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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre II. La Constitution

Chapitre premier

Progression des idées et des faits politiques

(page 295) Le moment est venu de retracer les débuts si instructifs qui engendrèrent cette Constitution célèbre, monument impérissable (page 296) de la révolution belge de 1830. Pendant les deux mois qui venaient de s'écouler, le Congrès avait poursuivi courageusement sa tâche, et il venait enfin de l'achever quelques jours avant l'installation du régent. Plus d'une fois on a vu, dans les temps modernes, des peuples qui, après s'être émancipés, copiaient ou adoptaient servilement des institutions étrangères ; l'assemblée constituante de la Belgique, plus fière ou plus éclairée, ne voulut copier personne. Elle produisit une œuvre originale, appropriée au caractère et aux mœurs de la nation, fondée sur les plus nobles traditions du pays et résumant en même temps les progrès qu'il avait accomplis depuis un demi-siècle. Cette Constitution, après avoir d'abord surpris et inquiété l'Europe, devait quelques années plus tard lui servir d'enseignement et quelquefois même de modèle. Novateur parce qu'il était prévoyant, le Congrès belge eut la gloire de décréter le premier, sur le continent, la séparation complète de la société religieuse et de la société civile, en même temps qu'il consacrait l'alliance intime du principe monarchique avec la liberté républicaine.

Pour apprécier avec intelligence la signification des actes les plus mémorables du Congrès de 1830, il est indispensable de connaître les anciennes institutions de la Belgique cl de suivre la progression des idées et des faits politiques depuis la fin du siècle dernier jusqu'au jour où le pays redevint maître de ses destinées.

Coup d'oeil sur les institutions de la Belgique pendant le règne de la maison d'Autriche. Réformes de Marie-Thérèse et de Joseph II

Sous la domination de la branche espagnole de la maison d'Autriche, puis sous le règne de la branche allemande de la même maison, la Belgique était régie par ses propres lois. Le successeur de Charles-Quint et de Philippe II pouvait exercer une autorité absolue à Madrid ou à Vienne ; mais, dans les provinces belges, il était obligé, sous peine de déchéance, de respecter des privilèges qui limitaient son pouvoir. Le roi d'Espagne ou l'empereur d'Autriche ne portait en Belgique que le titre de duc de Brabant, (page 297) de comte de Flandre, de comte de Hainaut, etc. ; et, comme tel, il jurait, lors de son avènement, de maintenir les droits constitutionnels de cette partie de ses États. Transgressait-il son serment, la nation, ainsi que l'énonçait expressément la Constitution brabançonne, était dégagée de l'obéissance qu'elle lui devait. Ces anciennes institutions, presque ignorées de l'Europe avant les tentatives faites par Joseph II pour les détruire, devaient leur origine à cet amour profond et opiniâtre de la liberté qui avait rendu, au moyen âge, les communes de Flandre, du Brabant et de la principauté de Liége les rivales des fameuses républiques d'Italie.

Nos chartes consacraient la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile, le droit de remontrance et de pétition, qui pouvait être exercé par les simples citoyens aussi bien que par les corps constitués ; elles assuraient l'inamovibilité des magistrats et des officiers de justice ; elles reconnaissaient la liberté communale ; elles rendaient, enfin, obligatoire le consentement des états pour la levée de l'impôt, et elles leur donnaient le droit de refuser les subsides pétitionnés par le souverain. Il est donc incontestable que les Belges, quoique gouvernés par la maison d'Autriche, formaient réellement une nation distincte, en possession de libertés, dont ne jouissaient ni l'Allemagne, courbée sous la féodalité, ni la France, livrée depuis Louis XIV au pouvoir absolu. « Gouvernés suivant leurs propres lois, assurés de leurs propriétés et de la liberté personnelle, les Belges, disait un publiciste anglais (Shaw, Essai sur les Pays-Bas autrichiens, p. 27. Londres, 1788), les Belges jouissent des plus beaux dons d'une constitution libre, et ils n'ont qu'à se féliciter, quand ils tournent les yeux sur les pays qui les environnent, lesquels sont habités par des peuples ou soumis au plus affreux despotisme, ou libres, mais qui dans leur liberté sont écrasés par des taxes (page 298) dont ces provinces ont le bonheur d'être exemptes. » Toutefois, il faut bien se garder de croire que tout était parfait dans les anciennes institutions de la Belgique, Si elles avaient élevé des barrières contre les envahissements du despotisme, elles conservaient, d'autre part, des distinctions iniques entre les citoyens.

La religion catholique était la seule religion de l'Etat, et il fallait la professer pour parvenir aux emplois ; les autres cultes ne furent légalement reconnus qu'à l'époque où Joseph II publia cet édit célèbre, qui introduisit la tolérance dans tous les États de la maison d'Autriche. Les assemblées provinciales, qui avaient la prétention de représenter la nation entière, ne représentaient en réalité qu'une certaine catégorie de privilégiés, à savoir : une fraction de la noblesse, une fraction du clergé (les grandes abbayes), enfin la plus petite partie du tiers état, c'est-à-dire un nombre limité de villes et de bourgs. L'industrie était le monopole des corporations et métiers ; l'enseignement publie, livré au clergé, déclinait dans ses mains.

