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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Préface

... Belgae rebus disponendis insigniores (Richeri Hist., lib. I.)

(page I) Une tempête, plus terrible que celle de 1830, venait d'éclater sur l'Europe. Depuis le détroit de Messine jusqu'au Sund, le continent fut bouleversé. Ici périssait une monarchie représentative, fille de la révolution de 1830 ; là se disloquait cette confédération puissante, regardée comme le rempart de l’absolutisme ; plus loin, sur le Danube et derrière (page II) les Alpes, des peuples combattaient pour leur indépendance et leur nationalité ; avertis ou effrayés, les gouvernements, même ceux qui s'étaient tenus jusqu' alors immobiles, se détachèrent du passé, et, spectacle unique dans l'histoire, on vit la liberté sortir en même temps du Vatican, de Schœnbrunn et de Potzdam !

Tandis que les vainqueurs de Février, étonnés de leur facile victoire, proclamaient la république dans la ville fameuse où devait bientôt retentir le canon lugubre de la guerre sociale ; tandis que vingt révolutions éclataient au delà du Rhin ; tandis que Français, Germains, Hongrois, Italiens, étaient debout, les Belges, calmes et confiants, bravaient l'orage qui semblait vouloir déraciner les fondements de la vieille Europe.

Ce contraste frappa les autres peuples. Tous s'étonnaient que la révolution républicaine du 24 février 1848 n'eût pas trouvé en Belgique l'écho qui avait répondu à la révolution dynastique de juillet 1830 ; tous demandaient à la Belgique les motifs de son abstention, ou, pour mieux dire, le secret de son existence paisible, le secret de sa prospérité civile.

La monarchie belge, enfantée par une révolution essentiellement libérale, ne s'était pas engourdie (page III) dans l'immobilisme ; non, elle n'avait pas démenti sa noble origine. Tous les partis, abstraction faite ici des croyances religieuses, ne suivaient pas, sans doute, la même impulsion, ne poursuivaient pas le même but ; à mesure cependant que s'acheva l'éducation politique du pays, on vit s'accroître le nombre des citoyens qui, fidèles aux traditions de 1830, voulaient soutenir et conserver l'édifice national non par des réformes hâtives, non par des innovations imprudentes, mais par des améliorations judicieuses, sages, nécessaires. Il devait arriver un moment où la force des choses donnerait naturellement la prépondérance au parti qui, devant le pays, refléterait le plus clairement l'esprit libéral de la Constitution. C'est ce qui arriva vers la fin de 1847 ; le parti progressif, victorieux dans les élections générales, prit pour tâche de vivifier tout le système politique et administratif. De là vint la force, ou plutôt la popularité du pouvoir dans des jours pleins de dangers, et cette force, il la fit servir à l'affermissement des libertés nationales.

En résumant ici cette page mémorable de l'histoire d'hier, nous n'avons nullement l'intention d'abaisser ou de calomnier les vaincus, en attribuant à leurs antagonistes le monopole du patriotisme. Ce (page IV) patriotisme, on a pu le constater pendant la dernière crise, était ardent, vivace, sincère des deux côtés. Et cependant le pays, comme par une sorte de pressentiment, porta ses sympathies vers le parti progressif, parce qu'il lui semblait que ce parti saurait garantir à la fois le présent et l'avenir. Tout en rendant cet hommage à la vérité, nous devons néanmoins reconnaître que les événements politiques accomplis en 1847 ne suffisent pas à expliquer la situation presque exceptionnelle de la Belgique dans la grande crise de l'année suivante. Disons-le hautement : le prestige d'une administration populaire eût été stérile, la sagesse dont elle donna des preuves éclatantes eût été également vaine peut-être, l'union même des partis parlementaires eût été impuissante, si les institutions de la Belgique n'avaient été le plus ferme boulevard de son indépendance.

Trop souvent on a considéré la révolution belge de 1830 comme l'humble satellite de la révolution de juillet. L'attitude récente de la Belgique est la plus éclatante confirmation de cette vérité que les deux révolutions dérivaient de causes différentes et que leurs résultats furent également dissemblables.

