(Paru à Louvain en 1904, chez Charles Peeters)
(page 3) Cette première partie est consacrée à l'histoire des idées en Belgique, au point de vue spécial de leur influence sur la politique générale, sur les institutions sociales créées par le pouvoir ou par l'initiative privée, sur la législation commerciale, financière, ouvrière etc... En un mot, c'est l'histoire du mouvement des idées économiques générales et appliquées. On ne trouvera donc pas dans ces premiers chapitres l'exposé systématique des doctrines économiques proprement dites, ni leur discussion. L’analyse des théories elles-mêmes l'objet de la seconde partie. C'est en rappelant l'œuvre des principaux économistes belges que nous aurons alors montrer comment les idées se sont reliées en divers systèmes, ce sera la partie théorique de notre travail. (Note du webmaster : comme mentionné plus haut, cette seconde partie n’est pas reprise dans la présente version numérisée)
La multiplicité des questions à traiter, souvent même leur complexité, nous forcent ne pas abandonner la région des idées générales. Chacun des points que nous traitons suffirait à lui seul occuper de nombreuses pages, si l'on voulait (page 5) descendre dans l'examen des détails. Malgré l'intérêt que présenterait un pareil travail, travail qui serait considérable, voulant faire une œuvre d'ensemble, nous avons dû forcément nous borner aux traits généraux, aux grandes lignes du mouvement des idées économiques. Nous l'avons encadré, et il nous paraît superflu d'en justifier le procédé, dans le mouvement même des faits généraux de la vie du pays.
(page 5) Ce chapitre fera l'histoire économique des vingt premières années de notre indépendance (1830-1850). au point de vue des idées qui y dominèrent et des tendances que révèlent la suite des événements ainsi que la manière dont les hommes d’Etat et les économistes firent face aux circonstances. Nous pousserons plus avant l’étude de notre politique (page 6) commerciale ; c'est une de ces questions qui s'imposa au lendemain de l'indépendance et absorba une grande partie de l'activité dans cet ordre d'idées ; d'autre part, les fails sont liés si intimement les uns aux autres, ils forment une suite si logique, qu'il est bien difficile de s'arrêter à mi-chemin, de ne pas poursuivre jusqu'à la date de son triomphe définitif, la campagne libre-échangiste.
Les questions qui se présentent à notre examen durant cette période 1830-1860 ne sont pas assez indépendantes pour faire l'objet de chapitres spéciaux ; d'autre part elles ont une physionomie bien caractérisée qui les distingue nettement de la période suivante. Nous avons cru bien faire, en les présentant en faisceau, un peu pêle-mêle ; l'idée générale émergera ainsi d'une manière plus frappante.
Premières mesures protectionnistes. L’établissement des chemins de fer.
La Belgique, sortie indépendante de la crise de 1830, dut, c'est naturel, consacrer les premières années de son autonomie nationale à s'organiser politiquement La révolution cependant avait jeté un trouble réel dans l'existence économique du pays. La Hollande nous avait fermé ses colonies et ses eaux intérieures. « Les industriels alarmés réclamèrent des compensations. Absorbés par des questions d'organisation politique et administrative, le Gouvernement et le Congrès ne donnèrent point satisfaction à leurs doléances. Ils se bornèrent à édicter quelques mesures de circonstance sans caractère économique bien accentué. Seule, l'industrie métallurgique obtint un régime de faveur (Patria Belgica. t. II. Le mouvement économique en matière commerciale, par MM. Corr, Van der Maeren et A Couvreur. Warzee, Exposé historique de l'industrie du fer dans la province de Liège, Liège. 1861. Stainuer, Histoire commerciale de la métallurgie dans le district de Charleroi, de 1829 à 1867, Charleroi, 1873, deuxième édition). Toutefois, ému par les demandes réitérées des industriels et des agriculteurs, ébranlé par la campagne (page 7) au sein des chambres, le parlement vota la loi du 31 juillet 1834, établissant l'échelle mobile des droits d'entrée sur les céréales, et un droit spécifique assez élevé sur les tissus de lin, de chanvre et sur l'étoupe . La Belgique entrait résolument dans une voie nettement protectionniste. C'est autour de la question commerciale que se concentrera d'abord l'activité du pays, au point de vue économique. De fait, on le croyait, c'était aller plus pressé.
La production pouvait subir une crise sérieuse ; la fermeture brusque des débouchés accoutumés, mettait l'industrie dans la nécessité de chercher pour ses produits des voies nouvelles. D'où, l'urgence d'accaparer le marché national d'abord, de se perfectionner ensuite, pour lutter alors victorieusement l'étranger.
Cependant l'économie de la richesse publique était à l'heure de transformations profondes ; ce sera l'honneur de nos premiers gouvernants de l'avoir compris en construisant le premier chemin de fer sur le continent européen. Dès 1830 un groupe d'ingénieurs s'était occupé de la question (V. Perot, Les chemins de fer belges. Bulletin de la commission centrale de statistique, vol. II, 1845) ; en 1832 un premier projet fut élaboré sous le ministère de Theux-Raikem, comportant la concession des lignes à exploiter à une société financière ; l'apparition de Ch. Rogier au pouvoir en 1833 modifia les vues du gouvernement. Un projet de loi décrétant l’établissement d’un réseau ferré, exploité par l'État, fut déposé par Rogier en 1833. La discussion du projet fut longue, fort curieuse, intéressante ; nous citerons plus loin certains échantillons des arguments des adversaires de « la voie rogiérienne », le point qui nous intéresse davantage est l'idée, mise en avant par Rogier, de l'exploitation par l'État. « En matière de routes, de canaux etc... disait le ministre dans l'exposé des (page 8) motifs, le point essentiel atteindre est la facilité el le bon marché des transports. Pour atteindre ce but il importe que les tarifs des péages puissent toujours se modifier d'après ceux des pays voisins. Or cet avantage ne pourrait s’obtenir par le système des concessions, parce qu'il est de la nature de ce système de se créer une espèce de perpétuité qui ne permet point de modification... Cette entreprise (des chemins de fer) vraiment nationale, ne saurait être abandonnée à l’exploitation particulière, aux caprices on à l'avidité de l’intérêt privé. » (Cité par Pérot). Il va sans dire qu'on attaqua vivement aux chambres cette idée de l'exploitation par l'Etat. Il n'est pas vrai. disait-on (discours de de Puydt, Moniteur, 15 mars 1834) que les concessionnaires ne cherchent qu’à obtenir de gros bénéfices : si l'on constate la prospérité croissante des recettes d'une concession. c'est le résultat de l'activité des transports et non la preuve d’un péage trop élevé.
On répondait (Nothomb, Moniteur, 17 mars 1834) : une société financière recherchera avant des bénéfices : même si l'on créait plusieurs sociétés. il n’y aurait pas de concurrence ; elles s'entendraient pour se partager les profils.
On disait encore (Jullien, Moniteur, 17 mars 1834) : le Gouvernement ne peut avoir l'esprit de propriété comme le particulier. ce qu'il fait ne peut être surveillé par des agents et souvent par des employés subalternes. Or à combien de dangers n'est-il pas exposé ! que de corruptions n'a-t-il pas craindre !
Quoi ! répondait à cet argument Smits, le rapporteur du projet (Smits, Moniteur, 18 mars 1834), l'Etat ne construit pas aussi bon compte que les particuliers ! que font donc les particuliers quand ils veulent faire travailler avec économie ? Ils suivent (page 9) l’exemple de l'Etat et ils adoptent le système de l'adjudication ou de l'entreprise.
On objectait aussi qu’il était dangereux que l'Etat se fît industriel. Mais en créant des chemins de fer l'Etat ne se fait pas industriel, répondait-on. Il s'agit seulement de conserver à l'État la grande communication. dans le but précis de vivifier toutes les branches du commerce, de l’industrie et de la marine.
En tout cas, le chemin de fer projeté doit être considéré comme un prolongement de la mer et comme tel il ne peut entrer dans le domaine particulier. Bref. L’exploitation par l'État fut votée par 53 voix contre 35.
A côté de cette discussion intéressante et instructive, les adversaires des chemins de fer eux-mêmes. ne se firent pas faute de s'opposer par des arguments typiques à leur établissement. « Quelle perturbation. disait M. de Foere (Moniteur belge, 11 mars 1834 et suivants) ne va-t-on pas jeter dans la foule des industries qui vivent des transports et dans les existences qui en dépendent ? Quelle étendue de terrains ne faudra-t-il pas enlever à l'agriculture. au détriment des produits belges ? Et pourquoi ? Pour favoriser l'écoulement des produits étrangers ! » M. Hélias d’Huddeghem défendit des opinions tout aussi curieuses : pour lui, « beaucoup d'hommes resteront inoccupé : en supposant que, d’Anvers à Cologne. il y ait 500 à 600 à voitures publiques, voilà l’existence de tous ces voituriers et de leurs familles compromise. Sans compter la masse d’industriels qui en vivent, les aubergistes, les maréchaux, les charrons. les selliers. » Enfin voulant frapper le projet d'un coup mortel, « il faudra tant de fer, ajoutait-il, qu'on va épuiser complètement nos mines. C’est point qui a échappé jusqu’à ce jour aux économistes ! » Ces (page 10) exemples suffiront, je pense, pour indiquer la tournure que prit la discussion. (A STEVART, Chemins de fer. Patria Belgica, t. II).
L.e réseau décrété par la loi du 31 avril 1834 (Note du webmaster : en fait la loi du 1 mai 1834) devait avoir une étendue de 397 kilomètres : c'était la traversée du pays du nord au sud et de l'ouest à l'est : c'était l'union des pays voisins au travers de la Belgique. (E. Nicolaï, Les Chemins de fer de l’Etat en Belgique, 1885).
Il n’est pas sans intérêt de rappeler quelques chiffres. Ils répondent mieux que tous les arguments aux faux-prophètes de 1834.
Au 31 décembre 1834, 20 kilomètres de voie ferrée étaient construits ; au 31 décembre 1840, 334 kilomètres ; au 31 décembre 1850, 560 kilomètres : au 31 décembre 1870, 618 kilomètres, au 31 décembre 1880, 2.468 kilomètres.
En ajoutant à ces chiffres le nombre des kilomètres exploités par des compagnies, on arrive en 1880 à un total de 2,702 kilomètres. C’est un résultat brillant, bien fait pour nous faire apprécier à sa juste valeur la grande initiative de Charles Rogier.
