(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 294) Le 1er juillet commença la mémorable discussion qui devait clore ou perdre la révolution, décider si la Belgique se constituerait ou non, lui donner une place au milieu des États indépendants ou la condamner au suicide par la guerre et l'anarchie. Les préliminaires de paix, mal compris ou faussement interprétés, avaient fait tressaillir d'indignation la plus grande partie du pays. La douleur était sincère, légitime, dans les provinces menacées d'un démembrement ; la colère de quelques hommes de septembre contre la conférence était excusable, car ces citoyens exaltés ne mettaient pas en doute qu'ils sauraient non seulement triompher de la Hollande, mais vaincre l'Europe en renouvelant les prodiges de la Convention. Malheureusement, des factieux et des anarchistes, étrangers pour la plupart, s'étaient glissés dans les rangs des patriotes pour exploiter la douleur des uns et tirer parti de l'exaspération des autres ; des moyens insidieux étaient employés pour soulever le pays et l'entraîner sous un drapeau antinational, ici sous la bannière de la maison d'Orange, là sous les trois couleurs françaises. La plupart des journaux combattaient avec violence les propositions de la conférence, et le gouvernement se voyait réduit à opposer le Moniteur à la presse presque tout entière. L'Association nationale, véritable directrice de l'opinion par l'action puissante qu'elle exerçait sur les comités des différentes villes, tendait, jusqu'à les briser, les ressorts de la légalité, pour faire repousser les dix-huit articles et conserver (page 295) l’intégrité du territoire. Une impopularité menaçante pesait sur le ministère. Lorsqu'il se présenta dans l'enceinte de l'assemblée souveraine, il fut accueilli par les cris de fureur des tribunes.
La discussion prit immédiatement un caractère passionné. M. Ch. de Brouckere, député de l'arrondissement de Hasselt, somma le gouvernement de déposer des conclusions. « Si le ministre des relations extérieures, dit-il, ne prend pas de conclusions, je considérerai ce refus comme une défection complète du ministère ; si, au contraire, il a envie de nous faire adopter les dix-huit articles, je dirai qu'il trahit le pays, car je considère l'acceptation des protocoles comme une trahison qui n'est propre qu'à arrêter l'élan du pays, à lui faire perdre son indépendance et à étouffer la liberté dans toute l'Europe. » M. Lebeau répondit que le ministère n'avait pas le droit de faire une proposition, par cela seul que les négociations avaient dépassé les limites que le Congrès avait tracées. Le gouvernement avait reçu des préliminaires de paix qui ne formaient pas un protocole. Si c'eût été un protocole, le ministre l'aurait renvoyé. Mais il n'avait pas voulu assumer sur lui une immense responsabilité en interceptant un document qui renfermait les propositions de la conférence. « C'est sur ce document, non sollicité par le ministère, que le Congrès aura à discuter, ajoute M. Lebeau. Je n'ai rien à dire à cet égard comme ministre ; comme député, quand le moment sera venu de me prononcer, je ne reculerai pas. »
Il est, en effet, incontestable que les négociations suivies à Londres par les commissaires du régent, MM. Devaux et Nothomb, étaient devenues des négociations officieuses du moment où ils avaient vu que la conférence n'avait pas égard au décret du Congrès du 2 juin ; il est incontestable aussi que dès l'instant où ils avaient connu la résolution des plénipotentiaires, toutes leurs démarches n'avaient eu pour but que de faire modifier dans (page 296) l'intérêt de la Belgique la décision finale. Enfin, il n'est pas moins vrai que M. Lebeau était resté complètement étranger à la rédaction des dix-huit articles, et qu'il n'avait connu ce traité, arrêté par la conférence seule, que le 28 juin, dans le conseil des ministres tenu au retour de M. Nothomb. S’il avait été possible alors de gagner vingt-quatre heures, le gouvernement aurait pu, en prenant hardiment en conseil l'initiative de l'acceptation, dominer peut-être les débats. Mais le temps manqua, l'opposition grandit, le régent fut circonvenu, des ministres hésitèrent ou s'effacèrent. Dans cet état de choses, M. Lebeau ne voulait pas donner à l'opposition le prétexte qu'elle cherchait pour surexciter les passions en venant déclarer qu'il avait outrepassé les pouvoirs dont le Congrès l'avait investi. Mais cette abstention forcée du gouvernement le plaçait dans une situation qui pouvait également devenir dangereuse, lorsque M. Vansnick, député du district d'Ath. et M. Jacques, député du district de Marche, proposèrent, en leur nom, l'adoption des préliminaires de paix. M. Vansnick développa sa proposition avec beaucoup de tact et de sagesse.
La proposition de M. Ch. de Brouckere, qui voulait forcer le ministère à déposer lui-même des conclusions, fut alors rejetée par cent vingt-neuf voix contre cinquante-cinq.
M. de Robaulx la remplaça par la demande de la question préalable. — « Je déclare, dit-il, que je ne consentirai jamais à donner mon vote à des propositions qui blessent l'honneur national. Remarquez que la conférence, devant laquelle on prétend que nous devons nous incliner, veut attaquer non seulement la révolution belge, mais plutôt la révolution de juillet ; car c'est la France qui est le foyer des révolutions. On n'a pas commencé par faire la loi à cette puissance, parce qu'elle est protégée par sa force. On a voulu commencer par la Belgique, nous faire passer sous les Fourches Caudines pour placer sur notre territoire le camp de la Sainte-Alliance. . . »
(page 297) Pour rendre moins douloureux le sacrifice exigé par l'Europe, vingt-cinq membres du Congrès déposèrent une proposition tendant à pourvoir éventuellement au sort des habitants des territoires contestes, si les négociations à ouvrir avec la Hollande n'assuraient pas à la Belgique la possession définitive de ces territoires, soit en tout, soit en partie. Ils demandaient que pendant cinq ans à partir de l'évacuation de tout territoire contesté, ceux de ses habitants qui voudraient s'établir en Belgique conservassent de plein droit, sur leur déclaration, la qualité de Belge. Ils proposaient de former un fonds d'indemnité destiné à compenser le dommage que pourrait occasionner à chacun de ces habitants son changement de résidence, et à lui procurer des moyens d'établissement en Belgique Une première somme de trois millions de florins devait être affectée à cette destination. M. Jaminé, député du Limbourg, protesta immédiatement contre cette vaine réparation ; ses accents généreux émurent vivement l'assemblée et transportèrent les tribunes. « Si l'élite de la population de Venloo, craignant une réaction, abandonne ses foyers, dit-il, et que vous voyiez un de ces exilés traîner une misérable existence sur la terre étrangère, ne sentiriez-vous pas là quelque chose qui vous inquiéterait, qui vous tourmenterait ? ... Moi, député belge, je serais bourrelé de remords ; la vie me serait à charge ; je verrais alors errer sur les lèvres de chacun de mes semblables ce sarcasme sanglant : Il était du Congrès, il a vendu ses frères ! Mais on les indemnisera ! Vous croyez donc pouvoir faire tout avec de l'or ? Je suis un de ces gens que vous pouvez céder... Croyez-vous qu'avec une poignée d'or vous puissiez me racheter le