Les traditions belges ne doivent pas être confondues avec les traditions françaises, car nous (page V) pouvons établir et leur origine et leur filiation ; de même, nos mœurs et nos besoins politiques se manifestaient déjà d'une manière caractéristique à l'époque où la Flandre était la contrée la plus libre du continent.

Nous n'avons pas à rechercher si la révolution française de juillet 1830 devait fatalement produire la révolution française de février 1848 ; mais nous pouvons affirmer que la révolution belge de septembre 1830 explique et justifie le calme politique de la Belgique dans la dernière crise européenne.

Pour comprendre la situation actuelle de la Belgique, il faut donc remonter jusqu'à l'époque de son émancipation et assister à la formation de l'État.

Si l'on pouvait encore, aujourd'hui que les événements se pressent avec une prodigieuse rapidité, se souvenir de ce qui s'est fait la veille, peut-être quelques lecteurs se rappelleraient-ils que nous terminâmes notre Histoire du règne de l'Empereur Joseph II et de la révolution belge de 1790 par un coup d'oeil sur le développement des idées politiques dans notre pays, durant les trente premières années de ce siècle. Là se trouvait en germe l'œuvre dont nous avons poursuivi l'exécution comme l'accomplissement d'un devoir civique.

Nous avions plus consulté, sans doute, notre dévouement (page VI) à la patrie que nos forces ; mais, quoi qu'il en soit, la grandeur même de la tâche devint un stimulant : nous nous sentions animé par l'espérance d'être utile à nos concitoyens.

C'est avec des intentions droites et pures que nous avons étudié et approfondi l'histoire contemporaine. Ce terrain mouvant ne ressemble pas à ces horizons lointains et calmes que l'érudition aime tant à contempler. Il faut être sûr ici de sa marche ; le doute ne peut jamais tenir lieu de la certitude. L'historien doit offrir des garanties irrécusables d'exactitude et de véracité.

Loin de redouter les investigations d'une critique loyale, nous les sollicitons. Elle nous rendra ce témoignage que nous avons scrupuleusement vérifié les matériaux qui devaient entrer dans notre travail.

Depuis que M. Nothomb, après avoir pris une grande part aux actes du Congrès, indiqua, dans un livre dont le succès fut européen, les résultats de la révolution belge de 1830, l'histoire de cette révolution a été écrite sous diverses formes, tant en Belgique qu'en Hollande, en France, en Angleterre. Des collections considérables ont été consacrées aux affaires diplomatiques de l'ancien royaume des (page VII) Pays-Bas ; en 1844, les discussions même du Congrès, jusqu'alors éparpillées dans les journaux de l'époque, ont été recueillies avec un zèle digne d'éloge (Note de bas de page : Discussions du Congrès national de Belgique, mises en ordre et publiées par le chevalier EMILE HUYTTENS, greffier de la chambre des représentants, précédées d'une introduction et suivies de plusieurs actes relatifs au gouvernement provisoire et au Congrès, des projets de décrets, des rapports, des documents diplomatiques imprimés par ordre de l'assemblée, et de pièces inédites. Bruxelles, 1844, 5 vol., grand in-8°)). Toutes les lacunes pourtant n'étaient pas comblées ; tous les incidents n'étaient pas éclaircis ; sur des questions politiques d'une haute importance, sur les épisodes les plus instructifs et les plus mémorables, on attendait encore des renseignements. Nous espérons satisfaire la curiosité légitime du public. Il nous a été permis de mettre en œuvre, pour la première fois, tous les documents officiels laissés dans les archives de l'État par le comité diplomatique et les deux ministères de la régence. Là ne se sont pas bornées nos investigations. Plusieurs des principaux fondateurs de la monarchie belge, voulant encourager une entreprise, hardie peut-être, mais d'une utilité incontestable, ont mis librement à notre disposition, avec les pièces (page VIII) justificatives, des notes qu'ils avaient écrites au fur et à mesure que s'accomplissaient les événements auxquels ils participaient. Toutes ces communications nous ont été faites sans aucune condition ; on a voulu éclairer l'historien, mais non l'influencer ; on a voulu que la vérité éclatât tout entière, et non pas qu'elle fût obscurcie par des réticences calculées.

C'est ainsi que nous avons cherché, en utilisant des informations précieuses et réellement authentiques, à présenter dans leur vrai jour les événements intéressants de l'histoire du Congrès.

