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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (1824-1841)
LEBEAU Joseph - 1883

J. LEBEAU. Souvenirs personnels (1824-1841) et correspondance diplomatique

(Paru à Bruxelles, en 1883, chez Office de Publicité)

Introduction

(page 99) J'ai toujours pensé que l'impression de nos mémoires ne peut en général se justifier qu'en se rattachant à des événements dignes d'occuper l'attention publique.

Mêlé aux faits qui ont précédé, accompagné et suivi la Révolution de 1830, témoin et souvent acteur, je trouve dans cette circonstance surtout le droit de parler de moi au public.

C'est plus qu'un droit, c'est un devoir pour quiconque se trouve en position de fournir quelques matériaux à l'histoire de son pays, de ne pas les lui dérober. [Si de ce point de vue élevé je descends parfois dans le cours de ce récit à la défense de mes paroles et de mes actes, je croirai remplir encore un devoir: envers mon pays en prouvant que l'homme qui a quelquefois parlé et agi en son nom a justifié, par ses intentions du moins, la confiance qu'on lui avait accordée; envers (page 100) ma famille à qui je dois laisser un nom qu'elle puisse porter partout le front levé. (Tous les passages des Mémoires en italique et entre crochets ont été effacés sur une copie du manuscrit original par Lebeau lui-même, lors d’une relecture postérieure)]

J'espère ne pas tomber dans un écueil qui attend d'ordinaire les hommes qui parlent d'eux au public: c'est de se placer trop souvent sur le premier plan et de reléguer au second rang les événements qui les ont fait sortir de l'obscurité. C'est du moins mon dessein ; [c'est bien sincèrement que je forme à cet égard le vœu d'échapper au, piège que pourra me tendre l'amour-propre].

Première partie

1. L’absence de vocation pour la "carrière"

Né à Huy le 3 janvier 1794, je fis mes études de droit à l' l'Université de Liège, où j'obtins le grade de docteur.

J'exerçai la profession d'avocat à Huy d'abord, puis à Liége, où mes débuts furent assez heureux surtout dans la plaidoirie criminelle. Toutefois, en aspirant au barreau et éventuellement à un siége judiciaire, j'avais fait acte de raison et de nécessité plutôt que de vocation. J'avais obéi au vœu de ma famille, aux conseils de mes amis soigneux de mon avenir bien plus qu'à mes sympathies. Déjà sur les bancs de l'Université j'écoutais avec distraction la parole du professeur, et, la leçon terminée, je courais au cabinet de lecture où je lisais avec avidité les débats de nos États généraux et des Chambres françaises. C'était à l'époque du Ministère Villèle et l'on sait quels étaient alors la vivacité et l'intérêt tout dramatique des discussions parlementaires en France. Il résultait de là que je connaissais très bien ce qu'on nommait centre gauche, centre droit, extrême gauche, extrême droite, doctrinaire, bonapartiste, jésuite, et très mal ce que c'était qu'obligation, servitude, succession, régime dotal, antichrèse; que je savais par cœur des fragments des discours de MM. Royer-Collard, Benjamin Constant, Foy, Manuel, et que j'avais à peine feuilleté les savantes dissertations de MM. Merlin, Toullier, Carré, Proudhon, etc., et qu'à mon examen de docteur je fus avec raison ajourné à trois (page 101) mois. Je reconnais volontiers que mes professeurs, dont je n'avais jamais reçu que des témoignages de bienveillance, firent en cela bonne justice.

Cette répugnance pour l'étude du droit civil et spécialement pour la procédure, était-ce paresse d'esprit, incapacité, ou seulement l'effet d'une sympathie trop exclusive pour les matières politiques et les questions de gouvernement? Y a-t-il dans les deux ordres d'étude une sorte d'incompatibilité?

Amour-propre à part, je crois que c'est à la dernière hypothèse qu'il faut s'arrêter; je crois que l'incompatibilité existe à beaucoup d'égards et n'admet que d'assez rares exceptions.

