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La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, tome 2)
HYMANS Paul - 1910

Paul HYMANS, La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, t. II)

(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)

Chapitre V. 1868-1869 – L’affaire des chemins de fer (troisième partie)

V. La mission de Frère-Orban à Paris

(page 233) L'initiative de Frère-Orban fut jugée téméraire par beaucoup. Ses collègues doutaient d'un résultat heureux. Le baron Beyens jugeait l'entreprise hardie et redoutait qu'elle n'attirât la foudre sur la Belgique M. Van Praet, sans se faire illusion sur les difficultés de la tâche, ne la jugeait pas irréalisable pour Frère-Orban, en qui il avait foi.

L'objet principal de l'action que celui-ci allait exercer à Paris était de soustraire les conventions à toute tentative de résurrection. Le gouvernement belge les avait frappées d'interdit. Il ne pouvait permettre qu'une volonté étrangère les en relevât. Là étaient l'origine et le point sensible du différend.

Un entretien de M. de La Guéronnière avec le baron Lambermont, le 27 mars, révéla partiellement les intentions et les espérances du gouvernement impérial.

« M. Frère-Orban, dit le ministre français au secrétaire général du département des affaires étrangères, ne peut aller à Paris avec le parti pris de tout refuser. On sera large, très large ; mais enfin il faut bien que (page 233) l'on sauve quelque chose des conventions... Mais les chemins de fer, les relations commerciales ne doivent pas être le but essentiel et supérieur du voyage de M. Frère. Le vrai traité, c'est celui qui ne sera pas écrit. Il doit résulter de la mission du chef du cabinet belge qu'entre la France et la Belgique il existe désormais une confiance réciproque, certaine, publique. M. Frère aura ainsi rendu service et à son pays et à la paix de l'Europe. » Habilement pressé par le baron Lambermont, M. de La Guéronnière entrouvrit son cœur : a La Belgique ne doit pas tourner ses regards du côté de la Prusse. La Prusse cherchera ses développements dans une autre direction. Le cabinet de Berlin aurait déjà sacrifié l'indépendance belge à sa politique, s'il avait trouvé de l'écho à Paris. La France veut conserver l'autonomie (sic) de la Belgique. Elle se chargerait sans nécessité d'embarras politiques et industriels en y mettant fin. Elle entend même respecter la neutralité de la Belgique. Toutefois, depuis 1866, les temps sont changés pour tout le monde. L'équilibre général a été rompu par la Prusse. Dans cette situation nouvelle, la position des nations n'est plus la même. Les traités antérieurs peuvent encore avoir une valeur idéale (sic), mais ils ne protègent plus les Etats neutres au même degré. La conséquence c'est qu'il ne s'agit plus pour la Belgique d'incliner vers la Prusse. Il ne suffirait même pas qu'elle maintînt dans une balance exacte ses rapports avec la Prusse et la France. La Belgique doit dorénavant pencher vers la France » (mémorandum du baron Lambermont, 27 mars 1869).

M. de La Guéronnière affectionnait l'expression : « pencher vers la France » dont il s'était servi déjà dans sa conversation du 23 février avec Frère-Orban. Il tombait d'une erreur dans une illusion. La (page 234) Belgique n'avait jamais incliné vers la Prusse et n'inclinerait pas vers la France. Elle entendait maintenir son indépendance et, pour assurer son indépendance, sa stricte et loyale neutralité. Par souci de son indépendance et de sa neutralité, elle n'admettrait ni que ses chemins de fer devinssent tributaires de l'Empire, ni que les actes de son administration intérieure fussent censurés ou révoqués par une puissance étrangère.

On prit soin à Bruxelles, dès l'accord du 23 mars et avant le départ de Frère-Orban pour Paris, d'imprimer fortement cette pensée dans l'esprit du gouvernement anglais. Le chef du cabinet du Roi, M. Jules Devaux, écrivit au baron Beyens pour l'engager à bien établir auprès de Lord Lyons que c'était l'avis de l'Angleterre qui avait déterminé la Belgique à adhérer à la proposition française et convaincre en même temps l'ambassadeur britannique que « ni Dieu ni diable ne nous ferait exécuter les contrats. » Le baron Beaulieu fut prié de développer à Londres le même thème. On voulait tracer rigoureusement la limite qu'aucun sentiment de déférence, aucun désir de plaire ne ferait franchir.

Le gouvernement anglais comprit sans peine la nécessité où se trouvait la Belgique de maintenir ses droits, de se refuser à la ratification des contrats. Dans les premiers jours d'avril, alors que les pourparlers de Frère-Orban, à Paris, avec les ministres de l'Empire, venaient de commencer, Lord Clarendon le reconnut en termes exprès dans un entretien avec le baron Beaulieu. Averti des intrigues qui s'agitaient dans le monde officiel et parmi les courtisans, autour de Napoléon III, le chef du Foreign Office chargea Lord Lyons de voir le souverain et de lui tenir un langage « respectueux mais ferme ». Lord Grey, enfin, causant des premières nouvelles reçues (page 235) de Paris et qui avaient bonne tournure, s'en félicita, disant à notre envoyé : Peut-être y sommes-nous pour quelque chose. Nous faisons plus que nous ne disons » (dépêche du baron Beaulieu, 10 avril). L'Angleterre nous prêta dans ces temps difficiles le concours d'une sympathie franche et diligente, attentive, selon le langage de notre représentant à Londres, à « étouffer l'étincelle, si une étincelle vient à s'allumer. »

La cause qui se débattait à Paris était d'ailleurs la cause de la paix générale autant que celle de l'intégrité de la Belgique. Et, en vérité, du respect de la nationalité belge dépendait le repos de l'Europe. L'absorption de la Belgique par l'Empire désorganiserait l'équilibre des puissances et, sans doute, ne laisserait-on pas impunément la France, par vengeance ou par appétit, planter ses griffes dans la proie convoitée. Mais la théorie des grandes agglomérations n'était pas si éloignée qu'elle n'eût laissé des traces dans l'esprit de La Valette et de Rouher. Un homme d'Etat français, le prédécesseur de M. de La Valette aux affaires étrangères, M. Drouyn de Lhuys, s'inquiéta des dispositions qui régnaient dans l'entourage impérial et remit à Napoléon III, le 5 avril 1869, une note sur les dangers de la situation, qui débutait ainsi :

« L'incident franco-belge a jeté dans le public des préoccupations qu'il n'est pas inutile de bien connaître. Si les négociations qui vont s'ouvrir cachent des arrière-pensées d'annexion, il y a lieu, dès à présent, de ne se faire aucune illusion sur la situation qui en résultera pour la France vis-à-vis des cabinets étrangers.

(page 236) « L'Angleterre, cela n'est pas douteux, protestera. Elle sera sérieusement attachée à la petite nationalité belge ; de plus, il est de tradition chez elle de considérer l'occupation du port d'Anvers par la France comme un événement très préjudiciable à son influence maritime. L'Autriche ne verrait pas non plus, sans un vif déplaisir, la France réaliser un agrandissement territorial qui porterait sur une des plus belles provinces de l'ancien Empereur d'Allemagne, et qui entraînerait la chute d'un souverain allié à la fille de l'archiduc Joseph, palatin de Hongrie.

« La Russie, sans avoir dans la question, à ces divers points de vue, des intérêts aussi directs que l'Angleterre et l'Autriche, montrerait cependant un égal mécontentement. Les principes du droit divin qui règnent dans cette cour et d'autres circonstances encore, ne manqueraient pas de lui communiquer des impressions fâcheuses au sujet d'une annexion qu'elle considérerait tout au moins comme une grave infraction aux traités internationaux.

« Mais ce qu'il importe surtout de rechercher, c'est l'attitude que prendrait Prusse. Or, il n'y a pas à s'y tromper, le jour où la France annexera la Belgique, la Prusse occupera la Hollande...

« Ainsi, concluait M. Drouyn de Lhuys, cet agrandissement territorial ne pourrait aboutir qu'à l'un ou l'autre de ces deux résultats : ou une coalition formidable contre la France, ou la réunion de la Hollande à l'Allemagne du Nord.

« Or, l'avantage que l'on retirerait de la possession de la Belgique serait-il en proportion avec de semblables dangers ? On ne le pense pas... »

Ce document est caractéristique. Il est daté du 5 avril, cinq jours après l'arrivée de Frère-Orban à Paris, deux jours après sa réception par l'Empereur. Il (page 237) atteste, par l'énergie déployée pour les combattre, les idées belliqueuses dont les conseillers de Napoléon l'assiégeaient ; qu'on se rappelle, d'autre part, la lettre du 19 février, citée plus haut dans laquelle l'Empereur prescrivait au maréchal Niel des préparatifs de guerre. Certes, Napoléon III avait eu, depuis, le temps de la réflexion ; l'accord du 23 mars l'avait apaisé ; il avait entendu la voix de l'Angleterre. Mais c'était un esprit inquiet et mobile, hanté de rêves, susceptible, enclin aux subites impulsions. Enfin, derrière la Belgique, le gouvernement français persistait à soupçonner l'action prussienne. Et la Prusse était le rival obsédant, abhorré, qu'on aspirait frapper au moment le plus propice. On faisait de grands armements. Des deux côtés du Rhin, on organisait la guerre. Le Roi, le 23 mars, avait fait part à Frère-Orban des sombres renseignements qui lui parvenaient. Un mois avant, vers la fin de février, le général Renard, ministre de la guerre, écrivait de Paris, où il avait vu le général Lebrun, ami et confident de l'Empereur, et le maréchal Niel : « Jusqu'à présent, j'ai peu cru à la guerre ; mes idées sont complètement changées sous les impressions que je reçois depuis trois jours. Le fait est qu'on s'apprête à la guerre. »

Telle est l'atmosphère au milieu de laquelle Frère-Orban va se mouvoir à Paris. On l'y attend avec une curiosité sceptique. Saura-t-il répondre à la faconde imposante du Vice-Empereur, M. Rouher ? Quelle contenance opposera-t-il à la grâce seigneuriale du marquis de La Valette ? Comment supportera-t-il l'éblouissement de la splendeur impériale ? De quel front soutiendra-t-il l'assaut des politiques et des mondains ? Et quelle sera sa résistance aux sourires et aux flatteries, aux menaces et aux grands airs ?

(page 238) Frère-Orban surprit tout le monde, ceux qui ne le connaissaient pas, et ceux qui le connaissant, redoutaient pour lui une expérience si nouvelle et que beaucoup jugeaient aventureuse.

Il fut aimable et opiniâtre, autoritaire et souple, galant dans les salons, où le servirent sa haute distinction naturelle, la beauté de son visage, ses manières nobles et aisées ; clairvoyant, courageux, tantôt sobre de paroles, tantôt abondant en développements, plein de son sujet, documenté et armé sur tous les points. fort de ce qu'il connaissait merveilleusement la question et savait mieux encore ce qu’il voulait.

Le départ de Bruxelles fut retardé par l'absence de M. de La Valette, qui, venant de perdre sa femme. était allé passer quelques jours dans ses terres.

Le jeudi 1er avril, Frère arrive à Paris et s'installe à l'Hôtel du Rhin, place Vendôme. Il cause avec le baron Beyens, arrête avec lui ses dispositions et reconnait le terrain.

Le 2 avril, il se rend chez M. de La Valette. Le 3, il a audience de l'Empereur ; il est reçu le 4 par M. Rouher.

M. Emile Ollivier rapporte, sur la foi de renseignements obtenus de M. Gressier, alors ministre des travaux publics, que l'audience de l'Empereur se fit attendre. La princesse Mathilde, écrit-il, dénoua la situation ; « elle invita le ministre belge à un bal ; puis au milieu de la fête, elle lui prit le bras et le conduisit dans un petit salon où, à sa grande surprise, il trouva l'Empereur. Napoléon III lui adressa de vifs reproches ; Frère-Orban se défendit ; l'entretien dura plus d'une heure, après quoi l'Empereur. adouci, accorda le lendemain l'audience officielle. » (L’Empire libéral, t. XI, p. 393. Ce récit est reproduit dans un article de la Revue Générale, Napoléon III et la Belgique, par M. l’abbé De Lannoy (février 1907). (page 239) L'anecdote est pittoresque, mais totalement inexacte. J'ai entre les mains une lettre du baron Beyens à Frère-Orban, écrite le 3 avril au matin et annonçant que l'Empereur le recevrait le jour même, à 2 heures et demie. La soirée de la princesse Mathilde, laquelle le chef du cabinet belge assista, eut lieu le lendemain 4 avril. Enfin je possède le compte rendu, détaillé, de la plume de Frère-Orba11 lui-même, de sa conversation avec Napoléon III.

L'accueil impérial fut aimable ; tous les journaux, comme la relation même de l'entretien, en font foi.

La première lettre de à son collègue des affaires étrangères, rédigée au sortir des Tuileries, résume les préliminaires officiels de la négociation.

« 3 avril 1869.

« J'ai vu hier M. de La Valette. Beyens vous a rendu compte de l'entrevue. M de La Valette a été fort gracieux. Nous avons voyagé avec lui en Orient ; nous avons fait un petit séjour à Rome, nous avons mis le pied en Russie ; nous avons causé de beaucoup de choses et très peu de nos affaires. Il réservait M. Rouher de les traiter.

« Aujourd’hui l’Empereur m'a reçu à 2 heures et demie. Il m'a remercié tout d'abord d'être venu. Il importe que le petit malentendu qui a eu lieu ne laisse pas de trace. Nous devons avoir de bons rapports ; ils doivent devenir de plus en plus intimes. On a toujours fait un grief à Louis-Philippe de n'avoir pas réuni la Belgique à la France. Le déplaisir qui en est résulté est un sentiment qui existe encore. Eh bien, nous devons faire que les barrières soient tellement (page 240) abaissées entre les deux pays que personne ne songe plus une réunion. Comment arriver là ?... Je ne sais.

« J'ai répondu qu'il n'y avait en Belgique que des sympathies pour la France, etc. ; et j'ai développé sur ce thème des considérations vagues et générales qui étaient de nature à montrer l' Empereur que nous désirons être de bons voisins et de bons amis.

« Il a été difficile d'amener la conversation sur le « petit » malentendu. J'ai pu constater immédiatement que l'Empereur ne connaissait rien des faits. Notre opposition aux traités de cession, manifestée par la présentation du projet de loi, à peu près tout ce qu'il savait. J'ai dit rapidement les circonstances qui avaient dicté notre conduite. Il ne s'agit dans toute cette affaire, ai-je ajouté, que de tripotages d'argent entre les compagnies, qui ne peuvent avoir d'autre résultat que de compromettre les intérêts français tout autant que les intérêts belges. Le département de l'Est est devenu le centre de la production de la fonte et du fer ; il produit déjà, je crois, plus du tiers de la production totale de la France. Il pourra se développer beaucoup encore, à une condition, c'est que les établissements métallurgiques obtiennent du combustible à bas prix. Ils ne sont alimentés que par les houillères de la Sarre et par celles de Liége et de Charleroi. Deux voies concurrentes leur livrent ces produits, situation heureuse qui permet d'espérer les prix les plus favorables. Et l'on veut constituer un monopole au profit de la Compagnie de l'Est en réunissant les deux voies dans les mêmes mains ! Et l'on veut, en constituant ce monopole, empêcher la reprise par l'Etat belge dont les tarifs sont très bas, qui seraient par conséquent très favorables aux établissements français de l'Est, d'autant plus favorables(page 241) que le gouvernement est intéressé à favoriser l'exportation dans des vues supérieures à celles qui serviraient simplement à diriger une exploitation de chemin de fer.

« Ces observations ont paru appeler l'attention de l'Empereur Mais ne connaissant absolument rien de la question, il me demanda si j'avais déjà vu M. Rouher, et sur ma réponse négative, il revint à son point de départ. Il ne fut pas plus précis qu'au début et je n'avais nulle raison d'insister pour qu'il sortît du vague dans lequel se complait également son ministre à Bruxelles. (Note de bas de page : « Je reviens, dit l'Empereur, à mon point de départ. Nous devons avoir des relations amicales, intimes. » « - Votre Majesté peut être assurée que nous ne voulons rien de mieux... Il n'y a pas en Belgique d'hostilité contre la France, loin de là. Il est très facile de développer une sincère sympathie. » L'Empereur s'est levé, m'a demandé si je restais quelques jours à Paris. « - Aussi longtemps qu'il sera nécessaire pour mettre fin au différend : car il me semble bien désirable que l'affaire ne donne pas lieu à de nouvelles discussions... » (Manuscrit de Frère-Orban.) Fin de la note.)

