(paru à Bruxelles, vers 1934, chez Rex)
(page 5) On appelle généralement « parti », à l’époque contemporaine, une union de citoyens soutenue par des organes de la presse, dirigée par des chefs, en vue de la réalisation d’aspirations et d’intérêts communs contre d’autres citoyens qui ont des aspirations et des intérêts contraires. Si on l’entend ainsi, peut dire qu’il n’y avait pas de parti en Belgique après la révolution de 1830. De profondes divergences de vues avaient existé depuis le XVIème siècle entre les habitants des Pays-Bas du Sud ; au cours de la révolution brabançonne du XVIIIème, elles avaient pris un caractère lamentable mais elles étaient atténuées pendant la période hollandaise, hostilité au gouvernement du roi Guillaume ayant approché les anciens adversaires. A propos des arrêtés royaux du 24 juin 1824, certains députés des provinces méridionales, Reyphins et Dotrange notamment, avaient réédité, aux Etats Généraux de La Haye, des plaisanteries usées sur les jésuites et les ignorantins mais ces attardés d’un voltairianisme désuet perdirent le peu de crédit qu’ils avaient chez leurs compatriotes en acceptant du roi de Hollande des places de conseillers d’Etat. A partir de 1827, les Etats Généraux se divisèrent définitivement en deux partis représentant l’un les opinions et les intérêts de la Belgique, l’autre eux de la Hollande.
La jeunesse belge de cette époque - catholiques enthousiastes des idées nouvelles de Lamennais que l’Eglise n’avait pas encore condamnées, non croyants ou indifférents que le baron de Gerlache nous montre sous l’influence de Guizot et de Cousin - ne jure que par la liberté. Tous en veulent (page 6) pour eux-mêmes - ce qui est assez naturel et aussi pour les autres - ce qui est certainement plus rare.
Au Congrès National qui fut la première assemblée délibérante de la nouvelle Belgique, les catholiques étaient en majorité mais ils ne formaient pas un parti. Le baron de Gerlache, président du Congrès, évalue leur nombre à 140 sur 200. M. Henri Pirenne écrit qu’ils « dominaient par le nombre. ». Ils ne se sont pas servis de leur majorité pour imposer leurs croyances : ils ne se sont groupés contre personne. Comme l’observe justement le comte Louis de Lichtervelde, ils eussent, en le faisant, trahi les intentions de leurs électeurs qui en avaient élu beaucoup sur les mêmes listes que des non-catholiques.
Plus tard, Frère-Orban tirera argument de cette modération pour affirmer que les membres du Congrès étaient en majorité libéraux à sa manière ; ils avaient soutenu, argumentait-il, des ministères composés exclusivement de libéraux d’aile gauche, admis l’antériorité du mariage civil et n’avaient pas organisé le régime légal des associations religieuses. L’esprit de parti du grand homme d’Etat l’a empêché de comprendre que des catholiques aient pu, dans un sentiment d’union patriotique, consentir loyalement certaines concessions à des opinions différentes. Ce sont cependant des croyants, le député libéral de Robaulx l’a constaté dans la séance du 24 décembre 1830, qui ont concédé l’antériorité du mariage civil ; ils l’ont fait pour obtenir l’adhésion de tous leurs collègues à l’entière liberté du culte. Lorsque des radicaux tels que Defacqz et Fleussu proposèrent à l’assemblée de restreindre cette liberté ou celle de l’enseignement confessionnel, ils eurent la majorité contre eux.
En cherchant à porter sur ces discussions un jugement objectif, on arrive à la conclusion que, dans cette assemblée chargée d’organiser un Etat, (page 7) les controverses religieuses sont reléguées à l’arrière-plan ; elles ne déterminent pas les votes ; à côté de quelques farouches adversaires du clergé tels que Seron, Camille de Smet, Van Snick et d’un nombre restreint de catholiques que Nothomb appelle les purs et qui n’ont peut-être pas renoncé à faire du catholicisme une religion privilégiée, une religion d’Etat, il y a le bloc constitué par l’ancien parti belge des Etats Généraux dont beaucoup de membres siègent au Congrès et qui a combattu le gouvernement hollandais. Aujourd’hui, il n’est plus un parti ; il est la représentation de la jeune nation belge ; il n’a plus en face de lui d’adversaires groupés, représentant des aspirations et des intérêts contraires.