La Belgique, qui venait de servir de champ de bataille à l'Europe pendant un siècle entier, n'avait pu, au milieu de tant de vicissitudes, perfectionner ses institutions ; elle était plongée dans cet état de torpeur qui saisit les peuples après de grands désastres. Mais lorsque la France et l'Autriche se furent réconciliées à Aix-la-Chapelle (1748), Marie-Thérèse, éclairée par des ministres habiles, porta son attention sur l'administration intérieure de ses États, et elle eut la gloire de prendre l'initiative dans la voie des réformes. Le prince de Kaunitz à Vienne, le comte de Cobentzel à Bruxelles, furent les promoteurs les plus actifs des mesures progressives qui illustrèrent le règne de Marie-Thérèse. Sous l'influence des nouvelles doctrines qui circulaient dans l'Europe entière, le premier et le principal soin du cabinet de Vienne fut de faire prévaloir dans l'administration l'indépendance et même la supériorité du pouvoir civil. La nomination des (page 299) évêques et des chefs des abbayes était, dans les Pays-Bas, une des prérogatives du souverain ; et il exerçait le droit de placet sur les bulles pontificales ainsi que sur les décrets des synodes diocésains. Non seulement le gouvernement manifesta la volonté formelle de maintenir ces prérogatives, qui lui étaient contestées par l'autorité spirituelle, mais encore de les étendre. Il publia que, à l'exception de la prédication de l'Évangile, du soin du culte, de l'administration des sacrements, en tant qu'ils sont purement spirituels, et du soin de la discipline interne de l'Église,il n'y avait aucune sorte d'autorité, aucune prérogative, aucun privilège, aucun droit quelconque, que le clergé ne tint uniquement de la volonté libre des princes de la terre ; en conséquence, tout ce que ceux-ci avaient accordé ou établi, et qu'il dépendait de leur bon vouloir d'accorder ou de refuser, pouvait être changé, et même révoqué tout à fait par eux, lorsque le bien général l'exigeait, et qu'aucune loi fondamentale de l'État n'y mettait obstacle. L'autorité du sacerdoce, ajoutait-il, n'était pas même arbitraire et entièrement indépendante quant au dogme, au culte et à la discipline : le maintien de l'ancienne pureté du dogme, ainsi que la discipline et le culte, étant des objets qui intéressent si essentiellement la société et la tranquillité publique, que le prince, en sa qualité de souverain chef de l'État, ainsi que de protecteur de l'Église, ne pouvait permettre à qui que ce fût de statuer sans sa participation sur des matières d'une aussi grande importance (Analectes belgiques, ou Recueil de pièces inédites, etc., publié par M. GACHARD. Bruxelles, 1830, p. 466). Conformément à ces maximes, le gouvernement sécularisa l'enseignement secondaire, après la suppression de la Compagnie de Jésus qui dirigeait le tiers des collèges de lu Belgique, replaça l'université de Louvain sous la surveillance immédiate de l’autorité, et posa des restrictions aux acquisitions des gens de mainmorte pour (page 300) combattre l'immobilisation de la propriété territoriale. C'était un acte de haute prévoyance ; car, à cette époque, le clergé possédait en Belgique les trois quarts des biens .territoriaux, dont deux tiers, au moins, appartenaient à des corporations religieuses.

Caractère de la révolution belge de 1790. Société nouvelle engendrée par la révolution française

Malgré ces mesures et d'autres encore, qui froissaient les intérêts de la classe la plus influente, Marie-Thérèse conserva sa popularité dans nos provinces, parce qu'elle n'eut garde de violer ouvertement les constitutions nationales. Joseph II se montra moins circonspect que sa mère : n'ayant en vue, comme il le disait, que le bonheur de ses semblables, il voulut précipiter la marche du temps et accomplir en quelques années ce qui ne pouvait être que l'œuvre de plusieurs générations. Dans cette tentative imprudente, Joseph II vint se heurter contre les privilèges de la Belgique. Toutefois, la suppression des couvents « inutiles », la fermeture des séminaires épiscopaux et la création du séminaire général de Louvain, n'auraient pas suffi pour déterminer une révolution ; mais la nation, jusqu'alors libre, se sentit cruellement blessée par d'autres mesures qui tendaient à substituer le despotisme autrichien aux droits constitutionnels de la magistrature et des assemblées provinciales. Cette révolution devint malheureusement une calamité, parce que le peuple était encore trop peu éclairé pour soutenir les hommes prévoyants qui auraient voulu établir en 1790 l'indépendance de la Belgique sur des bases solides, pour apprécier les nobles intentions des citoyens qui demandaient que la représentation nationale fût composée de députés, choisis par tout le clergé, par toute la noblesse, par toutes les villes et les villages. La minorité fut vaincue, et les privilégiés purent donner un libre cours à leur égoïsme, à leur esprit de caste. Dès ce moment, la révolution, commencée sous d'heureux auspices, ne fut plus qu'une réaction aveugle, téméraire, violente, non seulement contre le despotisme autrichien, mais aussi contre toutes les idées généreuses qui devaient bientôt (page 301) changer la face de l'Europe. Quand elle se fut suicidée par ses excès, l'empereur Léopold, frère de Joseph II, recouvra la souveraineté des Pays-Bas autrichiens, sous la condition qu'il maintiendrait les constitutions telles quelles existaient pendant le règne de Marie-Thérèse.

Tandis que la majorité se rattachait avec énergie à ces institutions vieillies, la France républicaine arracha nos provinces à l'Autriche et leur imposa, par le droit de conquête, les principes d'égalité et de tolérance que Napoléon devait ensuite consacrer dans ses codes et dans ses lois. Toutes les traditions du moyen âge disparurent ; et la société nouvelle, engendrée par la révolution française, ne se composa plus que de citoyens ayant les mêmes droits. Mais si les idées théocratiques et féodales, autrefois dominantes en Belgique, eurent pour adversaires les générations nouvelles, elles conservaient des partisans inébranlables parmi les acteurs et les contemporains de la révolution brabançonne. A la chute de l'empire français, et pendant que les armées autrichienne et prussienne occupaient la Belgique, on vit les classes autrefois privilégiées sortir de leur assoupissement et demander le rétablissement de l'ancienne Constitution, pour qu'elle refleurit sous le sceptre de François II. Les « métiers » et les « nations », principaux corps représentatifs de la commune sous l'ancien régime, pétitionnèrent à Bruxelles, à Gand, à Louvain, à Bruges et dans d'autres localités, pour obtenir des représentants des puissances alliées la reconstitution de la Belgique autrichienne. « C'est, disaient les syndics des nations de Bruxelles, c'est la Belgique, telle qu'elle existait sous l'auguste maison d'Autriche, qui doit renaître. Ce sont ces belles lois anciennes qui ont fait fleurir la Belgique qui doivent renaître avec elle, et anéantir à jamais les lois révolutionnaires de Bonaparte. » (Bulletins de la commission royale d'histoire, t. XII). Le représentant de la (page 302) Prusse, le duc de Saxe-Weimar, cet ami éclairé de Schiller et de Goethe, répondit sagement que les institutions humaines doivent se modifier d'après les exigences sociales de chaque époque, et qu'il serait dangereux de rétrograder, même au nom du bon droit, vers un passé qui n'était plus en harmonie avec le présent. Quant au représentant de l'Autriche, le baron de Vincent, fatigué des représentations impérieuses des partisans de l'ancien régime, il fit ordonner des poursuites judiciaires contre les syndics des nations de Bruxelles, comme perturbateurs du repos public !