sol sur lequel je suis né, mes amis, ma famille, toutes mes affections ?... Gardez votre or, il est vil à mes yeux !... Et ne voit-on pas enfin où l’on veut en venir ? L'organe du ministère, le Moniteur nous a dit :Il n’y a plus d'intervention, il y a médiation (page 298) Je veux l'admettre pour un moment. Mais il est donc bien entendu que des négociations, de nouvelles négociations seront ouvertes ; et si une seule des parties, - car malheureusement tout potentat se croit intéressé à se mêler de nos affaires, - si une seule des parties refuse, rien ne sera fait. Mais alors la face de l'Europe sera changée, mais alors le mois de juillet,, m'entendez-vous, messieurs ? le mois de juillet sera passé ; la révolution française aura été étouffée sous des guirlandes de fleurs... On étouffera la vôtre sous la mitraille... Il est une nation au nom de laquelle on s'inclinera un jour avec respect, qui a les yeux ouverts sur nous. Elle s'imagine, dit-on, que nous serons constitués (on ne lui a pas dit que nous serions avilis) ; que si nous étions constitués, la diplomatie interviendrait pour la secourir. Ne se trompe-t-elle pas ? Qu'a fait la diplomatie pour les patriotes d'Italie ? Il n'était pas question là de soutenir la révolution, mais seulement d'arrêter les bourreaux. Eh bien, les corps des patriotes italiens palpitent encore aux crochets des gibets du duc de Modène. La guerre générale donc, s'il faut en passer par là ! A mon avis, ce sera le réveil des peuples et le signal de leur émancipation... »
La séance du lendemain fut ouverte par un autre député du Limbourg, M. Henri de Brouckere, qui s'éleva avec une âpre énergie contre le projet d'abandonner Venloo ; il rappela que lui-même, pour se conformer aux ordres du gouvernement provisoire, avait introduit dans Venloo la proclamation par laquelle les habitants de cette malheureuse ville étaient appelés dans la famille belge et associés à ses destinées. « Et l'on pourrait penser, s'écria-t-il, que moi, qui dois l'honneur de siéger parmi vous à un arrondissement qui renferme cette ville de Venloo et onze des villages qu'on veut nous faire abandonner, je souscrirais à une semblable proposition ! Non ! messieurs, mille fois non :, plutôt attirer sur ma tête tous les malheurs que quelques-uns (page 299) de vous semblent redouter, que d'émettre un vote qui me dégraderait à mes propres yeux, et me rendrait méprisable vis-à-vis de mes commettants ! ...» On vit ensuite paraître successivement à la tribune deux vieillards qui avaient eu le privilège de siéger quarante années auparavant dans un autre congrès, où se débattaient aussi les destinées de la Belgique. Forts de leur expérience, ils venaient avertir les Belges de 1830 d'éviter les fautes qui avaient, en 1790, rejeté leurs pères sous la domination étrangère. « Je veux éloigner de mon pays la guerre et l'anarchie, dit M. Van Hoobrouck de Mooreghem ; je ne veux pas, par une vaine obstination, me laisser ravir à jamais le nom de Belge ! » Après avoir rappelé qu'en 1815 le royaume de Pays-Bas avait reçu une circonscription européenne, et que, d'après les préliminaires, le royaume de Hollande ne devait recouvrer que ce qu'il possédait en 1790, M. Gendebien (père) ajouta qu'une prévoyance plus grave achèverait de déterminer son vote d'acceptation. « L'insurrection, dit-il, est terminée ; des hostilités, désormais, constitueraient l'état de guerre. Notre nation, sans doute, fut et sera toujours belliqueuse et brave, mais en faisant la guerre, j'estime que nous susciterions contre nous les armées de nos puissants médiateurs, et peut-être une conflagration générale... » Mais l'opposition ne craignait pas cette conflagration générale ; elle l'appelait, elle la provoquait, persuadée que la Belgique ne pourrait sauver ses droits et son honneur que par la guerre. « Je repousse, s'écria M. Defacqz, ces propositions qui remettent en question ce que la révolution a décidé, et le principe même de la révolution ; qui transportent à la conférence la plus importante des attributions du Congrès ; qui font détruire par le Congrès même ce qu'il a accompli de plus grand, de plus généreux ; qui lui font renier ses actes les plus solennels ; qui impriment sur lui et sur la nation qu'il représente une tache que rien ne saurait effacer… (page 300) Vous voulez donc la guerre ! dit-on. Eh bien ! quand je voudrais la guerre, quand je voudrais, les armes à la main, défendre notre ouvrage, qui pourrait m'en faire un reproche ? Ne serais-je pas conséquent avec moi-même ?... »
L'historien essayerait inutilement de peindre l'animation, la vivacité, le tumulte de cette grande discussion. Parfois, on se serait cru reporté aux jours orageux de 1792. La majesté de la représentation nationale n'était plus respectée ; dans son aveugle enthousiasme, la foule immense qui se pressait dans les tribunes ou aux abords du palais législatif méconnaissait la liberté et l'indépendance des députés. En vain le président menaçait-il d'employer des moyens de répression ou bien invoquait-il la dignité outragée de l'assemblée souveraine, l'exaltation des tribunes était invincible. Tandis que des applaudissements frénétiques accueillaient les adversaires des dix-huit articles, des menaces étaient fréquemment adressées aux membres qui les défendaient. On entendait retentir ces cris sinistres : A bas les protocoles ! Aux armes ! Mort aux ministres ! Les ministres et la majorité, à la lanterne ! Le ministre des affaires étrangères se trouvait surtout exposé a la haine des exaltés. Un adversaire loyal venait même de lui donner l'avis que sa maison était menacée de pillage, et il jugea prudent de mettre sa famille en sûreté pendant la nuit qu'on avait choisie pour ces désordres.
Du reste, l'opposition était réellement parvenue à ébranler l'assemblée, lorsque M. Van de Weyer essaya d'amortir l'exaltation presque générale. A la fin de la séance du 2 juillet, il proposa l'amendement suivant, qui devait être comme un point d'arrêt pour quelques esprits indécis :
« Le Congrès national, en adoptant les propositions de la conférence, entend bien charger le gouvernement de stipuler : « 1° que les enclaves en Hollande, reconnues appartenir à la Belgique par l'art. II des propositions de la conférence, seront reçues (page 301) comme l'équivalent de Venloo, de la partie des droits revendiqués par la Hollande sur Maestricht et autres enclaves du Limbourg ; et que, pendant l'arrangement a prendre sur ce point, aucune de ces enclaves beiges ne sera évacuée ; 2° que le statu quo sera conservé dans le Luxembourg, sous la garantie des puissances, jusqu'à la conclusion des négociations sur l'indemnité. »
Cette proposition, combattue par le ministère, rallia, avons-nous dit, quelques esprits timides ou indécis. ; mais elle fut loin de satisfaire l'opposition qui, en la repoussant, laissa échapper l'occasion de diviser la majorité (Note de bas de page : « Si la minorité s'était habilement ralliée à cette proposition, la majorité se serait divisée ; l'amendement aurait pu être adopté par une fraction de la majorité réunie à l'opposition ; et, par cette tactique, toutes les combinaisons politiques auraient échoué contre un écueil imprévu. Heureusement, la minorité se renferma dans le système négatif le plus absolu. » (NOTHOMB, Essai historique et politique sur la Révolution belge, chap. XI.))
