(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)
(page 117) La convention de Gastein n'était qu'un « replâtrage. » Quelques mois s'étaient à peine écoulés, que déjà l'administration des duchés danois faisait naître des conflits aigus et des griefs réciproques. En juin 1866, la rupture éclatait. La Bohême était envahie et quinze jours suffisaient aux armées du Roi Guillaume pour décider, par une victoire définitive, du sort de la campagne.
La guerre austro-prussienne et son dénouement fulgurant remuèrent profondément l'Europe. Sadowa modifia brusquement la hiérarchie des puissances. Tandis que la Prusse surgissait au premier rang, l'Autriche perdait son antique prestige impérial ; la France était surprise, déçue et se sentit désemparée. Napoléon, en prévision d'un conflit prolongé et d'issue indécise, s'était enfermé dans une « neutralité attentive », spéculant sur les effets d'une intervention éclatante et irrésistible au moment le plus propice. Il parlerait alors en juge du camp, réglerait le sort de chacun, prélèverait la part du lion, se ferait reconnaître arbitre de l'Europe. Il se reposait sur les promesses que lui avaient faites Bismarck et l'ambassadeur de Prusse à Paris, M. de Goltz, ou qu'il croyait avoir obtenues d'eux : « Rien ne serait réglé définitivement sans une entente avec la France. »
(page 118) La France, en attendant, ne demandait rien. A la veille de l'ouverture des hostilités, le 11 juin, l'Empereur, dans une lettre adressée à son ministre des affaires étrangères, M. Drouyn de Lhuys, et lue au Corps législatif, déclarait « repousser toute idée d'agrandissement territorial, tant que l'équilibre européen ne serait pas rompu. »
La nouvelle de Sadowa fut accueillie à Paris comme celle d'un désastre. La France est vaincue, s'écriait-on. L'émotion ne fut pas moindre chez les adversaires de l'Empire que dans le monde officiel et aux Tuileries. Personne n'avait cru un succès aussi prompt et décisif des armes prussiennes. On assistait à l'apparition soudaine d'une puissance rivale qu'on avait méconnue et dont on commençait à pressentir la grandeur future. Derrière la Prusse victorieuse, on devinait un monde nouveau, l'Allemagne unifiée, qui s'élaborait. La perspective d’une concurrence militaire et politique, qui lui ferait perdre sa préséance continentale, inquiétait et humiliait la France.
Que faire ? Les idées les plus contradictoires se heurtèrent. Fallait-il accepter sans récriminations le fait accompli, qu'on pouvait interpréter comme une confirmation du principe des nationalités, laisser en paix et bonne amitié s'achever l'œuvre de l'unification allemande, et chercher de ce côté à provoquer des sympathies plutôt que des méfiances ? Fallait-il, au contraire, par une démonstration sur le Rhin, par la menace d'une offensive immédiate sur une frontière dégarnie, tenter d'arrêter la marche de la Prusse et de réfréner ses ambitions ? Drouyn de Lhuys le conseilla ; on en dissuada l'Empereur ; l'armée n'était pas prête. Napoléon III souffrait des premières attaques de la maladie qui devait l'emporter. Et la faiblesse physique qu'il en ressentait achevait de dissoudre une volonté naturellement hésitante. « L'Empereur, (page 119) écrivait à Berlin M. de Goltz, paraît avoir perdu toute boussole de route. » De ces incertitudes sortit « la politique des compensations » que Bismarck appela brutalement la « politique des pourboires. » Il s'agissait, par une diplomatie tour à tour astucieuse et téméraire, d'obtenir de la Prusse des agrandissements territoriaux, désignés parfois sous le nom de rectifications de frontières, qu'on n'avait pas songé à lui demander avant Sadowa, qu'on s'imaginait pouvoir lui arracher après. Les historiens les plus sympathiques au second Empire ont apprécié sévèrement cette politique : « Ce fut, dit Emile Ollivier, l'erreur la plus pernicieuse de la conduite internationale. »
Elle devait accumuler les fautes et les déboires. Elle visa la frontière du Rhin d'abord ; puis. repoussée, se porta sur la Belgique ; puis se rejeta sur le Grand-Duché de Luxembourg ; elle ne réussit nulle part.
