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(paru à Bruxelles, vers 1934, chez Rex)
(page 117) Il n’y a pas à faire l’histoire du parti catholique pendant la guerre. Pendant la guerre, il n’y eut plus de parti. Au Havre, à côté de M. de Broqueville, siègent comme membres du cabinet les ministres catholiques qui étaient aux affaires au moment de la fière réponse à l’ultimatum allemand : MM. Carton de Wiart à la Justice, Davignon aux Affaires étrangères, Berryer à l’Intérieur, Poullet aux Sciences et aux Arts, Vandevyvere aux Finances, Helleputte à l’Agriculture, Hubert à l’Industrie, Segers aux Chemins de fer, Renkin aux Colonies, mais aussi depuis le 18 janvier 1916, MM. Goblet d’Alviella et Hymans du parti libéral et Vandervelde du parti socialiste; depuis le 1er janvier 1918, M. Brunet du parti socialiste. Quand, le 31 mai 1918, M. Cooreman remplaça M. de Broqueville, il conserva le même ministère d’union nationale.
Il y aura, au Havre, des divergences de vues. Helleputte, notamment, se crut un jour obligé de donner sa démission; il exigea que le refus royal de l’accepter parut au Moniteur ; M. de Brocqueville lui-même abandonna le pouvoir mais seuls les initiés connaissent exactement les causes de ces divisions. Il semble bien qu’il ne s’agissait pas de questions de parti.
En Belgique occupée, sous la présidence d’un libéral M. Francqui, catholiques, libéraux et socialistes rivalisèrent de dévouement pour ravitailler les populations; catholiques, libéraux et socialistes (page 118) se firent emprisonner; beaucoup moururent pour le pays. Outre les noms du grand Cardinal Mercier et de M. Max, bourgmestre de Bruxelles, qui viennent aux lèvres de tous les Belges, on en pourrait citer des centaines d’autres de tous les partis.
C’était l’époque où un député socialiste, M. Destrée, dédiait un de ses livres à un député libéral et à un député catholique, « en souvenir d’un temps où les distinctions de parti s’oubliaient dans un désir commun de défendre la Patrie outragée. » Lorsque le pays fut libéré, on se trouva dans une situation qui, d’un certain point de vue, ressemblait à celle de 1830; on était d’accord pour mettre en veilleuse toutes les réformes qui n’avaient pas pour objet la reconstitution du pays écrasé et ruiné par quatre longues années de domination étrangère - et quelle domination! - Certains Belges avaient trahi; ils étaient hors la loi, comme les orangistes de 1830. Peut-être, si les partis n’avaient pas existé à ce moment, ne se seraient-ils pas formés avant de longues années. Mais les partis existaient; ils s’étaient oubliés entièrement pendant la guerre, voilà tout! l’exercice de la représentation proportionnelle avait disposé l’opinion à croire que le nombre des bons serviteurs du pays, des citoyens capables de rendre des services à la chose publique était, pour chaque parti, proportionné à son chiffre électoral; on chercha à répartir les fonctions publiques non pas toujours suivant les aptitudes des citoyens mais suivant leur qualification politique de sorte que, s’il s’était rencontré en 1918, un génial restaurateur de la prospérité nationale, il n’eût trouvé place au gouvernement qu’après avoir pris rang dans un parti. Le nombre même des récompenses nationales accordées à ceux qui avaient résisté à l’envahisseur ainsi que des châtiments infligés aux mauvais citoyens fut plus ou moins fixé d’après les règles de la représentation proportionnelle.
(page 119) Avant de constituer le nouveau ministère, ceux qui devaient en faire partie avaient cependant été obligés de se mettre d’accord sur un problème politique dont on ne pouvait différer la solution et sur lequel on avait d’ailleurs négligé de consulter Woeste.