« En somme, il n'y a rien à conclure de ces préliminaires pour la question spéciale qui nous préoccupe. Je verrai M. Rouher demain, à 10 heures du matin, et je ferai en sorte de vous faire connaître immédiatement le résultat de notre entretien. »

Le lendemain. Frère-Orban s'entretient avec M. Rouher : les premières politesses sont faites ; le débat s'ouvre.

Il écrit à Bruxelles :

« 4 avril.

« Je sors de chez M. Rouher. Nous avons eu deux heures de conversation sérieuse. Le ministre d'ÉEat est parfaitement au courant de la question. Nous avons discuté.

« M. Rouher a fait, avant tout, les protestations les (page 242) plus énergiques en faveur de l'indépendance de la Belgique. Il ne veut que ce qui est. Si l'on peut inscrire cette déclaration au haut du ciel pour qu’elle soit vue de tout le monde, il ne demande pas mieux. Il ne voudrait, non plus, aucun prix, en supposant qu'il le pût, contribuer à ébranler le cabinet ; il n'a que de la sympathie pour nous qui représentons les idées libérales ; il ne voudrait pas prêter la main à nos adversaires politiques qui sont les siens. En particulier, s'il y avait des concessions à faire, il lui serait agréable de me les faire à moi personnellement, comme il a à cœur de s'unir à moi pour mettre fin à notre différend.

« Le début a donc été aussi aimable qu'on pouvait le désirer. Abordant le fond, il a exposé à son point de vue l'état de nos chemins de fer et l'utilité des grandes compagnies pour tirer le meilleur parti possible de l'exploitation et il a cherché à justifier les projets de traité de cession.

« Il comprend nos objections : qu'on le dise ou qu'on ne le dise pas, elles sont de deux ordres : l'un politique, l'autre économique.

« Elles ne lui paraissent pas fondées. Il est très enclin à respecter les susceptibilités nationales ; mais il faut au moins qu'elles puissent s'expliquer et se justifier. Elles n'auraient pas ici de raison d'être. On peut, d'ailleurs, donner à cet égard toutes les garanties. Une compagnie étrangère, dès qu'elle est sur votre territoire, doit être nécessairement votre subordonnée.

« Tout ce qu'on peut exiger pour qu'il n'y ait ni doute ni équivoque sur ce point, il est prêt à l'appuyer. Quant aux raisons économiques, rien de plus simple que d'y donner satisfaction, Vous connaissez tout ce que l'on peut dire à cet égard.

« Je lui ai dit ce que j'avais également dit à (page 243) l’Empereur, que j'étais convaincu que dans la situation qui était faite au gouvernement, il y avait nécessité de chercher de bonne foi une solution qui fût acceptable des deux côtés ; que c'était sous le bénéfice de cette déclaration que j'allais m'expliquer et qu'il devait en tenir compte en écartant les objections qui pouvaient présenter un caractère absolu. J'ai pu ainsi développer avec force nos objections, et puisqu'il avait ouvert le côté politique, j'en ai profité pour montrer que si le système que l'Est veut faire prévaloir était admis, nos chemins de fer seraient mis à l'encan, qu’il y aurait concurrence entre les pays voisins pour les acheter et que dans une telle situation nous cesserions évidemment d'être maîtres chez nous. Notre indépendance serait nominale et les conditions qui nous sont faites par les traités seraient violées.

« J'ai exposé nos raisons de principe et les raisons tirées de nos intérêts économiques pour établir que les cessions de nos chemins de fer ne peuvent être approuvées. J'ai indiqué enfin que des conventions de service mixte, plus étendues et plus complètes que celles qui se font d'ordinaire entre les compagnies, seraient de nature à réaliser entièrement le but que l'Est a eu en vue. Je n'ai pas été au delà pour le moment.

« Nous devons reprendre la conversation ; M. Rouher désire que M. Gressier prenne part à nos discussions. De nouvelles conférences seront fixées. En attendant, nous dînerons demain en petit comité, quatre ou cinq, y compris le ministre des affaires étrangères, et probablement chez ce dernier, pour continuer à causer d'affaires. Mardi, j'assisterai un grand dîner chez M Rouher. Cette fois, m'a dit M. Rouher, ce sera pour montrer aux sénateurs et aux députés que la France et la Belgique sont en bons termes.

« Il m'a paru que mon interlocuteur voyait avec plaisir que nous étions d'avis de chercher une transaction. (page 244) Mais, hors cela, il n'a pas plus que moi, quitté le terrain sur lequel il s'est placé. »


Ces premières conversations ne permettaient de rien augurer de positif et les intentions des ministres français ne pouvaient être pénétrées. Mais ils s'étaient montrés d'un abord aimable et facile. Et l'impression produite par Frère-Orban, dans le milieu où il venait de se transporter, avait été excellente. Les journaux la reflètent. Les devoirs mondains, dans la vie diplomatique, n'ont souvent pas moins d'importance que les devoirs politiques. Frère s'en acquittait à merveille. Au bal de la princesse Mathilde, au bal de l'Impératrice, du lendemain, il fut accueilli avec une attention flatteuse et fort entouré.

L'entrevue avec M. de La Valette, le 2 avril, avait révélé tout de suite l'homme d'Etat. M. de La Valette ne s'y trompa point et en fit part à Lord Lyons, qui s'empressa d'en informer son gouvernement. De Londres, l'écho en revint à Bruxelles par Lord Clarendon et le baron Beaulieu. Ces symptômes furent enregistrés avec satisfaction. Les lettres du 3 et du 4 avril, adressées par Frère à ses collègues, furent lues au palais et y donnèrent l'espoir d'un succès, auquel il semblait que la situation politique générale dût aider. M. Jules Van Praet s'en expliquait dans une lettre du 5 avril à Frère-Orban :

« Je lis vos lettres du 3 et du 4. C’est très bien.... vous avez très bien dirigé l’entretien... Politiquement, la situation s'est modifiée dans un sens favorable. Vous ne pouvez pas vous prévaloir de ce changement. Mais il est bon que vous le connaissiez. La susceptibilité des puissances, en ce qui nous concerne, est plus vive et plus facilement éveillée que nous n'aurions pu nous (page 245) y attendre. Il est impossible que les Français ne fassent pas attention à cela. » « Ce n'est évidemment pas à vous à le leur dire ; ils diraient que nous y avons travaillé. » « Le langage de la presse en Angleterre est énergique et unanime, à tel point qu'il atteste un sentiment public en avant de celui du cabinet : le cabinet se sent pressé et poussé par la nation. Lord Clarendon écrivait à Lumley ces jours derniers : « Surtout gardez-vous bien de dire que nous ne ferons pas la guerre pour la Belgique... » Les nouvelles reçues de Prusse et de Russie n'étaient pas moins favorables.

« Remarquez, ajoutait Van Praet, que s'il pouvait arriver que les élections se fissent en France sous cette impression que l'incident belge a été traité de manière à amener un rapprochement de la Prusse et de l'Angleterre dans une défiance commune vis-à-vis de la France, le gouvernement français aurait commis une faute capitale, plus capitale peut-être que l'expédition du Mexique ou l'abstention dans l'affaire danoise, parce que la conséquence s'en ferait sentir immédiatement dans les élections. Vous ne pouvez assurément pas le dire vos interlocuteurs, mais vous pouvez vous le dire à vous-même. Le prince Gortchakov exprimait aussi dernièrement des sentiments très sympathiques pour nous... En vous parlant comme je le fais, je ne veux pas cependant vous imprimer trop de raideur. Il faut que le résultat que vous obtiendrez ne leur laisse pas de rancune dans le cœur, car la vie quotidienne (une fois l'incident passé) serait insupportable. Je me figure encore, comme il y a quelques semaines, qu'une grande convention de service mixte, élargie autant que le permet (page 245) la situation, est de nature à donner beaucoup de satisfaction... Nous avons tous trouvé que dans les premières conversations vous aviez été parfait de mesure, de fermeté et d'à-propos. »

L'affaire, aux yeux des initiés, débutait sous de favorables auspices. Mais on s'était borné jusqu'ici aux saluts de l'épée. On n'avait pas croisé le fer.

Le 6 avril, le débat sur le fond s'engagea dans une conférence au ministère des affaires étrangères, où Frère-Orban se trouva aux prises avec MM. de La Valette, Rouher et Gressier,

La France insisterait-elle pour le maintien des conventions de cession, et, si elle y renonçait, porterait-elle ses prétentions sur d'autres questions ? On allait le savoir.

Frère-Orban résume ainsi la discussion :

« Le thème des avantages économiques à tirer des facilités accordées aux transports par chemin de fer a été développé par M. Rouher avec un luxe de considérations assez inutile. On désirait établir une grande ligne internationale de Paris à Amsterdam au grand profit de tous. Irait-on obliger de rompre charge à la frontière, de changer de wagons et de locomotives, etc. ? J'ai répondu que nous étions parfaitement d'accord sur toutes les considérations générales ; que nous n'étions pas assez barbares pour obliger de rompre charge à la frontière, mais que nous pensions que l'on pouvait atteindre le but que l'Est s'était proposé par des moyens qui ne donneraient lieu à aucune critique.

« Le Luxembourg ne pouvait être présenté comme une ligne ayant le même caractère. Cette fois, ce sont les avantages réciproques des centres industriels que l'on voulait favoriser. J'ai montré le monopole que l'on voulait conférer à l'Est au détriment de l'industrie des deux pays. J'ai cité le prix actuel sur territoire (page 247) belge et le prix du même transport par le chemin de l'Est à distance égale et qui étaient assez significatifs. Bref, ne trouvant rien de bien satisfaisant à invoquer, on s'est rejeté sur les inconvénients graves auxquels nous allions nous exposer en refusant de laisser faire une bonne affaire aux actionnaires anglais. Leur gouvernement aurait, sans doute, à les protéger. J'ai rassuré mes interlocuteurs. Nous étions préparés à affronter une discussion avec les actionnaires anglais ; notre position vis-à-vis d'eux était sous tous les rapports excellente ; j'ai ajouté que je croyais pouvoir dire que les actionnaires anglais s'étaient déjà adressés, mais en vain, à leur gouvernement.

« Après tout, a dit M. Rouher, ce que nous voulons et rien de plus, c'est assurer d'une manière large et libérale les services des chemins de fer. Si comme vous le dites, il y a d'autres moyens de le faire que par les conventions de cession d'exploitation, le but sera atteint, mais j'en doute !

« J'ai indiqué les arrangements de service mixte ; j'ai dit que je comprenais que de simples conventions, toujours révocables, n'offriraient point des avantages suffisants et que, à ce point de vue, la base avait pu être considérée comme trop étroite ; mais que si l'on stipulait pour un terme analogue à celui des traités de commerce, cinq ans, ou même plus, l'objection tomberait.

« On a demandé ces propositions écrites pour que l'on pût discuter. Je les fais préparer et demain nous aurons, j'espère, une nouvelle réunion.

« Ce premier résultat me semble bon. On admet qu'il est possible d'écarter les traités.

« Jusqu'à la dernière phase de cette discussion, ce sont les modifications aux conventions qui ont été indiquées comme moyen pratique d'en sortir. On était prêt à tout concéder, pourvu que le principe des (page 248) cessions fût admis. Nomination de tout le personnel par nous ; faculté de rachat à court terme, non pour le prix payé par l'Est, mais sur la valeur à déterminer par le produit durant son exploitation ; ateliers à établir en Belgique ; une direction spéciale, responsable, établie à Arlon, à Namur, où l'on voudrait. J'ai tout décliné et refusé sans que l'on m'ait paru blessé. J'y mettais du reste toute la douceur et toutes les bonnes paroles dont je puis disposer. Je faisais appel aux bons sentiments de mes interlocuteurs, aux susceptibilités qu'ils éprouveraient s'ils étaient dans une situation semblable à la nôtre et cela faisait mieux que trop de raideur...

« Un autre résultat qui, à moins de revirements, ce qui n'est pas impossible, me semble acquis maintenant, c'est que la négociation sera limitée à l'affaire des chemins de fer. On me semblait assez médiocrement disposé traiter d'autres questions économiques, On m'a demandé, en laissant supposer que l'initiative venait de nous, si nous avions des propositions à formuler. Je me suis fort empressé de répondre : « aucune », en rappelant comment les choses s'étaient passées. J'ai insisté sur les avantages qu'il y aurait, dans les circonstances actuelles, à mettre fin promptement à la difficulté. Les négociations qui se prolongeraient prêteraient à des commentaires, et, peut-être, ai-je dit, ils vous gêneraient au moment des élections. Je crois, en effet, qu'ils n'ont nulle envie de laisser croire qu'il pourrait être question de modifier les tarifs, moins encore de préparer une union douanière. Le mot n'a pas même été prononcé. »

L'entrevue du 6 avril fit entrevoir de grandes espérances. D'un côté, le gouvernement impérial ne manifestait pas de velléité de faire dériver les pourparlers sur des objets étrangers la question des chemins de fer ; d'un autre coté, il ne repoussait pas l'examen (page 249) d'une solution autre que la ratification des traités de cession.

Les timides reprirent courage et, passant brusquement du doute à la quiétude, crurent la victoire assurée. Les collègues de Frère-Orban, sceptiques au début, et Jules Bara, notamment, qui, au départ de Frère-Orban, disait à Van Praet : « Nous serons la semaine prochaine en pleine crise, » se rassérénèrent, et des articles, respirant une satisfaction trop pressée et trop vive, parurent dans certains organes libéraux ; il fallut les engager la prudence. « Votre position me paraît très forte, écrivait Van Praet à Frère-Orban, le 9 avril, mais je n'en regrette pas moins l'indiscrétion des journaux. Quand le bouilli est dans la marmite, on ne doit pas lever le couvercle. Il se peut encore qu'il y ait un revirement... Vous savez que le prince de Talleyrand disait : Je n'ai jamais terminé une grande affaire qui n'ait été perdue la veille de sa conclusion... » Si vous rencontriez encore un obstacle sur votre chemin, il ne faudrait pas vous décourager. Vous vous êtes établi dans une forteresse que je regarde comme inexpugnable et si vous obligez votre adversaire à lever le siège, je connais quelqu'un qui en sera plus heureux qu'il ne saurait dire. » Trois jours plus tard, Van Praet rapportait à Frère des propos que lui avait tenus M. de La Guéronnière et qui témoignaient d'un optimisme excessif.

« Il ne parle plus, à moi du moins, du maintien des traités de cession. Il dit : Le traité de confiance est signé. Le séjour et les conversations de M. Frère ont suffi à cela. Le reste est devenu secondaire. » C'est sa manière de s'exprimer. Elle n'est pas correcte. La première partie de la phrase me parîit vraie ; la seconde manque d'exactitude. »

Le revirement, dont la fine perspicacité de Van Praet prévoyait la possibilité, était redouté à Londres. Lord (page 250) Clarendon. tenu au courant par Lord Lyons, se montrait heureux de la tournure de l'affaire, mais attendait avec anxiété « l'annonce de quelque fait accompli et craignait une brusque évolution de l'Empereur Napoléon qui n'est jamais plus disposé à faire un coup de tête que quand il s'aperçoit qu'on l'a engagé dans une mauvaise voie. » Il se prononçait d'ailleurs avec fermeté en faveur de la Belgique et insistait auprès de notre envoyé sur la nécessité de ne pas ratifier les traités de cession. I »l faut, lui disait-il, que vous restiez maîtres chez vous » (dépêche du baron Beaulieu, 10 avril 1869).

(Note de bas de page : (a) Le 11, il avait rencontré chez M. de Forcade, à un dîner, MM. Roulier et Gressier. L'incident suivant s'y passa, d'après le récit de Frère-Orban : « Eh bien ! m'a dit M. Rouyer, vos propositions sont-elles préparées ? » « - Elles l'étaient dès le lendemain de notre réunion, ai-je répondu. » « - Mais, reprit-il, vous ne les avez pas remises à Gressier. » « - J'attendais une convocation pour en délibérer. » « -Nous avons compris que vous les feriez d'abord passer à M. Gressier. » « - Il y aura eu malentendu ; j'attendais que M. de La Valette fût libre. » Et M. Gressier, interpellé, confirma les paroles de Rouher. Ceci n'était positivement pas exact. Il me fut aisé de deviner que M. Gressier, à qui j'avais parlé d'abord et qui n'avait nullement réclamé la communication prétendument attendue, avait manifesté quelque susceptibilité d'être pris comme personnage accessoire dans la négociation et que M. Rouher voulait s'effacer pour le mettre au premier rang. Je parus donc très confus de mon erreur et je m'offris à aller causer dès le lendemain matin avec M . Gressier, Ce qui fut accepté avec empressement. » Fin de la note.)

