, et hardi pour l'époque, et aujourd'hui, depuis que la plupart de ces espérances sont devenues des réalités, ou sont en voie de le devenir, il est difficile de comprendre la tempête que suscitèrent de si justes revendications. Chose curieuse, ce qui déchaîna le plus de violence, ce qu'on trouva inouï, c'est la liberté du livret et l'abolition de l'article 1781.

Le programme de G. de Jaer, la solution qu'il proposait à la question sociale, souleva de l'émotion et des protestations. (M. Victor de Clercq rappelait encore récemment ce programme et ces souvenirs, d'après des entretiens personnels avec M. De Jaer. Association catholique de Paris, novembre 1903.)

Parler à l'ouvrier de ses droits, le pousser à les revendiquer, exciter ainsi les passions populaires, mais c'est déchaîner la révolution sociale, c'est du socialisme. Le mot était lâché, il fera fortune. Longtemps encore, jusqu'à nos jours même, il restera dans la bouche de plusieurs, comme l'expression de la haute désapprobation qu'encourront tous ceux qui suivront de près ou de loin le programme qu'en 1871, de Jaer donnait à la naissante école démocratique.

(page 215) M. J. Patoux, vicaire d'Aiseau, se fit le premier l'organe des susceptibilités blessées dans l’Économie chrétienne. Ce fait montre que la revue admettait un très large droit de réponse. « Ce que je ne puis admettre, écrit M. Patoux, c'est le programme que M. de Jaer, semble vouloir inscrire sur notre drapeau immaculé et catholique... Son système pèche par sa base, il est trop humain, trop peu fondé sur la vérité et la charité évangélique... Le rôle des amis de l'ouvrier nç consiste pas à revendiquer ses droits, je flaire là un reste des fameux droits de l'homme de 1789... Opérons la conversion des peuples, devenons des saints, c'est la seule révolution sociale que j'admette.

« La propagande en faveur des réformes signalées ne peut qu'allumer des convoitises malsaines, exciter des passions et aggraver le mal... Attendons courageusement l'heure providentielle, le temps béni de la conversion sociale. » (L’Economie chrétienne, 1871.)

M. Struyf, le très distingué secrétaire général de la Fédération, ne put s'empêcher de répondre au vicaire, son collègue : « Le temps presse, monsieur. L'Internationale n'attend pas ! »

Si les contradictions furent nombreuses à l'article programme de 1871, les approbations ne furent ni moins encourageantes, ni moins remarquables. Périn, qu'on ne pouvait suspecter de socialisme, fortifiait ainsi le zèle des pionniers de l'œuvre : « Quand de telles oppositions sont soulevées par des hommes dont les bonnes intentions et le dévouement charitable sont notoires, elles n'en sont que plus pénibles à affronter et plus difficiles à vaincre. Il ne faut pourtant pas hésiter à les combattre dans l'intérêt du bien auquel elles font obstacle. Les bonnes intentions peu éclairées peuvent faire beaucoup de mal, parce qu'elles peuvent (page 216) empêcher beaucoup de bien. Quoi qu'il en coûte il faut savoir y résister avec fermeté » (L’Economie chrétienne, 1871.)

Ch. Lagasse, Massalski, Demaret, abbé Sovet approuvaient avec enthousiasme.

Léon Mabille se ralliait dès la première heure : « La façon la plus efficace de servir la cause ouvrière, n'est pas de vouloir atténuer les griefs qu'articulent les travailleurs, mais de savoir reconnaître franchement leur justice, et de faire appel à l'esprit de renoncement des maîtres et des patrons pour parvenir à leur redressement. » (L’Economie chrétienne, 1871.)

Enfin, Ed. Cloes allait bien plus loin que de Jaer qui comme tant d'autres avait une foi très grande en l'initiative privée, quand il écrivait : « Que le Gouvernement prenne la place de l'Internationale ; qu'à son tour, il recherche les causes de mécontentement des ouvriers, qu'il examine et se mette franchement et résolument à l'œuvre pour les faire disparaître, s'il reconnaît le fondement de leurs réclamations ; qu'il fasse rendre justice à cette classe si intéressante et si nombreuse de citoyens. » (L’Economie chrétienne, 1871.)