La guerre avait faussé tout le mécanisme de notre droit public. Le gouvernement n’avait pas cru, en 1914, devoir réunir le Parlement belge à Anvers, contrairement à ce qui avait été fait en France où l’on avait prévu la réunion du Parlement à Bordeaux et pour les Serbes dont la Chambre s’était réunie à Corfou, de sorte qu’il n’avait plus été possible de consulter la représentation nationale pendant les quatre années de guerre; les mandats des représentants de la nation auraient dû être renouvelés, les uns en 1916, les autres en 1918; ils n’avaient pu l’être. Pour rester dans la légalité constitutionnelle, il fallait faire des élections le plus tôt possible. Sous quel régime? Suivant les lois anciennes? Que de modifications avaient été apportées dans les idées! Etait-il possible d’envisager l’exclusion de ceux que les Allemands avaient empêchés pendant la guerre d’avoir une résidence légale? Pouvait-on admettre qu’un soldat n’eût qu’une voix et un enrichi de la guerre, trois? Sur l’inébranlable exigence des socialistes, le gouvernement du 21 novembre 1918 avait décidé de proposer pour les élections prochaines le régime du suffrage universel pur et simple. Qui, parmi les catholiques, aurait osé prendre la responsabilité de renverser, sur cette question, le premier ministère formé par le Roi après la victoire de nos armées? Et si on l’avait osé, quelle impression déplorable ce premier acte de désunion n’aurait-il pas provoqué chez nos alliés qui ne connaissaient, eux, que le suffrage universel et qui allaient avoir, dans la rédaction du traité, à décider du sort de notre pays? Les Allemands n’avaient-ils pas fait courir le bruit, dans le monde (page 120) entier, que la Belgique était irrémédiablement divisée?
Le ministère constitué à Lophem où le Roi avait son grand quartier général et où il avait mandé quelques personnalités marquantes des divers partis, fut présidé par M. Delacroix qui ne siégeait pas au Parlement et que l’on connaissait surtout comme ancien collaborateur de Beernaert. D’une bonne volonté à toute épreuve, d’une loyauté parfaite, conciliant presque jusqu’à l’excès, avocat de grand talent d’ailleurs, il n’avait pas une autorité politique suffisante pour imposer sa ligne gouvernementale à de vieux chefs de parti tout imprégnés, en dépit qu’ils en eussent, des préjugés de leurs groupes, liés par leurs antécédents, enrobés des espérances que leurs amis politiques avaient mises sur eux et sur leur arrivée au pouvoir. M. Vandervelde, chef du parti socialiste, et M. Anseele siégeaient à la Chambre depuis 1894, M. Hymans, chef du parti libéral, depuis 1900, M. de Broqueville depuis 1889, M. Renkin depuis 1896; presque tous avaient gouverné et avaient été en contact avec les gouvernements alliés pendant la guerre. Malgré les profonds sentiments d’union nationale qui les animaient, plusieurs d’entre eux ne pouvaient manquer de manœuvrer, consciemment ou inconsciemment, un chef de gouvernement jeune et sans expérience parlementaire. C’est ainsi que nos trois délégués au Congrès de la paix, MM. Hymans, Vandervelde et van den Heuvel quittèrent Bruxelles pour Paris sans s’être concertés avec leurs collègues et même entre eux sur les revendications belges; c’est ainsi qu’un des ministres restés à Bruxelles défendit publiquement, en Belgique, un programme de paix qui n’était pas celui que M. Hymans défendait à Paris; c’est ainsi que, plus tard, M. Renkin critiqua, à Marche, certaines mesures prises par le cabinet dont il faisait partie. Il fut d’ailleurs amené à donner sa démission.
(page 121) Le parti catholique était un peu déconcerté. Un parti est essentiellement constitué contre d’autres; contre qui les catholiques devaient-ils lutter ? Leurs adversaires politiques étaient au ministère avec eux. Sur quel terrain les combattre? Libéraux et socialistes admettaient que l’Etat subsidiât les écoles confessionnelles; libéraux et socialistes proposaient des augmentations au budget des cultes. On était d’accord sur les grandes questions qui, depuis l’origine du parti, avaient été à la base de son programme : liberté d’apostolat pour le clergé, encouragements aux écoles confessionnelles. Quant aux mesures sociales, il n’y avait pas à craindre que l’on n’allât pas assez loin !
