(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)
(page 319) Au milieu des négociations de l'affaire des chemins de fer, une idée reparut, caressée autrefois en Belgique comme en France, celle d'une alliance commerciale entre les deux pays. On chercha même à lui rallier des sympathies dans le monde industriel du Hainaut.
Ecartée après de fréquentes négociations avec les ministres de Louis-Philippe, à raison des dangers qu'elle présentait pour la neutralité et l'indépendance politique de la Belgique, elle devenait la fois inopportune et menaçante au moment où le gouvernement belge consacrait tous ses efforts à la défense de l'autonomie de nos chemins de fer, compromise par la combinaison de l'Est français. Les craintes qu'elle inspira déterminèrent les premiers essais d'un rapprochement économique vers la Hollande.
(page 320) Déjà, en 1868, une agitation s'était produite dans la presse autour de la question de l'union douanière franco-belge. Un journal parisien avait lancé la nouvelle de pourparlers engagés entre les deux gouvernements. C'étaient de faux bruits. Ils se répandirent néanmoins en Europe, Malgré les démentis, on y crut.
Des écrits postérieurs montrent que ces rumeurs, bien qu'elles ne répondissent point à des projets positifs et définis, traduisaient cependant certaines espérances, de vagues conceptions en faveur dans la société politique de l'Empire, et qui s'apparentaient au plan soumis en juin 1866 par M. de Persigny à l'Empereur : la création d'une « Confédération des Gaules » dans laquelle la France aurait concentré autour d'elle la Belgique, la Hollande, et par surcroît les petits Etats allemands du Sud. Simple chimère, écrit de la Gorce (Histoire du second Empire, t. V, p. 62), pure hallucination, ajoute plus rudement Emile Ollivier (L’Empire libéral, t. VIII, p. 179).
Rothan, dans le livre qu'il a consacré à « l'affaire du Luxembourg », indique la politique que les conseillers de l'Empereur auraient dû faire prévaloir en 1866, s'ils n'avaient « dédaigné les à compte de crainte qu'ils ne valussent quittance. » Au lieu de revendiquer le Rhin et le Palatinat, il eût fallu réclamer la cession du Luxembourg « et au besoin une union douanière et militaire avec la Belgique » (pp. 398-400 et la note).
(page 321) On retrouve dans plusieurs publications les traces d'aspirations semblables, diversement exposées, mais de même nature et orientées vers les mêmes fins. (Note de bas de page : La Revue générale a publié dans ses numéros de janvier et mars 1885, des articles intitulés La Belgique industrielle observée par un ingénieur français. L'auteur, M. Petau de Maulette, y parle de « la grande idée que caressait Napoléon 111 d'une confédération gauloise fondée sur une politique de paix et de progrès ct sur la libre satisfaction des intérêts que la nature a groupés entre eux. » Il affirme inexactement et sans l'ombre d'une preuve qu'elle faillit se réaliser vers 1863 ou 1864, par le moyen d'une union douanière ; il impute l'échec de l'entreprise à Bismarck qui aurait réussi à prendre Frère-Orban « par son faible, son immense amour-propre, en parvenant à lui faire croire qu'il aurait un rôle bien plus important à jouer en politique du côté précisément opposé à celui vers lequel se portait la gravité sociale, et de pente naturelle, des intérêts du peuple belge... » Plaisanterie ridicule ! L'Echo du Parlement en fit justice dans un article de la plume de Frère-Orban (numéro du 13 mars 1885). Fin de la note.)
La combinaison que l'on attribuait en 1868 au gouvernement impérial n'était qu'une variante du plan de Persigny. Elle consistait à fonder, en regard de la Confédération de l'Allemagne du Nord, une confédération rivale sous forme d'union douanière, dont la Belgique, la Hollande, la Suisse même voire l'Italie et l'Espagne devaient faire partie.
L'Indépendance affirma la réalité des négociations franco-hollando-belges. L'Echo du Parlement la dénia (11 juillet 1868).
En Allemagne comme en Angleterre, ces informations contradictoires suscitèrent une certaine émotion. La Gazette de la Croix, organe officieux du ministère prussien, contesta que des négociations fussent entamées et rattacha à des manœuvres de bourse les nouvelles tendancieuses jetées dans le public. Le cabinet anglais fut interpellé, à la Chambre des communes. Répondant à M. Otway, Lord Stanley déclara qu'il avait reçu des représentants de la Belgique et de (page 322) la Hollande des communications d'où il résultait que les bruits mis en circulation étaient sans fondement. Ils se prolongeaient cependant. A Paris, ils avaient trouvé des dupes faciles et crédules. Le correspondant parisien de l’Echo du Parlement lui écrivait le 18 juillet : « On est généralement si peu au courant des conditions de votre existence politique que même dans les régions les plus élevées où il n'est guère permis d'ignorer ces choses-là, surtout quand il s'agit d'un pays limitrophe, on a très sérieusement cru pour un instant à la possibilité d'une alliance commerciale et militaire entre la France et la Belgique, et cette erreur n'a pas encore complètement disparu aujourd'hui. On disait partout que, répondant à un désir exprimé par Napoléon III, le Roi Léopold allait se rendre à Fontainebleau ou à Plombières pour jeter les bases de cette entente mutuelle, et pas plus tard encore que ce matin, le Gaulois annonçait que la légation belge avait fait parvenir à Fontainebleau une lettre autographe de votre souverain annonçant sa prochaine arrivée. »
Il était urgent de faire cesser le trouble que de telles légendes ne pouvaient manquer d'engendrer. Le Roi écrivait à Frère-Orban le 6 août 1868 : « Les journaux étrangers parlent toujours beaucoup de prétendus projets d'union douanière. La presse nationale doit combattre ces idées et par son attitude décourager les propagateurs, » Les deux principaux organes du parti libéral et du parti catholique, l'Echo du parlement et le Journal de Bruxelles, développèrent les motifs qui rendaient inacceptable toute union douanière entre la Belgique et la France. Pareille entente ne serait-elle pas représentée comme une infraction aux principes de la neutralité ? L' Europe ne la permettrait pas et la Belgique se refuserait à contracter des engagements qui la placeraient sous une sorte (page 323) de protectorat et pourraient mener à une absorption définitive (Journal de Bruxelles, 10 août 1868. L’article fut reproduit par l’Echo du Parlement du 13 août).