Il me convient moins qu'à personne de jeter le moindre discrédit sur la profession d'avocat ou de juge, mais il me sera permis de dire qu'elle engendre assez souvent pour le caractère et pour l'esprit des habitudes peu propres à une appréciation toujours saine et pratique des affaires du gouvernement; je pourrais en citer des exemples: rappeler des noms éminents au barreau et qui n'ont joué qu'un rôle secondaire dans l'arène politique.

De cela, je crois, plusieurs causes peuvent être indiquées:

[l'étude presque exclusive des textes, des commentaires et des arrêts, et une argumentation qui y puise à peu près toujours le point de départ et le terme de ses déductions: de là, une disposition naturelle à pousser jusqu'à l'extrême les conséquences d'une prémisse, et à devenir logicien trop absolu; une propension naturelle à voir surtout dans une affaire les points favorables à celle des deux parties que le hasard vous envoie la première, à. se dissimuler les côtés faibles de la question. C'est à ce point qu'il est admis et que j'ai entendu souvent proclamer par des praticiens honorables et instruits qu'il n'y a presque pas à vrai dire de mauvaises causes, mais qu'il y a seulement de mauvais avocats.

Ajoutez-y souvent le manque de convictions purement théoriques, indépendantes de toute application, et qui servent de fil conducteur.

Les jalons de l'avocat sont en général les pièces de son (page 102) dossier; il ne crée pas, n'invente pas; il expose et développe un thème imposé. L'homme politique, au contraire, doit trouver la règle de sa conduite dans ses principes, dans le dévouement réfléchi qu'il leur a voué. Dossier et plaidoirie, il doit tout tirer de son propre fond. Ses opinions sont sa règle, sa religion; elles ne maîtrisent pas seulement son esprit, elles constituent son caractère propre, son individualité. Or, l'étude des textes n'occupe que secondairement l'homme politique.

Tout le monde sait que dans le maniement des affaires publiques, ce qui doit être examiné, ce sont les circonstances, les mœurs, les besoins, et jusqu'aux préjugés des populations.

Si ce qui est juste et bon n'est pas compris, il faut ajourner l'exécution des meilleures idées et y préparer les esprits. Sans cela, avec le droit et la raison pour soi, on risque de faire beaucoup de mal et d'être complètement méconnu.

Il faut donc examiner une mesure de gouvernement, non toujours d'après sa valeur absolue et intrinsèque, mais d'après sa bonté relative, c'est-à-dire d'après son opportunité: examen froid, large, réfléchi, qui balance d'une manière impartiale les avantages et les inconvénients, et ne se décide qu'avec la certitude que ceux-la l'emportent sur ceux-ci.

Il faut, en outre, par de fortes études historiques, s'être formé une conviction puissante, désintéressée, une sorte de religion, qui serve de point d'appui et de régulateur dans les actes de la vie publique. Il faut professer ses principes avec une confiance assez puissante pour que la moindre controverse ne vienne point vous rejeter dans le doute et la perplexité, avec assez de vivacité pour ne pas reculer devant des résistances partielles.]

J'avais le dessein d'exposer plus longuement ces idées, lorsqu'il m'est tombé sous la main un livre dans lequel ce qu'il y a parfois de faux ne doit pas m'empêcher de reconnaître un remarquable talent d'observation, parfois une grande verve de style, et où l'on trouve au milieu de quelques (page 103) exagérations, une appréciation très spirituelle de l'incompatibilité que j'ai signalée.