L'établissement des chemins de fer, les premières mesures protectionnistes en faveur de l'agriculture et de l'industrie, ne furent pas les seuls problèmes économiques, qui préoccupèrent le législateur et l'opinion publique, au début de la période que nous étudions. Un problème douloureux va bientôt solliciter l'attention générale, et quoique, en dehors de nos frontières la conception libérale de l'économie politique rencontrât un succès grandissant, les intérêts alarmés ou la souffrance humaine vont chez nous en retarder les applications pratiques. L'histoire de la crise des Flandres, qui commençait en 1839, témoigne chez nos gouvernants d'une idée très large de l'intervention ; nous les verrons multiplier (page 11) les mesures d'assistance, de bienfaisante protection envers les classes souffrantes. Pendant de nombreuses années l'Etat rivalisera de zèle avec l'initiative prisée pour secourir les victimes de la crise, de même que dans le domaine commercial, sa politique du début sera toute de prohibition, de droits élevés, de fermeture des frontières.
C'est la crise des Flandres. qui sollicitera d'abord notre attention.
Crise des Flandres 1839. Enquête de 1840 sur l’industrie linière. Crise alimentaire 1845
Ducpetiaux nous a laissé un tableau charmant de l’industrie linière en Flandres : « Dans sa combinaison avec l'agriculture, dit-il, la population des campagnes trouvait non seulement des moyens d'existence, mais encore la source d'un certain bien-étre. Le sol produisait la matière première, la famille entière, hommes, femmes, enfants. concourait aux diverses manipulations du lin ; les occupations étaient alternées : le chef de famille passait de la culture de son champ son métier ; la ménagère quittait son rouet pour veiller au soin du ménage, chacun avait sa tâche et nul instant n'était perdu. La vente du fil et de la toile subvenait au payement du loyer et des contributions. La culture, associée à la filature et au tissage, apparaissait aux yeux de tous comme l’expression d'un système qui était proposé comme modèle aux autres nations. » (Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres, 1850)
Cette belle quiétude, ce régime patriarcal de la petite industrie furent sérieusement troublés à partir de 1830. Les bas prix de la main-d'œuvre en Allemagne, résultant de la modicité des impositions et des fermages. l'introduction et les progrès du machinisme en Angleterre. suscitèrent à l’industrie linière belge des concurrents sérieux ; les tarifs élevés que la France appliqua aux toiles belges nous fermèrent un débouché important.
(page 12) Dès 1834, nous l'avons dit, le parlement avait appliqué à l'industrie linière un tarif protecteur ayant pour but de lui assurer autant que possible le marché intérieur : « ce fut, dit encore Ducpétiaux, l'oreiller sur lequel s'endormit l'industrie nationale. » Le réveil n'en fut que plus terrible en 1839. C'était une véritable crise que traversaient nos Flandres et, c'est en toute vérité, que Ducpétiaux put intituler un mémoire remarquable qu'il publia sur la question en 1850 : Le paupérisme dans les Flandres. Il y caractérise ainsi le mal dont souffrait la Belgique : « l'état d'isolement de la fileuse et du tisserand, de là, la nécessité où ils se trouvent d'acheter la matière première de seconde ou troisième main à des prix exagérés, la distribution vicieuse et la division incomplète du travail, le défaut de concours des divers agents de la production à l’œuvre collective qu'ils devaient se proposer, les vices et les lacunes de l'apprentissage, l'absence de lumières suffisantes et de direction rationnelle », telles sont les causes internes, peut-on dire, de la crise linière. Quel contraste, entre les deux tableaux que Ducpétianx nous a laissés et qu'on pourrait intituler, l'un : Avant, l'autre Pendant.
Les faits et les données statistiques, qui occupent la première partie du Paupérisme dans les Flandres nous font apprécier d'une manière émouvante l'accroissement et l'intensité de la misère. Il n'entre pas dans notre plan d'étudier le fail de la crise en lui-même (Voir entre autres autres, détails chez Thonissen, Le règne de Léopold I, t. IV, p. 249 et suivantes, et beaucoup dans les premiers de la Commission de Statistique. Voir la monographie de M. Ernest Dubois, L'industrie du tissage du lin dans Flandres. Dans la Collection des Industries à domicile publiée par l'Office du travail (II, 1900). De l’état de la mendicité et de la bienfaisance dans la province de Flandre orientale 1740-1850, par p. C. Van der Meersch, Bulletin de la Commission centrale de statistique, vol. Vn 1853, et Briavoine, De l’industrie en Belgique. Cause de décadence et de prospérité, sa situation actuelle, Bruxelles, 1839) ; qu'il nous suffise de dire que la (page 13) misère était profonde, que l'industrie linière périclitait, que la grande source de la richesse des Flandres semblait tarie ; mais il nous faut voir comment on tenta dans les sphères gouvernementales de combattre le mal ; au point de vue des idées économiques ce point est important.
Le gouvernement (de Muelenaere, de Theux, Nothomb) s'émut bientôt de la situation ; une circulaire ministérielle du 23 février 1840 institua une commission d'enquête pour éclaircir la question. Sous la présidence du comte d'Hane de Potter, la commission procéda à de nombreux interrogatoires dans les deux Flandres ; elle en publia les résultats en juin 1841 en deux forts volumes : sur l'industrie linière.
C'est surtout une étude de la technique, de la culture, de la préparation. du commerce. ile la fabrication, des matières linières, qu'établit la commission. Relevons cependant la triste constatation qui y est faite touchant le salaire : à cette époque les fileuses gagnaient de 0.30 fr. à 0.60 fr. par jour, les tisserands avaient une moyenne de 0.72 fr. On le voit, c'étaient des salaires de misère.
(Note de bas de page : M. Heins donne dans sa brochure : Les ouvriers gantois, quelques chiffres intéressants puisés dans l’'Enquête sur le travail et la condition physique et morale des ouvriers employés dans les manufactures de coton à Gand, publiée en 1846. par MM. Mareska et Heymans, membres et délégués de la société de médecine. Voici ces chiffres : Salaire des enfants, de 0.32 fr. à 0.82 fr. par jour ; salaire des filles et femmes, de 0.91 fr. à 2 fr. ; salaire des hommes, de 1.50 fr. à 4.50 fr. La durée du travail était de 14 heures.)
Ce sont encore, surtout des remèdes techniques que nous trouvons dans l'enquête, signalons pourtant la proposition d'établir des inspecteurs officiels qui surveilleraient la bonne préparation du lin ; de supprimer le travail du lin dans les prisons, d'organiser des écoles de filage et de tissage, des ateliers d'essai et d'apprentissage pour répandre l'instruction, de créer des comités (page 14) spéciaux dont le but serait de travailler au développement de l'esprit d'invention et de lui offrir l'occasion de se faire connaitre, enfin, au point de vue commercial. La commission demandai l'agrandissement de nos débouchés et un tarif sagement protecteur.
Il faut le reconnaître, les gouvernements qui se succédèrent aux affaires à cette époque sont tous, depuis l'enquête de 1840, venus largement au secours de notre industrie linière et de ses travailleurs. Les faits ont parlé plus haut que les théories économiques. Les libéraux eux-mêmes ont tous été, en la matière, largement interventionnistes. On peut, avec raison, critiquer l'à-propos. la valeur de telle ou telle mesure, on doit cependant constater la très bonne volonté de tous. et les profonds accrocs que subit la doctrine du « laissez-faire ».
Un des premiers actes du gouvernement d'alors, fut de conclure avec la France (16 juillet 1842) le traité qui porte le nom de convention linière. (Sur le projet d'union douanière entre la France et la Belgique: E. Mahain : La politique commerciale de la Belgique, Leipzig, 1981 et P. A de la Naubais, De l’association douanière entre la France et la Belgique, Paris, 1842). Une ordonnance de Louis-Philippe (26 juin 1842) avait établi pour la France un tarif presque prohibitif sur les fils et tissus de lin étrangers. La Belgique par la convention de 1842 obtint le maintien de l'ancien tarif pour les toiles belges : par contre, elle appliquait à ses frontières le tarif français pour tout autre pays que la France. C'était provoquer des représailles ; de la part du Zollverein surtout. elles ne tardèrent pas se manifester. Cependant deux ans plus tard (1er septembre 1844), la Belgique put aussi conclure un traité avec le Zollverein, par lequel nous octroyions un régime de faveur à l'importation des laines allemandes, qui devenaient depuis quelque tems, matières premières pour notre industrie textile.
Le régime protecteur de nos filatures nationales aurait (page 15) peut-être permis notre industrie belge de se relever, si la question ne s'était pas vers 1845-1846 compliquée d'une crise alimentaire provoquée par la hausse des pommes de terre et les mauvaises récoltes, La misère s'accroit dans des proportions effrayantes, le 1/7 de la population belge est, à cette époque, secouru par les bureaux de bienfaisance : en Flandre Occidentale et en Hainaut c'est le 1/5 ; le pays s'émeut, la charité privée fait des merveilles, des paroles généreuses retentissent à la tribune nationale, la Chambre s'associe aux vœux formulés pour y mettre un terme - de gros subsides sont votés pour venir secours des indigents, la législation commerciale est modifiée - Malou prend l'initialise d’un projet de loi, établissant provisoirement la libre entrée des grains, pommes de terre, etc.
(Note de bas de page : Ducpétiaux, dans un rapport présenté au Congrès international de bienfaisance de 1856, énumère les mesures prises en 1845, 1846 et 1847 pour remédier aux crises que traversait la Belgique. En voici quelques-unes.
(1845 : Loi du septembre décrétant jusqu'au 1er juin 1846 la libre entrée de la plupart des denrées alimentaires ; deux millions sont prêtés aux communes pour subvenir aux besoins des classes ouvrières ; création de fonds communaux pour couvrir des revenus des bureaux de bienfaisance ; fondation d'agences de subsistance, de comités de charité : primes accordées à l'importation des pommes de terre etc. etc.
(1846-47. Prohibition à la sortie du pain ; libre admission du bétail et des viandes fumées ; prorogation de la libre entrée des denrées alimentaires... ; deux millions de subsides sont distribués par I'Etat , un million est dépensé par le Gouvernement pour empêcher la hausse des grains, etc...