Le Times consacra à la question un article qui concluait à l'impossibilité de l'union : à cause des traités d'abord, et par suite des répugnances de la Belgique, où l'opinion publique était manifestement hostile à de tels projets.
(page 324) La question n'était pas nouvelle. Elle avait été étudiée, négociée, discutée, de 1836 à 1843, puis abandonnée pour des raisons majeures, d'ordre politique et international.
Lorsqu'après la conquête de l'indépendance, la Belgique se préoccupa d'assurer son existence matérielle et le développement de sa jeune industrie, dont le régime hollandais avait eu le mérite de favoriser les débuts, les regards se tournèrent naturellement vers la France, qui venait, par l'envoi d'une armée, de délivrer Anvers et de sauver notre nationalité en péril. Il nous fallait des débouchés. Ils semblaient s'offrir aisément au sud. C'est de ce coté qu'on espérait écouler nos produits avec le plus de profit, et spécialement nos toiles, pour lesquelles on regardait le marché français comme indispensable.
L'un des premiers actes du cabinet Rogier de 1833 fut une démarche auprès du gouvernement français. On envoya à Paris une députation composée de membres de la Législature, de notables de l'industrie et du commerce, dans le dessein d'élargir nos relations avec la France, de resserrer les liens d'amitié et de bon voisinage (discours de M. Joseph Lebeau à la Chambre des représentants, le 6 juillet 1846).
Des négociations s'engagèrent. Elles durèrent plusieurs années. Elles aboutirent à un « système de compensation. »
(page 325) La France accorda en 1836 des dégrèvements en faveur des fils, toiles, houilles, fers et marbres belges ; la Belgique procéda de même en 1838 à l'égard notamment des vins, eaux-de-vie et grains français.
Au cours des pourparlers, le cabinet de Paris proposa une solution radicale, l'union douanière.
M. Molé rédigea en 1836 un projet dépourvu de caractère officiel, auquel le chef du cabinet belge, M. de Theux, ne s'arrêta point, et que reprit cependant, sans plus de succès, le maréchal Soult en 1839. Thiers en 1840, au lendemain de l'échec subi par la diplomatie française dans le règlement de la question d'Orient, fit à son tour une tentative dans le même sens, apportant à la combinaison primitive des modifications qui déterminèrent Lebeau, alors chargé des affaires étrangères, à se dérober à toute discussion. L'entente économique proposée prenait en effet le caractère d'une véritable alliance politique. Le gouvernement estima que la prudence commandait « d'ajourner tout acte susceptible de pareille interprétation et de si dangereuses conséquences » (délibération prise par le conseil des ministres en juillet 1840, rappelée à la Chambre par M. Joseph Lebeau, dans la séance du 6 juillet 1846). Et Lebeau s'abstint de munir le négociateur belge des pouvoirs nécessaires (VAN DE WEYER, Histoire des relations extérieures).
La difficulté qui, depuis 1836, ne cessait de s’accentuer, venait de l'opposition des mobiles qui de part et d'autre poussaient à rechercher un accord.
La Belgique aspirait se procurer des bénéfices économiques, la France une extension d'influence politique. De là, les propositions françaises : communauté des recettes et du service des douanes, perception des droits par les douaniers français, (page 326) établissement en Belgique du monopole des tabacs, unification du régime des sucres et contrôle administratif confié des agents français, jugement des contestations en dernier ressort par des juridictions françaises. De telles conditions équivalaient à la suzeraineté pour l'un, à la vassalité pour l'autre. De là, aussi, les contre-propositions formulées par M. de Theux en 1839, et dont le gouvernement belge continua à s'inspirer dans la suite, quand les pourparlers reprirent : un traité différentiel établissant des tarifs réduits à la frontière commune et les tarifs français sur les autres frontières de la Belgique, sans sacrifice d'autonomie ni pénétration administrative.
En 1841, la question de l'union douanière entra dans une seconde phase. Des conférences eurent lieu à Paris au mois de septembre, entre quelques-uns des ministres français et plusieurs délégués des deux Etats sous la présidence de Guizot. Les délégués belges étaient MM. de Muelenaere, Liedts et Dechamps. « De part et d'autre, rapporte Guizot, les dispositions étaient circonspectes : nous ne voulions pas faire payer trop cher à notre industrie et à nos finances l'avantage que devait nous valoir l'union douanière, et les Belges voulaient payer au moindre prix politique possible l'avantage industriel qu'ils recherchaient » (Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. VI, p. 276).
