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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (1824-1841)
LEBEAU Joseph - 1883

J. LEBEAU. Souvenirs personnels (1824-1841) et correspondance diplomatique. Deuxième partie

(Paru à Bruxelles, en 1883, chez Office de Publicité)

Deuxième partie

1. A la recherche d’un roi indigène

(page 117) Plusieurs membres du Congrès et une partie de la presse s'étaient prononcés à diverses reprises en faveur d'un prince indigène. L'idée de cette combinaison, qui s'était affaiblie par la mort du comte Frédéric de Mérode et que les candidatures des ducs de Nemours et de Leuchtenberg avaient complètement écartée, reparut avec une force nouvelle.

Les uns pensèrent dès lors à fixer définitivement la couronne sur la tête du Régent (Note de A. Freson : Le baron Surlet de Chokier ne fut nommé régent que quelques jours après), en constituant la Belgique en grand-duché pour ne pas rendre quelque peu ridicule l'élévation d'un simple et paisible citoyen au rang suprême. D'autres pensèrent au comte Félix de Mérode, concurrent du baron Surlet à la Régence. Le nom de Charles Rogier fut (page 118) même prononcé par quelques-uns, plutôt sans doute comme un hommage rendu à d'éminents services et à un noble caractère, que comme expression d'une opinion sérieusement arrêtée. .

Je ne voyais aucune chance de faire accepter de telles candidatures dans l'intérieur, surtout par la noblesse belge, moins encore de les faire prendre au sérieux par l'extérieur, dont, à mon sens, on ne s'occupait pas assez ; et cependant, après l'essai malheureux et si récent encore que nous venions de faire, on ne pouvait penser en ce moment à un prince étranger.

Je fus ainsi amené à songer au prince de Ligne. Deux de mes collègues, MM. Duval de Beaulieu et Nothomb, eurent la même pensée, et bientôt nous fûmes d'accord pour essayer d'une tentative auprès du prince.

Le prince de Ligne réunissait plusieurs conditions pour être candidat à la couronne belge.

Il était notre concitoyen. Sa famille était une des plus anciennes, des plus illustres et des plus respectées de la Belgique. Son aïeul avait laissé chez nous des souvenirs de popularité qui recommandaient son petit-fils ; par son esprit, par ses liaisons avec les souverains et les hommes les plus éminents de son époque, le vieux prince de Ligne avait donné au nom qu'il portait un éclat européen.

La supériorité de notre candidat dans l'ordre aristocratique était acceptée par la noblesse belge, qui n'eût pas aisément subi un plébéien, moins encore peut-être un de ses égaux ; il devait plaire au clergé comme chef d'une maison connue pour professer ouvertement les dogmes catholiques. Ses relations avec la famille impériale d'Autriche et avec plusieurs souverains de l'Allemagne lui assuraient de bonnes dispositions auprès des cours du Nord. Sa candidature n'avait rien d'hostile à la France, et l'Angleterre, prête à accueillir avec empressement toute combinaison qui scellerait d'une manière définitive l'indépendance de la Belgique et empêcherait une fusion avec la France, devait prêter son concours bienveillant (page 119) à un tel choix. M. de Talleyrand l'avait même indiqué à un de nos diplomates. Restait la condition la plus importante, l'adhésion de l'opinion populaire.

Pour l'obtenir, on pouvait compter d'abord sur le découragement profond dans lequel avait jeté le pays, la malheureuse expérience faite avec le duc de Nemours. On pouvait aussi raviver quelques souvenirs qui se rattachaient aux premiers jours de notre Révolution et qui étaient favorables au prince de Ligne.

Il s'était associé aux députations envoyées près des princes de la maison de Nassau pour traiter du redressement des griefs. On lui prêtait même dans ces circonstances une conduite et un langage qui lui avaient valu alors, une grande popularité ; il devait avoir dit au prince d'Orange ou au prince Frédéric, menaçant de marcher sur Bruxelles dans le but de mettre fin à la révolte, que pour pénétrer ainsi dans la capitale il faudrait commencer par passer sur son corps.

On se rappelait, à la vérité, qu'une mission officielle lui ayant été offerte par les autorités révolutionnaires, il avait en la déclinant invoqué sa qualité de chambellan de l'Empereur d'Autriche. Mais on était disposé en ce moment à n'évoquer à son égard que les souvenirs favorables et à laisser les autres dans l'ombre. On concevait d'ailleurs que le prince se fut servi de ce moyen comme d'un prétexte pour ne point se commettre dans un ordre de choses qui pouvait encore n'être que précaire et on ne lui savait pas trop mauvais gré de cette réserve. Le prince avait des qualités qui plaisaient à la fois à l'aristocratie et aux masses ; il était plein de franchise et d'affabilité, bon, généreux, distribuant des poignées de main aux membres les plus plébéiens du Gouvernement provisoire, avec une cordialité au moins égale a celle qu'il montrait envers les siens.

M. le comte Duval de Beaulieu, voisin de campagne et ami du prince, M. Nothomb et moi tombâmes aisément d'accord sur les considérations qui précèdent. Nous convînmes en (page 120) conséquence de faire immédiatement une démarche auprès du prince. Tout cela peut paraître étrange aujourd'hui, mais rien de plus naturel alors qu'une pareille démarche. Quand les bases d'une société politique ont été violemment secouées, quand on vient de renverser un gouvernement, quand on en a improvisé un nouveau et d'un caractère provisoire, les esprits acquièrent une grande hardiesse ; chacun arrive alors avec ses idées et ses projets. C'est le moment des expérimentations politiques.

Les candidatures des ducs de Nemours et de Leuchtenberg avaient surgi au milieu de pareilles circonstances, à côté d'autres candidats qu'ils avaient effacés. Ces essais ayant échoué, il était naturel que chacun se mît à la recherche d'une autre solution, et comme on faisait alors des rois au scrutin, on partait un beau matin pour se mettre en quête d'un candidat à la couronne, comme on se mettait en route à d'autres époques, pour l'affaire la plus simple.

D'ailleurs, dans un tel moment, il ne suffisait pas de concevoir un plan ; il fallait passer promptement à l'exécution. L'urgence était flagrante. J'ai dit le découragement profond des esprits après le stérile essai tenté auprès d'un prince de la maison d'Orléans. On comprendra combien, à la suite de cet échec, les espérances de la maison de Nassau et de ses partisans avaient dû renaître. On comprendra aussi combien le sentiment révolutionnaire devait se réveiller en présence de cette recrudescence orangiste, ouvertement favorisée alors par le commissaire anglais, Lord Ponsonby.

La situation était pleine de dangers et ne pouvait se prolonger sans exposer la Révolution à périr. L'armée, que le choix d'un souverain eût contenue, était activement travaillée par les agents du prince d'Orange. Les grandes villes, centres d'industrie ou de commerce, penchaient de nouveau les unes pour la réunion à la Hollande, les autres pour la réunion à la France. Le parti républicain, trop peu nombreux pour prévaloir, était assez énergique, au milieu du découragement des masses et aidé par les agents de la (page 121) propagande française, très nombreux à Bruxelles, pour susciter des troubles et donner aux grands cabinets l'idée, souvent mise en avant par plusieurs d'entre eux (Note de A. Freson ; Ces deux mots : « par plusieurs », sont remplacés dans la copie par : « à ce qu'il semble, auprès de quelques-uns »), d'un partage de la Belgique.

Il fallait donc penser et agir vite. Aussi peu de moments suffirent pour nous mettre d'accord, le comte Duval ,M. Nothomb et moi, sur la candidature du prince de Ligne et sur les moyens de donner de la consistance à cette combinaison.

Par une matinée du mois de (février) 1831, nous nous mimes en route. Arrivés à Ath, nous descendîmes chez notre collègue M. le chevalier de Rouillé ; nous apprîmes de lui que le prince, que nous croyions à. Bel-Oeil, était au château du Rœulx, résidence de son parent le prince de Croy-Solre. Cette nouvelle fit sur le comte Duval une fâcheuse impression. Nous lui en demandâmes la raison. « J'augure mal, répondit-il, de cette circonstance. J'aurais désiré rencontrer le prince dans son château, seul, livré à lui-même, et non dans la résidence d'un légitimiste français très prononcé, dont le contact a pu modifier beaucoup les dispositions de son parent envers la Révolution belge, et dont la présence gênera d'ailleurs nos communications. »

Un peu découragés par cette réflexion, qui nous parut pleine de sens, nous nous remîmes néanmoins en route et arrivâmes vers le milieu de l'après-midi au château du Rœulx. Le comte Duval nous y devança de quelques minutes pour nous annoncer et essayer de bien disposer le prince. Dès que nous l'eûmes rejoint. le comte nous annonça que selon toute apparence ses prévisions n'étaient que trop fondées. Nous fûmes reçus par le prince avec cette politesse bienveillante qui le distingue, mais nous remarquâmes avec surprise que la princesse de Ligne, née comtesse (page 122) de Conflans, appartenant à une famille légitimiste française, et le prince de Croy restaient au salon, comme pour défendre le prince contre notre démarche. Celui-ci, évidemment influencé par son entourage, nous fit beaucoup d'objections ; il nous demanda d'abord quels étaient nos projets, nos chances de succès, ce que nous savions des dispositions des cabinets étrangers envers la combinaison dont nous venions l'entretenir.

Nous lui dîmes aussitôt que nous n'avions mission de personne, que nous n'avions pris conseil que de la situation du pays et de notre sollicitude pour le succès de la Révolution et pour la consolidation de l'indépendance belge, si heureusement recouvrée.

Nous ajoutâmes que chacun reconnaissait que le Gouvernement provisoire était au terme de sa mission, que les esprits voulaient un pouvoir exécutif plus concentré, qui se rapprochât davantage de la forme adoptée par la nouvelle Constitution, en un mot qu'on voulait un chef unique, provisoire, en attendant qu'on pût faire choix du souverain ; que les uns parlaient d'une régence et les autres d'une lieutenance générale ; que nous étions partisans de cette dernière combinaison et que nous étions venus lui demander l'autorisation de le proposer pour lieutenant général du royaume.