(On trouve également des détails intéressants dans les différents rapports de la Commission centrale de statistique publiés dans les Bulletins, aux années correspondantes à la crise)
Il fallait un certain courage à Malou pour défendre ce projet ; l'année précédente, en effet, le ministre des finances et le comte de Theux, rapporteur du projet, avaient eux-mêmes, précisément (page 16) réclamé une protection plus forte pour l’agriculture. En défendant le projet de loi, Malou semblait avoir accepté ce que M. Delfosse appelait « une mission expiatoire. » Il expliqua son apparente palinodie en ces termes : « Prétendre, dit-il, que les principes généraux doivent être maintenus dans toute espèce de circonstances, ce n'est pas tenir compte des faits, entrer dans la vie réelle, mais se maintenir dans des abstractions. II a nulle contradiction à avoir établi dans la dernière discussion certains principes et à en suspendre l'application aujourd'hui, en présence de faits que personne ne peut nier. » (Annales parlementaires, 3 mai 1845)
L'intervention gouvernementale ne se borna pas ouvrir nos frontières ; les transports des denrées alimentaires furent abaissés de prix, parfois mème s'effectuèrent-ils gratuitement ; les droits d'octroi sur la viande furent partout diminués et abolis dans quelques localités : en 1846, Bruxelles alla instituer une boulangerie communale pour maintenir le prix du pain à un taux relativement modéré : un peu partout, se créèrent des agences de subsistances, des boulangeries communales, des sociétés pour l'achat de provisions.
(Note de bas de page : Dupectiaux a publié une très intéressante notice sur l’agence centrale des subsistances établie pendant l’hiver 1845-1846. Voir Annexes du Congrès international de Bienfaisance de 1856). Cette agence, établie par la ville de Bruxelles, eut pour but de fournir aux classes indigentes du pain, des pommes de terre, du charbon. des soupes bon marché. Elle perdit plus de 10.000 francs sur les denrées et les combustibles, représentant la différence entre les prix de vente et les prix d'achat. Ses dépenses totales s’élevèrent à près de 58,000 fr. Parmi les résultats indirects obtenus par l'agence, Ducpétiaux cite la réduction générale du prix des denrées les plus nécessaires à l'existence. l'établissement d'une concurrence loyale qui a écarté instantanément toute tentative de hausse factice et qui a étendu sa bienfaisante influence, non seulement sur les marchés de la capitale, mais encore sur ceux des villes voisines. 1847, 1 vol.)
Sur ces entrefaites, le ministère changea ; M. Discailles nous a narré dans la vie de Rogier (Discailles, Charles Rogier, 4 volumes) les labeurs de son installation. Bien des difficultés et des hésitations marquèrent la formation de ce premier cabinet libéral homogène, dans lequel Rogier et Frère-Orban prenaient les affaires en pleine crise.
Dans le programme que Rogier publia au Moniteur (août 1847) au nom du nouveau ministère, nous lisons la déclaration suivante, qui indique bien comment le cabinet voulait envisager la question des Flandres : « Animé, y lit-on, d'un sentiment de justice pour tous les intérêts et toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'attention et l'action du Gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses et laborieuses. Sous ce rapport la situation des populations flamandes doit tenir la première place dans ses préoccupations et dans ses actes. Il n'est pas possible d'envisager froidement la détresse où sont tombés plusieurs districts de ces provinces, jadis si florissantes. Il faut qu'ils soient relevés de cet état de décadence. Il y va de l'honneur des Flandres, il y va de l'honneur du pays et du Gouvernement. »
Ces paroles ne furent pas que des paroles ; les actes du gouvernement prouvèrent que les principes libertaires comportaient des exceptions pratiques. Ch. Rogier s'était du reste prépare à sa tâche ; il avait, avant de devenir ministre, étudié sur place le paupérisme en Flandre, il avait compris les causes de la triste misère : partout la machine, sauf en Flandres. s'était substituée au travail la main, l'industrie belge n'avait pas marché avec le temps, les procédés étaient vieux, c'étaient les tissus de laine et de coton que le consommateur demandait alors ; on n'en fabriquait pas en Flandres. De plus le crédit agricole n'existait pas, le paysan devait vendre son lin par anticipation à des (page 18) conditions souvent usuraires, il ne pouvait le conserver longtemps, ni par conséquent lui faire subir certaines manipulations avantageuses. Tout cela, Rogier le comprit très bien ; aussi, à peine au pouvoir créa-t-il un bureau spécial et un comité consultatif pour examiner la crise, et fit-il décréter d'importants travaux publics, pour fournir par le travail une assistance aux pauvres flamands. Secourir, c'était aller au plus pressé ; il fallait songer guérir. Le remède, c'était l'emploi des machines. Rogier fit voter un fonds permanent de 300,000 fr. pour perfectionner les instruments de travail : il créa des ateliers d'apprentissage, des ateliers modèles pour le tissage de la laine etc... institua des primes à la sortie etc. etc.
On le voit, c’était comprendre très largement le rôle de l'intervention du pouvoir. Ce n'est pas la dernière fois d'ailleurs, que nous aurons à le constater : mais avant de poursuivre jetons un regard sur l'ensemble économique du pays, pendant la période que nous venons de traverser.
En 1843, A. Visschers expose ainsi l'état de l'industrie en Belgique : « L’embarras n'est plus dans la production, dit-il, il est dans le débit... Si nous sommes les témoins des transformations, des essais grandioses de l'industrie moderne, à combien de déceptions n'avons-nous pas déjà assisté . La liberté a-t-elle tenu toutes ses promesses ? On en est arrivé regretter les temps patriarcaux de l'industrie... Il ne nous est pas donné de prévoir quelle sera la forme de l'organisation industrielle, même à la fin de ce siècle, mais nous augurons favorablement de la liberté et de la science. Les fautes commises viennent principalement d'une fausse appréciation de l'état de l'industrie et des (page 19) débouchés du commerce. Les fautes passées nous profiteront, la sagesse s'achète et ne se donne pas. Nous ne demandons pas de faveur, nous attendons que les populations éclairées sur leurs intérêts reconnaissent les avantages de la liberté des échanges... La Belgique possède tontes les conditions de bien-être : la liberté et l'indépendance dans l'ordre politique, l'état avancé de civilisation. des mœurs douces et religieuses dans l'ordre moral ; enfin un sol fertile, de riches mines de houille et de fer, des habitants industrieux et économes, des capitaux abondants, des voies de communication nombreuses et perfectionnées, dans l'ordre matériel. » (A. Visscher, De l’état actuel de l’exploitation minérale et de l'industrie métallurgique en Belgique. Bulletin de la commission centrale de statistique, volume I, 1843).
Ces paroles si pleines d'optimisme et d'espérance, nous montrent cependant les deux points vulnérables : la liberté n'a pas tenu toutes ses promesses et il règne une fausse appréciation des débouchés du commerce. Voyons ce que l'on fit dans l'un et l'autre domaine (On trouvera un exposé complet de la législation et de la statistique commerciale dans le Moniteur commercial. Recueil de documents concernant la navigation, le commerce et l'industrie en Belgique, paru à Anvers depuis 1839).
Des 1840 (14 mai) la chambre vote une enquête sur la situation du commerce et de l'industrie.
Trois domaines d'investigation sont désignés aux enquêteurs :
1° Examiner la situation actuelle du commerce extérieur dans ses rapports avec l'industrie et l'agriculture du pays.
2° S'enquérir si la législation actuelle est insuffisante.
3° En cas d'affirmative, présenter les bases du système commercial et naval qu'il conviendrait d'établir dans l'intérêt de la nation.
M. l'abbé de Foere avait pris l'initiative de la proposition d'enquête aux chambres. C'est lui que nous retrouverons toujours en avant de toutes les propositions protectionnistes de l'époque.
Une commission est nommé avec Desmaisières comme (page 20) président et de Foere comme vice-président, dans le but d'interroger les chambres de commerce ainsi que les principaux négociants et industriels pays. Les conclusions de l’enquête aboutirent une nouvelle législation douanière (Voir G. Hofkes, La Belgique dans ses rapports arec la France et l'Allemagne relativement à l'adoption des droits différentiels par le Zollverein, Stuttgart, 1843, traduit de l'allemand. Bruxelles, 1855).
« C’était en 1844, écrira plus tard de Molinari dans l'Economiste belge (février 1855), un digne ecclésiastique, qui avait le tort de négliger son bréviaire pour le tarif des douanes, M. l'abbé de Foere prit à part quelques-uns de ses collègues de la Chambre pour leur communiquer une idée merveilleuse qui lui était venue. » L'idée merveilleuse fut la loi du 21 juillet 1844 sur les droits différentiels. (Pety de Thozée, Système différentiels par le Zollverein, t. 1, pp. 157 et suivants)..
Je ne sais si M. de Foere négligeait son bréviaire pour les questions économiques, mais il ne faut pas s'étonner qu'il fut, à tous les points de vue, la bête noire des libre-échangistes. Quoi qu'il en soit, 1844 marque l'apogée du protectionnisme en Belgique : « A compter de ce moment, écrivent Corr. Van Der Maeren et Couvreur (Patria Belgica, t. II, p. 793), se fondant sur les résultats d'une enquête conduite par ses promoteurs dans un esprit des plus étroits (il ne faut pas oublier, que ces messieurs étaient libre-échangistes), le pouvoir, la représentation nationale, les chambres de commerce, ta presse, l'opinion publique se lancèrent dans les voies d'un protectionnisme à outrance. L'agriculture obtint de nouvelles restrictions contre l'entrée du bétail étranger. La pêche, la filature, le tissage du lin, du coton, de la laine, de la soie, les produits chimiques, les mécaniques, les fers, les fontes devinrent tour à tour l'objet de la sollicitude funeste du législateur... Ce fut la belle époque des primes de sortie, des encouragements donnés (page 21) aux exportations factices, des rêves poursuivis pour la création artificielle d'une marine marchande, d'une marine militaire, d'une colonie qui devait devenir l'exutoire des produits belges. Des millions furent engloutis dans l'envoi aux nègres de vêtements dont ils n'avaient nul besoin et qu'ils étaient hors d'état de payer, alors que, sur le marché national, nos populations laborieuses acquittaient, sur leur nourriture, sur leurs instruments de travail, sur leurs habillements, des droits égaux la valeur de l'objet consommé. »
(Note de bas de page : Il est curieux de constater qu'à cette époque. Verviers, qui quelques années plus tard allait devenir un centre actif de propagande libre-échangiste, était alors nettement protectionniste. Voyez notamment : Constant de Verviers, Régulation de la liberté du commerce, Bruxelles, 1841. On y lit des phrases comme celles-ci : Il faut repousser par des prohibitions ou des droits élevés les produits étrangers de quelque pays qu'ils viennent, les objets de luxe et de sensualité de l’Inde, comme les autres ; encourager la production des denrées et des matières premières que notre climat comporte et que la culture perfectionnée peut nous permettre ; remplacer les produits qui manquent par d'autres que nous pouvons produire ; élever notre production au plus haut degré possible en qualité et quantité, et confier l'industrie aux soins éclaires et actifs d'un ministre particulier qui s’en occupe exclusivement. » On ne peut être moins libéral).
