(Paru à Louvain en 1904, chez Charles Peeters)
(page 53) Nous avons relaté dans le chapitre l, les premiers essais du législateur belge en matière économique et sociale. les premières lois, les premières enquêtes. Seule nous avons poussé assez loin l'histoire ad notre politique commerciale, (page 54) parce qu’elle forme un tout difficile à scinder en plusieurs tronçons ; nous n'aurons plus dans le chapitre présent qu'à indiquer sa dernière évolution.
Nous nous occuperons davantage ici des questions financières, nous dirions volontiers d'économie directement lucrative. Nous ne pouvons évidemment dans ce travail général que tracer les grands traits, négligeant forcément des controverses même importantes ; c'est la pensée essentielle qu'il nous faut noter, la pensée révélatrice du mouvement intellectuel dans l'ordre économique.
Une tendance très nette à favoriser le développement et l'expansion des opérations lucratives domine toute la période que nous étudions, elle l'explique et nous fait comprendre ce que, pris en eux-mêmes, les faits pourraient avoir de contradictoire. Elle est d'autant plus remarquable qu'elle se manifeste dans un domaine plus vaste.
Cette tendance explique, disons-nous, l'apparente contradiction des faits : nous aurons, en effet, à considérer d’une part, en faisant l'historique du régime auquel furent soumises nos banques, l'action de l'État, qui par les lois de 1850 et 1872, prit pour ainsi dire la Banque nationale sous sa tutelle, sans pourtant la confondre avec lui-même ; d'autre part, dans le travail de révision du Code de commerce et par des lois spéciales. ce fut la liberté, presque entière, des opérations financières, que vint consacrer la législation nouvelle. Cette antinomie ne se comprend que si l'on envisage la pensée dominante de l'époque : développer, favoriser les opérations lucratives. Tel sera le cadre de ce chapitre, telles en seront les conclusions. Nous devrons cependant signaler aussi le projet d'un établissement national de crédit foncier, de 1850, ce sera un argument confirmatif pour notre thèse.
Quant aux mesures et aux controverses si importantes relatives à la constitution monétaire, et notamment la constitution de l'Union latine, nous n'en parlerons pas (page 55) dans cet ouvrage, car ces mesures ne se rattachent que trop indirectement aux théories dominantes de l'ordre économique social, les seules que nous songeons à envisager.
Le régime des banques en Belgique avant 1850. L'institution de la Banque nationale, loi du 5 mai 1850, loi du mai 1872. Projet d’organisation du crédit foncier
(page 55) I. La banque nationale
L'organe le plus important pour le fonctionnement du crédit est sans contredit la banque. Que fut la banque en Belgique durant l'époque qui nous occupe ? 1850 divise son histoire en deux périodes. Avant, période de liberté ; après, période de réglementation.
Deux banques principales répondirent avant 1850 aux besoins du crédit national (Rapport de la section centrale. V. Tesch, Ann. Parl. doc.19 février 1850. Hamande et Burny, Les caisses d'épargne en Belgique, Mémoires couronnés par l'Académie, tome LVI). En 1822 s'était fondée « La Société générale pour favoriser l'industrie nationale » qui depuis 1825 remplit les fonctions de caissier de l'État (Voir l'intéressante monographie de J. Malou : Notice historique sur la société générale, 1 vol, 1863). La Banque de Belgique date de 1835. Ces établissements, outre les opérations de banque de commerce, faisaient le crédit financier et industriel ; ils se partageaient avec la Banque liégeoise et la Banque de Flandre, la circulation fiduciaire. Ce régime ne fut pas brillant. « On avait fait, dans ce pays, dit Frère-Orban en 1872 (Annales parl., mai 1872), l'expérience d'un système admettant plusieurs banques d'émission : c'était à tout prendre l'application du principe de la liberté de l'émission. Cette expérience n'avait pas été heureuse ». Trois ans après sa fondation, en 1838, la Banque de Belgique suspendit le payement de ses billets, elle avait été imprudente dans le placement de ses fonds, elle avait commandité des entreprises industrielles. « L'administration, dit (page 56) de Bouckere (Rapport du 28 février 1839 à l'assemblée générale des actionnaires de la Banque de Belgique), a engagé les capitaux de manière ne pouvoir les mobiliser promptement. Les prêts faits à l'industrie et ceux sur actions industrielles sont la cause la plus frappante de la gêne prolongée de la Banque. » L'État fut obligé d'intervenir ; par une loi du janvier 1839, les Chambres votèrent un subside de 4 millions en faveur de la Banque de Belgique. Dix ans plus tard ce fut le tour de la société générale (On trouvera l'histoire des démêlés entre la Société générale et l’Etat belge dans La Société générale et l'Etat belge. Mémoires . Bruxelles, 1 vol.). L'établissement des voies ferrées sur le continent avait suscité un grand nombre d'entreprises industrielles, malheureusement l'élan fut excessif ; de 1838 à 1846 beaucoup de ces établissements, créés en vue des entreprises de chemin de fer, firent faillite. Dans le courant de 1848, la rente belge tomba de 98 à 70. La Société générale suspendit ses payements, ses capitaux étaient immobilisés dans les entreprises industrielles.
« J'ai été témoin, disait au Sénat en 1848 le vicomte Desmanet de Biesme, (Annales parl., sénat 20 mai 1848), moi qui habite un canton à forges, des fautes qui ont eu lieu pendant cette fièvre industrielle qui assaillait alors la Belgique. La Société générale et la Banque de Belgique se faisaient une concurrence qui a quintuplé la production du minerai ; chacune des sociétés allait, non pas au mieux, mais au plus vite ; il y avait des commis qui venaient retenir tout le minerai de fer sans s'inquiéter de quelle qualité il était ; je pourrais montrer, dans des propriétés de ma famille, des quantités de minerai qui sont là depuis 10 ans et jamais on n'en a mené une brouette à la forgerie. »
J. Malou, dans sa « Notice historique sur la Société générale » est plus indulgent : « Les fonctions les plus importantes de (page 57) la Société générale, écrit-il, paraissent avoir consisté à fournir les millions nécessaires, sans diriger elle-même les intérêts qui, au fond, étaient les siens. Elle avait ainsi les charges d'un patronage qu'elle n'exerçait ni seule, ni directement. Ces charges se révèlent surtout en temps de crise, lorsqu'il faut, dans l'intérêt de l'ordre public, faire des sacrifices pour maintenir en activité des usines dont les produits ne trouvent point d'acheteurs. Sans nul doute, en examinant les faits, on rendra la Société générale la justice de reconnaître qu'en 1848 malgré ses embarras, elle n'a pas failli à ce devoir. » Quoiqu'il en soit, le Gouvernement dut intervenir.
Une loi du 20 mars 1848 donna cours forcé aux billets de la Société générale et de la Banque de Belgique, en fixant 20 millions l'émission de la première et 10 millions celle de la seconde. Une seconde loi du 22 mai 1848 autorisa la Société générale à émettre des billets à cours forcé pour une seconde somme de 20 millions, dans le but de faire face au service de la caisse d'épargne de cette société. Tout cela avait engagé la responsabilité de l'État pour 54 millions (L. TARI, La Banque nationale de Belgique. Histoire et organisation, Liège 1898). Cette situation ne pouvait durer.
Déjà en 1846, Malou, ministre des Finances, écrivait au Roi, dans une note du 1er décembre : « La Belgique (2) ne sera constituée financièrement et industriellement, la sécurité politique ne sera même assurée au pays que lorsqu'il existera en vertu de la loi une banque unique à l'instar des banques de France et d'Angleterre, privilégiée s'il le faut, sons certains rapports, mais nationale par les liens qui l'attachent au pouvoir, placée sous son influence et commanditant, selon les vrais intérêts du pays, toutes les entreprises utiles. Mes efforts persévérants tendent à amener ce résultat ; (page 58) quelles que soient les difficultés, je ne négligerai rien pour l'obtenir. La liquidation, peut-être inévitable de la Société générale en 1849, tout en aggravant les dangers de la transition vers un état meilleur, pourra offrir une occasion de réaliser ce progrès. » (Cité par le baron de Trannoy, Le plan financier de 1847. Revue sociale catholique. 1er avril 1903). L'avènement du ministère de 1847 ne permit pas à Malon de réaliser ce. programme. Frère-Orban, devenu ministre des Finances en 1848, reprit les vues de Malon en les modifiant, il déposa le 26 décembre 1849 sur le bureau de la Chambre le projet de loi instituant la Banque nationale.
