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La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, tome 2)
HYMANS Paul - 1910

Paul HYMANS, La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, t. II)

(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)

Chapitre V. 1868-1869 – L’affaire des chemins de fer (quatrième partie)

VI. La solution du conflit

(page 306) Une dernière étape restait à franchir, avant qu'on touchât le but. La question politique était tranchée par l'accord du 27 avril. Il fallait maintenant résoudre le problème technique. La tâche incombait à une commission mixte qu'il avait été convenu de composer de trois délégués français et de trois délégués belges.

Quelques semaines s'écoulèrent avant la désignation des commissaires. On eut des hésitations à Bruxelles sur le point de savoir s'il n'y aurait pas avantage à retarder l'ouverture des délibérations.

Le baron Beyens recommanda avec instance de ne pas perdre de temps, d'accepter Paris pour siège des négociations et de hâter la réunion des délégués. A Bruxelles, faisait-il observer, « nous serions privés de l'action de Lyons qui a été d'un grand poids. Nous serions privés aussi de la chance des bons mouvements de l'Empereur, qui de près peut plus facilement que de loin dire un beau jour : « J'en ai assez ; que cela finisse. » Il faut poser en principe, ajoutait-il, que l'essentiel est de faire vite ; tout événement européen est un danger pour nous en présence d'une question ouverte. La principale raison d'aller vite serait la conviction qu'on est disposé à admettre nos propositions sans trop de débats, après une discussion pour la forme. Si j'en crois diverses informations, nous (page 307) pouvons l'espérer : M. Rouher a parlé dans ce sens au prince de Metternich ; il a été plus explicite encore avec Alphonse de Rothschild » (lettre à Frère-Orban, 11 mai 1869).

Beyens revenait à la charge peu de jours après. Il avait vu M. Rouher : « Le ton de celui-ci indiquait l'idée de questions secondaires et faciles à résoudre ; car, en me reconduisant, il m'a dit : Si cela était entre mes mains seulement, ce serait l'affaire de dix minutes ; nous avons vos offres, il y aura quelques desiderata à formuler de notre part, voilà tout : des arrangements de service à examiner, leur portée à préciser, comme expansion de trafic et liberté de communications : ce n'est ni difficile, ni long. Vous jugez si j'ai eu bonne envie de lui demander pourquoi alors il n'avait pas bâclé cela pendant les milliers de dix minutes qu'il vous a tenu ici... »

La prudence conseillait de profiter de ces bonnes dispositions qui pouvaient être éphémères, d'autant que la situation internationale était peu rassurante.

« Il est certain, écrivait Beyens le 17 mai, que la politique est des plus inquiètes, que les grandes questions européennes sont tous les jours sur le tapis... Metternich persiste ) vous recommander la méfiance - il faut fermer la question - il croit qu'on y est disposé actuellement, mais un revirement est possible. »

La commission fut nommée. Trois hauts fonctionnaires de l'administration des chemins de fer y représentaient la Belgique : MM. Fassiaux, Vandersweep et Belpaire. MM. Cornudet, de Franqueville et Combes y représentaient la France.

Les délibérations commencèrent au début de juin. Il semblait que l’affaire dût marcher rondement et sans complications. Il n'en fut rien cependant. Dés les premières réunions, un heurt se produisit. Les (page 308) délégués français déclarèrent que, par conciliation, ils renonçaient à toute idée de cession totale ou partielle à la Compagnie de l'Est des chemins de fer du Grand-Luxembourg et du Liégeois-Limbourgeois ; mais ils émirent l'opinion que le but assigné aux travaux de la commission par les termes mêmes du protocole du 27 avril, était de substituer aux traités primitifs des conventions nouvelles. Ils demandèrent notamment qu'on assurât un équivalent en échange de l'abandon du traité de cession du Grand-Luxembourg à l'Est. Ils voulaient en outre que la Compagnie de l'Est fût autorisée à passer avec la Société Néerlandaise, à qui le Liégeois-Limbourgeois était affermé, une convention par laquelle, tout en laissant l'exploitation la Société Néerlandaise, elle prendrait les pertes à sa charge, comme elle bénéficierait des profits, et serait en conséquence investie d'un droit de surveillance sur le service.