Tel est le mouvement d'idées que suscitèrent les hommes qui avaient fondé la Fédération des œuvres ouvrières. L'expérience, connaissance réelle et objective des misères de l'ouvrier, de ses besoins, de son état, avaient dicté les revendications de ces amis du travailleur. Ce n'est pas un plan de réformes a priori qu'ils ont rêvé, mais prenant l'expérience comme point de départ, c'est sur elle qu'ils ont établi le programme de 1871. En hommes d'œuvre, ils pouvaient le concevoir, et travailler à sa réalisation.


Catholiques convaincus, il leur manquait cependant quelque chose encore : l'encouragement de leurs chefs religieux. Elle ne tarda pas à venir. Le 5 mai 1871, Pie IX envoyait (217) sa bénédiction à la Fédération belge, et dans le courant de l’année, son Éminence le Cardinal Dechamps écrivait au clergé de son diocèse une lettre pastorale, lui recommandant chaudement une œuvre si chrétienne.

A tous les points de vue, la lettre de l'Archevêque de Malines est remarquable. En présence des discussions, toujours vives, qu'avait suscitées dans le sein du parti catholique le programme social de l’Économie chrétienne, le Cardinal Dechamps prenait franchement position :

« Vous entendez parfois dire, et vous lisez un peu partout, écrivait son Éminence, dans ce qui se publie de nos jours, que la religion est nécessaire au peuple parce qu'elle le console des misères de cette vie par les espérances de l'autre. Mais ce n'est là qu'une manière incomplète et touche de faire reconnaître la nécessité de la religion. Le christianisme ne révèle pas seulement le prix de la croix à ceux qui soutirent, - et tous les hommes souffrent, les riches et les pauvres, les grands et les petits, et les grands ordinairement plus cruellement que les petits, - mais il révèle également l'obligation où nous sommes tous de porter les fardeaux les uns des autres.... Si ceux qui ne sont plus astreints au travail de la nécessité ne se consacrent pas au travail du dévouement, ils violent la grande loi imposée à tous : Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front. L'âge, l'infirmité, l'impuissance dispensent seuls du travail...

« Il y a la hiérarchie des travaux, comme il y a la hiérarchie des conditions sociales et, il faut être aussi volontairement aveugle que coupable, pour méconnaître ce grand fait qui sort des entrailles de la nature, sous l'action de la Providence... C'est la loi de cette hiérarchie, et ce sont les obligations qui en résultent, qu'ont comprises les hommes et les jeunes gens qui veulent se consacrer à instruire, à éclairer, à guider, à aider, à soutenir leurs frères des autres degrés de l'échelle sociale » (Lettre publiée dans l'Économie chrétienne, 1871).

(page 218) Et dans une autre lettre adressée à Cl. Bivort, président de la Fédération, le Cardinal Dechamps, spécifie davantage encore : « Ce ne sera pas en fermant les yeux, dit-il, sur la question ouvrière, sur la plaie du paupérisme, sur certains abus de la grande industrie, que l'on empêchera la société de redevenir païenne ; ce sera au contraire, en regardant en face ces problèmes redoutables, que l'on verra vite où ils trouvent leur solution : dans un puissant réveil de la justice et de la charité chrétienne chez les maîtres, de la vie de famille et de l'économie chrétienne chez les ouvriers, de la foi chrétienne chez les uns et les autres. » (L’Economie chrétienne, 1871.)

Forts de ces approbations, constituant un noyau solide d'hommes dévoués, sachant leur but, ayant leur programme, les hommes du nouveau mouvement vont marcher de l'avant.

Au Congrès de Louvain, 22 octobre 1871, on entame le travail de la réalisation pratique. C'est la création d'une presse ouvrière qui préoccupe l'Assemblée. De Jaer a posé les linéaments de la question, tracé la physionomie que devait présenter le journal populaire : « Si nous voulons que l'ouvrier se passionne pour son journal, à côté des nouvelles et des renseignements, il lui faut des articles de fonds où les griefs dont il se plaint soient signalés quand ils sont réels, où les améliorations qu'il réclame soient énergiquement réclamées quand elles sont justes. » (L’Economie chrétienne, 1871.) C'était un coup droit à ceux qui ne concevaient pour l'ouvrier que le journal-sermon, genre revue-pieuse.