Il est des moments dans l’histoire où des institutions qui ont eu leur incontestable utilité pourraient disparaître sans inconvénient. Si le clergé belge avait été sûr, en 1919, qu’il ne serait plus jamais menacé dans son apostolat et dans son enseignement; s’il avait considéré comme prudent de se désintéresser des luttes électorales et de ne se consacrer qu’au soin des âmes, peut-être aurait-il attiré à l’Eglise des adhésions inattendues car la guerre avait mis dans les cœurs un incompressible besoin d’idéal. Mais qui donc devinera le moment où une institution, jusqu’alors efficace, devient inutile? Qui aurait osé, en 1919, mettre bas les armes politiques devant un adversaire pacifié à ce moment mais pour combien de temps?
Le parti subsista donc; la première campagne électorale qu’il mena fut sans élan et se termina par un échec. En 1914, les catholiques avaient, à la Chambre, 12 voix de majorité sur les deux autres partis réunis; en 1919, après des élections faites sous le régime du suffrage universel pur et simple, ils n’occupaient plus que 73 sièges sur 186; c’étaient les autres partis réunis qui avaient, sur les catholiques, une majorité de 40 voix à la Chambre. Un nouveau parti révolutionnaire et antinational, le (page 122) Frontpartij, conquérait 5 sièges. On comprit alors que le système de la pluralité des votes avait tout de même du bon et qu’au moment opportun, il avait opposé à l’assaut révolutionnaire du jeune parti socialiste un solide rempart.
Instruit par la défaite, loin de se dissoudre, le parti se réorganisa. Les querelles confessionnelles assoupies, les intérêts devenant de plus en plus divergents, l’on adopta une formule que Woeste n’avait cessé de combattre. Il n’avait jamais consenti que le parti eût deux groupements officiellement reconnus. En fait cependant, la Ligue démocratique avait affirmé son droit à l’existence autonome. Ce ne fut plus seulement en fait mais par l’application d’un principe nouveau que quelques mois avant les élections de 1921, le parti changea son statut. La Fédération des cercles et des associations devint simplement un des quatre groupements de l’Union catholique, les trois autres étant la Ligue des travailleurs chrétiens qui avait remplacé la Ligue démocratique, les associations agricoles que personnifiaient le Boerenbond et l’Alliance agricole, la Ligue des classes moyennes. Un Comité central unifiait leur action. On pouvait espérer que le nouveau président de la fédération, M. Paul Segers, désigné par Woeste lui-même pour le remplacer, réussirait, tout en maintenant les traditions, à conduire l’évolution nécessaire grâce à son grand talent oratoire, à son expérience politique et gouvernementale et à l’incomparable prestige que lui valait un quart de siècle de services désintéressés rendus à la cause. Malheureusement, l’après-guerre n’est pas respectueuse des traditions. L’union devint de plus en plus difficile.
La Ligue démocratique s’était transformée, elle s’appelle, depuis 1919, « Ligue des travailleurs chrétiens »; on peut espérer qu’elle n’a pas voulu répudier ainsi l’avant-guerre ni vingt-cinq années de vie sociale. Beaucoup de ses dirigeants de 1914 ont (page 123) disparu. Parmi les membres de son comité d’alors, Verhaegen est mort, MM. Levie et Auguste Mélot ont donné leur démission, MM. Carton de Wiart et Renkin sont entrés dans les vieilles associations catholiques. Tous ont été remplacés par des hommes nouveaux. Les tendances se sont également modifiées. Les statuts de la Ligue démocratique la posaient nettement en antagoniste du parti socialiste. L’article 3 du programme de ce parti porte « la réalisation de cet idéal (idéal socialiste) est incompatible avec le maintien du régime capitaliste »; l’article 1er des statuts de la Ligue portait qu’elle a pour but d’« amener la paix entre le capital et le travail ». L’un des plus anciens groupements fédérés, celui de Gand, dont le fondateur était en même temps président de la Ligue s’intitulait antisocialistische Werkliedenbound (association ouvrière antisocialiste).