De tels arrangements ne pouvaient être considérés que comme une cession déguisée. Les délégués belges combattirent ces prétentions où l'on voyait reparaître l'objectif poursuivi dès l'origine par le gouvernement français. Ils se maintinrent de leur coté sur le terrain que Frère-Orban avait circonscrit, l'étude de conventions de service mixte suffisantes pour donner aux intérêts économiques leur légitime expansion.

Le bruit circula aussitôt d'une rupture imminente : on ne s'entendrait pas. tout serait remis en question. Les journaux officieux de l'Empire reprirent leur attitude hostile. Ils étaient encore sous le coup des récentes élections du Corps législatif. (Note de bas de page : (1) Déjà, avant le scrutin, des scènes d'agitation s'étant déroulées a Paris. La Patrie et le Pays accusèrent les démocrates de l'étranger d'avoir organisé contre l'Empire une vaste conspiration révolutionnaire, où naturellement ils impliquèrent la Belgique. Ils annoncèrent que les ouvriers houilleurs des bassins voisins de la frontière se disposaient à marcher sur Paris au premier signal, et montrèrent les réfugiés français, avides de nouvelles, courant dans les bureaux des journaux radicaux ou dans les stations télégraphiques et se réunissant à Bruxelles, à la gare du Midi, prêts à partir. L'Indépendance dénonça ces faux bruits ; pour châtiment de ces démentis, plusieurs numéros consécutifs du journal furent saisis par la police impériale. (Voir Indépendance belge, numéros du 21 au 27 mai 1869.) Fin de la note.) Celles-ci, qui (page 309) marquaient une réaction de l'opinion contre le gouvernement personnel, avaient créé à Paris, dans les hautes sphères, un état d'énervement qui inspira des appréhensions à l'étranger.

L'Empereur était irrité et il fallait toujours redouter que sa colère ne donnât prise au parti impérialiste et qu'il ne se laissât entraîner à chercher, dans une diversion à l'extérieur, le moyen de détourner l'attention du pays.

Frère-Orban reçut à cet égard des communications très positives de notre ministre à Londres ; celui-ci transcrivait en ces termes le récit que lui avait fait un homme d'Etat anglais, renseigné aux meilleures sources :

« Les premiers résultats des élections ont été accueillis par l'Empereur Napoléon avec une certaine satisfaction. Les Orléanistes sont ses « bêtes noires » et leur déconfiture ne pouvait manquer de lui causer une grande joie. Mais quand on en est venu à considérer les chiffres, à constater le nombre, la qualité et la valeur des minorités, quand on a mis en regard de ce résultat les moyens qu'il a fallu employer pour obtenir une majorité « dévouée » - la violence, la corruption, la manière dont on a abusé de l'ignorance des paysans - une vive irritation a succédé à la joie, car il était clair que le gouvernement personnel était l'objet d'une réprobation qu'il faudrait être aveugle (page 310) pour ne pas reconnaître… L'Empereur est comme le taureau que l'on vient de lâcher dans l’arène et qui, arrêté sur ses jarrets, cherche de ses yeux enflammés quelqu'un, quelque chose où il puisse assouvir sa colère... Si en ce moment la Prusse lui donnait le moindre prétexte, il se ruerait sur la Prusse. Cet état des esprits qui règne aux Tuileries et dans leur orbite est particulièrement dangereux pour la Belgique. »

D'autre part, les progrès de l'opposition libérale en France avaient, chez nous, provoqué les applaudissements de plusieurs organes de la presse de gauche. De petits journaux, insoucieux de toute responsabilité, continuaient à lancer des flèches contre l'Empire.

Dans les régions officielles, à Paris, on attribuait à ces attaques venues du dehors une importance excessive et qu'on n'était pas fâché sans doute d'exploiter en un tel moment.

Lord Clarendon fit avertir le cabinet de Bruxelles, par l'intermédiaire du baron Beaulieu. de ces dispositions malveillantes, et l’engagea à employer toute l'influence qu'il était à même d'exercer sur la presse, pour la modérer, pour l'inviter à la prudence, à la réserve dans l'appréciation de la politique impériale (5 juin 1869).

Le conseil était inspiré par une sage amitié. Mais outre que, dans un pays libre, l'action du gouvernement sur la presse se réduit forcément une pure influence morale, le langage de certaines feuilles parisiennes semblait calculé pour exciter en Belgique des ripostes et des représailles. C'est ce qu'en réponse aux observations de Lord Clarendon, Frère-Orban signala, avec des exemples suggestifs à l'appui, à notre ministre à Londres.