Les partis en Belgique en 1814. M. le prince de Broglie, évêque de Gand. Mémoire adressé par les vicaires généraux du diocèse de Gand au congrès de Vienne

Le sort de la Belgique était déjà fixé ; elle allait être réunie à la Hollande. L'acte du 21 juillet 1814, par lequel le prince d'Orange acceptait la souveraineté des provinces belges, suivant les conditions arrêtées par les ministres des hautes puissances pour réaliser le bien-être réciproque de la Belgique et de la Hollande, cet acte célèbre contenait les dispositions suivantes : « Cette réunion devra être intime et complète, de façon que les deux pays ne forment qu'un seul et même État, régi par la Constitution déjà établie en Hollande, et qui sera modifiée d'un commun accord d'après les nouvelles circonstances. Il ne sera rien innové aux articles de cette Constitution qui assurent à tous les cultes une protection et une faveur égales et garantissent l'admission de tous les citoyens, quelle que soit leur croyance religieuse, aux emplois et offices publics. » Cette dernière clause indisposa vivement le clergé belge ; non seulement elle lui parut une menace contre le culte catholique, mais il la considéra aussi comme un obstacle au dessein qu'il avait formé de ressaisir son influence politique par le rétablissement de ses anciens privilèges. Dans toutes les provinces, à l'exception du grand-duché de Luxembourg, le clergé se montra infatigable pour entraver le nouvel ordre social.

M. le prince de Broglie, évoque de Gand, était le chef de cette opposition. Il joignait à un esprit cultivé et à l’usage du grand (page 303) monde une volonté énergique dans tout ce qui concernait l'exercice des fonctions épiscopales. Après avoir d'abord joui d'une haute faveur auprès de Napoléon, qui l'avait fait passer en 1807 du siége d'Acqui en Piémont sur le siége plus important de l'ancienne capitale de la Flandre, il n'avait pas craint de braver celui qui venait de briser la souveraineté temporelle de Pie VII à Rome. Appelé au concile tenu à Paris en 1811, M. de Broglie fut du petit nombre des prélats qui contestèrent à l'empereur le droit de faire confirmer les évêques français par le métropolitain, dans le cas où, après notification, le pape leur refuserait l'institution canonique. Traité en prisonnier d'État, incarcéré a Vincennes, exilé à Beaune, puis déporté dans l'île de Sainte-Marguerite, sous prétexte qu'il continuait de correspondre avec ses grands vicaires, M. de Broglie, après bien des souffrances, avait été ramené à Beaune, où il se trouvait à la chute de l'empire. Très aimé des populations catholiques de la Flandre, qui le considéraient presque comme un martyr, M. de Broglie rentra triomphalement à Gand, le 22 mai 1814. Malgré une forte pluie, la population presque entière s'était portée à sa rencontre, et toutes les rues étaient brillamment décorées. Lorsqu'il fut rétabli sur son siége, M. de Broglie, puisant une force nouvelle dans les souffrances qu'il avait endurées, ne daigna point ménager les susceptibilités du prince d'Orange. Il eut l'imprudence de publier un mandement dans lequel il exprimait le regret que les provinces belges ne fussent pas réunies à la France sous le sceptre de Louis XVIII. Là ne se bornèrent même point ses attaques contre le nouvel ordre de choses ; ne gardant plus aucune mesure, il afficha bientôt des prétentions qui tendaient à ramener la Belgique aux premiers temps de la domination autrichienne. Le 3 octobre 1814, les vicaires généraux du diocèse de Gand, en l'absence et suivant l'intention expresse de M. de Broglie, adressèrent au congrès de Vienne un mémoire dans lequel ils demandaient le rétablissement (page 304) des anciens privilèges dont jouissait le clergé catholique, la proscription des cultes dissidents, le rétablissement de la dîme, la restauration des couvents et le rappel des jésuites, pour qu'ils fussent chargés de l'éducation de la jeunesse.

(Note de bas de page) « … Si l'on ne jugeait pas à propos de rendre à la Belgique ses antiques et véritables institutions, disaient les mandataires de l'évêque de Gand, nous supplions les hautes puissances, assemblées dans le congrès de Vienne, de stipuler dans le traité définitif de cession des provinces belges à S. A. R. le prince d'Orange les articles suivants de garantie en faveur de notre sainte religion : 1° Tous les articles des anciens pactes inauguraux, constitutions, chartes, etc., seront maintenus en ce qui concerne le libre exercice, les droits, privilèges, exemptions, prérogatives de la religion catholique, des évêques, prélats, chapitres, avec cette exception que le prince souverain et son auguste famille seront libres de professer leur religion et d'en exercer le culte dans leurs palais, châteaux et maisons royales, où les soigneurs de sa cour auront des chapelles et des ministres de leur religion, sans qu'il soit permis d'ériger des temples hors de l'enceinte de ces palais, sous quelque prétexte que ce soit... — 6° Il est absolument nécessaire que la dotation du clergé soit irrévocablement fixée, et qu'elle soit indépendante de l'autorité civile. Pour cet effet, il suffirait de rétablir la dîme. En revanche, la contribution foncière pourrait être diminuée d'un cinquième, et la dîme imposée d'un cinquième... — 8 L'entier rétablissement de la religion catholique avec tous les droits et prorogatives y attachés suppose la liberté donnée aux corporations religieuses de se réunir et de vivre suivant leur vocation. U'n des plus excellents moyens, et peut-être le seul qui existe aujourd'hui, d'assurer aux jeunes gens une éducation qui réunit tout à la fois l'esprit de la religion et les talents les plus éminents, serait de rétablir les jésuites dans la Belgique. » (Fin de la note).

Tels étaient alors les vœux du clergé, car il avait les mêmes désirs que M. de Broglie, et il en poursuivait la réalisation avec témérité.

Avis aux notables chargés de voler sur l'acceptation de la loi fondamentale. Jugement doctrinal de l'épiscopat, par lequel il condamne le serment exigé des membres de la représentation nationale et des fonctionnaires

Lorsque les notables de la Belgique eurent été convoqués pour voter sur l'acceptation de la loi fondamentale du royaume, un avis, émané du clergé, leur fut adressé dans le but d'attirer leur (page 305) attention sur les dispositions qui décrétaient la tolérance. « En examinant à fond cette question, disait-on aux notables, vous aurez sans doute déjà remarqué que cette liberté indéfinie, cette protection générale de tous les cultes dans un État, est un dogme politique d'invention moderne ; qu'il doit sa naissance et sa réputation à cet atroce philosophisme, qui a été pour toute l'Europe, pendant plus de vingt ans, une source intarissable de calamités publiques ; qu'en supposant toutes les religions également bonnes, et en le supposant dans un acte solennel approuvé hautement par les principaux habitants d'une grande nation, c'est annoncer publiquement une profonde indifférence pour la seule vraie religion établie par Jésus-Christ ; c'est entraîner peu à peu les peuples de la Belgique dans cet abîme, creusé par la philosophie du XVIIIe siècle. » Pour faire disparaître les scrupules des consciences les plus timorées, le gouvernement invita les notables à ne pas considérer les stipulations contenues dans les articles relatifs au culte comme étant au nombre de celles sur l'acceptation desquelles ils étaient appelés à voter. « Ces stipulations, disait-il, n'ont été insérées dans le projet de constitution, que parce que, sanctionnées par les puissances réunies au congrès de Vienne, elles étaient au nombre des conditions réglées pour la réunion de la Belgique et des Provinces-Unies, et sont, comme telles, devenues principes fondamentaux des lois du nouveau royaume. Il ne peut, dans les circonstances actuelles, s'agir de consulter la nation sur l'acceptation de l'une des conditions auxquelles les puissances qui viennent d'établir le nouveau système politique de l'Europe ont attaché l'établissement de la monarchie des Pays-Bas et ont placé ce royaume sous la souveraineté de notre auguste monarque. Messieurs les notables peuvent donc, dans l'examen de la Constitution, faire abstraction des articles dont il s'agit, et les considérer comme des stipulations qui, par leur nature, (page 306) devaient faire corps avec l'ensemble des dispositions constitutionnelles de l'État, mais qui étaient définitivement sanctionnées avant la rédaction de ces dernières, et dont il n'était plus permis de se départir dès que la convention de Londres les avait réglées » (Circulaire adressée à MM. les présidents des assemblées des notables, par S. E. le secrétaire d'État Van der Capellen, le 8 août 1815). Malgré les efforts du gouvernement pour neutraliser les exhortations du clergé, elles triomphèrent, et contribuèrent beaucoup à faire rejeter la loi fondamentale par les notables de la Belgique ; en effet, un certain nombre d'opposants déclarèrent que leurs votes négatifs étaient motivés par les articles relatifs au culte.

