(Paru à Bruxelles, en 1883, chez Office de Publicité)
(page 161) Les circonstances qui m'avaient déterminé à entrer au conseil ayant cessé, je me retirai et j'allai reprendre mes fonctions au parquet de la cour de Liège.
Les élections pour la première formation des Chambres législatives se firent au mois de septembre 1831. Ma réélection par le collège de Huy eut lieu sans difficulté. Bien qu'elle n'eût jamais cessé de paraître assurée, quelques doutes se manifestèrent à cet égard dans le sein du collège de Bruxelles ; ils suffirent pour déterminer les électeurs de la capitale à m'honorer de leur mandat. Précieux témoignage d'estime et de confiance qui vint protester contre les attaques dont l'adoption des XVIII articles m'avait rendu l'objet, témoignage d'autant plus flatteur que je n'avais nullement songé à le solliciter.
(page 162) J'adressai mes remerciements aux électeurs de Bruxelles et j'optai pour Huy, ma ville natale, qui, en m'envoyant au Congrès, m'avait ouvert la carrière parlementaire.
Aucun acte politique de quelque importance, autre que l'adoption des XXIV articles, ne signala l'administration nouvelle.
M. de Muelenaere ayant à diverses reprises exprimé l'intention de se retirer, le Roi fit beaucoup d'instances auprès de M. Devaux pour qu'il prit le portefeuille des Affaires étrangères. Mon honorable ami déclina ces offres et motiva son refus sur sa santé qui, déjà frêle par elle-même, avait été fortement ébranlée par les violentes émotions des orageuses séances du Congrès. Sa Majesté voulut bien penser aussi à moi. Mais outre ma répugnance à reprendre un portefeuille à une époque ou les haines suscitées par nos récentes luttes parlementaires étaient encore si vives, à une époque si voisine de celle ou j'avais déclaré ne pas vouloir passer des conseils du Régent dans les conseils du Roi, je pus m'apercevoir que les offres dont j'étais l'objet n'avaient pas cette chaleur, cette sympathie qui se manifestaient en semblable occasion pour d'autres personnages (Note de A. Freson : Ces trois mots : « en semblable occasion », sont en marge dans le manuscrit, de la main de Lebeau. La fin de cette phrase a été corrigée dans la copie comme il suit : ... je pus m'apercevoir, peut-être me trompais-je, que les offres dont j'étais l'objet n'avaient pas cette chaleur, cette sympathie qui sont un encouragement moral très précieux en semblable occasion). Ces raisons, qui ne m'auraient pas arrêté dans des circonstances graves, qui ne m'avaient pas arrêté au commencement d'août 1831, suffisaient dans un moment ou nul péril sérieux ne me paraissait menacer le pays. Je refusai
M. Teichman avait cessé son intérim et repris la direction supérieure des ponts et chaussées. M. de Muelenaere eut provisoirement la signature pour le Département de l'Intérieur. Consultés, M. Devaux et moi, sur le choix d'un titulaire définitif, nous conseillâmes M. de Theux, et à son défaut, (page 163) M. Fallon. M. de Theux appartenait à l'opinion catholique, M. Fallon à l'opinion libérale. M. de Theux, que nous placions en première ligne parmi les candidats au ministère vacant, avait donné au Congrès des preuves de ce sens qui l'abandonna rarement et, chose non moins rare, d’un courage assez remarquable, ayant, quoique député d’une province menacée de morcellement, voté constamment pour les transactions diplomatiques, sans lesquelles, à notre avis, nulle Belgique n'était possible. M. Fallon avait, lui, généralement voté avec l'opposition, mais sans s'écarter dans son langage de certaines formes de modération. Il avait la réputation d'un savant jurisconsulte et passait pour très laborieux. On voit combien à cette époque la classification en parti libéral et en parti catholique était peu tranchée. La division des opinions reposait principalement, alors sur la manière d'envisager la question diplomatique et les attributions du pouvoir royal dans les lois organiques et dans la marche de l'administration. Les catholiques, que les libéraux n’ont jamais repoussés pour leurs croyances mais uniquement pour leurs tendances politiques, étaient loin de montrer alors les prétentions qu'ils ont si ouvertement et si imprudemment manifestées vers la fin du second Ministère de M. de Theux. M. Fallon, à qui des ouvertures avaient été faites, déclina l'offre d'un portefeuille. Des doutes ayant survécu dans l'esprit des négociateurs sur la sincérité de ce refus, le Moniteur publia la nomination de M. Fallon comme Ministre de l'Intérieur. L'honorable représentant fit immédiatement connaître qu'on avait mal compris sa pensée et que sa résolution était irrévocable.
C'est alors seulement que le Roi et son conseil recoururent à M. de Theux. On voulut toutefois habituer les Chambres et le pays à son entrée au Ministère, que n'avait pas suffisamment préparée le rôle parlementaire, un peu effacé, de l'honorable député du Limbourg. Il fut nommé ministre d'État et chargé en cette qualité et par intérim du portefeuille de l'Intérieur. Le nouveau ministre ayant fait preuve d'une (page 164) capacité que ses amis seuls soupçonnaient, sa transition au poste de ministre définitif, après quelque temps de noviciat, ne causa à personne ni surprise ni mécontentement.
Ce fut à peu près à cette époque que, fatigués et inquiets du ton général de la presse, passée presque tout entière des mains des anciens écrivains belges aux mains d'étrangers ou de jeunes gens dépourvus de toute expérience, méconnaissant les conditions essentielles de tout gouvernement et prolongeant ainsi par un étrange et dangereux anachronisme le rôle de l'ancienne opposition, nous résolûmes, quelques amis et moi, de fonder un journal, consacré spécialement à la défense des idées modérées, du système de transaction en matière diplomatique et des prérogatives du pouvoir central dans la discussion des lois organiques et dans les actes de l'administration.
Ce journal parut à Bruxelles sous le titre de Mémorial belge. Voici les noms des fondateurs : MM. Devaux, Kaufman, Lebeau, Nothomb, Ch. Rogier, Van Praet, H. Vilain XlIII. M. Faure, sténographe du Congrès, en devint l'éditeur. Ce journal défendit sincèrement le cabinet ou figuraient MM. de Brouckere, de Theux, Raikem, parce qu'il pratiquait le système de modération à l'extérieur et jusqu'à certain point celui de la consolidation du pouvoir à l'intérieur ; double mission qui aurait valu à tout autre cabinet l'appui persévérant de la nouvelle feuille, car c'était à cette époque, aux yeux de ses fondateurs, le premier besoin du pays.