« Je viens au nom du Roi, dit le ministre, vous présenter un projet de loi dont l'importance n'a pas besoin d'être signalée à votre attention. Il s'agit de doter le pays d'une institution de crédit, fondée sur des bases solides et d'après les règles qui doivent régir ces sortes d'établissement... Il y a nécessité de sortir de l'état des choses actuel. Il ne serait être maintenu sans exposé le pays à des complications nombreuses, à des difficultés nuisibles à ses intérêts. La Belgique est un des pays les plus riches, et par la fertilité de son sol et par l'industrie de ses habitants. Le Belge est prévoyant, économe, fidèle à remplir ses engagements. Comment se fait-il qu'en présence de tant d'éléments de prospérité et de progrès, le crédit ne soit pas développé chez nous au même degré que chez plusieurs des peuples qui nous environnent ? Le Gouvernement a cherché les causes d’un tel état d’infériorité, et il pense, sans méconnaître toutefois les services que, dans certaines circonstances, nos banques ont rendus au pays, que leur organisation, le genre d'entreprises auxquelles elles se sont livrées, la direction qu'elles ont donnée aux capitaux, loin d'être toujours utiles, ont souvent nui au développement du crédit. La banque nouvelle que je vous propose de former doit être (page 59) organisée de manière à pouvoir venir au secours du pays dans les moments difficiles, atténuer les effets des crises, en escomptant à des taux raisonnables quand les capitaux deviennent rares. Loin d'être une cause d'embarras, elle doit contribuer à diminuer l'intensité des crises » (Annales parl., 26 décembre 1849).
Il n'entre pas dans notre intention d'examiner la loi de 1850 dans ses dispositions financières, qu'il nous suffise d'indiquer le principe qui a guidé le législateur, le système qui l'a inspiré. Le problème était complexe. Il y avait d'abord la situation de fait, il y avait ensuite la conception théorique, abstraite, du meilleur régime de banque. Supprimer les banques existantes, il n'y fallait pas songer (Exposé des motifs, doc. parl., 26 décembre 1849). On conclut à leur conservation comme établissements privés, le Gouvernement leur assura la répartition des 25 mille actions de 1000 francs représentant le capital de la banque nouvelle. « Les deux sociétés verseront les sommes nécessaires pour les opérations, on commencera dès que 15 millions seront réunis »
Les crises de 1838 et 1848 avaient prouvé de plus, qu'il fallait absolument séparer l'escompte et l'émission des billets de la commandite d'affaires industrielles, en outre la concurrence que les banques existantes s'étaient faites pour l'émission, avait été funeste, l'exposé des motifs en conclut à la nécessité d'établir l'unité dans la circulation des billets ; ces conclusions étaient le résultat de l'expérience acquise sous le régime de la liberté. Il fallait enfin assurer le plus tôt possible la convertibilité des billets, le cours forcé décrété par la loi de 1848 ne pouvait durer longtemps (Les documents et les discussions parlementaires touchant la fondation de la banque ont été réunis en volume. Bruxelles 1851, Institution de la banque nationale et du service du caissier de l’Etat.)
A ces considérations d'ordre pratique, venaient s'ajouter les conceptions directives de la science économique. Le (page 60) système de la banque d'État n'arrêta pas le législateur de 1850. Eudore Pirmez, qui pendant 13 ans fut directeur de la Banque nationale, en explique spirituellement la cause, dans le rapport du projet qui devint la loi du 20 mai 1872, décidant prorogation du régime de 1850 ; « le rapport lumineux de Pirmez, écrit A. Nyssens, est un véritable traité sur la matière, et nous ne connaissons pas de travail plus instructif pour tous ceux qui veulent se rendre compte des opérations et du mécanisme de ce grand établissement » (Eudore Pirmez par Albert Nyssens, 1 vol ., 1893). « L'expérience a montré, dit E. Pirmez, le danger que font courir aux banques d'émission des liens trop étroits avec le pouvoir. Il en est qui doivent leur origine à la nécessité où elles se sont trouvées d'obtenir des capitaux, d'autres qui ont été forcées de confondre pour ainsi dire leurs finances avec celles de l'État ». (Rapport, doc. parl., mai 1872)
Il fallait donc trouver un système de banque unique, assez libre pour ne pas se confondre avec une banque d'État, assez contenue pour éviter les abus de la liberté. « On en est arrivé à reconnaître, dit encore E. Pirmez, comme condition d'une solution complète du problème, et la nécessité de l'intervention de l'État et la nécessité de l'intervention privée... L'État intervient pour créer l'institution, lui imposer des conditions qui en mettent la solidité au-dessus de toutes les épreuves, il lui confie son service financier, lui remet par là même ses fonds disponibles, et détermine les règles de l'émission de monnaie fiduciaire, de manière à donner une sécurité parfaite à ceux qui l'acceptent, sécurité dont il donne l'exemple en la recevant dans ses caisses.
L'activité privée intervient sous la forme d'une société dont un capital suffisant garantit les opérations. Cette société prend le service financier de l'État et se charge, dans les (page 61) limites qui lui sont tracées et concurremment avec le placement de son capital et des autres fonds qu'on lui confie, du placement tant des fonds disponibles de l'Etat que de ceux qui résultent de l'émission fiduciaire. Entre l'Etat et la société intervient un règlement qui détermine les services que la société doit rendre à l'État et la qualité des bénéfices qu'elle a à lui remettre pour les avantages qu'elle lui confère. Telles sont les bases de l'institution. » (Rapport, doc. parl., mai 1872).
Cet exposé si clair du principe de notre législation ne demande que peu d'explications. « Divers moyens existaient, dit aussi Frère-Orban, un monopole conféré à un établissement particulier, un privilège exclusif d'émettre des billets payables à vue et au porteur, ou bien, sans conférer de privilège exclusif, donner pour un temps déterminé un droit d'émission garanti. Nous n'avons pas voulu de tous ces systèmes. Tous les particuliers, toutes les sociétés en nom collectif ont le droit d'émettre des billets ; seules, les sociétés par action, à responsabilité limitée ne peuvent fabriquer de la monnaie de banque à moins d'être autorisées par une loi ». C'est l'article 25 de la loi du 5 mai 1850, organique de la Banque nationale : « Aucune banque de circulation ne peut être constituée par action, si ce n'est sous forme de société anonyme et en vertu d'une loi » (Annales parl., 1er mai 1872).
Cependant, la Banque nationale jouit d'un monopole de fait, et en fait, l'unité d'émission règne en Belgique. Ce résultat fut obtenu, et par la manière même dont le monopole de droit fut refusé à la Banque, et par le privilège très réel dont elle jouit. Le Gouvernement est autorisé à admettre les billets de la banque, en paiement dans les caisses de l'État (article premier de la loi de 1850), privilège qui fut complété par une loi du 20 juin 1873 donnant cours légal aux billets, tant qu'ils sont admis dans les caisses de l'État. Ces privilèges et la nécessité de l'intervention de la loi (page 62) pour autoriser toute nouvelle société anonyme à former un banque de circulation, ont assuré à la banque nationale un monopole presque certain, et à la circulation des billets l'unité nécessaire.
(Note de bas de page : H. Brasseur, dans une série d'articles intéressants, publiés dans Le Précurseur d'Anvers, réunis plus tard en volume : « La Banque nationale et la liberté des banques ». Anvers 1864, attaqua vivement le monopole concédé à la banque nationale, il demanda la liberté des banques, c'est-à-dire le droit pour les particuliers ou pour des associations d'ériger des établissements de banque, avec faculté d'émettre des billets à vue et au porteur, sous le contrôle du pouvoir social).
Autre point : les opérations de la Banque outre l'émission de billets au porteur, payables à vue (art. 12) ne peuvent être que les opérations d'une banque de commerce. Cette précaution fut dictée par l'expérience d'avant 1850. « La banque est destinée uniquement à fabriquer et à émettre de la monnaie de banque et à recevoir en échange de cette monnaie de banque des valeurs commerciales présentant toute espèce de sûreté. A cet établissement on interdit toute espèce d'opérations habituellement faites par les banques ordinaires. On ne lui permet qu'un seul commerce, celui des matières d'or et d'argent » (Frère-Orban, Annales parlementaires, 1er mai 1872).
Telle est en principe l'organisation de la Banque nationale. On voit comment elle fut conçue et comment elle résolut la situation de fait, dans laquelle se trouvait la Belgique en 1850.
Nous n'avons pas à donner ici une idée complète de la loi organique de notre grande institution financière, ni de son histoire (Voir le remarquable rapport relatant les opérations et leur histoire, présenté au Sénat par M. le chevalier Descamps. pour la seconde prorogation du privilège de la Banque en 1900).
Bornons-nous à constater que son privilège et les avantages qu'elle reçoit, sont compensés par des règles de sécurité, une (page 63) surveillance, et des services. Limitée dans ses opérations, obligée en principe à garder une réserve métallique importante, chargée gratuitement des services de caissier de l'État, qui participe à ses bénéfices au-delà d'un certain taux, on peut y trouver une solution ingénieuse, intéressante, de liberté réglementée et d'intervention mitigée. Grâce à l'invention très pratique du Comptoir, elle a pu étendre son action, par un rouage qui procède du même principe combine' d'initiative et de contrôle.
La loi du 20 mai 1872 (Banque nationale de Belgique. Documents officiels relatifs à la prorogation de cette institution décrétée par la loi du 20 mai 1872. Bruxelles 1872) est venue proroger la loi organique en y apportant certaines modifications ; le capital de la banque est porté à 50 millions. Malou fait inscrire que la banque est autorisée à concourir à la formation et à la gestion de clearinghouses, espérant ainsi acclimater le système anglais dans notre pays. (Outre les documents précités et les débats parlementaires des deux prorogations de 1872 et 1900, on trouve des aperçus intéressants sur l'histoire de notre Banque dans : Ed. Van der Smissen, Nos billets de banque (Revue générale 1900). Le chèque et la compensation (Revue des questions scientifiques, 1902)
Tel est en peu de mots l'ensemble des avantages dont jouit la Banque, des précautions dont elle fut entourée, des droits que l'Etat a envers elle. La section centrale dans son rapport du 19 février 1850 énumérait les précautions auxquelles devait répondre l'institution nouvelle.