Quant aux documents imprimés (livres, journaux, mémoires, etc.), nous les avons étudiés avec attention, écoutant tous les partis, interrogeant toutes les opinions.

Nous n'aspirons pas, nous sommes bien loin d'aspirer à l'infaillibilité ; mais qu'il nous soit permis de faire valoir, comme des titres à l'indulgence du public, le respect que nous professons pour la mission de l'historien, la haute opinion que nous avons des devoirs qui lui sont imposés, et la volonté de remplir ces devoirs avec un esprit dégagé de toute prévention. Oui, nous osons présenter notre travail comme une œuvre sérieuse, comme un livre de bonne foi. Jamais nous n'avons cherché à (page IX) tromper sciemment le lecteur (Note de bas de page : La première édition de l'Histoire du Congrès a été publiée dans le journal le plus répandu du pays, l'Indépendance belge. Cette grande publicité serait devenue notre châtiment, si nous avions été infidèle à la vérité. Aucun démenti, que nous sachions, ne nous a été adressé) ; jamais non plus, nous n'avons essayé de fausser, par des appréciations passionnées, le caractère des hommes ou la signification des événements. On pourra, sans doute, découvrir dans notre livre le reflet de nos impressions ; mais quelles que soient les sympathies de l'homme, elles n'ont pas altéré l'impartialité de l'historien, cette impartialité loyale, qui a pour devise : Sine ira et studio.

Toutefois nous ne nous faisons pas illusion. Nous savons bien que nous ne pouvons fléchir la sévérité de ceux qui regardent la vérité comme une compagne importune, de ceux qui méconnaissent l'histoire même lorsqu'elle ne flatte pas leurs préjugés ou leurs chimères.

Mais laissons là les récriminations inévitables des esprits retardataires ou trop pressés ; méprisons les injures de quelques Zoïles impuissants. Elles ne changeront point l'arrêt définitif de l'histoire ; elles ne réussiront pas à influencer le jugement de (page X) nos descendants. Devant la postérité, les fausses couleurs, comme disait Bossuet, ne tiendront pas, quelque industrieusement qu'on les applique.

A mesure que nous nous éloignons des jours orageux de 1830, nous sommes moins enclins à l'exagération, moins disposés à nous laisser égarer par les insinuations des partis, moins rebelles devant l'évidence ; les événements s'éclaircissent ; les ressentiments s'apaisent.

Déjà un changement profond et louable s'est opéré dans l'esprit public. Où sont aujourd'hui, en Belgique, les adversaires de la Hollande ? Où sont, en Hollande, les ennemis de l'indépendance belge ?

La réconciliation de la Belgique et de la Hollande est maintenant sincère, définitive. Les hommes du passé ont disparu, emportant dans la tombe ou dans l'obscurité de la vie privée, leurs regrets, leurs espérances, leurs passions, leurs illusions. Personne ne voudrait plus essayer aujourd'hui de restaurer un édifice dont les fondements mêmes ne se retrouvent plus. La Belgique doit savoir qu'elle a en Hollande non plus un adversaire, mais un allié naturel. De même, les Hollandais ne peuvent ignorer que l'inviolabilité et la neutralité du territoire belge sont les garanties les plus précieuses, les plus sûres, les (page XI) plus imposantes de l'inviolabilité du territoire de la Néerlande.

Cette haute solidarité qui lie maintenant les deux pays est bien préférable à la combinaison qui avait fatalement livré les Belges à la suzeraineté hollandaise. Elle forme une barrière plus solide que la ceinture de forteresses élevées par la Sainte-Alliance. Elle est la meilleure solution du problème politique qui a préoccupé les cabinets pendant deux siècles ; elle réalise, enfin, la sage pensée des hommes d'État les plus célèbres de l'ancienne république des Provinces- Unies en même temps que le rêve patriotique des générations qui se succédèrent sur le sol belge depuis le règne désastreux du successeur de Charles- Quint.