Un ancien ministre, M. Ch. de Brouckere, s'efforça le lendemain de démontrer le néant des concessions et des promesses contenues dans les préliminaires de paix ; il trouvait dans les dix-huit articles tout ce que contenaient les protocoles, sauf la dette. L'orateur proposait donc de les repousser parce qu'ils étaient déshonorants pour la Belgique, qu'ils sanctionnaient le démembrement du pays, et que le démembrement jetterait les Belges désespérés dans les bras de la France. « Le premier besoin des peuples, dit- il, est la plus grande somme de liberté compatible avec l'ordre public et l'extension du pouvoir populaire et national ; sous ce rapport, nous sommes plus avancés que tous les autres peuples de l'Europe ; la réunion à la France enlèverait à celle-ci un point de comparaison utile pour le perfectionnement de ses institutions. Aussi les hommes éclairés de France n'en veulent (page 302) pas plus que nous. Mais si vous nous mutilez, si vous nous paralysez, en nous morcelant dans nos ressources industrielles, alors tous les intérêts matériels se trouveront lésés, vous rendrez inévitable la réunion à la France... » Un des commissaires envoyés à Londres, M. Devaux, prit ensuite la parole et signala clairement les avantages que les préliminaires de paix offraient à la Belgique ainsi que les conséquences funestes d'un rejet. Il commença par dire qu’il comprenait l'opinion des membres qui repoussaient les dix-huit articles, opinion qui s'appuyait sur les motifs les plus nobles et les plus généreux ; mais, ajouta-t-il, ce ne sont pas la sympathie et l'enthousiasme seuls qui, dans une matière aussi grave, doivent dicter la décision d’hommes d'État. : « Pour rejeter le parti qu'on nous offre, il faut savoir ce qu'on lui préfère : La guerre ! dit-on. Mais la guerre n'est pas le but, ce n'est qu'un moyen ; ce n'est pas pour rester éternellement en guerre qu'on crie aux armes. Quels avantages attend-on de la guerre ? Quel est le plan de guerre et de pacification ? Dans quelle position espère-t-on se trouver à la fin de la guerre pour entamer les négociations, car la guerre doit inévitablement finir par des négociations ? Pense-t-on pouvoir en venir aux mains sans exposer Anvers à une ruine certaine, ou sacrifie-t-on cette superbe ville commerciale à la conservation de Venloo ?...» Suivant M. Devaux, les propositions nouvelles n'étaient nullement les anciens protocoles déguisés. Il voyait surtout quatre différences principales entre le projet de traité et les anciens protocoles : le traité délivrait à jamais la Belgique de l'ancienne dette hollandaise ; le statu quo était maintenu dans le Luxembourg ; les échanges se feraient de gré à gré entre la Belgique et la Hollande : enfin, la conférence n'imposait plus rien sans l'assentiment des Belges : elle leur faisait des propositions. M. Devaux prouva ensuite que ces propositions ne violaient pas la Constitution. En effet, le congrès avait déclaré qu'il y aurait une province de (page 303) Luxembourg : on ne proposait pas de l'aliéner ; qu'il y aurait une. province de Limbourg : on voulait la maintenir. Mais en vertu du droit que la Constitution même conférait à la législature ordinaire, on voulait changer, au moins pour quelque temps, les limites de cette province. « La force que le traité nous donne est extrême, dit M. Devaux en terminant cette démonstration convaincante. Elle peut se résumer en deux points : tant que le roi de Hollande ne nous met pas en possession de la demi-souveraineté de Maestricht et de tous les avantages du traité ; tant qu'il ne l'exécute pas jusqu'à la dernière lettre, nous ne payerons pas une obole de la dette austro-belge, ni de la dette commune. Une fois le traité exécuté, tant qu'il ne nous accordera pas les échanges que nous demandons, nous restons dans les enclaves, au cœur de la Hollande. Pour moi, quand je vois d'un côté, un traité basé sur l'équité, la garantie de notre indépendance, celle des libertés que nous avons si longtemps et si vivement réclamées, le pays définitivement constitué, l'exclusion des Nassau reconnue et sanctionnée par l’Europe tout entière, l'avènement d'un roi ami des deux cabinets dont l'amitié nous est la plus précieuse ; en un mot, tous les résultats de la révolution atteints et consolidés ; quand je vois, de l'autre part, une guerre sans issue, une prolongation indéfinie du provisoire, la stagnation de l'industrie, l'anarchie, la guerre générale et la perte de ce qu'un peuple, qui mérite ce nom, met au-dessus de tous les biens, l'indépendance, l'existence nationale, je ne puis plus hésiter et je donne ma voix à l'adoption du traité qui nous est proposé. Je regarde ce traité, et l'avènement du roi des Belges qui en sera le résultat, comme le lien qui va unir désormais, dans la carrière de la liberté, la France, l'Angleterre et la Belgique : noble trépied, qui doit un jour servir de base à la liberté de l'Europe entière ! Par mon vote, ce n'est pas la cause de mon pays seul que je crois servir, (page 304) mais celle de la liberté partout où elle pourra un jour prendre des racines... »
M. Nothomb, qui avait accompagné M. Devaux à Londres, ajouta dans la séance du 4 de nouveaux arguments à ceux que son collègue avait développés avec tant de force. Revenant sur une opinion trop absolue qu'il avait énoncée précédemment, il reconnut qu'il fallait assigner des bornes au principe de l'insurrection et ne pas le pousser jusqu'à la conquête. La Belgique avait pu reprendre légitimement, par l'insurrection, les Pays-Bas autrichiens, y compris le Luxembourg ; elle l'avait fait en invoquant l'ancienne possession, de même que la Hollande se fondait aussi sur l'ancienne possession, reconnue pendant deux siècles, pour revendiquer les territoires contestés. « Je suis loin de croire, poursuivit M. Nothomb, que l'adoption des préliminaires fasse disparaître toutes les chances de guerre ; je redoute toutes les hostilités aussi longtemps que la Belgique n'est pas constituée. Je ne les redouterai plus lorsqu'elle le sera. Ce que je crains, c'est la guerre générale, qui entraînerait la perte de notre indépendance. Le pays étant constitué et reconnu, les probabilités de guerre générale diminuent, et j'envisagerai alors sans effroi une guerre entre la Hollande et la Belgique. Le traité ne compromet rien définitivement ; les ressources que nous offre l'échange des enclaves sont telles, qu'elles nous assureront le Limbourg peut-être en entier, avec Venloo démantelé. La question du Luxembourg est l'objet de négociations, et nous en conservons la possession : je vous avoue qu'après une décision négative aussi expresse que celle que renfermaient les premiers protocoles, il me paraît que c'est avoir beaucoup gagné que de voir remettre la question en doute... Je crois d'ailleurs que le roi Guillaume ne tardera pas à reconnaître qu'il est de son intérêt de ne pas conserver la possession lointaine et onéreuse du Luxembourg, et qu’il est de l'intérêt de la Hollande (page 305) d'élever une barrière contre la Belgique, en plaçant le Brabant septentrional, au lieu du Luxembourg, dans la Confédération germanique. Si vous me demandez : Avez-vous la certitude que l'échange des enclaves vous assure l'intégrité du territoire ? Je vous demanderai à mon tour : Avez-vous la même certitude en déclarant la guerre, seul parti que je regarde comme admissible dans le système du rejet ? Vous ne me présentez que des chances, des probabilités de succès ; permettez donc que je ne présente que des chances, des probabilités. Votre système « est au moins aussi conjectural que le mien. Et, en dernière analyse, songez-y bien, la guerre n'est pas une solution ! Quelque horreur que vous ayez de la diplomatie, après la guerre il vous faudra toujours négocier, à moins que vous ne parveniez à exterminer la Hollande, et que celle-ci ne soit abandonnée de tous ses alliés dans la guerre d'agression, d'invasion que vous voulez lui faire... »
Le retentissement de la tribune nationale, les attaques violentes de la presse contre le gouvernement accusé de trahir le pays, les provocations belliqueuses des associations patriotiques, enfin les excitations et les menées des démagogues étrangers et des contre-révolutionnaires, entretenaient dans la Belgique entière une agitation menaçante. A mesure que les débats avançaient au Congrès, le comité directeur de l’Association nationale redoublait ses efforts pour soulever l'opinion contre les propositions de la conférence ; une circulaire avait été adressée aux comités provinciaux pour les engager à soutenir la majorité ou la minorité au Congrès qui repousserait les préliminaires et se montrerait disposée à maintenir la Constitution. Quoique le comité directeur indiquât les voies légales et constitutionnelles pour arriver à ce but. il se trouvait forcément amené sur une pente glissante et dangereuse.
(Note de bas de page) Pour éclaircir le rôle de l'Association nationale, il nous paraît utile de rapporter les détails consignés dans un journal parfaitement renseigné. On lit dans le Courrier belge du 18 juillet 1831 : « Deux des membres du comité directeur de l'Association ont été interrogés avant-hier par M. le juge d'instruction Brice Defresne et mis en état de prévention. L'un d'eux, M. Éd. Ducpetiaux, a subi un interrogatoire d'une heure et demie... Après quelques demandes relatives à l'époque de la formation du conseil dirigeant, aux membres qui le composaient, au lieu ordinaire de ses séances, etec, M. le juge d'instruction a abordé le point principal de la prévention. Il s'agissait d'une correspondance entre le comité directeur et les comités provinciaux ; trois ordres du jour avaient été expédiés de Bruxelles au commencement de juillet : dans le premier, on engageait les comités provinciaux à agir avec ensemble et à attendre les instructions du comité de Bruxelles ; dans le second, on les invitait à soutenir la majorité ou la minorité du Congrès qui repousserait les préliminaires et se montrerait disposées maintenir la Constitution ; dans le troisième, on leur indiquait les moyens de faire valoir leur opinion par les voies légales et constitutionnelles, au moyen de pétitions adressées au Congrès contre la combinaison projetée. Signataire de deux de ces ordres du jour, en sa qualité de secrétaire du comité directeur, M. Ducpetiaux a été invité par le juge d'instruction à s'expliquer sur la teneur, l'esprit et la tendance des pièces incriminées. Cette explication a été simple et facile. En engageant les comités provinciaux à agir avec ensemble, fermeté et modération, le comité directeur avait surtout pour but de calmer l'effervescence des esprits dans quelques localités, et d'exercer dans l'intervalle son influence pour empêcher toute manifestation illégale ; en les invitant à prêter appui à la partie du Congrès qui défendait avec une si noble énergie les principes de la révolution de septembre, il ne faisait que poursuivre son œuvre et remplir sa mission ; il s'associait à la généreuse résolution prise par un grand nombre de députés de ne point abandonner les Venloonois et de conserver intacte l'arche sainte de la Constitution ; en indiquant enfin aux comités des provinces la voie des pétitions comme le moyen le plus sûr de faire parvenir à la représentation nationale l'expression de leur opinion, le comité de Bruxelles n'a fait que conseiller l'usage d'un droit constitutionnel... Il résulte, cependant, d'autres questions adressées à M. Ducpetiaux, que l'on voudrait rattacher les mouvements partiels qui ont éclaté dans quelques villes aux résolutions prises par le comité directeur. Grâce aux interprétations du parquet, l'ordre du jour qui conseille la modération unie à la fermeté ne serait qu'une invitation à se tenir prêt, l'arme au poing, pour marcher au premier signal ; celui qui parle de soutenir la majorité ou la minorité du Congrès qui maintiendrait la Constitution ne serait qu'une provocation à la guerre civile ; celui qui invite les provinces à user du droit de pétition serait un acte de sédition. On sent toute la portée de ce système... » (Fin de la note).
