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La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, tome 2)
HYMANS Paul - 1910

Paul HYMANS, La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, t. II)

(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)

Chapitre V. 1868-1869 – L’affaire des chemins de fer (deuxième partie)

III. La situation au moment où s’ouvre la phase diplomatique

(page 200) L'affaire des chemins de fer belges va devenir une affaire européenne.

La position de la Belgique, au moment où s'ouvre la crise, est très forte.

Le gouvernement a, dès le moment où les projets de cession se sont fait jour, affiché publiquement l'interdiction dont il entendait les frapper. Il n'a jamais fait mystère de son intention. Le langage de M. Jamar à la séance de la Chambre du 11 décembre n'a donné lieu à aucun commentaire malveillant, à aucun reproche, à aucune protestation.

Aujourd'hui le Parlement, par le vote de la loi du 23 février, s'est associé à l'action gouvernementale et l'a ratifiée. La volonté nationale s'est manifestée solennellement.

On ne peut plus reculer, sous peine de subir une honteuse et ridicule humiliation. Le terrain sur lequel on résiste est solide. C'est le terrain du droit, de l'intérêt public, de l'indépendance, de la neutralité.

La justification parlementaire a été lucide et logique. Mais on n'a pas tout dit. La défense publique devait se contenir dans les bornes tracées par le tact. Selon le mot d'Auguste Orts, certaines choses pouvaient être tues, parce qu'on les sentait. Les choses (page 201) dites et les choses tues formaient un rempart inexpugnable.

Qu'était-ce que l'Est français ? Une compagnie puissante, exploitant une région d'une superficie égale à celle de la Belgique ; possédant 2.600 kilomètres de chemin de fer, autant qu'en mesuraient toutes les lignes réunies du territoire belge ; disposant d'un capital de plus d'un milliard, dont 877 millions munis de la garantie de l'Etat ; dans l'ensemble un instrument économique formidable, étroitement assujetti à l'Etat, dans les mains de la puissance politique.

Que convoitait l'Est ? L'exploitation d'un réseau couvrant trois provinces belges ; l'établissement d'une communication directe entre les ports néerlandais au nord, et au midi les départements français de l'Est et la Suisse ; la disposition des lignes de Luxembourg à Namur, à Bruxelles et à Liége. Au moyen des voies du Liégeois-Limbourgeois, l'Est français, en combinant les tarifs des diverses sections de son réseau, pouvait détourner au profit des ports de Rotterdam et d'Amsterdam une notable portion du transit qui s'effectuait par le port d'Anvers ; au moyen du Grand. Luxembourg, il était en mesure d'exercer une influence redoutable sur la métallurgie belge.

Les actionnaires de l'Est étaient en même temps propriétaires des principaux établissements sidérurgiques des départements de la Moselle, de la Meurthe, des Ardennes. Les hauts fourneaux belges étaient concentrés dans les bassins de Liége et de Charleroi. Entre ces deux centres de production une concurrence active s'exerçait non seulement en Belgique et en France, mais en Suisse et sur d'autres marchés étrangers. Les lignes du Grand-Luxembourg approvisionnaient de minerais les hauts fourneaux belges ; les bassins houillers de Charleroi et de Liége fournissaient (page 202) le combustible aux établissements métallurgiques de la région de l'Est. En possession du monopole des transports entre ces foyers industriels, la Compagnie française, pour ruiner la sidérurgie belge, n'avait qu'à élever le tarif des matières premières vers la Belgique, les abaisser vers la France. Non seulement elle aurait rendu la concurrence impossible, mais il lui était loisible de mettre nos charbonnages comme nos hauts fourneaux en lutte entre eux, en leur assignant des conditions inégales. Elle devenait la distributrice du travail, la régulatrice des salaires dans des districts qu'occupait une population ouvrière d'une extraordinaire densité et sur le sort de laquelle les fluctuations commerciales réagissaient directement. Les voies de communication concédées pour servir les intérêts économiques du pays pouvaient ainsi, au gré d'une compagnie étrangère, être dominée par un gouvernement étranger, devenir au contraire l'instrument de leur destruction (D’après la note intitulée : La Question des chemins de fer belges considérée au point de vue économique et olitique, et datée du 15 mars 1869. Papiers de Frère-Orban).

« L'avenir de notre industrie métallurgique, écrivait au Temps notre illustre économiste, Emile de Laveleye, dépend des tarifs de la Compagnie du Luxembourg. La Belgique peut-elle admettre que cette puissance de vie ou de mort passe aux mains d'une société étrangère ? »

Ces appréhensions n'étaient pas de vaines hypothèses. Un journal français, l'Ancre de Saint-Dizier, organe des industriels de la région de l'Est, avait, dès le 31 décembre 1868, déployé sans artifices la satisfaction et les espérances que leur donnait l'annonce de la cession du Grand-Luxembourg à la (page 203) compagnie française. Celle-ci a bien mérité de la métallurgie de l'Est, disait-on en félicitant les administrateurs et le gouvernement, et l'on suggérait des combinaisons avantageuses, que le traité permettait de réaliser :

« Chacun sait combien depuis quelque temps les minerais du nord de la Moselle et ceux du Grand-Duché vont alimenter les fourneaux de la Belgique ; ces minerais sont transportés par le chemin du Grand-Luxembourg. N'y aurait-il pas à l'avenir un moyen, si besoin en était, de contrebalancer, d'accord avec la Compagnie de l'Est, la concurrence belge, par l'élévation des tarifs ? » (Note de bas de page : Malou et Frère-Orban citèrent dans les discussion parlementaires l’article si caractéristique de l’Ancre de Saint-Dizier.)