Les actes principaux du Ministère ainsi complété furent avant tout la réorganisation de l'armée, à laquelle M. Ch. de Brouckere d'abord, puis le général Évain, consacrèrent leurs soins éclairés et persévérants ; ensuite l'organisation judiciaire. Dans l'ordre diplomatique on se borna à réclamer auprès de la Conférence de Londres l'évacuation du territoire attribué à la Belgique par le dernier traité, comme préliminaire indispensable à toute négociation nouvelle. Cette politique négative allait très bien au caractère timide et irrésolu de M. de Muelenaere. Convaincu qu'elle ne pouvait (page 165) aboutir a aucun résultat, que c'était une véritable impasse, il aimait dans son antipathie contre toute responsabilité, dans son indolence d'esprit, dans son amour du farniente à laisser à la Chambre seule, qui avait fait cette politique sienne et, par une aveugle imprévoyance, l'avait même formellement imposée au cabinet, le poids de cette lourde bévue.
M. Van de Weyer, qui, loin de jamais flatter les faiblesses ou les erreurs de son Gouvernement, a toujours cherché à l'éclairer, souvent avec une franchise qu'on a pu quelquefois trouver un peu rude, était d'avis que si l'on insistait, comme condition de la reprise des négociations, sur l'évacuation préalable du territoire, on resterait dans un provisoire indéfini.
Le général Goblet, qui, après l'acceptation des ratifications russes par notre ministre à Londres, avait été adjoint à celui-ci, contre lequel, à cette occasion, l'opinion des Chambres s'était soulevée, pensait comme M. Van de Weyer que le programme du Ministère le maintenait dans une voie sans issue ; il conseillait vivement de l'abandonner.
M. de Muelenaere et ses collègues, le premier surtout - car si M. de Theux paraissait quelquefois manquer de portée politique, il ne manquait pas de résolution, - pensèrent alors sincèrement à sortir de ce labyrinthe, et le Ministre des Affaires étrangères, démissionnaire de droit depuis longtemps, voulut enfin l'être de fait, Il fallut dés lors songer sérieusement à le remplacer.
Le Roi demanda au général Goblet s'il oserait venir appliquer à Bruxelles le nouveau programme qu'il conseillait de Londres. Le général, appréciant l'urgente nécessité d'abandonner momentanément le système de l'évacuation préalable, posé comme notre sine quâ non, n'hésita pas à accepter le portefeuille des Affaires étrangères.
Les collègues de M. de Muelenaere, ayant cru devoir se retirer avec lui, consentirent seulement à conserver la signature pour l'expédition des affaires courantes, jusqu'a ce que le nouveau ministre eût formé un cabinet.
Cet état de choses, assez bizarre, d'un seul ministre en (page 166) exercice, a côté de quatre ministres démissionnaires restés, simples administrateurs de leur Département, dura plus de quinze jours (Note de A. Freson : Cet état de choses dura plus d’un mois) ! On est tenté de louer sans réserve le courage d'un homme, seul contre l'opinion des Chambres et des journaux, dépourvu du talent de la parole, incertain, de savoir s'il parviendrait à composer un cabinet, puisant une aussi rare et aussi énergique résolution dans la profonde conviction du succès d'un changement de système et dans la perspective d'un grand service a rendre au pays et au Roi.
Le général me fit offrir le portefeuille de la Justice, par M. Nothomb, secrétaire général des Affaires étrangères, qui vint me trouver a Liège, où mes nouvelles fonctions m'avaient appelé.
Je refusai d'abord. Je pensais si peu alors (octobre 1832) à rentrer au pouvoir que je venais d'échanger mes fonctions de premier avocat général et celles même de procureur général à Bruxelles, que l'on avait bien voulu m'offrir, contre la place beaucoup moins lucrative de conseiller a la cour d'appel de Liège. J'améliorais ainsi ma position parlementaire, puisque d'agent du Gouvernement, je devenais magistrat inamovible ; mais je créais en même temps un grand obstacle a ma rentrée au Ministère, la Constitution ne permettant pas à un juge qui devient ministre d'en recevoir le traitement. De plus, en acceptant un portefeuille, je changeais nécessairement ma résidence de Liège pour celle de Bruxelles et je perdais en outre ainsi mon indemnité de député.
J'avais donc la singulière perspective, en devenant ministre, de devoir faire honneur a cette position avec les 5,000 francs de traitement attaché à mes fonctions de conseiller (Art 103 de la Constitution : « Aucun juge ne peut accepter du Gouvernement des fonctions salariées, à moins qu’il ne les exercer gratuitement, et sauf les incompatibilités déterminées par la loi. » ou à renoncer a ces mêmes fonctions, seul dédommagement que (page 167) la Révolution me laissait en retour de ma robe d'avocat, de ma part dans la propriété d'un journal répandu, et d'un établissement de librairie et d'imprimerie que j'avais fondé avec MM. Devaux, Rogier, etc. Ces considérations si puissantes, quoique puisées dans une sphère toute privée, n'étaient pas cependant celles qui agissaient le plus sur moi.
J'avais accueilli l'idée de rester désormais étranger à une position qui m'avait valu d'indignes outrages, d'affreuses calomnies, la perte de plusieurs amis, la détérioration de ma santé et des chagrins d'intérieur, ma famille, ma femme surtout souffrant beaucoup des attaques violentes dont j'étais l'objet. Fatigué d'ailleurs, je désirais me reposer des luttes auxquelles j'avais eu à faire face, et m'abriter quelque temps contre les haines politiques dans une position indépendante mais modeste, qui me permît de dire la vérité à tous les partis et, s'il le fallait, au pouvoir lui-même, sans qu'aucune arrière-pensée d'ambition personnelle pût m'atteindre. Je mettais, s'il faut le dire, quelque orgueil à me créer une forte et influente position parlementaire, résultat que je plaçais au-dessus de tout. Mais une fois engagé dans la vie politique, qui peut répondre de rester toujours maître de ses résolutions ?