(page 306) Le comité directeur de l’Association fut bientôt débordé ; une tentative de révolte ouverte contre le gouvernement du pays venait d'éclater à Grammont. Il nous est pénible de devoir rappeler qu'elle compromit gravement un brave officier, le général le Hardy de Beaulieu, qui s'était distingué naguère dans le commandement de la ville d'Anvers. Le gouvernement lui ayant (page 307) enlevé ce commandement, une partie de la presse blâma vivement un acte qu'elle assimilait à une disgrâce. Cependant le général fut appelé, vers la fin du mois d'avril, au poste de chef d'état-major d'une division ; mais, persuadé que l'on méconnaissait ses droits, il offrit sa démission. Le gouvernement la refusa, ne voulant pas priver le pays pour toujours des services de cet officier : il le mit en disponibilité. « Le 1er juillet (c'était un vendredi), vers le soir, le général le Hardy de Beaulieu arriva à Grammont, accompagné de son fils, officier de marine, et du comte Alfred d'Armagnac. Immédiatement après leur arrivée, ils se mirent en rapport avec les officiers du premier ban de la garde civique. On leur annonça qu'il y avait ordre de partir le lendemain pour se porter contre Bruxelles, afin d'y appuyer par la force la représentation qu'on allait faire au gouvernement. Les officiers du premier ban, n'ayant aucune confiance dans un tel ordre, envoyèrent immédiatement une députation à Bruxelles pour s'informer de la vérité des faits, relativement à la mise en activité de la garde civique. On fit courir le bruit que le lendemain les gardes civiques des environs allaient (page 308) accourir en force pour se joindre à ceux de Grammont, mais il n'en arriva à Grammont que soixante et dix-huit. Une revue eut lieu le samedi ; les officiers du premier ban déclarèrent ne vouloir se mettre en mouvement que sur un ordre légal. La générale fut battue le soir vers dix heures et demie, et les gardes se mirent en marche à minuit au nombre d'environ deux cents. Ils furent rencontrés à une demi-lieue de la ville par la députation qui revenait de Bruxelles. Elle leur fit connaître qu'il n'y avait aucun ordre légal pour le départ, et que c'était un mouvement de révolte qu'on leur faisait faire. La députation parvint à déjouer les manœuvres criminelles de ceux qui avaient égaré une partie des gardes civiques de Grammont, et les fit rentrer en ville. » (Note de bas de page : Nous avons suivi la version du Moniteur belge, numéro du 8 juillet 1831). Quelques jours après, le général et ses deux compagnons furent arrêtés et incarcérés dans la prison des Petits-Carmes à Bruxelles.
Une manifestation, très grave aussi, avait eu lieu à Louvain, le dimanche, 3 juillet. Le peuple s'était rassemblé sur la Grand-Place et demandait a grands cris le rejet des dix-huit articles et le renvoi des ministres ; il voulait marcher incontinent sur Bruxelles afin d'entraîner les patriotes à la frontière et de forcer le gouvernement à déclarer la guerre à la Hollande. Tandis que les esprits s'exaltaient, un jeune patriote, qui s'était noblement distingué dans les premières luttes de la révolution et qui avait montré plus tard le cœur le plus généreux lorsqu'il avait flétri avec une héroïque indignation et en face du peuple irrité les assassins du major Gaillard, M. A. Roussel, président de l'Association de Louvain, fit répandre rlans les groupes la proclamation suivante :
« HABITANTS DE LOUVAIN,
« Vous vous êtes réunis ce soir, à la Grand Place, pour demander (page 309) le rejet des dix-huit articles, qui portent une atteinte notable à notre indépendance et qui tuent notre honneur. Vous avez bien fait ! Je vous approuve et je jure de me mettre à votre tête du moment où vous réclamerez, à main armée, l'intégralité du territoire que sous serment j'ai promis de maintenir. Je pars cette nuit pour Bruxelles ; je vais supplier le régent d'épargner la guerre civile à notre patrie ; j'ai tout lieu de croire que notre digne régent ne laissera pas égorger les braves habitants du Luxembourg, de Venloo et de Maestricht.
« ADOLPHE ROUSSEL.
« Louvain, le 3 juillet 1831, au soir. »
Cette proclamation prouvait suffisamment que M. Roussel, dont l'influence était grande à Louvain, se rangeait au nombre de ceux qui considéraient les dix-huit articles comme un premier pas vers l'amoindrissement de la nationalité belge. Il se montrait donc énergique adversaire des propositions de la conférence ; mais il désirait, avant tout, voir le régent, et obtenir de lui quelque concession de nature à tranquilliser les esprits ; sa proclamation avait pour but de provoquer les délais nécessaires à cette fin. M. Roussel partit effectivement dans la nuit avec le chef de l'administration communale de Louvain. Ils furent reçus le lendemain au matin par le régent. Tout en blâmant ce qu'il y avait d’inconstitutionnel dans la manifestation des habitants de. la seconde ville du Brabant, le régent se montra aux yeux des députés aussi soigneux de l'honneur national qu'il l'avait toujours été. Ses paroles, rapportées à Louvain, prévinrent de nouveaux désordres.
Une tentative de révolte avorta également à Gand. Le 4 juillet, l'Association nationale de cette ville se réunit au local de la Rhétorique : jamais la réunion n'avait été aussi nombreuse ni (page 310) aussi tumultueuse. Les motions les plus hardies se succédèrent. Tantôt on voulait faire un appel à toutes les associations de la Belgique pour agir de concert et faire retirer leurs pouvoirs aux membres du Congrès qui trahissaient les intérêts de la nation ; tantôt on proposait d'employer la force pour renverser le ministère ; enfin on agita plus d'une fois la question de se lever en masse et d'aller chercher satisfaction à Bruxelles. On décida qu'une nouvelle réunion aurait lieu le lendemain pour prendre définitivement un parti. Cette réunion fut encore plus tumultueuse que celle de la veille et eut des conséquences plus graves. Vers le soir, des groupes nombreux se formèrent sur toutes les places de la ville aux cris de : A bas les ministres ! vite la minorité ! Des faux à la polonaise furent distribuées sur la Grand-Place, et des groupes armés se dirigèrent vers la porte de Bruxelles ; mais l'attitude ferme de la garnison, qui stationnait sur les places et aux portes de la ville, réprima ce mouvement séditieux. Quelques jours après, des mandats d'arrêt furent décernés contre ceux qui étaient soupçonnés d'avoir excité la guerre civile, et le président de la commission de sûreté publique (M. de Souter) fut arrêté à l'hôtel de ville même.
(Note de bas de page) Nous trouvons dans le Moniteur belge (numéro du 13 juillet 1831) les explications suivantes sur ces arrestations : « Plusieurs journaux s'étant occupés diversement des arrestations opérées dernièrement à Gand. nous croyons utile de faire connaître les faits qui ont motivé ces arrestations. - Dans la soirée du 5 courant, une troupe d'hommes, armés eu partie de faux à la polonaise, qui venaient d'être distribuées sur la Grand-Place, sortit de Gand, se dirigeant vers Bruxelles et annonçant l'intention de forcer le Congrès national à rejeter les préliminaires de paix. Le général de Wautier parvint à faire rétrograder cette troupe, qui était suivie par une charrette chargée également de faux. Ces armes furent alors déposées dans un local, dit la Rhétorique, où se tenaient ordinairement les séances de l'Association. Ces faits ont donné lieu à une information judiciaire, par suite de laquelle des mandats de justice ont été décernés contre les sieurs de Souler, Spilthoorn, de Coster, Eichbergcr, Hellebaut et Bogaert, comme prévenus d'avoir organisé et dirigé le mouvement si heureusement comprimé par le zèle et la fermeté des autorités. Le gouvernement, quoi qu'on en ait dit, est donc étranger à ces arrestations qui ont eu lieu en vertu d'ordonnances du juge. Le gouvernement, bien déterminé à réprimer toute tentative de désordres, sans exception de personne, n'entend pas cependant avoir recours à aucun moyen qui ne serait pas autorisé par la loi. Il faut bien peu connaître nos institutions et ceux qui sont chargés de veiller à leur maintien pour insinuer le contraire. Le règne de l'arbitraire est passé. » (Fin de la note).