Cependant, les propositions de la Belgique dépassaient singulièrement le cadre où elles s'étaient restreintes jusque-là. Le projet du comte de Briey, qui avait la gestion des affaires étrangères dans le cabinet Nothomb, comportait l'abolition de toute ligne de douane entre les deux pays et l'établissement sur les autres frontières de tarifs identiques. C'était, dit Guizot, l'union douanière vraie et complète. Mais les Belges repoussaient toute intervention d'agents (page 327) français sur leur territoire. L'admission de quelques milliers de soldats français en uniforme de douaniers serait, déclara l'un des commissaires, une atteinte mortelle à l'indépendance et à la neutralité de la Belgique.
Il fut répliqué par la France qu'elle ne pourrait confier à des douaniers belges la garde de ses intérêts industriels et financiers. Et l'on n'aboutit pas.
Sur ces entrefaites, le gouvernement de Louis-Philippe, alarmé par la concurrence de l'industrie linière anglaise, éleva jusqu'à un taux presque prohibitif les droits sur les fils et tissus de lin étrangers.
C'était pour les manufactures belges et pour la population ouvrière des Flandres, déjà très éprouvée, un coup meurtrier. On réussit s'en préserver par la convention du 16 juillet 1842, qui conserva la Belgique, pour une durée limitée, le bénéfice des tarifs anciens.
Van de Weyer, juge compétent, dit à ce sujet, se bornant mentionner la convention de 1842 et celle de 1845 qui la prorogea, mais avec de sensibles restrictions : « On comprendrait à peine aujourd'hui les combats qu'il a fallu livrer à cette époque, les talents de premier ordre qu'il a fallu mettre à l'œuvre, pour obtenir des résultats aussi incomplets. »
Le gouvernement français reprit alors l'examen du problème resté, après une troisième épreuve, sans solution.
Un projet, élaboré par M. Humann, ministre du commerce, fut arrêté dans un conseil tenu à Saint-Cloud en novembre 1842 et soumis au gouvernement belge.
Il maintenait les bases des projets précédents et impliquait l'adoption par la Belgique des dispositions fondamentales du régime français en matière de douanes et de contributions indirectes. Mais les (page 328) obstacles se multiplièrent. Le gouvernement belge réclama d'importantes modifications. Les principales industries françaises témoignèrent de l'hostilité. Enfin, les puissances intervinrent.
Lord Aberdeen écrivit à Léopold ler une lettre pour le détourner d'une mesure « pleine de dangers pour les intérêts du Roi et pour la tranquillité de l'Europe » (GUIZOT, Mémoires, t. VI, p. 281).
A M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à Londres, il déclara que l'Angleterre ne verrait pas d'un bon œil des douaniers français à Anvers et laissa entendre qu'elle était à ce sujet en communauté de sentiments avec la Prusse.
La thèse anglaise était que l'unité des douanes et du système financier, établie par deux Etats de force inégale, devait avoir pour conséquence l'asservissement du plus faible, que dès lors une entente de cette nature conclue par la Belgique avec la France constituerait une atteinte à l'indépendance et à la neutralité belges, et qu'en vertu des traités qui les ont fondées, les puissances garantes auraient le droit d'intervenir. Lord Aberdeen qui avait exposé ces vues dans une dépêche envoyée à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, en entretint Van de Weyer, en écrivit à Lord Cowley à Paris ; en même temps, l'ambassadeur de France à Berlin, le comte Bresson, prévint Guizot de l'opposition qui se manifestait du côté de Prusse.
Dès lors, tout projet d'union douanière franco-belge était condamné. Guizot le comprit. Dans une longue dépêche qu'il adressa au comte Bresson, il s'attacha réfuter l'argumentation de Lord Aberdeen, affirmant les sympathies, le respect de la France pour la Belgique autonome et neutre, se défendant de toute intention d'affaiblir la neutralité belge, de toute (page 329) pensée directe ou dissimulée d'absorption. « Nous croyons, disait-il, qu'aujourd'hui pour la France, pour sa grandeur aussi bien que pour son bonheur, le premier besoin. c'est la stabilité. » Il terminait en donnant pour instructions à la diplomatie française d'éviter les discussions sur l'union douanière et de donner la persuasion que la France ne la recherchait pas et qu'il faudrait que la Belgique la lui imposât en quelque sorte, comme une nécessité de sa propre existence ; d'empêcher toute démarche collective et officielle des puissances et d'observer soigneusement leurs dispositions. (Note de bas de page : La lettre de Guizot au comte Bresson, très intéressante, est reproduite en entier dans les Mémoires de Guizot, t. VI, p. 285).
En ce qui concerne celles-ci, Guizot croyait qu'à l'exception de l'Angleterre et de la Prusse, les cabinets européens attachaient peu d'importance à la question. Il en donne pour preuve, dans la relation si complète qu'il a écrite de cette affaire, le langage du prince de Metternich. Qui, à diverses reprises, aurait déclaré qu'à son avis le gouvernement prussien avait tort de s'inquiéter, que Léopold Ier ne se risquerait pas conclure un traité aussi dangereux pour la sécurité et l'avenir de la Belgique, et que si le Roi feignait des dispositions favorables, c'était avec la volonté de n'arriver à rien.
A la vérité, les sentiments du chancelier d'Autriche n'étaient pas moins hostiles que ceux des gouvernements de Prusse et d'Angleterre.