(Note de bas de page : Un des membres de la Fédération réalisa quelques années plus tard (1875) cette belle conception du journal populaire. M. Ch. Lagasse de Locht fonda à Nivelles, le « Travailleur », dans le but de défendre les intérêts de l'ouvrier, de l'instruire, de le distraire. La plupart des articles d'économie sociale sont dus à la plume élégante du fondateur. Citons au hasard : l'Internationale du bon ouvrier. La famille souche. La question sociale. La corporation. Les salaires. Les grèves, etc. etc. Ce sont certaines idées de Le Play et les exemples de L. Harmel mis à la portée des intelligences ouvrières).

(page 219) On proposa au Congrès une sorte de programme de presse ouvrière, de questions à traiter. Repos dominical, d'abord, « Nous en parlerons à l'ouvrier, qui y est directement intéressé, disait-on, parce qu'il a le droit et le devoir de protester contre la violation du dimanche ». Organisation chrétienne du travail des femmes. Éducation religieuse de la jeunesse. Respect de l’enfant à l'atelier. Limitation des heures de travail et minimum de salaire pour l'ouvrier.

On s'entendit pour mener la campagne méthodiquement. Travailler à la réalisation de toutes les réformes à la fois, c'était s'exposer à ne pas réussir, à disséminer les efforts. On résolut de commencer la propagande par le repos dominical. C'était une question où l'on espérait plus d'unanimité de vue et plus d'accord dans le parti catholique, elle touchait à la religion elle-même, n'était pas purement économique. On se ménageait ainsi des auxiliaires précieux, le clergé lui-même pouvait se mettre de la partie.

Les Congrès successifs de la Fédération ; la Revue ; des adresses au public, aux membres du personnel enseignant du pays, aux employés des chemins de fer, postes et télégraphes, aux directeurs d'usine, aux ouvriers, aux médecins belges ; des pétitions aux ministres de la Justice et des Travaux publics, pour ceux qui travaillaient dans le ressort de leur administration ; au ministre de la Guerre, pour les soldats ; des conférences : tels furent les moyens de propagande employés.

Il y eut plus : sur la proposition d'un typographe, Charles Guignardé (Ch. Guignardé fut l'éditeur, à Nivelles, du Travailleur d'abord publié à Liège, chez Grandmont-Donders), on fonda : « L'Association pour le repos du dimanche et l'abolition du chômage du lundi ».

(page 220) Nous l'avons dit, c'était sur l'initiative privée qu'on comptait, c'était donc la masse qu'il fallait travailler.

L'Association se composait de membres propagateurs et de membres ordinaires, ceux-ci, « sauf en cas de nécessité, ne travailleront pas et ne feront pas travailler le dimanche, ne chômeront, ni ne feront pas chômer le lundi. » (L’Economie chrétienne, 1872.)

L'Association eut son heure de succès relatif ; en 1875, elle se transforma en une association approuvée par l’épiscopat pour la sanctification du dimanche.

Le Congrès de Malines, des 24 et 25 mai 1875, est un des plus importants que la Fédération a tenus. Présidé par le Card. Dechamps, on y discuta la réforme du travail des femmes et enfants, la légitimité et l'efficacité d'une intervention de l'Etat en cette matière.

Il est vrai, l'on ne se mit pas d'accord (Voir les Actes du Congrès, publiés dans l’Économie chrétienne.) Avec Ed. Cloes une partie de l'assemblée, la moindre cependant, trouva l'intervention justifiée ; d'autres avec le P. Onclair, qui depuis peu était devenu un des plus brillants rédacteurs de l’Économie chrétienne, se prononcèrent ouvertement contre.

« Je n'aime pas, dit le P. Onclair, l'intervention de l'État moderne, parce que l'État moderne n'a pas de conscience, puisqu'il n'obéit pas à la loi divine, puisqu'il se met lui-même à la place de cette loi » ; d'autres enfin déclarèrent que, tout en admettant la légitimité de l'intervention légale en cette matière spéciale, cette intervention n'était ni nécessaire, ni efficace. On regardait surtout comme une ingérence inadmissible de l'État, le système d'inspection qu'une loi aurait forcément entraîné avec elle. La question fut reprise en 1876 à un nouveau Congrès tenu à Louvain.