(page 311) Le 6 juillet, au soir, des rassemblements se formèrent devant l'hôtel de ville de Liége. On entendait sortir des groupes les cris de : A bas les protocoles ! à bas les ministres ! vive la France ! Quelques citoyens qui faisaient partie de ces rassemblements parlementèrent avec le poste de la garde civique pour obtenir l'entrée de l'hôtel de ville. Ils y pénétrèrent à la fin et y rédigèrent une pétition dans laquelle ils demandaient le rejet des dix- huit articles. Informés que cette pétition serait immédiatement portée à Bruxelles par un membre de la régence et par un officier de la garde civique, les groupes se dispersèrent. La députation de Liége ayant été reçue par le régent, celui-ci répondit que la décision du sort de la Belgique appartenait au Congrès seul et qu'il ne pouvait rien personnellement dans cette grave question.
Les faits que nous venons de rappeler témoignaient de l'état inquiétant des esprits en même temps qu'ils dénotaient les efforts employés pour empêcher le gouvernement et la majorité du Congrès d'atteindre le but patriotique vers lequel ils s'avançaient à travers des obstacles jugés plus d'une fois invincibles. Rien n'avait été négligé pour dépopulariser le ministère et pour paralyser son action. C'est ainsi que l'on avait annoncé, au sein même (page 312) de l'assemblée nationale, que le régent, ne partageant pas l’opinion de ses ministres, abdiquerait le pouvoir du moment où les propositions de la conférence seraient adoptées. Il fallut détromper la nation frappée de stupeur. Le régent, comprenant l'étendue de ses devoirs dans ce moment suprême, réitéra la promesse de les remplir loyalement, et conjura la nation de se sauver en respectant les droits de l'assemblée souveraine. Il publia la proclamation suivante :
« BELGES,
« Le Congrès souverain va prononcer sur les préliminaires du traité de paix entre la Belgique et la Hollande.
« Quelle que soit la décision de cette assemblée, elle seule représente la nation, elle seule a le droit de donner des lois au « pays.
« C'est du Congrès souverain que je tiens mes pouvoirs, et je ne les ai reçus que pour faire exécuter les lois. Si je manquais à ce devoir, je violerais et mon mandat et mes serments.
« Irrévocablement décidé à le remplir, et mon honneur y étant attaché, je fais un appel à l'honneur de tous les Belges, à leur patriotisme ; ils ne voudront pas flétrir ce glorieux nom de Belge par des tentatives d'anarchie et de guerre civile, propres à attirer sur notre belle patrie les plus grands fléaux.
« S'il en était autrement, je n'hésiterais pas à remplir le plus sacré de mes devoirs, le maintien de l'ordre, de l'inviolabilité des personnes et des propriétés, et je compte à cet effet sur la fidélité des gardes civiques, de l'armée et de tous les bons citoyens.
« Si le Congrès adopte les préliminaires du traité de paix, je regarderai comme un devoir impérieux de rester au poste où m'a éleve la confiance des représentants de la nation jusqu'à (page 313) l'arrivée du roi dans cette capitale, qui ne peut être que très prochaine, selon la promesse qu'il m'en a faite. »
« Bruxelles, 5 juillet 1831.
« Le Régent, E. SURLET DE CHOKIER.
« Par le Régent : Le Ministre de l'Intérieur, E. DE SAUVAGE
« Le Ministre de la Guerre, « Baron DE FAILLY. »
Le même jour, le ministre des affaires étrangères prit enfin la parole pour montrer le néant des accusations dont il était l'objet, expliquer les dispositions mal comprises du traité, et justifier une politique qui avait pour but l'affermissement de la nationalité belge, le triomphe de la révolution. Pendant deux heures et demie, M. Lebeau captiva l'attention de l'assemblée. Après avoir surmonté d'abord les préventions des tribunes exaspérées, il obtint leur recueillement, et il finit par exciter leur émotion et forcer leurs applaudissements. Les fastes parlementaires offrent peu d'exemples d'un revirement aussi soudain et aussi complet, d'un triomphe obtenu par la seule force de la raison et le seul prestige d'une parole convaincue et sincère. M. Lebeau commença par enlever à ses adversaires le texte d'un argument tout naturel qui consistait à rabaisser ses efforts aux proportions d'un calcul égoïste, d'une ambitieuse tentative de s'inféoder au pouvoir. « Je suis convaincu, dit-il, que je peux, comme ministre et comme député, soutenir les propositions de la conférence ; mais je n'en suis pas moins en droit, après trois mois de travaux et après avoir vu des hommes honorables dans les rangs desquels je me fais honneur d'avoir (page 314) combattu, parmi lesquels je comptais des amis ; je suis en droit, dis-je, de gémir en pensant que ces hommes ont pu croire que je faisais de l'affaire du pays l'affaire d'un homme. Je suis donc décidé, qu'il y ait acceptation ou non des préliminaires, à quitter le ministère. Je suis en droit, après avoir pendant trois mois compromis ma sûreté personnelle, après avoir vu la santé des miens altérée par ce qui m'était personnel, je suis en droit d'aspirer au repos. Je me retirerai donc ; mais ce n'est point par faiblesse. L'homme qui n'a tremblé ni devant les menaces de pillage, ni devant les menaces anonymes qu'on lui a plusieurs fois adressées, n'est pas un lâche. Je soutiendrai la combinaison jusqu'au bout, parce que j'y attache le bonheur de mon pays ; mais j'ai le droit, quelle qu'en soit l'issue, de songer enfin à moi, et de conserver sur les bancs des députés la place qui peut flatter le plus l'ambition d'un homme d'honneur... » Abordant ensuite la discussion même, le ministre reprit tour à tour les principaux arguments de ses adversaires pour les réfuter, et chacune des dispositions du traité pour montrer tout ce qu'elles offraient de chances favorables à la Belgique et de chances préjudiciables à la Hollande ; il émit l’opinion que l'échange des enclaves permettrait à la Belgique de conserver non seulement Venloo, mais Maestricht, mais le Limbourg tout entier. C'était là sa conviction. Fallût-il d'ailleurs livrer quelque parcelle du territoire, la Belgique ne serait pas ingrate envers ceux qui s'étaient associés à ses périls et à sa gloire : en changeant de résidence, ils n'auraient pas perdu leur patrie. Quoi qu'il arrivât cependant, l'intérêt local ne devait pas prédominer sur l'intérêt général : pouvait-on refuser le sacrifice d'une seule ville pour sauver la Belgique ?