Il faut naturellement prendre ce tableau avec réserve ; il est écrit à une époque où le libre-échangisme était encore très fier de sa victoire. Mais le fait est vrai, les tarifs belges étaient dans leur ensemble protecteurs ; n'oublions pas cependant, que par suite de la crise linière et alimentaire, par suite de nombreux traités particuliers, de grandes brèches ne tardèrent pas à lui être faites.
D'autres questions préoccupèrent bientôt le Gouvernement et les chambres. L'industrie avait pris de grands développements, le souci de la production avait fait négliger trop souvent les intérêts essentiels du bien-être de la masse productrice, ceux d'une équitable distribution, ceux du bonheur et de l’hygiène sociale.
Un arrêté royal du 7 novembre 1843, dû à l'initiative de (page 22) J.-B. Nothomb, ministre de l'Intérieur, établit une commission d'enquête sur le travail des enfants et la police des ateliers (Enquête sur le travail des enfants et la police des ateliers, 3 vol., Bruxelles, 1848). Elle se composait de 7 membres, parmi lesquels il nous plaît de relever noms de Visschers et de Ducpétiaux. Ces deux hommes ont joué un rôle trop important dans notre histoire économique, pour que dès maintenant nous n'hésitions pas à mentionner leur présence parmi les membres de notre première enquête sur le travail national. Celle-ci fut publiée en en trois volumes, dans lesquels les rapports, dus à la plume de Ducpétiaux sont remarquables.
On consulta les chefs d'industrie, les chambres de commerce, les ingénieurs des mines, les médecins. Le questionnaire portait sur le nombre des enfants employés, sur la durée du travail, sur les salaires. sur le travail de nuit, sur le repos dominical, sur l'opportunité d'une loi réglant l'un ou l'autre de ces points. De grandes divergences d'opinion se manifestèrent parmi les industriels consultés ; la fixation d’un maximum de durée pour le travail quotidien souleva partout les réclamations les plus vives. En somme, les médecins seuls se montrèrent favorables à une réglementation.
La commission conclut des indications fournies : 1° que (page 23) le nombre des jeunes enfants employés dans les divers établissements industriels était beaucoup moins considérable qu'on ne le supposait (Sur 54.181 ouvriers on avait relevé 696 enfants de moins de 9 ans, 2.299 de 9 à 12 ans, 9.145 de 12 à 16 ans, avec une moyenne de 12 heures de travail par jour, et un salaire qui pour les enfants de moins de 12 ans était de 0.20 à 0.40 frs par journée) ; 2° que leur salaire était modique ; 3° que la durée du travail des enfants était la même que pour le travail des adultes ; 4° que l'instruction était négligée ; 5° que l'enseignement professionnel était presque nul, et que les abus de l'apprentissage étaient considérables ; 6° que le travail de nuit était général ; et enfin 7° que la situation des enfants dans la petite industrie n'était guère meilleure.
En conséquence, un projet de loi fut élaboré. On proposa d'interdire aux femmes le travail souterrain dans les mines ; de décréter pour les adultes un maximum de 12 heures et demie de travail par jour, de 6 heures et demie pour les enfants de moins de 14 ans, qu'ils puissent fréquenter les écoles, et de 10 heures et demie pour les adultes de moins de 18 ans, de manière à ce qu'ils soient libres de suivre les cours du soir. Avant 10 ans nul enfant ne pourrait être admis dans les fabriques ou manufactures, avant 12 ans dans les mines ; le travail de nuit serait interdit en principe avant 18 ans, sauf dans les mines ; le repos dominical serait obligatoire pour les protégés ; enfin il faudrait veiller au développement de l'instruction et créer un corps d'inspecteurs du travail ; de plus, le gouvernement pourrait, par arrêtés royaux, prohiber le payement des salaires en nature, ou, dans les cabarets et autres lieux publics.
Ce projet trop complet, trop général, trop sévère peut-être pour l'époque, n'aboutit pas ; soumis à l'avis des chambres de commerce par circulaire ministérielle du 24 août 1849, il fut repoussé par la majorité des corps et des (page 24) hommes compétents. Les quatre premières dispositions furent surtout attaquées ; on objectait que le projet ne tenait pas compte des nécessités du travail industriel, et il fut enterré avec tous les honneurs dus à son rang. Ce ne sera pas le dernier enterrement de ce genre auquel nous devrons assister. Périodiquement pour ainsi dire, soit l'initiative privée, soit l'initiative gouvernementale, présentera aux chambres un projet de l'espèce de celui que nous venons d'analyser ; toujours jusqu'en 1889 une majorité hostile se trouvera décidée à le rejeter.
Signalons en passant la Commission royale créée par arrêté du 15 septembre 1845 dans le but :
1° de rechercher les lacunes qui existent dans les institutions consacrées au soulagement et à l'amélioration du sort des classes ouvrières du pays.
2° d'examiner et de discuter les moyens pratiques de combler ces lacunes.
3° de donner son avis motivé sur toutes les pièces, documents etc... qui lui seront renvoyés à cette fin par l'administration de la justice.
4° de signaler à l'administration les institutions utiles de l'étranger.
Les travaux de cette commission durèrent jusqu'en 1847 et ils embrassèrent grand nombre de questions. Notons parmi ses rapports les plus intéressants ceux qui traitent des ateliers de travail, de la participation aux bénéfices etc. (A. Visschers, Institutions de prévoyance. Patria Belgica, t. II.)
L'année 1846 est importante. Elle marque le premier recensement général des industries et des métiers en Belgique. Il est le seul, d'après des autorités compétentes (A. Julin, Le recensement des industries et métiers en Belgique. Réforme sociale, Paris, 1900), qui avant 1896, constitue une exploration complète du vaste (page 25) domaine industriel. Quetelet et Feuschling y ont attaché leur nom. « Il offre, dit M. Waxweiler, de sérieuses garanties d'exactitude, autant par les méthodes suivies, que par le soin apporté à la critique des résultats obtenus. » (E. Waxweiler, Analyse des volumes et du recensement général des industries et des métiers, 1896, Bruxelles, 1900).
Ce ne fut pas sans de grandes difficultés, qu'on entreprit ce recensement de 1846. Il s'étendait à la fois, à la population, à l'agriculture, à l'industrie. La commission centrale de statistique avait à peine 5 ans d'âge, c'est un arrêté royal du 16 mars 1841 qui l’avait instituée. C’était peu, pour entreprendre un travail si considérable, qui n'avait aucun précédent en Belgique. « Aussi, la Commission centrale de statistique fut-elle sagement inspirée en préconisant l'idée de mettre l'essai les méthodes et le programme du recensement avant de passer à l'exécution définitive du plan qu'elle avait tracé. Sur sa proposition, le ministre de l'Intérieur donna l'autorisation de procéder, dans la commune de Molenbeek, à un essai du recensement général. Cet essai se prolongea pendant toute l'année 1843, il fut exécuté par les agents communaux, sous le contrôle d'une commission spéciale dont faisaient partie les membres les plus compétents de la Commission centrale de statistique ; elle était présidée par Quetelet lui-même, son secrétaire fut Heuschling. » (Julin, op. cit., p. 31).
Cette expérience. ayant réussi, on appliqua la méthode à la Belgique entière ; notons cependant, qu’on ne recensa pas les industries du transport, ni les industries dont les ouvriers travaillaient à domicile. Quetelet lui-même, en donne la raison : « C'est, dit-il, afin de prévenir les doubles emplois qui sans cela, auraient été très fréquents ; beaucoup d'ouvriers travaillent à domicile pour le compte de plus d'un patron ».
Examiner les méthodes suivies, les critiquer, c'est du domaine de la statistique, il nous suffira de citer quelques (page 26) chiffres qui, comparés avec ceux de 1896 et de 1891, donneront une idée de l’état de l'industrie en 1846.
Tandis qu'en 1896 on comptait 230.000 entreprises industrielles, employant 700.000 ouvriers et 430.000 chevaux-vapeur, en 1846, les chiffres respectifs étaient de 160.000, 300.000 et 40.000 ; c'est ce dernier résultat qui surtout est significatif : tandis que les premiers nombres doublaient. le dernier décuplait, preuve évidente qu'en 1846 le machinisme était encore ses débuts en Belgique (Voir Julin, op. cit.).
La comparaison des salaires de 1846 avec ceux de 1891 n'est pas moins éloquente. M. Julin (Salaires et budgets ouvriers en Belgique. Réforme sociale, 1892). en a donné des relevés très intéressants, bornons-nous à transcrire quelques exemples :
Maçons : 1846 : 1.70 fr. ; 1891 : 3.75 fr.
Forgerons : 1846 : 1.75 fr. ; 1891 : 4.50 fr.
Typographes : 1846 : 2.50 fr. ; 1891 : 5.30 fr.
Bijoutiers, etc. : 1846 : 2.55 fr. ; 1891 : 6.00 fr.
D'autre part la puissance d'achat des salaires était beaucoup moindre en 1846 qu’en 1891, le salaire réel a par conséquent suivi la marche ascendante du salaire nominal.
N'oublions pas cependant, que l'année 1846 fut particulièrement mauvaise par suite de la crise alimentaire.
Tandis que les sphères officielles se préoccupaient ainsi, par les enquêtes et les recensements, du problème ouvrier ; dans le monde des idées, les questions économiques sociales n’étaient naturellement pas dans attirer l'attention des théoriciens. Le comte de Coux avait ouvert le cours d'économie politique à l’université de Louvain dès 1834, par des conférences sociales, à tendance largement chrétienne et démocratique, dont les ternies nous surprennent souvent par leur modernisme.
Ducpétiaux publiait ses premiers ouvrages sociaux sur la condition physique et morale des jeunes ouvriers, sur le paupérisme en Belgique, sur le paupérisme dans les Flandres etc. ; d'une main hardie il montrait les plaies vives, mais aussi indiquait des remèdes.
Quetelet commençait à tracer les lignes d'une vaste synthèse, dans sa physique sociale, ses statistiques morales, ses lettres au duc de Saxe-Cobourg sur la théorie des probabilités appliquée aux sciences morales et politiques, son système social, etc.