« Les juristes décident par le droit civil ce qui est de droit politique; ils trouveront des nullités dans les mesures les plus salutaires et les plus urgentes de gouvernement, si elles ne sont pas dressées et formulées selon toutes les règles de la procédure. Si absurde, si incompréhensible, si barbare que soit une peine, ils seront d'avis qu'il faut l'appliquer dans toute sa rigueur, dès que la peine existe, fût-ce le pal ou la torture; ils sont esclaves plutôt que sujets de la loi et du pouvoir; ils s'inclinent jusqu'à terre devant l’empire des textes. Pour eux, ce qui est écrit est écrit, et ce qui est écrit demeure; ils tireront par une subtile interprétation des mots leur compétence de leur incompétence même; ils découvriront un sens caché où il n'y a qu'un sens patent, des incompatibilités où il n'y a que des concordances et des parités où il n'y a que des antinomies; ils vous diront que la Charte de 1830 qui veut la liberté de la presse s'accorde avec les lois de la Restauration qui voulaient la censure, et ils vous le prouveront par d'excellentes raisons puisées dans la loi du décemvir Appius. Ne les pressez pas trop de questions si vous ne voulez qu'ils vous démontrent péremptoirement que le code grec de Théodose justifie la révolution de juillet. Esprits secs, arides et faux qui se courbent sur la lettre morte, de peur de s'élever à l'intelligence; qui ne savent pas écouter cette voix qui crie du fond de la conscience, et qui sacrifient le fond à la forme, la législation a la procédure et l'humanité à un axiome. »

« (…) Les avocats parlent pour qui veut, tant qu'on veut, sur ce qu'on veut; ils ont l'ouïe fine et toujours au vent, et si vous les interrompez, au lieu de les embarrasser, vous ne faites que leur donner la réplique; l'habitude de plaider alternativement le pour et le contre, le non vrai et le vrai (page 104) fausse leur judiciaire. Apres avoir pris au corps un ministre, ils le terrassent, le battent, le piétinent; et puis quand ils repassent devant le banc de cet homme tout meurtri de sa chute et de leurs coups, vous les voyez hocher la tête d'un air riant, lui tendant la main, et les voila qui sont ensemble les meilleurs amis du monde! Ces façons d'agir ne laissent pas que d'étonner fort les provinciaux, juchés sur les hautes banquettes des tribunes, qui se demandent entre eux comment on peut relever de si bonne grâce un ministre qu'on vient de traîner dans la boue, et si ce n'est pas la jouer tout a fait la comédie.

» Les grands orateurs, semblables aux aigles qui planent dans l'air, se tiennent dans la haute région des principes, mais le vulgaire des avocats rasent la terre, comme l'hirondelle, font mille crochets, passent et repassent sans cesse devant vous et vous étourdissent du bruit de leurs ailes.

« Les avocats sont chaleureux de langue et froids de cœur, têtus, pointilleux et grands enfileurs de paroles.

« (…) On dit que M. Sauzet n'a pas de principes. Mais quel est donc, je vous prie, l'avocat plaidant qui ait des principes? Quand on a, pendant vingt ans de sa vie, travaillé dans le vrai et dans le faux, et qu'on n'a été occupé qu'a recoudre le mieux qu'on pouvait les trous des manteaux des plaideurs par ou s'échappaient leur fraude et leur malice, il est difficile, il est impossible qu'on ait bien de la fixité dans les principes.

« (…) Voulez-vous savoir a quoi se réduit le libre arbitre des avocats plaidants? Pierre fait un procès à Paul; Pierre prend un cabriolet a la course, et il descend chez le fameux avocat, qui lui dit: Votre affaire est la meilleure. Paul, qui n'a pris son cabriolet qu'à l'heure, monte dix minutes après chez le fameux avocat, qui lui dit: Votre affaire valait mieux que (page 105) celle de Pierre; mais que voulez~vous que je fasse? il m'est arrivé avant vous.

« Je ne dis pas certes que l'avocat plaidant soit l'homme du premier venu toujours, mais presque toujours. »

« (…) Les avocats plaidants ont dans l'une des poches de leur sac les raisons pour, et dans l'autre poche les raisons contre; ils ne savent trop comment se décider, et ils ne sont jamais bien sûrs d'eux-mêmes. »

« (…) Un Gouvernement d'avocats plaidants serait un Gouvernement sans convictions, sans idées, sans principes et sans action » (Etudes sur les orateurs parlementaires, par TIMON (Cormentin).