On sait que la loi fondamentale, quoique rejetée par la majorité des notables, fut cependant promulguée. Le clergé, voyant son espoir déçu, manifesta avec plus de force ses regrets et son mécontentement. Aux termes de la Constitution, les représentants de la nation devaient jurer l'observation de toutes les dispositions qu'elle renfermait. Les évêques publièrent un JUGEMENT DOCTRINAL, dans lequel ils déclaraient qu'aucun de leurs diocésains ne pouvait prêter ce serment sans se rendre coupable d'un grand crime. « Jurer de maintenir la liberté des opinions religieuses et la protection égale à tous les cultes, qu'est-ce autre chose, disaient les évêques, que de maintenir, de protéger l'erreur comme la vérité ? — Jurer de maintenir l'observation d'une loi qui rend tous les sujets du roi, de quelque croyance religieuse qu'ils soient, habiles à posséder toutes les dignités et emplois quelconques, ce serait justifier d'avance et sanctionner les mesures qui pourront être prises pour confier les intérêts de notre sainte religion dans ces provinces si éminemment catholiques à des fonctionnaires protestants.— Jurer d'observer et de maintenir une loi qui met dans les mains du gouvernement (page 307) le pouvoir de faire cesser l'exercice de la religion catholique, lorsqu'il a été l'occasion d'un trouble, n'est-ce pas faire dépendre à l'avenir, autant qu'il est en soi, l'exercice de notre sainte religion de la volonté de ses ennemis et de la malice des méchants ?—Jurer d'observer et de maintenir une loi qui suppose que l'Église catholique est soumise aux lois de l'État, c'est manifestement s'exposer à coopérer à l'asservissement de l'Église.—Jurer d'observer et de maintenir une loi qui attribue au souverain, et à un souverain qui ne professe pas notre sainte religion, le droit de régler l'instruction publique, les écoles supérieures, moyennes et inférieures, c'est lui livrer à discrétion l'enseignement public, c'est trahir honteusement les plus chers intérêts de l'Église catholique. — Jurer d'observer et de maintenir une loi qui autorise les états provinciaux à exécuter les lois relatives à la protection des différents cultes, à leur exercice extérieur, à l'instruction publique, n'est-ce pas confier les plus grands intérêts de la religion à des laïques ? — Jurer de regarder comme obligatoires, jusqu'à ce qu'il y soit autrement pourvu, et de maintenir toutes les lois qui sont maintenant en vigueur, ce serait coopérer évidemment à l'exécution éventuelle de plusieurs lois anticatholiques et manifestement injustes que renferment les Codes civil et pénal de l'ancien gouvernement français, et notamment celles qui permettent le divorce, qui autorisent légalement des unions incestueuses condamnées par l'Église, qui décernent contre les ministres de l'Évangile fidèles a leur devoir les peines les plus sévères, etc. ; toutes lois qu'un vrai catholique doit avoir en horreur. — Il est encore d'autres articles, ajoutaient les évoques, qu'un véritable enfant de l'Église ne peut s'engager, par serment, à observer et à maintenir :« tel est en particulier celui qui autorise la liberté de la presse.» (Note de bas de page : Ce manifeste portait les signatures du prince Maurice de Broglie évêque de Gand ; de Charles-François-Joseph Pisani do la Gaude, évêque de Namur ; de François-Joseph, évêque de Tournai. Avaient adhère : J. Forgeur, vicaire général de l'archevêché de Malines, et J.-A. Barrett, vicaire général cap. de Liége).

M. le prince de Méan, archevêque de Malines

(page 308) Le Jugement doctrinal eut un immense retentissement, effraya les consciences timorées et menaça pendant quelque temps les provinces belges d'une anarchie complète par suite de la difficulté que l'on éprouva de pourvoir au service de l'État. (Note de bas de page : « Placé alors à la tète de l'administration de la province d'Anvers, je sais contre combien de difficultés j'eus à lutter, afin de trouver des sujets pour les fonctions publiques, que tout le monde convoitait en secret sans oser les demander, ni même les accepter lorsqu'elles leur étaient offertes ; et quand, par des raisonnements solides, je cherchais à combattre de vains scrupules, je ne reçus presque jamais d'autre réponse que l'équivalent de celle-ci : — Notre conviction est entièrement conforme à la vôtre. Rassurez les personnes qui nous sont chères, et celles dont nous avons du bien à espérer ou du mal à redouter ; trouvez les moyens de les soustraire à une puissance occulte que nous combattons en vain, et nous serons trop heureux de prendre rang parmi les fonctionnaires de l'État. » ( M. de KEVERBERG, du Royaume des Pays-Bas, t.1, p. 433.)).