Quant aux chances de succès, nous lui fîmes observer que l'un de nous ayant mis en avant la candidature du duc de Leuchtenberg, inconnu en Belgique et dont l'acceptation n'avait même jamais paru certaine, le prince avait réuni presque la majorité des suffrages et qu'il eût obtenu presque l'unanimité sans la concurrence d'un prince français ; qu'un tel résultat attestait un besoin vivement senti de choisir un chef ; que ces dispositions s'étaient beaucoup fortifiées encore par l'échec qu'on venait de subir.

Nous ajoutâmes que la proposition d'une régence ou d'une lieutenance générale ayant en ce moment de grandes chances de succès, son nom ne pouvait être mis en avant (page 123) sous de meilleurs auspices, que l'opinion s'y rallierait à l’instant ; nous lui dîmes que l'un de nos amis étant rédacteur du Courrier belge, le journal le plus répandu et le plus influent de l'époque, on pourrait y défendre la combinaison et donner ainsi le ton à la presse belge. Nous ne doutions pas en effet que le rédacteur en chef, M. Jottrand, notre collègue au Congrès, qui s'était toujours montré anti-français et jusque-là partisan de la monarchie et qui avait soutenu la candidature du duc de Leuchtenberg contre le duc de Nemours, qui voulait avant tout rester Belge et consolider l'indépendance nationale, ne se rallierait avec empressement à nos projets, bien que nous ne lui eussions fait aucune confidence à cet égard.

La princesse de Ligne, nous interrompant alors, s'écria que nous conseillions au prince de s'emparer du bien d'autrui ; que ses relations avec les membres de la famille royale ajouteraient encore à l'odieux d'une telle spoliation ; que nous avions tort de venir ainsi en désespoir de cause tenter d'associer le prince aux vicissitudes de notre Révolution, Elle continuait de s'exprimer avec vivacité et aigreur, lorsque le prince l'ayant invitée au silence, nous demanda si au moins on ne pourrait pas lui laisser le temps de consulter les grandes puissances. Nous répondîmes aussitôt qu'après la déception dont nous venions d'être l'objet à Paris, le moment serait mal choisi pour proposer de nouvelles négociations ; qu’il y avait urgence à prendre un parti ; qu'en acceptant la lieutenance générale, le prince ne préjugeait rien sur les résolutions à prendre ultérieurement ; qu'il pourrait alors pressentir les dispositions des cabinets auxquels il présenterait sa détermination comme le moyen le plus assuré de maintenir l'ordre dans le pays. Nous terminâmes en lui faisant observer que s'il y avait quelque danger à courir en acceptant nos propositions, c'était là un moyen de popularité qui offrait les plus grandes chances de succès, et qu'une fois proclamé lieutenant général de la Belgique par le Congrès national, la transition au trône devenait facile, comme (page 124) un exemple récent l'avait démontré, et qu'après tout la perspective de saisir la couronne de Belgique valait bien qu’on s'associât à quelques dangers, que ce n'était pas là ce qui pouvait faire hésiter un homme de cœur comme le prince.

Nous devons dire que notre illustre interlocuteur était fort ébranlé ; malheureusement nous n'avions pas affaire à une duchesse de Bragance. La princesse de Ligne, qui paraissait exercer une grande influence sur son mari, se montra moins femme ambitieuse que légitimiste passionnée ou épouse craintive, et s'interposant de nouveau entre le prince et nous, l'engagea définitivement à refuser. Il persista, pour colorer son refus, à demander le temps nécessaire pour consulter les grandes puissances. Nous persistâmes à représenter ces délais comme impossibles et ce recours comme une atteinte à l'indépendance et à la dignité nationales, et nous nous séparâmes assez mécontents l'un de l'autre.

Nous ignorons si la détermination du prince de Ligne ne lui inspira jamais de regrets et s'il ne chercha pas à renouer une négociation analogue à celle que nous avions essayé d'ouvrir avec lui. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que pendant le séjour à Londres des commissaires envoyés par moi auprès du prince de Saxe-Cobourg pour pressentir les dispositions de S. A. R., dans le cas ou le Congrès l'appellerait au trône de Belgique, le prince de Talleyrand parla à plusieurs reprises à l'un de ces commissaires du prince, Ligne, faisant chaque fois l'éloge de ce personnage. L'impression que fit sur notre commissaire le langage de l'illustre diplomate fut que celui-ci semblait vouloir ramener l'idée de la candidature du prince. Les choses étaient trop avancées avec le prince de Saxe-Cobourg pour qu'il fût possible de donner suite aux idées de l'illustre diplomate.

2. La nomination du Régent

J'avais fait au Congrès la proposition de nommer un lieutenant général, investi de presque tous les pouvoirs de royauté. Voici quelques-unes des raisons qui m'avaient dirigé.

Aucun sentiment de haine ou d'envie ne m’avait inspiré (page 125) cette résolution, et c'est bien à tort que quelques membres du Gouvernement provisoire m'ont attribué quelque chose de semblable.

Outre que je comptais dans le personnel du Gouvernement provisoire un de mes amis les plus chers, je crois avoir le droit de déclarer que je n'ai jamais puisé mes déterminations politiques dans des sympathies ou des antipathies personnelles. Ce n'est pas d'ailleurs de savoir haïr que m'ont parfois accusé les hommes qui me connaissent le mieux, mais bien 'plutôt d’un oubli trop facile des injures, des calomnies, des ingratitudes, des procédés odieux dont j'ai été souvent l'objet. Je n’éprouve aucun scrupule à parler ainsi de moi, car mes amis ont souvent qualifié devant moi cette disposition d'esprit comme de la faiblesse, comme une sorte d'insouciance, que comme un sentiment réel de générosité.

Mais le Gouvernement provisoire, excellent pour un époque de crise, et dont la formation dans les journées de septembre avait été un acte de courage et de patriotisme destiné à convertir une émeute en une révolution, le Gouvernement provisoire, déjà affaibli par la retraite de M. de Potter, un peu usé, comme cela arrive d'ordinaire, par plusieurs mois d'un pouvoir exercé dans des circonstances ou le pouvoir s’use si vite, ne suffisait plus aux besoins du pays. Il fallait un pouvoir nouveau, plus concentré, se rapprochant davantage du pouvoir exécutif tel que la Constitution venait de l’instituer.

Le Gouvernement provisoire avait lui-même le sentiment de cette situation. M. Ch. Rogier m'en avait souvent entretenu : « Il faut autre chose, disait-il : à tort ou à raison, l'opinion le veut ainsi ; nous sommes usés. Un pouvoir tel que le nôtre ne saurait être accepté que comme du provisoire. Or, un provisoire qui a duré quatre mois est bien vieux. C’est encore du provisoire que nous ferons, mais ce sera sous une autre forme qui permettra mieux à l'opinion de prendre patience et d'attendre du définitif. »

J’appris bientôt après, qu'au moment même où j'avais saisi (page 126) le Congrès de ma proposition de nommer un lieutenant général, le Gouvernement provisoire avait résolu de proposer la nomination d'un Régent. Ce fut cette combinaison qui prévalut ; deux candidats seulement divisèrent le Congrès. Il ne nous fut pas difficile, à mes amis politiques et à moi de prévoir que le baron Surlet de Chokier, président de l'assemblée, aurait la majorité. Nous n'en résolûmes pas moins de voter en faveur du comte Félix de Mérode, bien que nous n'eussions rien à objecter contre le caractère de son concurrent. M. de Mérode, ancien membre du Gouvernement provisoire, frère d'un des martyrs de notre régénération, représentait mieux, à nos yeux, les principes de la Révolution de septembre, dont M. de Surlet s'était toujours montré assez tiède partisan. Celui-ci d'ailleurs avait à nos yeux le tort grave de montrer des tendances trop exclusivement françaises, à ce point qu'après le choix si malheureusement avorté d'un prince de la maison d'Orléans, il n'aurait pas, croyions-nous, reculé devant l'érection de la Belgique en une vice-royauté française, peut-être même devant une réunion politique pure et simple. M. de Mérode d'ailleurs, à cette époque, ne s'était pas encore signalé par ces boutades et ces excentricités, qui, sans lui ôter sa qualité d'homme de cœur et d'esprit, lui ont enlevé quelque peu de réputation d'homme sérieux et conséquent.

Les concurrents à la Régence, par un honorable compromis, étalent convenus d'engager leurs partisans à reporter leurs voix sur celui d'entre eux qui en aurait obtenu le plus sans atteindre la majorité absolue. Cette précaution fut inutile, la majorité ayant été acquise au baron de Chokier au premier tour de scrutin.

Ce fut encore un beau jour que celui où l'on inaugura notre libérale Constitution et le Régent de la Belgique. Complimenté par M. de Gerlache, vice-président du Congrès et organe éloquent de cette patriotique assemblée, le respectable Surlet avec sa noble figure, mélange de bonhomie et de finesse, et sa longue chevelure à la Boissy d'Anglas, répondit (page 127) effusion et dignité. Des larmes étaient dans tous les yeux ; quand le cortège presque royal qui avait amené le Régent au palais législatif, se disposa à le reconduire à l'hôtel de la Banque, choisi pour sa résidence, il se déroba modestement à ces honneurs et rentra furtivement à pied chez lui.

Avec la promulgation de la Constitution et l’inauguration la Régence reparurent les premières formes monarchiques. Le Régent était investi de presque toutes les prérogatives de la royauté. L'administration, fractionnée jusque-là en comités, reprit l'ancienne division en ministères. Les présidents des comités devinrent ministres.

3. Les deux premiers cabinets du Régent

Le premier cabinet du Régent dura environ six semaines (Note de A Freson : Il dur beaucoup moins de temps : du 26 février au 20 mars). Des dissidences d'opinions, chaque fois plus prononcées, en amenèrent la dissolution. Une singularité de l'époque, ce fut l’adjonction à ce ministère, comme président du conseil, de M. de Gerlache, sans attribution et sans traitement. Un président du conseil sans pouvoir et n'ayant pour faire face à cette haute position que le traitement de 5,000 francs dont il jouissait comme magistrat, est une de ces bizarreries qu'expliquent seules les époques de transition. Quels noms ensuite pour constituer une administration homogène que celui de M. de Gerlache, rapproché de ceux de MM. de Brouckere et Gendebien !