Sans tarder, pendant qu'à Nikolsburg se négociaient, à la fin de juillet, les préliminaires de paix entre l'Autriche et la Prusse, le cabinet des Tuileries fit connaitre ses prétentions. « L'équité et la convenance » commandaient, d'après lui, « d'accorder à l'empire français des compensations propres à accroître sa force défensive. » Quelques jours plus tard, la pensée se précisa : on demandait la cession de Mayence et de la rive gauche du Rhin. Le traité de Nikolsburg était signé. Bismarck avait les mains libres. Il répondit à l'ambassadeur français, M. Benedetti, par un refus péremptoire. « La cession d'une terre allemande est une impossibilité », lui déclara-t-il. Au représentant de l'Italie, il dit ironiquement que l'Empereur avait envoyé « sa note d'aubergiste. » On comprit qu'il ne la paierait pas et l'on n'insista plus.
La réponse de Bismarck est du 7 août. La diplomatie française change aussitôt la position de ses batteries et les braque au nord. Le 16 août, M. Rouher, (page 120) ministre d'Etat, envoie à Benedetti des instructions précises qui déterminent en ces termes l'objectif à poursuivre : « … traité ostensible qui, au minimum, nous attribue le Luxembourg ; traité secret stipulant une alliance offensive et défensive ; faculté pour la France de s'annexer la Belgique au moment où elle le jugera opportun ; promesse de concours, même par les armes, de la part de la Prusse, voilà les bases du traité à intervenir. » (Note de bas de page : Prévoyant 0ù la « réunion de la Belgique à la France rencontrerait de trop grands obstacles », M. Rouher écrivait à Benedetti : « Acceptez article par lequel on conviendrait que, pour apaiser la résistance de l'Angleterre, on pourrait constituer Anvers en état de ville libre. »)
Benedetti rédige, d'après ces données, un projet de convention, se rend chez Bismarck, le lui lit ; Bismarck écoute, formule des observations, demande un texte exact pour le soumettre au Roi. Benedetti corrige, annote, recopie. Bismarck prend le papier, le plie et le garde.
L'article 4 était ainsi conçu : S. M. le roi de Prusse, au cas où S. M. l'Empereur des Français serait amené par les circonstances à faire entrer ses troupes en Belgique ou la conquérir, accordera le concours de ses armes à la France, et il la soutiendra avec toutes ses forces de terre et de mer envers et contre toute puissance qui, dans cette éventualité, lui déclarerait la guerre. » (Note de bas de page : Le projet de traité a été reproduit en fac-similé dans les Archives diplomatiques, 1871-1872, t. Ier, pp. 280-281).
Le projet de traité ne fut divulgué que beaucoup plus tard. Dans les premiers jours de la guerre de 1870, Bismarck, pour frapper la politique impériale, le livra au Times qui le publia le 25 juillet. Ce fut un coup de théâtre. L'Europe entière s'émut. Un débat à la Chambre des Communes, une active (page 120) correspondance diplomatique suivirent cette foudroyante révélation.
Bien que restés secrets, on avait eu vent à Bruxelles, en 1866, des marchandages dont la Belgique était l'objet. « Nous étions en grande défiance, écrit Frère-Orban, depuis les entrevues de Biarritz. « Le baron Beyens, successeur de Firmin Rogier à la légation de Paris, avait été envoyé à Biarritz, en villégiature, pendant les mystérieux et redoutables entretiens où s'agitait peut-être le sort de notre pays (papiers de Frère-Orban).
Les craintes s'accentuèrent aux approches du confit austro-prussien.