Colins. quoique plus célèbre dans le camp socialiste aujourd'hui qu'alors, mettait au jour son système de collectivisme du sol. Le saint-simonisme n'était pas sans avoir des adeptes et des partisans. Les idées des utopistes exerçaient une étrange séduction sur bien des esprits. N'est-ce pas Rogier lui-même qui à la fin de sa vie écrivait à Michel Chevalier : « Pour moi, j'en veux à la révolution de 1830 tout autant qu'à celle de 1848 d'avoir arrêté dans leur développement pacifique, et retardé pour longtemps (page 28) dans leur application, ces principes révélés à et par Saint-Simon et Fourrier, et que des extravagants et des drôles ont si tristement gâtés et compromis. » (M. Wilmotte, La Belgique morale et politique, Bruxelles. 1902). Du reste les hommes du mouvement sociale social en France, ceux qui firent 1848, Louis Blanc par exemple, exerçaient alors en Belgique une influence qui n'est pas sans nous surprendre aujourd'hui. Ainsi Ducpétiaux, qui certes avait bien peu de points de ressemblance avec les révolutionnaires français, les regardait. avant que 1848 ne montrât au grand jour leurs conséquences, comme des sortes de bienfaiteurs de l'humanité. qui, comme lui, s'occupaient remédier aux misères de l'Ouvrier. Ce n'est pas sans enthousiasme que Ducpétiaux contait aux Belges les merveilles du mouvement coopératif, et c'est avec les plus grandes réserves qu'il critiquait la thèse du droit au travail et des ateliers nationaux (C'est en que 1852 que M. J. Thonissen publia ses deux volumnes sur Le socialisme depuis l’antiquité jusqu'à la constitution française de 1852, Louvain, Van Linthout). A Gand s’était formé, au cours de Huet, un vrai nid d’idées socialistes.
Nous n'envisageons pas les théories politiques ; mais les influences de l'époque se reflétèrent chez quelques républicains belges ; tels furent : Homzeau, plus connu par son astronomie, el dont les aventures politiques sont retracées dans sa biographie académique (Annuaire de l’Académie de Belgique, 1890). Adelson Castian, plus homme politique qu'écrivain, qui quitta en 1848 avec éclat la Chambre où il représentait l'arrondissement de Tournai. Il publia plus tard les Souvenirs de sa vie politique et de son intervention dans les questions sociales, dans ses Lettres démocratiques, que le parti socialiste a rééditées depuis.
Pourtant en fait, la révolution de 1848 eut fort peu d'écho en Belgique. Grâce à l'énergie du cabinet, aux mesures efficaces prises par le Gouvernement et les (page 29) avec un patriotisme digne des plus grandes éloges. Cependant Victor Considérant (Discailles, Victor Considérant en Belgique, Bull. Acad. roy. de Belg. 1895) avait fait des prosélytes à Liège, et écrivait des lettres pressantes à Rogier, s'offrant à créer avec lui une république belge sous la présidence de Léopold Ier. S'il est vrai que Rogier avait de secrètes sympathies pour Fourrier (Le Fouriérisme avait eu quelque diffusion en Belgique. Des phalanges avaient été constituées, des journaux publiés. Il y avait aussi une phalange à Louvain : La Question sociale à Louvain par un Louvaniste, Louvain, 1886.), la manière dont il agit en 1848 est d'autant plus digne d'attention. Céder à la révolution, c'était perdre notre indépendance nationale. Le ministre de l'Intérieur le comprit, il fit la sourde oreille aux pronostics de Considérant qui lui écrivait des choses comme celles-ci (cité par Discailles) : « Je suis calme, dans un enthousiasme lumineux et limpide, qui me fait voir l'avenir comme s'il était de l'histoire. La situation et le but du monde sont changés. Les royautés européennes ont achevé de se perdre. »
La défaite du socialisme utopique, inaugura en Belgique la période du triomphe progressif des idées économiques libérales.
La campagne libre-échangiste. Première période (1844-1848). Le Congrès des économistes 1847. Deuxième période (1855-1865). Le Congrès international des réformes douanières 1856. L'abolition des octrois 18 juillet 1860. Les grands traités, la loi du 14 août 1865. Progrès de l’industrie
L'Angleterre avait ouvert en Europe la voie du libre-échange, elle allait l'y entraîner. Au mois d'octobre 1838, sept hommes actifs et résolus s'étaient réunis à Manchester pour renverser par les voies légales, tous les monopoles et accomplir, sans troubles, ni effusion de sang, par la seule force de l'opinion, une résolution aussi profonde, plus profonde peut-être dans leur pensée que celle de 1789. La campagne anglaise (Bastiat, Coblen et la ligue) fut longue et brillante, les droits protecteurs tombèrent les uns après les autres, la victoire fut éclatante, elle ne tarda pas traverser la mer du Nord (page 30) et à venir séduire les plus entreprenants des Belges. Le libre-échangisme avait depuis longtemps des partisans parmi nous. Nous avons entendu déjà Ducpétiaux réclamer une plus grande liberté commerciale ; sous la poussée des événements, notre barrière protectionniste avait dû céder sur plus d’un point, mais tout cela ne constituait pas encore un mouvement bien conscient, une marche décisive. C’est en 1844, l’année même où fut votée la loi sur les droits différentiels que Adolphe Hardy de Beaulieu sonna la charge : « Un jeune belge, conta un jour A. Couvreur, publia à cette époque une brochure très intéressante qu’on peut relire avec fruit aujourd’hui, pour combattre le protectionnisme. Un rédacteur de l'Indépendance annota ce travail, trouvant absurde ce qu'il contenait, c'était d'un utopiste ; 10 ans plus tard on était en plein mouvement libre échangiste, le rédacteur avait changé d'opinion, tout comme la majorité du pays, il avait foi dans la liberté. » (A. Couvreur, Discours prononcé le 14 décembre 1892 à la Société belge d’Economie politique. (Bulletin de la Société d’Economie politique, 1892).
Comment s'opéra cette conversion ? En voici l'histoire : elle eut deux phases.
En 1846, A. Le Hardy de Beaulieu, avec le concours de Victor Faider, fonda une Association belge pour la liberté commerciale. Ch. de Brouckere en devint président. A leur initiative s'organisa une sérieuse propagande pour les idées libérales, dont le point culminant fut le Congrès des Economistes, tenu à Bruxelles du 16 au 18 septembre 1847.
« Les grandes réformes de Sir Robert Peel, écrit l'Economiste belge (20 septembre 1856), venaient de s'accomplir en Angleterre, après avoir été préparées par la propagande énergique el persévérante de la ligue contre les lois céréales ; le tarif des Etats-Unis venait aussi d’être réformé dans un sens libéral, et des associations s'étaient constituées en France, en Allemagne, (page 31) en Belgique pour travailler à l'abaissement des barrières douanières. Malheureusement les préjugés prohibitionnistes étaient encore dans toute leur force sur le continent. Dans ces circonstances, l’association belge pour la liberté commerciale pensa qu'il serait utile de réunir un Congrès des Economistes, où la question de la liberté commerciale serait discutée par des délégués de toutes les nations civilisées ; l'initiative en revient à A. Le Hardy de Beaulieu ; de Brouckere, le comte Arrivabene, Faider, Corr. Van der Maeren firent partie du comité organisateur. Parmi les personnalités étrangères qui assistèrent aux assises de ce premier congrès, citons : Wolowski, Blanqui, le duc d’Harcourt, Dunoyer. d'autres envoyèrent des lettres de félicitations et d'encouragements. Ch. de Brouckere occupa le fauteuil présidentiel. Il caractérise ainsi dans son discours d'ouverture le milieu dans lequel allait se mouvoir la théorie de la liberté : « Nous vivons, dit-il, dans une époque de transition. Tout le monde, partout, s'occupe de la condition de la classe si nombreuse des ouvriers. Ici, des philanthropes dont la charité finirait par convertir la société en un immense hospice ; là, des démolisseurs jaloux qui ne s'inquiètent pas du lendemain ; plus loin des esprits avides du bien, mais séduits par des utopies que l'on trace le matin sur le sable et qu'emporte la brise du soir ; partout des plans, des projets, auxquels le peuple sourit, pour lesquels il se passionne parfois, parce qu'on le caresse, on l'excite, on l'exalte. » (Actes du Congrès des Economistes, 1847) A tous ces systèmes, cela va sans dire, de Brouckere oppose les théories économiques, et devant la superbe perspective qui s'offre alors à ses yeux, il ne peut s'empêcher de pousser ce cri : « Que sera-ce donc, Messieurs, quand vos voix puissantes auront démontré que l'opposition des intérêts est un mensonge exploité par quelques-uns aux dépens de tous ; (page 32) quand nous entendrons énumérer les résultats qui out été obtenus en Angleterre par la réalisation des théories économiques ; quand surtout vous prouverez que la paix du monde, la diminution des charges publiques, la prospérité de l'industrie et l'amélioration du sort des travailleurs sont le but que vous atteindrez. »
Après l'exposé de ce séduisant programme, le congrès commença ses débats. Une seule question est l'ordre du jour, un seul mot est sur toutes les lèvres : le libre-échange, ses avantages généraux, ses rapports avec l'industrie, avec l'ouvrier, avec les charges publiques ; des moyens de propager la doctrine etc. etc... On affirme hautement les principes de l'économie orthodoxe. C'est, par exemple, Faider qui déclare : L'économie politique a enseigné que c'était par la diffusion des richesses, par l'abaissement du prix, par la libre concurrence, en un mot, qu'on pouvait arriver à assurer tous les membres de la société la satisfaction de leurs besoins de tous genres, la satisfaction de leurs fantaisies même les plus futiles, la satisfaction de leurs passions. »
On croirait peut-être que le protectionnisme fut très malmené au Congrès, qu'on se détrompe. « La protection ! s'écria de Brouckere, je ne discute pas avec elle, ce n'est pas une doctrine, c'est une coalition d'intérêts. »
Enfin on adopta des résolutions : « Le Congrès économique, après avoir examiné les effets généraux de la liberté du commerce, ainsi que toutes les questions qui s'y rattachent, est d'avis que cette liberté est un besoin de la société humaine et qu'elle aura pour résultat :
« 1° De resserrer l'union des peuples, qui loin de devenir tributaires les uns des autres se prêteront un mutuel appui ;
« 2° D'étendre la production et de mettre l'industrie à l'abri des secousses violentes qui sont inévitables sur les marchés restreints par la prohibition ;
« 3° D'améliorer le sort des travailleurs, en demandant moins de peines en échange de plus de jouissances ;
« 4° De détruire une cause constante de démoralisation. »
Le congrès avait bien mérité de la patrie, aussi s'offrit-il un banquet, c'est naturel, où il y eut une série de toasts invraisemblable. Était-ce parce que les Belges n'étaient point encore habitués à ces sortes de fêtes ? Quoiqu'il en soit, on but à la sainte alliance des peuples, à la liberté des nations, aux ouvriers, à Robert Peel, à Cobden, Bastiat, aux présents et aux absents, et même... à Pie IX ! et l'on se donna rendez-vous pour l'année suivante.