Le président du conseil comprit bientôt la fausseté, le ridicule même de sa position et donna sa démission au bout de quelques jours ; il conserva la présidence du Congrès national.

Pendant les quelques semaines que dura encore le premier Ministère du Régent, le Gouvernement ne s'occupa guère de questions étrangères à l'administration courante, si ce n'est qu'il négocia pour mettre à exécution l'armistice conclu avec le souverain hollandais sous la médiation de la Conférence de Londres. Toujours découragé sans doute par la malheureuse tentative faite pour obtenir un prince français, il ne (page 128) s'occupa guère de rechercher un autre prince capable de devenir le chef définitif du nouvel État.

Je m'étais rendu à Liége pendant une vacance du Congres, et je me trouvais chez M. de Sauvage, gouverneur de la province, vers le 20 mars 1831, lorsqu'il reçut du Régent une lettre qui le mandait à Bruxelles.

D'après ce que je savais des divisions qui avaient éclaté entre les membres du cabinet, je ne doutais pas que M. de Sauvage ne fût appelé à composer une nouvelle administration. Nous nous entretînmes naturellement du but présumé de son voyage, et il me demanda de l'autoriser à me proposer pour un de ses collègues. Je déclinai cette offre, déclarant que je n'avais pas assez l'expérience des affaires publiques pour devenir ministre ; que si toutefois il tenait à s'associer un homme de notre nuance d'opinion, je lui conseillais M. Devaux.

Quelques jours après les journaux publièrent la nomination de M. de Sauvage au Ministère de l'Intérieur et le lendemain ils annonçaient celle de M. Devaux comme Ministre des Affaires étrangères. M. Devaux, nommé à son insu, se rendit immédiatement à Bruxelles pour déclarer que sa santé ne lui permettait pas d'accepter les fonctions ministérielles. Les instances de M. de Sauvage, celles de M. le Régent lui-même, ne purent vaincre sa résistance. MM. Barthélemy et le colonel comte d'Hane de Steenhuyze venaient d'être nommés, l'un Ministre de la Justice, l'autre Ministre de la Guerre. M. de Sauvage pensa alors de nouveau à moi et me proposa au Régent, et sur sa réponse affirmative, il engagea M. Devaux à m'écrire. Je me rendis immédiatement à Bruxelles. Je fis inutilement de nouvelles et vives instances auprès de M. Devaux. Pressé par lui et par M. de Sauvage, je finis par accepter le portefeuille des Affaires étrangères, mais à la condition expresse que M. Devaux ferait au moins partie du cabinet comme Ministre sans portefeuille.

Ce dernier avait fini par accepter cette condition Tout semblait donc arrangé ; bientôt cependant la combinaison (page 129) parut rompue. Le Régent refusa de nous laisser entrer ensemble au Ministère, M. Devaux et moi : « L'un ou l'autre, disait-il, mais pas tous les deux. J'aurais l'air d'avoir cédé le pistolet sur la gorge. »

Pour comprendre la répugnance du Régent, il faut se rappeler que mon honorable ami et moi passions dans le Congrès pour les deux plus chauds représentants de l'opinion anti-française. Nous devions cette réputation, fort exagérée pourtant, à l'attitude que nous avions prise lors de la discussion sur le choix du chef de l'État et à notre préférence pour le duc de Leuchtenberg sur le duc de Nemours. Le Régent, au contraire, avait toujours montré les tendances les plus prononcées pour un rapprochement avec la France. Nous avions ainsi été exposés à blesser assez souvent les idées de M. de Surlet, et d'ailleurs un peu d'antipathie pour nos personnes se joignait, je pense, chez lui, à un éloignement pour nos opinions. Je persistai à faire de l'entrée de M. Devaux au conseil une condition de mon acceptation. Le Régent persista à la refuser. Je pris congé de lui ; je me disposai à retourner à Liège.

M. de Sauvage ayant à mon insu fait une nouvelle tentative, le Régent consentit à tenir le lendemain un conseil où la question serait de nouveau débattue et recevrait une solution définitive. J'exposai mes raisons. Je dis que je n'avais en aucune façon recherché le périlleux honneur de devenir ministre, au milieu de circonstances très graves ; que je ne demandais pas mieux que de voir le cabinet se former sans moi ; que si on le composait dans les idées de M. de Sauvage, je le seconderais de tous mes moyens au sein du Congrès ; mais que si on faisait un appel à mon .dévouement, je me croyais le droit d'en présenter les conditions ; que si j'entrais au pouvoir j'y arriverais avec des idées très arrêtées sur la question du choix du chef de l'État, question qui me paraissait dominer de très haut toutes les autres par son urgence et par sa gravité ; que sur cette question je connaissais l'accord qui régnait entre M. de Sauvage et moi, mais que les (page 130) autres ministres ne m'offriraient aucune garantie de ce genre et que l’entrée de M. Devaux pouvait seule donner à mon opinion l'importance que j'avais le droit d'exiger qu'elle eût dans le conseil. J'ajoutai que d'ailleurs j'avais placé depuis longtemps une grande confiance dans la raison de mon honorable ami, beaucoup moins prompt que moi dans ses résolutions, sachant mieux peser le pour et le contre d'une affaire, moins porté à s'en exagérer les chances, à s'en dissimuler les difficultés.

Les quatre ministres présents (M. de Brouckere seul de l'ancien cabinet continuait ses fonctions) ayant approuvé mes raisons, M. le Régent céda et fit avec loyauté le sacrifice de ses répugnances. Je pris la direction des Affaires étrangères ; M. Devaux fut nommé Ministre sans portefeuille.

Depuis plusieurs jours Bruxelles était le théâtre de tristes excès. J'ai déjà dit que le refus par le Roi des Français de la couronne offerte à son fils avait réveillé les espérances de l'orangisme. Bientôt les symptômes d'une vaste conspiration avaient éclaté. C'est surtout dans l'armée qu'ils se manifestaient. La tentative du général Vander Smissen vint depuis la mettre au grand jour et l'échauffourée de Grégoire était encore récente. La formation soudaine de l'Association patriotique, dont deux des anciens ministres devinrent en quelque sorte les fondateurs, fut le produit de la réaction excitée aussitôt par ces symptômes. Elle déclara que le but de sa formation était de concourir au maintien de la déchéance de la maison de Nassau. Des discours énergiques furent prononcés lors de la fondation de cette société et ne contribuèrent pas peu à exalter les esprits, que des bruits de refus de serment au Régent par les chefs de la garde civique et de l'armée exaltèrent au plus haut point. Le peuple s'émut de nouveau comme en août et septembre 1830 et bientôt les maisons où s'imprimaient les journaux orangistes et celles des partisans supposés de la restauration tant à Bruxelles que dans les provinces furent saccagées, au milieu de l'inaction presque générale de la garde civique dévouée à la Révolution.

(page 131) Nous avons eu occasion de rechercher les causes de ces désordres. Le Congres nomma une commission d'enquête pour en découvrir les auteurs et les livrer aux tribunaux. Il en est résulté la conviction générale que ces tristes scènes, alors comme toujours, furent l'effet d'une explosion de colère amenée par les imprudences du parti contre-révolutionnaire, bien plutôt que le résultat d'un dessein délibéré et arrêté. Quoi qu'il en soit et sans vouloir nullement justifier de pareils excès, nous devons, en narrateur exact, déclarer qu'à notre avis il est douteux que la conspiration orangiste, dont les symptômes étaient flagrants, eût aussi complètement avorté sans ces démonstrations et l'espèce de terreur qu'elles inspirèrent.

Le matin même de notre installation, nous prenions les mesures les plus propres à mettre un terme aux excès qui duraient depuis quelques jours ; il fut facile d'y parvenir, l'irritation s'étant beaucoup calmée et la garde civique ayant consenti à intervenir. Le serment de fidélité au Régent et d'obéissance a la Constitution fut partout prêté avec empressement.

M. Ch. Rogier, qui, avec le désintéressement dont il a donné tant de preuves, n'avait conservé en sortant du pouvoir que les modestes fonctions d'aide-de-camp du Régent, consentit, d'après nos instances, a se charger de la direction de la sûreté publique, vacante par la démission de M. Plaisant. Son énergie et ses excellentes dispositions ne contribuèrent pas peu, au rétablissement de l'ordre.

4. Le prince Léopold de Saxe-Cobourg est approché ; son élection comme Roi de Belgique

Après le refus du duc de Nemours et l'insuccès de notre tentative auprès du prince de Ligne, quelques amis et moi, toujours convaincus que le choix d'un chef définitif était la question la plus grave, la plus urgente de la situation, que ce choix pouvait seul conjurer le triple danger d'une restauration, d'une réunion à la France ou d'un partage, qu'en un mot ce choix pouvait seul sauver l'indépendance si glorieusement reconquise et les institutions libérales que le Congrès venait de fonder ; que prolonger le provisoire, c'était par trop (page 132) tenter la fortune qui jusque-là nous avait traités en enfants gâtés ; nous avions arrêté nos vues sur le prince de Saxe-Cobourg, que le choix des grandes cours pour le trône de la Grèce et son noble refus d'accepter à des conditions que repousseraient les Hellènes venaient de signaler à l'attention de l'Europe. On vantait les motifs du refus qu'il avait fait de cette couronne, on disait qu'il avait fondé ce refus sur les obstacles opposés à la délimitation des frontières du nouvel Etat, telles que les désiraient les chefs de la révolution hellénique. La question des frontières occupait une grande place dans nos négociations ; cette circonstance lui donnait de la popularité et une sorte de candidature spéciale à la couronne de Belgique.

Nous espérions, s'il ne déclinait pas d'abord les ouvertures qu'on pourrait lui faire, l'amener à une acceptation pure et simple et nous comprenions tous l'avantage qu'il y aurait à placer nos négociations sur la question des limites sous un patronage illustre et puissant, si vivement intéressé à notre cause.