Arrivant à la question du Luxembourg, M. Lebeau rappela les paroles prononcées naguère par M. Forgeur : Vous n'aurez pas le Luxembourg, et vous aurez la dette. » « Moi je dis aujourd’hui, (page 315) objecta le ministre : Vous aurez le Luxembourg, et vous n'aurez pas la dette. Vous voulez faire la guerre ? Mais pourquoi le voulez-vous ? Pour conquérir le Luxembourg ! Mais vous l'avez, moins la forteresse, que vous ne devez plus occuper. S'il y a quelqu'un de mal placé dans le Luxembourg, certes, ce n'est pas la Belgique. Vous n'avez donc pas à faire la guerre pour cette province ; vous n'avez qu'à négocier, car les puissances, en maintenant le statu quo, ne contestent pas notre droit, elles ne nous demandent que d'en régler l'exercice... La conférence a fait un pas immense sur ce point, et loin de nous refuser le Luxembourg, elle nous remet pour cette partie précisément comme nous étions avant le protocole du 20 janvier. Mais souvenez-vous que vous auriez toujours dû négocier pour obtenir le Luxembourg : cela est si vrai que vous avez autorisé la négociation par vos décrets ; vous êtes entrés en possession par les faits, on les maintient, et dès que la conférence a aboli le protocole du 20 janvier, vous devez, je crois, être satisfaits. Vous conserverez le Luxembourg, j'en ai pour garants notre droit, la valeur des Belges et la parole du prince. Oui, messieurs, la parole du prince, et le moment est venu de tout dire. Le prince est déterminé à conserver le Luxembourg par tous les moyens possibles, il en fait son affaire propre ; c'est pour lui une question d honneur : ne sent-il pas d'ailleurs très bien que la possession du Luxembourg importe à sa popularité ? »
M. Lebeau expose ensuite les motifs généreux et honorables qui ont empêché le prince d'accepter purement et simplement la couronne. Quelles ont été ses objections ? « Si j'arrive en Belgique, a-t-il dit, sans que les bases du territoire soient posées, ne pourriez-vous pas dire un jour : Il est venu prendre possession du trône, il a jeté son sceptre dans la balance des négociations ; sans lui, elles nous eussent été plus favorables (page 316) Aujourd'hui, au contraire, vous êtes libres ; négociez, pesez mûrement vos droits, délibérez : je vous aiderai. Je lie ma cause à celle de tous mes concitoyens, et si, malgré tous mes efforts, vous êtes obligés de céder quelques parcelles de votre territoire, on ne pourra pas du moins en accuser votre roi. » Le ministre réfuta également les opinions erronées que l'on s'efforçait de répandre sur les conditions de la neutralité imposée à la Belgique ; cet état n'avait rien d'humiliant pour le pays : ce devait être la garantie de sa nationalité, la sauvegarde de son indépendance. « Les puissances, dit M. Lebeau, savent que la Belgique est convoitée ; leur pensée est d'empêcher qu'elle ne soit menacée par aucune d'elles. Cette neutralité est une garantie de notre indépendance contre la Prusse, contre la France surtout, pour rendre la réunion impossible. Les cinq puissances ont signé le traité ; si la France voulait y porter atteinte, les puissances lui rappelleraient qu'elle a souscrit à cette neutralité, elles l'obligeraient à la respecter ; notre neutralité, enfin, est la sauvegarde de toute l'Europe... » Portant ensuite ses regards sur la Pologne, le ministre de la révolution belge conjura ses compatriotes de ne pas perdre cette nation héroïque par une aveugle obstination. « Si nous jetons la division entre certains cabinets, poursuit-il, la Pologne est perdue. Elle ne peut être sauvée que par l'union de la France et de l'Angleterre. Il dépend de nous de cimenter sur l'autel de la Belgique l'alliance de ces deux puissances... » M. Lebeau termina cet éloquent discours en rappelant à ses collègues qu’une heure après l'élection du duc de Nemours, tous les partis avaient disparu ; et il les adjura de donner encore au peuple belge cet exemple d'union. « Si la combinaison est rejetée, dit-il, je pourrai servir encore mon pays dans cette enceinte, et je serrerai franchement la main de ceux mêmes qui l'auront combattue. Mais vous sentez que si elle était accueillie, nous aurions le droit de vous dire : (page 317) Si vous ne voulez donner à la nation l'exemple de l'anarchie ; si vous ne voulez attirer sur la Belgique des maux incalculables, ralliez-vous à nous sans hésiter ; venez, soutenons tous le roi des Belges ; la nation a prononcé ; il n'y a plus de division entre nous, nous sommes tous Belges ; tous nous voulons l'honneur et le bonheur de notre patrie... »
A peine ces dernières paroles sont-elles sorties de la bouche de l'orateur vivement ému, qu'un tonnerre universel d'applaudissements éclate dans toutes les parties de la salle. Les tribunes publiques, si hostiles au ministre quelques heures auparavant, avaient été électrisées par ses accents patriotiques. Les hommes poussaient des acclamations, les femmes agitaient leurs mouchoirs ; les députés, même les adversaires les plus violents du traité de paix, s'étaient élancés au pied de la tribune pour féliciter M. Lebeau ; d'autres membres versaient des larmes d'émotion ! Heureux moment ! Trêve rassurante dans une lutte où les convictions étaient également ardentes des deux côtés ! Triomphe du patriotisme et du talent sur des préventions injustes et des tentatives funestes !
Ce discours eut un immense retentissement. Le lendemain, une députation de la garde civique de Bruxelles se rendit chez le régent et lui présenta l'adresse suivante :
« A M. le Régent de la Belgique.
« MONSIEUR LE RÉGENT,
« Au moment où quelques étrangers, indignes de la nation à laquelle ils appartiennent, joints à une poignée d'intrigants, cherchent par les plus viles manœuvres à rompre l'union du peuple belge, à exciter l'anarchie et à allumer le feu de la guerre civile, vous avez fait appel à la garde civique. Cet appel ne sera pas vain ; elle a juré fidélité au régent, obéissance à la (page 318) Constitution et aux lois du peuple belge, elle sera fidèle à ses serments ; et connaissant l'esprit qui l'anime, nous pouvons vous assurer qu'à votre voix, elle saura, dans toutes les circonstances, faire respecter et exécuter les décisions du Congrès, quelles qu'elles soient, et que, dans tous les cas, force demeurera à la loi
« Bruxelles, le 6 juillet 1831.
« Les généraux, colonels, lieutenants-colonels et majors de la garde civique de Bruxelles. »
Un grand nombre d'officiers, tant de l'armée que de la garde civique, publièrent qu'ils se retiraient de l'Association nationale, parce que des événements récents leur avaient prouvé que les officiers, membres de cette association, pouvaient être entraînés hors du terrain de la légalité.
Dès ce moment, l'issue du débat qui préoccupait la Belgique et l'Europe ne pouvait plus être douteuse. Toutefois, les antagonistes du ministère redoublèrent d'efforts pour lui disputer la victoire. M. Alexandre Gendebien, qui avait pris la parole à la fin de la séance du 5 juillet, continua son discours le lendemain. Il émit l'opinion que les articles proposés par la conférence étaient évidemment inacceptables ; il pensait même que le Congrès ne pouvait entrer en délibération sur leur acceptation sans violer ouvertement la Constitution, sans se mettre en contradiction avec lui-même, sans méconnaître ses actes les plus solennels, les plus honorables. « Si vous croyez, disait-il, que le salut du peuple que vous représentez exige une modification de votre mandat, adressez-vous à lui, demandez-lui de nouveaux pouvoirs ; mais aussi longtemps que vous n'aurez pas reçu ces nouveaux pouvoirs, vous devez vous abstenir ; tout ce que vous feriez serait frappé de nullité radicale... Abandonner Venloo ! que je consente à une pareille lâcheté ! Non, messieurs, plutôt mourir (page 319) aujourd'hui pour eux, que de déshonorer mon pays et flétrir la révolution, en violant la Constitution dans ce qu'elle a de plus sacré, en déchirant vos décrets qui sont nos plus beaux titres à la reconnaissance de la nation et à l'admiration des peuples ! Songez donc, messieurs, que les braves habitants de Venloo nous ont ouvert leurs portes, qu'ils ont répondu à l'appel du gouvernement provisoire, qu'ils défendent une position militaire importante pour nous et menaçante pour nos ennemis. C'est moi, messieurs, qui me suis mis en rapport avec eux ; c'est moi qui leur ai donné des instructions pour combiner les moyens de les délivrer d'un joug ignoble et en faire des défenseurs de plus pour mon pays ; et je consentirais aujourd'hui à payer leur dévouement, leur confiance dans la loyauté belge, par la plus infâme des trahisons ! Ah ! messieurs, plutôt me laisser arracher la vie que de consentir à un lâche fratricide !... » Les ministres avaient demandé ce que les adversaires du traité de paix feraient après avoir rejeté les propositions de la conférence ; ils les avaient invités à exposer leur système. M. Gendebien répondit qu'il ne voyait aucun inconvénient à laisser les choses dans l'état où elles étaient, à négocier directement avec le roi de Hollande, mais à la condition d'être prêt a soutenir par les armes ces négociations, et enfin à nommer pour un terme de cinq ou dix ans, même à vie, M. Surlet de Chokier régent de la Belgique. Après avoir repoussé avec énergie le reproche que l'opposition était guidée par le désir de réunir la Belgique à la France.