En y regardant de près, on peut discerner cependant que ce bloc n’est pas sans fissure ; l’hostilité au gouvernement hollandais ne sert plus de force centripète pour rapprocher les divers groupes, ce bloc a un centre que personnifie brillamment Jean- Baptiste Nothomb, un côté droit que dirigent de Theux, Mérode, Gerlache, les abbés ; un côté gauche représenté principalement par Rogier, Devaux, les Brouckère, Lebeau.
La liberté du culte, la liberté de l’enseignement, la liberté des associations, y compris celle des associations monastiques, voilà à peu près tout ce que demandaient les catholiques. L’exemple venait d’ailleurs de haut. Le 13 décembre 1830, le Prince Archevêque de Malines adressait au Congrès une lettre dont il fut donné lecture en séance publique et où il attestait ne réclamer pour les fidèles de l’Eglise « aucun privilège ; une parfaite liberté avec toutes ses conséquences, tel est l’unique objet de leurs vœux, tel est l’avantage qu’ils veulent partager avec tous leurs concitoyens. » Expliquant ce qu’il entendait par cette liberté, il en énumérait les conséquences quant à l’exercice du culte, à la nomination et à l’installation de ses ministres, à (page 8) leur correspondance avec le Saint-Siège, à l’enseignement et aux traitements ecclésiastiques.
Catholiques purs, libéraux de l’aile droite, du centre et de l’aile gauche firent droit à ces demandes qui leur parurent légitimes. Sur ces questions, Gerlache, le chevalier de Theux de Meylant, les abbés parlèrent à peu près la même langue que Nothomb, Brouckère, Lebeau, Rogier. Il y a cependant quelques nuances. Nothomb disait le 22 décembre 1830 « M. Defacqz a franchement déclaré qu’il veut que la loi civile exerce la suprématie ; il pose nettement le principe qui lui sert de point de départ. Nous adoptons un principe tout opposé nous dénions toute suprématie à la loi civile, nous voulons qu’elle se déclare incompétente dans les affaires religieuses. Il n’y a pas plus de rapport entre l’Etat et la religion qu’entre l’Etat et la géométrie. Comme partisans de l’une ou de l’autre opinion religieuse, vous êtes hors des atteintes de la loi ; elle vous laisse l’existence absolue de la nature.
« MM. Defaqz et Forgeur ont cité des lois des autorités qui appartiennent à un système que nous repoussons. C’est le régime de Louis XIV, le régime de Bonaparte. Ne relevons pas un système qui gît dans la poudre du passé.
« Voici donc notre point de départ séparation absolue des deux pouvoirs. Ce système est une innovation. Nous l’avouons. Il exige une indépendance réciproque ».
Charles de Brouckère lui répondait le 23 décembre « Aujourd’hui, l’union telle qu’elle s’était formée en 1827 n’est plus indispensable ; cependant nous voulons tous la liberté ; mais est-ce une liberté sans limite? Elle n’est pas possible ; il faut que chacun consente à voir ses libertés restreintes car la charte fondamentale doit être fondée sur des sacrifices réciproques... »
On peut voir, dans la suite de ce discours, qui (page 9) prévoit les empiètements possibles du clergé sur le pouvoir civil, comme une première esquisse du programme que formulera plus tard le parti libéral des Devaux, des Verhaegen et des Frère-Orban.
Dans les paroles de Nothomb que l’on a lues, il y a une tendance à considérer comme un bien en soi ce régime de liberté généreusement octroyé à toutes les opinions et à tous les citoyens à ceux qui, du point de vue catholique, représentent l’erreur comme à ceux qui, du même point de vue, représentent la vérité. Nothomb n’est pas le seul à penser ainsi. Les jeunes catholiques libéraux du Congrès, eux aussi, croient pouvoir en faire leur «thèse ». La mémoire remplie encore - en dépit qu’ils en aient - des souvenirs de la révolution française et de ses assemblées qui avaient prétendu légiférer pour l’humanité tout entière, ils s’imaginent bâtir un édifice constitutionnel que le monde leur enviera. N’est-ce pas l’abbé Verbeke qui proclame, à la séance du 23 décembre 1830 « Liberté pour tous et en tout, voilà le principe que nous avons proclamé et que nous saurons maintenir ; voilà le principe qui doit dominer notre nouvelle législation. Si nous voulons répondre aux vœux de nos commettants, si nous voulons être conséquents avec nous-mêmes, il faut nous hâter de faire voir à l’Europe que la liberté telle que l’entendent les Belges n’est pas une hypocrisie ni une amère dérision. »
Les abbés de Foere, de Haerne, Verduyn, MM. de Theux de Meylant, le comte d’Arschot, le comte de Celle avaient fait des déclarations analogues. M. Adolphe Dechamps qui n’était pas membre du Congrès mais qui, dès cette époque, avait de l’influence comme publiciste se ralliait lui aussi aux doctrines de Lamennais.