A peine le nouveau cabinet fut-il installé que le Congrès reprit ses travaux. Après avoir exigé un rapport sur l'état des négociations et avoir voté quelques mesures financières, il se sépara de nouveau pour laisser au Ministère la liberté de s'occuper avec plus d'activité de la négociation nouvelle dont l'objet n'était déjà plus un secret.

A peine établi au bureau des Affaires étrangères, je m'empressai de voir lord Ponsonby et le général Belliard.

Le diplomate anglais, allant au devant de ma pensée, dit d'abord qu'il ne voulait plus me parler du prince d'Orange : « Il a risqué la partie, dit-il, et l'a perdue sans ressource. Pour réussir en pareille circonstance, il ne suffit pas d'être un bon soldat, il faut du caractère, de la résolution, et le prince vient de prouver de nouveau qu'il en manque complètement. Je vous l'abandonne donc. »

Je témoignai à S. S. combien j'étais heureux de la voir dans des dispositions qui s'accordaient si bien avec les vues qui (page 133) m'animaient et qui m'avaient fait accepter le fardeau des affaires. Je le priai de me dire franchement et sans détour si dans la négociation que j'allais entreprendre auprès du prince de Saxe-Cobourg, je pouvais compter sur sa coopération sincère ; il me la promit formellement, et j'ai tout lieu de croire qu'il m'a tenu parole. Je vis aussi le général Belliard et j'en reçus l'assurance que son Gouvernement ne verrait pas avec déplaisir l'élection du prince de Saxe-Cobourg.

L'ancien Ministère avait donné à M. le comte d'Arschot, membre du Congrès et du Comité diplomatique et homme d'esprit, la mission d'envoyé belge près la Cour de Saint-James. Le cabinet anglais refusa de lui reconnaître aucun caractère officiel. M. d'Arschot, chargé par moi de faire quelques démarches auprès du prince de Saxe-Cobourg, crut trouver un obstacle à cette mission dans le refus qu'on faisait de l'admettre officiellement comme envoyé belge. Dès que j'eus connaissance de ces scrupules, puisés au moins autant, me paraissait-il, dans les préférences françaises du Régent que dans des raisons d'étiquette, je résolus de proposer à M. le baron Surlet le rappel de son envoyé et de charger des membres du Congrès d'une mission officieuse auprès de S.A.R. Le Régent et le cabinet ayant agréé mon projet, je fis choix pour cette mission du comte F. de Mérode, de l'abbé de Foere, de M. Henri de Brouckere et de M. Vilain XIIII, tous membres du Congrès.

Deux de ces choix étaient ainsi motivés.

En général à l'étranger on croyait notre Révolution beaucoup plus religieuse que politique, et grâce surtout à la presse orangiste, qui avait dans presque tous les États de l'Europe un accès interdit aux journaux belges, et qui dès lors jouissait du privilège de parler seule de nos affaires, l'opinion publique était complètement égarée sur le caractère des événements de septembre. En France même, ou nos journaux pénétraient, on était dans la plus grande ignorance des causes et de la portée de la Révolution belge. Un personnage politique, avocat célèbre, qui avait longtemps résidé chez (page 134) nous et qui a occupé plusieurs fois une place dans les ministères qui se sont succédé depuis la révolution de juillet, avait dit que celle de septembre n'était autre chose que de « l'eau bénite en ébullition ».

Ce fut donc avec une extrême surprise qu'on apprit au dehors que l'un des chefs de la noblesse catholique belge et un membre du clergé connu par son opposition au gouvernement déchu, consentaient à se rendre auprès d'un prince protestant, avec la mission de l'engager à accepter la couronne de Belgique si on déterminait le Congrès national à la lui offrir.

Cette solennelle profession de foi de tolérance mit fin à beaucoup de calomnies, rendit désormais certaines épigrammes fort ridicules et produisit généralement un bon effet sur l'opinion de l'étranger si indignement égarée sur les sentiments de la Belgique et sur les causes de sa Révolution.

J'avais chargé cette députation officieuse de pressentir les intentions de S. A. R. pour le cas ou le Congrès lui décernerait la couronne belge et de représenter au prince de quelle importance il était pour la popularité du nouveau roi que son avènement ne fût subordonné à aucun sacrifice territorial. Nos commissaires savaient du reste avec quelle insistance ils devaient revenir sur cette condition, qui n'était pas dictée par un simple intérêt matériel mais qui se rattachait à des sentiments d'humanité et de sympathie pour des populations que le roi Guillaume d'abord, puis les événements de 1830, avaient intimement associées à notre sort. J'ajoutai que le pays attachait à l'intégrité du territoire plus que de l'importance politique, l'idée d'un grand devoir et un sentiment d'honneur.

Les premières ouvertures faites par nos commissaires furent bien accueillies par le prince : il ne s'était pas montré éloigné d'abord de l'idée d'accepter la couronne belge. Mais, ainsi qu'il était facile de le prévoir, la question des limites fut aussitôt mise en avant par lui. « Pour que mon élection soit possible et qu'elle soit utile à votre cause, disait S. A. R., (page 135) il faut qu'elle emporte la solution de vos difficultés territoriales et financières ; il faut que la Belgique et son Roi puissent être reconnus par l'Europe. Je ne saurais accepter la souveraineté d'un État dont le territoire est contesté par toutes les puissances. Ce serait, sans profit pour vous, me constituer, en mettant le pied sur le sol belge, en état d'hostilité avec tout le monde. »

J'engageai aussitôt nos commissaires à voir les membres de la Conférence et principalement lord Palmerston et le prince de Talleyrand, à réclamer leurs bons offices pour amener la solution de nos difficultés territoriales et financières dans le sens de leurs instructions.

Lord Palmerston se montra dès lors très bien disposé à nous seconder ; il était évident que les dispositions du cabinet anglais, si défavorables à la Belgique par suite des tendances trop exclusivement françaises (Note de A. Freson : Lebeau a ajouté postérieurement : « attribuées. à tort peut-être, au Régent ») du Régent et surtout par l'élection du duc de Nemours, furent complètement modifiées par la démarche faite auprès du gendre de Georges IV, et que nous trouverions désormais sympathie et concours là où nous ne rencontrions auparavant que défiance et mauvais vouloir.

Malgré la force des objections de S.A.R. contre toute acceptation de la couronne belge avant un arrangement sur les questions relatives aux limites et à la dette, je chargeai les commissaires d'insister sur une acceptation immédiate et sans condition. En acceptant la couronne, disais-je, sans sacrifice territorial, le nouveau Roi arrive en Belgique avec toute sa popularité ; il aura un titre pour négocier sur les différentes questions dont la Conférence s'est saisie et son influence devra peser de la manière la plus efficace sur cette négociation. L'avènement immédiat du Roi a d'ailleurs pour nous d'immenses avantages : il porte le découragement tout a la fois chez les fauteurs d'une restauration et chez les (page 136) partisans d'une réunion indirecte à la France ; il fait avorter les projets de partage mis plusieurs fois en avant par certains cabinets ; il calme l'agitation révolutionnaire, entretenue par une situation provisoire, et met fin aux espérances du parti démagogique, trop faible sans doute même avec ses alliés de la propagande parisienne, pour exposer le pays à un danger sérieux, mais assez énergique pour susciter quelques troubles, menacer la tranquillité publique et nous compromettre ainsi à l'étranger.

Si pour nous réconcilier avec l'Europe et amener la reconnaissance de la Belgique et de son Roi, ajoutais-je, des sacrifices de territoire et d'argent sont reconnus indispensables et qu'il n'y ait pas d'autre alternative que de céder ou de s'exposer à une lutte, trop inégale pour ne pas être insensée, avec les grandes puissances, la Constitution belge ne fait nul obstacle à de telles concessions ; elle a même positivement prévu le cas ou des cessions de territoire seraient faites.

Ces raisons, qui pouvaient être bonnes au point de vue purement belge, n'avaient sans doute pas la même valeur aux yeux du prince à qui on offrait, en échange d'une situation sûre et brillante, une position pleine de difficultés et de périls, que S. A. R. appelait, peut-être avec raison, des impossibilités. « Je ne craindrais pas une guerre avec la Hollande, disait-elle, mais une lutte contre l'Europe serait un acte de folie. » Il était évident à mes yeux toutefois que l'idée de régner sur la Belgique flattait chaque jour davantage l'esprit du prince ; il était non moins évident pour moi que le concours de S. A. R. avec nos commissaires auprès de la Conférence, concours qui pouvait nous être si utile, ne devait être complètement efficace qu'autant que le prince aurait pour l'exercer un titre officiel.

Faire des démarches au nom et dans l'intérêt de la Belgique auprès des représentants des cinq grandes cours, alors que le Congrès belge pouvait rejeter la proposition d'offrir la couronne au prince, c'était de la part de S. A. aller au devant de mécomptes éventuels, fâcheux pour sa dignité, mécomptes (page 137) auxquels la prudence seule ne lui aurait pas permis de s'exposer.

Comprenant donc combien la position du prince était fausse, je résolus de faire cesser ce premier obstacle, et malgré sa persévérance à refuser de s'expliquer sur une résolution positive, réserve toute naturelle, je suggérai à des membres du Congrès l'idée de proposer son élection.

J'y réussi aisément, tant la candidature du prince avait fait de progrès dans l'opinion. La proposition suggérée par le Ministre et signée par quatre-vingt-quinze membres du Congrès fut déposée le 25 mai 1831. Favorablement accueillie dans les bureaux, elle fut mise à l'ordre du jour, et le 4 juin suivant, le prince Léopold fut élu roi des Belges par cent cinquante-deux suffrages. La discussion ne fut point passionnée. L’opposition, sauf quelques rares exceptions, n'était pas contraire au prince. C'est surtout contre la prévision d'un morcellement territorial qu'elle s'éleva, bien qu'on répondit que le choix du prince ne préjugeait rien à cet égard, qu'au contraire il pouvait, mieux que personne, si les résolutions des cinq cours n'étaient pas irrévocables, plaider la cause de l'intégrité territoriale.