Le général Goblet me mit au courant des négociations et des dispositions de la Conférence ; il me démontra comment, en déviant pour quelques semaines de la ligne de conduite adoptée par l'ancien cabinet, en se prêtant à une nouvelle tentative d'arrangement direct sollicitée par le Gouvernement des Pays-Bas, il avait convaincu les représentants des cinq Cours du peu de sincérité des dispositions pacifiques de notre adversaIre. Celui-ci, comptant sur les engagements de l'ancien cabinet belge envers les Chambres, avait pensé qu'une offre de négociation directe venant de la Hollande rencontrerait un invincible obstacle de la part de la Belgique, et que ce refus bien constaté mettrait en relief la prétendue modération de notre adversaire et rejetterait sur nous tous les torts ; ce qui devait disposer la Conférence en sa faveur et la (page 168) détourner du projet de faire exécuter le traité du 15 novembre par la force.
La démonstration du mauvais vouloir du Gouvernement néerlandais ayant été officiellement constatée par les prétentions qu'il mit en avant des que nous consentîmes à l'écouter, prétentions inconciliables avec le texte et l'esprit du traité ainsi qu'avec les intentions manifestées par la Conférence dans des documents publics, celle-ci se trouvait sans prétexte pour décliner l'invitation que lui faisait le Gouvernement, belge de procéder à l'évacuation du territoire qui lui était assigné.
Les membres de la Conférence, quoique divisés sur les moyens de parvenir à cette évacuation, se montraient unanimes sur la nécessité de l'obtenir. Les uns proposaient de fixer au roi des Pays-Bas un délai après lequel il y aurait une déduction hebdomadaire des arrérages de la rente mise à notre charge au profit de la Hollande, déduction qui s'imputerait sur le capital même lorsqu'elle aurait épuisé la rente. Ce projet était celui des trois cours du Nord. L'Angleterre et la France, craignant les lenteurs d'une pareille mesure qui leur paraissait insuffisante pour vaincre l'opiniâtreté de notre adversaire, jalouses peut-être de consacrer par leurs armes le triomphe d'un principe analogue à celui sur lequel reposent leurs gouvernements respectifs, rejetèrent ce moyen et proposèrent d'amener l'adhésion du roi Guillaume aux XXIV articles, et par suite à l'évacuation territoriale, au moyen d'un embargo sur les bâtiments et les ports de la Hollande et du siège de la citadelle d'Anvers.
Les Ministres des trois cours du Nord se déclarèrent à défaut d'instructions, dans l'impossibilité de s'associer el ces moyens d'exécution ; mais ils n'y firent point opposition et se bornèrent à. annoncer que leurs Cours resteraient spectatrices de la lutte qui allait s'engager entre les cabinets de Londres et de Paris et le cabinet de la Haye.
Tel était le résultat que la courte et habile manœuvre du général Goblet avait amené. « Empêcherez-vous, me dit-il, (page 169) le pays d'en recueillir les fruits, en refusant de vous associer à moi ? J'ai pu agir seul à Londres, mais je ne puis agir seul à Bruxelles. J'ai besoin devant les Chambres de collègues plus façonnés que moi aux luttes de tribune ; mon inexpérience des joutes oratoires me donne une grande défiance de moi-même ; cette idée paralysera tous mes moyens, et avec une cause excellente je pourrai me trouver embarrassé de répondre immédiatement aux objections les moins solides. Vous avez beaucoup fait déjà pour votre pays ; mais il reste beaucoup à faire. L'ennemi est au cœur de la Belgique ; il glace de terreur par son attitude toujours menaçante notre métropole commerciale ; il en paralyse les transactions en en éloignant l'étranger, dont la défiance est trop justifiée par le bombardement de 1830 ; il maintient et par sa présence au milieu de nous et par les doutes que cette situation laisse subsister sur les intentions des grandes puissances, les espérances des partisans d'une restauration ; il nous oblige, faute de tout engagement du roi Guillaume contre une reprise d'hostilités, à tenir sur pied des forces militaires imposantes, qui pèsent lourdement sur les contribuables ; il alimente ainsi dans le pays et dans les Chambres une défiance, une irritation qui nuisent à la popularité de la dynastie, à la consolidation du pouvoir et au succès des idées d'ordre et de modération. »
Le pouvoir eût-il été sans attrait pour moi, il m'eût été difficile de résister à un appel ainsi motivé. Procurer la libération du territoire, faire sanctionner par le canon de deux nations libres en présence de l'Europe absolutiste et passive, la Révolution de septembre, amener l'adhésion du roi Guillaume à notre émancipation, anéantir les projets et les espérances de l'orangisme, donner un solennel démenti au parti du mouvement déclamant chaque jour contre le système diplomatique, contre le mauvais vouloir ou l'impuissance des puissances garantes, contre les mystifications de la politique modérée et prudente que j'avais sans cesse ou pratiquée (page 170) ou soutenue, en voilà plus qu'il ne fallait pour ébranler des résolutions prises d'ailleurs peut-être un peu ab irato et dans un moment d'humeur contre les calomnies de l'opposition.
J'acceptai le portefeuille de la Justice. M. Ch. Rogier, entraîné par des considérations analogues, prit le portefeuille de l'Intérieur. Les Finances furent provisoirement confiées à M. Duvivier. Le général Evain conserva la direction du Département de la Guerre.
Une explication respectueuse mais catégorique .avec la Couronne précéda notre acceptation. Nous fûmes autorisés a inviter les puissances garantes à procurer l'exécution du traité et notamment l'évacuation du territoire dans un délai précis et à déclarer qu'à défaut de cette exécution par elles, nous y procéderions par nos propres moyens.
Le droit de faire et d'exécuter au besoin cette déclaration solennelle fut la condition de notre entrée au pouvoir.
Voici le texte de ce document (fiat insertio) (Note de A. Freson : Il s'agit sans doute du procès-verbal de la première réunion du Conseil qui contient les conditions de la formation du nouveau cabinet. Ce procès-verbal, que je ne trouve pas dans les papiers de Lebeau, a été publié par TH. JUSTE, J. Lebeau, p. 96).