L’Eglise n’admet pas qu’en « thèse », le meilleur régime politique soit celui où l’on donne à l’erreur les mêmes droits qu’à la vérité. Elle peut seulement (page 10) admettre qu’à un moment de l’histoire, ce soit le seul applicable, ce soit même le plus favorable aux intérêts religieux. Entre affirmer d’un régime qu’idéalement, théoriquement parlant, il est le meilleur ou estimer qu’étant données les circonstances, il est celui dont l’application soulèvera le moins de conflits et procurera la paix, il y a toute la distance qui sépare la doctrine du mieux de la doctrine du bien ou du moindre mal.
Le Souverain Pontife, Chef de l’Eglise, ne devait pas tarder à rappeler ces principes dans l’encyclique Mirari vos.
On comprend qu’il ne se soit pas formé de parti catholique à cette époque. Quel en eût pu être le programme ? Contre qui se serait-on uni ? On n’avait plus à obtenir pour la religion la liberté que le Cardinal de Malines avait demandée ; la Constitution la lui avait octroyée. On n’avait pas à veiller à ce que le pacte fondamental fût appliqué dans l’esprit où il avait été conçu. Malgré les craintes manifestées par certains libéraux et par des sectaires, l’autorité civile ne songeait pas encore à mettre obstacle à l’activité du clergé. Si un parti catholique s’était fondé alors, il n’aurait pu prendre pour programme que les principes mêmes de la récente encyclique Minai vos, que la conquête d’une situation privilégiée pour l’Eglise, que la reconnaissance d’une religion d’Etat avec les sanctions que ce régime comporte et par conséquent la révision de la constitution ; il n’aurait pu se recruter que chez les purs et il aurait eu contre lui les catholiques constitutionnels qui étaient la majorité.
On n’y songea même pas. Tout heureux d’avoir échappé aux persécutions mesquines d’un souverain calviniste, le clergé qui n’avait aspiré qu’à la liberté comptait bien en user pour conquérir les âmes et il se mit à l’œuvre.
Dans son histoire de l’Eglise catholique en Belgique, (page 11) le Père de Moreau énumère toutes les formes de cette activité. La Belgique manquait de prêtres, les évêques fondèrent, dans chaque diocèse, un ou plusieurs séminaires ; dès 1844, ils ouvrirent à Rome le collège belge. D’autre part, ils multiplièrent les visites personnelles rencontrant leurs curés et conférant le sacrement de confirmation à tous les fidèles que les vacances de sièges épiscopaux en avaient longtemps privés. Ils organisèrent l’administration des diocèses qui, depuis le concordat, les articles organiques et les réformes de Guillaume de Hollande, avait été négligée ; dans quelques-uns, ils durent veiller à ce que les doyens se réunissent régulièrement. Puis ils s’occupèrent de l’esprit public que les grandes crises européennes avaient complètement modifié ; la liberté de la presse et du théâtre avait développé l’indifférence et l’incrédulité ; les lettres pastorales de l’époque sont pleines de conseils sur ces sujets. Des missionnaires parcoururent le pays et leur succès fut grand. Certains d’entre eux étaient appelés à jouer un rôle important dans l’Eglise de Belgique tels le R. P. Dechamps qui devint Cardinal-Archevêque et l’abbé de Montpellier qui fut Evêque de Liége.
Mais c’est avant tout dans le domaine de l’enseignement que l’influence du clergé se fit sentir. « A la fin de 1840, dit M. Pierre Verhaegen, sur 1.143 écoles nouvelles qui fonctionnaient dans les 2.500 communes du pays, plus des deux tiers étaient dues à l’initiative du clergé ou des catholiques. Sur 5.189 écoles primaires que possédait la Belgique à cette époque, ils en comptaient 2.284, entièrement dirigées et soutenues par eux. » Des collèges épiscopaux donnèrent l’enseignement secondaire ; les Jésuites fondèrent, en quelques années, huit grands collèges dans les principales villes du pays, En 1834, les évêques avaient établi à Malines d’abord, à Louvain ensuite, une université qui devait bientôt devenir l’établissement (page 12) d’enseignement supérieur le plus peuplé du pays. La population des ordres religieux tripla ou à peu près de 1830 à 1846 : Jésuites, Rédemptoristes, Frères Mineurs, Augustins, Dominicains, Carmes déchaussés, Cisterciens, Bénédictins, Frères de la doctrine chrétienne, Prémontrés, Sœurs de charité, Religieuses du Sacré-Cœur rentrèrent en Belgique d’où les convulsions politiques les avaient chassés ou y entrèrent.