Il y a, je l'ai dit, des exagérations dans ce jugement; l'exactitude y est parfois sacrifiée à la recherche d'un effet de style; mais j'en tiens le fond pour assez vrai. Est-ce à dire qu'il faut fermer les portes du palais législatif aux juristes? Certainement non. Toutes les spécialités sont utiles et s'il s'agit d'apporter des réformes à la législation civile ou criminelle, à la procédure, les magistrats et les avocats exerceront alors comme hommes d'étude et de pratique une excellente influence. Mais si chaque spécialité a son mérite, elle a aussi ses défauts. Elle a une tendance très prononcée à juger les questions les plus étrangères à ses méditations d'après son point de vue habituel. Une Chambre composée en majorité d'artistes, de professeurs ou de militaires pécherait à peu prés de la même manière qu'une Chambre composée presque exclusivement d'avocats.

Toutefois ceux-ci, ayant en général une grande facilité de parole et le goût des discussions, sont plus que tous autres (page 106) enclins a se jeter dans la mêlée sans une étude assez approfondie des éléments du débat.

(Note de A. FRESON : Les pages qui précèdent sont supprimées dans la copie et remplacées par ce qui suit :

La publication de mémoires personnels ne peut, en général, se justifier, s'ils ne se rattachent à des événements dignes d'occuper l'attention publique. Mêlé aux faits qui ont précédé, accompagné et suivi notre Révolution de 1830, c'est pour moi plus qu'un droit, c'est un devoir de parler de mes actes au public.

Quiconque d'ailleurs se croit en position de fournir des matériaux qui peuvent servir à l'histoire de son pays, ne doit pas les lui dérober.

J'espère toutefois échapper à un écueil où se heurtent souvent les hommes qui parlent d'eux au public: c'est de placer leurs propres actes au premier plan et de reléguer au second les événements qui seuls ont fait sortir ces hommes de l'obscurité. Fin de la note).

2. Le Mathieu Laensberg

Porté par un goût très vif vers l'étude des questions gouvernementales, j'abandonnai au commencement de 1824 l'exercice de la profession d'avocat pour devenir écrivain politique. MM. Paul Devaux, Charles et Firmin Rogier, Van Hulst et moi, nous fondâmes le journal le Mathieu Laensberg, qui parut à Liège le 1er avril 1824. Quelques mois après, M. Lignac, depuis directeur de la régie du chemin de fer de l'État, entra dans cette association comme rédacteur et éditeur. J'ose le dire, jamais hommes entrés jeunes dans la carrière politique n'y apportèrent des intentions plus pures, des vues plus désintéressées, un amour plus ardent du bien, du vrai et du progrès.

Parlerai-je de patriotisme, de nationalité? Hélas! les habitants des provinces méridionales du royaume des Pays-Bas ne pouvaient connaître encore ce sentiment que possèdent à un si haut degré l'Anglais, le Français, le Hollandais! Les hommes de notre âge étaient nés a l'époque de la république ou de l'empire. La violence et la conquête avaient réuni a la France les Pays-Bas et l'ancienne principauté de Liège, Cette réunion, trop courte d'ailleurs pour opérer cette assimilation (page 107) qui a rendu l'Alsace aussi française que l'Ile-de-France, ne laissa guère en Belgique que le souvenir de l'exploitation du pays par une colonie de fonctionnaires étrangers et méprisants, la haine de la conscription, des droits réunis, du despotisme impérial et de l'oppression du chef de l'Église (Note de A. FRESON : La fin de cette phrase est modifiée comme suit dans la copie: « ... du despotisme napoléonien, des boucheries stériles de l'empire et de l'oppression du chef de l'Église, si vivement ressentie par une population sincèrement catholique).