Nous étions à la veille de l'ouverture des Chambres. Il importait au cabinet nouveau, qui avait abandonné le programme sanctionné et presque imposé par la représentation nationale, de ne se présenter devant elle qu'avec des résultats qui justifiassent hautement cette déviation.
Ces résultats, on put les lui offrir. Le discours de la Couronne put annoncer que deux des grandes puissances représentées à la Conférence répondaient à la demande que nous leur avions adressée et qu'elles allaient procéder immédiatement à l'exécution du traité du 15 novembre et avant tout à l'évacuation du territoire.
Fort d'un tel succès, jusque-là réputé chimérique et dont l'annonce sous le cabinet précédent avait toujours provoqué les rires incrédules et les sarcasmes de l'opposition, le cabinet (page 171) tenait certain de trouver dans les Chambres un bon accueil de l'appui.
Malheureusement, il n'en fut point ainsi, et le Ministère avait compté sans les aveugles passions qui obscurcissaient encore le jugement d'une grande partie de la Législature.
Forcée de reconnaître la réalisation d'un fait dont la négation souvent produite devenait par l'événement une source ridicule pour l'opposition, celle-ci ne se tint pas pour battue, et, exploitant d'une part l'humeur des anciens Ministres et de leurs amis, d'autre part (Note de Lebeau : L'ancien cabinet avait bien donné, il est vrai, sa démission en masse, lors de la nomination du général Goblet au Ministère ; mais il nous a été assuré depuis que si dès le principe de la modification ministérielle, et non lorsqu'elle était déjà presque réalisée, on eût vivement pressé quelques-uns des anciens Ministres de conserver leurs portefeuilles, ils n'auraient pas été éloignés de se considérer comme libres de le faire, la retraite de M. de Muelenaere suffisant à leurs yeux pour légitimer le changement du système diplomatique) ; l'inexpérience et la timidité d'une fraction de la Chambre des représentants, toujours effrayée, frappée d'une sorte de vertige, en présence d’un grand résultat prêt à s'accomplir, l'opposition parvint à substituer à une adresse d'adhésion pure et simple, sur laquelle on devait compter, une discussion quelque peu hargneuse et procédurière ; à de la politique ouverte et franche on répondit par la plus subtile chicane.
Voici comment on raisonna : «
« L’article … (Article 21) du traité du 15 novembre prononçait une amnistie en faveur des populations qui changeaient de domination. Or, lorsque la Conférence, sur notre propre requête, somma les deux pays d'évacuer les territoires que le traité leur retranchait, nous répondîmes purement et simplement que nous étions prêts à le faire, et nous crûmes superflu de mentionner d'une manière expresse que cette évacuation se faisait sous le bénéfice de l'article...
Cette mention nous avait paru inutile puisque les (page 172) puissances, procédant à l'exécution du traité, étaient censées agir d'après l'esprit et l'ensemble de ses clauses, donc sous le bénéfice de l'article …
D'ailleurs, ou l'évacuation serait suivie de la remise immédiate des territoires dans les mains du Roi Guillaume. ou cette remise n'aurait pas lieu. Dans le premier cas, le Roi Guillaume, acceptant ces territoires, adhérait au moins à cette partie du traité et par suite à toutes les clauses qui s'y rattachaient, qui s'y liaient aussi intimement ; dans le second cas, ces territoires nous restaient, ou tout au plus passaient sous l'administration provisoire d'une des puissances garantes et alors la mention de la clause n'avait plus d'objet.
Les ministres et leurs amis eurent beau développer cet argument sous toutes ses faces, l'opposition n'en tint aucun compte. Elle entassa chicanes sur chicanes pour prouver que nous livrions ces populations pieds et poings liés « à leurs bourreaux » (style d'alors).
En réalité, ce qui désolait l'opposition, c'est que l'exécution à main armée du traité que tantôt elle avait sollicitée dans des discours, dans des adresses, que tantôt elle avait déclaré une chimère, une impossibilité, une amère déception, donnait le plus éclatant démenti a ses prophéties et une haute sanction à la politique modérée et pacifique suivie par tous les cabinets précédents et contre laquelle l'opposition avait épuisé le vocabulaire de ses déclamations. Les amendements hostiles furent toutefois repoussés. Un amendement conciliatoire et qui ne préjugeait rien, proposé par M. Dumont et accepté par le Ministère, fut rejeté par.. voix et accueilli par ... (Note de A. Freson : Rejeté par 42 voix et accueilli par 44)
Les Ministres ayant fait partie de cette faible majorité, crurent ne pouvoir conserver leurs portefeuilles et dès le jour même ils prièrent Sa Majesté de leur donner des successeurs, annonçant qu'ils continueraient néanmoins à expédier les affaires courantes et de pure administration.
(page 173) Le Roi fit successivement appeler MM. de Theux, Fallon, Muelenaere, et probablement quelques autres personnes parlementaires. M. de Muelenaere, en homme prudent, déclina, vu la gravité des circonstances, toute mission. M. de Theux fit plusieurs tentatives pour composer un cabinet. Je pense que M. Fallon essaya aussi d'arriver à ce résultat. Deux ou trois semaines furent consacrées à ces essais, qui aboutirent à une déclaration d'impuissance.
En attendant et pendant que la Belgique n'avait plus de cabinet, l'armée française poursuivait le siège de la citadelle Anvers ; la flotte anglaise continuait le blocus des ports de la Hollande, double résultat amené par la politique du cabinet que la Chambre des représentants venait de renverser.
Après l'inutilité bien constatée des essais tentés pour composer un nouveau cabinet, le Roi fit appeler les Ministres démissionnaires et leur exposa la nécessité, en présence des circonstances graves où se trouvait le pays, de mettre un terme à la vacance ministérielle. Il n'y avait rien à objecter contre une telle proposition. Les Ministres obéissaient à un devoir aussi naturel qu'impérieux en reprenant leurs portefeuilles.
Le Moniteur annonça cette résolution en peu de mots. L’impuissance de former un cabinet nouveau avait été assez notoirement constatée pour que les Ministres pussent venir se rasseoir à leurs bancs sans autre explication.