Le prince de Metternich s'était inquiété depuis l'origine des projets d'union douanière entre la France et la Belgique. Il avait eu, en 1840, avec le ministre belge Vienne, de fréquents entretiens où il s'était montré nettement opposé une fusion d'intérêts qui (page 330) lui semblait devoir compromettre l'indépendance de la Belgique. A propos de la convention linière, il déclara encore ne pouvoir approuver la suppression de la douane sur la frontière commune, estimant qu'elle ne se conciliait pas avec les conditions de notre position politique. Il invoquait un principe général, c'est que le plus fort ne peut s'unir au plus faible. Ce n'est plus alors une réunion, c'est une absorption. « Faites donc, disait-il au baron O'Sullivan de Grass, des arrangements de tarifs avec la France, mais ne faites pas disparaître vos frontières. »
Lorsque le projet de 1842 fut connu des chancelleries, on délibéra sur la proposition de faire auprès du gouvernement français la démarche collective que redoutait Guizot, pour protester contre un arrangement regardé comme incompatible avec les stipulations des traités de 1839. Le prince de Metternich se prononça pour l'action isolée et en même temps qu'il fit connaître ses vues à Paris, il insista à nouveau, dans ses conversations avec le baron O'Sullivan. sur les devoirs de la neutralité qui interdisait à la Belgique de contracter une alliance politique et, tout autant, une union commerciale dont les conséquences politiques ne pouvaient être contestées. (Note de bas de page : Ces divers témoignages de l'opinion de Metternich furent rappelés à nos agents diplomatiques dans une dépêche du ministre des affaires étrangères du 3 juillet 1869 (papiers de Frère-Orban. Voir infra, p. 339).)
L'opposition des puissances frappait de stérilité toutes négociations ayant un autre but que de régler les relations économiques des deux pays dans la forme des ordinaires conventions commerciales. L'idée de l'union douanière, dit Guizot, fut peu à peu délaissée sans bruit. En 1843, M. Goblet, ministre des affaires étrangères, proposa au nom de notre gouvernement un traité « étendu, mais qui ne sortait (page 331) pas du cadre des concessions de tarifs. » Il ne réussit pas, et deux ans plus tard, le 13 décembre 1845, on se borna à conclure, après beaucoup d'efforts, une convention de courte durée et de portée limitée, que l'expérience démontra d'ailleurs peu favorable aux intérêts belges.
Lorsque le traité de 1845 fut soumis la Chambre des représentants, la question qui, de 1836 à 1843, avait été d'une manière presque continue agitée entre les deux gouvernements, devint l'objet d'un débat attentif et prolongé.
De nombreuses pétitions réclamant l'union douanière avaient été adressées au Parlement. Le poste des affaires étrangères était occupé par M. Adolphe Dechamps, qui, en 1841, avait participé en qualité de commissaire de la Belgique aux conférences tenues à Paris, sous la présidence de Guizot, Le 30 juin 1846, en comité secret, le ministre fit l'historique de l'affaire et déposa une volumineuse correspondance diplomatique. De Theux et Lebeau s'expliquèrent à leur tour. Ayant tous deux été mêlés, pendant leur passage au pouvoir, aux négociations diverses suivies avec le gouvernement français, leur avis était prépondérant.
Aucun désaccord n'éclata dans leurs paroles. Leur sentiment était identique. L'union douanière était irréalisable pour deux motifs capitaux. Le premier, c'était, pour se servir des expressions de Lebeau, la difficulté européenne. le second, c'était la difficulté française. « L'union franco. belge, dit Lebeau, telle que la France l'aurait voulue, ce serait l'union politique avec la franchise, avec la vérité en moins... il y aurait une apparence de Belgique, il n'y aurait plus qu'une indépendance mensongère et dérisoire. Eh bien, j'aimerais mieux être simplement Français, pouvoir dire quand je verrais la cocarde française au chapeau des officiers de nos douanes : ce sont nos (page 332) douaniers, c'est notre cocarde, ce ne sont pas ceux d'une nation suzeraine dont la Belgique est vassale » (6 juillet 1846).
La Belgique conserva donc intacte sa personnalité économique. C'est un inestimable bonheur qu'elle ait échappé à une alliance qui sans doute aurait favorisé dans les débuts certains groupes d'intérêts matériels, mais aurait entraîné la perte de son individualité et l'eût privée du stimulant de la lutte pour la vie. Elle se serait déshabituée de compter d'abord sur elle-même. Elle serait devenue feudataire de l'étranger et son indépendance politique aurait disparu tôt ou tard dans l'asservissement de sou activité industrielle et commerciale.
Toutes les formules d'union douanière, émanées du gouvernement français, portaient la marque de l'idée essentielle qui les inspirait. Elles étaient politiques plutôt que commerciales. C'était un agrandissement de puissance que la France recherchait avant tout.
Quand la Chambre des députés discuta la convention linière de 1842, des orateurs reprochèrent à Guizot de ne pas avoir, sous la forme de l'union douanière, « incorporé » la Belgique la France.
Plus de quarante ans après, Rothan a renouvelé contre le régime de Louis-Philippe, l'accusation qu'on retrouve sous la plume de maints écrivains bonapartistes, de n'avoir pas fait entrer « dans l'orbite de la politique français »e la Belgique et avec elle les Etats germaniques du Midi, « par tout un réseau de conventions postales et commerciales. » Ainsi, paraît-il, la France aurait conjuré le péril de l'absorption de l'Allemagne par la Prusse (Une Cour allemande au XIXème siècle, Revue des Deux Mondes, 1 août 1888).
Bien que les projets d'union franco-belge eussent (page 333) été de part et d'autre désertés dès 1843, une tentative se fit en 1850, sous la présidence de Louis-Napoléon, pour rendre à la question de l'actualité et de la vie. Quelques journaux parisiens, prenant texte de certaines difficultés que le gouvernement belge rencontrait dans ses négociations avec le Zollverein, suggérèrent un retour à l'idée de l'union douanière.