Il faut, disait V. Tesch : 1° que la banque étende son action sur tout le pays ; 2° que le capital soit suffisant ; 3° que le capital ne puisse être diminué ni immobilisé ; 4° qu’aucune avance ne soit faite à découvert ; 5° que ses opérations soient soumises au régime de la publicité. (Dans son livre : Le crédit commercial et la Banque nationale de Belgique (Bruxelles 1899), G. de Greef fait l'historique de la fondation de la Banque nationale. Il en critique très vivement l'organisation au point de vue de ses idées personnelles sur le crédit).
(page 64) C’est sous le ministère de Malou que s'est faite la loi de 1872, comme c'est sous celui de Frère-Orban que fut votée celle de 1850. C'est à ce propos que E. Pirmez dit dans son rapport de 1872 : « Les partis, quelque vivaces que soient leurs dissentiments, ont eu la sagesse, en 1872 comme en 1850, de faire taire leurs divisions dans une matière qui ne les comporte pas, et nous avons vu une institution créée sur la proposition d'un des chefs d'une de nos grandes opinions politiques, recevoir une nouvelle existence sur la proposition d'un des chefs de l'autre, accord qui honore également celui qui a eu l'initiative de l'œuvre et celui qui n'a cherché qu'à la rendre meilleure ». (Pasinomie, 20 mai 1872).
Le succès de la Banque nationale a dépassé toutes les espérances : tandis qu'en 1850 la circulation fiduciaire était de 20 millions à peine, dès le premier exercice, elle atteignait 58 millions et demi, pour arriver successivement à 76 millions la seconde année, à 89 la troisième, à 121en 1867, à 240 en 1872, à 342 en 1884.
D’autre part, l'escompte passait de 36 millions au 31 décembre 1851 à 85 millions en 1857, 140 en 1861, 210 en 1871. Ces chiffres sont assez éloquents par eux-mêmes, ils se passent de tout commentaire. (S. TART, op. cit.. M. Tart donne encore des détails au sujet de la crise de panique qui menaça la Banque, au moment de la guerre franco-allemande. Malou et V. Jacobs sauvèrent la situation : mais tout cela sort de notre cadre).
II. Le crédit foncier.
Il s'en est fallu de peu qu'en 1851,la Belgique n'eût aussi un établissement national de crédit foncier. Le 8 mai 1850, Frère-Orban prit l'initiative d'un projet de loi sur la matière.
Ce n'était pas la première fois que les Chambres étaient saisies de la question : « Cassiers présenta un premier projet au Sénat le 31 mars 1848 (H. Denis, Docum. Parl, 25 février 1897). En 1849, Royer de Behr (page 65) proposa une organisation du crédit foncier par l'État, en vue surtout de favoriser la fertilisation de la Campine. L'émission de lettres de gage, ayant pour garantie réelle les terrains à mettre en valeur, devaient encore avoir la garantie complémentaire de l'État ».
(Note de bas de page : Il y avait à cette époque en Belgique deux établissements de crédit foncier : la caisse des propriétaires et la caisse hypothécaire, établies toutes deux à Bruxelles en 1835, une banque foncière était en liquidation depuis 1844. Ces deux caisses faisaient des prêts moyennant garantie et fournissaient ainsi un emploi sûr et avantageux aux capitaux. Elles avaient surtout en vue de satisfaire l'esprit de spéculation des prêteurs, négligeant trop l'intérêt des propriétaires fonciers. Voir Royer, Des institutions de crédit foncier en Allemagne et en Belgique. Paris 1846).
Le projet de Frère-Orban fut reçu avec plus de considération par la Chambre, discuté pendant seize séances. Il fut voté par elle, malheureusement il succomba devant l'opposition du Sénat.
L'exposé des motifs (Docum. parl., 8 mai 1850), présenté par le ministre des Finances, est volumineux et complet. Il examine successivement : 1° le capital dont la propriété foncière est grevée en Belgique ; 2° quelle est aujourd'hui, en Belgique, la position faite au propriétaire qui emprunte et au capitaliste qui prête sur hypothèque ; 3° les essais tentés ou mis en pratique dans d'autres pays pour l'amélioration du crédit foncier. On y relève des idées intéressantes, des vues justes. Dans l'état actuel, dit Frère-Orban, l'offre et la demande ne se rencontrent guère directement, de plus les capitaux cherchant un placement sur hypothèque sont inégalement répartis, le loyer est cher, la durée moyenne des prêts inscrits au livre des hypothèques ne suffit pas à l'industrie agricole ; le prêteur, d'autre part, n’est pas suffisamment garanti, l'hypothèque n'assure aucune régularité dans l'accomplissement des obligations de l'emprunteur, l'expropriation exige de notables avances, enfin, quand le capitaliste a besoin du capital engagé, il trouve difficilement un cessionnaire. Telles sont les causes qui ont (page 66) déterminé le ministre des Finances à déposer le projet de 1850.
L'idée maîtresse du plan de Frère-Orban était double, la caisse du crédit foncier devait être à la fois une association mutuelle entre les propriétaires emprunteurs, solidairement tenus des engagements de la caisse, et un établissement public, en ce sens, que les administrateurs en seraient nommés par le Gouvernement qui en outre lui prêterait ses employés (H. Denis, op. cit.. E. Vliebergh, Le crédit foncier rural, Revue sociale catholique, 1er janvier 1904).
Cette intervention de l'État suscita au sein des Chambres des débats passionnés. L'accusation de socialisme fut portée à la tribune, elle reviendra du reste fréquemment. C'est B. Dumortier (Annales parlementaires, 1er avril 1851 et suivantes) qui trouvait que « ce projet outrageait l'humanité, la morale et la liberté » ; c'est de Mérode qui motivait son vote négatif en disant : « Quand je vois la manière dont les gouvernants ont traité et traitent les affaires financières du pays, je ne suis pas tenté de mettre leur activité en jeu pour les affaires privées. Déjà le Gouvernement belge est voiturier de marchandises et postillon pour les voyageurs, et il perd à ces métiers plusieurs millions par an. Il est précepteur d'écoliers, et il n'accomplit cette besogne qu'en prélevant sur le trésor public des sommes considérables, avec un succès moral plus que douteux, comme l'expérience l'a prouvé ailleurs » ; c'est Pirmez qui déclarait : «En présence de l'acte immense de soumission que nous allons faire à la puissance qui doit détruire en nous toute énergie individuelle, je dois dire encore une fois, quelque inutiles que soient mes paroles, qu'il me paraît que nous sommes victimes des plus étranges illusions ». Malou occupa une position intermédiaire (Annales parlementaires, 1er avril 1851) : « On a beaucoup discuté sur la question (page 67) de l’intervention du Gouvernement. Pour moi, messieurs, en pareille matière il ne faut pas poser des principes absolus ;il faut voir dans chaque cas déterminé si l'intervention du Gouvernement est utile et nécessaire ; car je n'admets qu'une raison essentielle de sa légitimité, c'est sa nécessité même. Si vous allez plus loin, si vous faites de l'intervention, de l'action du gouvernement en dehors de besoins constatés, c'est un ef fet sans cause, un danger sans compensation » Il est intéressant, à cette occasion, de constater, que lespréférences de Malou étaient pour le crédit personnel, qu'il estimait bien supérieur au crédit réel et hypothécaire : « Je conçois, dit-il (1), le crédit comme une confiance donnée à la personne, comme un moyen de stimuler son activité, ce n'est pas alors la chose que l'on considère, mais on considère avec qui l'on traite ; en venant à son aide, on décuple ses forces... Mais en est-il ainsi du crédit territorial ? Le crédit territorial consiste à avoir confiance dans la chose, sur laquelle, en vertu de la loi, on se réserve de mettre la main si la dette n'est pas payée... » A propos de l'intervention de l'État, Lebeau ne put s'empêcher de répondre : « Je dirai à nos honorables collègues, qu'il faut craindre d'abuser de ces accusations de socialisme et de communisme. Si vous les prodiguez ainsi à tout propos et chaque fois qu'on essaye, après de longues et prudentes études, d'introduire dans notre législation une innovation qui n'en est pas une pour d'autres peuples de l'Europe, vous émoussez d'avance l'arme dont vous vous servez avec tant de légèreté' et dont vous prodiguez l'emploi à tout propos » (Annales parl., 1er avril 1851)
Le vote de la Chambre prouva du reste qu'elle ne s'était pas rangée du côté des accusateurs.
Voici en peu de mots l'économie du projet : le but de la caisse est de faciliter les emprunts sur hypothèque et la (page 68) libération des débiteurs (article premier). Les opérations de la caisse consistent : 1° à délivrer sur hypothèque des lettres de gage ; 2° à recouvrer les annuités ; 3° à servir les intérêts des sommes prêtées et à amener la libération des débiteurs par l'amortissement des capitaux (article 2).