Quelques jours après leur rentrée, les braves troupes commandées par le maréchal Gérard firent capituler la citadelle d’Anvers, et dans cette même Chambre, où peu de semaines auparavant beaucoup de députés déclaraient que l'entrée de l'armée française en Belgique et la libération d'Anvers opérée par elle sans la coopération de l'armée belge flétrissaient notre drapeau et blessaient l'honneur national, on vota pour le même fait des remerciements à l'armée française, et une épée d'honneur à son illustre chef, le maréchal Gérard ! C'était à désespérer de la durée du système représentatif en (page 174) Belgique, si on n'eût pas fait une large part à l'inexpérience de nos premières assemblées délibérantes.
Le Ministère, coupable, en déjouant toutes les prévisions de l'opposition, d'avoir eu trop raison et de pouvoir montrer un grand fait accompli qui se rattachait directement à sa politique, aux « roueries de la diplomatie », comme on disait dans le style d'alors, devait rencontrer de nouvelles difficultés. En butte aux attaques de la gauche, il était faiblement défendu par la droite, qui conservait toujours un peu d'humeur pour l'avoir vu prendre la place de ses hommes de prédilection ; il parait en effet que, malgré leurs démissions données un peu à contre-cœur à la suite de celle de M. de Muelenaere, de vives instances les eussent peut-être décidés à reprendre leurs portefeuilles. Leurs successeurs, croyant que les démissions étaient toutes irrévocables, avaient eu le tort involontaire de ne faire que tardivement des propositions à l'un des anciens Ministres que la droite affectionnait le plus et à qui les sympathies de cette fraction de la Chambre devaient un jour donner une assez grande importance.
Peut-être gardait-on aussi quelque rancune de ce côté aux Ministres qui n'ayant pas voulu se séparer avaient ainsi empêché qu'un nouveau cabinet s'établît à la faveur d'une scission dans les éléments de l'ancien.
Quoi qu'il en soit de ces considérations ou de ces conjectures, les Ministres ne comptaient pas faire longtemps bon ménage avec la Chambre des représentants ; voilà pourquoi ils avaient tant insisté auprès de la Couronne pour qu'elle essayât de les remplacer.
Ces prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. Ce fut à l'occasion du budget de la Guerre. La section centrale, par l'organe de M. Brabant, ne consentit à allouer les dépenses que pour six mois. Nous nous récriâmes vivement contre cette proposition. Nous dîmes qu'elle portait atteinte à la prérogative royale et blessait la Constitution ; qu'on devait rejeter ou admettre le budget proposé par les Ministres au nom du Roi et non en voter la moitié pour ajourner l'autre moitié ; que la (page 175) Constitution voulait que le budget et non une fraction de budget fût voté chaque année ; qu'il était bien temps d'en venir là, puisque nous étions au mois de... (au mois d’avril). Nous ajoutâmes que la restriction proposée par la section centrale était injurieuse pour le Ministère et emportait une déclaration de défiance envers lui ; qu'il avait besoin pour administrer non d'une demi-confiance, mais d'une confiance complète. Vainement objectait-on qu'en votant les dépenses de la guerre pour six mois seulement, on ne voulait pas affaiblir le cabinet, mais au contraire lui venir en aide et le fortifier auprès de la Conférence de Londres en montrant combien la responsabilité ministérielle était engagée à obtenir une prompte et définitive solution de la question intérieure, soit par la négociation, soit par les armes. Les Ministres répondaient que, pour se faire écouter de la Conférence, il fallait qu'ils agissent spontanément, librement et non, comme les commis de la Chambre ; que sans doute ils devaient dans leurs rapports avec les puissances étrangères prendre en sérieuse considération le vœu de la représentation nationale, que c'était d'ailleurs leur intérêt, la loi de leur responsabilité, mais que ce vœu prenant la forme d'une injonction positive et d'un acte évident, de défiance, loin de donner de la force au cabinet, le déconsidérerait. Le Ministère faisait entre autres observer combien l'insistance de la Chambre était étrange et contrastait avec sa récente répugnance pour l'exécution territoriale du traité, puisque la Belgique étant en possession de la citadelle d'Anvers n'avait plus à attendre d'autres résultats d'une exécution plus complète du traité que l'obligation d'abandonner les parties du Luxembourg et du Limbourg cédées à la Hollande, et de payer à ce dernier État la part de la dette mise à notre charge.
La section centrale, voyant bien que la résistance du Ministère transformait sa proposition en une question de cabinet, (page 176) et paraissant peu désireuse d'en venir là, voyant bien aussi que la Chambre y était peu portée, que les uns ne voulaient que tracasser l'administration, les autres faire acte d'énergie, déclara formellement ne vouloir en aucune façon ébranler le Ministère en lui donnant une marque de défiance.
C'en était assez sans doute pour des hommes qui n’eussent été soucieux que de la conservation de leur portefeuille, mais il nous parut que laisser ainsi méconnaître la prérogative royale et le vœu de la Constitution sur le vote annuel des budgets, qu'accepter une marque officielle de défiance, qui resterait telle à l'étranger malgré les explications de la section centrale et qui dès lors discréditerait et affaiblirait l'action du Gouvernement tant au dehors qu'à l'intérieur, c'était accepter un funeste précédent. En conséquence le Ministère en masse persista à repousser la restriction et demanda que la Chambre votât sur le budget tout entier.
La majorité, croyant faire acte de patriotisme et intimider la Conférence en accueillant la restriction, se laissa entraîner et la vota.
Le Ministère prit immédiatement la résolution de ne plus reparaître devant une Chambre qui pour la seconde fois lui rendait l'administration moralement impossible. Il exprima cette résolution devant le Roi et présenta à Sa Majesté, comme seuls moyens de terminer ces embarras, un changement de cabinet ou une dissolution, émettant le vœu qu'on essayât d'abord du premier expédient.