Au lieu de continuer à s’affronter, les programmes socialiste et démocrate-chrétien ont une tendance à se rapprocher. On s’était déjà entendu, avant la guerre, sur de nombreuses lois de protection ouvrière; l’entente fut d’autant plus facile après, que presque personne n’y faisait plus obstacle. Aussi le rythme de la législation sociale s’accéléra; on peut se demander cependant si certaines des lois que nous allons énumérer et qui en corrigeaient d’autres à fort bref intervalle ne doivent pas être attribuées à une préparation un peu hâtive des premières plutôt qu’à l’accentuation du mouvement de protection ouvrière.
Les mesures d’assurance ouvrière se sont donc multipliées, plusieurs se bornent à en compléter d’autres antérieures à la guerre (assurance-accident assurance-maladie professionnelle - assurance-vieillesse et décès prématuré - assurance-chômage); elles n’ont pas fait l’objet de moins de quinze lois ou arrêtés royaux, non compris les arrêtés pris en vertu des pouvoirs spéciaux lois du (page 124) 27 août 1919, du 15 mai 1929, du 30 décembre 1929, du 18 juin 1930 relatives aux accidents du travail; loi du 24 juillet 1927 relative à la réparation des dommages causés par les maladies professionnelles; lois du 10 décembre 1924, du 20 juillet 1927, des 18 juin, 14 juillet et 1er août 1930 relatives aux pensions de vieillesse et à l’assurance en vue du décès prématuré des travailleurs manuels, des ouvriers mineurs et des employés; des lois de budget ayant prévu des crédits pour venir en aide aux chômeurs involontaires, arrêtés royaux du 25 octobre 1930, des 16 février et 24 décembre 1931, du 2 juillet 1932 relatifs à leur répartition.
On a pris de nombreuses mesures pour favoriser la construction des habitations ouvrières. Une loi du 4 août 1930 a réglé la répartition des allocations familiales.
Le travail a été réglementé par la loi du 14 juin 1921 instituant la journée de huit heures et la semaine de quarante-huit heures et par la loi du 7 avril 1932 relative au contrat d’emploi; le salaire a été plus strictement protégé par la loi du 25 mai 1920.
Toutes ces mesures qui partent d’intentions excellentes sont d’inégale valeur législative et sociale. Telles quelles, elles constituent un ensemble dont on ne trouverait peut-être l’équivalent dans aucun pays du monde.
Malheureusement, il semble qu’il y ait, dans des milieux démocrates-chrétiens, une certaine tendance à rejoindre le parti ouvrier dans sa conception de la propriété privée. Cette inclination est surtout sensible par leur manière commune de considérer l’impôt qui ne devrait être qu’un moyen d’assurer le fonctionnement de l’administration et du gouvernement. Certes, l’on peut comprendre ce principe d’une manière large, admettre, par exemple, que le bon gouvernement d’un Etat suppose des dépenses de bienfaisance en faveur des malheureux, (page 125) mais c’est porter une véritable atteinte au droit de propriété privée que de considérer l’impôt comme un procédé légitime d’égalisation des fortunes et de répartition dirigée des richesses; ce que font consciemment les socialistes et inconsciemment, peut-être, certains démocrates-chrétiens. Le fardeau toujours croissant des charges publiques risque d’aboutir à la suppression de la propriété privée par l’appauvrissement total des propriétaires.
Un autre mouvement d’une bien plus profonde intensité s’est développé dans le parti catholique. Depuis longtemps déjà, ce parti s’était fait le défenseur des légitimes griefs de la population flamande; c’est un ministre catholique, Lantsheere, qui a fait voter la loi réglant le droit des Flamands de n’être jugés que dans la langue qu’ils comprennent. Une fraction du parti catholique, dont les dirigeants Cooremans et Delaet parlaient de l’abâtardissement de Gand français, s’efforçait, en outre, de sauvegarder la culture germanique dans les Flandres. Cette fraction devint plus forte et plus exigeante après la révision de la Constitution; de nouveaux chefs avaient réussi par des mesures indirectes à rendre obligatoire, même dans les collèges privés, un enseignement en flamand; ils avaient, avant la guerre, proposé la transformation en université flamande de l’université française de Gand.