Les lettres de gage sont transmissibles, l'emprunteur n'a qu'à les négocier pour avoir de l'argent, la caisse se charge de l'expropriation en cas de non payement ou de non remboursement.
La caisse ne prête que sur première hypothèque et seulement jusqu'à concurrence du quart de la valeur du gage pour les propriétés bâties et les bois, de la moitié pour les autres biens fonds ; le taux serait de 4 p. c. pour intérêts du capital emprunté, de 1 p. c. pour amortissement, de un quart p. c. pour frais d'enregistrement etc.. en tout 5 1/4 p. c.
Le projet du Gouvernement s'arrêtait à la limite d'une valeur foncière de 10.000 frs., mais les petits propriétaires pouvaient s'associer pour donner hypothèque.
Nous l'avons dit, le projet de loi tomba devant l'opposition du Sénat. Un an plus tard, (1852), Frère-Orban quittait le pouvoir ; le 20 décembre 1851 un arrêté royal décréta le retrait pur et simple du projet.
Depuis lors la question resta ouverte, le 7 février 1862, Frère-Orban fil allusion à la caisse de crédit foncier de 1850 (Vliebergh, op. cit.). Il trouva à cette époque que les deux causes principales qui avaient motivé son intervention avaient disparu : l'insécurité du gage et les lenteurs de la procédure d'expropriation, grâce à la loi hypothécaire de 1851 et à la loi de 1854 sur l'expropriation forcée. Ce que Frère-Orban avait en somme voulu établir, c'était d'une part, la centralisation des opérations diverses qui constituent les relations entre emprunteurs et prêteurs et, (page 69) d'autre part, un lien de solidarité entre les propriétaires, lien qui augmente considérablement la garantie du préteur. Cette conception de Frère-Orban devait être notée ici avec le débat qu'elle a soulevé ; rapprochée du système adopté pour la banque nationale, elle marque clairement les tendances de notre politique en fait d'établissements financiers : réglementation de la liberté, intervention gouvernementale, surveillance de l'État.
Dans les questions, que nous allons aborder maintenant, nous verrons prédominer une tendance contraire.
Liberté du taux de l'intérêt. loi du 5 mai 1865. Liberté de la bourse, du courtage, etc... lois du 30 décembre 1867 et du 11 juin 1883. Liberté de la fondation des sociétés anonymes. loi sur les sociétés 18 mai 1873, 22 mai 1886
De 1865 à 1873, le législateur belge a, par une triple loi, consacré les idées de liberté en matière d'économie financière. Nous allons successivement en marquer l'esprit, en indiquer la portée.
I. La loi du 5 mai 1865 sur la liberté du taux d’intérêt
La première en date est la loi du 5 mai 1865, sur la liberté du taux de l'intérêt.
L'article 1907 du Code civil reconnaissait en principe cette liberté : « L'intérêt conventionnel peut excéder celui de la loi. » Il ajoutait pourtant une restriction : « toutes les fois que la loi ne le prohibe pas ». La loi du 3 septembre 1807 fixa un taux maximum à l'intérêt : 5 p. c. en matière civile, 6 p. c. en matière commerciale.
La première fois que les Chambres belges eurent às'occuper de la question, ce fut en 1860, à propos de la révision du Code pénal, dans la discussion des articles relatifs à l'usure (Rapport d'E. Pirmez, doc. parl. 1860-1861, n°35). En ne condamnant (article 494, C. P. révisé), que celui qui « aura habituellement fourni des valeurs à un taux excédant l'intérêt légal et en abusant des faiblesses ou (page 70) des passions de l’emprunteur », c'était reconnaître implicitement la liberté du taux de l'intérêt ; E. Pirmez disait déjà : « Toujours et nécessairement, les restrictions sont fatales aux emprunteurs, parce qu'elles empêchent les capitaux d'affluer et partant les rendent plus chers... Oui, il faut que les prêts nécessités par des besoins réels soient faits aux meilleures conditions possibles, aux conditions les moins dures pour l'emprunteur, et c'est pour cela qu'on doit admettre une liberté complète, une liberté absolue ; la liberté seule permettra à tous les capitaux de s'offrir et, en amenant la concurrence, seule elle peut les rendre faciles à obtenir » (Annales parl., 21 avril 1860).
Du reste, la violation de la loi de 1807 était devenue générale en Belgique : « Dans certains cas cette violation est pour ainsi dire un fait normal (Annales parl.. Rapport fait au nom de la section centrale par Jamar, 24 décembre 1864) : sous le coup de nécessités impérieuses, les provinces, les communes, auxquelles s'impose le rapport de l'offre et de la demande, empruntent ouvertement à un taux supérieur à l'intérêt légal. De puissantes administrations financières ou industrielles émettent chaque jour des actions ou des obligations à des conditions qui éludent les prescriptions de la loi... Enfin, au dernier degré de l'échelle sociale, apparaissent ces opérations sans nom, ces prêts à la semaine ou à la journée, où l'intérêt atteint des proportions exorbitantes, et que la justice ne tolère que parce qu'ils offrent à toute une classe de malheureux les moyens de subsister. La conséquence de cet état de choses est l'abaissement du respect dû à la loi, et quand cette situation se produit, elle appelle l'intervention la plus active du législateur. » Combien est caractéristique cet exposé de motifs !
Ce fut le 20 août 1864 que Frère-Orban déposa un projet de loi, dont l'objet était de consacrer la liberté du prêt à intérêt.
(page 71) C'est au nom de la liberté économique que le ministre des Finances réclame le vote de la Chambre : « Les lois qui entravaient la liberté des transactions (Exposé des motifs, doc. parl., 26 août 1864) ont été abolies chez les principales nations commerçantes. Nous ne pouvons les maintenir plus longtemps dans nos Codes, sans méconnaitre les principes qui forment la base de notre régime économique. De telles lois sont de nature à gêner et à restreindre les transactions, que l'on doit au contraire chercher à faciliter et à étendre ». C'est le même argument que propose M. Jamar, au nom de la section centrale : « La liberté du commerce, inaugurée sur le continent par le traité anglo-français, a été vaillamment acclamée par la Belgique. Notre pays n’a pas hésité à engager, avec de puissants rivaux, ces grandes luttes pacifiques, dont les triomphes n'amènent point seulement le développement des intérêts matériels, mais accélèrent surtout les progrès de la civilisation. Cette fois encore, la liberté tint toutes ses promesses... Personne ne méconnaît plus aujourd'hui cette vérité : que la liberté du travail et la liberté du commerce constituent des éléments aussi puissants, pour la grandeur et la prospérité d'un pays, que la vapeur et l'électricité. Mais pour faire porter tous ses fruits à la liberté du travail, il faut débarrasser son domaine des règlements parasites qui l'obstruent encore. L'heure est venue de supprimer, dans notre législation industrielle, les lois qui peuvent contrarier l'activité humaine, en troubler les manifestations. Parmi ces dispositions en opposition manifeste avec les nécessités sociales, est la loi de 1807 » (Loc cit)
Adoptée à la Chambre le 8 mars 1865, elle fut votée au Sénat le 19 avril.
Le taux de l'intérêt conventionnel est déterminé librement par les parties contractantes, c'est l'article premier de la loi (page 72) du 5 mai. L'article 2 fixe le taux légal à 5 p. c., en matière civile et à 6 p. c. en matière commerciale, c'est le taux maximum de 1807 .(Depuis 1890 il est respectivement de 4,50 p. c. et de 5,50 p. c.)
La troisième section avait été d'avis de réprimer les abus du prêt à la petite semaine. L'argument par lequel on rejeta cette demande est encore une preuve typique des idées économiques qui dominaient alors : « La section centrale, répondit M. Jamar, pense que la liberté seule contribuera à améliorer la condition des emprunteurs assez pauvres pour recourir à ce genre de prêts. En écartant la crainte d'une poursuite flétrissante, on amènera peut-être la concurrence des capitaux, qui seule pourra faire fléchir le taux de l'intérêt ». (Rapport cité).
La discussion principale fut soulevée aux Chambres le 7 mars 1865 par E. Pirmez, qui présenta un amendement à la loi, sur l'anatocisme. Nous n'entrerons pas dans ces détails, l'amendement fut du reste rejeté. Un point à signaler encore est l'article 5 de la loi du 5 mai, attribuant à l'État la différence entre l'intérêt légal et le taux de l'intérêt perçu par la banque nationale : « Le retrait pur et simple, est-il dit dans l'exposé des motifs de la loi de 1807, aurait pour conséquence d'accroître éventuellement les bénéfices de la banque dans des proportions que le législateur n'a pu prévoir. Il paraît donc équitable, à tous les points de vue, de décider que, si le taux de l'escompte doit être élevé au-dessus de 6 p. c., le bénéfice qui résultera de cette surélévation sera acquis au trésor public et tournera ainsi au profit de la généralité des citoyens » (Voir la critique de cette disposition dans H. Brasseur, Le prêt à intérêt et la banque nationale. Gand 1865).