Entre-temps le comité central de la Fédération avait envoyé un questionnaire aux principaux industriels du pays. Sur 88 réponses reçues, 37 penchaient pour l'abstention, 32 réclamaient (page 221) pour l’intervention, 19 la repoussaient. On adopta une solution transactionnelle et encore ne regardait-elle que le travail des enfants : « Considérant le petit nombre d'enfants des deux sexes employés dans les fabriques belges, attendu que ce nombre même va décroissant, considérant au contraire que cette diminution ne se remarque point dans la majorité des charbonnages, et que cette industrie continue à offrir des abus graves ; attendu qu'il y a espoir de les réprimer en reculant l'âge d'admission des ouvriers dans les houillères ; il paraît utile de réviser le décret du 3 janvier 1813 dans le sens indiqué par M. Vleminckx. Pour les autres fabricants et usiniers de notre patrie, reconnaissons avec fierté qu'ils n'ont pas besoin des lisières gouvernementales. » (L’Economie chrétienne, 1876.)

Le décret de 1813 défendait, nous l'avons dit (voir chapitre V, page 181) de laisser descendre ou travailler dans les mines et minières les enfants en dessous de 10 ans. M. Vleminckx proposait14 ans pour les garçons et 15 pour les filles.

On le voit, les résistances que rencontrait dans sa réalisation le programme élaboré par de Jaer, étaient considérables. On n'aboutit à rien en ce qui concerne le travail des femmes et des enfants, et l'Association pour le repos dominical ne produisit pas non plus les résultats espérés. Était-ce la faute des dirigeants de la Fédération ? Loin de là. Leur activité fut intense, leur travail acharné, leur propagande active, leur dévouement digne du plus bel éloge. Mais, l'heure n'était point venue...

« Pour être efficace, disait de Jaer lui-même, une loi ne doit s'attaquer qu'à des méfaits réprouvés par la majorité des citoyens. En est-il autrement, elle devient vexatoire, car elle dérange les habitudes du grand nombre ; dangereuse à appliquer, car elle soulève une forte opposition ; illusoire ,car trop de volontés sont intéressées à l'éluder pour qu'elle (page 222) puisse avoir son plein effet » (L’Economie chrétienne, 1872). Mais le but de la loi n'est pas non plus uniquement, j'imagine, de consacrer des usages reçus ! Auraient-ils mieux réussi en s'adressant au pouvoir ? De fait, je ne le crois pas, en ce moment ; cependant la victoire eût été peut-être plus facile, le travail plus efficace.

Quoi qu'il en soit, ils ont eu le mérite rare de mettre en lumière la situation sociale, de poser le problème, d'ouvrir enfin la voie à ceux qui la suivraient un jour.

5. 4. Deuxième période de la Fédération

La Ligue nationale belge pour le triomphe de l’ordre par la religion et le travail. Le R. P. Onclair ; le prince E. de Caraman-Chimay, Mort de la Fédération ; naissance de la Ligue démocratique et de la Société belge d'économie sociale

La Fédération allait entrer dans une phase nouvelle. Bivort était mort le 18 septembre 1875, pleuré par des milliers d'ouvriers ; le prince Eugène de Caraman-Chimay lui avait succédé dans la présidence de l'œuvre, le R. P. Verbeke S. J. lui était adjoint comme vice-Président. M. Campioni partageait avec M. Struyf le secrétariat.

En 1877 la Fédération se fusionna avec la « Ligue nationale belge, pour le triomphe de l'ordre par la religion et le travail ». Cette ligue datait de 1872 (Ligue nationale belge pour le triomphe de l'ordre par la religion et let ravail. Paris 1872, brochure.) Elle avait fait appel à tous les hommes d'ordre de la classe dirigeante, sans distinction d'opinions politiques, dans le but de combattre la propagande de l'Internationale.

« A l'esprit de cosmopolitisme, disait le baron de Mévius dans l'acte de fondation, la ligue opposera dans le cœur de l'ouvrier, l'esprit national, le patriotisme, sans se mêler à la politique active, et sans s'immiscer en rien aux luttes de partis ; à l'idée révolutionnaire, elle opposera l'idée monarchique et le respect des institutions qui ont donné à la Belgique 40 années d'une incomparable prospérité, à l'athéisme et au matérialisme elle opposera la religion, base essentielle de toute société ».