Le mouvement s’accentua après la guerre. Partant du principe d’ailleurs contestable qu’un peuple ne peut avoir tout son développement intellectuel que s’il est instruit dans sa langue maternelle (comme si la langue maternelle des peuples était immuable!), les catholiques des Flandres, à la tête desquels se mit le clergé, réclamèrent l’emploi de la langue flamande dans l’enseignement à tous les degrés, dans l’administration, dans l’armée, dans les prétoires. L’université française de Gand fut remplacée par une université flamande; le néerlandais (page 126) devint la langue officielle de l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen. Pour pouvoir correspondre avec les autorités communales du pays flamand, l’administration centrale fut dédoublée; à côté d’un fonctionnaire écrivant le français on place un fonctionnaire de langue flamande. Le recrutement régional fut décrété afin d’assurer aux soldats flamands des officiers qui les commanderaient dans leur langue. On réclame aujourd’hui une nouvelle loi d’organisation judiciaire.
Sans se prononcer sur l’utilité de ces réformes, on peut se demander ce qu’elles ont de spécifiquement catholique. Cependant elles sont entrées en fait dans le programme obligatoire du parti en pays flamand; ce ne sont plus des « questions libres ». Qu’il soit choisi par les associations de catholiques traditionnels, par la Ligue des travailleurs chrétiens, par la Ligue des classes moyennes ou par le Boerenbond, aucun représentant du parti catholique n’y pourrait réprouver les idées flamingantes sans perdre aussitôt son mandat. Comme la plupart des anciennes familles influentes parlaient français, c’est dans de nouvelles couches sociales qu’on est allé chercher les dirigeants du parti. Les prêtres flamands se sont jetés dans la mêlée, ce qui est leur droit puisqu’ils sont citoyens belges mais ce qui ne se justifie pas, comme pour la défense de la liberté d’enseignement et d’apostolat ou pour la charité sociale, par leur devoir sacerdotal.
Les députés catholiques de la Wallonie n’ont pas été consultés sur cette modification au programme du parti; les associations et les groupes parlementaires flamands traitent ces questions entre eux; il existe un Katholieke Vlaamsche landbond qui tient ses réunions en dehors et indépendamment des catholiques wallons et de l’Union catholique. On n’a pu maintenir la concorde dans le parti qu’en demandant aux wallons de se désintéresser des lois flamingantes, les flamingants promettant, (page 127) d’autre part, qu’ils lasseront les Wallons maîtres chez eux. Le point névralgique est l’agglomération bruxelloise qui est bilingue.
Le partage du pouvoir avec d’autres partis, les tendances centrifuges très accrues au sein du parti catholique ont donné aux ministères une instabilité que la Belgique n’avait plus connue depuis 1830.
Delacroix donna sa démission avant les élections de 1919; il reconstitua son ministère après les élections en y faisant entrer un socialiste de plus qui géra le département des sciences et des arts; il quitta définitivement le pouvoir le 20 novembre 1920.