Le Roi fit à diverses reprises des tentatives auprès des personnages parlementaires qu'on croyait le plus propres a composer un nouveau Ministère. Elles furent comme les essais précédents sans aucun résultat. Le vote de la Chambre avait été émis le ... (le 5 avril). Vers le .., (Probablement le 18 ou le 19 avril), Sa Majesté fit appeler les Ministres, leur exposa cette situation et reconnut que la dissolution devenait l'unique moyen de sortir d'embarras. Si elle (page 177) était favorable au cabinet, la marche de celui-ci cesserait d’être entravée chaque jour ; si elle lui était défavorable, il serait possible de composer une administration qui reçût l’appui d’une majorité. Il y avait d'ailleurs des raisons assez puissantes en faveur de la dissolution. La Chambre avait été élue sous l'empire de l’agitation qui avait suivi les grandes luttes du Congrès. Beaucoup de faits nouveaux s'étaient passés dans l'ordre diplomatique. Les esprits commençaient à se rasseoir de la secousse révolutionnaire. La Chambre d'ailleurs, fille du Congrès, était trop habituée à des idées d’omnipotence, et une dissolution viendrait modifier cette opinion. Il était bon d'ailleurs, quand déjà des motifs si plausibles existaient, que l'opinion ne s'habituât pas à regarder comme lettre morte une des plus importantes prérogatives de la Couronne.
Une autre raison encore, c'est que l'on était à la veille du renouvellement de la moitié de la Chambre ; il s'agissait donc uniquement de donner au pays le moyen de renouveler intégralement la Législature, au lieu de le faire partiellement. Or, si jamais le principe du renouvellement intégral a dû prévaloir, c'est lorsqu'il s'est passé dans un pays des faits qui sont de nature à modifier puissamment l'opinion publique, et certes ces faits ne manquaient point.
Le Gouvernement adopta donc la dissolution. Comme mesure préliminaire, les Chambres, qui s'étaient séparées et qui devaient se réunir le … (22 avril), furent ajournées au ... (6 mai).
Le ... (28 avril) parut l'arrêté royal qui prononçait la dissolution de la Chambre des représentants.
Les électeurs qui se réunissent aux simples chefs-lieux d'arrondissement avaient été convoqués pour le ... (23 mai).
(page 178) Les électeurs dont la réunion s'opère aux chefs-lieux d'arrondissement qui sont en même temps chefs-lieux de province, devaient s'assembler seulement huit jours après.
Cette mesure avait été prise pour conserver les moyens de réparer les pertes qu'on pourrait faire aux premières élections. Bien en prit au Ministère, car quoique cette précaution servît aussi à l'opposition, elle sauva deux Ministres sacrifiés dans les premières élections à quelques intrigues de localité, aidées d'un côté par la défection d'un commissaire d'arrondissement.
Ce fut la capitale, ou les élections ont toujours eu un caractère plus large, plus politique qu'ailleurs, qui élut le Ministre de la Justice et le Ministre des Affaires étrangères, lesquels avaient échoué, l'un à Huy, l'autre à Tournay. Les électeurs de Bruxelles se prononçaient ainsi pour le maintien du cabinet, car la non-réélection de deux de ses membres entraînait au moins la modification et probablement la retraite entière de l'administration.
Chose bizarre, qui s'est reproduite depuis, et que le progrès des mœurs politiques peut seul prévenir, c'est que ces mêmes électeurs de Bruxelles qui reportèrent à leur siège parlementaire MM. Lebeau et Goblet rendirent à l'un des membres les plus prononcés de l'opposition, M. H. de Brouckere, le mandat que venaient de lui retirer les électeurs de Ruremonde, ceux-là mêmes qui l'avaient envoyé au Congrès et à la première Législature.
M. Fleussu, membre aussi de l'opposition, succomba à Waremme et ne revint siéger à la Chambre que par son élection à Liège.
En somme, bien que le résultat des élections n'eût pas entièrement répondu à l'attente du Gouvernement, il était cependant défavorable à l'opposition et permettait de croire que la marche de l'administration en deviendrait plus facile.
On a critiqué la dissolution. Des amis mêmes du cabinet en ont contesté l'opportunité et les résultats.
A cela il y a une première réponse très facile à faire et qui (page 179) dispenserait de toute autre : c'est qu'elle était indispensable. Après deux votes hostiles, deux votes emportant défiance envers le cabinet, il n'y avait, selon nous, que l'alternative d'une retraite ou d'une dissolution. La retraite, deux fois nous l'avions tentée sincèrement, sans arrière-pensée. Deux fois elle n'avait servi qu'a constater l'impuissance de constituer un cabinet nouveau. Nous savons que, matériellement parlant, la marche de l'administration était possible ; qu'on avait accordé des crédits, et que, ceux-ci épuisés, malgré toutes les protestations anticipées, on en allouerait d'autres. Nous savons quelle part il fallait faire a la légèreté, a l'irréflexion, a l'inexpérience de la Chambre ou les principales difficultés s'étaient manifestées, et combien il était peu rationnel de traiter avec elle comme avec les Communes anglaises. Mais qu'on veuille le remarquer, déjà une première fois nous avions consenti à retirer nos démissions. Il n'eût pas fallu les donner, dira-t-on. ; il nous sera permis de dire que ce n'est pas ici simplement une affaire de raison ; c'est aussi un peu affaire de tempérament et de dignité personnelle. En tous cas, il se peut que les Ministres ne fussent pas seuls en arrière de leur éducation et que montrer plus de placidité et de résignation fût une conduite plus politique. Ne craignons pas en tout cas que cet exemple soit dangereux. Ce n'est point par l'excès de leur susceptibilité que depuis les Ministres se sont signalés soit chez nous, soit même ailleurs.
Nous pensions aussi a la valeur des précédents ; nous pensions qu'il pouvait être utile que la prérogative gouvernementale effacée devant les habitudes de prépondérance du Congrès, habitudes qu'il avait léguées a la première Législature, ne se montrât point par trop humble et commençât a se relever dans l'opinion par un acte d'autorité qui témoignât de son indépendance et de quelque énergie de résolution.
Si la dissolution peut se justifier comme indispensable, elle se justifie en outre comme utile, comme ayant atteint son but, le rétablissement de l'harmonie entre la Chambre des (page 180) représentants et le Gouvernement. Ce sont là, semble-t il, deux arguments de quelque valeur.
Des questions politiques et administratives de la plus haute importance furent agitées depuis devant la Chambre renouvelée et l'on ne vit plus se produire ce triste spectacle d'une majorité qui appuie habituellement le Ministère sauf à lui faire défaut dans de graves, dans de décisives circonstances. Des questions de cabinet furent depuis posées par l'opposition. Toujours elles furent résolues en notre faveur par d'imposantes majorités.
Nous allons en citer quelques exemples.