La ligue eut comme président le comte d'Oultremont de Presle, (page 223) comme vice-présidents le baron de Mévius et Cl. Bivort. Elle coopéra à la création d'un certain nombre de sociétés ouvrières, de caisses de prévoyance et de secours. Ses moyens d'action étaient l'association, la presse, les conférences. Jugeant qu'elle faisait double emploi avec la Fédération des œuvres ouvrières, elle liquida en sa faveur.

Héritière de la Ligne nationale belge, la Fédération songea à se donner une organisation plus stable. Jusqu'à présent, l'action avait été presque purement laïque. Instruits par l'insuccès pratique des réformes tentées, les chefs de l'Association voulurent faire mieux, en modifiant leur propagande et leur organisation.

L'exemple qui leur venait de France les séduisait beaucoup. C’était l'époque où les de Mun, les de la Tour du Pin, les Maignen, avec un groupe dévoué, inauguraient le mouvement corporatif et tentaient de former un parti ouvrier catholique. Sans vouloir les imiter, le P. Verbeke poussa à les suivre. Si le but était le même, l'orientation fut bientôt profondément différente.

Le groupe français avait un programme théorique de réorganisation sociale bien défini ; ici, au contraire, l’œuvre devint prédominante, presque exclusive ; on voulut asseoir l'influence moralisatrice catholique sur un vaste développement des œuvres ouvrières. Tout un plan fut élaboré. On devait aller par gradation : développer d'abord dans tout le pays l'épargne, puis la mutualité, puis la coopération, et imprégner ces créations de l'esprit chrétien. Ce but devait être atteint par le concours actif des divers éléments des classes dirigeantes : notamment le clergé devait fournir sa large part d'action et d'influence. La Fédération, devenue « la Fédération belge des œuvres ouvrières catholiques», se donna de nouveaux statuts. Un comité directeur de quatorze membres, nommés par l'épiscopat, et un conseil central, furent mis à la tête de l'œuvre ; dans chaque diocèse se fondèrent des comités diocésains. Tous ces changements s'opérèrent entre 1877 et 1880.

(page 224) On le voit, le but et l'organisation s'étaient profondément modifiés. Jusqu’alors le comité s'était recruté lui-même, l'influence de la masse ouvrière fédérée avait été très sensible ; maintenant la direction venait d'en haut ; le but avait été économique et moral, il devenait moral et subsidiairement économique.

Une nouvelle orientation fut donnée aussi à la Revue ; elle devint : l’Economiste catholique. Elle devait être un instrument d'études et d'applications pratiques à l'usage des présidents d'œuvres et des classes dirigeantes.

Un nom, déjà cité, est cependant encore à relever ici parmi les collaborateurs de l'ancienne Economie chrétienne. Nous en parlons maintenant, parce qu'il occupe une place à part dans le mouvement d'idées qui caractérise la première période de la Fédération. Avec le P. Onclair s'introduisit dans la Revue, une conception toute nouvelle de l'Économie politique.

Nous avons vu, qu'au début surtout, en ce qui concerne les principes abstraits de la science économique, l'influence de l'Économie politique orthodoxe était encore fort sensible. Le P. Onclair, disciple de Taparelli, démasqua avec vigueur, et même peut-être non sans quelque exagération, l'erreur libérale. Beaucoup jusque-là croyaient compatibles les principes du libéralisme en matière économique avec une action fortement sociale et démocratique ; le Père Onclair montra qu'une différence profonde devait les séparer, basée sur leur conception différente de la fin de l’homme.

(Note de bas de page : Le P. Onclair publia dans l’ « Économie chrétienne » une suite d'articles qu'il édita plus tard en volume : « Économie politique ou sociale envisagée dans ses principes fondamentaux, d'après les doctrines du R. P. Taparelli d'Azeglio, » S. J.. 1 vol. 1878.)

Tandis que les économistes libéraux placent le but de l'effort dans la satisfaction des désirs matériels et, négligeant trop toute autre considération, revendiquent pour chaque homme le droit de conquérir le bonheur, en pleine liberté, les catholiques doivent soutenir que le bonheur de l'homme (page 225) ici-bas consiste à user des choses créées d'après les intentions du Créateur.