M. Carton de Wiart le remplaça. On n’ignore pas le grand rôle que le Ministre de la Justice de 1914 a joué dans la politique belge depuis 1896 et particulièrement pendant la guerre. C’est lui qui rédigea en grande partie l’admirable réponse que le gouvernement belge fit à l’ultimatum allemand; c’est lui qui alla en 1914 avec MM. Vandervelde et Hymans porter l’appel du peuple belge au président des Etats-Unis; c’est lui qui parla le premier, au nom de notre pays, à ce peuple de Paris qu’il enthousiasma par sa haute et sereine éloquence. Lorsque, pour lui donner les raisons de notre attitude, il se contenta de dire : c’est que nous sommes une nation d’honnêtes gens, la Belgique tout entière fut ovationnée en sa personne, on sentit que se scellait entre le peuple français et le peuple belge une amitié qui ne s’est pas démentie. M. Carton de Wiart est la conciliation même; il compte des amis dans tous les partis; les adhésions que lui donnèrent les socialistes et les libéraux quand il leur demanda d’entrer dans son ministère furent avant tout dictées par leurs sentiments patriotiques mais singulièrement facilitées par la cordialité de relations personnelles. Il dut cependant se séparer, dès le 24 octobre 1921, de ses collègues socialistes parce que M. Anseele dans une grande réunion avait salué le drapeau au fusil (page 128) brisé. MM. Carton de Wiart et Devèze estimèrent que c’en était plus que ne pouvait admettre la plus tolérante des unions nationales.
Il n’en avait pas moins réussi à mener à bonne fin la deuxième révision constitutionnelle. Aux élections de 1921, le peuple belge eut à choisir entre l’attitude de M. Anseele et celle de MM. Carton de Wiart et Devèze. Ce fut un grand succès pour ceux-ci. Le parti catholique conquit neuf sièges avec quatre-vingt-deux députés. On regretta généralement que M. Carton de Wiart eût refusé de rester au pouvoir ainsi que le Roi l’en priait. Il y fut remplacé par M. Theunis, remarquable homme d’affaires, qui s’entoura de ministres catholiques et libéraux mais n’eut pas le concours des socialistes, le Congrès du 3 décembre 1921 ayant décidé que le parti ouvrier ne pouvait collaborer avec les autres partis. Le Cabinet donna sa démission le 24 juin 1923. Le Roi la refusa le 29 juin. Après le départ de M. Jaspar qui n’avait pas réussi, en 1924, à faire voter le traité de commerce avec la France, M. Theunis reforma pour la seconde fois son ministère.
Les élections de 1925 ayant été un succès pour le parti socialiste, M. Theunis abandonna définitivement le pouvoir. Après l’essai infructueux du ministère van de Vyvere exclusivement composé de catholiques et qui ne dura qu’un mois et quatre jours, M. Poullet essaya de gouverner avec les socialistes. Malgré les efforts de ce grand honnête homme, à qui l’on ne peut reprocher qu’une certaine candeur dans sa manière de comprendre les questions flamande et démocratique, le franc belge fit une chute verticale et le ministère prit fin le 20 mai 1926 après avoir duré onze mois.
M. Jaspar le remplaça. M Jaspar est, pour le parti catholique, une acquisition d’après-guerre et quelle précieuse acquisition? La photographie ou la caricature ont popularisé les traits de ce petit (page 129) homme vif et nerveux dont le visage pétillant d’esprit et de malice, nimbé d’une magnifique chevelure blanche, respire l’intelligence et la volonté. Orateur admirable, un peu romantique, il joue de toutes les cordes de la lyre; d’une ironie redoutable que ses adversaires éclairés craignent et dont les autres ne comprennent même pas la finesse, il aime à se jouer de ceux-ci comme un chat joue d’une souris, leur tendant benoîtement des pièges dans lesquels ils tombent infailliblement et où il les tient à sa merci. Quand il le veut et lorsqu’il parle de la religion et de la patrie, il s’élève sans effort au pathétique le plus émouvant. C’est un dialecticien serré. Son esprit inventif a sauvé de l’insuccès plus d’une conférence internationale; ses collègues étrangers lui ont offert un porte-plume d’honneur après la Conférence de La Haye.
Pour stabiliser le franc, les socialistes consentirent à faire partie de son ministère qui fut un grand ministère où figuraient notamment M. de Broqueville à la Défense Nationale. M. Vandervelde aux Affaires Etrangères, M. Hymans à la Justice, M. Houtart aux Finances, avec, à leur côté, un des hommes d’affaires belges les plus connus et les plus estimés à l’étranger, M. Francqui, à qui la Belgique ne sera jamais trop reconnaissante de ce qu’il a fait pendant la guerre pour le ravitaillement.