Il nous restait pour compensation une part dans la gloire militaire, faible dédommagement pour de jeunes esprits, à une époque où les idées de liberté, proclamées en 1789 et comprimées par le bras de fer de Napoléon, reprenaient partout un puissant essor. Les habitants des anciens Pays-Bas autrichiens et de l'ancienne principauté de Liège restèrent donc, si l'on en excepte quelques localités industrielles, commerciales, spectateurs indifférents du démembrement de l'empire, de la formation du nouveau royaume et de l'avènement au trône néerlandais d'une maison à laquelle nul souvenir historique ne les rattachait.

Le patriotisme belge, surtout dans le pays de Liège, est fils de la Révolution de 1830. L'étude de nos anciennes annales aidera sans doute à le fortifier; mais c'est au Gouvernement inauguré le 21 juillet 1831, c'est aux institutions qu'il a consacrées, à la sagesse des grands pouvoirs qui savent d'une main intelligente et ferme assurer l'alliance de l'ordre et du progrès, à une protection éclairée de l'instruction publique, des arts, de l'industrie, du commerce et de l'agriculture, au respect des droits de tous, au développement, enfin, de toutes les sources de richesse morale et matérielle, et surtout au temps, qu'il appartient de vivifier dans les cœurs belges le sentiment de la patrie autant que le permet la tendance cosmopolite de la civilisation moderne. A défaut de ce sentiment, un sentiment non moins noble animait et dirigeait notre plume: l'amour de la liberté, mêlé de quelques (page 108) illusions, sans doute, comme tout premier amour, mais sincère et profond. En 1824, l'attention publique était loin encore de se porter avec quelque ardeur vers la discussion des intérêts nationaux; les colonnes de nos journaux étaient presque entièrement absorbées par les débats des Chambres françaises.

Les efforts louables de MM. Van Meenen, d'Elhoungne et de Doncker dans l'Observateur; de M. de Foere dans le Spectateur, n'avaient pas été suffisamment soutenus par l'opinion, et ces recueils avaient cessé de paraître.

Les conventionnels français réfugies à Bruxelles et qui s'étaient emparés de la plupart des journaux de la capitale, n'entretenaient guère le public que des affaires de leur pays. L'invasion du parti prêtre et des émigrés dans le gouvernement des Bourbons servait merveilleusement celui des Pays-Bas, en détournant vers un pouvoir étranger les regards et la colère d'une génération philosophique (Note de A. Freson : Le mot philosophique est remplacé dans la copie par le mot anticlérical). Il est juste d'ailleurs de convenir qu'à cette époque la plupart des griefs reprochés à l'ancien Gouvernement et qui ont excité un si vif mécontentement en Belgique n'existaient pas encore. On savait gré au pouvoir de la fondation des universités, des encouragements donnés à l'instruction moyenne et primaire, à l'industrie, au commerce. L'asile accordé aux réfugiés français mis en regard des proscriptions de la Restauration; ici la liberté de la presse, en France la censure, tout cela faisait un peu oublier que notre réunion à la Hollande était le fruit de la conquête, que la loi fondamentale avait été plutôt escamotée par le pouvoir qu'acceptée parla nation, qu'on s'essayait à remplacer la langue française par l'usage du hollandais qu'on affectait d'appeler la langue nationale; on oubliait aussi que la magistrature restait amovible et que le Gouvernement pouvait invoquer auprès d'elle un arrêté-loi qui permettait de punir, sans jury, un délit de presse, d'une amende de 100 à 10,000 francs, d'un emprisonnement (page 109) à six ans, de six heures de pilori et de la marque! Tant le pouvoir n'inspire pas de défiance, on s'inquiète assez des mauvaises lois dont il peut disposer; quand, au contraire, après avoir alarmé, exaspéré les esprits, il vient à succomber, on fait expier au pouvoir nouveau, en le limitant outre mesure, en lui mettant, pour ainsi dire, des menottes, les méfaits de son devancier. L'action et la réaction sont la loi du monde politique comme du monde matériel.