La minorité, du reste, motiva son vote avec beaucoup de modération et de convenance et déclara que son opposition n'avait rien de personnel à l'illustre candidat.

Cette circonstance, non moins que l'imposante majorité qui s'était prononcée en sa faveur, flatta beaucoup le prince. Sa position ainsi régularisée et son titre pour s'intéresser à nos affaires étant devenu incontestable, le dévouement de S. A. R. à notre cause put désormais s'exercer ouvertement.

5. La délégation belge auprès du Roi et le vote des XVIII articles

Le pays accueillit l'élection du Roi avec faveur, mais sans enthousiasme. On était plein de défiance depuis l'élection du duc de Nemours ; on n'osait pas compter sur l'acceptation du prince.

Le Congrès nomma une députation de douze membres, pris dans son sein, pour aller annoncer à S. A. R. la résolution qui l'appelait au trône de la Belgique.

(page 138) J'envoyai au même instant à Londres MM. Devaux et Nothomb, comme commissaires du Régent près de la Conférence, avec mission d'unir leurs efforts à ceux du prince élu pour obtenir des cinq cours, sinon le retrait de leurs précédentes résolutions en ce qui concernait le territoire, du moins des modifications assez graves pour permettre au Congrès de sanctionner les bases de séparation contre lesquelles il avait protesté et aplanir ainsi les obstacles qui pouvaient encore arrêter le nouveau Roi dans sa résolution d'accepter la couronne. La députation et la commission se rendirent immédiatement à Londres. .

Le nouveau Roi accueillit les députés et les commissaires avec la plus grande affabilité et leur témoigna combien il était touché de l'acte solennel qui lui déférait la couronne de Belgique ; il exprima le regret de ne pouvoir encore les recevoir officiellement et leur annonça qu'il allait consacrer tous ses efforts à obtenir de la Conférence des résolutions nouvelles, plus en harmonie avec celles du Congrès et le vœu du pays ; il les engagea de leur côté à voir les plénipotentiaires des cinq cours et les membres du cabinet anglais.

Ce fut plus particulièrement avec nos commissaires que Sa Majesté examina les moyens d'obtenir de la Conférence un acte plus favorable à nos intérêts, plus en harmonie avec les vœux et les susceptibilités du pays que les précédents protocoles.

Il faut lire dans le remarquable Essai historique de M. Nothomb les détails de cette négociation officieuse qui fut conduite avec autant de discrétion que de tact et d'habileté, et qui aboutit aux préliminaires de paix connus sous le nom des XVIII articles.

Cette nouvelle résolution ayant été arrêtée et communiquée au prince par la Conférence, le prince fit savoir à la députation du Congrès qu'il la recevrait en audience solennelle, à son palais de Malborouck-House.

Au jour marqué il reçut la députation et lui annonça qu'il accepterait la couronne si le Congrès national croyait pouvoir (page 139) adhérer aux nouvelles bases de séparation arrêtées par la Conférence et qu'il leur communiqua.

Voici en quels termes le président du Congrès, M. de Gerlache, annonça au prince son élection comme Roi des Belges (voir Moniteur du 29 juin, séance du 28).

La Conférence m'avait de son côté adressé une ampliation des préliminaires ; voici la lettre qui les accompagnait (insertion) (Note de A. Freson : Cette lettre est dans HUYTTENS, III, p. 349)

La députation du Congrès et les deux commissaires du Régent étant de retour à Bruxelles, je me disposai a faire en séance publique un rapport sur les négociations.

M. Ch. de Brouckere, mon collègue, voyant que les XVIII articles admettaient l'éventualité de quelques cessions de territoire dans la province de Limbourg dont il était l'un des représentants, offrit sa démission de Ministre des Finances et passa immédiatement dans l'opposition.

Voici le texte des XVIII articles (insérer).

Dès que j’eus pris connaissance de ce document, je me confirmai dans l'idée que l'élection du nouveau Roi n'avait rien terminé ; que pour arriver a la consolidation du nouvel Etat belge, pour sauver l'indépendance reconquise et assurer les résultats de la Révolution, il fallait vaincre un dernier et très sérieux obstacle : il fallait amener le Congrès a adopter les XVIII articles, c'est-à-dire à revenir en partie sur des résolutions imprudentes, il est vrai, mais assez solennellement prises pour embarrasser un peu les consciences et beaucoup les amours-propres, avec lesquels il est en général plus difficile de traiter.

Je vis a l'instant que l'opposition serait ardente et nombreuse ; elle devait compter dans ses rang ceux qui, en (page 140) possession du pouvoir, auraient pensé peut-être à la combinaison que j'avais amenée, mais qui la condamnaient parce qu'elle n'était pas leur ouvrage ; ceux qui s'étaient prononcés pour la république ; ceux qui désiraient une réunion à la France, ou tout au moins une combinaison plus française que le choix d'un gendre du Roi d'Angleterre ; ceux qui souhaitaient le retour de l'ancienne dynastie, ou tout au moins l'avènement d'un prince de cette maison ; il fallait y ajouter nécessairement la plus grande partie des députés du Limbourg et du Luxembourg, provinces que les XVIII articles semblaient menacer d'un morcellement.

Convaincu toutefois que le salut du pays était dans le prompt avènement du Roi, et reconnaissant que sans l'adoption des bases de séparation des deux fractions de l'ancien royaume des Pays-Bas, le Roi des Belges ne serait reconnu par aucune puissance, que son élection deviendrait nulle et caduque ; convaincu en même temps qu'après cette dernière ressource, il n'y avait plus pour la Belgique que la perspective d'un partage ou d'une restauration, qu'ainsi l'adoption des XVIII articles était notre ancre de salut, je résolus de faire les plus grands efforts pour amener leur adoption.

La répulsion d'ailleurs qu'avait excitée l'apparition de ces préliminaires s'était un peu affaiblie, après un examen plus approfondi du texte. Les dispositions relatives à la dette consacraient les principes que nous avions toujours soutenus. Quant au territoire, l'article qui attribuait à la Belgique tout ce qui ne faisait point partie de la Hollande en 1790, combiné avec celui qui stipulait l'échange des enclaves, nous offrait des ressources inaperçues, à coup sûr, des membres de la Conférence, au moins de ceux qui représentaient les cabinets du Nord.

Je renvoie encore pour les détails de la négociation à l'Essai historique de M. Nothomb, chapitre XI ; il prouve que j'étais parfaitement en droit de tenir alors le langage qu'on m'a si injustement reproché à propos du Luxembourg et de la dette, et que c'est sous les murs de Louvain et non à Bruxelles que (page 141) le sens des XVIII articles a été, sous ce rapport, altéré à nos dépens. C'est l'éternel vae victis !

Une stipulation beaucoup plus importante était celle qui concernait le Luxembourg.

Comme c'est surtout à propos du morcellement de cette province que j’ai été attaqué, je tiens à exposer les détails de la négociation qui avait pour but de la conserver intacte. On verra si j'ai eu raison de m'écrier en défendant les XVIII articles, que nous aurions le Luxembourg et que nous n'aurions pas la dette, et s'il y a eu justice et bonne foi à suspecter la sincérité et l'opportunité de ce langage (intercaler ici mes notes sur ce point) (Note de A. Freson : Je n’ai pas retrouvé ces notes dans les papiers de Joseph Lebeau).

La discussion des XVIII articles fut longue, vive, souvent orageuse. Après dix jours de débats passionnés, tumultueux, ces articles furent adoptés par cent vingt-six voix contre soixante-dix. On sait que le nombre total des membres du Congrès était de deux cents. M. Nothomb a rappelé un incident assez bizarre de cette discussion. Les XVIII articles furent adoptés, comme on l'a vu, par cent vingt-six voix et le Ministre qui les avait négociés et défendus obtint cent trente-sept voix pour faire partie de la députation chargée d'aller annoncer l'acceptation des XVIII articles au Roi et d'accompagner ce prince dans son voyage.

Ainsi onze opposants aux XVIII articles accordaient une marque de sympathie, de bienveillance, du moins, au Ministre contre lequel ils avaient voté.

Ceci prouve qu'il y avait des votes de position que le for intérieur désavouait. L'incident relevé par M. Nothomb me surprit d'autant moins que certains membres siégeant pour les provinces menacées de morcellement et qui venaient souvent me voir m'avaient confié que leur vœu était pour l'adoption des XVIII articles, mais que leur mandat leur paraissait ne pas comporter un vote approbatif. Ce fût (page 142) vainement que je combattis cette manière de considérer la mission de membre du Congrès belge. Je n'avais pas affaire seulement à des scrupules de conscience : la crainte d'une non-réélection à la nouvelle Législature exerçait aussi de l'influence sur l'esprit de quelques opposants. C'est là un des inconvénients du vote public, lequel en a moins cependant que le vote secret.

Malgré la véhémence des discours de l'opposition et la violence des journaux, qui presque tous repoussaient les préliminaires de paix, les XVIII articles furent accueillis avec faveur dans le pays. L'espérance revint dans les esprits et le calme se rétablit bientôt, comme cela arrive toujours après un résultat décisif, après un fait irrévocablement accompli. On aura une idée de la promptitude avec laquelle s'opéra ce revirement d'opinion par le fait suivant : huit jours avant l'adoption des XVIII articles, les esprits étaient tellement exaltés contre moi par les journaux et les discours de l'opposition que ma maison fut menacée de pillage et que, sur l'avis que m'en fit donner un adversaire loyal (M. Ch. de Brouckere), je jugeai prudent de faire déloger ma famille pendant la nuit qu'on semblait avoir choisie pour ces désordres. Ces projets, s'ils existèrent, furent déjoués par les mesures qu'adopta la police. Le lendemain du vote des XVIlI articles, le Ministre, naguère menacé de pillage, recevait des sérénades au milieu d'un immense concours de population, composé sans doute en grande partie des mêmes hommes qui huit jours auparavant le prenaient pour un traître !