Malheureusement, le parti socialiste sera longtemps encore victime de ses origines révolutionnaires; il ne peut participer au gouvernement sans que se manifestent les déceptions irritées de tous ceux à qui il a promis « le grand soir » et qui ne comprennent pas que, MM. Vandervelde et Anseele étant ministres, les soirs de leur gouvernement soient pareils à tous les autres. Au bout de fort peu de temps, le parti socialiste doit se séparer de tout gouvernement bourgeois sous peine d’être abandonné par ses troupes les plus ardentes. MM. Vandervelde, Huysmans, Anseele et Wauters (page 130) quittèrent donc le ministère Jaspar le 22 novembre 1927 sous le prétexte qu’on n’avait pas voulu du service militaire de six mois; ils y furent remplacés en un tournemain par les démocrates-chrétiens. Le Ministère Jaspar présida aux fêtes du Centenaire. Puis vint la crise, la crise imprévue et terrible. M. Jaspar tint quelque temps malgré les socialistes qui voulaient le renverser et certains de ses amis qui désiraient le faire glisser. Mais, plusieurs de ses collègues s’étant retirés, il dut donner sa démission le 6 juin 1931.
M. Renkin lui succéda et ne s’entoura pas exclusivement d’hommes politiques de premier plan. La crise s’accentuant, il tomba, lui aussi, le 22 octobre 1932, après avoir donné, une première fois, sa démission le 18 mai 1932 et avoir été chargé aussitôt de reconstituer le cabinet.
Pour faire la dissolution qui s’imposait, on appela le vainqueur électoral de 1912, M. de Broqueville, qui constitua un grand ministère avec pas moins de quatre anciens premiers ministres mais sans les socialistes.
Depuis le premier ministère Delacroix jusqu’à la seconde démission de M. de Broqueville, à la suite de l’interpellation sur l’élection d’Hastière, cela fait quatorze reconstitutions de ministères, juste autant, en quinze ans d’après-guerre, que pendant le demi-siècle qui s’est écoulé entre le ministère Rogier de 1864 et le ministère de Broqueville de 1914; encore deux de ces ministères d’avant-guerre, ceux de MM. de Burlet et de Trooz n’avaient-ils pris fin que par la maladie ou la mort de leurs chefs.
Le parti eut raison de mettre ses espérances en M. de Broqueville; les élections de 1932 furent un succès; les catholiques gagnèrent trois sièges, passant de 76 à 79; les socialistes, eux aussi, avaient gagné trois sièges. Ils avaient aidé au succès catholique en formulant, dans un de leurs (page 131) congrès, un vœu en faveur de la suppression des subsides de l’Etat aux écoles catholiques. Devant le péril d’une nouvelle guerre scolaire, l’Episcopat se crut obligé de faire appel à la conscience des fidèles, les dissentiments entre catholiques cessèrent momentanément, il y eut fort peu de listes dissidentes. Malheureusement, le parti libéral, allié fidèle du parti catholique sous le signe de l’union nationale, fut très éprouvé dans la bataille électorale. Cet échec souligné par les cris de victoire de certains catholiques causa un malaise qui ne s’est dissipé que fort difficilement.
L’on peut constater, après un siècle d’histoire, que le seul lien solide du parti belge le plus puissant est la religion. De même qu’au seizième siècle, la religion catholique maintint unies les provinces du Nord et les provinces du Sud, de même au vingtième, c’est par l’unité de croyances que se refait sans cesse l’union entre les catholiques de la partie wallonne et ceux de la partie flamande du pays, entre les conservateurs et les démocrates, entre les populations catholiques des villes et celles des campagnes.
Au-dessus des partis, les maintenant énergiquement dans la modération - il l’a montré au temps du ministère Schollaert - le Roi reste le plus solide garant de l’unité du pays. Ainsi que Léopold Ier et Léopold II et dans des circonstances autrement difficiles, il a conduit le navire belge avec un rare bonheur et il lui a évité les écueils les plus redoutables qui l’aient menacé depuis 1831.