Cette marche admirable à la conquête des âmes ne fut pas appréciée de la même manière par tous les Belges. Pendant que les fidèles de l’Eglise catholique s’en réjouissaient à un double titre en premier lieu, à cause des progrès de la communion religieuse à laquelle ils appartenaient mais aussi parce qu’ils y voyaient la justification de leur entreprise constitutionnelle grâce à laquelle le catholicisme renaissait en Belgique et vivait une nouvelle vie, les sectaires, au contraire, et ceux qui n’admettaient pas l’interprétation catholique de la vie et ceux qui, sans être hostiles aux dogmes ou à la morale, craignaient cependant un retour à l’ancien régime et à certains de ses abus, furent effrayés de l’influence que le clergé gagnait de plus en plus. Influence religieuse et morale, répondait-on. C’est vrai ! Mais parfois aussi, et sans qu’on pût le lui reprocher puisqu’il se composait de citoyens belges ayant tous les droits civils, influence politique! Comment empêcher les catholiques de demander à leurs conseillers habituels des directives relatives aux candidats à élire, aux listes à dresser? Comment reprocher aux prêtres évêques, curés, vicaires, religieux, de répondre à ces interrogations? Comment même leur en vouloir de devancer les questions, puisque la liberté religieuse pouvait être en cause? Comment exiger de tous ces prêtres une mesure parfaite, une modération impeccable dans l’exercice de leurs droits?
Dans les instructions données en juillet 1835 par (page 13) la congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires à Mgr Gizzi internonce en Belgique, on voit le soin qu’a le Saint-Siège d’empêcher le clergé belge de dépasser la mesure tout en remplissant son devoir sacerdotal et national. « Les bons catholiques de Belgique, disent ces instructions, désireraient voir certains évêques, curés et autres ecclésiastiques s’occuper avec plus de zèle de la chose publique, spécialement de l’élection des députés à la Chambre vu que de celle-ci dépend le bien de l’Etat et de l’Eglise... On observe aussi qu’il y a, spécialement dans le jeune clergé, quelques adeptes des principes du lamennaisianisme qui agissent trop et tentent d’introduire des nouveautés dans l’ordre politique comme dans l’ordre religieux, innovations qui ne pourraient aboutir qu’au préjudice et subversion de l’un et l’autre ordre de choses. » On recommande à l’internonce de déterminer les premiers à prendre à cœur une affaire d’une telle importance et de ramener les seconds dans le droit chemin. On ne peut contester, ajoute-t-il, l’intérêt du Saint-Siège à avoir une Chambre religieuse et catholique mais d’autre part il ne convient pas que le représentant du Pape paraisse s’immiscer dans les questions politiques et temporelles. On fait donc appel au tact de l’internonce (Les instructions de Mgr Gizzi (Bulletin de l’institut historique belge de Rome 1933, fascicule XIII))
Les réclamations, les récriminations, les reproches vinrent d’abord et tout naturellement des Belges qui étaient nettement hostiles au clergé.
Dès la première session de la chambre des Représentants, à la séance du 15 janvier 1831, MM. Seron et de Robaulx lui reprochent d’aspirer au monopole de l’enseignement et M. Seron parle du parti de l’obscurantisme.
(page 14) MM. Dumortier et de Theux réclament pour l’Eglise la pleine et entière liberté et à la crainte du monopole de l’Eglise oppose celle du monopole de l’Etat en matière d’enseignement.
Battus sur le terrain parlementaire, les sectaires s’efforcèrent de susciter des troubles dans certaines villes tel Charleroi ; ils échouèrent. Ils songèrent alors à former un parti anticlérical dans un pays où il n’y en avait pas encore. Mais ils eussent été incapables de mener à bien leur entreprise sans le concours de trois hommes représentant trois tendances nouvelles.