Pendant le printemps de 1866, Frère-Orban eut l'occasion de voir l'Empereur. Se trouvant à Paris, il fut reçu aux Tuileries le 8 avril et eut avec Napoléon III un long entretien dont, au sortir de l'audience, il rédigea une relation très complète. La conversation, qui s'ouvrit par d'aimables paroles du souverain pour le Roi Léopold, porta sur tous les objets politiques qui occupaient alors l'activité intérieure de la France et de la Belgique, sur la liberté de la presse notamment, dont l'Empereur se méfiait et que l'homme d'Etat belge défendit, invoquant l'exemple de l'Angleterre et des Etats-Unis où le public fait lui-même sa police, montrant que la multiplicité des journaux amortit l'effet des violences de plume et s'efforçant même - y réussissant presque - de persuader l'Empereur que certaines poursuites judiciaires sont plus dangereuses qu'utiles. Telle offense restée isolée, à laquelle l'opinion demeure indifférente et qui tombe à plat, rebondit dans une salle de cour d'assises, et tous les échos la répètent. (Note de bas de page : Divers petits journaux venaient d’attaquer en Belgique Napoléon III, notamment la Rive gauche, rédigée par des réfugiés français, Rogeard, condamné par les tribunaux impériaux pour ses Propos de Labienus, et Longuet. La Rive gauche, publiée d’abord à Paitis, avait, avant eux, émigré en Belgique. Ils furent expulsés et le journal disparut. Fin de la note.)
(page 122) On causa encore des vastes travaux en voie d'exécution à Paris, de la législation électorale belge ; on en vint à la politique internationale : l'Empereur parla de la situation de l'Europe, du sort des provinces danubiennes. Puis, poursuivant, il s'exprima ainsi : « Nous avons aussi les affaires allemandes On ne peut guère faire que des conjectures. La politique manque de direction dans la plupart des pays. Tout y est vague et incertain. Les hommes politiques font défaut. Depuis la mort de Palmerston, il n'y a plus personne en Angleterre qui s'occupe véritablement des affaires extérieures. Il y a bien M. Gladstone, mais les affaires étrangères ne paraissent pas son fait. C'est singulier. A notre époque, on n'a ni un grand politique, ni un grand poète, ni un grand artiste. pas même un grand chanteur. Il n'y a de grandes supériorités que dans les sciences. Du reste, pour en revenir à nos affaires allemandes, je ne crois pas à la guerre. »
Combien étranges, dans un pareil moment, de telles appréciations, s'il faut les prendre pour réfléchies et sérieuses ! Ni grand politique, et la Prusse avait Bismarck ; ni grand poète, et la France avait Hugo. Point de guerre à redouter, et deux mois après la Germanie était en armes !
Quant à l'attitude et aux desseins secrets de l'Empereur en ce qui concerne la Belgique. l'audience accordée à Frère-Orban ne pouvait rien en laisser deviner. Rien, en tout cas, dans le langage du souverain, n'annonçait malveillance ou hostilité, ou ne trahissait d'arrière-pensées. (Note de bas de page : Le gouvernement prit cependant des précautions. Lorsque la guerre éclata, il ouvrit d’urgence un crédit extraordinaire de 3,653,300 francs en vue de la mobilisation de l’armée.)
(page 123) Lorsque, après le traité de Nikolsburg, le bruit courut de négociations engagées entre Benedetti et Bismarck en vue de régler les suites de la guerre et d'allouer des compensations à la France, le cabinet de Bruxelles fit part de ses préoccupations au Foreign Offlce, et reçut de Londres des informations rassurantes.
Frère-Orban crut utile de les faire connaître au public par l'intermédiaire de la presse. (Note de bas de page : Le bruit de transactions territoriales où la Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg, le pays rhénan étaient impliqués, remplissait les journaux français et belges de l’époque. »
Il adressait, le 15 août. à M. Trasenster, qui dirigeait le Journal de Liége, la lettre suivante :
« Voici une nouvelle destinée à calmer les inquiétudes et que vous pouvez publier sous cette forme :
« Un de nos amis, en mesure d'être bien informé, nous écrit de Paris que l'Empereur ne voulant pas laisser se propager les plans et les projets que lui attribuent les nouvellistes. a fait déclarer spontanément et officiellement au gouvernement anglais qu'il n'a jamais eu l'intention de prendre un pouce du territoire belge.