« Déjà plusieurs fois mise en avant, elle n'a jamais été entièrement abandonnée, écrivait au Journal des Débats son correspondant bruxellois « et l'on y revient aujourd'hui avec plus de persistance encore. »
Une seule crainte, ajoutait-il, arrête beaucoup d'esprits, c'est que l'alliance économique n'amène plus tard l'absorption politique de la Belgique. Et il demandait s'il n'était pas possible de donner à celle-ci les garanties nécessaires en ce qui concerne son indépendance (14 juillet 1850).
Le 10 août, le Journal des Débats reprit le thème ; « Si les informations qu'on reçoit de Bruxelles sont exactes, l'union commerciale de la France avec la Belgique serait redevenue possible... La force des choses ramène la Belgique vers nous. Que va faire le gouvernement ? Il est d'une bonne politique de rattacher à la France, par les liens solides qui naissent de la communauté des intérêts, les Etats secondaires qui l'entourent. L'isolement politique où l'on voulut nous enfermer en 1815 est pour nous une cause de faiblesse. Un gouvernement jaloux de la dignité et de la grandeur du pays ne peut s'y résigner... » Sans doute, on se défendait de toute pensée de conquête ; mais « si la France respectait les nationalités qui l'entouraient. ce n'était pas une raison pour qu'elle négligeât de nouer des rapports intimes avec les Etats avoisinants dont la civilisation suit la même orbite (page 334) que la sienne... De bonnes alliances commerciales sont d'excellente politique..., aucune n'est plus convenable que celle de la Belgique, et s'il faut être surpris de quelque chose, ce n'est pas de voir renaitre l'idée de l'union commerciale, c'est d'avoir encore à l'établir. »
Certains arguments, certaines expressions annoncent la politique et le vocabulaire du second Empire : l'irritation contre les traités de 1815, l'entente intime avec les « Etats secondaires » qui rentrent dans « l'orbite » de la France.
Le Siècle soutint le Journal des Débats. Mais les démentis et les désaveux ne se firent pas attendre et le Moniteur universel du 17 septembre mit fin à ce vain tapage par la note suivante. laconique et décisive : « L'union douanière de la France avec la Belgique est devenue depuis quelque temps le texte de divers articles de journaux. Cette discussion est pourtant sans objet, les deux gouvernements intéressés n'ayant rien fait qui pût la provoquer ni directement ni indirectement. »
Tels sont les rétroactes de la question. Ils font apercevoir les pensées politiques auxquelles se rattachait la conception de l'union franco-belge, lorsqu'elle ressuscita soudain, après dix-huit ans de léthargie, à l'époque même où se préparait, par l'achat des lignes luxembourgeoises, une autre tentative d'annexion économique.
On était en avril 1869, en pleine crise. Frère-Orban venait de partir pour Paris, afin de résoudre directement l'incident des chemins de fer avec les ministres de l'Empire, lorsque parut, sous forme de brochure, une lettre sur l'union douanière franco-belge, adressée aux membres de l'Association charbonnière de Charleroi (Charleroi, 4 avril 1869).
C’était un plaidoyer en faveur de la fusion commerciale. L'auteur, M. Emile Balisaux, occupait une situation importante dans l'industrie. Il a joué plus tard un rôle au Parlement.
M. Balisaux, après avoir exposé l'aspect économique de la solution qu'il préconisait, abordait le terrain politique. Loin d'y découvrir des périls, il insistait sur les avantages qu'offrait à la Belgique, au point de vue de sa sécurité et de la garantie de son indépendance, une entente étroite avec la France. « Il est de notoriété publique en Europe, disait-il, que la Prusse a, lors de sa guerre contre l'Autriche, engagé la France à s'emparer de la Belgique. Si telle avait été la volonté ou le désir de l'Empereur, qui l'en eût empêché ? » Puisqu'il ne l'avait pas voulu, les craintes ressenties en Belgique n'étaient que des chimères dont il fallait se débarrasser.. Que pouvait faire la France dans la perspective d'un conflit (page 336) inévitable avec l'Allemagne ? Elle n'avait que deux partis prendre : s'assurer les sympathies du pays neutre qui couvre sa frontière, par des liens tellement étroits, qu'elles ne puissent jamais faire l'objet du moindre doute, ou se préparer à la conquête de ce pays. ... Le premier parti est le seul, et la France doit le comprendre ainsi. C'est pourquoi les fortifications d'Anvers, qu'elle croit élevées contre elle, à l'instigation de l'Angleterre et de la Prusse, l'ont profondément blessée ; c'est pourquoi une simple loi économique sur les chemins de fer concédés éveille instantanément ses susceptibilités. »
« J'ose donc affirmer, concluait l'auteur, que le seul danger intérieur qui puisse menacer la Belgique, son indépendance, sa neutralité et sa nationalité ne peut venir que des méfiances de la France à son égard, des doutes qu'elle pourrait avoir sur la sincérité de son amitié.