Cette disposition de l'article 3 fut l'occasion d'un vif débat au sein des Chambres, débat dans lequel les principes (page 73) mêmes de notre régime financier furent rediscutés. Bornons- nous à signaler ce dispositif relatif à la banque nationale, il fait de la loi de 1865 une sorte de synthèse des principes qui ont dominé toute notre législation économique durant la période, objet de notre étude. La liberté y coudoie la réglementation. Liberté du taux de l'intérêt, tutelle de la banque nationale. C'est cette antinomie que nous rencontrons à chaque pas, mais qui est surtout remarquable ici, parce qu'elle se retrouve dans cette toute petite loi de 1865, qui par le fait devient pour ainsi dire une loi-type. C'est ainsi que notre législation introduisit en fait la liberté de l'usure, trait bien caractéristique de l'économie libérale.
II. Les lois du 30 décembre 1836 et du 11 juin 1883 sur la liberté de la bourse et du courtage
« Il y a une corrélation certaine, écrit Georges de Laveleye, entre la loi du 30 décembre 1867 sur les bourses de commerce et la loi du18 mai 1870 sur les sociétés anonymes. L'une et l'autre procèdent d'une même aspiration vers la liberté absolue, sans frein, sans contrôle.
« Par la loi du 30 décembre 1867, tout le monde peut devenir agent de change et toute valeur peut être cotée là où il existe une Bourse de commerce. Par la loi du 18 mai 1873, tout le monde peut fonder une société anonyme. Pour être agent de change, il suffit de payer patente, en attendant qu'on fasse payer courtage. Pour fonder une société anonyme, il suffit d'être sept et de posséder en argent le vingtième du capital social, soit de quoi payer, parfois, le notaire et l'imprimeur chargés de la confection des titres. Dans l'un et l'autre cas, l'État se désintéresse complètement, évite toute immixtion et s'en remet à d'autres du soin de veiller, de contrôler, d'organiser. Plus d'autorisation ni de contrôle (page 74) pour les sociétés anonymes. Plus d’examen ni de cautionnement pour les agents de change. Plus de sélection pour les valeurs à admettre aux cotes officielles. Par la loi de 1867, portant désorganisation des Bourses de commerce, c'est l'administration communale qui servira de frein ; par la lo ide 1873 sur les sociétés anonymes, ce sont les notaires, avec l'auxiliaire de dame Publicité', qui devront enrayer les mouvements désordonnés de l'esprit d'initiative ». (Moniteur des intérêts matériels, 8 janvier 1882).
Ces paroles de Georges de Laveleye énoncent le sujet de ce paragraphe et du suivant.
Trois points sont à relever ici : L'établissement des bourses, la profession d'agents de change et de courtiers, la côte.
L'article 71 du Code de Commerce de 1808 définit la bourse : la réunion, qui a lieu sous l'autorité du Gouvernement, des commerçants, capitaines de navires, agents de change et courtiers d'une place de commerce.
Combiné avec les dispositions de la loi du 28 ventôse an IX, l'article signifie que le Gouvernement, sous l'autorité duquel la loi place les bourses, peut les créer et les supprimer, suivant qu'il le juge nécessaire. (Pour ces détails et les suivants, voir Annales parl. Rapport de M. Jamar, 2 août 1865. Rapport du baron d'Anethan. Sénat, 19 décembre 1867).
L'assemblée constituante avait proclamé, le 17 mars 1792, l'abolition des privilèges des perruquiers, barbiers, baigneurs et agents de change ; cependant, par les décrets du 21 avril et du 8 mai 1791, croyant utile de ménager un régime de transition, la Constituante avait établi certaines prescriptions auxquelles devaient se soumettre les agents de change et les courtiers. A la suite de ces prescriptions, un agiotage effréné s'empara de la société française, la Convention fut forcée en 1795 de rétablir le régime antérieur. La loi du 28 ventôse an IX, les arrêtés du 29 germinal an IX du 27 prairial an X, le titre V du livre I du Code de commerce de 1808 forment
(page 75) l’ensemble des dispositions légales sur le courtage, que légua à la Belgique la domination française. Quelques changements sans importance y furent introduits par des arrêtés ministériels de 1836, 1839, 1841 et 1858.
D'après cette législation, la nomination des agents de change et des courtiers était réservée au Gouvernement, ils avaient le droit exclusif de faire les diverses négociations et les divers courtages, ils ne pouvaient faire d'opérations pour eux-mêmes.
Enfin, la côte était réglée par l'arrêté du 15 novenihre1840, déclarant qu'aucune valeur ne pourrait être cotée à la bourse sans autorisation du Gouvernement, à peine, contre les contrevenants, d'une amende de 200 à 2000 francs.
Telle était la législation en vigueur en 1867.
La loi du 30 décembre en fit table rase, en consacrant trois idées maîtresses :
1° Liberté pour tous d'établir des bourses de commerce ;
2° Liberté pour tous d'exercer la profession d'agent de change, moyennant payement d'une patente ;
3° Liberté de faire coter les valeurs négociables, belges ou étrangères, sans autorisation du Gouvernement.
Le projet de loi fut déposé à la Chambre le 17 novembre1864. Sa discussion et son vote n'occupèrent que 2 séances (17 et 18 avril 1866), c'est dire assez que le législateur ne craignait pas la liberté.
De nouveau, ce fut une situation de fait, en opposition avec la législation existante, qui détermina le législateur à intervenir : « Parmi les privilèges, dit M. Jamar, qui subsistent encore en Belgique, le privilège des agents de change et des courtiers a été surtout l'objet de vives réclamations, et depuis longtemps la force des choses a amené l'inobservation des lois et règlements destinés à protéger ces (page 76) corporations privilégiées. Ces lois et règlements, il faut le reconnaître, ne sont plus en harmonie avec les nécessités d'une époque où la liberté du travail et la liberté du commerce tendent de plus en plus à devenir la loi générale. Mais s'il est devenu impossible de poursuivre la répression des faits admis par l'usage, bien que réprouvés par le Code, il est de l'intérêt public de faire cesser bientôt un antagonisme dangereux, de ne point tolérer davantage que l'usage vienne étouffer la loi, et que celle-ci demeure impuissante à se faire respecter. » (Rapport cité).
Il y avait, en théorie, moyen de choisir entre trois systèmes, la réglementation, la liberté, et un système intermédiaire : la liberté avec garantie. Ce fut celui de la liberté complète qui triompha. S'il est dit en effet à l'article 61 que l'autorité communale a la police des bourses, cela s'entend, d'après l'esprit de la loi et les discussions des Chambres (Annales parl., Sénat, 21 décembre 1807), des bourses que l'autorité communale a elle-même établies, les autres sont complètement libres. Les articles 62 et 63 suppriment toute intervention du Gouvernement dans l'admission des valeurs à la côte et dans la publication du cours du change.
L'argument qui décida la majorité fut le suivant : « S'il est désirable que le Gouvernement s'abstienne d'intervenir désormais, soit dans la création des bourses de commerce, soit dans la nomination d'intermédiaires commerciaux, qu'il semble prendre sous son patronage et recommander spécialement à la confiance publique, au détriment d'hommes tout aussi probes et non moins intelligents, il est plus utile encore que l'État cesse d'intervenir pour autoriser ou refuser l'admission, à la côte de la bourse, de valeurs susceptibles d'être cotées. L'État n'a qu'à gagner à décliner cette dangereuse responsabilité, sans profit pour lui, sans (page 77) avantages réels pour le public » (Rapport, Jamar). « En autorisant, continue le baron d'Anethan, ou en défendant la côte de certaines valeurs, le Gouvernement semble prendre les unes sous son patronage et frapper les autres de réprobation ou du moins de défiance ; cette appréciation nécessairement arbitraire doit avoir sur les fonds qui en sont l'objet une influence favorable ou défavorable que le Gouvernement n'a ni mission ni intérêt d'exercer » (Rapport d'Anethan. Sénat 19 décembre 1867). Enfin, les articles 64 à 68 de la loi établissent certaines règles à suivre dans l'exercice des fonctions d'agents de change ou de courtiers.
En résumé, la loi du 30 décembre 1867 établit, sans limites peut-on dire, la liberté des opérations de bourse et des professions qui s'y rattachent ; elle supprime en outre implicitement la défense faite aux agents de change de négocier pour leur compte (Annales parl., 17 avril 1866), de traiter ailleurs qu'à la bourse ou en dehors des heures fixées pour le marché, de vendre ou d'acheter sans être nantis des titres à livrer ou des sommes à payer ; enfin, elle affranchit les agents de toutes les conditions de capacité, de tout cautionnement, de toute garantie.
Tout cela fait de notre Code de commerce, en matière de bourse, un des plus libéraux qui existe.
La loi du 11 juin 1883 modifia en un détail la loi de 1867. Celle-ci établissait (article 63), que la commission qui devait constater le cours du change serait formée par l'autorité communale, sur la présentation d'une liste double, dressée par le tribunal de commerce et par la Chambre de commerce. Or les Chambres de commerce furent supprimées par la loi du 11 juin 1875, il fallait donc, au risque de se passer de cote revêtue d'un caractère authentique, modifier la loi de 1867 ; c'est ce que firent les Chambres en 1885, les Chambres de commerce furent remplacées dans leur droit (page 78) par l'assemblée générale des agents de change et courtiers. Voilà le régime libéral, dont l'opinion éclairée demande aujourd’hui instamment la réforme.