6. La joyeuse entrée du Roi Léopold en Belgique

Le public commença à s'occuper de l'arrivée prochaine du Roi. Un reste de méfiance, résultat de mécomptes antérieurs, empêchait seul les populations de se livrer sans réserve à la joie qu’un tel événement allait bientôt causer. On avait tant entendu déclamer dans les derniers débats contre la diplomatie, contre le machiavélisme de la Sainte-Alliance, qu'on ne savait prendre au sérieux l'annonce de l'arrivée du prince. C'était encore là, disaient les habiles de l'opposition, une déception diplomatique, une mystification. Nous avons (page 143) connu un homme d'esprit tellement convaincu de cette nouvel1e rouerie que, se trouvant à Gand alors que les journaux annonçaient le débarquement du nouveau Roi à Calais, il était convaincu que les journaux mentaient et que Sa Majesté n'avait pas quitté et ne quitterait pas son palais de Malborouck-House.

La députation du Congrès partit immédiatement pour Londres.

Quelques jours avant mon départ, j'avais remis ma démission de Ministre dans les mains de M. le Régent.

J'avais été amené a cette résolution d'abord par une de ces exagérations de désintéressement qu'on peut trouver ridicules après coup, mais qui sont trop communes dans les temps de révolution, c'est-à-dire d'exaltation, pour paraître étranges, j'avais voulu surtout enlever a ceux qui combattaient les XVIII articles le texte d’un argument tout naturel consistant a rabaisser mes efforts pour en amener l'adoption aux proportions d'un ignoble calcul, d'une tentative de m'inféoder au pouvoir, de m'imposer en quelque sorte comme ministre au nouveau Roi, après le succès, comme récompense de la négociation que j'avais dirigée. Sa Majesté n'aurait guère pu, en composant son conseil, user d'une entière liberté d'action à mon égard. M. Devaux, qui n'était entré dans le Ministère que sur mes instances, se retira avec moi.

La députation du Congrès, composée de MM. le comte de Mérode, le baron d'Hooghvorst, de Muelenaere, Fleussu et Lebeau, fut d'abord reçue officieusement par le Roi. Sa Majesté, à qui nous peignîmes l'impatience que les Belges éprouvaient de la voir sur le sol national, nous apprit que déjà elle faisait ses dispositions et que dans peu de jours elle serait prête à quitter l'Angleterre. Le prince ajouta même en souriant qu'étant en train de déménager, il ne pouvait nous faire les honneurs de Londres, mais que la duchesse de Kent, sa sœur, le remplacerait. Le lendemain, en effet, nous fûmes invités à. dîner au palais de Kensington.

La duchesse nous reçut avec cette bienveillance et cette (page 144) grâce qu'ont pu apprécier ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher. La princesse, depuis reine Victoria, traitée encore en enfant, ne parut qu'au dessert. Sa chevelure, qui déjà était celle d'une jeune fille, nous frappa par son abondance. De belles et soyeuses boucles blondes ornaient avec grâce un cou et des épaules d'une fraîcheur et d'une suavité qu'on ne voit que sous le soleil voilé de l'Angleterre. Pour paraître une charmante enfant, la princesse Victoria n'avait pas besoin du prestige des hautes destinées que déjà l'attente publique lui assignait.

Je revis à Londres lord Ponsonby. « Je suis bien heureux de tout ce qui arrive, me dit-il ; pour votre pays d'abord, pour vous ensuite, » donnant à cette pensée une signification qui, pour être dans les mœurs de l'Angleterre, ne me blessa pas moins. « Si j'avais pensé à pareille chose, milord, répondis-je, je n'aurais jamais eu le courage de braver l'impopularité momentanée de la cause que j'ai défendue. » Je le remerciai du franc et loyal concours qu'il m'avait accordé. C'était justice. Ce diplomate a été en Belgique l'objet des accusations les plus injustes. Envoyé par la Conférence auprès du Gouvernement provisoire, sa mission fut de sauver de la combinaison de 1815 tout ce qui pouvait être sauvé ; il devait à tout prix essayer de soustraire la Belgique à la prépondérance de la France. Là était le but ; le reste n'était qu'une question de moyens. Un de ces moyens, le meilleur à ses yeux, était l'avènement au trône belge d'un membre de la maison de Nassau. Mal instruit des dispositions du pays par une coterie qu'il prit pour un parti puissant, il pensa que l'avènement du prince d'Orange était dans le vœu public et qu'une sorte de terreur inspirée par les patriotes en possession du pouvoir contenait seule l'élan national. Lord Ponsonby se trompait, mais il se trompait avec beaucoup de Belges. L'occasion pour le prince d'Orange de saisir le pouvoir avait disparu. Depuis le bombardement d'Anvers, dont cependant le prince était fort innocent, la cause des Nassau était complètement perdue. Il avait fallu l'échec de l'échauffourée de (page 145) Grégoire, de la levée de boucliers de Vander Smissen et de la conspiration qui s'y rattachait pour ouvrir les yeux du diplomate anglais passionné pour la cause de l'ancienne dynastie. Une fois convaincu cependant que c'en était fait de la candidature d'un prince de la maison d'Orange, il seconda avec autant d'habileté que de dévouement le Ministère belge dans la négociation ouverte auprès du prince de Saxe-Cobourg.

Chose bizarre ! pendant que1e noble lord était en Belgique l'objet des accusations les plus passionnées, la Conférence l'accusait de montrer trop de condescendance pour les prétentions du Gouvernement belge. Plusieurs fois ce même homme, qui exaspéra le Congrès par cette lettre qui lui fut imposée, lettre si forte de raisons mais si imprudente de formes, avait pris sur lui de suspendre la notification de protocoles qui pouvaient irriter les passions et les préjugés d'une assemblée révolutionnaire, et avait été même jusqu'à refuser, de signifier des documents qu'il avait ordre de nous transmettre. En sorte qu'un peu avant le dénouement de nos affaires, il était à Bruxelles l'objet des plus vives attaques en même temps qu'il était à peu prés en disgrâce auprès de la Conférence.

Le meilleur moyen de consolider l'indépendance de la Belgique, une fois la destruction du royaume des Pays-Bas admise, voilà la pensée du diplomate anglais. La sauver de la suprématie de la France, c'était pour lui un axiome politique. On sait que sur ce point il y a accord de vues dans tous les partis entre lesquels se divise la Grande-Bretagne. Je voyais déjà lord Ponsonby lorsqu'il fut question du choix du duc de Leuchtenberg. Il le combattit avec énergie, comme hostile à la dynastie d'Orléans, comme peu agréable aux autres cabinets et n'apportant aucun appui à la nationalité belge. Poussé à bout, lorsque je lui dis : « Il n'y a rien à faire pour le prince d'Orange, la lutte sera entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours», il s'écria, démentant cette fois sa réserve accoutumée : « Nommez plutôt le diable que le duc de Nemours. » J’appris avec plaisir que la (page 146) Conférence, éclairée par les faits, rendait pleine justice à lord Ponsonby et que son Gouvernement, pour le récompenser de sa mission en Belgique si heureusement terminée, lui donnait la riche ambassade de Constantinople, dont le noble lord avait grand besoin pour refaire sa fortune. Une jeunesse fort dissipée et une élection au Parlement, dont les dépenses s'étaient élevées à près de 100,000 livres sterling, avaient notablement ébréché son patrimoine. C'est en me faisant cette confidence quïl fut amené à m'adresser les réflexions que j'ai rapportées.

Au dîner offert par la duchesse de Kent à la députation belge, j'étais assis à côté d'une dame fort spirituelle qui voulut bien me faire la biographie de la plupart des convives - Qui est donc, lui dis-je, ce gros noireau marqué de petite vérole, aux cheveux abondants, crépus, laineux, à la voix rauque, au rire bruyant, aux manières de sergent-major ? - Celui-là, répondit mon interlocutrice, vous devriez bien le prendre pour en faire votre roi et nous laisser notre aimable Léopold. Je trouvais la plaisanterie d'assez mauvais goût ; la dame s'en aperçut. - Ne vous scandalisez pas, dit-elle, s'il n'est de bonne mine, il est de très bonne maison et homme excellent. - Qui est-ce donc, lui dis-je, un peu impatienté ? - Ce n'est rien moins que l'empereur Don Pédro. Je regardai alors le personnage avec plus d'attention et je reconnus dans ses traits des signes d'intelligence et de bonté que mon cicérone, très ardente miguéliste, contestait vivement.

Nous nous mîmes en route pour Bruxelles de grand matin. Arrivés à Douvres, nous trouvâmes la garnison sous les armes et le nouveau Roi se vit l'objet d'honneurs qui se renouvelèrent sur toute la route. Embarqués sur un yacht de la maison royale anglaise, nous vîmes bientôt les côtes de France. Des que le bateau fut en vue d'un fort voisin de la côte de France, une salve qui en partit annonça que le Roi des Français faisait rendre au Roi des Belges les honneurs accordés aux têtes couronnées. Toute la population de Calais était sur les quais, les autorités en (page 147) tête. Léopold fut complimenté par le maire et par le général Belliard, arrivé le même jour de Paris avec notre ministre, M. Le Hon. Nous descendîmes à l'Hôtel Dessin, où, après avoir reçu les fonctionnaires, Sa Majesté dîna et admit à sa table la députation, les autorités civiles et militaires, le général Belliard et le ministre de Belgique à Paris.

Par les ordres du Roi, une immense table avait été dressée dans une des salles de l'hôtel pour les sous-officiers de la garnison et de la garde nationale. Les libations y furent sans doute fréquentes, car le bruit des toast, des colloques et d'une exubérante gaieté arrivait jusqu'à nous.

Le lendemain nous partîmes pour la Belgique en suivant les bords de la mer. Le temps était magnifique ; des piquets de cavalerie fournis par la garnison et la garde civique escortaient la voiture royale et les voitures de suite.

Arrivés sur la frontière belge, le Roi fit arrêter sa voiture pour recevoir les félicitations des hauts fonctionnaires venus à sa rencontre et à la tête desquels se trouvaient M. le comte de Sauvage, Ministre de l'Intérieur, et le baron d' Hooghvorst, général en chef des gardes civiques du royaume. Cette première entrevue des autorités nationales et du nouveau Roi sur les bords de l'Océan, par un radieux soleil de juillet, en présence des autorités d'une nation voisine et amie, porta l'émotion dans tous les cœurs.