« Un traité d'union douanière établirait entre les deux nations qui sont sœurs par le caractère, par les mœurs, par la langue et la religion, une telle communauté d'intérêts matériels que la France serait, à jamais, assurée de nos sympathies et que son premier désir, comme son premier devoir, serait de garantir notre neutralité et notre indépendance. »
Cet écrit semblait porter la trace d'une inspiration française, tant il rééditait fidèlement les thèses accoutumées et classiques en quelque sorte des diplomates, des journaux, des apologistes du second Empire, Il y avait à Charleroi un vice-consul de France, M. d'Angelis, parent de Benedetti, et qui recevait parfois la visite de l'ambassadeur. On dit que M. Balisaux avait fait la connaissance de ce dernier chez M. d'Angelis. et l'on crut qu'il fallait attribuer leur influence, à leurs suggestions, l'initiative (page 337) téméraire de M. Balisaux (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France). Elle irrita vivement le gouvernement et fut sévèrement jugée.
Dans les circonstances graves où l'on était, cet appel aux intérêts matériels pouvait devenir la source de difficultés nouvelles et imprévues. Frère-Orban se mit immédiatement en rapport avec M. Liedts, gouverneur de la Société Générale, qui intervint activement. Il rencontra un appui dévoué parmi les industriels que l’on prit soin d'éclairer, et notamment le concours de M. Arthur Warocqué, dont l'autorité dans le monde charbonnier était considérable. La chambre de commerce de Charleroi se prononça contre l'union douanière. Et le mouvement que l'on avait un instant redouté fut étouffé dans l'œuf.
(page 338) Après la signature du protocole du 27 avril, qui terminait la phase diplomatique de l'incident des chemins de fer et qui instituait une commission mixte pour la solution des questions techniques déterminées par ce protocole, il semble que l'on ait encore, en France, conservé quelque foi dans l'idée d’union douanière, On espérait sans doute, dit Frère-Orban. qu'on pourrait la reproduire pendant les délibérations de la commission mixte (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France).
Le comte de Beust, dont on se rappelle le rôle dans l'affaire du Grand-Duché de Luxembourg (voir supra, p. 139), servit encore d'intermédiaire au gouvernement français. Il fit connaître ses vues dans une dépêche du 1er mai au comte de Wimpffen, son ambassadeur à Berlin, comme suite à une conversation de ce dernier avec notre ministre en Prusse, le baron Nothomb (cette dépêche est reproduite par les journaux. Voir L’Indépendance du 18 juillet 1869).
Le chancelier d'Autriche ne dissimulait pas qu'à son avis le patriotisme belge avait conçu des alarmes exagérées à l'égard des intentions du gouvernement français. Il lui semblait difficile d'admettre que l'indépendance de la Belgique pût être menacée parce que l'exploitation ou même la propriété d'une partie de son réseau de chemin de fer passerait entre les mains (page 339) d'une compagnie française. Il allait plus loin. Il suggérait à mots couverts l'union douanière. « Une union plus intime de la Belgique à la France, disait-il, en tout ce qui concerne les intérêts économiques et matériels des deux pays, ne me paraîtrait nullement redoutable pour le maintien de l'indépendance belge. » Et il citait, à titre d'exemple, le Zollverein, tel qu'il avait existé de 1834 à 1866. Il précisait en ajoutant plus loin : « Tant de liens existent entre la France et la Belgique au point de vue des mœurs, de la langue, de l'industrie et du commerce, qu'il serait tout naturel de voir le dernier de ces deux pays chercher un appui dans le premier, sans abdiquer pour cela son existence politique parfaitement distincte et indépendante. De ces considérations. il ressort que la Belgique, en prenant une attitude qui froisserait les sentiments de la France, s'exposerait à des inconvénients graves, tandis qu'elle peut sans danger entrer dans la voie de la fusion des intérêts économiques et matériels. »
L'exemple du Zollverein, l'expression plusieurs fois employée de fusion d'intérêts, caractérisaient la pensée du comte de Beust. C'était bien d'union douanière qu'il voulait parler.
Les mêmes considérations furent exposées par le comte Dubski, conseiller de la légation d'Autriche à Bruxelles, dans une conversation qu'il eut le 10 mai avec le baron Lambermont, secrétaire général du département des affaires étrangères : « La question des chemins de fer était évidemment un acheminement à l'union douanière. La Belgique doit-elle se refuser une alliance douanière avec la France ? » Enfin de Berlin, le baron Nothomb fit parvenir au ministère des renseignements concordants sur les pensées et les dispositions du chancelier d'Autriche.
Le gouvernement belge répondit à ces insinuations et à ces conseils dans une dépêche du 3 juillet qu'il (page 340) adressa au vicomte de Jonghe, notre ministre à Vienne, et à nos principaux agents diplomatiques.
Il put se contenter de confronter les appréciations du comte de Beust avec celles qu'avait à diverses reprises et si énergiquement formulées le prince de Metternich, au sujet du projet d'union franco-belge de 1840 et de 1842 (voir supra l’exposé des arguments du prince de Metternich, p. 329).
Malgré les différences de temps et de situation, les principes n'avaient pas changé. Pas plus qu'autrefois la fusion de notre vie économique avec celle de la France ne pouvait s'accomplir sans préjudice pour l'indépendance et la neutralité belges.
Le règlement définitif de l'affaire des chemins de fer par la convention du 9 juillet 1869 ensevelit dans une commune défaite toutes les entreprises directes ou sournoises, partielles ou totales, d'annexion économique de la Belgique.
Elles eurent le même sort que le rêve de l'union des races latines et la chimère de la Confédération des Gaules.
Un an plus tard l'Empire s'écroulait.
(page 341 Les dangers de la pénétration française, le désir de créer à la Belgique de plus larges facultés commerciales, moyennant des compensations qui ne réduiraient pas son autonomie, et de trouver, à proximité, des sympathies qui ne pourraient porter ombrage à l'Eur0pe, poussèrent Frère-Orban à se tourner vers la Hollande.