Le Mathieu Laensberg suivit d'abord le torrent, ouvrit ses colonnes aux discussions si animées de la Chambre des députés de France et publia contre les ultras et les jésuites quelques articles empreints d'une certaine déclamation juvénile. Le nouveau journal se montra même assez bienveillant envers le Gouvernement des Pays-Bas pour éveiller des susceptibilités et pour inspirer quelques soupçons sur la parfaite indépendance de ses rédacteurs. Nous ne tardâmes pas toutefois à reconnaître que nous faisions fausse route en comptant trop sur les bonnes intentions du pouvoir. Nous, reçûmes à cet égard un premier avis par la maladroite poursuite dirigée contre le Courrier des Pays-Bas en exécution de l'arrêté-loi de 1815. Toutefois on verra à cette occasion combien il y avait encore dans la presse de modération, de bienveillance même envers le pouvoir. Dans un article que nous publiâmes le 30 juin 1824 sur le procès du Courrier, voici ce que nous disions:

« Sans doute l'on conçoit qu'au milieu des bouleversements politiques de 1814 et de 1815, des pouvoirs nouveaux qui s'établissaient sur un terrain nouveau aient cru avoir besoin d'une grande force pour se consolider et pour se mettre à l'abri de toute inquiétude; on peut s'expliquer encore que trois années plus tard, lorsque l'arrêté de 1815 fut révisé par le pouvoir législatif et abrogé dans une partie de ses dispositions, on ait cru prudent de ne pas débarrasser brusquement la presse de toutes ses entraves; mais aujourd'hui que dix années de calme, à côté de toutes les agitations de l'Europe, attestent quel est en Belgique le (page 110) peu d'exagération des opinions politiques et quels sont dans ce pays les rapports paisibles de la nation avec le pouvoir, aujourd'hui qu'on a reconnu quels sont les mécontentements qu'une phrase exaltée, une expression trop vive peut faire naître, n'est-on pas fondé à demander que l'exercice d'un droit librement consacré dans la loi fondamentale ne soit plus menacé par l'application d'une loi qui répugne a nos mœurs et au temps où nous vivons? »

Malgré notre cri d'alarme ce procès passa presque inaperçu; le pays sommeillait encore, nul symptôme un peu marquant d'esprit public n'apparaissait: Le caractère de nos débats parlementaires contribua a prolonger cet engourdissement. Concentrés presque exclusivement dans la discussion des lois d'impôt et des nouveaux codes, à peine excitaient-ils l'attention de quelques hommes spéciaux. Les masses, qui depuis s'émurent si vivement des lois de mouture et d'abatage, restaient encore étrangères a ce que faisaient les États généraux. Cette situation morale du pays, nous la déplorions dans les termes suivants :

« Le mal inévitable de ces lois financières, les seules, pour ainsi dire, qui occupent nos sessions parlementaires, est de n'avoir point un intérêt direct pour la jeunesse; elles ne frappent que les pères de famille qui murmurent lorsqu'ils paient et qui se taisent lorsqu'ils ont payé.

« A côté de ces lois sans cesse renaissantes et qui remuent l'esprit d'égoïsme plus que l'esprit de liberté, on élève l'échafaudage immense d'un code civil qui sera bientôt suivi de quatre autres codes. Outre que ce travail n'aura pas la gloire d'une création, il s'exécute dans un temps où nos besoins ne sont pas fixés, parce que nos institutions politiques ne le sont pas; il distrait nos législateurs d'autres travaux plus urgents et retarde l'accomplissement de notre organisation judiciaire. Quel intérêt la jeunesse prend-elle à cette œuvre législative? Quelle part pourrait-elle y prendre? Aucune, et d'ailleurs, ce n'est pas ce dont elle a besoin dans notre position présente. C'est la liberté qu'elle (page 111) devrait apprendre, et nos États généraux ne lui en fournissent ni l'occasion, ni la matière. » (Numéro du 3 septembre 1824 (Note de Lebeau)) .