La première localité où le cortège royal s'arrêta fut la petite ville de Furnes ; il est impossible de donner une idée de l'enthousiasme qui y accueillit le Roi. Jamais spectacle aussi touchant ne frappa mes yeux que l'expression de joie et de bonheur qui se peignait sur tous les visages. Rien d'officiel ni de factice dans cet accueil ; tout y était vrai et spontané. Aucune instruction n'avait été donnée par le Gouvernement. Les populations avaient été livrées à elles-mêmes et firent mille fois mieux que les programmes officiels.

On voyait qu'à l'aspect de Léopold l'espérance et la sécurité succédaient à un profond découragement. Nous entendions s'écrier dans la foule : « Celui-là est bien à nous. Ce n'est pas (page 148) l'étranger qui l'impose et ce n'est pas pour l'étranger qu'il règnera. »

Je reconnus aussi dans ces populations des Flandres cet ancien culte de la puissance souveraine qu'elles surent toujours allier avec l'amour parfois turbulent de leurs franchises ; je vis combien on eût fait violence aux mœurs, aux traditions du pays, si au lieu d'une monarchie on lui eût rendu une république, au lieu d'un prince qui lui rappelait ses comtes de Flandre et ses ducs de Brabant, on lui eût donné un président qui n'eût parlé ni à ses souvenirs, ni à son imagination et que personne n'eût compris. .

Nous fûmes tous frappés de la facilité avec laquelle Sa Majesté répondait aux discours des autorités. Ces réponses pleines de tact et d'affabilité augmentaient toujours l'enthousiasme que sa présence seule avait fait naître.

Pour moi, je l'avoue sincèrement, c'est les yeux vingt fois pleins de larmes, depuis Furnes jusqu'à Laeken, que je fis ce voyage. Ce n'est point toutefois la réception que le nouveau Roi reçut dans les villes qui excita le plus mon émotion ; mais quand je voyais un curé de village, à cheveux blancs, au visage vénérable, venir saluer dans un prince luthérien le protecteur de l'indépendance belge, le restaurateur de notre vieille nationalité si longtemps perdue ; ce mélange de patriotisme, qui se liait aux traditions du passé, et de tolérance, qui se rattachait aux principes libéraux de notre dernière révolution, me touchait profondément. Sans doute le spectacle de rentrée du Roi à Bruges et à Gand, magnifique, populaire, qui nous reportait aux temps de Philippe le Bon, de Marie de Bourgogne, d'Albert et Isabelle, contenait une grande puissance d'émotion ; mais rien n'excita plus ma sensibilité que la vue de quelques cabanes éparses sur la grande route, dont les pauvres habitants avaient orné la façade de branches d'arbres, de guirlandes formées de quelques haillons lessivés à la hâte. Sur la porte de ces cabanes on voyait parfois une pauvre vieille en guenilles tenant un enfant demi-nu sur les bras et lui montrant le Roi, comme si l'aspect de (page 149) l'auguste personnage, précurseur de la paix, du calme, de la confiance et de la prospérité nationale, devait exercer une heureuse et sainte influence sur l'avenir du petit être placé sous son regard.

Le voyage du Roi fut un triomphe populaire jusqu'au palais de Laeken. Jamais je n'ai été témoin d'un spectacle plus attendrissant que celui de la joie populaire. Jamais l'aspect d'un souverain n'excita un enthousiasme plus sincère, plus spontané, plus général, plus éloigné de toute préparation, de toute excitation factice. Le bonheur était dans toutes les âmes. Les membres du Congrès qui quelques jours auparavant se montraient adversaires passionnés ne pouvaient se rencontrer dans les localités traversées par le cortège royal sans s'aborder en se serrant les mains et en s'embrassant, oubliant patriotiquement leurs querelles passées pour se rallier à celui que l'instinct des masses ainsi que la raison des hommes politiques rendue à elle-même proclamaient le consolidateur, sinon le sauveur de l'indépendance reconquise et des institutions libérales établies par la sagesse du Congrès.

Disons, pour être vrai, que les manières du nouveau Roi si puissantes de séduction, son accueil si affable, si bienveillant, son élocution toujours facile, ses réponses pleines de tact et qui attestaient fréquemment une rare connaissance de nos annales, contribuèrent beaucoup a ce résultat. Nous avons vu à Gand des fabricants connus comme orangistes, subjugués par le prestige qu'exerçait le prince sur tout ce qui l'approchait et lui faire les honneurs de leurs établissements comme s'ils avaient toujours été de chauds patriotes. En voyant avec quelle sollicitude éclairée le prince parlait de leurs souffrances, des moyens de les alléger, de son ferme désir d'y employer son influence personnelle et les forces de son Gouvernement, ils se dépouillaient comme par enchantement des préventions avec lesquelles ils l'avaient accueilli.

Nous arrivâmes à Laeken escortés de quelques centaines de voitures, d'une nombreuse cavalcade environnée de (page 150) milliers de piétons qui couvraient la route et faisaient la haie à plus de trois lieues en avant de Bruxelles jusqu'aux portes de la capitale. Nous trouvâmes au château beaucoup de membres du Congrès qui avaient quitté la séance du soir pour venir souhaiter la bienvenue au nouveau Roi. Je reconnus parmi mes collègues plusieurs des plus violents adversaires des XVIII articles et qui n'étaient pas des moins empressés autour de l'illustre voyageur.

Le Roi fut inauguré le 21 juillet 1831. Une journée superbe favorisa cette grande solennité nationale. Le Roi monta à cheval à la porte de Laeken et vint au pas jusqu'a la place Royale, suivi d'un brillant état-major, au milieu des bataillons de la garde civique et de la ligne qui faisaient la haie et le saluaient des plus vives acclamations.

Nous empruntons au Moniteur le compte rendu de cette belle et touchante cérémonie (ici le compte rendu) (Note de A. Freson : Ce compte-rendu n’a pas été copié).

7. Le premier ministère du Roi

Quelques jours après l'inauguration du Roi, MM. de Sauvage et Barthélemy se retirèrent du Ministère. Sa Majesté voulut bien me charger de lui composer un nouveau cabinet et insister pour que j'en fisse partie. J'acceptai cette mission en déclinant les offres qui m'étaient personnelles et motivant mon refus sur ma santé altérée par trois mois et demi de fatigues et d'émotions et sur la nécessité de laisser s'éteindre par ma retraite les haines qu'une lutte si passionnée et si récente encore avait soulevées contre moi.

Je pensai que l'arrivée du Roi devait être le signal d'une réconciliation entre les diverses opinions qui s'étaient produites au Congrès et ralliées à la Révolution.

Avec l'autorisation de Sa Majesté, j'offris le portefeuille des Finances a M. Osy, qui avait professé dans les premiers temps de son séjour au Congrès des opinions orangistes, mais qui depuis s'était ouvertement rallié â la candidature du prince de Saxe-Cobourg, avait fait l'éloge de Son Altesse (page 151) Royale, avait voté pour son élection et vivement défendu les XVIII articles. Il refusa et motiva son refus sur la nécessité de donner tous ses soins à sa maison de banque. Je fis ensuite des démarches auprès de M. Coghen qui, après beaucoup de difficultés, accepta les Finances.

J'eus plus de peine encore à décider M. Raikem à accepter le portefeuille de la Justice. M. Raikem est un homme modeste, probe, exempt de toute ambition et qui n'a jamais pris le pouvoir qu'avec une vive répugnance et par dévouement aux intérêts de son pays ou à ceux de son parti, que des hommes consciencieux confondent toujours.

M. Raikem avait voté avec la minorité contre les XVIII articles.

J'offris le portefeuille des Affaires étrangères à M. de Muelenaere ; défenseur chaleureux des XVIII articles ; il fit aussi beaucoup de difficultés, mais je parvins à le décider.

Le cabinet se trouva donc ainsi constitué :

M. de Sauvage, à l'Intérieur ;

M. Raikem, à la Justice ;

M. Coghen, aux Finances ;

M. de Muelenaere, aux Affaires étrangères ;

M. de Failly, à la Guerre.

Il paraissait difficile que M. de Sauvage, ami politique des anciens ministres, demeurât dans le conseil. Il comprit cette difficulté et ne tarda pas à prier Sa Majesté de vouloir bien accepter sa démission.

8. L’invasion hollandaise

Quelques jours après l'inauguration du Roi, je vins reprendre à Liège l'exercice de mes fonctions d'avocat général. Sa Majesté ne tarda pas à venir visiter cette résidence ; elle y arriva le …. août (Note de A. Freson : Le 1er août) 1831 et descendit chez M. le (page 152) baron Van den Steen, quoique ce personnage n'eût alors aucun caractère public (C'est en 1832 seulement qu'il fut nommé gouverneur de la province de Liège).

Le ... août (Note de A. Freson : Le 2 août), dans la soirée, je reçus de l'aide de camp de service l'invitation de me rendre immédiatement auprès de Sa Majesté : « Voyez, me dit le Roi, ce qui m'arrive pour ma bienvenue ; » et en même temps le Roi me remettait une lettre du général Chassé, adressée au commandant militaire de la ville d'Anvers, qui s'était empressé de l'envoyer à Liège ; elle annonçait la reprise prochaine des hostilités.

En me faisant cette communication, le Roi avait conservé ce calme, ce sang-froid qui ne l'abandonnèrent pas un seul instant dans le cours de la malheureuse campagne qui allait bientôt s'ouvrir : « Encore, dit-il, si j'avais pu consacrer quelques mois à l'organisation de l'armée, je ne craindrais pas la lutte. Peut-être faudrait-il s'en féliciter : l'armée et le pays s'attacheraient, par un succès, à leur nationalité naissante et au chef qui aurait combattu à leur tête ; mais être pris ainsi au dépourvu, cela est malheureux !