L'union douanière hollando-belge paraissait exempte de toutes les critiques, de tous les inconvénients attachés à l'union avec la France. Quoi de plus naturel, de plus logique, de moins inquiétant que l'alliance économique de deux Etats équivalents et limitrophes, de frontières resserrées et de population abondante, et dont les ressources et les activités respectives se complétaient en quelque sorte, tous deux exposés à de redoutables concurrences, réciproquement intéressés à la conservation de leur indépendance et dépourvus de toutes ambitions d'agrandissement territorial.
Ainsi que l’a fait observer M. Graux, dans une étude récente (Revue économique internationale, 12-20 février 1906), lle échappait aux objections tirées de l'inégalité des Etats contractants et de l'attraction du plus faible dans l'orbite du plus fort, à l'aide desquelles l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche (page 342) combattu en 1842 les projets d'union entre la France et la Belgique.
Les seules difficultés résidaient dans l'antagonisme des systèmes fiscaux et financiers belge et hollandais, et dans la recherche des procédés d'unification et des moyens d'établir entre les deux collectivités un juste équilibre. Juridiquement et politiquement on ne voyait pas d'obstacle. M. Graux affirme avec raison le droit pour la Belgique de régler ses intérêts commerciaux, en nation libre et souveraine. Et d'un autre coté, l'exercice qu'on songeait pour elle à faire de ce droit n'était de nature à justifier aucune protestation de la part de l'Europe, puisque la position politique des deux Etats demeurerait la même. La Belgique ne tomberait sous l'influence d'aucune puissance. L'ordre international ne serait ni troublé, ni modifié.
Se trouvant à La Haye dans le début de 1869, Frère-Orban eut des entretiens avec M. van Bosse, ministre des finances de Hollande. Il aborda le sujet de l'union douanière et rapporta l'impression qu'une solution n'était pas impossible. De son côté, le baron Beaulieu, qui nous représentait La Haye, avant d'aller à Londres prendre la direction de la légation belge, avait conféré avec l'homme d'Etat néerlandais. Et à la suite d'un échange de communications officieuses, certains points furent fixés sur lesquels on reconnut qu'il faudrait porter une étude attentive, préalablement à toute négociation.
Ces points étaient les suivants :
« 1° La question préalable - traitement sur le pied de la nation la plus favorisée - s'oppose-t-elle la formation d'une union douanière entre deux Etats limitrophes ?
« 2° L'union douanière restreinte aux seuls droits de douane, rendrait inévitable le maintien de la ligne de séparation ; elle ne répondrait donc pas au but.
« L'union entraînerait aussi non seulement la révision des tarifs douaniers, mais aussi celle des impôts de consommation.
« A examiner :
« a) La Belgique. peut-elle adopter le système commercial des Pays-Bas. spécialement sur les bases de leur tarif de douanes, pourvu que les droits purement fiscaux du tarif belge fussent conservés ?
« b) Les Pays-Bas auraient à se débarrasser des impôts sur l'abattage et le savon. Y aurait-il pour eux compensation dans les droits fiscaux du tarif belge ?
« c) Les impôts sur les vins, les sucres et le sel sont à peu près les mêmes dans les deux pays. La bière est plus fortement imposée en Belgique que dans les Pays-Bas. Mais. en revanche, les spiritueux dans les Pays-Bas paient un impôt infiniment plus élevé qu'en Belgique. Pour en assurer le recouvrement, la législation néerlandaise est très sévère. Cet impôt est indispensable pour le revenu de l'Etat. La Belgique peut-elle entrer dans cette voie ? peut-elle adopter la législation néerlandaise sur la fabrication des eaux-de-vie et élever au niveau de celui des Pays-Bas ?
« d) D'après quelle base faudrait-il opérer le partage du produit des impôts uniformes ? La consommation des denrées soumises à des droits d'entrée fiscaux dans l'un des deux pays est-elle la même dans tous les deux, en proportion de la population ?
« Même question spécialement en ce qui concerne les boissons grevées d'un droit d'accise.
« Le produit des impôts pour les articles soumis à des droits à peu prés égaux, vins, sels. sucres, est beaucoup plus élevé dans les Pays-Bas qu'en Belgique en proportion de la population. Cela tient-il à la législation et à la manière dont elle est appliquée, ou bien aux habitudes et aux mœurs ?
(page 344) « Par tête d'habitant, le produit de tous les impôts sur les boissons dans les Pays-Bas est le double environ de celui de la Belgique. La différence provient de l'impôt sur les eaux-de-vie : les autres boissons procurent un produit proportionnellement plus élevé en Belgique » (note trouvée dans les papiers de Frère-Orban).
La chute du cabinet libéral, en 1870, ne permit pas à Frère-Orban de suivre cette affaire.
Quelques années après, pendant l'administration catholique de 1870, un mouvement parallèle se dessina en Belgique et en Hollande en faveur de l'alliance commerciale.