Un représentant, commissaire de l'arrondissement d'Alost, M. Eugène Desmet, s’était signalé par une opposition aussi systématique dans le fond que violente dans la forme. Il ne procédait guère contre les Ministres que par le reproche et l'injure. Le cabinet ne crut pas pouvoir plus longtemps laisser à ce fonctionnaire une position dont il se servait évidemment pour se faire envoyer à la Chambre et pour en faciliter l'accès à des hommes de son opinion ; il proposa sa révocation à Sa Majesté ; elle fut prononcée.
Dans le même moment des renseignements furent donnés au Ministère sur la conduite de M. Doignon, commissaire d'arrondissement à Tournai, à propos des élections auxquelles on allait procéder par suite de la dissolution. D'après ces renseignements, non seulement M. Doignon ne se montrait pas favorable aux candidatures de M. Le Hon, notre Ministre à Paris, et de M. le général Goblet, membre du cabinet, mais il ne restait pas même neutre entre les diverses opinions ; il travaillait sourdement à sa propre élection et à celle de MM. Dubus et Dumortier, ardents adversaires du cabinet.
M. Doignon, mandé à Bruxelles, donna des explications embarrassées et peu catégoriques, et confirma plutôt qu'il ne détruisit les soupçons auxquels sa conduite donnait lieu.
L'événement prouva combien ces soupçons étaient fondés. La candidature de M. Doignon devint bientôt notoire ; il fut élu avec MM. Dubus et Dumortier. MM. Le Hon et Goblet (page 181) furent éliminés. Ainsi, par l'influence d'un agent du Gouvernement, l'envoyé du Roi à Paris et le Ministre du Roi à Bruxelles perdaient leurs sièges au Parlement et le cabinet était ébranlé par la main d'un de ses subordonnés. Il aurait fallu mettre en oubli toute notion d'obéissance hiérarchique, toute idée de responsabilité et tout sentiment de dignité gouvernementale pour laisser vingt-quatre heures dans ses fonctions un agent qui en faisait un si étrange usage. Aussi M. Doignon reçut-il un arrêté de révocation presque en même temps que l'annonce de son élection à la Chambre.
M. Doignon, en se montrant depuis l'implacable adversaire du Ministère, prouva que nous l'avions bien jugé. Nous ne lui ferons pas l'injure d'attribuer à une misérable rancune la position qu'il prit à la Chambre.. Elle était due uniquement sans doute à ses opinions politiques, à la conviction que la marche et les tendances du cabinet étaient funestes au pays. Cela étant, on aurait mieux compris M. Doignon, s'il avait prévenu par une démission volontaire ce divorce devenu indispensable avec l'administration.
Dès que la Chambre nouvellement élue fut réunie, l'opposition présenta, à l'occasion de la discussion de l'adresse, un projet de blâme contre le Ministère, du chef de ces deux révocations. Plusieurs de ceux qui par la suite approuvèrent la destitution du baron de Stassart, prononcée dans des circonstances analogues à celle de la révocation de M. Doignon, se prononcèrent vivement en faveur de la motion.
Le Ministère ainsi que ses amis dédaignèrent, comme une prudence étroite le leur conseillait, de se retrancher dans le silence d'une fin de non-recevoir et de son droit. Il aborda franchement toutes les questions que soulevait la motion ; il soutint qu'il pouvait et devait éloigner un fonctionnaire politique qui se déclarait son adversaire systématique à. la Chambre et à qui sa position donnait une grande influence électorale. Cette discussion très longue, très vive, très approfondie, consacra des principes jusque-là contestés et fut en quelque sorte, avec la dissolution, le point de départ d'un (page 182) retour vers les idées d'indépendance ministérielle et de subordination gouvernementale que la réaction de 1830 avait singulièrement affaiblies.
La Chambre rejeta la motion par... voix contre...
Un autre projet de blâme fut présenté par l'opposition. Elle voulait faire censurer l'acte même de dissolution. Le terrain était bien plus facile à défendre ici que dans l'autre discussion. Aussi la motion fut-elle rejetée à la majorité de... voix contre... (Note de A. Freson : Il n'y eut pas deux propositions de blâme, comme le dit Lebeau. Il n'y en eut qu'une, celle de MM. Dubus et Fallon, rejetée par cinquante-quatre voix contre trente-sept et qui portait sur les deux questions à la fois. Voyez VAN DEN PEEREBOOM, Du Gouvernement représentatif. t. l, p. 161).
Ainsi le cabinet venait, à ses risques et périls, de faire reconnaître implicitement par la Chambre des représentants deux principes d'une haute importance : le droit de la Couronne de dissoudre le Parlement sans encourir la moindre censure, le droit de disposer de la position des fonctionnaires amovibles, comme le sentiment de la responsabilité gouvernementale le dicterait.
Il est difficile de se refuser à l'idée que cette immunité solennellement accordée au droit de dissolution et au droit de révocation n'ait pas exercé, même a leur insu, quelque influence sur la conduite de divers membres de la Chambre et n'ait pas contribué à faciliter la marche ultérieure de l'administration. Le cabinet, raffermi à l'intérieur par le vote de deux adresses favorables, put porter toute son attention sur les affaires extérieures.
La citadelle d'Anvers nous avait été remise. L'armée française avait quitté le territoire belge, emportant les félicitations de ceux-là mêmes qui avaient déclaré son entrée en Belgique et son action, sans la coopération de l'armée belge, un crime du Ministère. Le roi Guillaume, comme cela était facile à prévoir, n'avait voulu adhérer aux sommations de la Conférence (page 183) ni avant la prise de la forteresse défendue par le général Chassé, ni après la chute de cette place. Le blocus des ports néerlandais par une flotte britannique était donc, comme nous avions le droit de l'exiger, sévèrement maintenu, malgré les réclamations de la Cité de Londres, auxquelles peut-être les intrigues du roi Guillaume n'étaient pas étrangères.
Bientôt les souffrances du commerce hollandais et les plaintes de ses organes devinrent tellement vives que l'opiniâtreté même du Roi dut fléchir et des pouvoirs furent donnés à ses agents pour discuter les bases d'un armistice indéfini, proposé par le cabinet anglais. Les négociations aboutirent bientôt à un résultat et la convention du 21 mai 1833 fut signée.