Nous avons dû montrer les bases vicieuses du royaume des Pays-Bas et signaler les écueils contre lesquels le gouvernement de Guillaume Ier vint se briser par son imprudence et son obstination. Mais, tout en prouvant la légitimité de la révolution belge, nous avons pensé qu'il n'était pas nécessaire, qu'il eût été injuste d'injurier avec amertume le peuple hollandais. Ce peuple est digne des sympathies des nations libres et éclairées. Petit par le nombre, il est grand par les œuvres qu'il a su accomplir. (page XII) Son histoire, l'histoire de l'ancienne république des Provinces-Unies, est un éclatant témoignage de son génie, de sa valeur, de sa persévérance dans les grandes choses. Un coin de terre, arraché à l'Océan, devint le centre du commerce du monde et l'asile de la liberté civile et religieuse. La Hollande triompha de l'Espagne, balança la puissance de l'Angleterre, lutta contre Louis XIV. Ses armées furent commandées par Maurice et Frédéric-Henri de Nassau, dignes de consolider l'œuvre de Guillaume le Taciturne ; ses flottes eurent pour chefs Tromp, Heemskerk, Ruyter, Opdam ; sa politique fut dirigée par des hommes d'État profonds et austères, Barneveldt, Jean de Witt, Heinsius ; sa diplomatie fut seule en état de lutter contre la diplomatie française. Un peuple, qui a su s'élever à cette hauteur, peut assurément commander le respect. Il ne faut oublier ni méconnaître les services qu'il a rendus à la liberté générale, à la civilisation. Parlons donc de la Hollande actuelle sans dédain ; et quoique nous ayons défendu notre nationalité contre les princes de la maison de Nassau, sachons rendre justice à ceux qui ne sont plus.

Trois faits principaux dominent et caractérisent l'histoire du Congrès national de Belgique. Ces trois (page XIII) faits sont : la reconstitution de la nationalité belge ; l'avénement d'une dynastie, gardienne de l'indépendance reconquise ; l'établissement d'une monarchie démocratique, sans précédent en Europe.

La Belgique reprit au XIXe siècle l'initiative qui lui avait appartenu pendant le moyen âge, lorsqu'elle égala l'Italie, lorsqu'elle surpassa les autres peuples par ce génie mâle et libre qui resplendissait dans la puissance de ses communes.

Nous habitons une vieille terre de liberté, qui a toujours été mortelle pour le despotisme. Il faut remonter bien au delà de 1830 et de 1815 pour trouver les fondements de notre droit constitutionnel.

On a dit que jusqu'au règne de Pierre Ier, la formule de tous les ukases était en Russie : « Les boyards ont avisé, le czar ordonnera... » Dans les Pays-Bas, après comme avant le XVIIe siècle, le souverain n'eut jamais qu'un pouvoir limité. Les anciennes chartes des provinces belges consacraient formellement les institutions représentatives. Chacune des provinces était représentée par des états qui participaient au pouvoir souverain ; ils jouissaient notamment du droit suprême de voter l'impôt. Un ministre de l'empereur Charles VI, le marquis de Prié, trouvait que ces états avaient presque autant de liberté et (page XIV) d'indépendance que le parlement et la chambre basse d'Angleterre. Philippe le Bon, étant devenu possesseur de toutes les provinces belges (à l'exception de la principauté de Liége), chercha dans une représentation générale le lien qui devait les rattacher indissolublement à sa maison. La première assemblée des états généraux eut lieu à Bruxelles en 1465. Elle confirma l'hérédité de la souveraineté dans la maison de Bourgogne ainsi que l'indivisibilité de son apanage.

Dès ce moment, le droit de la nation de se réunir en états généraux fut consacré comme un privilége constitutionnel. Les assemblées des états généraux devinrent, en effet, très fréquentes ; on en compta soixante et onze de 1465 à 1787 (<Notice sur les anciennes assemblées nationales de la Belgique, par M. GACHARD, archiviste général du royaume). Neuf appartiennent à la période des dues de Bourgogne ; vingt-quatre à l'époque qui comprend la régence de Maximilien d'Autriche, le règne de Philippe le Beau et la minorité de Charles-Quint ; vingt-deux se rattachent au règne de Charles-Quint ; onze au règne de Philippe II et à la révolution qui lui enleva la moitié des Pays-Bas ; trois au règne des archiducs Albert et (page XV) Isabelle ; deux à l’époque qui s’étend depuis le traité d'Utrecht jusqu'à la révolution brabançonne.