Paul Devaux avait été l’un des polémistes les plus brillants de la révolution ; il avait défendu l’union en 1828 et joué un rôle important au Congrès. Devenu ministre d’Etat, il employait son autorité et son talent à préconiser la fondation de ce parti qui arrêterait les « empiètements » du clergé, et qui réaliserait un programme d’idées. A ses côtés, se placèrent tout de suite ceux qui, déjà au Congrès national, s’étaient prononcés contre ce qu’ils appelaient les excès de l’Eglise catholique et qui continuaient à le faire au Parlement.
Aux hommes de 1830 s’adjoignirent bientôt un certain nombre d’intellectuels qui n’avaient pas été favorables au renversement de la dynastie de Nassau ; ils n’avaient pu faire obstacle à la vague de fond qui avait balayé le régime mais ils étaient restés neutres et sceptiques pendant la crise, attendant, espérant peut-être un retour des événements. Ce revirement ne s’était pas produit ; la nouvelle dynastie s’était affermie. Ils avaient alors estimé que le moment d’entrer en scène était venu s’ils ne voulaient pas perdre toute occasion de jouer un rôle. En tant que partisans des Nassau, ils ne pouvaient être avec les unionistes de droite ou de gauche, qui s’étaient prononcés contre la maison d’Orange. Aux uns comme aux autres, ils reprochaient d’avoir donné trop de liberté à l’Eglise. Le (page 15) thème de leur opposition était tout trouvé d’après eux, seuls les catholiques avaient bénéficié du nouveau régime constitutionnel grâce à quoi, ils menaçaient maintenant de tout dominer ; il fallait donc mettre obstacle à leurs progrès. L’un des premiers promoteurs de ce mouvement, suite et continuation de l’orangisme, fut Théodore Verhaegen qui avait d’ailleurs débuté en défendant, devant la cour d’assises du Brabant, les vicaires généraux de Gand poursuivis en 1821 pour publication d’un mandement épiscopal, et qui avait obtenu leur acquittement. Ensuite il avait fait une courbe rentrante, s’était rallié au régime hollandais et n’avait pris aucune part au mouvement de 1830. Après avoir refusé tous les postes que lui offrait le gouvernement provisoire et décliné le mandat de député au Congrès, il avait critiqué l’exclusion de la famille de Nassau et protesté contre la confiscation de ses biens. Témoin irrité de l’activité que mettait le clergé catholique à se servir des libertés constitutionnelles pour prêcher la religion et étendre son influence, il avait cherché une puissance à lui opposer et avait cru la trouver dans la maçonnerie qui jusqu’alors sommeillait et qu’il contribua à réveiller en lui donnant pour objectif l’organisation des élections. Il fonda, le 20 novembre 1834, l’Université de Bruxelles en opposition à celle de Louvain. De 1834 à 1841, il contribua à organiser le nouveau parti libéral et doubla les loges maçonniques d’associations électorales. Au Parlement où il était entré en 1837, il développa avec énergie tous les thèmes anticléricaux, notamment à l’occasion des lois relatives à l’enseignement et au traitement de l’archevêque de Malines.
Le troisième fondateur du nouveau parti libéral, Frère-Orban, représentait la jeune génération ; il ne devait faire ses premières armes qu’en 1846.
Pendant les premières années, les idées de (page 16) Devaux n’eurent pas grande influence sur le gouvernement du pays.
Le premier ministère du Roi Léopold Ier avait comme président un catholique ou plutôt, si l’on veut se tenir sur le terrain politique, un unioniste d’aile droite : Muelenaere qui était assisté de deux unionistes de gauche Charles de Brouckère et Coghen. Son œuvre principale fut l’organisation des services publics et le traité des XXIV articles. Le ministère suivant présidé par Lebeau, unioniste de gauche, comprenait des unionistes de gauche tels que Rogier et Goblet et des unionistes de droite tels que Muelenaere et le Comte de Mérode.
C’est surtout sous le troisième ministère que l’unionisme commença à être critiqué avec passion.
Le 4 août 1834, de Theux de Meylant remplace Lebeau comme premier ministre. Homme d’Etat dans toute la force du terme, plus solide que brillant, parlant clairement, avec bon sens mais sans grande éloquence, il ne lui a sans doute manqué pour être l’un de nos hommes politiques les plus admirés que l’art d’électriser une assemblée, cet art que possédait souverainement un Dechamps à qui manquaient par contre plusieurs des hautes qualités de de Theux. Celui-ci était catholique sincère et ne faisait pas mystère de ses convictions religieuses mais il s’est toujours défendu avec une énergique sincérité de vouloir pour l’Eglise autre chose que la liberté. Fidèle à la conception unioniste, il ne songeait pas à demander à ses collègues du ministère quelles étaient leurs opinions philosophiques ou religieuses. Ernst, son collègue à la Justice, était un unioniste de gauche de même que d’Huart, ministre des Finances.