Quelques jours s'écoulèrent avant que Frère-Orban remît au gouvernement impérial un texte synthétisant la combinaison de service mixte, qu'il avait développée verbalement dans la conférence du 6 avril. M. de La Valette était absorbé à ce moment par les débats du Corps législatif, où le 10 avril, s'expliquant sur la politique de l'Empire, il formula cette déclaration rassurante : « On a accusé le gouvernement de n'avoir pas de politique ; il en a une, c'est celle de la paix. » Il ne parla pas de l'affaire belge, mais il était permis d'interpréter cette nette affirmation pacifique comme un gage des dispositions conciliantes de la France, dans les négociations en cours.

Le 12 avril, sur l'invitation qui lui en fut faite par M. Rouher, Frère-Orban se rendit chez M. Gressier, ministre des travaux publics, et lui communiqua la note qu'il avait rédigée. Elle était ainsi conçue :

« Le gouvernement belge facilitera par tous les (page 251) moyens en son pouvoir, l'organisation de services directs pour le transport en transit par la Belgique, des voyageurs et des marchandises, entre le chemin de l'Est en France, et le réseau de la Compagnie pour l'exploitation du chemin de fer de l'État néerlandais.

« Le gouvernement belge accordera à ces services directs toutes les facilités compatibles avec le régime des douanes et l'exploitation des chemins de fer.

« Dans le cas où la Compagnie de l'Est et la Compagnie des chemins de fer de l'Etat néerlandais jugeraient utile d'affecter ce trafic international, soit de voyageurs, soit de marchandises, des trains spéciaux, allant de France en Hollande, et réciproquement, l'administration des chemins de fer de l'Etat belge en opérerait la traction sur son parcours et prendrait, d'accord avec les compagnies, toutes les mesures nécessaires pour assurer la marche régulière de ces trains.

« De plus, s'il entrait dans les vues des compagnies que l'une d'elles se chargeât de la traction de ces trains internationaux dans toute l'étendue de leur itinéraire en Belgique, l’administration des chemins de fer de l'Etat belge livrerait passage à ces trains (machines, wagons et personnel), moyennant des conditions à convenir.

« Le gouvernement belge prêtera son concours à (page 252) l’établissement, dans les conditions les plus avantageuses, de tarifs internationaux communs au chemin de fer de l'Est, aux lignes belges, et au réseau du chemin de fer de l'Etat néerlandais.

« Seulement. en prêtant ce concours, le gouvernement belge demandera certaines garanties dans l'intérêt des ports d'Anvers et de Gand, etc.

« Le gouvernement belge est disposé à donner une grande stabilité aux arrangements à prendre en vue d'assurer les transports entre le chemin de fer français de l'Est et les chemins de fer de l'Etat néerlandais.

« Il offre de leur donner une durée de cinq années et de les considérer comme prorogés de cinq en cinq années, dans le cas où ils ne seraient pas dénoncés par l'une des parties intervenantes, un an avant l'expiration d'une période de cinq années. »


La conversation que Frère eut avec M. Gressier, à l'occasion de la remise de la note, fut moins rassurante que les entretiens précédents : le ministre des travaux publics se montra plus rétif et plus méfiant que ses collègues. Frère-Orban la relate ainsi. dans une lettre datée du 12 :

« M. Gressier, un gros personnage, j'entends en corpulence, est de mes trois interlocuteurs le moins agréable. Mais, à tout prendre, un contre un vaut mieux que un contre trois. M. Gressier a mis ma patience pendant une heure à la plus rude épreuve. Encore quelques entrevues de ce genre et je deviendrai diplomate. Il m'a d'abord dit que j'avais dû remarquer que M. Rouher n'entendait rien à l'affaire, ce que je n'ai pu tout à fait concéder, en admettant, toutefois, qu'en sa qualité de ministre des travaux publics, il devait naturellement la connaître beaucoup mieux. Puis il m'a expliqué que, par le Grand-Luxembourg, l'Est pouvait arriver de Namur à Liége et se passer entièrement du concours des lignes de l'Etat (page 253) pour se joindre au Liégeois-Limbourgeois. J'ai dû rectifier ses notions géographiques et son histoire des compagnies qui exploitent des chemins en Belgique. Mais il était sûr de son affaire ; M. Sauvage, de l'Est, ami intime, lui avait expliqué tout cela. Je lui ai fait comprendre, avec toutes les délicatesses possibles, qu'il y avait quelque confusion dans les explications qui lui ont été données, en lui montrant que, dans l'état actuel des choses. il était impossible que la jonction des lignes exploitées par l'Est se fît autrement que par les lignes de l'Etat.

« Ce point établi, j'ai fait valoir notre concession ; j'en ai montré l'importance. J'ai soutenu que si elle donnait moins que la convention, en ce qu'elle n'attribuait pas l'exploitation à l'Est, ce qui est onéreux, elle lui donnait plus que le traité de cession, en ce qu'elle permettait une communication directe sans laquelle les traités auraient été fort imparfaits. Après de longs débats, j'ai rehaussé la valeur de l'acte de conciliation, en donnant aux compagnies la faculté de passer sur nos lignes, en nous chargeant d'opérer la traction ou même en la laissant faire par les compagnies sur notre parcours, sauf à régler les conditions de prix et de sécurité.

« M. Gressier semblait médiocrement satisfait. Il se réservait d'en causer avec ses collègues. Il ne voyait dans tout cela que l'exclusion du Français. Passer, sans pouvoir déposer un voyageur ou un colis dans une gare - ce qui n'est pas précisément exact - ne lui souriait pas beaucoup...

« En attendant, il a fait remarquer que dans ces termes, la transaction n'était pas équilibrée ; que si l'on faisait quelque chose pour le Liégeois-Limbourgeois, on ne faisait rien pour le Grand-Luxembourg. Il est très disposé, m'a-t-il assuré, à tenir compte de notre position ; il la comprend ; il ne voudrait rien (page 254) demander qu'il ne voulût pas faire lui-même, s'il était à notre place. L'opinion publique, les susceptibilités nationales avaient des exigences dont tout homme raisonnable devait tenir grand compte. Mais la position des ministres français n'était pas meilleure. Il n'examinait pas » si l'on avait eu tort ou raison d'intervenir ; on eût peut-être mieux fait de s'abstenir ; ce qui était fait était fait cependant, et on n'en pouvait plus revenir ; dans cette situation, après les échecs de la politique française ou du moins ce que l'on nomme ainsi en exagérant les choses, ce sera une affaire sérieuse qu'un nouveau camouflet, que l'opposition ne manquera pas d'exploiter. »

« J'ai fait de mon mieux pour ne pas laisser s'accentuer ce sentiment et je l'ai renvoyé à la lecture de nos journaux, sans distinction d'opinion, pour qu'il pût se convaincre de la difficulté de notre position.

« Je n'avais absolument rien à offrir pour le Luxembourg. J'ai énuméré les conventions qui existent, réglant les rapports de l'Est avec les stations de notre réseau ; le tarif spécial pour les houilles et les cokes et le tarif pour les transports diriger par la ligne du Luxembourg. Veut-on améliorer ce qui existe ? Y a-t-il quelque modification utile à introduire ? Qu'on les indique, lui ai-je dit...

« Dans ma conversation d'hier avec M. Rouher, en présence de son collègue, il a été prononcé une parole qui mérite d'être notée. « Si nous nous mettons d'accord sur le côté politique de l'affaire, m'a dit M. Rouher, nous n'irons pas plus loin. Une fois certains principes convenus, nous laisserons faire. Nous n'irons pas nous mêler des conventions avec les compagnies ; celles-ci agiront comme elles voudront. Vous nous avez fait entendre qu'il y avait là des tripotages, des affaires d'argent, et vous comprenez qu'il ne nous convient, sous aucun rapport, de paraître seulement (page 255) prendre ces sortes de choses sous notre patronage. D'ailleurs, nous voulons le respect de votre indépendance absolue et cc serait y manquer que d'intervenir dans les affaires de nos compagnies avec vous. »

« Je ne comprenais pas trop bien. Je demandai ce que l'on entendait par le côté politique de l'affaire. Il me fut expliqué que cela signifiait uniquement les conditions générales pour déterminer les rapports internationaux touchant les chemins de fer dont nous nous occupions. A cela seul devait se borner le rôle des gouvernements. Ce n'était pas bien clair encore ; mais je n'avais rien à objecter. Il devait nous suffire que l'on protestât encore en faveur de l'indépendance du gouvernement belge. Le sentiment était bon. Mais ce qui était le plus apparent, c'est que la commission devait s'occuper de questions économiques : on n'a pas trouvé de questions économiques à lui soumettre ; elle devait s'occuper des conventions, d'après le gouvernement français, des questions qui naissent des conventions, suivant notre euphémisme, - et enfin elle ne s'occupera de rien. Les gouvernements s'occuperont de certaines règles générales, laissant tomber l'affaire, si les compagnies jugent qu'elles ne peuvent en user. »

Les paroles de M. Rouher, sur la portée desquelles insistait Frère-Orban, pouvaient donner l'espoir de voir écarter des complications et résoudre le différend sur place par un accord direct entre les deux gouvernements. La commission serait alors inutile. Et l'on serait déchargé de la crainte qu'elle fit revivre, dans ses délibérations, la question de la ratification des traités de cession ou qu'elle y substituât d'autres questions irritantes ou délicates. Mais les objections de M. Gressier aux propositions belges annonçaient une résistance et des prétentions qui ne devaient pas tarder à se dessiner nettement. La presse parisienne (page 256) fit entendre une note hostile. La Patrie, résumant le projet de Frère-Orban, observa qu'il modifiait complètement la situation créée par les traités et ne pouvait satisfaire les intérêts des compagnies. La France constata qu'il offrait de notables divergences avec les vues du gouvernement impérial et ne pouvait être regardé que comme un point de départ de la discussion : « les dispositions qu'il renferme sont loin de pouvoir être acceptées par le gouvernement français. » « M. Frère-Orban, disait la feuille officieuse, semble être resté sous cette impression, de laquelle est issue la loi du 23 février, que l'exploitation d'une ligne belge par une compagnie française est une menace pour l'autonomie de la Belgique. Cette préoccupation ne serait pas de nature à faciliter l'arrangement... Les vues des deux gouvernements semblent respectivement très éloignées, et dans les données actuelles, l'entente paraît encore assez difficile à établir. »

L'attitude de l'homme d'Etat belge causait un étonnement et une déception. Il fallait renoncer à l'illusion de le faire reculer. « On dit, écrit le correspondant de l’Indépendance, que M. Frère-Orban, très aimable dans la forme, cède très peu.

Le 15, le conseil des ministres sous la présidence de l'Empereur, examina les propositions formulées dans la note belge. Le 16, M. de La Valette réunit au ministère des affaires étrangères MM. Rouher, Gressier et Frère-Orban. Après un court engagement d'avant-garde, le choc se produisit. M. Gressier commença par une discussion abondante du système développé dans la note et conclut que la Belgique ne donnait rien et qu'on possédait tout ce qu'elle offrait. Frère riposta. Rouher alors intervint ; aussitôt la pensée du gouvernement impérial s'affirma nettement : ce qu'il voulait, c'était le maintien des conventions ; (page 257) il consentirait à stipuler toutes les garanties qu'on jugerait nécessaires ; mais il fallait que les conventions ne fussent pas écartées. « On ne comprendrait pas, dit Rouher, comment la simple substitution d'une compagnie française à une compagnie hollandaise, par conséquent étrangères toutes les deux, pourrait être repoussée. » « -Cet argument, écrit Frère-Orban au sortir de la conférence, est évidemment celui que l'on croit le meilleur. Il frappera certainement les esprits qui ne voudront pas pénétrer au tond des choses. C'est par lui que l'on montrera qu'il s'agit bien d'exclure le Français. M. Gressier a répété ce mot. »

« Je me suis attaché, dit Frère, à réfuter cet argument. » Et son récit reflète l'ardeur du débat et les difficultés de la position :

« Il ne s'agit point d'une simple substitution ; on change le caractère de la concession. La Compagnie néerlandaise exploite le prolongement de son chemin de fer ; la Compagnie de l'Est est séparée du réseau liégeois-limbourgeois. Le gouvernement belge a refusé ce qu'on veut qu'il accorde aujourd'hui. Consentir à rétracter sa décision, serait se déclarer vaincu par une compagnie belge ayant l'appui d'un gouvernement étranger. Un tel acte ne saurait se justifier. Il est inutile, car la Compagnie de l'Est reconnaît qu'un simple droit de passage lui suffit pour réaliser ses plans. Elle n'a, en effet, obtenu qu'un passage par les lignes néerlandaises pour aller à Rotterdam. Or, si le passage répond à ses vues en Hollande, il doit également la satisfaire en Belgique.

« J'ai établi que les garanties offertes étaient illusoires ou que nos droits, si absolus qu'on voulût les supposer, ne sauraient être exercés. Le jour où on en voudrait user, du rachat, par exemple, on nous accuserait de mauvais procédés. et comme aujourd’hui, on prétendrait que nous voulons « exclure le (page 258) Français. » C'est toujours le gouvernement que nous aurions en face de nous et non une compagnie. Dans ccs conditions, notre indépendance est nominale ; on proclame notre droit, mais si nous voulons en user, on juge que c'est un acte hostile et l'on entreprend de nous arrêter. Ce qui aggrave la situation, dans ce cas particulier, c'est que le gouvernement français donne la garantie pour l'exploitation de chemins établis sur notre territoire. C'est une raison péremptoire de refuser. Le droit public n'autorise pas un acte de cette nature. La garantie rend le gouvernement l'associé de la compagnie ; le gouvernement acquiert un droit de contrôle et d'ingérence qui ne peut se concilier avec le respect de notre indépendance. La discussion portée ainsi sur le terrain politique a reçu un complet développement. Je n'ai rien omis ; j'ai rappelé à mes interlocuteurs l'histoire du Guillaume-l.uxembourg et, sans en rien omettre, tout ce qui s'est passé à ce sujet. J'ai dit que cet exemple, qui n'était pas inconnu en Belgique, nous avait indiqué clairement la voie que nous avions à suivre.

« Cette discussion, qui a été très ferme, n'a pas cessé d'être extrêmement courtoise, je dirai même amicale, et c'est grâce à cette forme que j’ai pu tout dire sans restriction ni réserve. Commencée à 9 heures et demie du matin, elle finissait à midi et demi, sans que rien fût rompu. Il a été convenu que si MM. Rouher et Gressier pouvaient quitter la Chambre demain à 5 heures et demie, nous continuerions à parlementer. J'ai demandé, en tous cas, que l'on voulût bien, comme je l'ai fait, préciser par écrit les conditions indiquées par M. Rouher, et qui, selon lui, rendent les cessions inoffensives.

« Bien des choses se sont dites pendant ces trois heures que je dois nécessairement omettre. Il en est une que je tiens à consigner ici. J'ai signalé la (page 259) singulière, l'inexplicable contradiction dans laquelle on me paraît tomber ici. D'un côté, on me parle de la nécessité d'établir des relations intimes, cordiales, entre la France et la Belgique. L'Empereur, le prince Napoléon, le ministre de la guerre, beaucoup d'hommes politiques tiennent le même langage et semblent attacher une importance capitale à ce que les intérêts des deux pays se confondent de plus en plus. La question politique paraissait devoir prédominer. Le gouvernement impérial ne s'était ému que parce que nos actes révélaient, selon lui, une défiance imméritée ; dès que la confiance serait rétablie, il serait bien facile de s'entendre.

« Et maintenant, voici que les affaires essentielles se résument dans les traités de cession. A supposer, par impossible, que l'on finisse par trouver en Belgique des hommes disposés à les ratifier sous des déguisements plus ou moins habiles, il est indubitable que la Belgique se trouvera froissée, blessée, humiliée et que les relations intimes que l'on recherchait seront remplacées par des sentiments peu sympathiques, défiants, sinon hostiles.