La plupart de ces assemblées délibérèrent sur les questions les plus graves, sur la paix et la guerre, sur l'ordre de succession, sur la situation politique du pays. C'est dans l'assemblée de 1555 que Charles- Quint abdique la souveraineté des Pays-Bas en faveur de Philippe II ; une autre assemblée, celle qui fut convoquée en 1576 et qui se tint en permanence pendant neuf ans, prononce la déchéance de ce même prince et dirige la révolution contre l'Espagne. Les états généraux de 1598 sanctionnèrent la cession des Pays-Bas catholiques aux archiducs Albert et Isabelle ; ceux de 1600 réorganisèrent l'administration civile du pays ; ceux de 1632 délibérèrent sur les moyens de mettre un terme à la guerre qui avait enfanté la république des Provinces-Unies.

Les souverains espagnols ne s'étaient pas toujours prêtés de bonne grâce à la convocation des états généraux. Ils redoutaient l'esprit national et libéral qui les animait. Quand les libertés des Pays-Bas eurent été menacées par Philippe II, les plus illustres de ses adversaires, Guillaume d'Orange, le comte d'Egmont et le comte de Bornes unirent leurs efforts pour lui arracher l'autorisation de réunir les états, (page XVI) sûrs qu'ils y trouveraient un appui sympathique. Depuis 1632, il y eut, dans la convocation des états généraux, une interruption d'un siècle environ ; elle coïncide avec l’interruption de cent soixante et quinze ans (de 1614 à 1789) que l'on remarque dans les annales des états généraux de la monarchie française. Ce fut dans cette période que la royauté parvint en France au sommet de l'absolutisme et prétendit résumer l'État tout entier ; ce fut dans cette période aussi que son ambition s'accrut sous Louis XIV, et qu'elle couvrit de ruines les provinces belges dont elle poursuivit avec obstination la conquête.

En 1723, les états généraux des Pays-Bas autrichiens furent assemblés, mais uniquement pour qu'ils acceptassent la pragmatique sanction de l'empereur Charles VI ; en 1787, après une nouvelle interruption de soixante années, ils furent de nouveau réunis pour qu'ils désignassent les députés qui avaient été mandés à Vienne par l'empereur Joseph II. Enfin, le 7 janvier 1790, sept mois après l'ouverture des états généraux de France, les députés des provinces belges se réunirent spontanément à Bruxelles pour proclamer l'indépendance du pays et diriger la révolution qui venait d'éclater contre l'Autriche.

(page XVII) Aucune des assemblées, dont nous venons de rappeler le souvenir, n'égala le Congrès qui reconstitua définitivement la nationalité belge.

Le Congrès de 1830 mérite d'occuper dans la mémoire des hommes une place auprès de la convention de 1688 qui raffermit et étendit les libertés constitutionnelles de la Grande-Bretagne ; auprès du sage congrès de Philadelphie de 1774 qui fonda la puissante république des États-Unis de l'Amérique du Nord ; même auprès de la noble assemblée constituante de 1789 qui posa les bases de la société moderne.

Pour être moins vaste, fut-elle moins utile l'œuvre accomplie par l'assemblée constituante de la Belgique ?

Le Congrès belge fit jaillir en 1830 une lumière vivifiante sur le continent en prouvant que le principe héréditaire d'autorité n'est nullement inconciliable avec le principe démocratique.

La nationalité belge a surgi radieuse des débris du royaume des Pays-Bas comme l'aurore d'une ère nouvelle, ère de paix, ère de liberté. L'influence heureuse exercée sur le monde par la révolution de septembre est incontestable.