III. Les lois du 18 mai 1875, du 22 mai 1886 sur les sociétés
Traiter à fond l'épineuse question des sociétés et la manière dont le législateur de 1873 l'a résolue, dépasserait évidemment le cadre de ce travail, nous ne pouvons qu'indiquer dans ses grandes lignes la tendance de la loi nouvelle. Encore nous arrêterons-nous seulement à la société anonyme, laissant dans l'ombre les autres formes de sociétés commerciales ; c'est en cette matière surtout que l'œuvre de révision du Code de commerce fut importante et essentielle. Nous dirons cependant, dans un chapitre ultérieur, un mot des sociétés coopératives, dont la loi de 1872 introduisit la notion dans notre Code.
La législation de 1807 sur la société anonyme est plutôt sommaire (Voir C. Lescoeur, Essai historique et critique sur la législation des sociétés commerciales, Paris 1877. A. .Nyssens, Avant-projet de lois sur les sociétés commerciales, Gand, 1884). La société anonyme est une personne civile, instituée par des particuliers en vertu de la loi, avec l'autorisation du Gouvernement ; elle constitue une réunion de capitaux administrés par des mandataires révocables, responsables de leur gestion vis-à-vis des actionnaires, ceux-ci ne sont responsables vis-à-vis des tiers que du montant de leurs actions.
La société n'existe point sous un nom social, elle est qualifiée par la désignation de l'objet de son entreprise.
Le point le plus typique de cette législation est certes l'intervention gouvernementale dans la fondation des sociétés anonymes. « En accordant à des individus le pouvoir de créer une société dont ils sont appelés à recueillir indéfiniment (page 79) les bénéfices et dont les pertes, lorsqu'elles dépassent la valeur du capital social, retombent sur des tiers, la loi devait en prévenir les abus et les dangers. Elle ne pouvait l'accorder sans condition, sans garantie. Dans l'intérêt de ceux avec lesquels cet être fictif entrera en relations et qu'il pourrait léser, il fallait prendre des mesures qui suppléassent à la responsabilité dont sont entourés les actes d'une personne réelle ou d'une association de personnes. A cet égard, la loi n'a cependant formulé aucune règle particulière ; elle a délégué au pouvoir exécutif le soin de statuer sur les demandes d’autorisation pour la formation des sociétés anonymes. C'est ce qu'exprimait l'article 37 du Code de commerce, ainsi conçu : « La société anonyme ne peut exister qu'avec l'autorisation du Gouvernement et avec son approbation pour l'acte qui la constitue ; cette approbation doit être donnée dans la forme prescrite pour les règlements d'administration publique. » Pour assurer l'efficacité de son contrôle sur ces associations, l'Etat se réservait, dans la plupart des cas, la nomination d'un commissaire chargé de surveiller les opérations de la société anonyme et de signaler au Gouvernement tout ce qui peut l'intéresser d'une manière particulière. » (Exposé de la situation du royaume (1851-1860), t. III, titre IV. Chapitre III).
Une instruction ministérielle du 20 février 1841 détermina les conditions auxquelles devait être subordonnée l'autorisation administrative à conférer aux sociétés anonymes. Ces conditions générales étaient les suivantes : « Il faut que par l'importance des capitaux que la société exige, ou que, par son côté chanceux, elle dépasse la portée de l'industrie particulière, et des sociétés ordinaires. Il faut encore que la société ne puisse porter préjudice réel aux industries préexistantes, dont l'utilité est constatée, et qu'elle ait un caractère purement commercial. Aux termes de l'instruction (page 80) les demandes d'autorisation doivent être adressées au Roi. La requête est signée par tous les fondateurs de la société, s’il s'agit d'une société nouvelle, et par l'administration de la société, s'il s'agit de modifier les statuts d'une société déjà existante. On joint à la requête un avant-projet du contrat de société ou de l'acte modificatif des statuts. S'il y a des apports, on joint à la requête des inventaires estimatifs suffisamment détaillés, dans lesquels la valeur de chacun des objets qui composent l'apport est estimée séparément, de telle sorte qu'il soit possible au Gouvernement de la faire contrôler. » (Exposé de la situation du royaume, loc. cit.)
C'est sous ce régime que naquirent en Belgique jusqu'au 18 mai 1873, 434 sociétés anonymes (Exposé de la situation du royaume, (1851-1860) et (1861-1875)). La plus ancienne société anonyme qui s'établit chez nous fut la Compagnie d'assurances maritimes et contre l'incendie, d'Anvers ; elle date du 29 mars 1819.
La Société générale pour favoriser l'industrie nationale se fonda en 1822, elle devait exercer sur l'avenir de notre pays une influence considérable.
Notons encore que, jusqu'en 1860, le nombre des sociétés en nom collectif et en commandite était beaucoup plus considérable que celui des sociétés anonymes ; à cette époque, on comptait 263 sociétés anonymes, 2.381 sociétés en nom collectif et 499 sociétés en commandite. C'est assez dire que la législation existante n'était guère favorable au développement de la forme anonyme.
A partir de 1860, on songea à modifier, dans le sens de la liberté, la législation des sociétés commerciales. Un projet de loi fut déposé en 1865 par le Gouvernement, mais, comme à cette époque la France manifesta l'intention d'abroger la loi de 1863 sur les sociétés, le projet belge fut ajourné, on voulait profiter de l'expérience des pays étrangers. (page 81) Peu après, le législateur conçut le projet de refondre complètement le Code de commerce, la loi sur les sociétés ne fut plus dès lors qu'une partie de ce grand travail ; il fut commencé vers 1870. Les articles du Code ayan ttrait aux sociétés formèrent la loi du 18 mai 1873.
Eudore Pirmez, dans son rapport à la Chambre, le 9 février 1866, indique ainsi la portée du projet de révision : « On a compris, dit-il, que la tutelle gouvernementale donne bien plus souvent une sécurité trompeuse qu'une protection réelle, et que, si la loi ne doit jamais être désarmée, quand il s'agit de réprimer des attentats au droit, elle manque son but quand, pour les empêcher, elle recourt aux mesures préventives qui aident la fraude en endormant la vigilance individuelle... L'être moral, qui dans les autres sociétés n'est qu'une adjonction accidentelle, qui peut disparaître sans ruiner le contrat, est l'essence même de la société anonyme, en sorte que la base de son existence est toute entière, non dans ce droit privé des citoyens de contracter, mais dans l'octroi d'une concession légale. Or, cette concession que le législateur peut ne pas faire, il peut ne la faire qu'en exigeant dans chaque cas une autorisation spéciale, ou la soumettre à d'autres conditions. Ce n'est donc pas parce qu'elle est contraire au droit, qu'il faut supprimer la nécessité de cette autorisation, c'est parce qu'il faut restreindre chaque fois que l’occasion s'en présente l'intervention de l'autorité. Le gouvernement ne doit pas assumer la responsabilité de l'appréciation des affaires financières ou industrielles ; s'il se montre sévère dans ses jugements, il risque d'empêcher d'utiles opérations ; s'il est large, il est exposé à donner son approbation à des spéculations blâmables. Son contrôle ne peut être qu'une formalité sans valeur ou qu'un patronage dangereux. » (Docum. parl., 9 février 1866).
(page 82) Tel est le principe qui dirigea le législateur de 1873, voici la base de la réforme qu'il entreprit : « Au lieu de l’intervention préventive de l'autorité, imposer à ceux qui fondent ou dirigent les sociétés anonymes l'obligation de faire connaître la vérité sur les choses sociales, et armer les actionnaires des moyens de veiller à leurs intérêts, tel est l'ensemble des idées dont l'examen de cette partie du projet vous montrera la réalisation » (Pirmez, loc. cit.). En d'autres mots, publicité et contrôle des intéressés, tel est le fondement de la législation nouvelle, tel est le contrepoids qui remplaça l'autorisation gouvernementale. Ainsi, des actes publics constituent la société anonyme, ils doivent être authentiques ; le titre, qui représente les actions, doit indiquer la date de l'acte constitutif et de sa publication, le nombre des actions, la consistance des apports, les avantages particuliers attribués aux fondateurs ; les bilans doivent être publiés etc.. De même, les administrateurs doivent fournir un cautionnement sérieux, comme du reste les commissaires surveillants ; l'assemblée générale a les pouvoirs les plus étendus, elle est obligatoirement tenue au moins une fois l'an, elle reçoit rapport des administrateurs et des commissaires, discute le bilan etc.. Au moment de sa fondation, le capital doit être entièrement souscrit, le versement d'un vingtième au moins en numéraire est nécessaire, etc. etc.
Ce sont là certaines dispositions de la loi de 1873, qui constituent autant de garanties, remplaçant celles qu'était censée fournir l'approbation du pouvoir exécutif ; elles traduisent la pensée de E. Pirmez, et font saisir dans son ensemble le système de notre Code révisé.
Cette nouvelle législation fut très favorable à l'anonymat ; en une année et demie, du mois de juin 1873 à la fin de l'année 1875, on compta en Belgique 2634 sociétés (page 83) anonymes, tandis que pendant toute la période précédente, nous l’avons dit, il ne s'en était formé que 434 (Situation du royaume (1861-1875).