« La communication que vous m'avez faite par (page 311) votre lettre du 5, écrit-il, a très vivement fixé mon attention. Je voudrais avoir la puissance que veut bien me supposer Lord Clarendon. J'en userais assurément, de la manière la plus énergique, afin d'écarter tout ce qui pourrait donner lieu à une plainte légitime. Mais, si bornés que soient nos moyens d'action, rien ne sera négligé pour atteindre le but nous a été indiqué. Nous ferons appel à la prudence et au patriotisme partout où ce langage peut être entendu. Nous réprimerons quand des délits seront constatés.

« Malheureusement, on rend notre tâche des plus difficiles, quand on ne la rend pas impossible. Les magistrats ont fait arrêter récemment un Français qui a fait ici des publications outrageantes contre l'Empereur. Ce Français est en prison ; ses écrits vont être déférés au jury. La condamnation nous semblait inévitable. Mais un journal obscur, sans influence, sans crédit, qui a déjà été poursuivi et condamné, se met à publier des attaques injurieuses pour la France et l'Empereur et non moins injurieuses pour l'Angleterre, la Prusse et l'Autriche. Le numéro de ce journal est envoyé sous enveloppe à Paris à la rédaction du Pays. Sans cette précaution l'écrit n'aurait pas été connu ; il n'aurait pas franchi la frontière et serait mort ici dans la fange où il est né. A ce propos et après avoir rappelé « que déjà une fois ou deux le journal qui lui était adressé sous couvert avait été condamné par les tribunaux belges à la suite de réquisitoires indignés, le Pays, « journal de l’Empire », se livre, malgré le fait qu'il constate lui-même, aux diatribes les plus violentes contre le Roi et contre la Belgique. Le Roi, « c'est le roi des insulteurs » ; la Belgique, « c'est le repaire de tous les bandits internationaux », et le sieur Paul de Cassagnac conclut ainsi : « Il serait temps que le drapeau français (page 312) s'étendît sur tout ce pays exploité par un gouvernement de ramollis et d'eunuques. incapables de régner et de gouverner, et couvrît de ses plis honorés ce qui, pour l'univers entier, est une tache salissante et déshonorante. »

« Que veut-on que fasse le jury lorsqu'on réclamera la condamnation de ceux qui ont injurié l'Empereur et que les défenseurs liront les outrages adressés au Roi et à la nation par un journal qui prêche l'annexion de la Belgique à la France et qui est, sinon protégé, du moins impuni à Paris ?

« Le marquis de La Valette, faisant sans doute allusion à ces journaux infimes qui vivent d'injures et de calomnies, disait à Beyens il y a quelques jours : « Votre presse est bien mauvaise ; mais il ajoutait, probablement après avoir lu le Pays : « Il est vrai que la nôtre ne vaut pas mieux. » Je suis de son avis. Mais les excès de l'une ne pouvant servir d'excuse aux excès de l'autre, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour prévenir ou pour réprimer des écarts profondément regrettables.

« A l'égard des étrangers, nous sommes armés du droit d'expulser ceux qui troublent l'ordre ou la tranquillité publique. Nous acons fait usage de ce droit en diverses circonstances ; on comprendra toutefois, en Angleterre surtout, que l'opinion publique s'émeut aisément quand il s'agit d'appliquer la mesure rigoureuse de l'expulsion des réfugiés politiques. Nous n'avons jamais hésité au surplus et nous hésiterons moins que jamais à remplir nos devoirs internationaux » (8 juin 1869).

De tels incidents montrent combien la situation du gouvernement belge était délicate, quelles (page 313) difficultés imprévues il rencontrait sur ses pas, avec quelle attention scrupuleuse il devait régler ses actes, prévenir et réparer les imprudences.

Les travaux de la commission, cependant, avancèrent sans trop de peine, malgré les craintes éprouvées dans les premiers jours. Des deux côtés on comprit qu'il fallait aboutir. Il y eut encore une vive alerte tout à la fin, au moment de toucher le but. De nouveau l'on crut tout perdu. Mais le péril fut conjuré. Le 3 juillet on était d'accord. La commission avait arrêté les bases d'un service mixte de trains directs entre la Hollande et Anvers d'un côté, et la Suisse de l'autre.