(Note de bas de page : Dans l'ouvrage : « De la révolution et de la restauration des vrais principes sociaux à l'époque actuelle » (4 vol., Bruxelles 1872), le P. Onclair définit ainsi le libéralisme économique : « Le libéralisme dans l'ordre économique est la prédominance exclusive des intérêts matériels, dirigeant la vie entière de la science, de la littérature, des arts, du Gouvernement, de l'administration publique, et engendrant soit l'individualisme qui finit par aboutir à la guerre sociale par le conflit entre producteur et producteur, entre producteur et consommateur, entre capitaliste et travailleur, soit le socialisme et le communisme qui. s'ils arrivaient a prévaloir, seraient la mort de toute production, car ils paralyseraient toute activité individuelle »).

Les premiers principes d'une société où dominerait la conception libérale sont :

1° L'homme indépendant n'est lié par aucune loi morale, il s'aime lui-même par-dessus tout et les autres par amour de lui ;

2° S'enrichir le plus possible et travailler le moins possible ;

3° Lutte entre l'offre et la demande, loi de la concurrence.

A cela le P. Onclair oppose les principes catholiques, diamétralement contraires :

1° Nécessité pour l'homme de se conformer aux lois morales ;

2° La richesse n'est qu'un moyen et pas une fin, le travail est la loi de l'humanité ;

3° Faire régner la justice et l'amour au lieu de la loi de concurrence.

Cette critique principielle du libéralisme a l'avantage et le désavantage de toute critique de ce genre. Elle tire les conséquences logiques des principes, mais s'expose ainsi à rester dans le domaine de l'abstraction. C'est le défaut du P. Onclair. Il a beau faire, la loi de la concurrence par exemple est autre chose que la suite logique d'une conception libertaire de l'économie politique. C'est une réalité agissante. En pratique elle subit et doit subir des tempéraments, (page 226) tempéraments que l'école libérale n'a pas assez voulu reconnaître, j'en conviens, mais de là à vouloir remplacer et non seulement régler cette loi économique, par le règne de la justice et de l'amour, il y a du chemin.

La conception même de l'économie sociale selon le Père Onclair est à remarquer encore. L'économie d'après lui est sociale, quand le pouvoir public y intervient. Or le devoir de l'autorité est : 1° de veiller ii ce que ses inférieurs, dans l'usage qu'ils font des choses, ne s'offensent pas les uns les autres, soit en produisant, soit en distribuant, soit en consommant la richesse ; 2° d'avoir soin d'amasser pour l'ensemble de la communauté les fonds indispensables, soit pour la quantité, soit pour la qualité, à l'opération de la société prise dans son ensemble.

De là cette définition : « L'économie sociale est cette science qui discute les causes naturelles en vertu desquelles celui qui gouverne ordonne sagement les personnes de ceux qui lui sont soumis, dans l'emploi de leur fortune, tant au point de vue civique, ou en d'autres termes au point de vue de leurs rapports mutuels, qu'au point de vue politique, en d'autres termes, dans leur contribution obligatoire au maintien et aux exigences du tout social » et plus brièvement :« L'économie sociale est une science qui, tout en recherchant les lois d'après lesquelles la richesse est produite et se répand naturellement au sein du corps social, enseigne à celui qui gouverne la manière de faire en sorte que la richesse soit équitablement distribuée et suffise à tous les besoins ».

En d'autres mots enfin, d'après le P. Onclair, la production et la distribution de la richesse est la partie matérielle de l'économie sociale ; la fonction de régler en vue du bien public les actes des citoyens constitue son caractère propre, sa différence spécifique. Ce sont les règles scolastiques de la définition appliquées aux sciences sociales.

Après la définition, voici la division de l'économie sociale : (page 227) De même que la volonté humaine obéit à trois moteurs, la science économique se divise en trois parties.

Dans la première le P. Onclair étudie la manière dont la richesse se produit et se répartit sous l'influence de l'intérêt personnel, premier moteur de la volonté.

Dans la deuxième il considère les correctifs qu'apporte la raison naturelle à l'égoïsme, par la justice, deuxième moteur.

Enfin dans la troisième il recherche à quels sentiments religieux, à quelles institutions de piété il convient d'avoir recours, pour corriger, par la charité, l'imperfection de la justice et l'étroitesse de l'égoïsme, l'impulsion religieuse étant le troisième moteur de la volonté.