« Nous avons, vous le comprenez, appelé l’attention du cabinet de Londres sur les projets qu'on attribuait à l'Empereur et nous avons communiqué les indices que nous avions pu recueillir. Il y avait raison de se préoccuper de la situation. Lord Stanley a chargé Lord Cowley de causer avec M. Drouyn de Lhuys, et à la suite de cette conversation qui déjà avait été satisfaisante, mais qui par elle-même indiquait la défiance, l'Empereur a spontanément fait faire la déclaration officielle dont je viens de vous parler. »
Le communiqué parut dans le Journal de Liége (page 124) du 16. De son côté, l'Echo du Parlement annonça le 20 août que la garantie donnée à la Belgique résultait d'une lettre officielle adressée par ordre de l'Empereur des Français à l'ambassadeur d'Angleterre à Paris. »
Une note du Moniteur universel (21 août 1866), reproduite dans le Moniteur belge du 22 aout, contribua à l'apaisement. Le Times ayant publié l'analyse d'une lettre que l'Empereur aurait écrite au Roi Léopold et dans laquelle il aurait promis de garantir la neutralité et l'indépendance de la Belgique, la note officielle démentait cette nouvelle en ces termes : « Bien qu'il soit vrai que le ministre des affaires étrangères ait informé le gouvernement anglais que la France ne réclamait pas les forteresses de Mariembourg et de Philippeville, qui sont aux mains d'une puissance neutre, il n'est pas exact que l'Empereur ait écrit au Roi des Belges. »
L'Echo du Parlement, commentant ce texte. y voyait le désaveu des combinaisons annexionnistes qu'on prêtait la diplomatie impériale : « L'Empereur respecte le territoire belge, parce que la Belgique est une puissance neutre. Il rend donc hommage aux traités qui ont garanti cette neutralité et à la confection desquels la France a pris une large part » (22 août).
Un rapprochement s'impose ici. Il est saisissant. La lettre de Frère-Orban est du 15 août. Et les déclarations qu'elle rapporte étaient récentes. La note du Moniteur universel est du 21 août. Elle paraît au Moniteur belge le 22. C’est le 16 que Rouher adressait à Benedetti l'ordre de demander à Bismarck la faculté pour la France de s'annexer la Belgique !
Une manifestation publique du cabinet des Tuileries, la circulaire de M. de La Valette, (page 125) du 16 septembre 1866, raviva les alarmes. Ce document, dont le but était de caractériser la position de la France en Europe, affectait une allure pacifique. Mais il renfermait deux phrases où perçait une idée de conquête, dont la pointe était dirigée contre la Belgique. « Une puissance irrésistible, y lisait-on, pousse les peuples à se réunir en grandes agglomérations, en faisant disparaître les Etats secondaires... » et plus loin : « le gouvernement impérial comprend, il a compris les annexions commandées par une nécessité absolue, réunissant à la patrie des populations ayant les mêmes mœurs, le même esprit national que nous ; il a demandé au libre consentement de la Savoie et du comté de Nice le rétablissement de nos frontières naturelles. La France ne peut désirer que les agrandissements territoriaux, qui n'altéreraient pas sa puissante cohésion. » La théorie des « grandes agglomérations », le dédain affiché pour les « Etats secondaires », dont on annonçait l'absorption totale par les plus puissants, l'aspiration aux « frontières naturelles », tout, dans ces quelques lignes, semblait calculé pour viser la Belgique. C'était, a jugé depuis Emile Ollivier, l'exposé des motifs anticipé de la conquête.
Le ton de la presse française, redevenu depuis quelques mois agressif et méchant, faisait à ces déclarations officielles un accompagnement belliqueux. Il y a là, écrivait Van de Weyer à Charles Rogier. un symptome grave aux yeux des amis de la Belgique en Angleterre (DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, p. 256).