« On ne répond guère ces considérations. Le but que l'on se propose d'atteindre reste seul en perspective. Un revirement paraît s'être opéré dans les dispositions du gouvernement impérial. J'irai voir demain Lord Lyons et lui ferai connaitre la situation.. »

La visite que Frère-Orban fit le 17 à l'ambassadeur britannique ne lui apprit pas grand-chose. Lord Lyons se montra étonné d'apprendre qu'on revenait au point de départ : « M. de La Valette avait parlé au prince de Metternich, quelques jours avant, de telle sorte que l'on devait considérer l’affaire comme en bonne voie d'arrangement. » Pur le surplus, il se montra très réservé et très discret sur ses intentions. Frère s'en inquiéta. De Bruxelles on le mit au (page 260) courant. M. de La Valette avait tenu à Lord Lyons un langage peu rassurant. Quoi qu'il advînt de la négociation, le gouvernement français ne prendrait pas de mesures politiques contre la Belgique ; la question resterait ouverte, et la France saurait bien trouver dans ses propres chemins de fer les moyens de faire rendre gorge au gouvernement belge. L'ambassadeur avait exprimé sa surprise de ces dispositions, qui cadraient peu avec le discours pacifique du ministre des affaires étrangères au Corps législatif. Il avait ajouté que les relations de la France avec la Belgique restant douteuses, l'Europe en concevrait une inquiétude qui irait croissant et que, quant à l'Angleterre, il ne pouvait dissimuler que ses relations avec la France en seraient altérées (lettre de M. Jules Devaux, 19 avril).

Le duel commencé le 16 eut plusieurs reprises. Les adversaires se rencontrèrent les jours suivants sans que, d'un côté ni de l'autre, on fit mine de céder.

Le 18, Frère résuma ses dernières conversations. Elles ont été serrées, vives, voisines de la rupture. Il s'est contenu et, sous le dehors d'une belle humeur affectée, a reçu l'attaque stoïquement, répondu sans colère, mais sans faiblesse, et, en somme, n'a pas abandonné un pouce de terrain :

« On m'a demandé si la nuit avait porté conseil. J'ai déclaré que j'avais beaucoup réfléchi et que, plus je méditais, moins je trouvais que l'on fût juste envers nous dans cette affaire. Nos positions sont bien différentes : nous sommes engagés par des actes publics que nous ne saurions rétracter avec dignité. Le gouvernement impérial est libre. Nous avons refusé d'approuver les cessions ; il n'a dit nulle part que ces cessions devaient s'accomplir. Il s'est plaint d'un mauvais procédé, d'un acte de défiance ; nous (page 261) effaçons le mauvais procédé en rétablissant la confiance ; le reste ne peut plus être que secondaire pour lui. Pour nous, pour la Belgique, accepter les traités avec des modifications quelconques, c'est avouer que l'indépendance du pays est un vain mot.

« M. Rouher a cherché à me prouver que j'avais un grand rôle à remplir. Je ne dois pas céder à des susceptibilités nationales, respectables sans doute, mais qui sont dangereuses. Je dois proclamer que la défiance ne se justifie pas ; que rien ne l'autorise ; que j'ai examiné les traités, que j'ai exigé, inspiré des conditions, que la compagnie a dû se soumettre, que le gouvernement français a été oblige' de reconnaître le fondement de nos prétentions et que les cessions ainsi accommodées font un sort magnifique à la Belgique. - C'est ingénieux, n'est-ce pas ?

« Après cela il m'a dit, ainsi que M, de La Valette, que, si nous ne pouvions pas nous entendre, il valait mieux ne pas instituer la commission mixte ; que nous nous séparerions en reconnaissant que nous n'avons pu nous mettre d'accord sur le programme. Nous vivrons tellement quellement. Nous ne ferons rien ; mais la Compagnie de l'Est usera de ses droits. Froissée dans ses intérêts, elle pourra bien modifier ses tarifs au détriment de nos industriels et l'on a la conviction que six mois ne se passeront pas, sans que, de l'intérieur même, nous arrivent des réclamations si pressantes que l'on sera obligé de s'arranger.

« - Eh bien! soit, ai-je dit, de l'air le plus enjoué, j'aime mieux cela. Mieux vaut subir que d'accepter. Vous pouvez sans doute nous faire beaucoup de mal en vous faisant du mal. Mais peut-être vous trompez-vous sur l'efficacité des moyens dont l'Est peut disposer. Et puis, je ne sais si l'opinion, même en France, ratifierait de pareils actes. Si vous vous conduisiez en (page 262) Afrique, envers une tribu arabe de votre frontière, comme on veut le faire envers nous, il y aurait un cri général en Europe. Cette tribu a un lopin de terre ; elle y tient ; une compagnie française le trouve à son gré et veut s'en emparer ; la tribu résiste et le gouvernement appuie la compagnie ! Et l'on fait tout le mal possible à la pacifique tribu pour la spolier !... C'est l'histoire de notre chemin de fer du Luxembourg. Nous voulons le garder ; nous l'avons déclaré avant même d'avoir connu les négociations avec l'Est et nous devons le céder à la Compagnie de l'Est sous peine d'être menacés dans nos intérêts !

« Je suis arrivé à tout dire d'un air si riant et si bonhomme qu'il n'y a pas eu moyen de se plaindre. Je ne me cabre point sous la menace pour que l'on ne se cabre point sous la riposte. J'ai exploité à outrance la garantie du gouvernement français comme une atteinte réelle à notre indépendance et comme contraire au droit des gens, si bien que M. Rouher, pressé par l'objection, a fini par me dire : « Voulez-vous les traités sans la garantie ? » A quoi j'ai répliqué que les traités sont impossibles sans la garantie et que, d'ailleurs, nous avons d'autres raisons pour les repousser.

« Je soupçonne que dans la séance d'aujourd'hui j'aurai l'occasion de glisser davantage sur le terrain politique et que je pourrai bien faire un peu de stratégie et de neutralité. Ainsi nous aurons vidé notre sac »

La résistance était vigoureuse et fit impression. Et l'on trouve dans la presse le reflet de l'étonnement qu'on en ressentit : « On disait que M. Frére-Orban venait signer tout ce que l'Empereur pouvait désirer. M. le ministre d'Etat, après la première entrevue, faisait entendre que l'affaire était en voie de succès et que la politique de la France y avait même un avantage. Aujourd'hui, il se trouve que M. Frère-Orban (page 263) n'a rien signé et que les concessions de la Belgique sont en définitive très restreintes. A la dernière conférence, M. Frère-Orban a parlé près de deux heures, en expliquant avec beaucoup de clarté et une entente remarquable des affaires, la position de la Belgique, ses droits et ses intérêts dans la question... Il paraît que l'Empereur, malgré le dépit qu'il peut avoir des lenteurs des négociations, montre beaucoup d'estime et de goût pour la personne de M. Frère-Orban. Ce ministre si apte à la discussion, si ferme dans les conseils, d'un esprit fin et délicat, a surpris tout son monde comme par une révélation » (correspondance du Nord, 18 avril).

A Bruxelles, la confiance dans le succès faiblissait. Mais, du palais et du ministère, venaient les hommages à la vaillance déployée. « Vous vous battez supérieurement, écrivait Van Praet à Frère-Orban. Le Roi me charge de vous dire qu'il vous remercie, vous applaudit et vous encourage. » Le ministre de l'intérieur, Eudore Pirmez, écrivait à son tour : « Nous sommes unanimes pour approuver votre position, et pour applaudir à la manière dont vous la défendez. »

Et appréciant l'éventualité d'un avortement des négociations, il ajoutait : « Si vous ne concluez rien, le gouvernement français déclarera donc qu'il a un sujet de mécontentement parce que nous voulons nous réserver la direction d'un service public sur notre territoire et que nous ne voulons pas qu'il s'exerce sous la garantie d'un gouvernement étranger. Il devra dire que les négociations ont échoué parce que nous avons maintenu en cela notre prérogative d'Etat indépendant... Mais cela est son affaire ; la nôtre est que nous sommes restés dans l'exercice incontesté de notre droit, que nous avons maintenu sous notre autorité des questions économiques (page 264) importantes et que notre indépendance est intacte. Votre voyage à Paris, votre long et patient séjour, vos efforts pour donner toutes les satisfactions possibles ne doivent pas être regrettés, même si le succès ne les suit pas. Ils prouveront à tous que tout ce qui pouvait être fait pour satisfaire la France l'a été. Ne regrettez pas ce que vous avez fait, d'abord parce que vous aurez rempli un devoir pénible, ensuite parce que votre situation ne peut qu'être meilleure que si cette tentative n'avait pas eu lieu » (19 avril).

Le gouvernement impérial n'ayant pas réussi à emporter de vive force la position où se retranchait le ministre belge, chercha alors à la tourner et suggéra une combinaison nouvelle : Le traité de cession du Grand-Luxembourg à l'Est français resterait annulé, mais le gouvernement belge rachèterait le réseau et en concéderait pour dix ans l'exploitation à l'Est, l'Etat se réservant toutefois celle de la ligne de Bruxelles à la frontière prussienne, tandis que celle de la ligne de Luxembourg à Marloie serait commune, et que, de Marloie à Liége, l'Est français exploiterait seul. Quant au Liégeois-Limbourgeois. le gouvernement belge s'engagerait à ratifier la cession et à stipuler des conditions de transit sur la ligne de l'Etat, de Pepinster à Liége, qui reliait le réseau du Grand-Luxembourg à celui de la compagnie néerlandaise.

La formule surgit dans une conférence tenue le 18 avril. Frère la combattit incontinent. « La séance d'hier, mande-t-il le 19, a été à la limite extrême au delà de laquelle il n'y avait plus que la rupture » Il objecta aux propositions des ministres de l'Empereur qu'elles consacraient le principe des cessions et impliquaient la garantie de l'Etat français ; que le (page 265) gouvernement belge se trouverait obligé de rétracter des décisions prises par lui à l'égard de compagnies belges pour des chemins de fer belges, ce qui ne se conciliait pas avec le respect de l'indépendance nationale. Il fit remarquer que la solution présentée n'était pas neuve, que déjà M. de Hirsch l'avait indiquée au gouvernement à l'origine du conflit et qu'elle avait été repoussée.

Le dissentiment était radical. Et les perspectives d’accord reculaient. Fallait-il cependant couper les amarres et reprendre le large ? Frère ne voulut point d'une rupture éclatante et hâtive.

« J'ai pensé, dit-il, qu'il n'était pas utile d'en finir sans avoir par écrit les propositions du gouvernement français. J'insistai donc avant de me prononcer définitivement, pour que l'on me remît par écrit, ce qui déjà avait été admis et non exécuté, l'ensemble des conditions et des propositions dont on m'avait parlé. Il y avait à cela l'avantage de ne pas rompre sur une chose verbale, qui pouvait être ultérieurement contestée, de réfléchir et de permettre, peut-être, un nouvel effort de l'Angleterre.

« On n'était pas disposé à écrire. « Puisque vous repoussez le principe, me dit-on, c'est inutile. » J'insistai et, appuyé par M. de La Valette, on céda. « Faites venir M. Sauvage, dit M. Rouher à M. Gressier, et préparez la note. » Ainsi, en ma présence, on avoue que c'est l'Est qui mène l'affaire.

La note fut remise le 19 avril. La situation était nette et le doute interdit. Il fallait faire front, peut-être même tenter l'offensive. Un moyen s'offrait, suggéré de Bruxelles par Jules Devaux, de Londres par Van de Weyer. « On veut vous effrayer, disait le chef du cabinet du Roi, il faut enrayer à votre tour. Ne conviendrait-il pas de glisser dans la conversation que si nous devons rompre, nous allons demander une (page 266) consultation de la conférence de 1839 ? » (lettre à Frère-Orban, 19 avril). Van de Weyer, frappé dans le même temps par la même idée, la soumettait au baron Beaulieu, notre ministre en Angleterre, et la recommandait au gouvernement belge (lettre à Jules Devaux, 21 avril). Il la motivait fortement. La France porterait atteinte au principe de la neutralité belge que l'Europe avait imposée et garantie, en exigeant l'acceptation d'une convention incompatible avec les droits et les devoirs de cette neutralité. Déclarons donc à la France que si notre appréciation de nos droits et de nos devoirs est une erreur née de scrupules par trop méticuleux ou de méfiances que rien ne justifie, ce n'est point cependant au gouvernement français à trancher seul cette question et qu'en conséquence force nous sera de la porter devant le seul tribunal compétent, savoir les puissances signataires des traités, représentées dans une conférence ad hoc et appelées à procéder purement et simplement à l'examen et à la solution de cette question européenne.

Le 20 avril, la note française fut débattue entre Rouher, ardent et tenace, et Frère-Orban, résolu à la bataille. Le dialogue s'enflamma, sans que l'intervention pacifiante de M. de La Valette attiédit les adversaires. Ils prirent congé l'un de l'autre, comme si tout était fini et l'espoir d'un accord abandonné.

Le récit de Frère, daté du 21, le montre passionné dans la résistance, emporté dans l'action, maître de lui-même cependant, et glissant comme une feinte, dans ce duel de parole. la menace habile d'un appel aux puissances. Voici le morceau, dans sa forme frémissante et ramassée :

« La conversation d'hier a été nécessairement sur un ton beaucoup plus vif que les précédentes. A défaut (page 267) de bonnes raisons pour discuter mes principes, M. Rouher m'a fait des théories économiques. Le gouvernement exploitant des chemins de fer se met en plein socialisme. Nous n'irons pas jusqu'au bout. Nous ne voulons pas racheter et nous ne pouvons pas racheter les chemins concédés. Il a tous les discours des ministres, des députés ; il les a lus ; on a proclamé que l'on ne rachèterait pas. M. Vanderstichelen s'est exprimé vingt fois de la sorte. Le seul principe vrai, c'est l'exploitation par les compagnies, qu'elles soient indigènes ou étrangères, peu importe. Les capitaux vous manqueraient. Vous ne trouveriez pas le milliard qu'il vous faudrait et que des compagnies trouvent aisément.

« Le socialisme résultant de l'exploitation, lui ai-je dit, serait précisément celui qui existe pour la poste. Ce qui s'applique à l'un peut s'appliquer à l'autre. Transporter des lettres, des journaux et des petits paquets, transporter des hommes et des marchandises, c'est en principe une seule et même chose. Le rachat de tous les chemins de fer est, sans doute, une question grave, non à raison des capitaux, qu'un peuple qui n'a pour ainsi dire pas de dette obtiendrait aisément, mais qu'il n'a pas besoin de chercher cette fois, puisqu'ils existent et qu'il suffit uniquement d'en assurer la rente par le profit même de l'exploitation ; la question est grave à cause de l'étendue de l'opération, de l'armée de fonctionnaires qu'elle met à la dispositi0n du gouvernement et du puissant moyen d'action sur les intérêts économiques qui serait alors entre les mains du pouvoir. C’est pour ce motif, au surplus, que l'on juge prudent de ne pas confier une pareille puissance à des compagnies étrangères et que le principe contraire à celui que l'on prêche contre nous a été consacré partout. En France, malgré les dénégations de mes contradicteurs, on exige des (page 268) compagnies françaises, comme on exige des sociétés nationales partout ailleurs. On nous soumettrait, nous, à un régime exceptionnel en Europe. Et, après tout, lorsqu'on nous fait entendre que l'on pourra, par les tarifs des chemins de fer français, nuire à nos intérêts économiques, nous serions assez dénués de sens pour consentir à céder nos chemins de fer qui nous offriraient précisément le meilleur et le plus sûr moyen de défendre nos industries menacées ! On a le tarif des douanes, lorsqu’un traité n'existe point ou lorsqu'il expire, pour user de rigueurs envers nous, si l'on veut nous arracher quelque concession. On veut nous priver du moyen de paralyser les attaques dirigées contre nous ! Jamais. vis-à-vis d'aucun peuple, on n'a osé élever une pareille prétention !

« J'étais quelque peu animé et debout, en parlant ainsi ; M. Rouher s'étant exprimé de son côté avec assez de véhémence, M. de La Valette remplit, avec la meilleure grâce, son office sincèrement exercé de modérateur et m'a dit ce matin qu'ayant revu M. Rouher, il lui avait reproché les mouvements de vivacité, qui, m'a-t-il assuré, ne lui sont pas habituels. Mon « obstination », c'est le mot, a irrité M. Rouher. Son obstination m'a fait le même effet.