Il est bien entendu qu'au Gouvernement revient le pouvoir de mettre en œuvre, dans des proportions différentes, ces trois forces motrices pour réaliser le développement régulier de la richesse publique. Le P. Onclair va même jusqu'à dire que le Gouvernement devra déterminer la valeur de certains objets.

Que penser de tout cela ? C'est bien simple ; nous en pensons ce que l'auteur en pensait lui-même. A propos de la discussion des Congrès de Malines et de Louvain sur le travail des femmes et enfants, nous avons entendu le P. Onclair déclarer qu'il était très peu partisan de l'intervention en matière sociale, parce que l'État moderne n'obéissait plus à la loi divine, n'avait plus de conscience. Par conséquent, il considère son Économie sociale comme ne s'appliquant plus à l'état actuel de la société, puisque, dans sa conception, il attribue un rôle prépondérant au pouvoir. Cela nous met fort à l'aise et nous dispense de toute critique. Le P. Onclair a voulu construire ce qu'il considérait comme une Économie idéale, dans un état idéal, avec un Gouvernement idéal.

(Note de bas de page : Du reste, à en croire les notes ajoutées aux « Éléments de droit naturel » de de Cepeda, traduits en français en 1890 par Onclair, il semble que sa doctrine se soit tant soit peu modifiée depuis 1878. Nous lisons, par exemple, dans une note d'Onclair : il faut se garder de tomber dans le socialisme, en matière d'assurance contre les accidents, infirmités, etc. : plus loin, Onclair proteste contre la façon de voir de de Cepeda qui reconnaît le droit à l'État d'examiner les actes des corporations ouvrières et d'approuver leurs règlements afin de diriger en les conciliant les biens particuliers vers le bien général de l'État, etc..)

Et encore la notion de ce rôle du pouvoir (page 228) paraîtra-t-elle sans doute bien large et bien élastique. N'empêche qu'au point de vue de l'histoire des idées, la collaboration de P. Onclair à l'Économie est intéressante à noter.


Jetons encore, avant de terminer ce chapitre, un dernier regard, sur la Fédération des œuvres ouvrières catholiques.

Dans sa seconde période, l'histoire de la Fédération n'intéresse plus guère notre sujet. Elle entre tout à fait dans le domaine des œuvres ; certes, son but est très grand, très beau, et celui qui ferait l'histoire des œuvres sociales aurait largement à puiser dans l'Économiste catholique ; mais, au point de vue des idées, des conceptions sociales, des principes économiques, c'est dans l’Économie chrétienne que nous avons trouvé le plus de choses intéressantes.

La plupart des hommes qui dirigeaient la Fédération disparurent malheureusement bientôt. Ce fut pour elle un coup mortel. Le 27 juin 1881 mourait pieusement le Prince Eugène de Caraman-Chimay. Ce grand homme de bien pouvait en toute vérité se rendre ce témoignage : « Je n'ai jamais posé un acte politique sinon pour la gloire de Dieu ».

C’est en ces termes que le P. Verbeke redit sa coopération à l'œuvre dont il fut le président : « C'est à son initiative que nous devons la nomination d'un comité directeur, émanant immédiatement de l'Épiscopat. Il trouvait dans la Fédération autre chose qu'une simple œuvre de zèle ou de charité, il y trouvait avec un élément social de première nécessité, un instrument de réforme et de rénovation. Il attachait une importance capitale aux œuvres ouvrières, il (page 229) cherchait à les grouper, à les unir, à les diriger. Rétablir le règne du Christ au foyer du travailleur, c'était une première étape, dans cette marche en avant vers le triomphe du catholicisme social, révolution chrétienne et éminemment patriotique à laquelle il aspirait. » (L'Économiste catholique, 1881). Son programme tenait en peu de mots : « Le ciel nous garde du génie des résurrections malheureuses, dit un jour de Caraman, qu'il s'agisse de chevalerie ou de corporation. Encore une fois, abandonnons la forme qui est périssable, remontons au principe éternel, et pour achever le sujet que je rencontre en passant et auquel je m'arrête parce qu'il peut tenir lieu d'exemple général, cherchons donc où se trouvait la force vive du système corporatif. Était-ce dans les prohibitions, les douanes et les entraves, était-ce dans les charges vendues par le pouvoir, dans les abus de la fiscalité ? Non, Messieurs, je vais vous le dire : cette force, elle résidait toute entière dans le lien de la fraternité chrétienne, dans la chapelle, dans le nom du saint patron du travail, dans le secours mutuel et dans la prière commune. C'est cette corporation là que nous voulons restaurer. » (Discours du Prince E. de Garaman-Chimay au Congrès de Bruxelles,4 décembre 1878, brochure.)