M. le comte de Méan, dernier prince-évêque indépendant de Liége, et désigné pour l'archevêché de Malines, vint enfin rassurer par son exemple les catholiques. Ayant été nommé par le roi membre de la première chambre des états généraux, il consentit à prêter le serment constitutionnel, mais après avoir prévenu le monarque que si le souverain pontife venait à condamner la prestation de ce serment, il se soumettrait sur-le-champ à cette décision suprême. Loin de repousser ce moyen de conciliation, le roi autorisa ses gouverneurs dans les provinces à recevoir les serments que les fonctionnaires voudraient prêter sous les mêmes réserves. (Note de bas de page : M. de Gerlache, dans son Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 337, ajoute les détails suivants : « M. de Méan ayant été appelé par Guillaume à l'archevêché de Malines, le saint-père refusa de lui expédier ses bulles, s'il ne modifiait le serment pur et simple qu'il avait d'abord prête a la Constitution. Alors M. de Méan se hâta d'annoncer (le 18 mai 1817) : qu'en jurant de protéger toutes les communions religieuses de l'État, c'est-à-dire les membres qui les composent, collectivement ou individuellement pris, il n'avait entendu leur accorder cette protection que a sous le rapport civil, sans vouloir par là approuver, directement ni indirectement, les maximes qu'elles professent et que la religion catholique proscrit. » Le pape s'étant contenté de cette explication, en exigeant toutefois qu'elle fût rendue publique par la voie des journaux, préconisa M. de Méan le 28 juillet suivant. Dès lors les catholiques les plus scrupuleux. Offrirent de prêter lé serment dans le sens de M. de Méan. »)

La loi fondamentale du royaume des Pays-Bas

(page 309) La loi fondamentale de 1815 instituait une monarchie représentative, mais en lui donnant pour base un gouvernement, essentiellement royal. Le roi seul était l’âme vivifiante du corps politique ; seul, il décidait constitutionnellement de toutes les questions administratives ainsi que de toutes les propositions de loi à soumettre aux délibérations des représentants de la nation. Toutefois, avant de prendre une décision, il était obligé de consulter le conseil d’État, composé de vingt-quatre membres au plus, choisis, autant que possible, dans toutes les provinces du royaume. Le conseil d'État était entendu sur toutes les propositions que le monarque faisait aux états généraux, sur les propositions émanées de la représentation nationale, enfin sur toutes les mesures générales d'administration. Ce mode de gouvernement excluait la responsabilité ministérielle ; l'inviolabilité royale couvrait les chefs des départements, qui n'étaient que les agents dociles du chef de l'Etat. En résumé, le roi régnait et gouvernait ; avant d'agir, il consultait le conseil d'État ; puis, il statuait seul et d'après ses propres convictions. Les états généraux, qui devaient s'assembler une fois au moins par an, étaient divisés en deux chambres : la première, composée de quarante à soixante membres nommés à vie par le roi ; la seconde, de cent membres, nommés pour trois ans par les états des provinces. (page 310) Ceux-ci étaient composés de membres élus par les trois ordres : la noblesse ou corps équestre, les villes, les campagnes.

(Note de bas de page) On a souvent démontré que le système électoral du royaume des Pays- Bas ne pouvait produire qu'un gouvernement représentatif bâtard. Quoique nous ayons déjà esquissé ce système (voir liv. I, chap. II), il nous paraît nécessaire de revenir sur ce point fondamental. Nous laisserons parler M. Delebecque qui, dans un excellent ouvrage sur les Lois électorales, a fait ressortir avec beaucoup de netteté tous les abus du mode d'élection en vigueur dans notre pays de 1815 à 1830 : «Qu'était-ce d'abord, dit-il, que ce peuple électoral fractionné eu trois ordres : l'ordre équestre, l'ordre des villes, l'ordre des campagnes ? Celte division répondait-elle à une division d'intérêts dans le pays ? Où a-t-on vu en principe le pouvoir exécutif revêtu du droit de conférer l'aptitude électorale ? C'est cependant ce qui avait eu lieu, puisque le roi nommait les membres de l'ordre équestre. Les abus d'un tel système auraient encore été moins grands, si cette division, une fois faite, les représentants du pays avaient été directement élus ; mais avant d'arriver à cette élection, on tamisait à plusieurs reprises la matière électorale pour l'ordre des villes et des campagnes. Il y avait d'abord ce qu'on appelait les ayants droit de voter pour les villes et les campagnes : ils faisaient les électeurs. Et comment ? Par bulletins signés à domicile et remis à une autorité nommée par le gouvernement. Il y avait ainsi violation du secret des votes, absence de liberté dans l'opération, qui était en somme une pierre angulaire de tout ce système électoral. C'était le germe d'un principe d'espionnage et d'intimidation. Les électeurs ainsi nommés désignaient à leur tour les membres des états provinciaux, et les électeurs pour les villes choisissaient les conseillers communaux, qui nommaient aux états provinciaux, formés ainsi d'un triple élément : de députés pour les villes, de députés pour les campagnes, de députés pour l'ordre équestre. Enfin, les états provinciaux nommaient les membres de la deuxième chambre des états généraux. L'ordre équestre représentait dans le pays l'élément aristocratique, et l'on voyait, par un étrange mépris pour les précédents de l'Angleterre, cet élément aristocratique, non pas au haut de l'échelle, comme la chambre des pairs en Angleterre et en France, mais sur un des derniers échelons, où il formait une cohorte dans l'armée électorale. On avait réalisé cette monstruosité politique par le mélange des principes constitutionnels anglais avec le système provincial des anciennes Provinces-Unies de la Hollande et des anciennes provinces belges. C'est donc avec quelque raison que le ministre Van Maanen soutenait qu'on avait dans le royaume des Pays-Bas un gouvernement représentatif sui generis ; gouvernement bâtard, en effet, où la théorie n'avait que faire, et où la pratique devait commencer par signaler de nombreux abus pour aboutir enfin à une révolution dont la responsabilité entière doit remonter à ces députés des provinces méridionales qui, dans les circonstances les plus graves, faisaient défection. ») (Fin de la note)

(page 311) Étaient éligibles à la seconde chambre des états généraux, les personnes domiciliées dans la province par laquelle elles étaient nommées, et âgées de trente ans accomplis. La chambre était renouvelée annuellement par tiers, et les membres sortants étaient immédiatement rééligibles. Les députés votaient individuellement, sans mandat et sans devoir en référer à l'assemblée qui les avait nommés. Les états généraux n'avaient ni le droit d'amender les lois, ni celui de mettre les ministres eu accusation ; mais ils jouissaient de la liberté de la tribune et ils avaient la faculté de censurer et de rejeter les lois et les budgets. La loi fondamentale reconnaissait la liberté de la presse, le droit de pétitionnement, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile et l'inamovibilité des juges. Elle garantissait la liberté de conscience ; elle accordait une protection égale a toutes les communions existant dans le royaume ; elle proclamait que tous les habitants, sans distinction de croyance religieuse, étaient admissibles aux emplois et dignités ; mais, d'autre part, elle investissait le roi de la direction absolue de l'enseignement, en disant que l'instruction publique sera un objet constant des soins du gouvernement. Certes, nous ne nous faisons aucun scrupule de reconnaître que la loi fondamentale de 1815 était plus libérale que les vieilles chartes de la Belgique ; qu'elle consacrait quelques-uns des plus (page 312) nobles principes proclamés par l'assemblée constituante de 1789 ; enfin, qu'elle se rapprochait de la constitution anglaise, alors considérée par les esprits avancés comme le type le plus parfait du gouvernement représentatif. Il faut malheureusement ajouter que la charte de 1815 ne fut pas complètement ni loyalement observée. Des ordonnances suspendirent ou dénaturèrent quelques-unes des plus précieuses garanties qu'elle avait promises à la nation.