Il est vrai que l’on peut concevoir la liberté religieuse de plusieurs manières différentes, avec plus ou moins de sympathie pour le clergé et son action. Quand Rogier proposait, en août 1835, qu’il n’y eût (page 17) qu’une université d’Etat et qu’elle fût établie à Louvain, il ne songeait pas à entraver la liberté mais il ne pouvait ignorer qu’il contrecarrait ainsi les vues de l’Episcopat. Celui-ci désirait transférer dans l’ancienne capitale du duché de Brabant l’université catholique qu’il venait d’ériger à Malines. Désir tout à fait légitime, comme l’observait le comte de Mérode au Sénat, puisqu’il s’agissait de rattacher le présent et l’avenir à un passé glorieux. Si le leader de gauche cherchait à y mettre obstacle, c’est précisément qu’il craignait le retour à un certain passé dont il ne voulait plus. De Theux n’avait pas les mêmes craintes ; il souhaitait, au contraire, collaborer avec l’Eglise non pour rendre au clergé des privilèges abolis mais pour ce qu’il estimait son influence utile au développement moral et intellectuel du pays. Il proposait donc de maintenir deux universités d’Etat, à Liége et à Gand, et de supprimer celle que l’Etat avait à Louvain. Le Parlement le suivit.
Entre Rogier et de Theux, il n’y avait donc de divergence essentielle ni sur la constitution qu’ils venaient de faire ensemble, ni sur la manière d’en interpréter les libertés ; ils restaient tous deux du parti belge. Mais, en fait, le premier cherchait à entraver l’action qu’il estimait envahissante de l’Eglise ; le second s’efforçait de l’encourager parce qu’il l’estimait bienfaisante ; tous deux entendaient néanmoins se maintenir dans les limites et dans l’esprit du pacte fondamental.
Il faut reconnaître d’ailleurs que Lebeau, Rogier, de Theux, Nothomb étaient absorbés à cette époque par des préoccupations d’un autre ordre. Lebeau expliquant longtemps après comment il avait accepté d’être gouverneur de Namur et par suite d’exécuter les ordres de de Theux, ministre catholique de l’Intérieur, disait « Alors, la classification (page 18) en parti libéral et en parti catholique était peu tranchée. La division des opinions reposait principalement sur la manière d’envisager la question diplomatique et les attributions du pouvoir royal dans les lois organiques et dans la marche de l’administration. Les catholiques que, les libéraux n’ont jamais repoussés pour leur croyance mais uniquement pour leurs tendances politiques, étaient loin de montrer alors les prétentions qu’ils ont si ouvertement et si imprudemment manifestées vers la fin du ministère de Theux » (Juste, Joseph Lebeau, p. 120). Non seulement la classification était peu tranchée mais on peut dire qu’il n’y avait ni parti libéral, ni parti catholique.
On ne voit pas à quoi Lebeau faisait allusion en parlant ainsi du ministère de Theux dont la principale faiblesse était, en 1840, d’avoir duré six ans, ce qui est de nature à user tout gouvernement. Il avait eu à traiter de grandes affaires. « C’est à lui, dit un historien (Charles Terlinden, Histoire politique interne, p. 57), que remontent la création de nos grands services publics et la constitution régulière de l’action gouvernementale. L’ordre se consolida de plus en plus, » L’énumération des lois organiques votées à son initiative est longue : organisation du service postal, du jury, des cadres de l’armée, de l’enseignement supérieur. Nous avons dit déjà en quoi les deux tendances s’étaient affrontées à propos de cette dernière loi mais il serait tout à fait injuste de soutenir qu’en favorisant l’érection d’une université catholique à Louvain, on manifestait des prétentions imprudentes. C’est de Theux qui eut le courage de faire voter, en 1839, le traité qui rétablissait la paix entre la Hollande et la Belgique. On sait le dur sacrifice qu’il imposait au pays et que nous dûmes alors céder une partie du (page 19) Limbourg et du Luxembourg qui s’était incorporée à la Belgique. Ce vote qui n’avait évidemment rien de spécifiquement catholique fut une des causes de l’affaiblissement du ministère. Les deux députés unionistes d’aile gauche qui en faisaient partie : Ernst et d’Huart, se séparèrent de de Theux à cette occasion ; ils ne furent remplacés par aucun de ceux qui avaient de l’influence sur leur groupe. Ce ne fut d’ailleurs pas à propos d’une question de parti que la crise éclata mais à propos de l’interprétation que le gouvernement donna à l’article 20 du traité, en réintégrant dans les cadres de l’armée le général Vandersmissen condamné pour menées orangistes.