La monarchie représentative, issue de cette (page XVIII) révolution, fut bientôt considérée par les autres peuples comme le meilleur type des États constitutionnels, comme le but vers lequel devaient tendre leurs efforts. Ne se souvient-on plus que la Constitution belge était naguère le fanal des assemblées constituantes qui présidaient à la régénération de l'Allemagne ? La commission, chargée par le parlement de Francfort d'élaborer un projet de constitution, déclara que, pour l'accomplissement de cette tâche, elle s'était principalement servie de notre loi fondamentale. En effet, il est très facile de découvrir, non seulement dans la partie la plus libérale des droits fondamentaux de l'empire d'Allemagne, mais encore dans la constitution prussienne du 5 décembre 1848 et même dans la constitution de l'empire d'Autriche, il est facile de signaler les emprunts faits à la Constitution belge de 1831. Est-il besoin de rappeler aussi qu'aujourd'hui même, en France et en Angleterre, nos institutions provinciales et municipales, excellentes traditions de la Belgique ancienne conservées par le Congrès, sont proposées pour modèles ?

Tandis que la Constitution belge éclairait d'autres peuples, la neutralité belge, solennellement reconnue par l'Europe, les rassura. Cette autre conquête de la (page XIX) civilisation rendit moins vive, moins dangereuse pour le monde, la rivalité séculaire des grandes puissances ; elle extirpa le germe des guerres les plus terribles des trois derniers siècles ; elle rapprocha les nations qui se disputaient autrefois, dans nos plaines trop souvent ensanglantées, la suprématie sur l'Occident ; elle rendit stérile le rêve insensé et désastreux de la monarchie universelle, cette grande calamité des temps modernes. « Toute la terre sait, disait le dernier roi des Français, que l'indépendance et la neutralité de la Belgique sont, pour nous, des sine quâ non. »

Les Guise, Mazarin, Louis XIV, la Convention, Napoléon, avaient tour à tour, dans leurs élans de passions belliqueuses et dans leur enthousiasme pour la grandeur de la France, menacé l'indépendance de l'Allemagne. Leur politique était ou résumée ou amplifiée dans ce vieil adage : « Rhenus non limes Gallis, sed modo Danubius.» Cette question si épineuse de la rive gauche du Rhin, cette question autrefois fatale pour la paix du monde, elle fut également résolue, dans de justes conditions d'équilibre, quand l'Europe eut garanti l'indépendance et la neutralité de la Belgique.

Que l'on ne rabaisse pas l'importance de la monarchie fondée en 1830 ; loin de se trouver au dernier (page XX) rang sur l'échelle des puissances, la Belgique est presque à la tête des États secondaires. La population du pays se rapproche du chiffre de quatre millions et demi d'habitants. La Belgique précède, à ce point de vue, le Danemark, la Confédération helvétique, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, le Portugal, la Hollande ; elle égale le royaume de Suède et de Norwége.

(Note de bas de page) Le gouvernement a publié récemment un travail, qui présente la situation détaillée de la population du royaume, d'après le recensement général du 15 octobre 1846. Il n'est pas hors de propos de résumer ici quelques-uns des renseignements contenus dans ce document. Au 15 octobre 1846, la population de la Belgique s'élevait à 4,337,196 habitants. Considérée d'une manière absolue, la population des deux Flandres forme à peu près exactement le tiers de la population du royaume ; la population du Brabant avec celle du Hainaut compose environ le deuxième tiers, et le reste se trouve réparti dans les cinq autres provinces. En moyenne, on compte, dans le royaume, trois habitants par deux hectares. Il y avait 829,561 maisons ; en moyenne, 27 maisons habitées, et, en ne considérant que les villes, 100 maisons habitées par 100 hectares. La population des villes était de 1,092,507 ; celle des communes rurales s'élevait à 3,244,689. Un quart de la population se trouve donc dans l'enceinte des villes, et les trois autres quarts sont répartis dans les communes rurales. La population par profession se divisait ainsi qu'il suit : 3,915,839 habitants se rattachaient aux professions manuelles (agriculture, industrie, commerce) ; 262,422 aux professions libérales ; 158,935 personnes étaient sans profession. Il résulte de la même statistique, que le français et le flamand, avec leurs dialectes, sont à peu près les seules langues parlées dans la Belgique. Le flamand prédomine sur le français dans le rapport de 570 à 421 ou de 4 à 3 environ. Les provinces des deux Flandres, d'Anvers, de Limbourg et de Brabant, sont celles où le flamand est particulièrement en usage. Dans cette dernière province cependant, une assez grande partie des habitants parlent français ou wallon ; leur nombre est à celui des Flamands comme 1 est à 2 environ. Quant à l'allemand, c'est la langue d'une partie de la population luxembourgeoise. Faisons, enfin, connaître la population par cultes : le catholicisme prédomine incontestablement ; sur 4,337.196 habitants recensés, il ne s'en est trouvé que 10,323 appartenant à d'autres cultes. (Fin de la note).