Ordonnances suspendant quelques-unes des garanties constitutionnelles

Un arrêté du 6 novembre 1814 avait aboli le jury et restreint la publicité judiciaire aux plaidoiries et au prononcé des jugements et des arrêts. A la vérité, la publicité judiciaire fut ensuite rétablie, mais trop tard, par une loi du 5 juin 1830 ; quant à l'institution du jury, elle resta supprimée jusqu'a la fin du royaume-uni des Pays-Bas.

(Note de bas de page) Pour justifier sur ce point le gouvernement, M. de Keverberg rappelle (du Royaume des Pays-Bas, t. II) que la deuxième chambre des états généraux avait repoussé le 13 avril 1829 le rétablissement du jury dans la procédure criminelle. « Trois questions, dit-il, furent posées : 1° Le jury de jugement sera-t-il introduit dans toutes les causes criminelles ? 2° Le sera-t-il pour les délits de la presse ? 3° Y aura-t-il un jury d'accusation, distinct du jury de jugement ? Toutes ces questions furent négativement résolues ; la première par soixante-six voix, parmi lesquelles vingt et un Belges, contre trente et une ; la seconde par cinquante trois, y compris celles de onze députés belges, contre quarante ; et la troisième par soixante-cinq, dans le nombre desquelles il y avait vingt Belges, contre trente et une. Il est donc évident que plus des deux tiers de la représentation nationale ont repoussé le système du jury comme institution universelle de procédure criminelle ; et que deux cinquièmes de la représentation belge ont adhéré sur ce point au vœu, à peu près unanime, de la Hollande. Quant à l'application du jury aux délits de la presse, la majorité fut moins forte ; mais elle ne peut pas être considérée comme insignifiante, et les vœux de toute la Hollande (à une seule voix près), joints à ceux d'un cinquième de la représentation belge, rendent celle majorité respectable. » Pour comprendre la signification de ces votes, et apprécier la portée qu'il fallait leur assigner, il est nécessaire de ne pas perdre de vue que le nombre des députes était égal pour les deux parties du royaume, et qu'il résultait de cette combinaison que, dans toutes les questions, la victoire échappait bien rarement à la majorité hollandaise et ministérielle. (Fin de la note).

(page 313) L'inamovibilité de la magistrature, formellement reconnue dans la loi fondamentale, fut ajournée plus longtemps encore que la publicité judiciaire. Le gouvernement ne voulut introduire cette garantie constitutionnelle dans l'organisation des cours et tribunaux qu'après la mise en vigueur des nouveaux codes. Il annonça, enfin, que la magistrature jouirait de l'inamovibilité à partir du 1er février 1831.

La liberté de la presse, également consacrée dans la charte du royaume, ne fut jamais reconnue. Elle avait été confisquée dès le 20 avril 1815 par un arrêté que justifiaient alors les craintes causées par le retour de Napoléon. Cet arrêté était dirigé contre ceux qui débiteraient des bruits, annonces ou nouvelles tendant à troubler ou alarmer le public ; qui se signaleraient, par quelques faits ou écrits, comme partisans ou instruments d'une puissance étrangère, et contre ceux qui chercheraient soit à susciter entre les habitants la défiance, la désunion ou des querelles, soit à exciter du désordre ou une sédition. Les coupables devaient être jugés par une cour sociale extraordinaire, et punis, d'après la gravité des faits et des circonstances, soit séparément, soit cumulativement, de l'exposition pendant une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an à six, ou d'une amende de 100 à 10,000 florins. Le régime exceptionnel imposé à la presse fut complété par un autre arrêté du 28 septembre 1816, dirigé contre ceux qui, dans leurs écrits, auraient offensé ou outragé le caractère personnel des souverains et princes étrangers, contesté ou révoqué en doute la légitimité de leur dynastie et de leur gouvernement, critiqué leurs actes en termes offensants ou injurieux. Les coupables devaient être, pour la (page 314) première fois, punis d'une amende de 500 florins, ou, s'ils se trouvaient hors d'état de l'acquitter, d'un emprisonnement de six mois ; la récidive était punie d'un emprisonnement d'un à trois ans. Une loi du 6 mars 1818 maintint les dispositions et les pénalités de l'arrêté du 20 avril 1815, mais en statuant que les crimes prévus par cet arrêté seraient à l'avenir poursuivis d'après les formes accoutumées et par le juge ordinaire (Note de bas de page : Tout en écrivant l'apologie de l'ancien gouvernement, M. de Keverberg est obligé d'avouer qu'il ne fut pas ici a l'abri de tout reproche. « Les mesures prises soit isolément par le roi, soit de commun accord avec les états généraux, pouvaient être légitimes et nécessaires en 1815,dit-il ; mais elles étaient exceptionnelles et auraient dû disparaître avec les circonstances qui les justifiaient à leur origine » (Du Royaume des Pays-Bas, t. II, p. 521.))

M. le prince de Broglie est condamné, par contumace, à la déportation

Déjà le gouvernement avait fait un abus impolitique des pouvoirs exorbitants qu'il s'était arrogés par l'arrêté du 20 avril 1815. Tandis que tous les anciens partis se pacifiaient, le gouvernement réveilla de funestes divisions en persécutant avec violence les membres les plus influents du clergé. Le 21 mars 1817, M. l'abbé de Foere fut condamné à deux années d'emprisonnement pour avoir cherché a prouver, dans le journal dont il était rédacteur, que le catholicisme était sans garanties contre les empiétements du pouvoir arbitraire. Peu de temps après, le 10 juin 1817, M. de Broglie, évêque de Gand, fut sommé de comparaître devant la cour d'assises de Bruxelles, comme accusé : 1° d'avoir, au mois d'août 1815, par un écrit contenant des instructions pastorales (le Jugement doctrinal), critiqué et censuré un acte émané de l'autorité publique (il s'agissait de la loi fondamentale) et d'avoir, par cet écrit, provoqué directement à la désobéissance ; 2° d'avoir, sur des questions religieuses, entretenu des correspondances avec la cour de Rome, sans en avoir préalablement informé le directeur général du culte, lesquelles correspondances (page 315) avaient été suivies de faits contraires aux dispositions formelles d'une loi, et particulièrement de la publication de deux bulles et d'un bref du pape, qui n'avaient été ni placées ni visés. M. de Broglie n'ayant pas voulu reconnaître la compétence du pouvoir temporel sur des questions qu'il considérait comme de pure doctrine et de discipline ecclésiastique, la cour le condamna par contumace à la déportation et aux frais du procès ; elle décida, en outre, que l'arrêt serait affiché à un poteau, sur la place publique. Cet arrêt fut littéralement exécuté. Le 19 novembre, les catholiques consternés virent, sur une des places publiques de la capitale de la Flandre, le nom vénérable de M. le prince Maurice de Broglie, évoque de Gand, affiché sur un échafaud, entre deux anciens forçats, qui venaient d'être condamnés de nouveau pour vol avec effraction ! (Note de bas de page : M. de Broglie mourut à Paris en 1821).