(Note de bas de page) Nous nous faisons un devoir de publier les détails, très intéressants d'ailleurs, dans lesquels M. Gendebien entra en cette circonstance. « La Belgique, disait-il, ne veut pas être réunie à la France, et ici je dois m'expliquer une fois pour toutes, de manière à n'avoir plus à revenir sur ce point, dont on a fait tant de fois un texte d'accusation contre moi. Dans diverses réunions à Bruxelles, les 7, 13, 15 et 17 août, réunions dont faisaient partie plusieurs des membres ici présents, et qui avaient pour but d'examiner le parti à tirer de la révolution française pour secouer le joug, nous étions tous d'accord, un seul excepté, que le seul moyen était la réunion a la France. Nous avions alors à combattre l'administration et l'armée hollandaises ; nous connaissions le pacte de famille entre la Prusse et la Hollande ; il n'y avait pas alors déclaration de la France du principe de non-intervention. Nous considérions la réunion comme moyen, jamais comme but. La révolution a éclaté plus tôt que nous ne l'avions pensé. Vers le 5 ou le 6 octobre, nous avons eu connaissance de la résolution du cabinet français de s'opposer à toute intervention. Dès lors nous avons compris que nous pouvions marcher sans la France, dès lors il n'a plus été question de réunion. Et aujourd’hui, qu'avons-nous à désirer si nous mettons à part les intérêts matériels de quelques provinces ? Qu'avons-nous à envier à la France sous le rapport des intérêts moraux et des institutions ? Quant à moi, qui n'ai pas d'intérêt matériel, quel peut être mon désir ? Je crois avoir répondu au reproche banal, que l'opposition était guidée par le désir de la réunion... (Fin de la note) (page 320) M. Gendebien, faisant allusion à l'appel de M. Lebeau, adjura ses collègues de ne pas se séparer des hommes de septembre par lesquels le Congrès existait.
M. Meeus, député de Bruxelles, se joignit à M. Gendebien pour demander la question préalable, parce que, disait-il, son mandat ne lui permettait point de compromettre ou d'aliéner un seul de ses mandants. Un député de Verriers, M. Lardinois, qui n'avait jamais caché les tendances qui le poussaient vers la France, ne pouvait les répudier dans ce moment décisif. « Les intérêts matériels évidemment compromis, dit-il, sont le motif principal de mon vote négatif ; j'ajoute que la France a toujours convoité la Belgique, qu'elle ne peut supporter avec résignation sincère l'élection du candidat de l'Angleterre ; que la politique de la France nous suscitera des divisions intérieures pour causer de nombreux troubles et en profiter, et qu'ainsi nous sommes exposés à un état de perturbation continuelle. »
(Note de bas de page) C'était une grave erreur de supposer que la Belgique, en choisissant pour roi le prince Léopold, voulait se constituer en état d'hostilité vis-à-vis de la France. Monarchie ou république, la France ne pouvait se méfier du prince qui allait régner à côté de sa frontière la plus vulnérable, sur la Belgique indépendante et neutre. Les témoignages des hommes d'Etat abondent à cet égard. Nous en choisirons deux : « Léopold nous convenait seul, non parce qu'il était Anglais, car on est toujours et tout de suite du pays sur lequel on est appelé à régner ; mais parce qu'avec l'air anglais, il devait être un bon, un vrai Belge, il l'a prouvé. Tant pis pour ceux qui ne savent pas voir la sagesse d'une pareille combinaison. Rassurer l'Europe et ne pas nous donner un ennemi, c'était tout ce qu'on pouvait faire... Nous dirons que la France a gagné : d'abord tout ce qu'a gagné son alliée (la Belgique) ; ensuite la destruction du royaume des Pays-Bas, qui était une redoutable hostilité contre elle, une vaste tête du pont, comme on l'a dit ; le remplacement de ce royaume par un État neutre qui la couvre, ou bien devient un allié utile, et lui permet de s'étendre jusqu'à la Meuse, etc. » (A. THIERS, la. Monarchie de 1830, p. 108.) — « Le royaume des Pays-Bas se brisa de lui-même en deux, au contre-coup des journées de juillet ; une moitié forma cette puissance neutre et intermédiaire devenue utilement pour la France le royaume de Belgique. Aucune autre modification dans les circonscriptions territoriales de l'Europe au bénéfice de la France n'eut lieu pendant ces dix-huit ans (du règne de Louis-Philippe). » (A. DE LAMARTINE, Histoire de la Révolution de 1848, liv. XIV.) (Rapport à l'assemblée nationale sur la situation de la république vis à-vis de l'Europe.) (Fin de la note)
(page 321) Dans la séance du 7, M. Van de Weyer acheva le revirement commencé par M. Lebeau, en venant déclarer qu'il abandonnait son amendement et qu'il voterait pour l'adoption pure et simple des propositions de la Conférence. « Il est, dit-il, une observation qui n'a pas encore été faite, et qui me paraît cependant fort importante. Depuis huit mois que le Congrès siège dans cette enceinte, il a été appelé à discuter les plus hautes questions de politique sociale ; il a proclamé l'indépendance de la Belgique, arrêté la forme monarchique de son gouvernement, exclu à perpétuité de tout pouvoir une dynastie liée par des nœuds de (page 322) famille aux plus puissants souverains de l'Europe, procédé à l'élection populaire de deux rois, grand et beau spectacle, unique peut-être dans l'histoire, et qui portera ses fruits Mais jusqu'à présent, ces actes n'avaient de force que celle que nous leur avions nous-mêmes donnée ; ils n'étaient sanctionnés par aucune reconnaissance du dehors. Vous pouvez aujourd'hui d'un seul mot donner à notre œuvre une stabilité durable ; vous pouvez clore, et clore avec honneur, la révolution belge, car les grandes puissances en reconnaissent la légitimité ; elles font plus : elles consacrent le principe de l'insurrection, et des rois légitimes, qui font profession de ne tenir leur pouvoir que de Dieu et non du peuple, sanctionnent, par leurs derniers actes, l'exclusion de la famille d'Orange-Nassau ! Calculez, messieurs, et mettez dans la balance, d'un côté les dangers d'un rejet, et de l'autre les avantages d'une acceptation par laquelle vous ne renoncez définitivement à aucun de vos droits... » L'ancien membre du gouvernement provisoire impressionna vivement l'assemblée lorsqu'il la conjura de ne pas imiter le Congrès belge de 1790 qui, en repoussant des propositions acceptables, avait amené une restauration sans conditions. Il adjura le Congrès de constituer rapidement l'État et de ne pas livrer la fortune naissante de la Belgique aux chances d'une guerre. « Je suppose, dit-il, la guerre heureuse, Anvers évacuée, Maestricht en votre pouvoir, vos succès glorieux et continus ; vous n'en resterez pas moins sans être constitués, sans être reconnus, sans commerce, sans industrie. Mais si cette guerre partielle entrainait à une guerre générale, si son issue était malheureuse, et que, dans cette lutte européenne, la liberté des peuples succombât sous le despotisme, vous ne seriez pas seulement la risée de l'Europe, vous en seriez l'exécration... »
Plus on avançait vers le dénouement de ce mémorable débat, plus certains députés du Limbourg s'exaltaient à la pensée d’un (page 323) abandon de Venloo Parfois la discussion dégénérait en personnalités indignes d'une assemblée délibérante. Mais ces ressentiments ne survécurent point à cette discussion orageuse ; les hommes honorables, qui voulaient se sacrifier pour Venloo, durent reconnaître la loyauté du ministre qui n'avait pas hésité non plus à faire le sacrifice de sa popularité et de ses amitiés au salut du pays.
Les propositions de la conférence furent aussi combattues avec énergie par M. Forgeur, qui voyait dans la soumission de la Belgique l'avènement d'un régime aristocratique, par M. de Robaulx, fidèle jusqu'à la fin à ses opinions extrêmes, et par M. Jottrand, qui trouvait le statu quo plus avantageux que l'acceptation des préliminaires. Telle n'était pas l'opinion de M. Lehon, venu de Paris pour associer ses efforts à ceux du ministère. « L'avènement d'un chef définitif, dit-il, nous donnera la force au dedans et l'influence au dehors : il constituera notre nationalité vis-à-vis de l'étranger, et sera le plus puissant moyen de succès, soit qu'il faille négocier, soit que l'on doive recourir aux armes. La conférence est dissoute de fait par l'acceptation, puisque sa médiation cesse, et ne peut plus être invoquée désormais que par les deux parties. De là doit naître une influence plus active des puissances dont la politique est plus amie de nos intérêts. La conquête de nos libertés s'achève et se consolide. C'est par le fer qu'un peuple opprimé brise ses entraves, mais c'est par les traités seulement qu'une nation nouvelle peut se constituer et prendre rang dans la société européenne. Le triomphe ainsi assuré de notre cause et de nos droits est un service immense rendu à la liberté des autres peuples. Nos intérêts matériels, dont la souffrance est si générale et si vive, reçoivent enfin le secours qu'ils appellent, ils voient le terme des sacrifices que leur a fait subir notre régénération politique ; ils reprennent de la confiance et de l'avenir : (page 324) un état régulier peut seul leur rouvrir quelques voies de prospérité. En recouvrant ces avantages, nous avons celui de ne point provoquer une guerre immédiate et générale, et vous savez tout ce que la guerre a causé de malheurs à la Belgique, qui fut, presque à toutes les époques, terre de combat, et terre d'indemnité. Si, malgré l'union de la politique et des intérêts actuels des grandes puissances, malgré de sérieux projets de désarmement, la guerre étrangère était inévitable, ce serait un motif de plus de nous constituer avant qu'elle éclatât, intéressés que nous sommes à être vis-à-vis du vainqueur non des provinces désunies, mais une nation compacte et reconnue. Je résume ainsi, quant à leur effet, les deux opinions qui se combattent ici : Veut-on maintenir l'intégrité du territoire constitutionnel par la voie des armes, au risque de compter cinq puissances pour adversaires ? Ou bien essayera-t-on d'entrer en négociation d'égal à égal, sauf à n'avoir à lutter, en cas de guerre, qu'avec la Hollande seule ? Dans le choix de l'une de ces deux chances, je ne saurais balancer. La première ne peut être que fatale à l'ordre public et à la liberté ; la seconde offre pour tous des moyens de succès et de salut... »
La clôture fut enfin prononcée après une discussion qui, pendant neuf jours, avait fait naître dans le pays et au dehors les émotions les plus diverses, les alarmes les plus vives.