La loi de 1873 fut elle-même révisée en 1886. A part certains points de détail, comme par exemple la règle que la libération des actions requise pour la fondation d'une société anonyme ne doit plus être que du dixième en numéraire ou en apport effectif, à part certains détails semblables, la modification la plus importante, introduite par la loi de 1886, concerne la nullité des sociétés dans lesquelles les conditions légales n'ont point été accomplies. Des amendements à ce sujet furent proposés aux Chambres le 7 mars 1885 par Pirmez, Guillery et De Lantsheere. « La nullité des actes, dit Pirmez (1), est souvent une mauvaise sanction des dispositions des lois ; dans la matière des sociétés surtout, elle peut souvent servir des intentions malhonnêtes et nuire au crédit publié... Il a paru utile (Pasicrisie, 13 août 1883) de déterminer quelle est l'étendue de la responsabilité des fondateurs, par un texte qui écarte toute espèce de doute. Il est évidemment impossible que les fondateurs d'une société soient condamnés à indemniser les actionnaires ou les créanciers des pertes dont ils ne sont point cause... On a cependant (5) vu prétendre que lorsqu'une société vient à faire faillite, si l'on découvre qu'une nullité vicie sa constitution, les fondateurs peuvent être condamnés à payer toutes les dettes sociales et à rembourser les mises. La conséquence d'une pareille décision serait de rendre la position des créanciers et des actionnaires meilleure dans une société nulle que dans une société valable, et d'obliger les fondateurs à réparer non seulement les conséquences de leur faute, mais celles des mauvaises opérations de la société. » (Développement de la proposition de loi. Docum. parl. 7 mars 1883).
C'est en ce sens que fut révisé l'article 34 du titre IX, livre I du Code.
La responsabilité (page 84) des fondateurs y lut clairement délimitée, le texte nouveau remplaça ce que l'ancien article 34 pouvait avoir de vague et de dangereux, les fondateurs n'y étaient rendus solidairement responsables que, « soit de l'absence ou de la fausseté des énonciations prescrites pour les actes de souscription, soit de la nullité d'une société constituée par eux, et dérivant du défaut d'acte authentique ou d'une des conditions requises par l'article 29 » le nouvel article 34 est beaucoup plus complet et plus précis.
Telle est la double loi, œuvre du législateur de 1873 et de 1886, révisant le régime des sociétés anonymes. Il est bien connu qu'on en estime aujourd'hui l'œuvre imparfaite et les garanties insuffisantes ; les projets de révision appelés par le sentiment public viennent encore de s'affirmer dans le projet de loi du 25 février 1904.
Avec la loi sur le prêt à intérêt et celle sur la liberté des bourses, la loi sur les sociétés caractérise notre législation financière, en marque nettement la tendance. Le mobile auquel obéit le législateur ressort clairement de l'analyse qui précède. Développer les opérations lucratives, tel fut son but ; introduire un régime très libéral, tel fut le moyen qu'il jugea le plus apte à réaliser ce but. Nous n'avons pas à apprécier son œuvre, nous n'avons qu'à en indiquer l'esprit.
Rachat du péage de l'Escaut, traite du 16 juillet 1863. Le traité avec la France, 1882
Nous n'avons plus que peu de choses à dire pour marquer les idées directrices en fait de politique commerciale. A l'époque, à laquelle nous nous sommes arrêtés à la fin de notre chapitre premier, la Belgique avait adopté, d'une manière résolue et tranchée, la politique à tendance libre échangiste. C'est dans cette voie qu'elle continua de marcher, sans hésitation comme sans faiblesse, jusqu'en 1880.
Après les grands traités et la loi de 1865, nous n'avons (page 85) plus guère à signaler que la loi de 1872, décrétant, sous le ministère Malou, la libre entrée des denrées alimentaires, et la loi de 1878, supprimant les droits d'entrée sur les fils de lin, de chanvre et de jute. « Le remplacement du cabinet Malou en 1878 par le cabinet Frère-Orban n'amena pas plus de changement dans la politique commerciale que n'en avait amené l'avènement du parti catholique au pouvoir en 1870. Les chefs de partis, comme l'opinion publique en général, et les industriels eux-mêmes, étaient ralliés au libre-échange d'une manière définitive, semblait-il. » (Mahaim, La politique commerciale de la Belgique).
Nous avons cependant, avant de clore cette matière, à signaler deux événements importants : le rachat du péage de l'Escaut et le renouvellement du traité de commerce avec la France en 1882.
I. Le rachat du péage de l’Escaut
L'histoire diplomatique du péage de l'Escaut commence au traité de Westphalie (Pety de Thozée, Système commercial de la Belgique, t. 1) F. Magnette, Joseph II et la liberté de l'Escaut, mémoire in-8°', de l'Académie royale de Belgique, 1897). Cet acte interdisait par son article 44 toute navigation sur l'Escaut aux indigènes comme aux étrangers, la Hollande seule en avait l'entière disposition, elle en gardait l'entrée. Cet état de chose resta en vigueur jusqu'à la conquête de la Belgique par les armées de la Convention. Après 1830, la Hollande fit revivre les anciennes stipulations ,mais grâce au secours de l'armée française qui prit Anvers et à l'intervention des Grandes Puissances réunies à Londres, la navigation de l'Escaut redevint libre. Cependant le traité des Vingt-quatre articles autorisa la Hollande à percevoir (article 9, paragraphe 3) « un droit unique de florin 1.50 par tonneau, savoir : florin 1.12 pour les navires qui, arrivant de la pleine mer, remonteront l'Escaut occidental pour se rendre en Belgique par l'Escaut ou le canal de Terneuze, et (page 86) de florin 0.56 par tonneau des navires qui, arrivant de la Belgique par l'Escaut ou par le canal de Terneuze, descendront l'Escaut occidental pour se rendre en pleine mer ». Ces droits étaient perçus à Anvers et à Terneuze par des agents hollandais.
Le Gouvernement belge comprit tout ce que cette clause allait avoir de néfaste pour le port d'Anvers ; aussi présenta-t-il, le jour même où M. de Theux ministre des Affaires Étrangères annonça la signature du traité à Londres, un projet de loi, par laquelle l'État belge s'engageait à rembourser les taxes de péage, perçues par la Hollande, aux navires belges et étrangers. Les objections se formulèrent sur deux points, principalement. Fallait-il rembourser la taxe aux navires hollandais, fallait-il admettre un système différentiel dans le remboursement ?
La Chambre décida, après le discours de Ch. Rogier, rapporteur du projet de loi, d'appliquer à la Hollande le même régime qu'aux autres nations, et rejeta tout système différentiel. Cependant, par la loi du 5 juin 1839, le Gouvernement était autorisé à suspendre l'effet de sa libéralité pour des motifs graves et sérieux à l'égard de l'un des pavillons étrangers. C'est ce qu'il fit en 1842 contre les États-Unis, et en 1844 contre la Prusse, par mesures de représailles.
Dès la première année, sa générosité coûta à la Belgique 354,946 fr. et jusqu'en 1863, elle dépensa de ce fait 28 millions et demi.. Cette situation ne pouvait durer, d'année en année le remboursement s'élevait à un chiffre plus considérable ; de plus, de purement volontaire qu'il était au début, il devenait peu à peu obligatoire, en ce sens qu'il était stipulé dans plusieurs traités de commerce. Le rachat par les puissances maritimes du péage du Sund et des Belts au Danemark en 1857, et celui du passage de Stade au Hanovre en 1861, vinrent faciliter une solution que déjà le Gouvernement belge avait entrevue.
M. le baron Lambermont, envoyé extraordinaire et ministre (page 87) plénipotentiaire de S. M. le Roi des Belges, secrétaire général au département des Affaires Etrangères, fut chargé d'entamer des négociations. (Dans Ch. Rogier, Discailles raconte, d'une manière fort intéressante, l'histoire de ces négociations, d'après un mémoire inédit du baron Lambermont). Elles furent longues et souvent pénibles et ce n'est qu'à l'intelligence, à la ferme activité, au sens pratique du baron Lambermont que la Belgique dut le succès final. Nous ne pouvons songer ici, à écrire une page, qui devrait être fort longue, de notre histoire diplomatique, qu'il nous suffise d'indiquer le résultat acquis. Par un traité, signé le 16 juillet 1863 entre la Belgique et la Hollande, celle-ci renonçait à la perception de tout péage sur l'Escaut, contre une somme de 36.278.566 fr. que la Belgique s'engageait à lui payer. Une conférence se réunit ensuite à Bruxelles, dans laquelle, les représentants de tous les États maritimes (page 88) fixèrent la part contributive des puissances représentées, la Belgique s'engagea â prendre le tiers pour sa part, soit 13.328.006 fr., somme bien supérieure à ce que notre pays devait à la Hollande pour nos navires nationaux. Peu de temps après furent supprimés les droits de tonnage, et réduites les taxes de pilotage. Tout cela rendit à l'Escaut la libre navigation,
Les effets du rachat ne se firent point attendre. Dès 1864 le nombre des navires entrés à Anvers augmenta de près de 200, leur tonnage dépassa de 80.000 tonnes celui relevé l'année précédente. C'est en toute vérité que M. de Vrière put dire aux Chambres : « L'émancipation de l'Escaut n'est pas seulement un des faits éclatants qui honorent les Gouvernements et commandent la reconnaissance des peuples, elle marquera parmi les événements mémorables d'un grand règne. » (Annales parl., 20 mai 1863).