Arrêtés de 1825 relatifs à l'instruction publique

Le roi prétendit justifier plus tard, dans le célèbre message qu'il adressa aux états généraux le 11 décembre 1829, la conduite de son gouvernement à l'égard des catholiques. « Pour ce qui concerne la religion catholique romaine, disait-il, il ne s'offrait, lors de notre avènement au trône, aucune marche plus sûre, ni plus convenable à suivre, que celle qui fut observée dans les provinces du royaume ou cette religion est professée par la majorité des habitants, sous le règne glorieux de Marie-Thérèse. » Mais après avoir revendiqué les droits qui appartenaient à l'autorité civile sous le règne de Marie-Thérèse, Guillaume Ier eut le tort de prendre pour modèle Joseph II. Non seulement il voulut diriger l'instruction civile, dont il était le restaurateur, mais se rendre maître aussi de l'instruction ecclésiastique. Ce dessein, que l'on voit poindre dès les premières années de son règne, reçut son entière exécution en 1825. Le gouvernement décréta que toutes les écoles du royaume, sans (page 316) distinction, étaient placées sous sa surveillance ; il forma la carrière des emplois aux jeunes gens qui feraient leurs études à l'étranger ; institua, enfin, un collège philosophique, qui reçut la même destination que le séminaire général créé par Joseph II. L'enseignement de la philosophie fut interdit dans les séminaires épiscopaux, et ces établissements ne purent plus admettre d'autres élèves que ceux qui auraient achevé convenablement leurs études dans le nouvel institut. Ces dispositions, émanées d'un prince calviniste, plongèrent dans la stupeur le clergé et une grande partie de la nation. Il y eut de vifs débats dans le sein de la seconde chambre des états généraux ; les députés belges les plus éminents s'accordèrent pour blâmer la marche imprudente du gouvernement, mais ils ne purent le détourner de la voie fatale où il s'engageait.

Les catholiques et les libéraux. Tendances nouvelles des deux partis. Origine du pétitionnement de 1828. Programme de l'union des catholiques et des libéraux. Il est réalisé par le gouvernement provisoire

Il n'est pas certain, toutefois, que les catholiques auraient pu se soustraire à la domination hollandaise s’ils avaient été livrés à eux-mêmes, s'ils n'avaient trouvé l'appui du parti libéral. Les libéraux s'étaient d'abord montrés très attachés au roi des Pays- Bas, dont l'administration, réellement éclairée et progressive dans tout ce qui se rattachait aux intérêts matériels, avait relevé l'agriculture et imprimé une activité jusqu'alors inconnue au commerce et à l'industrie ; ils avaient également accueilli avec faveur les mesures qui avaient multiplié les écoles populaires et constitué sur les bases les plus larges l'enseignement supérieur ; ils avaient su distinguer le roi Guillaume, si laborieux et si zélé pour l'amélioration matérielle et intellectuelle de son royaume, ils l'avaient distingué de ces souverains indolents ou bornés qui gouvernaient alors d'autres parties de l'Europe. Peut-être ne dépendait-il que du roi de se maintenir à l'aide de ce parti, recruté dans les classes moyennes, dans l'élite de la nation ; mais il avait fini par le blesser profondément en prolongeant l'asservissement de la presse, en imposant l'emploi de la langue hollandaise (page 317) aux provinces wallonnes, en refusant d'assurer la sincérité du gouvernement représentatif, en opprimant enfin les catholiques pour favoriser une propagande néerlandaise et calviniste. Ce n'étaient point les héritiers arriérés des doctrines philosophiques du XVIIIe siècle qui composaient la force réelle du libéralisme ; c'était une nouvelle génération qui voulait la fin des luttes religieuses en demandant la séparation de l'Église et de l’État. Pour qu'un rapprochement fût possible entre ce jeune libéralisme et l'ancien parti ecclésiastique, il fallait que celui-ci se transformât également et qu il renonçât aux prétentions rétrogrades qu'il avait affichées avec tant de hardiesse en 1815.

Au mois de novembre 1828, M. Ch. de Brouckere, après avoir énuméré, à la tribune de la seconde chambre des états généraux, les nombreux procès intentés à la presse, demanda le retrait des dispositions consacrées dans l'arrêté du 20 avril 1815. Le rejet de cette proposition devint le signal d'un pétitionnement général (Note de bas de page : La loi du 6 mars 1818 fut abrogée par la loi du 16 mai 1829 tendant à remplir quelques lacunes du Code pénal ; bientôt le gouvernement ayant jugé cette dernière loi insuffisante, elle fut complétée par de nouvelles dispositions législatives, promulguées le 1er juin 1830). Il s'en fallut de peu cependant que certains préjugés ne compromissent l'entreprise dès l'origine. Bruxelles ne pétitionna d'abord que pour la liberté de la presse, et Gand pour la liberté de l'enseignement. Pour vaincre les scrupules du parti ecclésiastique, des publicistes appartenant à ce parti firent remarquer que, sans la liberté de la presse, il serait impossible de propager la résistance au monopole de l'instruction. Cet argument éclaira un grand nombre de catholiques. Bientôt des pourparlers eurent lieu entre les rédacteurs des journaux les plus influents des deux partis, et on jeta les bases de l'union. Au surplus, dans les ouvertures faites aux membres du clergé et de la noblesse, on avait soigneusement distingué la tolérance politique de l'indifférence (page 318) dogmatique ; on s'était explique de manière à rassurer les consciences les plus craintives. Un mois s'était à peine écoulé que les sept huitièmes des pétitionnaires catholiques avaient signé pour les garanties libérales, et les sept huitièmes des pétitionnaires libéraux pour les garanties catholiques. Les uns et les autres réclamaient maintenant la liberté de l'instruction, des cultes, de la presse, du langage, l'inamovibilité des juges, le jury, la responsabilité ministérielle (Note de bas de page : Voyez Documents historiques sur la révolution belge, publiés par AD. BARTELS, 3e édition, p. 27. — On évaluait le chiffre du premier pétitionnement à plus de 70,000 signatures, dont 40,000 pour les Flandres. Partout le clergé avait secondé le mouvement ; partout aussi les nobles et les journalistes avaient posé leurs noms eu tète des signataires. Dans son Histoire du royaume des Pays-Bas (t. II, p. 6), M. de Gerlache signale, à Bruxelles, les comtes de Mérode, les barons d'Hooghvorst, les comtes de Robiano, le comte Vilain XIIII ; à Gand, le comte J.-B. d'Hane, le marquis de Rodes, les rédacteurs du Catholique des Flandres ; à Liége, les barons de Lamberts, le comte de Hamal, le comte Emile d'Oultremont, le chevalier de Theux de Meylandt, le baron Van den Steen de Jehay, MM. Lebeau et Ch. Rogier, rédacteurs du Politique). Au mois de mars 1829, M. Ch. Lehon, de concert avec un député d'Amsterdam, proposa à la seconde chambre des états généraux de transmettre les pétitions des Belges au roi, en le suppliant de daigner prendre en sérieuse considération l'état alarmant des esprits dans une partie du royaume. Accueillie par la seconde chambre, cette proposition fut rejetée par la première. On croyait peut-être enterrer les griefs avec les plaintes ; mais l'opinion publique méconnue et dédaignée ne tarda point à se venger.