Nous fûmes des premiers à appeler aussi l'attention sur un fait extrêmement grave et qui a plus que tout autre peut-être contribué à créer l'opposition si vive des dernières années du royaume des Pays-Bas. Je veux parler de l'intervention directe du roi dans tous les actes de gouvernement et d'administration, et de la négation patente de la responsabilité ministérielle,. négation qui, selon nous, frappait au cœur le système représentatif tout entier.

Voici ce qu'écrivait à ce sujet mon honorable ami, M. Devaux. Je reproduirai cet article presque en entier, parce qu'à propos de la responsabilité ministérielle, il contient sur les formes de gouvernement des idées qui nous séparent profondément, mes amis et moi, de l'école dite démocratique: « Le nom du monarque intervient en Belgique dans toutes les discussions d'intérêt général; tous les fonctionnaires, depuis le plus haut jusqu’au plus bas degré de l'échelle administrative, parlent au nom du Roi, comme sous l'empire ils parlaient au nom de celui qui seul alors était tout-puissant. Ils n'ont pas fait un pas depuis cette époque. Chez nos voisins les journaux royalistes eux-mêmes ont dû renoncer à cette vieille habitude; ils savent aujourd'hui qu'il leur est impossible, pour nous servir de l'expression du général Foy, de couvrir du manteau royal les guenilles ministérielles. »

Après avoir établi dans un intérêt de liberté la nécessité de la responsabilité ministérielle, l'écrivain, dans un intérêt de pouvoir et contre l'opinion de ceux qui rejettent toute fiction, soutient non moins vivement la maxime anglaise: « Le roi ne peut mal faire », en d'autres termes, l'inviolabilité royale: « Quelle était, dit-il, et quelle est encore la question politique en Europe? Obtenir la liberté avec les mœurs actuelles. La monarchie représentative constitutionnelle (page 112) est la seule réponse possible à cette question. Or, point de monarchie représentative sans la distinction de la couronne inviolable et d'une administration responsable. L'erreur, et dans quelques pays elle est encore très répandue, l'erreur vient de ce que le grand objet des nations n'est pas, comme on le croit, la liberté ou l'égalité des droits dans la forme du gouvernement, mais dans ses résultats. C'est ce qu'on ne savait pas en 89, c'est ce qu'ignorent encore aujourd'hui tous ceux qui ont foi aux républiques de l'antiquité. A Athènes, à Sparte, à Rome, on voulait l'égalité des droits dans les formes de l'administration et l'on obtenait presque toujours l'oppression et l'injustice dans les résultats. On ne demandait pas avant tout que les jugements fussent justes pour tous, mais qu'ils fussent rendus par tous. Pour eux l'injustice, si elle était sanctionnée par le peuple, était encore de la liberté » (Mathieu Laensberg, 10 octobre 1824).

Une vive polémique ne tarda pas à s'engager entre les organes du Gouvernement et notre journal sur cette grave question de la responsabilité ministérielle. Toutes ces controverses n'ont plus aujourd'hui qu'un intérêt historique; si on les rappelle ici, c'est parce qu'elles dessinent les premiers symptômes de l'opposition au Gouvernement des Pays-Bas; c'est qu'elles reproduisent en outre la physionomie de la presse à cette époque, son respect de toutes les convenances, sa modération dans la lutte, sa foi profonde dans les doctrines, sa constance à les défendre; c'est qu'elles expliquent l'influence alors toujours croissante des journaux sur le pays, l'estime et la sympathie dont il environnait les écrivains politiques.