Aucune équivalence ou compensation n'était accordée pour l'abandon du traité de cession du Grand-Luxembourg. La question des rapports financiers entre l'Est et la Société Néerlandaise à qui le chemin de fer liégeois-luxembourgeois était affermé, recevait une solution qui faisait tomber toutes objections de principe. Cette question avait soulevé des débats irritants et failli provoquer l'échec des négociations. La Compagnie de l'Est aurait voulu être autorisée à faire des avances à la Société Néerlandaise pour la couvrir du déficit de l'exploitation du réseau liégeois-limbourgeois, et contrôler cette exploitation. La Belgique n'entendait pas que la garantie de l'Etat français dont jouissait la Compagnie de l'Est bénéficiât à un chemin de fer belge, ni que, sur le territoire belge, le service fût soumis la surveillance d'une société étrangère. Il fut entendu que l'Est aurait la faculté de faire des avances la Société Néerlandaise, pour réparer les pertes de l'exploitation du Liégeois-Limbourgeois, mais que cette faculté ne s'exercerait que pendant une période limitée à six ans, et jusqu'à un maximum de 1,8 million de francs. Les avances seraient remboursables sur les bénéfices ultérieurs. Et l'Est n'aurait d'autre (page 314) droit que de contrôler la comptabilité des recettes jusqu'au remboursement total.

Ainsi les traités de cession que le gouvernement belge avait repoussés et qui livraient une administration étrangère plusieurs des grandes artères de notre réseau national étaient définitivement écartés.

Les lignes belges conservaient leur autonomie, leur personnel, leur matériel. L'Est français n'acquérait aucune influence sur les conditions d'approvisionnement ou d'expédition de nos industries. Une disposition formelle lui interdisait toute combinaison ayant pour objet de favoriser les ports hollandais au préjudice des ports belges. L'Etat pouvait reprendre, au moment qu'il jugerait convenable, la concession des lignes ou leur exploitation. Le transit était organisé à travers le territoire belge entre le réseau français et le réseau hollandais. Enfin le port d'Anvers était mis en communication directe avec la Suisse.

Le conflit politique se terminait par une entente économique qui devait profiter à la Belgique plus même qu'à la France.

Le procès-verbal de clôture des travaux de la commission, signé le 9 juillet 1869, fut publié au Moniteur du 13. Il était accompagné de deux annexes établissant les bases des conventions intervenir entre la Compagnie de l'Est d'une part, l'administration des chemins de fer belges et la Société Néerlandaise d'autre part. (Une note de bas de page reprend le texte intégral de ce procès-verbal. Elle n’est pas reprise dans cette version numérisée).

(page 315) La convention entre l'Etat belge et l'Est fut signée le 20 juillet (voir Recueil administratif des chemins de fer, 1869, n°939).

Le cabinet de Bruxelles porta immédiatement la connaissance de ses agents diplomatiques la définitive solution du conflit où l'indépendance économique et la dignité du pays s'étaient trouvées engagées et d'où elles sortaient reconnues et raffermies. Il remercia le Foreign Office de l'aide cordiale et efficace que le gouvernement anglais lui avait prêtée dans les circonstances les plus critiques. Lord Clarendon, informé sans retard de l'entente intervenue à Paris le 3 juillet, avait, dès le 6, exprimé la satisfaction qu'il en éprouvait, dans une lettre au ministre britannique Bruxelles, M. Savile Lumley, et chargé celui-ci de féliciter Frère-Orban de l'heureuse conclusion « des difficultés qui avaient causé tant d'embarras et d'appréhension. »

(page 316) Les Chambres, au moment où se clôt l'incident franco-belge, n'étaient pas réunies.

Tout s'était fait en dehors d'elles, depuis le vote de la loi du 23 février. L'opposition n'avait pas entravé l'action gouvernementale. Le 30 avril, Dumortier avait demandé au cabinet s'il n'avait pas d'explications à donner. Frère s'était borné à répondre que le protocole, signé à Paris trois jours auparavant, paraîtrait au Moniteur le 1er mai. Après cette publication, le 4 mai, M. de Theux avait déclaré que l'opposition n'entendait pas discuter l'affaire des chemins de fer et laissait toute la responsabilité au gouvernement. Frère, acceptant cette responsabilité sans partage, avait de son côté, décliné le débat, jugeant celui-ci prématuré ; les résultats obtenus étaient satisfaisants et il était permis d'espérer une solution favorable.