(Note de bas de page : Dans la Revue trimestrielle. T. XII, 1856. Rittinghausen (« Le système protecteur et le libre échange devant le Congrès des économistes de 1847 ») critique très vivement et parfois fort spirituellement l'œuvre du Congrès de 1847. II est vrai qu'il trouve la liberté commerciale mauvaise tant que la propriété reste debout (!). A propos de l'association pour la réforme douanière dont nous parlerons bientôt, il écrit cette phrase qui ne manque pas de justesse : « L'Association pour la réforme douanière a le tort de prêcher le renversement de toutes les barrières entre toutes les nations, de vouloir faire découler en un mot, la réforme du tarif belge du principe de la liberté commerciale, au lieu de la réclamer au nom de belge seulement, laissant à l'écart le libre échange. »)
Les évènements de 1848 vinrent refroidir cette belle ardeur. Le congrès ne put se réunir et même, l'association pour la liberté commerciale fut obligée de se dissoudre ; du reste, au dire de M. Mahaim (La politique commerciale de la Belgique, 1891) le Congrès de 1847 n'eut pas grand écho dans le pays, et n'eut guère d'influence au Parlement. Telle fut la première phase de la propagande libre-échangiste. Ce n'est pas précisément une victoire, mais l'idée était lancée, bientôt elle reparaitra avec plus de chances de succès.
Le ministère du 12 août 1847 avait très prudemment touché un mot de la législation commerciale dans son programme : « Le cabinet, y disait Ch. Rogier, ne jettera pas la perturbation dans notre régime économique par des changements inopportuns à la législation douanière. Mais il s'opposera en règle générale, à de nouvelles (page 34) aggravations de tarif, et il tâchera de faire prévaloir un régime libéral quant aux denrées alimentaires.
« La législation de 1834 sur les céréales ne sera pas rétablie. Nous ne ferons pas consister le salut de l'agriculture dans l'échelle mobile ou dans l'élévation des droits ; s'il lui faut une protection plus efficace, elle l'aura. L'industrie agricole marche la tête de toutes les autres par la diversité de ses travaux et l'utilité immense de ses produits. Elle a droit de compter sur la sollicitude accise et persévérante du Gouvernement. »
Ce programme était en somme fort modéré. et c'est la note que garda en 1851 dans une discussion de principe, suscitée à la Chambre par une proposition de tarif, très libérale, présentée par M. Coomans. « Le gouvernement, disait le ministre des Finances, étudie notre législation, il en constate les vices, il les signale, il veut des réformes, il dit quelles seront ces réformes. Mais il ne prétend pas qu'il faut détruire sur-le-champ, maintenant, tout ce qui existe. » (Annales parlementaires, 28 novembre 1851). C’était quelque chose, je le veux bien, mais je ne comprends pas comment certains libre-échangistes s'extasient encore aujourd'hui devant le discours de 1851. C'était très prudemment que le Gouvernement de 1851 entrait dans voie plus libérale.
Du reste, il ne faut pas s'illusionner. on avait marché depuis 1844, et bien avant 1855, les fameux droits différentiels avaient subi de sérieuses atténuation ; successivement, on apporta d'importantes modifications aux tarifs d'entrée, on fut même large pour la sortie et le transit.
Le 5 janvier 1855, parut le premier numéro de l'Économiste belge. Ce fut le signal d'une nouvelle campagne. Populariser en Belgique le Gouvernement à bon, poursuivre la même fin pour l'administration des provinces (page 35) et des communes, tel était le but que se proposait Gustave de Molinari en lançant dans le public son nouveau journal. Ce fut l'organe du libéralisme économique d'alors. On y combattra pendant 14 ans, jusqu'en 1868, pour toutes les libertés, liberté des transactions commerciales surtout, abolition des octrois ensuite, liberté de coalition, liberté du livret, etc., etc. Cependant, on trouve aussi, dails la revue, un sérieux souci du bien-être des ouvriers, de l'amélioration de leur sort et pour ce qui est du travail des femmes et des enfants on va jusqu'à demander une intervention de l'Etat par la loi. Pour le reste on avait foi dans la liberté : « Sauvegarder la vie et la propriété des citoyens, les préserver des atteintes des meurtriers et des voleurs au-dedans, des conquérants-au dehors, tel est le rôle de l'État. » (L’Economiste belge, 1er janvier 1857).
Le parti du libéralisme économique eut bientôt, outre un organe de propagande, un centre scientifique. Au mois de juillet Charles Le Hardy de Beaulieu fondait la Société belge d'économie politique. Il en expose ainsi le caractère après avoir constaté que le système de l'intervention gouvernementale tant prôné n'a pas tenu tout ce qu'il avait promis ; « la solution du différend, écrit-il, qui partage notre pays en deux camps opposés se trouvera peut-être dans une compréhension plus haute et plus complète de la liberté ; en étudiant non plus seulement au point de vue étroit et mesquin de la politique du jour, mais au point de vue des lois éternelles qui régissent le monde économique, les questions de la liberté d'enseignement, de la liberté des cultes et de la liberté d'association, on résoudra aisément les questions que l'esprit de parti a compliquées et envenimées, au lieu d’en faciliter la solution. » (L’Economiste belge, 20 juillet 1855).
Le 23 septembre 1855 la société tint sa première réunion (page 36) sous la présidence du comte Arrivabene, 25 membres étaient présents. Citons : Adolphe et Charles Le Hardy, de Molinari, de Ch. Cocquiel, Ducpétiaux, Visschers. Corr. Van der Maeren, etc. On indiqua clairement le but qu'on voulait poursuivre : « Répandre la connaissance des vrais principes de la science économique dans le pays, en vue d'arriver à mettre notre législation en harmonie avec ces principes », c'était proclamer hautement la liberté en matière gouvernementale. Ducpétiaux et Duprat proposèrent en vain qu'on s'en tînt à étudier le libre-échange et à le propager, au lieu de faire une théorie générale de la non-intervention ; ils restèrent minorité. La Société belge d'économie politique devint la citadelle du libéralisme scientifique en notre pays ; mais ce n'était pas suffisant, il fallait un instrument de propagande plus actif et plus populaire, il prit naissance le mois suivant.
« Le 2 novembre 1855, écrit Corr. Van der Maeren six de mes amis se sont rendus chez moi pour examiner une proposition que j'avais soumise la Société belge d'économie politique, tendant à provoquer une enquête publique sur l'état embrouillé el suranné de la législation douanière. Ces amis ont accepté la proposition émanée de la société des économistes, el le 20 janvier 1856, nous les avons convoqués dans ce même local pour la leur soumettre. Dans cette réunion ils ont résolu de se constituer en « Association belge pour la réforme douanière » ayant pour but la réduction successive des droits d'importation et la levée des prohibitions à la sortie, de manière à arriver par une marche prudente et sage à la transformation du tarif tel qu'il existe aujourd'hui en un tarif purement fiscal. »
Bientôt, l'Association lança dans le public un manifeste (page 37) important, en voici les parties saillantes ; « S'inspirant des données réunies par l'étude de la science économique et de l'expérience des faits acquis. notamment en Angleterre où depuis l'introduction des réformes de Sir Robert Peel, l'activité de l'agriculture, de la navigation et de l'industrie, loin de décliner, n'a fait que grandir dans les proportions de force et d'énergie les plus imprévues ; pénétré aussi de ce sentiment que l'industrie belge, disposant d’excellentes matières premières, de capitaux abondants, d'ouvriers habiles et intelligents, peut puiser ses éléments de succès ailleurs que dans un système de prohibition onéreux au développement de la production nationale et au bien-être de l'universalité des consommateurs, l'Association a pris pour principe de son œuvre, la transformation progressive du tarif actuel et de son labyrinthe de dispositions, en un tarif simple et purement fiscal.
« … Dans l'enquête publique à ouvrir, il sera donc tenu compte de la situation des diverses industries, des besoins factices qu'un vicieux système économique leur a créés, des inconvénients enfin que de trop brusques modifications dans leurs conditions d'existence pourraient entraîner pour quelques-unes d'entre elles ; l'Association s'appliquera surtout à rechercher combien les dispositions prohibitives du tarif sont nuisibles à ceux-là mêmes qui la considèrent comme la première et la plus indispensable garantie de leur prospérité » (Les éléments de cet exposé historique sont pris dans la collection de l'Economiste belge, dans les ouvrages déjà cités et dans A. Couvreur, Libre-échange et protection : une page d’histoire. (Association française pour l'avancement des sciences. Congrès de Paris, 1889) et dans G. de Molinari, La recrudescence du mouvement protectionniste en Europe. (Bulletin de la Société d'Économie politique, 1892).
La propagande commença, active, acharnée. Dès le premier jour les industriels de Verviers, ayant à leur tête M. Snoeck et l'avocat Masson se rallient au mouvement. (page 38) C'est en toute vérité que <l’Economiste belge belge pourra écrire : « Ce loyer d'agitation que les free-traders anglais possédaient à Manchester, notre Association pour la réforme douanière l'a trouvé à Verviers. » Des comités se forment à Verviers, Huy, Mons. Charleroi, en quelques mois 140,000 brochures sont distribuées dans le pays ; des meetings à l'anglaise sont tenus peu partout, toujours avec enthousiasme, si pas toujours sans lutte, comme Gand. La résistance s'organise de son côté. Les maîtres de forges, les propriétaires de charbonnages, les fabricants de tissus de laine, de coton, les filateurs, les fabricants de produits s'unissent en une « Association pour la défense du travail national. » Gand devient le foyer du protectionnisme, deux journaux , le Travail et le Travail national mènent la campagne contre l'Economiste belge, bref tout le pays est en ébullition, c'est une lutte pacifique comme on en vit jamais plus en Belgique, et comme peut-être on n'en verra plus jamais.