L'alliance entre les catholiques et les libéraux, déjà avouée par le pétitionnement et par les nouvelles tendances d'une partie de la presse nationale, allait devenir un levier irrésistible. M. de Potter, qui, de la prison des Petits-Carmes, dirigeait l'opinion publique, venait de publier le programme de l'opposition (page 319) belge dans une brochure célèbre, ayant pour titre : Union des catholiques et des libéraux dans les Pays-Bas. Ce manifeste avait principalement pour but de détruire les derniers scrupules des catholiques et de resserrer leur alliance avec les libéraux. Il posait en principe qu'aider ses adversaires à reconquérir et à conserver leurs droits, c'était travailler au triomphe de la liberté générale et de sa propre liberté qui, si elle était exclusive, serait, non liberté, mais privilège, oppression, despotisme, et entraînerait des réactions sans terme comme sans but ; que contribuer à reconquérir la liberté de la presse pour les incrédules était donc aussi avantageux aux catholiques, que d'émanciper l'enseignement pour les catholiques l'était aux libres penseurs ; que la presse philosophique n'était vraiment redoutable au catholicisme que là où il y avait censure religieuse, et l'enseignement religieux à la philosophie que là où le clergé était légalement exclu de l'instruction. « Elle n'a rien d'honorable, disait le publiciste, l'humble jouissance d'une liberté octroyée comme en France, et plus ou moins restreinte par des ordonnances qui varient avec les caprices du pouvoir ; il est avilissant le calme des tombeaux que le catholicisme partage avec les fidèles d'autres cultes sous le lourd patronage de l'Autriche ; il est abominable, le féroce métier qu'il s'est condamné lui-même à faire en Portugal et en Espagne. Il faut maintenant au catholicisme, comme à toutes les doctrines, soit philosophiques, soit religieuses, soit sœurs, soit rivales, une vie propre et entièrement indépendante, qu'il ne tienne que de lui-même, et qu'aucun pouvoir, hors le sien, ne puisse lui ravir. Sans la liberté pleine et illimitée d'opinions, qui emporte nécessairement la liberté de se tromper, la vérité elle-même est frappée à mort. Nous demandons aux catholiques s'il dépend d'eux de ne pas vouloir cette liberté-là, à moins qu'on ne leur suppose la volonté de travailler à leur propre perte. Et s'ils prétendent qu'ils (page 320) ne se trompent pas, qu'ils sont seuls dans la bonne route, nous leur reconnaîtrons volontiers le droit de continuer à le prétendre, à l'établir même, s’ils y réussissent, et à le prouver. Mais de cela précisément résulte pour les autres doctrines un droit égal. Les laissant librement se débattre entre elles et par elles-mêmes, tout se balancera, se réglera spontanément et de soi : si l'une d'elles, au contraire, en appelle à une autre influence qu'à celle de la raison, tout s'embrouille de nouveau et se confond ; et au lieu d'une lutte toute morale au seul profit de la vérité, s'engage un combat à mort entre des persécuteurs et des victimes, qui, changeant tour à tour de rôle, tantôt épuisent la coupe des humiliations et des douleurs, tantôt se chargent de tout l'odieux de l'arbitraire et de l'injustice. Ces réflexions doivent en faire faire de sérieuses aux catholiques des Pays-Bas, qui, tout comme leurs coreligionnaires de tous les pays, ont dans le temps, anathématisé la liberté de la presse, celle des cultes, celle des opinions. Eh quoi ! la presse est-elle muette pour eux seuls ? N'est-ce pas un culte qu'ils professent ? Ne sont-ce pas des opinions qu'ils émettent ? Qu'ils aient foi, non dans les lois et dans les hommes, mais dans leurs opinions elles-mêmes, et dans elles seules ; et leur doctrine aura acquis, pour ne plus le perdre, le droit incontestable à une existence libre et indépendante auprès de ses émules, avec celui de les combattre et celui de se propager par tous les moyens moraux qu'elle a à sa disposition. »

Cette profession de foi eut un succès prodigieux, parce qu'elle exprimait énergiquement les idées de tous les patriotes et qu'elle résumait les progrès politiques et philosophiques dès lors accomplis dans notre pays. L'union eut pour base définitive ce principe fondamental, que l'on se prêterait un mutuel appui dans les efforts tentés auprès du gouvernement pour le redressement des griefs et pour la conquête des libertés que chacun réclamait.

(page 321) L'opposition devint ainsi la nation belge tout entière. Il fallait, pour fléchir ou dompter un tel adversaire, soit un changement complet de politique, soit une compression immédiate. Le monarque fit des concessions, mais elles étaient insuffisantes. Tantôt indécis, tantôt obstiné, il finit par succomber dans une lutte dont il ne sut prévoir ni les péripéties ni les conséquences : au delà des questions constitutionnelles, dans lesquelles le débat paraissait circonscrit, les Belges entrevirent bientôt la renaissance de leur nationalité, qui devint le but suprême de leurs efforts. Le gouvernement provisoire de la Belgique insurgée tenait son mandat du peuple armé pour ses droits, et ses principes du grand parti national qui avait préparé la révolution. Aussi le gouvernement provisoire ne se borna-t-il point à proclamer l'indépendance future de la Belgique, il se servit également de sa puissance dictatoriale pour réaliser, de la manière la plus large, les vœux des pétitionnaires de 1828 et pour traduire en décrets les principes inscrits dans le programme de l'Union.