Des journaux officieux, reprenant facilement leurs habitudes anciennes, attaquaient la Belgique, ses institutions, le Roi. Tantôt on nous soupçonnait de pencher vers la Prusse, tantôt on dénonçait de petites feuilles éditées à Bruxelles, dont on grossissait de (page 126) parti pris l'importance, et qui faisaient tout au plus un bruit de frelons. On alla jusqu'à dire que le Sancho, pamphlet hebdomadaire où l'esprit ne faisait pas toujours défaut, recevait une subvention du Roi Léopold, Des poursuites furent dirigées contre le Grelot, contre l'Espiègle, coupable d'avoir publié un dessin représentant trois gibets auxquels étaient suspendus le Roi de Prusse, François-Joseph et l'Empereur Napoléon ; deux libelles, d'un Français, Vésinier. qui fut compromis plus tard dans la Commune de Paris : la Femme de César et le Mariage d'une Espagnole furent déférés à la cour d'assises. Le jury condamna (L’Echo du Parlement, du 1 au 4 août).
D'autre part, les journaux français utilisaient les critiques de la presse catholique à l'adresse du gouvernement libéral. La polémique violente de certains organes cléricaux prêtait à cette manœuvre. Ils représentaient le maintien du libéralisme aux affaires comme une cause de ruine pour le pays, la disparition du ministère comme une condition de salut. Tel était le thème sur lequel on brodait.
Granier de Cassagnac venait de prendre Paris la direction du Pays. Celui-ci épluchait avec soin le Journal d'Anvers et le Journal de Bruxelles et épinglait leurs articles les plus acrimonieux, Il empruntait les armes de l'opposition intérieure et les tournait contre la Belgique, ses mœurs politiques, nos libertés publiques. D'un fragment passionné du Journal d'Anvers, il concluait : « de quel pays de fous furieux, de coquins et de sacripants, ne se ferait-on pas idée ! » Le Constituti0nnel et la Patrie s'instituaient, dans ces assauts, les seconds du Pays. Et l'on se demandait quels pouvaient être les mobiles de ces agressions répétées, et d'où en venait l'inspiration. Un journal de langue française, qui paraissait Londres et qu'on croyait à la solde du (page 127gt;) gouvernement impérial, l'International, dépassa toute mesure en qualifiant d'orgie nos fêtes nationales, en représentant la Belgique comme livrée à la licence la plus effrénée et en annonçant qu'en présence d'un pareil état de choses, « la France et la Prusse, l'Autriche et la Russie paraissaient être tombées d'accord pour arrêter par des mesures efficaces le débordement des passions révolutionnaires que le gouvernement belge était impuissant réprimer ou à dominer. »
En France même, des journaux sérieux condamnaient ces extravagances.
De son côté, la presse libérale belge résistait énergiquement, reprochait aux organes du parti catholique. le Bien public, la Patrie de Bruges, le Courrier de l’Escaut, la Paix, leur politique haineuse, où venaient s'approvisionner les adversaires du dehors. L'esprit public de nouveau levait la tête, Les voyages du Roi et de la Reine, qui faisaient dans les provinces une tournée inaugurale, devinrent l'occasion de démonstrations patriotiques. On trouvait quelque raison de réconfort dans les sympathies de l'Angleterre. Le Roi avait au début de l'été rendu visite à Londres à la Reine Victoria. Des toasts avaient été échangés entre le duc d'Edimbourg, Léopold II et le prince de Galles ; ils attestaient des relations étroites et sincères entre les deux familles royales qu'unissait le souvenir de Léopold Ier.
En juillet, un corps de gardes civiques s'était rendu au tir de Wimbledon. Les Belges recueillirent, pendant tout leur séjour, de significatifs témoignages d'amitié. En octobre, les riflemen vinrent à Bruxelles participer aux joutes de tir, sous la conduite du colonel Loyd Lindsay et de Lord Bury. Ils fraternisèrent avec la garde citoyenne. On leur fit une réception enthousiaste.
Si l'attention du gouvernement belge restait fixée (page 128) sur les menées françaises, il n'était pas cependant sans perplexité au sujet des intentions de la Prusse.
« Notre diplomatie, rapporte Frère-Orban, avait recueilli un propos attribué à Bismarck. Opposant un refus absolu à toute cession de territoire allemand, après les victoires éclatantes qu'il venait de remporter, Bismarck aurait dit : « Prenez vos compensations en Belgique. » Le mot avait-il été prononcé ? A l'époque où il fut rapporté, on n'obtint pas d'explications. » (Exposé des causes du conflit franco-belge de 1869).