« L'appel éventuel à la conférence de Londres introduit dans la discussion, comme pouvant résulter soit de notre acquiescement au principe des cessions, soit de notre refus, selon les circonstances, n'a pas été, ce me semble, sans préoccuper un peu mes interlocuteurs, à cause du vague et de l'alternative que j'y ai mis en l'indiquant. Il y avait comme un peu de Prusse par derrière. J'avais trouvé ce mot de conférence dans un mot de Devaux et j'ai essayé d'en tirer parti. - Nous n'acceptons pas la conférence, m'a-t-on dit. Nous n'irons pas. Si nous ne tombons pas d'accord, nous ne demandons rien, nous ne ferons aucun grief, (page 269) vous avez usé de vos droits avec rigueur, d'une manière absolue ; soit ; nous userons aussi de nos droits.

« - Et si nous acquiesçons à votre demande et que l'on vienne prétendre contre nous, aujourd'hui ou demain, à une heure que l'on choisira, que nous avons méconnu les devoirs de notre neutralité, la conférence ne deviendrait-elle pas inévitable pour tout le monde ?

« - Eh bien ! reprit M. Rouher, le système se dessine complètement. Exclusion de la France pour motifs politiques, à raison de considérations stratégiques ou autres, voilà ce que l'on veut. C'est bien. Nous le savons maintenant.

« Afin de montrer qu'il ne s'agissait pas d'exclure les Français de la Belgique, j'ai rappelé la concession offerte d'un transit direct, avec locomotives et voitures, machinistes et personnel français, et j'ai offert pour le cas de rachat de la ligne du Luxembourg, de laisser effectuer le même transit, dans les mêmes conditions, sur cette ligne. L'intérêt politique serait sauf, l'intérêt économique pleinement satisfait.

« Au moment de nous séparer, je regrette sincèrement que nous n'ayons pu nous entendre. ai-je dit, mais au moins nous nous quittons en nous donnant la main. Le soir, il y avait réception chez M. Rouher. Il m'a paru qu'il était de bon goût de m'y rendre. »

La rupture cependant n'était pas consommée. Le 21, Frère-Orban revit M. de La Valette dont il avait remarqué la veille, l'attitude conciliante. « Nous avons causé, dit-il, dans les termes les plus agréables. M. de La Valette a positivement le désir non dissimulé d'arriver à un arrangement quelconque. » Frère profita de ces dispositions pour faire entrevoir, dans l'organisation du service mixte, des facilités matérielles et des avantages qu'on n'avait pas indiqués jusque-là, et dont une étude approfondie avec le (page 270) concours de M. Vandersweep, inspecteur général au département des travaux publics, lui avait révélé la possibilité.

M. de La Valette, de son côté, esquissa une solution transactionnelle qui, en fait, donnait sur un point satisfaction à la Belgique, sur l'autre, raison à la France, mais qui impliquait le sacrifice de l'idée politique maintenue intégralement, depuis l'origine, par le gouvernement belge. « Il m'a fait, rapporte Frère, une autre proposition, de son chef, ne sachant si l'on y adhérerait, qu'il se croyait pourtant en mesure de faire accepter, que je soupçonnais depuis plusieurs jours, comme je crois vous l’avoir écrit, et qui consiste à faire deux parts dans le conflit : nous aurons gain de cause complet quant au Luxembourg, nous céderons quant au Limbourg. Le premier contrat sera annulé, le second sera maintenu, avec des modifications quant au rachat, au tarif, etc. »

Frère refusa : J'ai rappelé M. de La Valette qu'il y avait en cause un principe pouvant avoir de grandes conséquences, donner lieu pour nous de sérieuses difficultés et sur lequel il nous était impossible de céder. En outre, il serait constaté qu'une compagnie belge est plus puissante que le gouvernement du pays lorsqu'elle parvient à obtenir l'appui d'un gouvernement étranger. »

« J'ai quitté M. de La Valette, conclut Frère-Orban, en lui laissant la conviction que nous étions arrivés à la limite de nos concessions. » Et il termine sa lettre par ces mots, où, sous le découragement, perce encore une espérance : « la bataille est-elle définitivement perdue ? » - Il allait la gagner.

Les ressources n'étaient pas épuisées. Il restait Napoléon et l'Europe. Dés le 12 avril, Van Praet avait signalé à Frère-Orban, comme moyen suprême, un appel ) l'action impériale. « Le Roi pense, lui écrit-il, que vous pouvez être amené à avoir recours (page 271) à l'Empereur, en cas d'obstacle. Le Roi ne regrette point d'être Roi constitutionnel et il le prouve en toutes circonstances. Mais l'Empereur est cependant, en fait de décisions sur les affaires, dans d'autres conditions que lui, et l'Empereur doit être touché avant tout, et en ce moment, des considérations politiques. »

Avant de prendre congé de M. de La Valette, le 21, le ministre belge le pria de demander pour lui une audience aux Tuileries. Le ministre français répondit qu'il ne le ferait qu'après les dernières tentatives auxquelles il allait se livrer, « car, avait-il ajouté, je n'attache, moi, aucun prix à cette affaire des chemins de fer. Le point de vue économique n'est pas de ma compétence » (lettre de Frère-Orban, 21 avril).

Ce langage, qui indiquait le désir de prolonger les négociations, laissait encore quelque chance de réussite. Un nouvel échange de vues, qui eut lieu le 22. resta toutefois sans résultat. Frère s'efforça une fois encore de faire comprendre à son interlocuteur que la convention de service mixte qu'il offrait assurerait des avantages économiques équivalents à ceux que l'Est attendait de sa convention avec le Liégeois-Limbourgeois ; il formula, pour appuyer ce thème, des propositions précises, qu'il condensa en deux notes successives (lettre de Frère-Orban, 22 et 23 avril).

L'audience impériale fut fixée au 23.

Dans l'entre-temps des lettres venues du cabinet du Roi apportèrent quelque encouragement à Frère-Orban. « Il y a évidemment, écrivait Van Praet, une répugnance à rompre. L'attitude des puissances y est pour quelque chose, à côté de votre bonne gestion. Vous avez eu un appui solide de l'Angleterre et le (page 272) Roi de Prusse s'est exprimé au prince de Hohenzollern, dans un sens très net. » Jules Devaux complétait ces renseignements et donnait des indications plus précises sur le rôle de l'Angleterre : Lord Lyons, qui se taisait devant Frère-Orban, tenait un ferme langage au gouvernement français ; l'Europe, faisait-il observer, resterait alarmée tant que subsisterait le moindre nuage du coté de la Belgique ; le public européen s'inquiéterait peu des propositions plus ou moins acceptables ou inacceptables faites par la France ; ce qui dominerait. c'est le sentiment général qu'un grand Empire abuse de sa force vis-à-vis d'un petit Etat respecté de tous, et la sympathie de tous acquise de plus en plus à ce petit, au détriment et la confusion de la France. Lord Clarendon n'était pas moins bien disposé que son ambassadeur. Il avait dit que la Belgique accomplissait un acte de virilité, que rien n'indiquait que les négociations fussent épuisées, et que quand l'heure serait venue to take measures (de prendre des mesures), on le ferait. Enfin le Roi de Prusse s'exprimait dans le sens le plus amical et l'on pouvait tenir pour certain que Bismarck, dont l'opinion était inconnue, même au Roi son maître, ne ferait rien qui froissât ses sympathies pour la Belgique. « Notre position sous le rapport diplomatique, concluait Jules Devaux, est donc fort bonne » (lettre à Frère-Orban, 22 avril).

Ainsi éclairé, Frère se rendit, le 23 avril, à dix heures, au palais des Tuileries. Il entra dans le cabinet de l' Empereur. sous une fâcheuse impression : M. de La Valette en sortait, au moment même, et lui dit, en passant, que ses propositions étaient insuffisantes. Cependant l'accueil fut aimable. Bien plus, la réponse du souverain fut un demi-acquiescement, (page 273) l'annonce d'une retraite, le présage d'un accord. Quand Frère-Orban quitta Napoléon, il avait presque cause gagnée. Il a noté exactement les phases de cette soudaine évolution : •

« J'ai trouvé l'Empereur très bienveillant. Nous avons causé longtemps de la manière la plus sereine. Je lui ai exposé nettement, aussi clairement que je l’ai pu, la vraie difficulté. J'ai demandé s'il pouvait entrer dans ses vues de réclamer quelque chose qui serait de nature à humilier la Belgique et son gouvernement ; j'ai enfin formulé notre proposition, montrant qu'elle ménageait la susceptibilité des deux gouvernements en même temps qu'elle satisfaisait aux intérêts économiques que l'on avait en vue de sauvegarder.

« - Mais cela me paraît juste, a dit l'Empereur. Ces Messieurs soutiennent cependant que cela n'est pas pratique. - Voici pourquoi, Sire. On prétend que les compagnies ne consentiront pas à modifier leurs arrangements financiers. Je réponds : qu'importe ? Les deux gouvernements ont admis des principes justes et légitimes ; les compagnies les appliquent si elles le trouvent convenable : qu'elles n'en usent pas si elles le veulent ainsi. Les deux gouvernements ne peuvent être arrêtés par les exigences des compagnies. Il ne peut dépendre d'elles que les relations soient bonnes ou mauvaises entre les deux pays. D'ailleurs. il est indubitable qu'elles peuvent aisément changer les conditions qu'elles ont arrêtées et auxquelles les gouvernements sont restés étrangers.

« L'Empereur m'a ensuite parlé de l'utilité qu’il y aurait à faire quelque chose qui attestât les rapports intimes des deux pays. Il ne sait pas ce que l'on pourrait faire. On a indiqué plusieurs fois une union douanière. Mais cela paraît bien difficile. J'ai indiqué quelques-unes des difficultés. J'ai rappelé que les grandes puissances ont déclaré autrefois qu'un (page 274) pareil acte n'était pas compatible avec notre neutralité. - Il ne faut rien faire, reprit l'Empereur, qui porterait atteinte à l'indépendance, l'autonomie, la neutralité de la Belgique.

« J'ai fait remarquer que l'Angleterre verrait probablement les unions douanières de mauvais œil, abstraction faite du coté politique. Elle est la seule puissance qui ne puisse entrer dans de pareils arrangements à cause de sa position insulaire et l'on pourrait ainsi refaire contre elle une sorte de système continental.

« - Les tarifs étant abaissés, elle y trouverait son profit, reprit l'Empereur. - Mais j'ajoutai que rien ne prouvait qu'à un moment donné les « Etats-Unis d'Europe » ne subiraient pas, quant aux douanes, les entraînements qui se manifestent maintenant dans les Etats-Unis de l'Amérique du Nord.

« L'Empereur dit encore qu'une union douanière alarmerait les industriels français et qu'ainsi il y aurait également de grandes difficultés du côté de la France.

« L'Empereur m'a dit en terminant qu'il allait faire examiner de nouveau nos propositions. Il se leva et me donna la main en me quittant. »


Tout est donc changé, les propositions, déclarées inacceptables par les représentants de l'Empereur, vont, sur l'ordre de l'Empereur lui-même, devenir l'objet d'une nouvelle étude. Frère ajourne son départ, qui était annoncé pour le lendemain ; il va, le 24, revoir M. de La Valette, vérifie dans le langage du ministre l'effet de celui du souverain, pressent un dénouement heureux et le fait aussitôt savoir ses collègues :

« L'entrevue avec l'Empereur paraît avoir eu un bon résultat. Je quitte M. de La Valette et j'induis de sa conversation que l'affaire a fait un grand pas dans le sens de nos idées. Demain les ministres qui se sont occupés de la question doivent se réunir et dans la (page 275) journée, j'aurai probablement un dernier entretien. Mais nous sommes' dans le pays des revirements soudains, et ce qui paraît probable un jour peut devenir impossible le lendemain. Donc, attendons et gardons sur le tout un silence absolu » (lettre du 24 avril).

Au palais de Bruxelles, après les anxiétés énervantes des derniers jours, ces indications si sobres et dépourvues de forfanterie optimiste, détendent les esprits. Van Praet se réjouit de voir l'affaire maintenue sur le terrain que Frère lui-même avait choisi dès l'origine. « Le triomphe sera grand, lui écrit-il, peut-être trop grand. Le cri d'admiration sera universel, et ce sera justice. Quelle curieuse page d'histoire... Puisque vous avez saisi maintenant le bon bout de la corde, aucun effort ne doit vous coûter pour le tenir. » Mais il faut se garder d'abuser de la fortune : « N'exigez pas un triomphe trop complet. Cela n'importe pas au résultat de l'ensemble... Vous touchez à la fin, ne vous rebutez pas et ne vous arrêtez pas à peu de chose. » Aux conseils sagaces s'ajoute l'hommage du compatriote et de l'ami : « Votre sang-froid est superbe ; moi qui vous connais et vous pratique depuis vingt ans, je ne peux pas dire que j'en sois surpris ; mais j'en suis émerveillé » (lettre à Frère-Orban, 25 avril).

Quelles considérations, quelles influences avaient donc si brusquement altéré les dispositions du gouvernement impérial ?

La dépêche suivante, chiffrée, venue de Bruxelles le 23, élucide le problème :

« Reçu de Londres le télégramme suivant : Ministre anglais a dit hier à l'ambassadeur de France que l'Empereur devait prendre garde, que si M. Frère partait sans avoir rien fait, cela pourrait avoir des (page 276) suites sérieuses pour l'Empereur qui se ferait plus de mal qu'à la Belgique ; que le sentiment public est tel en Europe ; qu'une réprobation générale s'élèverait et tuerait toute confiance en Sa Majesté. Le ministre anglais pense que la phase des négociations n'est pas encore passée » (Note de bas de page : Ce télégramme avait été expédié de Londres le 22, d’après une lettre du 23, adressée par le baron Beaulieu à M. Jules Devaux.)

L'Angleterre, voyant approcher le moment décisif, avait donc adressé la France un avertissement direct et sévère. Son appui était acquis à la Belgique. Elle le signifiait au gouvernement français et ne le laissait pas ignorer au gouvernement belge. Chaque jour, Lord Clarendon recevait notre ministre, le baron Beaulieu. Celui-ci, le 23 avril, dans une lettre M. Jules Devaux, traçait un tableau réconfortant des dispositions du Foreign Office à notre égard :

« Mes conversations avec Lord Clarendon nous ont conduits à discuter la question de savoir ce que nous aurions à répondre à la cour des Tuileries, si elle venait soulever l'affaire d'une alliance plus ou moins déguisée, plus ou moins formelle ou, pour parler le langage de M. de La Guéronnière, si elle tentait de nous faire entrer par une coercition dans l'orbite de nos voisins du sud. Sur ce point Lord Clarendon est complètement d'accord avec nous. Résumant les arguments que je lui avais soumis dans plusieurs entrevues, il me disait il y a trois jours : « La question posée ainsi serait européenne. Vous habitez une maison qui appartient à l'Europe, qu'elle vous a donnée à la condition de n'y laisser entrer aucun ennemi. Sur ce terrain vous êtes forts et vous serez soutenus. » « - Et nous devons être soutenus par l'Angleterre, fis-je observer, car il est telle porte de cette maison qui fait face à l'Angleterre. En mettre les clefs entre les mains de la (page 277) France, serait en quelque sorte établir celle-ci sur le sol de notre pays. » Je nommai Anvers. Sa Seigneurie fit, à cette allusion, sa grimace habituelle quand elle approuve sans vouloir le dire formellement, laquelle consiste à montrer sa langue dans le coin droit de sa bouche contractée vers l'oreille... »

On continuait à songer, comme ressource suprême, à une conférence internationale. « Le très honorable chef du Foreign Office, dit le baron Beaulieu, considère un appel aux puissances comme un moyen extrême qu'il convient de réserver pour l'employer quand une rupture formelle des négociations aura fait tomber le masque dont nos adversaires ont encore le visage couvert à moitié. »

Enfin quelle serait l'attitude du gouvernement prussien ? Le baron Beaulieu avait cherché à savoir s'il avait été pressenti. « Lord Clarendon, écrit-il, ne me l'a pas dit explicitement. mais de sa réponse un peu embarrassée, car ma question à brûle-pourpoint l'avait surpris, ii m'a été facile de conclure que des pourparlers entre les deux cabinets ont eu lieu. « Le comte de Bismarck désire rester autant que possible étranger à cette affaire, à raison des soupçons dont a été l'objet. Il ne veut pas en ce moment de guerre avec la France et tient à ne rien faire qui puisse réveiller des susceptibilités à peine assoupies. » Voilà en résumé la réponse de Sa Seigneurie. »

On eut quelques jours plus tard des nouvelles encourageantes et plus précises de Berlin, Le prince Hohenzollern fit savoir au palais de Bruxelles que le Roi Guillaume louait la fermeté déployée par le gouvernement belge et que « l'Angleterre étant rigoureusement avec nous, le rôle de la Prusse était d'agir comme elle et de modeler sa conduite sur la sienne » (Lettre de Jules Devaux à Frère-Orban, 26 avril).