(page XXI) La Belgique, vivant de sa propre vie, eut une grande mission à remplir : il lui était réservé de maintenir la paix européenne, dont son indépendance était devenue la condition indispensable. Le pays ne faillit pas à ses destinées. Depuis dix-neuf ans, aucun peuple peut-être ne s'est montré plus fier et plus jaloux de sa nationalité, ni plus disposé à supporter les plus grands sacrifices plutôt que d'abdiquer son indépendance (Note de bas de page : En 1839, l'effectif de l'armée belge se composa do 112,000 hommes présents sous les armes). Deux fois, il a dû se soumettre à l'inflexible nécessité ; ne pouvant espérer de vaincre les cinq grandes puissances de l'Europe, il (page XXII) s'est résigné, mais il ne s'est pas avili. Grâce au patriotisme toujours vivace des citoyens, grâce à la haute sagesse du chef de l'État, le drapeau de septembre 1830 est maintenant salué partout comme l'emblème d'une nation virile et respectée. L'indépendance de la Belgique a désormais pour sauvegarde non seulement les stipulations de traités solennels, mais aussi et surtout l'assentiment, les sympathies des autres peuples. Le plus célèbre des historiens de la révolution française de 1848 a déclaré hautement que le respect de la nationalité belge valut à la République l'immobilité de l'Angleterre, le silence de l'Allemagne, le respect du monde.

Redisons que, en 1830, la Belgique, sachant profiter d'un moment suprême et décisif, abandonna l'ornière des gouvernements anciens et marcha hardiment dans une voie nouvelle. Le Congrès constituant ne craignit pas d'asseoir la monarchie sur les bases les plus démocratiques ; il n'hésita pas à proclamer solennellement, à inscrire dans la loi fondamentale, à introduire dans le corps politique, pour le rajeunir et le vivifier, des innovations que les autres peuples du continent entrevoyaient à peine dans l'avenir. De là vint, dans la dernière crise européenne, la force réelle de la nation, force invincible, (page XXIII) car l'instinct des masses, comme la raison de l'élite des citoyens, avait compris que, après une conquête si grande et si inespérée, la carrière des révolutions devait être close en Belgique ; qu'il y aurait de la démence à risquer une position si heureuse ; que toute l'énergie, toutes les ressources, tous les efforts du pays devaient être appliqués à l'affermissement de la nationalité, au développement actif et prévoyant de la vitalité sociale, à l'amélioration graduelle du sort de la communauté tout entière.

Les révolutions sont de regrettables catastrophes quand elles ne laissent que ruines et débris. La révolution belge de 1830 a-t-elle été stérile ? Aveugles et ingrats, ceux qui oseraient le prétendre ! La Constitution de 1831, voilà le gage donné par la Belgique indépendante à la civilisation, voilà le prix de son admission dans l'association des peuples.

Charte admirable ! Elle a prodigué la liberté sans la licence ; elle a fondé l'ordre sans le despotisme ; elle a favorisé le développement politique, social, intellectuel, de la nation par la presse, l'enseignement et l'association, dégagés de toute entrave ; elle a consacré le principe d'égalité, en effaçant toute distinction de castes, toute classification injuste, et en déclarant la loi souverainement impartiale ; elle a fait (page XXIV) enfin de l'État une véritable démocratie, où tous les citoyens peuvent librement user des droits qui leur sont garantis, où la royauté elle-même, émanée de la nation comme les autres pouvoirs, n'est, en réalité, que la personnification la plus haute de la souveraineté populaire.