Lorsqu'en novembre 1869 la session nouvelle fut ouverte, Dumortier estima le moment venu d'aborder la question. Il importe, dit-il, que la Belgique soit renseignée sur tous les détails des négociations dont le ministre des finances a transporté le siège dans un pays voisin. « Nous, membres de l'opposition, déclara-t-il, nous avons gardé le silence dans le cours des négociations. uniquement par esprit national, et pour ne pas créer d'ennuis au gouvernement. L'heure des explications a sonné » (séance du 9 novembre 1869).

La discussion fut fixée au 16 novembre. Dumortier formula des critiques qui restèrent sans écho. Il s'en prit à la loi du 23 février, « convaincu. dit il, qu'elle était un coup fatal porté à notre nationalité » et se faisant fort de démontrer qu'elle décrétait la « mort » de la neutralité, base de notre indépendance. Il invoqua les commentaires de certains journaux de l’Empire, d'après lesquels la Belgique aurait livré la France (page 317) les clefs de la Prusse ; il reprocha enfin au cabinet d'avoir annulé sans motif et sans indemnité la convention de la Compagnie du Luxembourg avec l'Est.

Frère n'eut pas de peine confondre son peu réfléchi et bouillant adversaire. Il rappela que la loi du 23 février avait été votée à la presque unanimité dans les deux Chambres et défendue avec éloquence par d'éminents amis de son contradicteur. Il attesta que « depuis le protocole du 27 avril, jamais, à aucune époque, les relations n'avaient été meilleures entre la France et la Belgique. Il faudrait - j'irai jusque-là - presque se féliciter de l'incident, tant il a eu une influence favorable sur les rapports entre les deux pays » (Note de bas de page : (Le même langage fut tenu par M. Gressier, aux délégués belges, après la clôture des travaux de la commission mixte, chez M. de La Valette, qui avait réuni les commissaires des deux pays à sa table. M. de La Valette, au dessert, porta un toast « à son complice, M. Frère-Orban. » (Lettre du baron Beyens, 11 juillet 1869). Fin de la note.)

Il railla l'accusation d'avoir ouvert à la France le chemin de la Prusse : « J'avoue que j'ignorais cette invention, dit-il, elle a dû paraître bien singulière lorsque les arrangements ont été connus. » Ceux-ci étaient semblables à beaucoup d'autres, complètement inoffensifs, également favorables aux deux pays. Quant à la Compagnie du Luxembourg, aucune raison de l'indemniser ne pouvait être invoquée. Le gouvernement avait usé de son droit en refusant de ratifier un traité qu'on considérait comme préjudiciable aux intérêts du pays. Enfin, il n'y avait pas de pièces déposer : la négociation, déclare Frère, a été faite par moi à Paris : elle a été purement verbale... Il n'y a eu de pièces échangées que sur des points purement techniques et qui n'offrent aucun intérêt. Les protocoles ont résumé les points convenus, et ils ont été publiés. »

(page 318) Aucune riposte ne suivit.

Cette brève et superficielle discussion n'eut pas de lendemains. L'opposition, qui était sans griefs, n'avait pas de raison de la reprendre. Et les convenances interdisaient au gouvernement de célébrer le succès de sa politique.

Mais quelques années plus tard, l'Empire tombé, un rappel éloquent de l'affaire de 1869 évoqua devant la Chambre le souvenir du service rendu par Frère-Orban son pays.

Un membre éminent de la droite, jurisconsulte renommé, patriote ardent, eut le courage de rendre publiquement justice au chef du parti libéral, tombé du pouvoir peu après sa victoire diplomatique.

Thonissen, le 24 avril 1873, décrivant dans la discussion du budget de la guerre, les périls que les convoitises de l'Empire avaient fait courir à la Belgique, cita l'incident des chemins de fer du Luxembourg. « Quand il sera un jour complètement connu, s'écria-t-il, on saura qu'alors le pays s'est trouvé au bord de l'abîme, et en passant, je remercie le ministère de cette époque, d'avoir largement contribué à sauver la Belgique. Ce n'est pas à moi de révéler les faits qui se sont produits. mais dans les questions de nationalité, je ne distingue pas entre mes amis et mes adversaires, je ne vois que le pays. »

Frère-Orban, en 1869, n'avait, lui aussi, vu que le pays, son honneur, ses intérêts vitaux. Il les avait servis et sauvés.

L'impartial témoignage, venu quatre ans après, d'un ennemi politique, peut servir de conclusion au récit de cet épisode émouvant et presque ignoré jusqu'ici, de notre histoire nationale.