Après le ministère de Theux, le mouvement provoqué par Devaux et Verhaegen s’accentua et tendit de plus en plus à la constitution d’un nouveau parti qui allait prendre - on ne sait pas pourquoi, puisqu’il s’opposait à l’exercice de libertés constitutionnelles - le nom de libéral.
Un chargé d’affaires du Roi de Piémont à Bruxelles (Belgio e Piemonte nel Risorgimento italiano Torino Loescher 1930), adressant, le 23 mars 1847, un rapport à son gouvernement a exposé le point de vue libéral. En le résumant, nous donnerons le témoignage d’un étranger contemporain que les haines civiles n’aveuglent pas mais qui n’aime pas les catholiques. Son jugement sur les sentiments religieux de la population est assez sévère. Il ne les croit pas vrais et s’étonne de ne voir en Belgique ni catholicisme de cour ni religion populaire tels qu’on les trouve au Piémont. A son avis, les pratiques religieuses ne seraient ici qu’un « étendard politique ». Les hommes de droite se montrent très pieux soit qu’ils le soient réellement, soit afin qu’on ne puisse leur reprocher de ne porter de catholique que le nom, mais les classes dirigeantes laisseraient à désirer (page 20) sous le rapport des moeurs. Les libéraux ne sont pas religieux de peur de se compromettre. L’auteur du rapport croit les ouvriers des villes profondément démoralisés par la mauvaise presse ou par la cupidité de leurs maîtres ; le peuple des campagne lui paraît plus « exemplaire » étant tenu en bride par le clergé. Après ce jugement qu’on ne peut qualifier de bienveillant et qui prouve combien il est difficile d’apprécier les mœurs d’un pays auquel on est étranger, on comprendra mieux comment ce diplomate a pu adopter, sans en faire la critique, toutes les idées du nouveau parti libéral.
Il expose donc que seuls les catholiques du Congrès avaient su ce qu’ils faisaient en introduisant dans la Constitution la liberté d’association et d’enseignement ; les libéraux - il entend par là les unionistes de gauche - s’étaient laissé prendre au piège ; de Potter et Gendebien l’auraient avoué à leurs intimes. Les ministères mixtes avaient été perpétuellement tiraillés entre les empiétements du « parti clérical » et leurs devoirs de gouvernement. En parlant de parti, le diplomate italien vise le clergé et son organisation régulière ; il lui oppose certains ministres ; il s’étonne que le Roi consente à livrer le pouvoir à une opinion qui combat les prérogatives royales. C’est la vieille idée de l’antagonisme entre l’Eglise et l’Etat.
L’auteur constate que la franc-maçonnerie est le principal instrument du nouveau parti libéral. Il signale les rapports des loges belges avec celles de France et d’Allemagne qui auraient fourni les premiers fonds pour la création de l’Université de Bruxelles. Il raconte la constitution de l’Alliance, société libérale, groupant, dans la capitale, de nombreux parlementaires, les journalistes de la nouvelle école ainsi que la jeunesse libérale généralement ralliée à ces idées.