Des reproches inconsidérés de la Gazette de l'Allemagne du Nord ne laissèrent pas de causer quelque étonnement. Le journal officieux du gouvernement prussien se plaignait de certains articles désobligeants pour la Prusse, publiés en Belgique ; il y voyait l'expression des antipathies d'une « minorité » nationale, qu'il accusait d'opprimer la « majorité flamande. »
Surpris de ce côté, le cabinet s'effrayait d'autre part d'un accord possible entre Paris et Berlin, d'un assentiment explicite ou tacite de Bismarck aux desseins de la politique napoléonienne. Charles Rogier chercha à s'éclairer. Le Roi et les autres membres du cabinet étaient d'avis de se montrer d'une extrême réserve. Rogier cependant n'hésitait pas aborder directement la question dans ses entretiens avec M. de Balan, ministre de Prusse à Bruxelles (DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, pp. 257 et 258).
Il n'obtint d'ailleurs aucune réponse précise. « Il interrogea plusieurs fois, écrit Frère-Orban, M. de Balan, malgré ses collègues, sur les bruits qui étaient répandus. Impatienté de l'insistance que Rogier (page 129) mettait à revenir sur ce sujet, M. de Balan répondit : « Demandez-le M. de Bismarck » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France).
On a beaucoup débattu dans la suite la paternité du projet de réunion de la Belgique à la France. Le traité libellé et remis à Berlin par Benedetti émanait-il de l'initiative spontanée et personnelle du gouvernement français ? Ou bien, si la rédaction était de la main de l'ambassadeur, l'idée ne venait-elle pas de Bismarck lui-même, qui, dans l'entrevue de Biarritz, l'aurait suggérée à l'Empereur et habilement offerte en appât à la diplomatie française, en un moment où il avait besoin de son amitié et s'efforçait de la séduire ?
De tout ce que l'on a rétrospectivement écrit sur ces hypothèses, il semble permis de déduire que les conversations de Biarritz n'eurent aucune portée précise et qu'au cours de leurs entretiens, ni l'Empereur ne proposa à Bismarck, ni Bismarck à l'Empereur, l'annexion de la Belgique à la France, comme compensation pour les agrandissements que projetait la Prusse. L'Empereur s'en expliquant à des moments différents, devant Emile Ollivier et devant Victor Duruy, qui demandaient si Bismarck avait fait Biarritz des ouvertures relativement à la Belgique, leur déclara que son interlocuteur s'était exprimé en termes généraux et vagues, d'où il n'y avait rien à tirer (E. OLLIVIER, L’Empire libéral, t. VII, p. 475 ; V. DURUY, Notes et souvenirs, t. II, p. 120).
Quant au traité secret d'août 1866, on tenta en France, après sa divulgation et au milieu des discussions fébriles qu'elle déchaîna, de soutenir qu'il était de conception prussienne l'œuvre de Bismarck lui-même, suggéré par lui, transcrit en quelque sorte sous sa dictée. C'est la version que (page 130) donna Benedetti dans la relation de sa Mission en Prusse, publiée en 1871 (vir aussi Archives diplomatiques 1871-1872, t. Ier, pp. 290, 282, 296 et 291).
La réfutation fut écrasante. Les troupes prussiennes pendant la campagne de 1870 avaient passé par le château de M. Rouher, à Cerçay. et y avaient trouvé des papiers d'Etat qui furent portés à Berl1n : parmi ces papiers, la chancellerie allemande découvrit la lettre de Rouher à Benedetti du 16 août 1866, qui, portée par M. Chauvy à l'ambassadeur, renfermait les instructions précises et détaillées du gouvernement impérial et déterminait les bases de la convention secrète destinée à livrer la Belgique à la France. Le 20 octobre 1871, le Reichsanzeiger la reproduisit textuellement ainsi que des fragments démonstratifs de la correspondance du diplomate français. C'étaient des preuves irrécusables (voir le récent et intéressant ouvrage du Fr VON RUVILLE : Bayern und die Wiederaufricjtung des Deutschen Reichs, p. 275, Berlin, 1909).