Tels étaient les plans que le gouvernement belge avait étouffés dans leur germe. Il s'était opposé à la création d'un monopole, qui, faussant toutes les lois de la libre concurrence, aurait menacé l'industrie nationale d'un désastre.

D'autres motifs d'ordre économique pouvaient être invoqués. Déjà des compagnies françaises, l'Est et le Nord, exploitaient sur le territoire belge 250 kilomètres de voies. La fusion projetée aurait porté cette étendue à 650 kilomètres. Les lignes du Nord : Erquelines à Charleroi, Namur à Liége et Givet à Namur ; celle de l'Est : Pepinster à la frontière luxembourgeoise, ne constituaient pas un groupement homogène de texture assez serrée pour gêner le mouvement commercial et industriel du pays. Il en eût été autrement du vaste mécanisme que l'Est cherchait à agencer. La ligne du Grand-Luxembourg, rejointe par la ligne de Givet que desservait le Nord, traversait à Namur, à Gembloux, à Ottignies des lignes de l'Etat, de la Société générale d'exploitation, du Grand-Central, et, aboutissant à Bruxelles, était en contact avec (page 204) le système presque entier de nos chemins de fer. Par elle, l'exploitation française atteindrait d'un coup tout l'échiquier de nos communications et le cœur même du pays. Le Grand-Luxembourg et le Liégeois-Limbourgeois une fois absorbés, le mouvement, d'ailleurs, ne se serait sans doute pas arrêté là. D'autres réseaux, tels que ceux de la Société d'exploitation ou du Grand-Central, fussent devenus l'objet de spéculations analogues. Comment les pouvoirs publics belges ayant fléchi au début, auraient-ils pu résister dans la suite ?

Le jour aurait pu venir où les lignes concédées les plus importantes se fussent trouvées aux mains de l'étranger. Et qu'adviendrait-il alors des chemins de l'Etat, qui représentaient un capital de 8oo millions et dont les recettes alimentaient abondamment le budget ? La prospérité du railway national enveloppé et croisé dans tous les sens, et dont on aurait pu détourner une partie du transit, eût été gravement compromise et une partie essentielle du domaine public stérilisée.

Enfin, la question du rachat des chemins de fer apparaissait comme l'une des préoccupations d'un avenir prochain. L'organisation des chemins de fer en Belgique, la première sur le continent, avait été poursuivie sans conception d'ensemble. Au fur et mesure des besoins, l'Etat avait octroyé des concessions ou construit lui-même. De là le morcellement du réseau, un défaut d'unité, des conditions de transport souvent onéreuses pour le public. Un mouvement sérieux se dessinait parmi les économistes en faveur de la régie. On se rendait compte des avantages de la concentration sous la direction de l'Etat. Il importait donc de sauvegarder la liberté du gouvernement qu'aurait paralysée l'accaparement de nos principales lignes par de grandes compagnies étrangères.

(page 205) Les raisons d'ordre politique n'étaient pas moins solides. La neutralité est le régime international assigné à la Belgique par les grandes puissances. Elle a des conséquences pour la paix comme pour la guerre. Elle exclut tout assujettissement économique. Elie exige dans le domaine des intérêts matériels un certain équilibre d'influences. On voulait rompre cet équilibre au profit de la France. Si des compagnies françaises étaient admises à exploiter une partie essentielle du réseau belge, la Prusse ne serait-elle pas incitée à réclamer des avantages semblables ? Une compagnie allemande. la Compagnie Berg-Mark, avait, disait-on, songé à racheter au Grand-Central des lignes menant à Anvers d'un coté, de l'autre au bassin de Charleroi. De quel droit le gouvernement belge s'opposerai-.il de telles combinaisons après avoir laissé impunément se réaliser les projets de l'Est français ? Et s'il ne s'y opposait pas, qu'en penserait le gouvernement impérial ?

En réalité, on ouvrait la porte aux compétitions les plus irritantes ; on préparait le dépeçage des chemins de fer belges ; on conduisait la Belgique à l'abdication. La neutralité ne serait plus qu'une chimère. Et la position politique du pays, comme ses intérêts économiques, seraient compromis dans l'antagonisme de deux nations rivales, qui déploieraient sur notre territoire leurs animosités traditionnelles et s'y disputeraient la primauté.