Contrairement aux affirmations de ce diplomate, les catholiques ne souhaitent pas que l’Eglise ait une (page 21) part prépondérante dans le gouvernement d’un pays. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, c’est ainsi que Jésus-Christ lui- même a déterminé les rapports de l’Eglise et du pouvoir civil. Les Souverains Pontifes n’ont cessé de proclamer et de prouver par leurs actes que la religion s’accommode de tous les régimes politiques, qu’elle n’est ni pour ni contre la monarchie, l’aristocratie, la dictature ou la démocratie. A exercer une trop grande influence sur l’un ou l’autre de ces régimes, elle risque de paraître s’identifier avec lui, de porter la responsabilité de ses fautes et de s’effondrer un jour en même temps que lui. Sauf en ce qui concerne l’indépendance du Saint-Siège, il est donc souhaitable que l’Eglise n’exerce pas le pouvoir civil. Si les reproches que le diplomate italien faisait au clergé avaient été fondés, nul plus qu’un catholique n’aurait à le regretter. Mais ils étaient injustifiés ; un simple fait permet de mesurer l’exagération des critiques formulées à cette époque. Le 10 février 1841, MM. Brabant et du Bus proposèrent d’accorder la personnalité civile à l’Université de Louvain. Ce fut, dans la presse anti-unioniste, une véritable levée de boucliers. On évoqua la main-morte, le rétablissement des corporations, la violation de la liberté d’enseignement. Certains conseils communaux de grandes villes s’en occupèrent et formulèrent des critiques dont ils adressèrent l’expression au Parlement ; on parla des millions de l’université comme on devait parler plus tard du milliard des congrégations. Le Saint-Siège s’émut et le nonce s’entremit auprès des évêques qui, en janvier 1841, avaient demandé à la Chambre de voter la proposition. En 1842, ils retirèrent cette requête « afin d’empêcher qu’on ne continuât à s’en servir pour alarmer les esprits, exciter la défiance et troubler l’union ». Soixante- dix ans plus tard, la loi du 12 août 1911 qui accordait la personnalité civile à l’Université de (page 22) Louvain fut votée à la Chambre et au Sénat non seulement par les catholiques mais aussi par les libéraux, les radicaux et les socialistes qu’on ne peut cependant accuser d’avoir voulu rétablir la main-morte, ni violer la liberté d’enseignement pour l’enrichissement de l’Eglise !
Si, d’autre part, les unionistes catholiques avaient, comme on les en accusait, voulu confier l’exercice du pouvoir civil à l’Eglise, le roi Léopold Ier qui estimait déjà insuffisants les droits accordés par la Constitution à la royauté et qui n’avait rien d’un politique aveugle se serait certainement abstenu de soutenir de toute son énergie les gouvernements et les majorités unionistes.
De même qu’un combat finit faute de combattants, l’unionisme qui supposait un partage du gouvernement entre unionistes de gauche et de droite, entre libéraux et catholiques fidèles à l’esprit du Congrès devait prendre fin le jour où il n’y aurait plus d’unionistes de gauche et Malou lui-même, après avoir déclaré en 1845 qu’il ne ferait jamais partie d’un ministère composé de six Malou, fut bien obligé, en 1846, d’accepter un portefeuille dans un cabinet où il n’y avait que des unionistes de droite, de Theux n’ayant plus trouvé d’unionistes de gauche pour collaborer avec lui.
Au Parlement d’ailleurs, l’ancien parti belge qui soutenait ou renversait les gouvernements manquait de cohésion et de stabilité. L’aile droite et l’aile gauche avaient une tendance de plus en plus marquée à se séparer ; même au sein de chacun de ces deux groupes, la discipline et la confiance dans les chefs manquaient. Des ministres de gauche sont vivement critiqués par des députés de gauche. Ernst, député de gauche, traite Lebeau et Rogier d’hommes usés « M. Lebeau, dit-il à la séance du 24 avril 1834, faisait le libéral quand il était journaliste ; il fait le despote depuis qu’il est arrivé au pouvoir. » Trois ans après, un député de (page 23) droite, M. Doignon, ne témoigne pas d’une plus grande confiance en de Theux qui est devenu Premier ministre. « M. de Theux, dit-il en 1837, représente la centralisation et le pouvoir fort. Il s’est associé avec M. Nothomb, l’ami le plus fidèle et le plus dévoué de M. Lebeau, dont on connaît le peu de sympathie pour le catholicisme. » M. Doignon soupçonne le ministre de l’Intérieur de préparer l’intervention de l’Etat dans les choses du culte ; il n’est pas loin de voir en lui un despote à la manière de Joseph II.
Grâce à ses éminentes qualités d’homme d’Etat et à son éloquence, Jean-Baptiste Nothomb réussit en 1841 à remplacer, par un ministère unioniste, le ministère exclusivement libéral de Lebeau qui n’avait duré qu’un an et qui fut renversé par un appel direct du Sénat au Roi. Les Chambres maintinrent à Nothomb leur confiance pendant deux ans ; il réussit à faire voter la loi de 1842 qui organisa l’enseignement primaire jusqu’à la loi de 1879. Après lui, d’Anethan de droite et van de Weyer de gauche firent deux essais de ministères unionistes. Mercier, unioniste de gauche qui accepta le portefeuille des finances dans le ministère d’Anethan, fut traité de renégat par la presse du nouveau parti libéral et le ministère van de Weyer ne dura que sept mois (30 juillet 1845 au 31 mars 1846).
De Theux constitua alors un ministère composé exclusivement d’unionistes de droite (31 mars 1846 au 12 août 1847).