(page 278) La situation européenne était donc propice à l'action diplomatique belge. Le gouvernement impérial sentait les méfiances du dehors, et les dernières communications du cabinet de Londres avaient dissipé l'illusion, dont il s'était bercé, de pouvoir impunément faire violence à une petite nation, qui avait le droit pour elle et le savait défendre. Il fallait reculer. Mais comment s'exécuterait la retraite ? Et sous quelle forme la déguiserait-on ?

C'est de Londres que le cabinet de Bruxelles apprit la combinaison à laquelle s'était arrêté M. de La Valette et que celui-ci avait d'abord tenu à soumettre au gouvernement anglais. Le 24 avril, le lendemain de l'audience accordée par Napoléon III à Frère-Orban, Lord Clarendon envoya au baron Beaulieu un billet ainsi conçu : « M. Frère ayant dit qu'il était prêt concéder à l'Est par des « conventions de service » tous les avantages que les conventions pour les cessions des lignes Luxembourg-Liégeois lui auront assurés, M. de La Valette a l'intention de lui proposer de le consigner dans un protocole comme base des travaux de la commission. Ce protocole étant signé par MM. Frère et de La Valette, l'affaire serait regardée comme terminée et les relations cordiales seraient renouées. Je ne sais ce qu'en pense M. Frère, mais il me semble que l'occasion s'offre de mettre fin cette affaire dangereuse et j'espère que M. Frère pourra y donner son adhésion » (copie adressé à Frère-Orban par M. Jules Devaux). Le baron Beaulieu mit immédiatement le ministre des affaires étrangères au courant de la nouvelle qu'il venait de recevoir et Frère-Orban fut, à son tour, averti aussitôt.

Mais il n'avait reçu aucune information encore, il ne savait rien des intentions de M. de La Valette quand (page 275) il revit celui-ci le 25, au matin. Et c'est de sa bouche qu'il les apprit à brûle-pourpoint. Il n'y adhéra point d'emblée, ainsi qu'on va le voir, et demanda à réfléchir afin de préciser la formule de l'accord. Il fallait réduire autant que possible, par la netteté des termes, le champ de l'imprévu, boucher les fissures par où l'équivoque pourrait se glisser. Laissons parler Frère-Orban lui-même. Il donne à ses collègues une esquisse nerveuse et rapide de la conférence du 25 avril, où s'ébauche la solution prochaine.

« J'ai été mandé hier (25 avril) au ministère des affaires étrangères. J'y ai trouvé M. de La Valette, flanqué cette fois de M. Gressier. C'est dire qu'il a fallu recommencer sur nouveaux frais et que l'on est retombé dans d'interminables discussions.

« Au milieu de ces discussions, M. de La Valette m'a lu deux projets de protocole présentés comme des idées qui lui étaient venues dans la journée, puisque la veille il ne m'en avait rien dit, et qui paraissaient de nature, à ses yeux, à mettre fin au conflit. Il n'attachait pas d'importance aux termes ; il me priait de ne point m'y arrêter, offrant de retrancher ou d'ajouter.

« Ces projets de protocole ne terminent absolument rien. Ils servent à constater la situation, nos offres et les pensées divergentes. Seulement, ils admettent que nos propositions peuvent servir de base de négociation, ce qui est important, en supposant que l'on ne se ravise pas.

« M. Gressier a voulu y mettre un grain de sel. L'un des projets se termine par la déclaration que le gouvernement français va soumettre nos propositions à une étude approfondie. et qu'il fera connaitre ultérieurement ses appréciations au gouvernement de Bruxelles. Il a demandé que, au lieu de cela, les deux gouvernements nommassent chacun un délégué pour (page 28) examiner s'il était possible, à l'aide de nos projets, d'atteindre le but que l'on avait en vue.

« J'ai fait remarquer que le protocole proposé avait le grave inconvénient de laisser la question ouverte ; que la nomination de délégués me paraissait sans utilité ; que personne ne pouvait nier que les moyens proposés fussent efficaces...

« - Et si les compagnies n'acceptent pas ? dit M. Gressier.

« Je me récriai à l'idée que l'on pût faire dépendre les relations entre deux pays du bon ou du mauvais vouloir de quelques maltôtiers ; qu'il devait suffire que les moyens fussent reconnus par les gouvernements justes et légitimes, et je rappelai la thèse exposée il y a quinze jours par M. Rouher, portant qu'une fois les gouvernements d'accord sur un principe, on laisserait aux compagnies le soin d'arranger leurs affaires.

« M. Gressier soutenant que, si les compagnies refusaient de modifier leurs arrangements, le gouvernement français n'aurait absolument rien obtenu, je répliquai qu'il aurait obtenu la seule chose qu'il pouvait rechercher : il aurait fait prévaloir et nous aurions accepté le principe que des trains français, machines et personnel. pourraient pénétrer sur notre territoire, circuler nos rails, traverser notre pays, ce qui ne ressemblait en aucune façon à l'exclusion prétendue dont on se faisait un grief contre nous.

« Je ne voulus pas cependant, par prudence et avant d'y avoir mûrement réfléchi, repousser un protocole du genre de celui qui était proposé. Je priai qu'on voulût bien me remettre les projets ; mais on s'y refusa, et ce ne fut qu'à la condition qu'ils ne seraient point considérés comme pièces du dossier qu'ils me furent confiés d'une manière purement officieuse.

« Dans la forme, ils ne sont pas acceptables parce qu'ils n'expriment pas clairement nos idées. Je (page 281) ruminais des modifications et une certaine combinaison des deux textes, lorsque m'arrivèrent les indications de Londres que vous m'avez transmises Je ne fus pas médiocrement étonné d'apprendre que l'idée du protocole avait plus d'un jour de vie, que le gouvernement anglais avait été pressenti et que si, par événement, j'avais opposé un refus, on se réservait de me faire connaître, sans doute, que le gouvernement anglais n'était pas de notre avis. C'est la marche qui a été suivie pour obtenir la déclaration publiée au Moniteur.

« Je dois revoir M. de La Valette aujourd'hui à 4 heures. Je lui porterai un projet de protocole qui, présentant mieux notre position, permettra au moins de se séparer sans rompre. La question ne sera pas morte, mais elle est enterrée vivante. On pourra sans doute la retirer de la tombe et l'agiter de nouveau. Seulement notre position, au lieu d'être affaiblie, se trouvera fortifiée en ce sens que nous avons fait preuve de bon vouloir sans avoir rien cédé de notre principe.

« J'annoncerai mon départ pour demain afin de montrer que je ne puis plus rester ; mais on ne doit pas m'attendre avant mercredi.

« J'oubliais de mentionner que, dans le cours de la discussion, M. de La Valette est revenu sur l'intention supposée d'un appel à la conférence. Cette idée l'exaspère. « La Belgique traduire la France devant l'Europe ! Nous n'irons pas ! Je suis pacifique, très pacifique ; mais, en pareil cas, je conseillerais à l'Empereur de résister, dût-il sacrifier son dernier homme et son dernier écu ! » Je commence, a-t-il ajouté, à me fatiguer des interventions... »

« J'ai feint de ne pas comprendre à quoi il faisait allusion et j'ai repris, avec d'autant plus de (page 282) douceur qu'il avait été, contre son ordinaire, plus véhément, le thème sur lequel j'avais appelé son attention au sujet de la conférence. Notre indépendance, c'est notre droit, lui ai-je dit ; notre neutralité, c'est notre devoir. La neutralité n'est pas de notre choix ; elle nous a été imposée dans l'intérêt de l'Europe. Si l'une ou l'autre des puissances peut nous accuser de violer notre neutralité, elle peut nous mettre dans l'obligation de déférer le conflit aux puissances garantes de notre indépendance et de notre neutralité. De là la nécessité pour nous de bien peser les actes qui pourraient avoir d'aussi graves conséquences. J'adoucissais ainsi ce que je ne considère pas d'ailleurs comme étant de la part de mes interlocuteurs une préoccupation qui soit sans intérêt pour nous. » (26 avril).


Ainsi l'on touchait au terme du conflit. Frère n'avait pas de raisons de repousser l'expédient auquel se résignait le cabinet français et qui lui donnait de suffisantes satisfactions : le gouvernement impérial, en effet, renonçait à demander l'approbation des traités de cession et acceptait de prendre en considération les propositions belges, dont une commission désignée par deux Etats vérifierait la valeur économique. Un protocole enregistrerait l'accord. Assurément, Frère aurait préféré une entente pure et simple, craignant qu'une délibération entre délégués ne donnât prétexte à des contestations nouvelles et ne remît les principes en question. Mais c'eût été vraiment pousser trop loin le désir d'une victoire trop absolue que de prétendre contraindre le gouvernement français à revenir en deçà de la transaction du 23 mars, qui, officiellement publiée, avait stipulé l'institution d'une commission mixte Le voyage de l'homme d'Etat (page 283) belge à Paris n'avait eu même d'autre but ostensible que de débattre et de fixer l'objet des études de cette commission. Et du moment où le cabinet des Tuileries consentait à restreindre le rôle de celle-ci à l'examen des projets de service mixte que Frère avait formulés dès le début des négociations et auxquels il n'avait pas cessé de se tenir énergiquement, tout motif de méfiance s'évanouissait. Il ne restait donc à Frère-Orban qu'à serrer la rédaction du protocole, de manière à enfermer la discussion des délégués dans un cadre hermétique et solidement ajusté. C'est quoi à il s'appliqua et réussit.

Deux séances furent consacrées ces questions de forme. On discuta le nombre des délégués, les termes du protocole.

« Je n'ai que quelques minutes, écrit Frère-Orban le 26 au soir. La conférence vient de finir. Je suis exténué. M. Gressier y était. Hier, il s'agissait de deux délégués ; aujourd'hui il faut la chose convenue : une commission mixte. Débats, appel au Moniteur. - Il faut six membres, dit l'un ; le nombre n'est pas fixé, dit l'autre. Bref, on tombe d'accord de mentionner au protocole « Commission mixte » et de convenir qu'il y aura seulement deux délégués.

« La rédaction du protocole n'a pas été une petite affaire, elle n'est pas achevée. Elle le sera demain. Ne préjugez donc rien et attendez la fin, Pour le moment, il y a un beau début : « M. Frère-Orban rappelle que des objections de principe s'opposent à ce que le gouvernement belge donne son approbation aux conventions. Il se réfère aux déclarations verbales et écrites qu'il a faites ce sujet... »

La rédaction fut définitivement arrêtée dans la matinée du 27 avril et soumise à l'Empereur, qui l'approuva, se bornant à exprimer le désir que le nombre des délégués de chaque gouvernement fût (page 284) porté à trois. Ce chiffre fut admis. Et à 2 heures, Frère-Orban et de La Valette signèrent le protocole dont le Moniteur publia, le 1er mai 1869, le texte ainsi conçu :

« Le protocole suivant a été signé, le 27 avril 1869, à Paris, entre M. Frère-Orban, présidant le conseil des ministres et ministre des finances, et M. le marquis de La Valette, ministre des affaires étrangères de France. (Note de bas de page ; Le préambule fut rédigé après coup. C'est sur le désir du gouvernement français que les mots : « présidant le conseil des ministres » furent insérés à la suite du nom de Frère-Orban. M. de La Valette fit demander au baron Beyens que Frère reçût, dans le préambule, la qualification de président du conseil. On ne jugeait pas, à Paris, le titre de ministre des finances suffisamment décoratif. C'était, disait-on, comme chef du cabinet que Frère-Orban avait été présenté au gouvernement impérial. (Lettre du baron Beyens, du 30 avril.) Le titre de président du conseil n'étant pas reconnu en Belgique, on s'arrêta à la formule : « présidant le conseil des ministres. » Fin de la note.)

« PROTOCOLE

« Pour préciser la situation dans laquelle se trouve actuellement la négociation suivie entre le cabinet de Bruxelles et le gouvernement français, les soussignés ont dressé le protocole suivant ;

« M. Frère-Orban rappelle que des objections de principe s'opposent à l'approbation par le gouvernement belge des traités projetés par la Compagnie de l'Est, la Compagnie du Grand-Luxembourg et la Compagnie pour l'exploitation des chemins de fer de l'Etat néerlandais.

« Il se réfère, à cet égard, aux déclarations verbales ou écrites qu'il a faites.

« M. Frère-Orban expose ensuite que, animé du vif désir de maintenir entre la Belgique et la France les relations les plus amicales et de faciliter les (page 285) rapports commerciaux entre la France, la Belgique et les Pays-Bas, le gouvernement belge prêtera son concours le plus empressé à l'organisation des services directs mentionnés dans les conventions, les trains de transit pouvant être affectés au service local. •

« M. Frère-Orban remet entre les mains de M. le marquis de La Valette, un projet rédigé dans le sens qu'il vient d'indiquer. M. le marquis de La Valette croit que la solution la plus favorable se trouve, non dans l'approbation pure et simple des conventions intervenues, mais dans de nouveaux traités d'exploitation de la totalité ou de partie des lignes du Grand-Luxembourg et de la Société liégeoise-limbourgeoise, traités qui seraient entourés de toutes les garanties de contrôle, de surveillance et d'autorité qui appartiennent incontestablement au gouvernement belge.

« Toutefois, M. le marquis de La Valette serait heureux d'obtenir le même résultat à l'aide des moyens que suggère M. Frère-Orban, et il déclare que le gouvernement de l' Empereur, dirigé par les sentiments de la plus sincère cordialité envers la Belgique et exclusivement occupé de donner aux intérêts économiques leur légitime expansion, accepte de rechercher si le projet présenté par le gouvernement belge répond à la pensée qu'il indique.

« En conséquence, M. Frère-Orban et le marquis de La Valette sont convenus de nommer dans ce but une Commission mixte, composée pour chaque pays de trois membres qui seront désignés par les cabinets respectifs, dans un délai de quinze jours dater de la signature du présent protocole.

« Fait à Paris, en deux exemplaires, le vingt-sept avril mil huit cent soixante-neuf.

« FRERE-ORBAN.

« LA VALETTE. »

(page 286) Le but poursuivi par Frère-Orban, celui qu'il s'était assigné dès le jour où le gouvernement français avait élevé la voix, dès sa première protestation contre le vote de la loi du 23 février et contre le refus d'approuver les traités de cession à la Compagnie de l'Est, ce but était atteint. Les droits de la Belgique étaient reconnus, laissés intacts et les traités de cession étaient décrétés lettre morte. La France, qui avait érigé la prétention d'en imposer l'approbation ou de les faire revivre sous une autre forme, abandonnait le terrain où elle avait porté le combat et se contentait des avantages économiques, communs en somme aux deux pays, qu'offrait une convention de service mixte. Celle-ci restait à débattre. Mais le principe était admis. Et la tâche n'était plus que de lui donner une application pratique. L'incident était clos. La Belgique avait assuré le respect de son autonomie. L'issue de la crise était donc une victoire belge.

Ni les ministres français, ni la presse étrangère et la diplomatie européenne ne s'y trompèrent.

« MM. de La Valette et Gressier, écrit Frère-Orban le 26, ont répété vingt fois qu'ils étaient battus, qu'ils n'avaient rien obtenu, que j'avais justifié ma réputation : une barre de fer. »

Le vrai vaincu était M. Rouher.