Peu de temps après la mort du Prince de Caraman, le P. Verbeke commença cette longue maladie qui en 1889 le menait au tombeau : « Sa parole sympathique et ses conseils, dit le P. Vermeersch, apportaient à la Fédération un précieux concours dont elle fut trop tôt privée » (P. Vermeersch, Manuel social.)

M. René Moretus de Theux succéda au Prince de Chimay. M. le chanoine H. Henry, aujourd'hui doyen du chapitre de la cathédrale de Namur, succéda au P. Verbeke.

Le R. M. Struyf fit une dernière fois, en 1886 au Congrès de Liège, rapport sur l'œuvre qu'il avait si brillamment et (page 230) si vaillamment servie pendant 18 ans, c'était son adieu. Les nouvelles fonctions qu'il devait occuper (M. Struyf est depuis curé à Hoboken) ne lui permirent plus de remplir les charges du secrétariat général, elles passèrent à M. Ch. Campioni.

Celui-ci soutint la Fédération quelques années encore. Mais une œuvre nouvelle paraissait à l'horizon ; la Ligue démocratique se fondait : fédération populaire de travailleurs, elle absorba l'œuvre existante. Il se fit ainsi, comme l'a dit un jour M. Lagasse : « Que l'acte de naissance de la Ligue démocratique se trouve dans l'acte de décès de la Fédération. » Ceci se passait en 1891.

D'autre part, en 1881, s'établissait à Bruxelles la Société belge d'Économie sociale. Elle devint bientôt un centre actif d'études. Son histoire comme celle de la Ligue démocratique dépasse notre période. L'une et l'autre ont déjà des pages brillantes à leur actif et tout nous promet que leur avenir sera aussi fécond que leur présent. Il ne nous appartient pas d'en parler ici.

Notons cependant que la Ligue démocratique est vraiment l'héritière de la Fédération (première manière). Mèmes idées directrices, sous plus d'un rapport même organisation, même but, même action populaire. Les hommes de 1871 sont semblables à ceux de 1891 ; par-delà les vingt ans qui les séparent, ils se tendent fraternellement la main. La Fédération (deuxième manière) a, trop peut-être, compté sur les classes dirigeantes pour opérer les réformes ouvrières indispensables ; elle est bien vraie cette idée que de Jaer énonçait si souvent : c'est à l'ouvrier qu'il faut s'adresser, parce que c'est le principal intéressé. C'est ce qu'a compris la Ligue démocratique, c'est en ce sens surtout qu'elle est l'héritière de la Fédération, et c'est pourquoi l'on peut dire en toute vérité, que c'est déjà en 1871 que naquit en Belgique l'action populaire ou démocratie chrétienne.


(page 231) Ce chapitre termine notre première partie. Nous pourrions déjà formuler une conclusion générale. Nous avons constaté la tendance du libéralisme économique, nous lui avons opposé la conception chrétienne du devoir social, avec les diverses manifestations qu'elle a présentées, aux Congrès de Malines et dans le jeune groupe démocratique qui était à la tête de la Fédération des œuvres ouvrières. Nous pourrions comparer ces tendances, déduire les idées dominantes, rappeler les caractères significatifs. Nous préférons pourtant remettre cette synthèse à la fin de ce volume. Les personnalités dont nous allons analyser l'œuvre théorique, vont jeter un jour nouveau sur plusieurs questions. Elles résument certains grands problèmes ; les principes du mouvement général des idées apparaissent en pleine lumière, considérés dans les travaux personnels qu'ils ont inspirés ; bref, conclure ici nous exposerait à des redites inévitables. (Note du webmaster : cette seconde partie n’est pas reprise dans la présente version numérisée.)