L'Union syndicale du commerce et de l'industrie prit à Bruxelles, en novembre 1875, l'initiative d'un pétitionnement. Dans les Pays-Bas, diverses chambres de commerce se prononcèrent dans un sens favorable. Le problème fut porté devant la seconde Chambre des Etats généraux et le gouvernement invité, dans la séance du 15 décembre 1875, à s'expliquer sur ses dispositions. La réponse fut dilatoire et peu encourageante. Le ministre des finances, alors M. van der Heim, déclara que sans doute l'union douanière était possible et réalisable, mais que les difficultés étaient considérables, à raison des différences qu'offraient les régimes financiers de la Belgique et de la Hollande et qu'il faudrait faire disparaître ces différences d'abord, à mesure que les moyens s'en présenteraient. Certes, il souhaitait voir la meilleure entente continuer de régner entre les deux pays. Mais ce qui se dit des particuliers s'applique aussi bien aux nations : « L'amitié dure le plus longtemps lorsque chacun reste maître dans sa propre maison. »
Cette phrase était significative. Un orateur, l'interprétant comme un refus, exprima ses regrets et attesta (page 345) que M. van Bosse pensait et avait agi différemment (Verslag van de handelingen der Staten-Generaal, 1875-1876, pp. 748, 7753 et 757).
Quand Frère-Orban revint au pouvoir en 1878, il fit connaître à ses collègues du ministère les projets qu'il avait formés dès 1869. On en délibéra. M. Graux, dans l'écrit que nous avons cité plus haut, a résumé les divers éléments qu'il avait fallu scruter et peser, Nul ne le pouvait faire avec plus d'exactitude et d'autorité, puisqu'il était alors membre du cabinet et que les études auxquelles on avait procédé rentraient pour une grande part dans la sphère de son administration et de sa compétence. Une commission composée du baron Lambermont, de M. Vandersweep, président du conseil d'administration des chemins de fer de l'Etat belge, et de deux hauts et distingués fonctionnaires des finances, MM. Defacqz et H. Van Neuss, fut, en 1880, chargée de l'examen de la question. Le résultat n'en fut pas « absolument négatif », rapporte M. Graux. Il révéla de sérieux obstacles économiques. On décida d'attendre, avant de pousser les choses plus loin, la conclusion prochaine du traité de commerce avec la France, qui fut signé le 31 octobre 1881.
D’autre part, Frère-Orban avait fait des ouvertures purement officieuses au cabinet de La Haye. M. van Bosse, avec qui avaient eu lieu les premiers pourparlers, était, sur ces entrefaites, revenu aux affaires. Peut-être de ce coté rencontrerait-on un accueil sympathique. Mais, dans l'intervalle, de grands changements avaient été opérés dans la législation fiscale des deux côtés de la frontière, et le gouvernement des Pays-Bas ne témoigna pas de dispositions favorables. Cependant Frère-Orban ne se désintéressa pas de (page 346) l'objectif qu'il avait en vue dés 1869 et, en 1883, il crut approcher d'une solution.
Ayant, pendant un voyage en Hollande, fait de nouvelles tentatives auprès des ministres, il revint avec l'espoir que le cabinet néerlandais agréerait l'idée de charger officieusement des délégués des deux gouvernements d'étudier. avec le dessein d'aboutir. les moyens pratiques de réaliser l'union. Il en conféra avec le baron Gericke, représentant des Pays-Bas à Bruxelles, et lui écrivit, le 5 août 1883, pour lui annoncer que M. Graux, son collègue des finances, avait mis sa disposition MM. Defacqz, premier inspecteur général. et van Neuss, inspecteur général de l’administration des contributions directes, douanes et accises, « pour étudier avec les délégués du gouvernement néerlandais et sous les conditions convenues, le moyen d'établir une union douanière entre la Belgique et les Pays-Bas. »
« MM. Defacqz et Van Neuss, ajoutait-il, auront pour mission apparente de se rendre à Amsterdam afin d'y visiter l'Exposition ; ils se rencontreront dans cette ville avec les délégués néerlandais. »
Nous ignorons si la rencontre projetée eut lieu. En tout cas, elle n'eut pas de suites immédiates. Un an après, le cabinet libéral succombait ; et l'affaire paraît avoir été abandonnée.
Aujourd'hui, après un long assoupissement, la question a repris sa place dans les préoccupations des hommes politiques et des économistes. En 1906, un écrivain distingué, Eugène Baie. a entrepris une brillante et persévérante campagne de presse en faveur de « l’entente hollando-belge. »
Dans un livre qui porte ce titre, ont été condensés tous les arguments qui expliquent et légitiment l'étroite coopération économique de la Belgique et de la Hollande. Un recueil important, la Revue économique internationale, (page 347) a donné, en février 1906, deux articles de haut intérêt et fortement documentés, l'un dû à M. Graux et auquel nous nous sommes déjà référé, l'autre à M. de Marez-Oyens, ancien ministre du waterstaat, du commerce et de l'industrie. Le problème y est apprécié du point de vue belge et du point de vue hollandais, dans une tendance manifestement sympathique.
Une commission enfin s'est constituée pour l'étude des questions économiques intéressant les deux pays. Elle se compose des membres appartenant à chacune des nationalités, en nombre égal, et procède à des travaux méthodiques et réfléchis.
Grâce à ces initiatives, la propagande en faveur du rapprochement des deux nations a pris en Belgique des développements notables. Il ne semble pas qu'elle ait été jusqu'ici menée en Hollande avec autant d'énergie et qu'elle y ait rencontré autant de bonne volonté et d'empressement.
Quoi qu'il en soit, l'idée demeure et a grandi.
Ici s'arrête le récit auquel nous avons tenu à consacrer le second volume de notre biographie de Frère-Orban. Nous voudrions qu'il laissât au lecteur belge l'impression que nous avons ressentie nous-même en l'écrivant : la fierté du passé, une foi profonde dans les destinées de la Patrie.