« Il a été très opposé à ce qui vient d'être fait, mande Frère, le 27 ; il a refusé de prendre part aux dernières conférences. » L'Empereur avait négocié directement l'accord final se passant de son intermédiaire. On s'était tendu la main par-dessus sa tête. C’est ce qu'expliquait très nettement le Moniteur universel : « Notre conviction est que si pendant trois semaines l'Empereur a laissé M. Rouher demander, exiger même le maintien des traités de janvier, c'est qu'on lui avait persuadé que le succès couronnerait les démarches de M. le ministre d'Etat. Mais quand les (page 287) choses ont été amenées une fois à ce point qu'il fallait céder ou se séparer sans avoir rien conclu, l'Empereur, qui n'a jamais vu dans cette difficulté un obstacle au maintien de ses bonnes relations avec la Belgique, a imprimé, par son initiative, une marche toute différente aux pourparlers. M. Rouher a dû alors battre en retraite et, trois jours après, MM. de La Valette et Frère-Orban signaient les préliminaires de l'arrangement à intervenir. »

L'initiative personnelle de l'Empereur avait donc tout décidé. On se rappelle que Van Praet avait recommandé à Frère un recours suprême au monarque, dans le cas où les affaires prendraient une tournure inquiétante. Le prince Napoléon n'avait pas craint de lui donner le même conseil. Après un dîner qu'il avait offert au ministre belge, il lui avait dit : « Je connais l'Empereur, il serait utile de causer avec lui. Il n'y a pas de ministres ici, je ne dis pas que cela soit bien ; mais cela est ainsi. Vous parlez avec ces Messieurs ; c'est à peu près sans résultat. On ne termine les affaires de ce genre qu'avec l’Empereur… Il vous dira ce qu'il pense. On dit l'Empereur qu'il est menteur, cela n'est pas vrai ; il n'est pas menteur ; il est timide, embarrassé ; il se tait aisément ; mais quand il parle, il dit ce qu'il pense » (lettre de Frère-Orban, 14 avril 1869). Et l'Empereur, longtemps hésitant, prévenu des dispositions de l'Angleterre, comprenant qu'il fallait une solution et assuré que Frère-Orban ne céderait pas, avait parlé enfin et donné à ses ministres l'ordre de la retraite.

Les journaux d'Angleterre et d'Allemagne accueillirent la solution de l'incident avec des témoignages de satisfaction et des louanges pour la fermeté, (page 288) le sang-froid, la perspicacité déployés par l'homme d'Etat qui avait si heureusement défendu et fait prévaloir les intérêts et les droits de la Belgique.

Les journaux bruxellois furent sobres d'appréciations. Les feuilles catholiques n'avaient aucun désir de grandir le chef du cabinet libéral. Les organes de la majorité furent priés de faire preuve de réserve et de prudence. Il fallait songer aux délibérations prochaines de la commission mixte, et ne rien dire qui froissât le gouvernement français. Dans une lettre M. Trasenster, qui dirigeait le Journal de Liége, Frère-Orban exposait lui-même les raisons qui dictaient la modération et la discrétion. « Nous devons, lui expose-t-il, avoir en vue le résultat final. La cause est gagnée aux sept huitièmes ; nous ne devons pas la compromettre en triomphant. Il nous importe de pas créer en ce moment des embarras au gouvernement français. J'ai rétabli d'excellentes relations, Le pays en profitera. J'aimerais mieux que l'on me dit un peu battu, que de me représenter comme victorieux sur toute la ligne » (30 avril).

Le propre jugement de Frère-Orban sur la solution, conçu sans vanité, met en relief les avantages acquis : « On dira, écrit-il au moment de signer le protocole, que rien n'est fini et que l'on a passé six mois à faire peu de chose. En apparence, c'est vrai ; en réalité. le résultat obtenu est considérable. Toutes les questions que la formule permettait d'introduire dans le sein de la commission mixte sont écartées ; l'affaire, qui était grosse, est réduite aux plus petites proportions et, quoi qu'il arrive, il n'y a plus à craindre de conflits sérieux. Si même, par impossible, on en voulait faire naître un des délibérations de nos délégués, notre position serait meilleure alors qu'elle ne l'aurait été en (page 289) faisant aujourd’hui une rupture éclatante » (27 avril 1869). Il ajoutait, rapportant les impressions du monde diplomatique à Paris et concluant en termes sobres, où éclate la fierté d'un devoir accompli sans défaillance pour le bien du pays : « Je n'ai pas besoin de vous dire que Lord Lyons est très satisfait du résultat. Les diplomates qui en savaient quelque chose m'ont félicité hier au bal de l'Impératrice. Je me félicite, moi, que ma mission soit terminée sans avoir compromis, je l'espère, les intérêts qui m'étaient confiés. La Belgique sort de cette épreuve plus forte qu'elle ne l'était en y entrant. Elle a prouvé qu'elle était capable de résistance et que, résistant, elle n'était pas isolée dans le monde.3

De tous, Van Praet était peut-être le mieux placé pour juger impartialement des difficultés conjurées, du péril couru, des satisfactions obtenues. Le 28 avril, il adresse à Frère ce témoignage, d'où une admiration sincère et affectueuse et une connaissance précise des événements excluent toute banalité : « Votre tâche a été grande et difficile. Vous l'avez remplie avec un courage, une tranquillité d'esprit, une ténacité, un bon sens et un sang-froid au-dessus de tout éloge. » « L'homme d'affaires et l'homme politique ont marché bras dessus, bras dessous, à travers toutes les difficultés du chemin. Votre réputation aujourd'hui est d'une nature différente de ce qu'elle était il y a un mois. Vous avez donné de vous une nouvelle mesure... Je me suis figuré dés le principe qu'entre les défauts de cuirasse que présentaient les traités pour le gouvernement français, les appréciations de plus en plus nettes de l'Angleterre et même de la Prusse, et la possibilité d'offrir sans inconvénient un arrangement auquel on pouvait donner une assez respectable (page 290) apparence, notre position, défendue par vous avec l'acharnement froid que vous y avez mis, était des plus fortes. Il y a des hommes sensés et bienveillants qui vous ont trouvé téméraire au départ. Ils vous applaudiront doublement. Si les événements, plus forts que les hommes les plus forts, ne viennent pas contrarier la suite de la négociation, l'issue de cette très grave et très mauvaise difficulté sera tout ce qu'elle pouvait être. Et, encore une fois, ce que j'envisage comme un bienfait, c'est que vous êtes à même de parler de la Belgique et de sa position en Europe comme personne ne pouvait le faire il y a un mois et comme seul vous pouvez le faire aujourd'hui » (28 avril).

La position de la Belgique en Europe, nos droits, notre avenir, nos garanties, tel était bien, au fond de l'affaire des chemins de fer, le problème qui s'était agité. Si les négociations avaient été longues, laborieuses, accidentées, c'est qu'il y avait d'autres intérêts en jeu que les intérêts ostensibles attachés à l'exploitation de lignes belges par une compagnie étrangère.

La France, énervée par les agrandissements de la Prusse, incitée par l'amour-propre, la crainte d'une diminution de son rang dans le monde, du discrédit du régime impérial à l'intérieur, se préparait à la guerre. Officiellement on vantait la paix, mais on n'y croyait pas. Et c'est aux éventualités d'une guerre prochaine, aux modifications possibles qu'elle amènerait dans l'équilibre européen qu'on songeait toujours. Quel y serait le rôle de la Belgique ? On la soupçonnait de connivences secrètes avec la Prusse, tout au moins de sympathies pour elle. On rêvait d'en faire une case de l'échiquier sur lequel on opérerait, de la fixer dans la sphère de l'influence française.

(page 291) Au début comme la fin de son séjour à Paris, Frère-Orban eut l'occasion de pénétrer ces intentions et ccs espérances. Il entendit de bouches autorisées, des propos qui ne pouvaient laisser de doute à un esprit averti. Chaque fois il leur opposa la thèse de la neutralité politique et économique de la Belgique, avec une clarté d'argumentation, une dignité convaincue et réfléchie, sur laquelle vinrent s'émousser tous les efforts d'intimidation et de séduction.

Le prince Napoléon, avec qui Frère avait causé longtemps, après le dîner que le prince avait donné en son honneur le 13 avril, s'était montré plein de franchise et d'abandon. Il avait parlé d'inspiration, sans préoccupation de tactique et sans comme c'était l'habitude de cette nature fougueuse, qu'impatientaient les précautions oratoires et les réserves du langage diplomatique. « Il faut sans doute, avait-il dit, trouver quelque chose pour régler la question des chemins de fer. Mais la difficulté n'est pas là. On s'arrangerait vite, si, sur le terrain politique, on pouvait faire quelque chose » (lettre de Frère-Orban au ministre des affaires étrangères de Belgique, 14 avril 1869).

Puis, remaniant la carte du continent, il avait dépeint la Belgique exposée à tous les périls, et ne pouvant trouver de refuge que sous l'aile de la France : « L'Europe est bouleversée ; elle peut l’être plus profondément encore ; le droit public ancien est détruit ; il n'y a pas de droit public nouveau accepté. Il faut que l'on arrive à fonder un nouvel ordre entre les puissances. La Prusse a pris une prépondérance qui est inquiétante ; je ne blâme pas les Allemands de faire ce qu'ils font ; j'agirais comme eux à leur place ; mais je constate que l'extension de l'Allemagne réduit le rôle de la France dans le monde. L'Allemagne est (page 292) une tache d'huile ; elle s'étend sans cesse. Je ne parle pas de la ligne du Mein ; on dit qu'elle n'est pas franchie. C'est ridicule. Avec des conventions militaires et douanières on n'a plus rien à demander ; la Prusse a sous ce rapport tout ce qu'elle peut désirer. Mais l'Allemagne ne s'arrête pas à la confédération du Nord ; ce sera quand on voudra, un jour ou l'autre, les Etats allemands de l'Autriche, la Livonie, que sais-je ? et plus vite encore la Hollande, les pays du plat deutsch dont les ports et les côtes sont nécessaires pour lui créer une grande marine et une expansion au dehors. Au milieu de ces mouvements et de ces bouleversements, vous serez menacés. Le meilleur moyen de parer à ces dangers, c'est l'entente, c'est l'union, c'est l'alliance de la France, de la Belgique et de la Hollande. Oh ! il faut respecter à tout prix l'indépendance de ces deux Etats ; mais votre neutralité est une chimère ; si une guerre éclate, comment pourrez-vous rester neutres, quand on aura intérêt vous faire sortir de votre neutralité ? Si votre neutralité est violée, qui viendra la défendre ? L'Autriche ? Elle ne bougera pas. La Russie encore moins ; elle est trop loin. L'Angleterre ? n'y comptez pas. Si nous affermissons, si nous garantissons votre indépendance, l'Angleterre ne bougera pas parce que vous cesseriez d'être neutres. Si votre indépendance était menacée, elle agirait ; je le crois ; elle y a un intérêt qu'elle n'abandonnera pas. Mais votre neutralité. c'est autre chose. Si vous parveniez néanmoins à rester neutres pendant la guerre, quel serait votre profit ? Après la guerre, ce sont les petits Etats qui font les frais de la paix. »

« Notre indépendance, avait répondu Frère-Orban, est liée à notre neutralité. Notre neutralité n'est point volontaire ; elle nous a été imposée par les traités. Nous ne pourrions y toucher sans le consentement de l'Europe ; en y portant atteinte, sans son aveu, nous perdrions les (page 293)garanties qui nous ont été données. Le consentement de l'Angleterre suffirait, dites-vous ; j » ne puis l'admettre et, en tous cas, il n'est pas douteux qu'elle ne le donnerait point. Si, comme vous le reconnaissez, l'Angleterre ne consentira jamais à sacrifier l'indépendance de la Belgique, elle refusera par cela même toute adhésion à une modification des traités qui dégagerait les autres puissances des engagements qui les lient envers nous. Que deviendrait la garantie de notre indépendance ? Elle reposerait exclusivement sur la parole de la France et l'Angleterre serait seule pour la faire respecter. Aujourd'hui, toutes les grandes puissances sont engagées envers elle et envers nous la maintenir. En tous cas, ce n'est pas à nous, c'est aux autres puissances qu'il y aurait lieu de soumettre pareille question, et tout au moins, puisque l'on reconnaît l'intérêt capital de l'Angleterre, c'est à elle qu'il faudrait parler. On ne doit pas, au surplus, se méprendre sur l'état de l'opinion en Belgique cet égard. L'indépendance et la neutralité y sont admises comme un seule et même chose. Mais je ne vois pas l'intérêt de soulever une aussi formidable difficulté. La neutralité belge procure la France une armée de cent mille hommes pour la défense de sa frontière la plus vulnérable. Il lui suffit de ne pas tenter d'aller à l'Allemagne en passant par la Belgique pour n'avoir rien à craindre de ce côté, Si les relations sont amicales, sympathiques, ce qui dépend beaucoup du gouvernement impérial, de son attitude, de son langage, de la sécurité qu'il peut inspirer la Belgique, il y aura là tout la fois une force morale et une force matérielle dont on peut tirer grand profit. En dissipant les défiances qui existent, on ne peut le nier, on fortifiera l'alliance anglaise à laquelle l'Empereur attache le plus grand prix. »

L'invocation de l'Angleterre avait frappé le prince. (page 294) « Jamais l'Empereur, s'était-il écrié, ne se séparera de l'Angleterre : L'Angleterre a culbuté le premier Empire, il ne veut pas compromettre le second » (lettre de Frère-Orban, 14 avril 1869).

Lorsque la solution de la question des chemins de fer fut arrêtée, dans les derniers entretiens de Frère-Orban avec le marquis de La Valette et l'Empereur, l'idée favorite, déployée sans voiles par le prince Napoléon, reparut enveloppée de protestations amicales : puisque la Belgique n'était et ne voulait être française, il ne restait qu'à le regretter, mais c'est vers la France qu'elle devait tendre les regards ; c'est d'elle seule qu'elle pouvait espérer sauvegarde et sécurité ; c'est dans l'union avec la France qu'était le salut.

Le 27 avril, dans le cabinet du ministre des affaires étrangères et tandis que les secrétaires recopiaient le texte du protocole, M. de La Valette fit avec Frère-Orban « un peu de politique spéculative. » On parla « de la paix et de la guerre » entre soi et comme par dilettantisme. Le marquis ouvrit son cœur, donna le vol à ses illusions. confessa ses espérances, cherchant à attirer vers l'Empire l'homme d'Etat belge, qui, d'un mot ferme et dit à propos, ramenait aux réalités le Français séduisant et prolixe.

Voici, tel que Frère-Orban, aussitôt après, l'a noté, ce curieux dialogue où miroitent les chimères de la politique impériale :

« M. de La Valette croit fermement à la paix ; il ne voit aucune cause qui pourrait la troubler. Il ne négligera rien, absolument rien pour la maintenir. Mais la guerre est possible. Supposons, ce n'est qu'une pure hypothèse, que, la guerre éclatant, il y ait à déterminer le rôle de la Belgique. Il n'y aura pas de temps à perdre en longues délibérations, car de nos jours les guerres ne sauraient plus être longues. La question se (page 295) posera ainsi : la France sera victorieuse ou vaincue ; vaincue même, il y aura lieu à de nouvelles incertitudes, s'il n'intervient point des arrangements qui assoient l'Europe sur de nouvelles bases ; victorieuse, qui pourra l'arrêter ? Dans les deux cas, la Belgique peut avoir à craindre ; dans l'un, elle serait bien menacée, si elle est restée indifférente durant le conflit. Si, au contraire, elle était unie à la France qui lui garantirait son absolue indépendance, son autonomie, elle n'aurait rien à redouter dans aucune éventualité. Remarquez que c'est là pure spéculation ; c'est, par hypothèse, considérer ce qui eût pu être fait, au lieu de ce qui est et que l'on ne songe pas à changer. Mais la guerre même peut rendre inévitables les changements d'attitude... »

« - Notre rôle nous a été tracé par Europe même, ai-je fait observer, et dans l'intérêt de l'Europe. Un sujet de dispute séculaire est supprimé ; le moindre changement pourrait le faire renaître. Les infractions à la neutralité seraient périlleuses et seraient combattues par l'Angleterre.

« - L'Angleterre, reprit mon interlocuteur, n'est plus ce qu'elle était. Un autre esprit l'anime. Lord Clarendon peut bien maintenir les idées anciennes ; mais MM. Gladstone et Bright ne sont guère d'avis de se mêler des affaires du continent.

« - Je crois, lui dis-je, que vous êtes dans l'erreur au sujet des opinions de MM. Gladstone et Bright quand il s'agit de la Belgique. A cet égard on peut dire que le sentiment est unanime en Angleterre.