Pour en finir avec ces réminiscences de jeunesse, sur lesquelles j'ai peur de trop insister, je citerai encore deux fragments d'un article publié le 24 novembre 1824 dans le même journal: il achèvera de prouver comment, bien jeunes encore, nous entendions déjà les droits du pouvoir dans les luttes de (page 113) la presse et comment l’opposition naissante parlait du chef l'État: « Le journal ministériel (Le Journal de Bruxelles. (Note de Lebeau.)) (et ici nous n'attachons aucune idée de blâme à cette expression; puisque toutes les opinions sincères ont droit à avoir leurs organes, il est juste que le Ministère ait le sien) a très bien vu que la question de savoir si le discours du Trône doit être considéré comme l'ouvrage du ministère dépendait de celle de la responsabilité des ministres. Cette responsabilité existe-t-elle chez nous? »

Suit une série d'arguments tendant à prouver l'affirmative et à établir que la doctrine contraire mène droit au despotisme; l'écrivain termine ainsi: « Non, non, disons-le avec confiance et la Constitution à la main, ce n'est pas là le sort des Pays-Bas; de tels principes doivent être refoulés au delà des Dardanelles; elle a d'autres droits, une autre prospérité, une autre gloire à réclamer la nation gouvernée par le prince magnanime qui disait aux notables d'Amsterdam: " Je déclare, que je n'accepte la souveraineté que sous la condition expresse qu'une loi fondamentale garantisse suffisamment la liberté des personnes, la sûreté des propriétés, en un mot tous les droits civils qui caractérisent un peuple réellement libre."

Vers l'époque où nous écrivions ces lignes, nous commencions à réclamer l'organisation définitive des tribunaux et leur inamovibilité, bien qu'en général la modération du pouvoir et l'indépendance dont nos magistrats en général faisaient encore souvent preuve, rendissent l'opinion assez indifférente à cette grave question. Non content de contribuer avec mes amis dans le Mathieu Laensberg, devenu quelques années après sa création: le Politique, à stimuler, à échauffer l'esprit public, je résolus de réimprimer quelques ouvrages français dont la diffusion me paraissait devoir aider à atteindre ce but. La librairie que nous avions annexée à l'entreprise de notre feuille publia le substantiel volume écrit (page 114) par M. Daunou sous le titre de « Garanties individuelles », petit bréviaire politique offrant alors aux lecteurs belges une sorte de primeur. Bientôt suivit une réimpression de « l'Histoire de la Révolution française » par M. Thiers, le seul livre alors où, sans tomber dans les écarts des panégyristes ardents et aveugles de tous les excès de ce terrible drame, on en faisait ressortir la grandeur, l'esprit providentiel, les immenses bienfaits. Plus tard il sortit des mêmes presses plusieurs éditions de la loi fondamentale et des nombreux arrêtés et règlements sur le triple système des élections nationales, provinciales et communales, système compliqué, presque inconnu alors, chose étrange, de la généralité des populations belges. On s'était borné à distribuer ces documents aux membres des assemblées ou administrations qu'ils concernaient; je crois même qu'on leur avait recommandé de ne leur donner aucune publicité et de les réserver pour leur usage personnel.

Dans le même moment mon ami et collaborateur M. Ch. Rogier publiait, sous le titre de « Manuel de l'électeur des campagnes », un petit résumé méthodique et clair des droits et des devoirs de cette fraction du pays légal (Note de A. Freson : Le passage suivant a été ajouté dans la copie: Plus tard et alors que la popularité du Gouvernement était gravement entamée, je publiai un travail sur le Pouvoir royal, où, tout en combattant les doctrines du pouvoir sur les attributions de la royauté, je proclamais la responsabilité ministérielle comme la condition de l'irresponsabilité royale. Cet opuscule eut l'honneur d'être loué au sein de la représentation nationale par M. de Gerlache, l'un des plus éminents chefs de l'opposition, si on peut se servir déjà de ce mot pour caractériser l'attitude si calme de nos représentants d'alors).

Inutile de dire que ces publications n'avaient aucun caractère mercantile, ainsi que l'attestait d'ailleurs l'extrême modicité de leur prix. Nous ne voulions que contribuer à faire mieux comprendre à nos concitoyens l'importance de leurs droits et de leurs devoirs politiques.