Il reste acquis à l’histoire que la question de l'annexion de la Belgique fut, en ces moments, posée et débattue. Avant la guerre austro-prussienne. on y pensait déjà. On y avait fait allusion dans des entretiens confidentiels.
Mais des deux côtés, On a cherché depuis à se rejeter les responsabilités. Pour les uns, l'initiative venait de Berlin, et Bismarck cherchait ) diriger sur « les territoires où l'on parlait français » les pensées (page 130) expansionnistes de l'Empire. Pour les autres, il se bornait à laisser dire. Et lui-même a déclaré qu'il se taisait et négociait « dilatoirement » (circulaires du 29 juillet 1870 aux représentants de la Confédération du Nord à l’étranger. Archives diplomatiques, 1871-1872, t. Ier, p. 291).
A-t-il été, comme l'ont écrit des apologistes du second Empire, le « tentateur », cherchant à détourner vers la Belgique les ambitions napoléoniennes ou à engager la France dans une aventure compromettante, c'est ce qu'il est plus difficile de déterminer.
Le fût-il, la faute n'en était pas moins lourde de l’avoir écouté. Et nul ne l'a plus rigoureusement condamnée qu'un ministre et un ami de Napoléon III, Emile Ollivier, qui termine, dans un des beaux volumes de son Empire libéral, le chapitre consacré à cette ténébreuse affaire, par cette phrase éloquente : « Que ne peut-on jeter sur certains faits historiques un voile noir pareil à celui que les Vénitiens étendaient sur l'effigie de leurs doges coupables ! » (t. VIII, chapitre XXI, La Seconde Aberration : la Belgique, p. 569).
Quoi qu'il en soit, l'offre du traité secret ne fut pas acceptée. On comprend que si même avant Sadowa, Bismarck, préparant la guerre contre l'Autriche, préoccupé de s'éviter des complications sur le Rhin et de se ménager la neutralité bienveillante de la France, avait fait dériver les convoitises impériales vers la Meuse et l'Escaut, sans s'engager et avec l'arrière-pensée peut-être d'y faire obstacle, - après Sadowa tout était changé. Vainqueur seul et sans appui, il pouvait, s'il l'avait amorcé, cesser ce jeu périlleux, désormais sans but et sans profit.
Aussi les propositions de Benedetti restèrent sans effet. L'été de 1866 sépara Bismarck et l'ambassadeur français. Quand ils se retrouvèrent, Benedetti se rendit compte d'un refroidissement sensible chez le (page 132) premier ministre de Prusse. Le cabinet des Tuileries, d'autre part, avait en vain cherché des concours ailleurs. Il savait que l'Angleterre ne permettrait point qu’on touchât à la Belgique. Lord Derby l'avait signifié au chargé d'affaires de France. En Russie, le prince Gortchakov opposa un silence significatif aux démarches tentées auprès de lui. (E. OLLIVIER, L’Empire libéral, t. VIII, p. 566, et t. IX, p. 160).
Enfin les fiançailles du comte de Flandre avec la princesse Marie de Hohenzollern, créant des liens intimes entre la dynastie belge et la maison royale de Prusse, donnèrent l'impression à Paris d'une démonstration politique. On y vit « une défense de toucher la Belgique. »
La chancellerie impériale renonça, devant tant de symptômes défavorables, à reparler à Berlin du traité Benedetti.
L'affaire belge fut abandonnée. Et le Roi put, à l'ouverture de la session de novembre, constater devant les Chambres, « l'état excellent de nos relations internationales. » « Au milieu des graves événements qui ont troublé une grande partie de l'Europe, ajoutait le Roi dans le discours du trône, la Belgique est demeurée confiante et pénétrée des droits et des devoirs d'une neutralité qu'elle maintiendra dans l'avenir, comme dans le passé, sincère, loyale et forte » (13 novembre 1866).
La diplomatie française décrit alors une nouvelle évolution. L'affaire du Luxembourg commence.