Sous ce régime, qui convient au tempérament robuste de ses enfants, la Belgique a montré une puissante fécondité. Tout était à créer, en 1830, ou tout était à perfectionner, à élever au niveau de la nouvelle organisation politique. En quelques années, de la base de l'État au sommet, les pouvoirs furent réorganisés et fonctionnèrent d'après les nouveaux principes constitutionnels. Cette régénération politique favorisa le développement des forces vitales de la nation. Aussi peut-elle montrer aujourd'hui avec une fierté légitime les résultats de ses travaux : ces chemins de fer, artères du commerce, véhicules de la civilisation dominatrice des éléments et de l'espace ; ces villages opulents qui font, comme autrefois, de la Belgique le jardin de l'Europe ; ces usines, ces manufactures, ces établissements de toute espèce, dont les produits circulent dans le monde entier ; cette capitale, berceau de la révolution de 1830, s'embellissant par des monuments nouveaux et (page XXV) devenant, avec ses faubourgs populeux, une des plus belles villes du continent.

Les arts, les sciences et les lettres, ces glorieux attributs de la civilisation, ont contribué à ennoblir la nationalité belge. Les destinées de l'école flamande, interrompues au XVIIIe siècle, se perpétuent par les œuvres d'artistes éminents ; Rubens, Van Dyck, Duquesnoy, ont trouvé des héritiers de leur génie. Le réveil de l'esprit national s'est également manifesté par la tribune, la littérature, la presse. En 1830, ni livres ni journaux n'abondaient en Belgique ; aujourd'hui on se porte avec empressement vers les travaux intellectuels. La révolution a produit des écrivains distingués en même temps qu'elle faisait surgir des orateurs et des hommes d'État dont la réputation grandira encore.

Faite par le peuple, la révolution a su récompenser son héroïsme. Les impôts qui existaient en 1830 ont été réduits, jusqu'à concurrence d'une somme d'environ dix-huit millions de francs. On a supprimé pour jamais les impôts sur la mouture et l'abatage, source de privation pour les classes inférieures. Aujourd'hui surtout le sort des travailleurs domine les autres préoccupations du gouvernement, et tout atteste qu'il saura poursuivre avec courage (page XXVI) et avec sagesse les améliorations dont il a pris l'initiative.

En jetant un regard sur les dix-neuf années qui viennent de s'écouler, il est permis, assurément, de louer le peuple qui a su se constituer et grandir au milieu des circonstances les plus difficiles. Oui, la Belgique, régénérée en 1830, a jeté, depuis lors, des racines si profondes dans le sol, que toucher à son existence, ce serait ébranler l'Europe. Le chef de l'État a voulu manifester sa gratitude en consacrant le souvenir du Congrès et en rendant un hommage solennel à la Constitution. Le 24 septembre 1849, le Roi a décrété qu'un monument serait érigé dans la ville de Bruxelles en l'honneur de l'assemblée constituante de la Belgique.

Heureux les peuples qui n'oublient pas les jours glorieux où l'indépendance de la patrie fut reconquise, où ses libertés furent affermies ! Ce souvenir est l'enseignement de la postérité. En perpétuant de grandes et nobles traditions, il éclaire et encourage les générations nouvelles ; il rectifie les écarts des partis ; il soutient, il féconde le sentiment national, dans son expression la plus pure, la plus sérieuse, la plus complète.

C'est un devoir pour le peuple belge d'honorer, (page XXVII) par un témoignage solennel de reconnaissance, l'assemblée souveraine qui a su faire un si glorieux usage de la toute-puissance dont la nation l'avait investie. Mais il ne faut pas que cet hommage soit en quelque sorte fugitif ; honorons aussi le Congrès en continuant son œuvre nationale. Nous arrêter, ce serait déchoir. La politique du pays a sa source dans une constitution libérale ; elle doit donc demeurer active, progressive, prévoyante. Loin des régions nuageuses des utopistes, bien loin des aberrations de quelques réformateurs modernes, la Belgique peut conserver l'initiative d'un progrès sûr et durable, l'initiative du bon sens et de la saine prévoyance. Telle doit être sa mission. Ayons foi dans la Providence, mais comptons aussi sur notre propre labeur. Sachons que la postérité nous mépriserait si, par égoïsme, par lassitude ou par indifférence, nous allions abandonner au hasard notre œuvre inachevée ! Un travail incessant est une obligation imposée à toute nation qui se fonde et s'affermit. Par la persévérance, elle augmentera sa puissance, sa prospérité, sa réputation ; elle conservera les sympathies et le respect du monde.

Bruxelles, 15 mars 1850.