II. Le traité de 1882 avec la France
L'année 1880 indique la naissance d'un certain revirement dans notre politique libre-échangiste.
(Note de bas de page : Cette même année, du 6 au 18 septembre, se tint à Bruxelles un « Congrès international du Commerce et de l'Industrie ». Dans une des sections, la politique commerciale fut à l’ordre du jour. Le libre-échange rallia encore la grande majorité des congressistes. De Molinari proposa l'établissement d'un Zollverein entre la Belgique, la France, la Hollande, le Danemark, l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse. Inutile d'ajouter que ce projet n'eut pas de suite.)
(page 88) Le 14 décembre 1880, Adolphe Le Hardy de Beaulieu, dans la discussion du budget des voies et moyens, proposa la suppression de certains droits de douane encore existants. M. Graux, ministre des Finances lui répondit : « Nous ne vivons plus dans les temps heureux que la Belgique a connus, où, pour appliquer les principes que l'on vient de préconiser, il suffisait de suivre l'exemple donné par les grandes nations voisines qui marchaient résolument dans la voie du libre-échange. L'industrie belge se heurte aujourd'hui à des barrières qu'élèvent les Etats qui s'appliquent à introduire dans leur législation les principes de la protection. Aujourd'hui les avis sont bien partagés, et s'il est ici d'ardents défenseurs du libre-échange, nous trouvons à côté d'eux des organes autorisés de l'industrie nationale qui demandent en sa faveur des droits protecteurs » (Annales parl., 14 décembre 1880). Ce n'est pas encore une volte-face bien franche, mais on sent déjà certaines réserves, quelques hésitations. Auguste Couvreur ne put s'empêcher de le constater : « Jadis, disait-il, c'était le Gouvernement qui poussait le pays en avant. Il n'attendait pas toujours que les réformes fussent mures pour les introduire. Il comptait avec raison que les résultats justifieraient sa conduite. Aujourd'hui au contraire, nous voyons le Gouvernement, tout en déclarant qu'il partage nos vues, hésiter à les appliquer et nous opposer des ajournements qui ne nous paraissent pas justifiés. » (Annales parl., 14 décembre 1880.)
C'est à cette même occasion que Pirmez prononça un de ses discours les plus curieux ; le renouvellement du traité de commerce de 1861 avec la France commençait à préoccuper (page 89) les esprits : « Comment, disait Pirmez, vous, petit pays, vous allez demander à la France et à l'Allemagne d'abaisser les droits de douane en leur disant qu'elles font un sacrifice ? Et vous n'aurez à leur offrir que la compensation du sacrifice que vous ferez dans des proportions huit fois moindres. Mais cela me paraît être de la peu habile diplomatie. Dites à la France et ii l'Allemagne : Les barrières fiscales sont des obstacles à la richesse des nations ; nous abaissons même sans réciprocité celle qui est de notre côté de la frontière ; elle nous nuit autant que celle qui est de votre côté ; et celle-ci nous est aussi préjudiciable que la nôtre. Ce ne sont pas des paroles en l'air que nos aspirations à la liberté commerciale, les faits sont là. Ainsi vous serez forts, vous direz une chose vraie que vous prouverez avoir appliquée. Mais si vous laissez croire que tout abaissement de droits est un sacrifice pour celui qui le consent et que celui qui conserve les droits les plus élevés est le mieux loti ; si vous établissez des négociations sur cette base que celui qui tient les droits les plus élevés a le succès de la négociation, vous échouerez. Vous aboutirez à peu de résultats et vous n'aurez que ce que le système employé mérite. Vous aurez semé de la protection et vous récolterez des droits de douane. » (Annales parl., 15 décembre 1880.) M. Graux lui répondit spirituellement : « Le système de l'honorable membre n'est pas de traiter avec les Puissances ; il veut tout simplement les convertir. L'honorable M. Pirmez, dans cette circonstance, n'est pas un négociateur ; il se fait apôtre ! »
C’est en 1882, que la Belgique dut renouveler son traité de commerce avec la France. La situation était délicate, la France évoluait franchement vers le protectionnisme. En perspective de ces négociations, M. Graux disait déjà, en 1880 : « Lorsqu'approche le jour où des négociations (page 90) vont s'ouvrir qui nécessiteront des modifications de tarif douanier qu'on sollicite depuis 10 ans et plus, au moment de nous présenter devant les gouvernements avec lesquels nous aurons à traiter, on nous demande de jeter les dernières armes, les derniers moyens de négociation qui nous restent. Ce serait à mon avis faire preuve d'imprévoyance. » (Annales parl., 14 décembre 1880.)
Le traité de 1882 ne fut pas aussi favorable à la Belgique que celui de 1861, la République française avait adopté un tarif général assez élevé, de sorte que chaque fois qu'elle revenait au tarif de 1861, c'était une concession qu'elle nous faisait. Le nouveau traité fut assez mal accueilli par l'opinion publique (Voir les pétitions, doc. parl., 1882). Aux Chambres on entendit plusieurs membres déclarer que le libre-échange sans réciprocité était une duperie, on regrettait de n'avoir pas un tarif général élevé, comme la France ; bref, un courant d'opinion semblait se former contre le libre-échange absolu, le libre-échange malgré tout.
C'est avec cet événement, avec la naissance de cette tendance nouvelle, que se termine la période dont nous avons entrepris l'examen.
Pour résumer ce chapitre dans une vue générale, caractérisons encore une fois les faits dont nous avons brièvement fait l'histoire.
Dans le domaine financier, nous remarquons, durant la période de 1850 à 1880, une double tendance chez nos législateurs qui, prise en elle-même, semble contradictoire : d'une part, à la liberté des banques nous avons vu opposer, par l'institution de la Banque nationale, la tutelle gouvernementale, les faits avaient parlé plus haut que les théories de la liberté ; d'un autre côté, à la réglementation du taux de l'intérét, à la législation sur les bourses, à l'autorisation (page 91) préalable des sociétés anonymes, nous avons vu substituer l’établissement d'un régime de liberté très large, presque illimitée. En matière commerciale, c'est la théorie du libre-échange qui domine, malgré les légères hésitations qui se firent jour vers 1880.
Comment expliquer l'apparente contradiction ? Où chercher la solution de l’antinomie, si ce n'est dans les faits eux-mêmes, faits que nous avons exposés, et qui ont conditionné les lois. Pourquoi le législateur de 1850 a-t-il conçu le système de la Banque nationale tel qu'il fut réalisé ? Mais parce que le régime de la liberté complet avait abouti à une situation déplorable, le crédit national était compromis, il fallait trouver autre chose. Pourquoi en 1873 supprimer l'autorisation nécessaire aux sociétés anonymes ? Mais parce que sous le régime de la protection cette forme de la société commerciale si favorable aux grandes entreprises, aux exploitations hardies, végétait misérablement. A peine le régime de la liberté fut-il introduit que nous avons vu les sociétés anonymes se multiplier d'une manière incroyable. Pourquoi en 1865 décréter la liberté du taux de l'intérêt ? Mais parce que la loi ancienne était presque officiellement violée, nous l'avons dit, et que le législateur croyait voir dans ce fait l'expression des nouveaux besoins économiques. Le motif est le même pour la loi de 1867 sur la liberté des bourses, de la profession d'agent de change, des admissions à la côte etc.. c'est toujours cette pensée d'élargir le champ des opérations financières qui guida le législateur. Enfin, est-il besoin de le dire, c'est l'expansion des opérations commerciales de tout genre, qu'avaient en vue ceux qui, en notre pays, se firent les champions du libre-échange. Ce fut là la note dominante, la tendance essentielle de toute cette époque : favoriser le développement et l'expansion des opérations lucratives. Si pour cela la liberté semblait bonne, on proclamait la liberté, si elle était mauvaise on la tempérait, (page 92) mais rarement ; le bit restait toujours unique, toujours semblable à lui-même. Les théoriciens libéraux votaient avec joie la liberté, mais parfois ils savaient reconnaître certaines restrictions nécessaires. Du reste, c'est une remarque générale à faire et qui ressort de l'exposé de ce chapitre : les arguments abstraits de l'économie politique n'étaient le plus souvent employés que comme confirmation des arguments tirés de l'analyse même des faits. Avaient-ils raison, nos hommes politiques, d'interpréter, comme ils le firent, les données de l'expérience, les résultats de leurs enquêtes ? C'est une autre question. C'est ici qu'on retrouve surtout l'influence des théories ; il est bien difficile, en effet, de regarder le monde sans le voir à travers le prisme de ses idées propres, de ses tendances, de sa philosophie.
Telle est l'indication que nous tirons, au point de vue de l'histoire des théories économiques, des faits relatés dans ce chapitre.
Ils sont encore insuffisants pour nous permettre de formuler une conclusion générale, d'autres faits sollicitent encore notre attention : nous avons à parler des questions ouvrières.