Le gouvernement ne resta pas indifférent à tout ce mouvement. Depuis le 30 mars 1855 un ministère catholique avait succédé au cabinet libéral H. de Brouckere et Piercot. Dès le 29 septembre Mercier, ministre des Finances, avait institué une « Commission consultative pour l'examen des questions relatives tarif des douanes. » Elle conclut son travail en disant : que bien des préventions reposent sur des renseignements inexacts ou incomplets et que la révision du tarif peut être opérée sans imprimer de secousse violente à aucun intérêt respectable. » (Enquête administrative sur la révision du tarif des douanes. Bruxelles, 1859). Ce ne fut pas tout. En 1856 on institua une administrative pour la révision du tarif des douanes, à propos d'un avant-projet de loi sur la révision des droits d'entrée des fabricats.
De leur côté les associations libres ne demeuraient pas inactives. (page 39) « L' Association belge pour la réforme douanière » envoya au ministre des Finances une lettre pressante dans laquelle elle demandait : 1° la libre entrée des matières premières ; 2° un droit ad valorem maximum de 10 p. c. sur les objets fabriqués ; 3° un classement des articles imposés par grandes catégories, de manière à réduire le tarif aux formes simples.
Elle insistait sur l'urgence de décréter la suppression complète des droits sur les fontes et fers, et la libre entrée permanente des houilles et des denrées alimentaires.
« L'Association pour la défense du travail » d'autre part écrivit au ministre, qu’admettre le libre-échange sans réciprocité. c'était une folie. Tout cela aboutit à une première loi, celle 19 juin qui enterra définitivement les derniers restes des droits différentiels. Cc n'est pas tout ce que les plus hardis novateurs avaient peut-être espéré, mais sans contredit, c'était une première victoire pour les défenseurs de la liberté commerciale.
Ils voulurent faire mieux encore. Du 22 au 25 septembre 1856, ils tinrent à Bruxelles, le premier congrès international des réformes douanières.
Le Congrès s'ouvrit sous la présidence. générale de de Brouckere (Voir Les Actes du Congrès international des réformes douanières, 1857). Il était subdivisé en trois sections : 1° section de législation ; 2° de statistique ; 3° de propositions. Il avait recueilli plus de 650 adhésions, Cinq gouvernements y étaient officiellement représentés. Ce fut, cela va sans dire, le libre échange qui fit tous les frais des discussions ou plutôt des exposés, car les voix discordantes furent très rares et très vite étouffées, n'oublions pas la déclaration de de Brouckere au congrès de 1847.
Les travaux pivotèrent autour de deux questions principales, auxquelles répondirent successivement les économistes des divers pays présents à Bruxelles.
(page 40) 1° Quels sont les obstacles artificiels ou naturels qui s'opposent à l'extension des relations internationales de la nation que vous représentez ?
2° Quels sont les moyens pratiques proposés ou à proposer dans chaque pays pour détruire ou diminuer les obstacles, qui s'y opposent à l'extension des relations commerciales avec l'étranger ?
Subsidiairement, le congrès s'occupa de la question des octrois, mais, ce qu'il fit de plus important, ce fut la création d'une « Association internationale pour les réformes douanières. ». Corr. Van der Maeren en fut encore une fois l'initiateur. La proposition fut admise avec enthousiasme : Le congrès, lit-on dans les actes, après avoir proclamé sur la proposition de Garnier, l'un de ses vice-présidents, la justice et l'utilité des réformes douanières dans l'intérêt général des nations, dans l'intérêt spécial des classes ouvrières, dans l'intérêt des industries protégées elles-mêmes, et enfin dans l'intérêt des finances de tous les États, le congrès décide que son œuvre sera continuée après la dispersion de ses membres et lorsque chacun d'eux sera rentré dans ses loyers.
Sur la proposition de M. Corr. Van der Maeren, une Association internationale pour la réforme douanière est instituée, avec la mission de provoquer dans les tous les pays la réforme progressive des tarifs et de propager par tous les moyens légaux la vulgarisation des principes qui forment la base de la liberté commerciale.
Le bureau central fut constitué à Bruxelles sous la présidence de de Brouckere. Citons parmi les membres belges du comité : Arrivabene, de Molinari. Corr. Van der Maeren, Couvreur, etc... Ce fut un des beaux résultats du congrès ; l'Economiste belge s'en réjouit (5 octobre 1856) et compta parmi les vérités qui y furent (page 41) « la démonstration claire et irréfutable que les réformes douanières n'ont occasionné nulle part les désastres prédits par les protectionnistes. »
Ces laborieuses journées se terminèrent par une autre démonstration non moins claire et irréfutable que la première : « le menu du banquet fournissait, écrit encore l'Économiste belge, un argument des plus succulents en faveur du libre-échange. Des surtouts splendides façonnés en France avec un métal américain. des fleurs originaires de la Chine et de l'Inde, des corbeilles de fruits du midi chargeaient les tables, enfin des vins allemands, français et portugais achevaient de plaider, avec une éloquence qui coulait à grands flots, la cause de la liberté du commerce. » (5 octobre 1856). Ne serait-on pas tenté de croire après cela, que la question du libre-échange est surtout une question d'estomac ?
(Note de bas de page : Tout le monde ne partageait cependant pas l'enthousiasme de l'école libérale. Ainsi E. de Laveleye, quoique libre-échangiste. moyennant conditions, faisait des réserves : « La liberté complète du commerce, écrivait-il, tout en augmentant la richesse générale priver de travail, seul , un certain nombre d'hommes et enlever à quelques pays une partie de leur capital. Voilà ce que montre l'étude de la question. En exposant la théorie, les économistes n'auraient pas négliger ce côté du problème (E. de Laveleye, « Etudes historiques et critiques sur le principe et les conséquences de la liberté du commerce international », Paris, 1857).
La politique gouvernementale, de son côté, s'orientait définitivement vers le libre-échange ; les lois diminuant de plus en plus les droits d'entrée sur les fers, sur les machines et mécaniques, sur les houilles. se suivaient à court intervalle ; les céréales et le bétail étrangers étaient dégrevés et ne payaient plus qu'un simple droit de balance. Sur ces entrefaites, le ministère de Decker était renversé. Rogier el Frère revenaient le 9 novembre 1857 au pouvoir.
L'Economiste belge saluait avec regret le départ du cabinet (page 42) catholique : « Il faut reconnaitre. écrit-il. que l'administration précédente nous a rendu de sérieux services et l'intérêt de parti doit ici s'effacer devant la justice. Espérons qu'à la sortie du ministère libéral nous pourrons au moins en dire autant. » (novembre 1857).
Au-dehors la campagne de propagande continuait, elle coûta même à de Molinari sa place de professeur à l'Institut supérieur du commerce d'Anvers. Il est assez piquant de relever le fait. Dans un meeting tenu Anvers, de Molinari se permit de critiquer le Gouvernement libéral qui, d'après lui, voyait les choses trop en rose : la situation n'était pas si bonne qu'on se la figurait, il y avait encore des tarifs trop élevés sur certaines matières. Le mardi 28 décembre 1858, de Molinari fut appelé au ministère de l'Intérieur, on lui dit qu'il était inconvenant qu'un professeur de l'État attaquât publiquement le Gouvernement dont il dépendait ; la question vint aux Chambres et de Molinari démissionna (2L’Economiste belge, janvier 1859).
C'est ici que se place une réforme préliminaire à l'établissement définitif du libre-échange dans notre pays, la destruction des douanes intérieures, l'abolition des octrois. La question n'est pas nouvelle dans notre pays en 1859-1860. Dès 1839 leur suppression est demandée aux Chambres (Pour ces détails historiques. voir Charles Rogier par Discailles ; l’Economiste belge, la Pasinomie, 18 juillet 1860). En 1847. grâce à l'initiative de Ch. Rogier, une commission est instituée par arrêté royal du 9 novembre pour examiner la possibilité d'abolir les octrois. A l'unanimité elle conclut à l'abolition : Cette institution affaiblit l'unité nationale, elle crée des antagonismes d'intérêts entre les communes à octroi et les autres, elle force certaines industries à chercher des débouchés qui se trouveraient tout à côté d'elles si les octrois n'existaient pas, enfin elle empêche d'établir en toute (page 43) liberté le régime douanier le plus favorable à notre pays. De Brouckere propose au nom de la Commission. Comme moyen pour fournir des secours aux communes qui allaient être privées du rapport des octrois. L’abandon à celles-ci du produit de la contribution personnelle et des patentes. Ce moyen ne fut pas admis, et la question fut remise à plus tard.
En 1850-1851, MM. Coomans et Jacques prennent l'initiative d'un nouveau projet. qui fit l'objet du rapport de A. Vanden Peereboom en 1856.
Dès 1855, l'opinion publique se saisit de la question. La propagande libre-échangiste joint son programme la destruction des barrières intérieures, on en parle dans l'Économiste belge, on discute au Congrès des réformes douanières, le conseil provincial de Brabant émet le vœu que les Chambres et le Gouvernement introduisent dans le système général des impôts perçus au profit de l'Etat des modifications telles qu'il fût possible d'arriver à l'abolition des octrois ; enfin en 1857 un nouveau projet est élaboré.
On part d’un triple principe : 1° quoique les communes, et de par la Constitution, et de par la loi communale, aient le droit de lever certaines taxes, elles ne peuvent le faire sans l’avis du pouvoir supérieur : or, en la matière, l'Etat a le droit évident d'intervenir, l'intérêt général du pays le réclame ; 2° Les communes lésées ont le droit d'être dédommagées.
3° Pour ce faire, l'Etat doit s'imposer un sacrifice, qui sera largement compensé par les avantages généraux que le pays retirera de la suppression des octrois. C'est aux impôts de consommation qu'il faut demander le nécessaire pour indemniser les communes.
C'est sur ces bases, que la loi 18 juillet 1860 fut (page 44) conçue : « Il est attribué, dit l'article 2, aux communes, un revenu : de 40% sur les recettes des postes, de 75% sur les droits d’entrée du café, de 34% sur les droits d'accise sur les vins, bières, eaux-de-vie, vinaigres, sucres,
« réparti an prorata du principal de la contribution foncière sur les propriétés bâties, de la contribution personnelle, et du principal des cotisations de patente. »
Le grand argument pour l'abolition fut, que les octrois neutralisaient les effets des réformes douanières, d'autre part, le principal argument contre, disait que le système de la loi consacrait la mise en tutelle des communes. Les défenseurs de la loi répondirent que sur 78 communes consultées, 50 avaient pleinement adhéré au projet, et que du reste, le revenu que le Gouvernement allait accorder aux communes dépendait d'une base objective, qu'il avait donc aucune crainte de favoritisme à avoir.