« Que pensez-vous, me dit Sa Majesté, de l'état de l'armée ? La croyez-vous capable de soutenir le choc de l'ennemi, de se battre en plaine ? » (Note de A. Freson : D'après la copie, le Roi aurait ajouté : « On m'écrit de Bruxelles qu'on peut attendre beaucoup de nos troupes »). Je dis franchement ma manière de penser au Roi (Note de Lebeau : On comprend que je n'ai nullement la prétention de reproduire le texte de cet entretien ou de tout autre ; j'en donne l'à peu près, la substance) : « Sire, l'armée ne manque ni d'ardeur, ni de courage. La garde civique est animée d'un vif sentiment national ; mais je ne puis cacher à Votre Majesté que, malgré les efforts louables et persévérants des divers officiers supérieurs qui ont dirigé le Département de la Guerre depuis la Révolution, l'armée nouvelle doit, dans mon opinion, laisser beaucoup à désirer sous le rapport de l'organisation. (page 153) Nous sommes trop près d'une révolution qui a relâché les liens de toute subordination et de toute discipline pour que l'armée ne s'en ressente encore profondément. De la un grand obstacle à sa réorganisation. Ajoutez-y l'incertitude sur l'issue de cette même révolution, incertitude qui jusqu'ici a dû exercer une fâcheuse influence sur l'esprit de l'armée. Quant à la garde civique, je la crois capable de faire des prodiges derrière des remparts et des barricades, ou retranchée dans les maisons lorsque l'ennemi oserait s'engager dans les rues de nos villes ; mais peu exercée, organisée très incomplètement, je la crois incapable de soutenir un choc en plaine et de résister à la cavalerie et à l'artillerie. »

« - Votre conclusion ? »

« - Ma conclusion, Sire, est qu'il faut à l'instant même expédier des estafettes à Paris et à Londres pour demander l'exécution des engagements contractés par ces deux puissances : la garantie de notre neutralité stipulée dans les XVIII articles. »

« - Il m’en coûte de recourir à ce moyen ; j'aurais aimé à conduire notre armée au-devant des Hollandais. Un succès militaire produirait sur nos soldats et sur le pays tout entier l'impression la plus favorable à la nationalité et a la dynastie ; mais je crois comme vous que ce serait jouer là un gros jeu ; comment faire ? Je suis ici sans ministre ! »

« - Sire, je me charge d'écrire a MM. Le Hon et Van de Weyer. Je suis sûr que ces Messieurs, en présence de la gravité des circonstances, ne s'arrêteront pas à l'absence d'une signature ministérielle et qu'ils engageront sans hésiter leur responsabilité personnelle. Si vos ministres à Bruxelles reculaient devant la détermination que je conseille a Votre Majesté, supposition que je ne saurais admettre, je prendrai la responsabilité de ce conseil en rentrant (page 154) jusqu'au terme de cette crise dans le cabinet en telle qualité qu'il vous plaira. »

« - Écrivez donc. De mon côté, je vais écrire au Roi des Français et en Angleterre. »

Une heure après cet entretien deux estafettes parties de Liège couraient à franc étrier vers Londres et Paris.

On sait quel fut le résultat de ces démarches. Le Ministère Périer, qui, au début de la session, venait d'essuyer un échec et avait offert sa démission, la retira immédiatement et prit à l'instant la résolution d'envoyer à marches forcées une armée en Belgique. Un Moniteur extraordinaire annonça ces deux événements à la France et à l'Europe. L'article 121 de la Constitution ne permet pas de faire entrer en Belgique une armée étrangère sans l'autorisation des Chambres. J'avoue que je ne pensais pas à cette disposition et que, y eussé-je pensé, j'aurais encore agi de même (Note de A. Freson : Cette dernière phrase est effacée dans 1a copie et remplacée par le passage suivant : Le Roi m'en fit l'observation, à l'appui de sa répugnance ; j'avoue, que cette disposition ne m'arrêta pas un seul instant. « La Constitution, lui dis-je, n'a pas prévu de telles éventualités. En tout, cas je consens à redevenir ministre pour en assumer au besoin toute la responsabilité.» Les Chambres, loin de critiquer cette violation du texte de leurs attributions, y applaudirent, lorsque plus tard je leur rendis compte de ma conduite, hautement approuvée d'ailleurs par mes collègues. On peut se demander ce qui serait arrivé si, encourageant les généreux instincts du Roi, je n'eusse réclamé aucun secours du dehors, et si la France, non appelée par nous, n'était pas venue immédiatement à notre secours ; si elle eût vu après la déroute infaillible de notre armée, le prince d'Orange en possession de Bruxelles, ralliant par sa présence une partie des troupes qu'il avait commandées à Waterloo, ralliant le parti orangiste, puissant encore alors à Gand, à Bruxelles, à Anvers, à Liège, et les mécontents que fait toujours une révolution quand elle n'améliore pas leur position).

Sa Majesté m'invita à l'accompagner à Bruxelles et désira que je fisse partie de son conseil. Les ministres, qui (page 155) approuvèrent hautement les démarches faites à Londres et à Paris, avaient, de leur côté, exprimé le désir que je devinsse leur collègue. Je ne crus pas, eu égard aux circonstances, pouvoir refuser mon concours et j'entrai dans le cabinet comme ministre sans portefeuille. J'y demeurai jusqu'à la retraite de l’armée hollandaise, époque ou je crus pouvoir me retirer. Le cabinet venait de subir une nouvelle modification. M. de Brouckere, qui avait passé quelques jours au Département de l'Intérieur, vacant par le départ de M. de Sauvage, prit définitivement le portefeuille de la Guerre en remplacement de M. le général baron de Failly.

M. Teichman, inspecteur général des ponts et chaussées, devint Ministre de l'Intérieur ad intérim.

J'avais eu l'honneur d'accompagner Sa Majesté à Anvers, où, par un noble mouvement, elle se rendit des son retour de Liége et où elle coucha le soir même du jour ou expirait l’armistice dénoncé par le général Chassé. Cette démarche, cette association à nos nouveaux périls fit sur la population d’Anvers, pleine d'anxiété, d'épouvante, un effet indicible qui se répandit aussitôt dans tout le pays.

D'Anvers nous nous rendîmes à Malines, puis à Louvain, où l'approche de l'ennemi engagea Sa Majesté il établir son quartier général. Le Roi, dont le courage et le calme ne se démentirent pas un instant, s'occupa (dans la copie : s’occupait sans relâche, avec le général Goblet et quelques autres officiers) activement du rassemblement et de la marche des troupes. Des instructions partaient à chaque moment de Louvain pour les chefs des corps. Chaque fois qu'il y avait une communication importante à faire au conseil, je me rendais à Bruxelles. J'y étais lorsque arrivèrent les premiers régiments de l'armée française ayant à leur tète le duc d'Orléans et le duc de Nemours. J'appris en même temps que la route de Louvain était interceptée et qu'il m'était impossible d'y retourner. J'attendis à (page 156) Bruxelles l'issue d'une lutte dont le dénouement ne me parut pas un instant douteux des que je connus l'entrée de l'armée française sur notre territoire.

Je renvoie aux publications contemporaines pour les détails de cette courte et déplorable campagne. Je dois dire cependant, pour rendre hommage a la vérité, que personne ne déploya, d'après nos vives et continuelles instances, plus de zèle, d'activité et de dévouement pour organiser l'armée, que mes deux collègues successivement Ministres de la Guerre, MM. d'Hane et de Failly. Ce dernier, qui a été en butte à des accusations violentes et que je crois complètement injustes, irréprochable quant aux intentions, a-t-il fait preuve d'une haute capacité ? Je ne suis pas compétent pour me prononcer à cet égard. Tout ce que je sais, c'est que le général de Failly se défiait beaucoup de lui-même, qu'il résista longtemps aux instances du Régent, disant que la tâche de Ministre de la Guerre, dans des circonstances aussi difficiles, était au-dessus de ses forces, qu'on le perdrait, lui qui dans son commandement d'Anvers rendait de grands services et avait conservé la réputation d'un bon officier. Son acceptation, qu'il fallut lui arracher, fut bien certainement un acte de dévouement et d'obéissance et non un calcul d'ambition, bien moins encore une arrière-pensée de défection.

L'armée hollandaise, qui avait occupé Louvain et qui menaçait la capitale, s'arrêta des que le prince d'Orange, qui la commandait, apprit l'arrivée en Belgique d'une armée française. Bientôt une suspension d'armes fut signée entre les chefs des deux armées et l'ennemi quitta notre territoire. On sait que peu de temps après les cinq puissances, constituées en conférence, arrêtèrent les bases d'un traité entre la Belgique et la Hollande, avec la résolution de l'imposer s'il le fallait aux parties intéressées Le pays, découragé à la suite des déplorables résultats de la campagne de 1831, souscrivit aux conditions de la Conférence, toutes dures qu'elles parussent, surtout en ce qui touchait les sacrifices territoriaux et bien qu'elles s'éloignassent notablement des termes des XVIII articles (page 157) présentés au Congrès par les mêmes puissances et adoptées par lui en juin 1831.

Les XVIII articles transformés en vingt-quatre dispositions nouvelles devinrent le traité du 15 novembre 1831, connu sous le titre des XXIV articles. Par ce dernier traité les cinq grandes puissances reconnurent formellement l'indépendance de la Belgique et sa nouvelle dynastie (Note de Lebeau : Ici devra se placer un parallèle étendu entre les XVIII articles et les XXIV articles et la justification de mes paroles en défendant les premiers qui ont péri dans les plaines de Louvain) (Note d’A. Freson : Ce parallèle n'a pas été fait ; je trouve seulement dans la copie la phrase suivante : « Les XVIII articles étaient le fruit de la diplomatie de mon Ministère, si admirablement conduite par MM. Devaux et Nothomb, puissamment secondés par le prince Léopold. Ils justifiaient mes paroles au Congrès. : Nous n'aurons pas la dette et nous aurons le Luxembourg. ») Les XXIV articles, ainsi que le reconnaît implicitement la Conférence dans un de ses protocoles, sont le fruit de la défaite. Comme toujours le vae victis nous fut appliqué.