Les conséquences politiques et financières de cette convention qui terminait si heureusement le programme diplomatique du Ministère furent immenses.
D'abord à une simple suspension d'armes que le roi Guillaume pouvait à chaque instant dénoncer, qui tenait tous les esprits, toutes les affaires en suspens chez nous, succédait un traité solennel entre la Hollande et les cinq cours, traité dont la durée était indéfinie. On pouvait en parler ainsi, puisqu'il ne devait avoir d'autre terme qu'un arrangement amiable à intervenir entre les deux parties.
Aussi la sécurité revint-elle aussitôt dans tous les esprits. On sait quelle recrudescence se manifesta dans nos relations commerciales ; on sait quels développements se manifestèrent dans l'industrie ; on donna même à la production un essor imprudent, aveugle, qui contribua puissamment à amener cette crise fatale dont le pays souffre encore aujourd'hui (Note de A. Freson : Lebeau écrivait entre les années 1841 et 1845).
La convention du 21 mai, en même temps qu'elle nous affranchissait de l'obligation de payer notre part dans la dette (page 184) commune de l'ancien royaume des Pays-Bas, nous laissait l'espoir d'être autorisés à refuser plus tard les échéances arriérées.
En même temps il nous fut permis de réduire le budget de la Guerre de l'exercice courant.
On a quelquefois demandé s'il n'eût pas été préférable de se refuser à toute convention provisoire et de demander le maintien des mesures coercitives, dans le dessein d'obtenir un traité final et la reconnaissance du roi Guillaume. Est-il bien sûr d'abord que l'Angleterre, assaillie par les réclamations de la Cité et par celles des cours du Nord eût fait droit il nos instances ? N'y aurait-il pas eu en outre quelque chose d'inhumain à repousser les populations des territoires cédés, lorsqu'on offrait, sans dommage pour la Belgique, de les lui laisser indéfiniment ? N'était-il pas d'une politique prévoyante de se réserver tous les bénéfices des éventualités de l'avenir : un changement de règne en Hollande, un revirement d'opinion, une situation financière dans le royaume des Pays-Bas telle qu'elle nous permît de faire avec succès des offres d'argent contre la cession de tout ou partie des territoires contestés ?
En conservant ces populations pendant une longue période d'années, ne pourrait-on pas invoquer un jour le fait de la possession, cette sorte de prescription qui a toujours exercé une si grande influence dans les transactions diplomatiques ?
Ensuite, si nous utilisions bien le temps pendant lequel durerait cette convention à terme indéfini, ne pourrions-nous pas vaincre peu à peu les préventions qui nous avaient fait refuser ces territoires ? Quel intérêt conserveraient les puissances du Nord et l'Angleterre à nous les retirer, à opérer un déchirement cruel, impolitique en ce qu'il blessait notre patriotisme, notre honneur, et portait ainsi au sentiment national une profonde atteinte, si nous parvenions à leur prouver que la garde de ces territoires serait aussi bien confiée à la Belgique qu'a la Hollande et à la Confédération germanique ?
(page 185) Les raisons d'État eussent-elles milité toutes en faveur de l’exécution immédiate et complète du traité du 15 novembre, les raisons d'humanité, les devoirs imposés par une fraternité politique étaient d'une nature si puissante qu'il ne pouvait venir a l'esprit d'aucun Ministère de repousser le sursis accordé a l'exécution d'une condamnation cruelle, d'une douloureuse séparation. Ce fut ainsi qu'en jugèrent le pays et les Chambres. Nulle part il ne s'éleva de critique contre la convention du 21 mai. La majorité et l'opposition furent d'accord pour l'approuver.
Pour mettre à exécution la convention du 21 mai, le Gouvernement belge dut régler, de commun accord avec le Gouvernement néerlandais, les communications de celui-ci avec la ville de Maestricht et le passage des troupes qui se rendaient dans cette place et qui en sortaient. Il fallut aussi déterminer dans quelle proportion on pourrait y introduire des armes, vivres et munitions. La nécessité pour les Pays-Bas d'emprunter a cet effet le territoire resté provisoirement dans notre possession rendait cet arrangement indispensable.
La convention de Zonhoven, qui réglait ces différents points, servit de texte à l'opposition pour prendre une sorte de revanche de la convention du 21 mai contre laquelle elle n'avait osé rien dire et que plusieurs de ses membres avaient même louée. La Chambre ne s'arrêta pas longtemps à cette boutade de mauvaise humeur et poursuivit avec plus de calme et plus de suite que jamais l'expédition des affaires. Des lois utiles, destinées à lever les obstacles qui s'opposaient à l'entretien régulier des indigents et des enfants trouvés, furent votées. On aborda la discussion de la loi d'organisation provinciale. La loi d'organisation communale fut présentée. En même temps, le Ministère soumettait aux Chambres un projet de loi destiné à régler toutes les parties de l'enseignement public. Ce projet avait été rédigé par une commission ou les deux opinions, qui s'étaient jusque-la cependant assez faiblement dessinées, avaient leurs représentants. On y voyait (page 186) figurer d'une part MM. Devaux, Ernst, de l'autre. MM. de Gerlache, de Theux, etc.
Une loi réglant les formalités à suivre pour l'extradition des étrangers accusés de crime dans leur pays fut également votée. On avait été amené à présenter cette loi par une circonstance dont on peut lire les détails dans l'Essai sur la Révolution de M. Nothomb. M. Lebeau, Ministre de la Justice, avait pensé que la législation existante ne s'opposait nullement à l'extradition et avait cru pouvoir livrer au Gouvernement français un banqueroutier réfugié en Belgique et nanti de valeurs considérables soustraites à ses créanciers. Un membre de l'opposition, M. Gendebien, avait vu dans ce fait une violation des lois et de la Constitution même et avait en conséquence déposé une proposition d'accusation contre le Ministre. Après une défense éloquente de M. Nothomb, la Chambre avait rejeté à une immense majorité la prise en considération de cette proposition. Cependant, pour lever tous les doutes sur la suffisance de la législation, une loi nouvelle avait paru nécessaire.
(Affaire des troubles de Gand, affaire des pillages, à traiter avec développement). (Note d’A. Freson : Les causes de la chute du cabinet se trouvent dans la quatrième partie).