Le Congrès vota d'abord sur la question préalable, proposée par M. de Robaulx. Elle fut rejetée par cent quarante-quatre membres contre cinquante et un. Aussitôt M. de Robaulx donna lecture de la protestation suivante, signée par trente-sept députés, et la déposa sur le bureau :
« Les soussignés, en leur qualité de membres du Congrès national de la Belgique, protestent solennellement contre la mise en délibération de toute proposition qui tendrait à porter (page 325) atteinte à l'intégrité du territoire, tel qu'il a été fixé par la Constitution belge. Ils protestent spécialement contre toute adhésion directe ou indirecte aux protocoles et propositions de la conférence de Londres.
« En agissant ainsi, les soussignés ne font que céder à l'impulsion de leur conscience ; ils sont persuadés qu'ils remplissent un devoir sacré.
« De Robaulx, Seron, Jottrand, Thonus-Amand, C. Desmet, Bischoff, Speelman-Rooman, Ch. de Brouckere, J. Deneef, J. Frison, J.-B. Gendebien, Lardinois, L. Bredart, Pirson, Hélias d'Huddeghem, Ch. Coppens, Beaucarne, Blargnies, Vandekerckhove, E. Desmet, l'abbé de Haerne, d'Elhoungne, Drèze, Rosseuw, Dams, Jaminé, Watelet, Vergauwen-Goethals, A. Gendebien, A. Rodenbach, le comte de Robiano, Gelders, Vander Looy, Nalinne, Wannaar, Teuwens, de Meer de Moorsel. »
Nonobstant cette protestation, l'assemblée vota immédiatement sur la proposition tendant à accepter les dix-huit articles, qui formaient les préliminaires du traité de paix entre la Belgique cl la Hollande. Cent quatre-vingt-seize membres étaient présents ; cent vingt-six votèrent pour la proposition, soixante et dix contre (En note de bas de page, Th. Juste reprend le détail de l’appel nominal par province. Ce détail n’est pas repris ici). La Belgique était constituée et sauvée. Ce résultat fut accueilli par des applaudissements prolongés dans la salle et dans les tribunes.
(page 326) Le Congrès décréta qu'une députation prise dans son sein serait chargée d'annoncer au prince Léopold l'acceptation des dix-huit articles et de l'accompagner on Belgique. MM. Lebeau, Félix de Mérode, Fleussu, de Muelenaere et Joseph d'Hooghvorst furent désignés par le scrutin pour remplir cette mission. M. Lebeau avait obtenu cent trente-six suffrages. Ainsi dix opposants aux dix-huit (page 327) articles accordaient une marque de sympathie, de bienveillance au moins, au ministre dont ils avaient combattu la politique. Quelques moments après le vote, le ministre des affaires étrangères transmit à la conférence le décret par lequel le Congrès avait adopté les dix-huit articles. « La conférence, disait-il, reconnaîtra sans doute que la Belgique, par l'adoption de ces articles, (page 328) a donné à l'Europe un nouveau témoignage du désir quelle a de consolider son indépendance sans troubler la paix générale, et d'entrer le plus promptement possible dans des relations d'amitié avec les autres États. »
Le lendemain, le Moniteur belge contenait la note suivante : « Le Congrès ayant par sa décision d'hier (9 juillet) levé les derniers obstacles qui s'opposaient à la constitution définitive du pays, MM. Lebeau et Devaux ont jugé qu'ils ont atteint le but en vue duquel ils étaient entrés au ministère. Ces deux ministres se retirent et répondent par leur retraite aux calomnies dont un parti les a abreuvés. Leurs démissions sont données et acceptées.» (Note de bas de page : La veille, les membres du comité directeur de l'Association nationale avaient également déposé leur mandat. Ils publièrent que l'acceptation des préliminaires de paix ayant porté atteinte à l'intégralité du territoire, il devenait impossible, après cet acte du Congrès, que l'Association continuât de marcher vers son but constitutionnel, sans se mettre en hostilité ouverte avec le pouvoir.)
(page 329) Tant attaqués pendant la discussion, les préliminaires de paix furent, après la décision du Congrès, accueillis avec faveur par l'opinion, qui vengea soudainement aussi l'homme d'État méconnu quelques jours auparavant. Après le vote, le ministre démissionnaire, naguère menacé de pillage, reçut des sérénades au milieu d'un immense concours de population, composée peut-être en grande partie des mêmes hommes qui l'avaient accusé de trahison !
Le gouverneur d'une des provinces les plus agitées publia la proclamation suivante, qui dépeignait parfaitement l'état du pays après le dernier acte du Congrès :
« PROCLAMATION.
« HABITANTS DE LA PROVINCE.,
« Le Congrès national vient de résoudre affirmativement, à la majorité de cent vingt-six voix contre soixante et dix, la grande question qui l'occupait depuis plusieurs jours
« Toutes les opinions ont été libres : et l'autorité, fidèle à son mandat, n'a pas contesté aux citoyens qui en avaient une, le droit de la manifester, ou les moyens constitutionnels de la faire prévaloir.
« Une seule de ces opinions triomphe, car elles ne pouvaient triompher toutes ; les autres subissent, en échouant, une nécessité d'ordre social.
« Talents, vérité, sentiment, rien n'a manque aux efforts de la minorité ; mais si le nombre fait le droit, il est permis à la majorité de croire que la raison a fait le nombre.
« Aujourd'hui que la discussion est terminée, un même devoir nous est imposé à tous.
« Ce n'est point la majorité du Congrès, ce n'est point le succès de l'opinion dominante qui nous prescrit ce devoir ; c’est un (page 330) intérêt commun à toutes les opinions. C'est l'ennemi du dehors qui nous commande d être uni au dedans.
« Le roi de Hollande a protesté naguère contre les protocoles de Londres tout en les acceptant ; acceptera-t-il aujourd'hui les préliminaires de paix et son énorme part de dettes ?
« Il tarde à le faire. Prenons garde que dans l'intervalle il ne trouve l'occasion de nous saisir au milieu des dissensions civiles, en proie à l'anarchie et à toutes ses violences. Prenons garde que le choc des partis ne le fasse désirer comme un libérateur, et ne nous laisse le regret et la honte d'avoir déchiré la patrie au moment où elle avait placé son salut dans l'union de ses enfants.
« Habitants de la province, soyons unis. Soyez, jusqu'au bout, dignes de la liberté que vous avez si vaillamment conquise.
« Le Gouverneur de la province. TIELEMANS.
« Liége, le 10 juillet 1831. »
L'espérance revint dans les esprits et le calme suivit bientôt, comme il arrive toujours après un résultat décisif, après un fait irrévocablement accompli. Le public s'occupa de l'arrivée prochaine du roi. Un reste de défiance, résultat des mécomptes antérieurs, empêchait seul le peuple de se livrer sans réserve à la joie qu'un tel événement devait causer. Mais tous les doutes ne tardèrent pas à se dissiper devant l'évidence. Alors la nation prouva, par son allégresse, combien elle était satisfaite de voir le terme d'une crise qui avait compromis sa prospérité et qui menaçait son existence.