Frère-Orban caractérisa très bien l'esprit qui avait présidé à l'élaboration de la loi, et les bienfaits qu'on en attendait : « Le projet de loi, disait le ministre des Finances, met fin aux luttes intestines que les tarifs de l'octroi entretiennent fatalement de commune à commune ; il sauvegarde les intérêts financiers de toutes les localités, et améliore la position du plus grand nombre d'entre elles ; il fait disparaitre le principal obstacle qui s'oppose à l'achèvement de la révision de notre tarif douanier, il fait cesser un régime injuste qui rend fatalement les campagnes tributaires des villes, il lève les entraves que les octrois apportent parfois au règlement de nos relations internationales, il détruit un mal profond qui ronge notre système d'imposition. » (Annales parl., 10 mars 1860).
(page 45) Le terrain déblayé de ce. côté, on pouvait attaquer résolument les derniers restes de la citadelle protectionniste. Un évènement imprévu vint sinon modifier le cours des événements, du moins en changer le mode : Le Gouvernement allait, dit Banning (cité par Discailles, op cit.) saisir les Chambres, en 1860, d'un projet général conçu dans le sens du libre-échange, quand intervint le traité de commerce entre la France et l'Angleterre. Cet incident modifia sur-le-champ les vues du Cabinet : au lieu d'opérer la réforme économique, par mesure législative, il résolut de la faire par voie diplomatique, plus avantageuse au pays, puisqu'elle devait lui procurer des compensations immédiates. »
En conséquence, le Gouvernement belge signa le 1 mai 1861, un traité avec la France, semblable à celui que le gouvernement français avait conclu avec l'Angleterre. Le traité était, dans son ensemble, très libéral. Nous renvoyons pour le détail des stipulations aux travaux spéciaux dans lesquels est étudiée ex professo notre politique commerciale ; qu'il nous suffise de citer l'opinion de l'Economiste belge. On verra que malgré tout il n'était pas content. Ce qu'il voulait, c'était le libre-échange pur et simple, sans réciprocité : « Assurément, écrit-il, ce traité mérite. à bien des égards, l'approbation des amis de la liberté commerciale. Il constitue un progrès considérable sur le régime actuel, surtout si nous le supposons on se hâte d'accorder à toutes les nations indistinctement les concessions qui viennent d'être faites à la France. C'est en partie, du moins, la réforme que réclamait naguères l'Association pour la réforme douanière. Mais nous n'en regrettons pas moins deux choses ; la première, c'est que nous avons attendu pour faire cette réforme, d'avoir la main forcée par la France ; c'est que la liberté commerciale, (page 46) dont nous avions commencé à donner l'exemple à nos voisins du midi, du midi, grâce aux hésitations déplorables de notre Gouvernement, par nous être imposée par eux ; la deuxième chose que nous regrettons, c’est que nos dignes et excellents négociateurs se soient montrés si tenaces et si vaillants, c'est qu'ils aient réussi à mettre dedans leurs adversaires, en leur persuadant. que notre industrie manufacturière ne pouvait se passer d'une protection égale à celle de l'industrie française. » (L’Economiste belge, juin 1861).
Quoiqu'il en soit. le traité fut très fêté dans le camp libre-échangiste. Un meeting solennel et enthousiaste fut tenu à Bruxelles le 23 septembre. Van Humbeeck présidait, entouré de tons les défenseurs de la cause victorieuse ; ce fut le chant du triomphe, l'on se sépara en émettant le vœu que les stipulations du traité franco-belge soient bientôt appliquées, par des traités semblables, aux autres puissances. C'est ce qui se fit dans le courant des années suivantes.
A partir de cette époque, la Belgique entra dans la voie large du libre-échange. Tout le monde était converti. Aux Chambres, le traité de 1861 n’avait rencontré que 2 votes contraires. Dès le 25 novembre 1860, le Travail national avait rendu le dernier soupir. Le 14 août 1865, une loi vint consacrer en droit la réforme douanière, obtenue jusqu'alors par voie de traités avec les diverses nations.
L'Economiste belge dura quelques années encore. Il s’attacha à combattre ce qu’il nommait les restes du protectionnisme, et soutenir la non-intervention gouvernementale, le gouvernement à bon marché. En 1868, il renonça à la lutte, peut-être tentait-il l'impossible. Dans ses adieux, il écrit : « Les évènements politiques ne nous ont pas permis de poursuivre l'agitation libre-échangiste jusqu'à son terme naturel : la suppression des douanes ; mais elle sera reprise tôt ou tard et les barrières qui séparent les peuples tomberont à leur tour...
« Nous sommes plus loin du Gouvernement à bon marché qu'en 1855, sur ce point notre est raté ; ce sera cependant la vérité de demain ! » (décembre 1868).
Il nous faudrait démontrer maintenant, par les faits de notre histoire économique, en quoi et pourquoi de Molinari n’était pas content du Gouvernement ; ce serait parler de nos lois, des interventions de l’État, etc... nous y viendrons au chapitre suivant.
Nous sommes arrivés, dans l'exposé historique de notre politique commerciale, du triomphe définitif du libre-échange ; le pays poursuivra cette voie jusqu'en 1880, une réaction se dessinera alors, nous en reparlerons. Durant cette période la prospérité matérielle de la Belgique I-fit de rapides progrès. Il n'est pas sans intérêt, me semble-t-il, de noter quelques chiffres.
Je ne préjuge en rien la question de savoir la part d'influence qu'a eue la politique libre-échangiste sur cet heureux développement de notre richesse publique. En cette matière, le sophisme est facile, le hoc ergo proprer hoc est ici particulièrement dangereux.
La moyenne de notre commerce général (importations et exportations réunies) était de 1836-1840 de 401 millions ; de 1841-1850 de 657 ; de 1851-1855 de 1,171 ; de 1856-1860 de 1,595, ; de 1861-1870 de 2,288 ; de 1871-1875 de 4,152.
(Le livre de Michotte donne ensuite un aperçu statistique de l’évolution des chiffres du commerce spécial, des principales industries ainsi que du nombre et de la puissance des machines à vapeur. Ce passage n’est pas repris dans la présente version numérisée.)
(page 49) Ces chiffres, quoique bien incomplets. suffisent, je pense, marquer le progrès, parfois considérable, réalisé par notre industrie nationale. (page 50) Nous n'avons pas à en chercher les causes. Si nous avons indiqué ces quelques résultats, c'est bien plus, pour montrer l'ampleur qu'ont prise certaines questions, dont nous aurons à parler dans la suite, par le fait que leur champ d'application était si vaste ; c’est encore pour faire voir, sans trancher la question de causalité, le parallélisme qu'il y a entre cette expansion de richesse publique et la politique libre-échangiste suivie par le gouvernement.
Nous ne pouvons oublier, la part prise dans ces questions complexes et vitales, si intimement unies à la grandeur de notre pays, par S. A. R. le duc de Brabant. Sénateur, de 1855 à 1861, ce prince jeune et instruit, comprit que la pacifique nation belge ne pouvait ambitionner d’autres conquêtes que celles réalisées au loin, sur les marchés étrangers, par les produits de notre sol et de notre industrie. Les discours que cet orateur auguste prononça à cette époque, devant la haute assemblée, seraient à relire aujourd’hui. Ils furent comme la préface d’un règne glorieux, comme les grandes lignes prophétiques de l'œuvre de Léopold Il. Les paroles de S. A. R. le duc de Brabant doivent occuper une place marquante dans l’histoire de nos idées économiques. C'est dans la session de 1859-1860 que le prince lut son discours le plus étendu et le plus important sur la politique économique de la Belgique ; citons-en ce passage caractéristique : « En ce moulent où, de toutes parts, les Gouvernements se préoccupent d'augmenter la richesse et la prospérité de leurs nationaux, vous parler de notre industrie et de notre commerce, ces deux principales sources de la fortune publique, c'est traiter une question d'actualité. Si la Belgique a relativement plus progressé que ses voisins, cependant ces derniers ne sont pas restés inactifs : (page 51) ils se suffisent en grande partie à eux-mêmes et, dans tel endroit où, il y a dix ans, nous ne trouvions que des consommateurs, nous rencontrons aujourd’hui des rivaux qui non seulement n’achètent plus nos produits, mais produisent eux-mêmes et nous font une rude concurrence. Les marchés les plus rapprochés, à quoi bon nous le dissimuler, tendent à échapper à certaines de nos grandes industries. De notables déviations se font sentir dans le commerce de nos toiles, de nos tissus de lin et de nos fils ; nos machines, nos fers, nos rails se dirigent maintenant en grande partie vers l'Espagne, l'Italie et la Russie. Notre cercle d'action s'étend donc au loin, et il faut qu’il s'étende encore. L'activité de nos ateliers, le bien-être de nos ouvriers, la fortune de nos industriels en dépendent. Si, pour des causes diverses, certains marchés rapprochés de nous et fort commodes deviennent moins accessibles à notre fabrication, nous en voyons s'ouvrir d'antres plus éloignés, il est vrai, mais bien plus vastes et qui, d'ici peu d'années, grâce aux chemins de fer, aux bateaux à vapeur et au télégraphe électrique, seront d'un accès facile à ceux qui auront eu la sage prévoyance de s'y ménager une bonne base d'opérations. » (Annales parl., Sénat, 17 février 1860).
Que cet extrait nous suffise ; on peut juger par lui de la haute compréhension, de la vue claire et nette, de la sage préoccupation des intérêts vitaux de la nation, qu'avait alors le duc de Brabant, n'a cessé d'avoir, depuis, Léopold II.
Des considérations que nous avons émises dans ce chapitre, un fait est à retenir, il nous servira plus tard, à formuler des conclusions générales. Durant vingt années de notre indépendance nationale la tendance de notre politique (page 52) économique fut sans contredit la protection et l'intervention de l'Etat : protection de l’industrie par des tarifs élevés, intervention de l'État. spécialement en vue de résoudre la crise des Flandres et la crise alimentaire, par des lois, des subsides, des enquêtes… L’application en matière commerciale de la théorie est effectuée peu à peu, des essais temporaires et partiels furent tentés pour remédier aux crises, ce n’est qu'après une campagne de propagande, étonnante d'activité, de ténacité et de persévérance, que le gouvernement céda à l'irrésistible poussée du pays ; l'exemple des nations voisines ne fut pas sans l'influencer grandement. Cette transformation a commencé à s'opérer vers 1850. Cette date est à noter, elle divise en effet, nous le verrons. l'époque que nous étudions. en deux périodes bien distinctes.