« - Autre chose est d'aller jusqu'à la guerre dans un cas donné, reprit-il, et c'est ce qui me fait dire que l'Angleterre n'est plus dans les mêmes conditions qu'autrefois. Elle a contre elle les Etats-Unis qui ne veulent entendre aucun accommodement sur les affaires de l'Alabama et d'autres, et qui veulent garder (page 296) des griefs. Si l'Angleterre venait à prendre part à une guerre européenne, les Etats-Unis saisiraient bien vite l'occasion de satisfaire les passions violentes qui les animent. Ce que j'en dis n'est pas pour les approuver. Je serais plutôt avec l'Angleterre contre les Etats-Unis. En diverses circonstances l'Empereur n'a pas hésité ; il s'est mis du côté de l'Angleterre. Tout ce que je dis, c'est que l'Angleterre, à part l'esprit qui la porte à se désintéresser des affaires du continent. n'a plus la même liberté de ses mouvements qu'autrefois... » (lettre de Frère-Orban, 28 avril 1869).

L'Angleterre était toujours l'horizon. Les hommes d'Etat de l'Empire savaient que, dans l'affaire des chemins de fer, elle épaulait la Belgique ; ils ne pouvaient douter qu'elle eût un puissant intérêt au maintien de son indépendance et que dans le cas où celle-ci serait menacée, elle interviendrait efficacement pour la défendre. Mais ils s'ingéniaient à distinguer entre l'indépendance et la neutralité, à représenter la neutralité comme une surcharge pour la Belgique, un poids mort, voire un péril ; à vanter l'amitié, la protection de la France. acquise au prix du sacrifice même de la neutralité, comme la plus sûre garantie de l'indépendance. Ils rejetaient loin d'eux toute velléité d'annexion, la sachant irréalisable, sans dissimuler d'ailleurs ce qu'il leur en coûtait : « On a toujours tait un grief à Louis-Philippe, avait dit Frère-Orban dans leur première entrevue (voir supra, p. 239), de n'avoir pas réuni la Belgique la France, et le déplaisir qui en est résulté est un sentiment qui dure encore. »

Lorsqu'il reçut le chef du cabinet belge en audience de congé, le 28 avril, il ajouta en riant : « Sans doute, si tous les Belges voulaient être (page 297) Français, ce n'est pas moi qui m'y opposerais ; mais il est certain que les Belges veulent être ce qu'ils sont et, par conséquent, on ne peut les violenter. D'ailleurs, l'Angleterre serait fort opposée à toute mesure qui porterait atteinte l'indépendance de la Belgique et c'est aussi une raison de n'y pas songer. Mais il faut des relations intimes » (lettre de Frère-Orban, 28 avril).

On avait, faute de mieux, songé à établir une intimité économique, soit par le moyen d'une union douanière, soit par l'accaparement d'une partie vitale de notre réseau. On verra plus loin ce qu'il advint de la campagne en faveur de l'union douanière, menée en second plan et presque en même temps que l'entreprise de conquête de nos chemins de fer. Quant à celle-ci, elle échouait sans laisser de rancunes ni de mésintelligences. Après avoir provoqué en Belgique de naturelles anxiétés et attiré l’attention vigilante de l'Europe, ce conflit se résolvait en un concert amical. Et l'on peut presque dire que la crise avait été salutaire, puisqu'à un état d'irritation et d'inquiétude succédait un état de confiance et d'apaisement, à une atmosphère d'orage une atmosphère de sérénité.

Frère-Orban, dans une de ses dernières lettres de Paris, a résumé en quelques lignes la moralité de l'incident, sous ce titre « Epilogue - le seul homme qui ait parlé net est le prince Napoléon... L'Empereur a été vague, il s'est borné à tâter le terrain. Des ministres ont voulu pouvoir dire qu'aucune question politique n'avait même été effleurée ; qu'on n'avait rien demandé à la Belgique qui pût modifier en quoi que ce soit ses conditions d'existence, mais au fond la même pensée existe partout : il faudrait que la compensation de Sadowa pût se trouver quelque part, et, à défaut de moyens plus éclatants, on a caressé le rêve (page 298) de l'annexion des chemins de fer, qui, se développant peu à peu, aurait fini par compromettre sérieusement la sécurité et l'indépendance du pays. Renverser cette espérance, lui enlever toute chance dans l'avenir ; ne rien abandonner à d'autres rêves, ne rien promettre qui ne puisse être proclamé du haut des toits, c'est-à-dire le désir, la volonté d'entretenir de bons rapports amicaux, sympathiques, pleins de cordialité, c'est là, ce me semble, un résultat politique qui n'est pas à dédaigner » (lettre du 28 avril 1869).

Pas plus que la Belgique, l'Angleterre ne le dédaigna.

La Belgique, en résistant aux prétentions de la politique impériale, avait servi, en même temps que sa propre cause, celle de l'harmonie et de la paix de l'Europe.

Le Foreign-Off1ce qui, par la pression discrète de son influence, avait soutenu le gouvernement belge pendant toute la durée des négociations, tint, à l'issue de celles-ci, à lui rendre un hommage direct, dont la plus large part revient personnellement à Frère-Orban.

Le 5 mai 1869, Lord Clarendon adressa au ministre britannique à Bruxelles. M. Lumley, une dépêche exprimant ses louanges et ses félicitations.

Cette dépêche, que la chute de l'Empire et le long recul des événements permettent de reproduire intégralement aujourd'hui, était ainsi conçue :

« Foreign Office, 5 mai 1869

« La conclusion des négociations que M. Frère-Orban a conduites à Paris avec tant d'habileté et de modération, a causé la plus grande satisfaction au gouvernement de Sa Majesté.

(page 299) L'intérêt que la Reine, ses ministres et le peuple de ce pays portent en général à la prospérité et à l'indépendance de la Belgique leur a fait suivre avec la plus vive anxiété le développement entre la France et la Belgique d'une discussion qui, bien que procédant d'une matière de peu d'importance politique en apparence, a menacé un moment d'aigrir les rapports entre les deux pays.

« Il a fallu des deux côtés beaucoup de tact, de prudence et de modération pour écarter un si grand malheur et il est juste de reconnaître que M. Frère-Orban a fait preuve de ces qualités durant tout le cours de la négociation. Le gouvernement de Sa Majesté éprouve un sensible plaisir à constater l'impression que M. Frère-Orban, par le déploiement de ces qualités, a réussi produire sur l'Empereur des Français et sur les ministres de Sa Majesté Impériale. Ceux-ci, de leur côté, paraissent avoir été aussi désireux que possible d'aplanir les difficultés et de coopérer avec le ministre belge pour trouver les moyens de résoudre les questions soulevées d'une manière à la fois honorable et satisfaisante pour tous les intérêts engagés.

« Le gouvernement de Sa Majesté nourrit l'espoir sérieux que les points qui restent à résoudre seront traités dans le même esprit de conciliation qui a contribué à écarter les difficultés principales qui ont présenté un moment un aspect si menaçant, et que les relations entre la France et la Belgique continueront d'être telles qu'elles préviennent tout sujet de différend entre les deux pays. Le gouvernement de Sa Majesté est persuadé que l'Empereur des Français et son gouvernement d'une part, non moins que le Roi des Belges et son gouvernement de l'autre, désirent vivre en bons termes réciproquement, et il est peine nécessaire pour vous d'assurer M. Frère-Orban et de (page 300) le prier de donner connaissance au Roi du profond sentiment de sympathie qui règne en Angleterre pour la Belgique, du désir qu'elle continue à jouir de sa prospérité, de cette indépendance politique et de cette neutralité territoriale qui lui ont été garanties par des traités où la plupart des grandes puissances de l'Europe sont contractantes.

« Vous lirez cette dépêche à M. Vanderstichelen.

« Je suis, etc.

« CLARENDON »

M. Lumley, après avoir rempli sa mission au département des affaires étrangères. rendit visite à Frère-Orban et lui lut, à son tour, la lettre de Lord Clarendon, gage de sécurité pour Belgique, haute et impartiale consécration des mérites de son premier ministre.

Frère y fut très sensible. Il savoura discrètement les jouissances d'amour-propre cueillies à Paris. Il ne pouvait se poser en triomphateur. Même il lui fallait prévenir les témoignages inopportuns qu'un zèle bien intentionné aurait pu inspirer ses amis. De supérieurs intérêts politiques lui dictaient une modestie à laquelle de plus vaniteux auraient eu peine se réduire, mais dont l'orgueil sait s'accommoder, Ses confidences se restreignirent à un cercle intime. Elles respiraient une fierté que les circonstances expliquent.

Assurément sa renommée avait, en Belgique, atteint le zénith. Il avait derrière lui dix-sept années de carrière ministérielle. Son influence sur les Chambres, sur l'opinion, dépassait toute autre ; il ne rencontrait la tribune point de rivaux. Et nulle compétition ne semblait devoir énerver la puissance qu'Il maniait avec tant de décision et de maîtrise.

Mais la vie intérieure d'un pays neutre contient l'expansion des talents politiques et borne leur action (page 301) dans des champs étroits et encaissés, d'où les horizons ne s'entrevoient que rarement, par de brèves échappées.

L'incident franco-belge ouvrit à Frère-Orban un théâtre plus vaste.

C'est au contact du danger, sous la pression des responsabilités, que les grandes vertus se révèlent. Des hommes éminents ont vainement, chez nous, attendu cette occasion propice et redoutable. Frère eut cette bonne fortune. L'épisode de 1869 la lui procura.

La politique internationale met en œuvre des facultés dont les hommes d'Etat des petites nations peuvent être impunément et sont souvent dépourvus. Elle exige une envergure d'esprit, une diversité et une abondance de moyens dont la politique exclusive de parti ne favorise guère le déploiement. Elle a ses méthodes et ses règles, une optique et une stratégie ; elle impose des attitudes et des gestes auxquels ne prédisposent guère la polémique oratoire et la tactique parlementaire.

De chef de parti, habitué au commandement, Frère avait dû se transformer en diplomate. Cessant de haranguer une Chambre qu'il était accoutumé à conduire, il avait assumé la mission la plus haute qui puisse tenter un homme d'Etat - de parler à l'étranger, au nom de son pays. Et l'étranger, dans l'occurrence, c'était un Empire arrogant et ombrageux, excité par de récents mécomptes et avide de les réparer.

Transporté brusquement sur la première scène politique de l'Europe, il s'était mesuré avec des jouteurs de nom fameux. Ce n'était pas assez de tenir tête aux négociateurs français dans les conférences de chancellerie ; il avait fallu faire figure dans les salons - les plus brillants, les plus sceptiques, les plus railleurs du temps, - où les hommes étaient jaugés à leurs (page 302) façons, autant, même plus qu'à leurs talents, et sans les suffrages de qui les victoires de la politique et des lettres restaient sans lustre et sans écho.

Le moment n'était pas moins dangereux que le milieu. Jamais on n'avait plus vanté la paix, ni pensé davantage à la guerre. La puissance germanique, qui montait, jetait une ombre sur la France. L'Empire était inquiet. Au dedans, la poussée des idées libérales minait le régime. Au dehors les questions irritantes s'amoncelaient.

Frère avait réussi. Avant que d'avoir vaincu dans les conseils, il conquit les salons. A cinquante-sept ans, de taille moyenne et bien prise, le front haut couronné de cheveux blancs qui bouclaient aux tempes, le nez finement découpé, la bouche large aux fermes contours, le menton massif et volontaire, les yeux clairs, à fleur de tête, perçants, parfois d'une fixité déconcertante, il avait haute prestance et noble allure.

Il plut et s'imposa. Il ne négligea aucun des devoirs mondains qui s'offrirent à lui. Il sut causer, écouter, discuter, charmer, faire de la politique et de l'esprit. Il noua des relations partout : à la cour, à la ville, dans les cercles diplomatiques et ministériels, dans l'armée et la haute administration (« Vous continuez, lui écrit Van Praet, le 12 avril, à faire merveille dans vos relations à Paris. La Guéronnière me dit que tout le monde est enchanté »). « Je continue en attendant une solution, écrit-il de Paris, le 18 avril, à dîner et voir le monde. Aujourd'hui chez Beyens, demain chez Michel Chevalier, mardi chez le baron Soubeyran, jeudi chez M. Behic, le tout entremêlé de visites dans les salons, sans compter lundi le bal de l'Impératrice… ; j'ai accepté une mission qui est vraiment bien dans mes goûts ! Je passerai avant peu (page 303) pour l'homme le plus mondain de France et de Navarre. »

L'abolition des octrois, la fondation de la Banque Nationale et de la Caisse d'épargne, une politique libre-échangiste affirmée et mise en pratique bien avant que la France s'y fût ralliée, avaient fait au ministre des finances libéral et réformateur une réputation parmi les économistes ; Michel Chevalier, depuis longtemps était en correspondance avec Frère et, dans maints écrits, avait loué ses doctrines et ses œuvres.

La question du système défensif de la Belgique, résolue par la création de la place forte d'Anvers, avait d'autre part fixé l'attention du monde militaire, pour qui les éventualités de guerre, bien qu'on les niât et le sort du territoire belge en cas de conflagration, étaient un sujet naturel et ordinaire de conversations.

Frère parla équilibre européen, économie politique, finances, armée.

« J'ai vu, dit-il, tous les personnages possibles et impossibles. J'ai eu des conversations à faire des volumes. Hier et avant-hier, j'ai fait de la politique militaire successivement avec les maréchaux Niel et Canrobert. Le langage de tous est aussi pacifique que celui du ministre des affaires étrangères..., mais à la condition que l'honneur et l'intérêt de la France ne soient pas engagés. »

Il parut aux fêtes des Tuileries et porta sans ridicule le costume de cour : pantalon collant moulant la jambe et fermé la cheville, bas de soie, escarpins ; l'Impératrice eut pour lui des sourires et la princesse Mathilde, frappée de son grand air et charmée par sa parole, le reçut avec une faveur marquée dans le salon célèbre, où gravitaient autour d'elle les étoiles de la société du second Empire. « - Je ne rencontre ici que des gens qui vous regrettent, lui (page 304) écrivait le baron Beyens, peu après son départ. La princesse Mathilde vous pleure. Elle m'a chargé de vous dire que vous avez fait sa complète conquête » (lettres du 30 avril et du 9 mai).

L'accueil avait été de tous côtés si empressé, si flatteur, que l'on en avait tiré prétexte pour lancer les plus sottes fantaisies. Le journal qu'inspirait M. de La Guéronnière, et qui ne cessait de préconiser la réunion de la Belgique l'Empire, la France, imagina de représenter Frère-Orban comme rallié, prêt à se faire annexer. Elle annonça qu'il allait acheter un hôtel à Paris. « C'est un homme d'esprit que M. Frère-Orban, dire un député du Corps législatif, et il le montre bien en ce moment. Sa prévoyance lui fait pressentir que, par le temps d'annexion qui court, la Belgique sera un jour française. Elle l'est déjà par la langue, par la législation, par les goûts. Il ne faut plus qu'un pas et la voilà rentrée dans le giron de la grande patrie. En homme sage, M. Frère-Orban prend les devants ; il fait la connaissance du pays. Il se dit qu'une fois la Belgique annexée, ses talents et son éloquence le placeraient bien vite au premier rang parmi ses nouveaux compatriotes, et il pourrait bien (page 305) échanger un portefeuille à Bruxelles contre un portefeuille à Paris. Oui sait ce qui peut arriver ? M. Frère-Orban sera peut-être un jour l'un des membres du cabinet français ; nous l'entendrons à cette tribune. D'avance il se sera familiarisé avec toutes les notabilités du personnel gouvernemental français et il sera tout naturellement désigné au choix du souverain, si l'on appelle, comme cela serait habile et juste, quelques hommes d'Etat belges aux affaires. »

Ces bruits ridicules n'attestaient pas moins la position importante que Frère s'était faite à Paris. Au surplus, la vie extérieure et brillante où il avait dû paraître et se mêler - sans déplaisir d'ailleurs, car il ne dédaignait ni le faste mondain, ni le parfum des hommages - n'avait guère absorbé que le surcroît de son activité ; c'est du côté de l'affaire qu'il était venu poursuivre que s'étaient portées, avec une ardeur sans partage. ses foncières préoccupations.

Le reste n'était que décor. Ici étaient les réalités. Et il y fut supérieur. « Barre de fer », avait dit Rouher, dans l'énervement d'une discussion où il se sentait acculé. Et le fait est qu'il avait tenu bon, qu'il n'avait rien cédé de ce qu'il devait retenir, qu'il avait jusqu'au bout poursuivi le plan du premier jour et fait prévaloir enfin la seule solution compatible avec la dignité de la Belgique. Il avait mené toute l'affaire, de main de maître. Ministre d'un petit pays, attendu à Paris avec méfiance, il en revint consacré homme d'Etat aux yeux de l'Europe.