Les conséquences, en cas de guerre, seraient plus graves encore. Les chemins de fer sont des outils précieux pour les opérations militaires. En cas de conflagration à nos frontières, le réseau du Guillaume-Luxembourg, exploité par l'Est, pourrait tomber dans l'échiquier des hostilités. Maîtresse en France de voies stratégiques (page 206) desservant les forteresses et les arsenaux de la frontière orientale, la Compagnie de l'Est se laisserait-elle neutraliser en Belgique ? Ne dépendait-elle pas du gouvernement français ? Sans même envisager l'éventualité de transports de troupes, comment l'empêcher de convoyer du matériel, des munitions, des vivres, réputés contrebande de guerre ? Un contrôle trop rigoureux paraîtrait vexatoire aux uns, tandis que chez les autres les suspicions seraient promptes à s'éveiller, et, d'incident en incident, la Belgique risquerait d'être délogée de la position neutre qu'elle avait pour intérêt et pour devoir de maintenir.

(Note de bas de page : Pendant les négociations entre Paris et Bruxelles, la question des transports militaires par la voie de la Belgique, fournit à un journal français, le Moniteur diplomatique, matière à d'inquiétantes insinuations. « C'est une erreur de croire, dit-il le 11 mars 1869, que la neutralité de la Belgique serait incompatible avec le passage d'une armée française sur son territoire. Les publicistes les plus compétents admettent que les Etats neutres peuvent accorder le passage militaire à un Etat étranger. » Théorie manifestement fausse et dont l'apparition , en ce moment critique, était propre à faire réfléchir. Fin de la note.)

Au cours de la guerre de 1870 l'événement prouva, pour le Grand-Duché de Luxembourg, qui n'avait pas eu la force de disputer ses chemins de fer à l’Est français, la justesse de ces prévisions à longue portée. Dans une note du 4 octobre 1870, le cabinet de Berlin rendit le gouvernement luxembourgeois responsable du ravitaillement de la forteresse de Thionville qui aurait eu lieu dans la nuit du 24 au 25 septembre, au moyen de trains expédiés de la gare de Luxembourg. Il s'agissait de vivres, non de matériel de guerre. Le gouvernement du Grand-Duché répondit en fait que des expéditions semblables et plus nombreuses avaient eu lieu au profit de l'armée allemande. En droit, il déclina toute responsabilité pour le motif qu'il était étranger à l'exploitation et la direction des chemins (page 207) de fer établis sur le territoire grand-ducal ; une compagnie privée étrangère en était maîtresse ; et son personnel, qu'elle recrutait librement, était étranger comme elle. (Voir la dépêche de M. Servais, ministre d'État du Grand-Duché de Luxembourg, au comte de Bismarck, en date du 14 décembre 1870 (Archives diplomatiques, 1871-1872, t. IV, p. 1184)).

Il ne dépendit pas du gouvernement luxembourgeois que l'affaire n'entrainât de plus graves complications ; il est aisé, en effet, aux belligérants d'utiliser, sous l'empire des nécessités de la guerre, de pareils incidents et d'y trouver des prétextes ou des excuses. La possession des chemins de fer grand-ducaux fut jugée d’ailleurs si précieuse par le gouvernement allemand, qu'il eut soin de stipuler, dans le traité de Francfort, l'abandon à son profit, par la Compagnie de l'Est, de l'exploitation des lignes luxembourgeoises. (Note de bas de page : L'article 1er, paragraphe 1er, des clauses additionnelles du traité de Francfort, du 10 mai 1871, disposait d'abord que le gouvernement français userait, avant les ratifications, de son droit de rachat de la concession donnée à la Compagnie de l'Est et que le gouvernement allemand serait subrogé aux droits acquis par le rachat en ce qui concerne les chemins de fer situés sur les territoires cédés à l'Allemagne. Le paragraphe 7 de l'article 1er ajoutait :

(« Vu que la situation qui a servi de base à la convention conclue entre la Compagnie du Chemin de fer de l'Est et la Société royale grand-ducale des Chemins de fer Guillaume-Luxembourg, en date du 6 juin 1857 et du 21 janvier 1868, et celle conclue entre le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les sociétés des chemins de fer Guillaume-Luxembourg et de l'Est français, en date du 5 décembre 1868, a été modifiée essentiellement, de manière qu'elles ne sont applicables à l'état de choses créé par les stipulations contenues dans le paragraphe 1er, le gouvernement allemand se déclare prêt à se substituer aux droits et aux charges résultant de ces conventions pour la Compagnie des Chemins de fer de l'Est.

(« Pour le cas où le gouvernement français serait subrogé, soit par le rachat de la concession de la Compagnie de l'Est, soit par une entente spéciale, aux droits acquis par cette société, en vertu des conventions sus-indiquées, il s'engage à céder gratuitement, dans un délai de six semaines, ses droits au gouvernement allemand.

(« Pour le cas où ladite subrogation ne s'effectuerait pas, le gouvernement français n'accordera de concessions pour les lignes de chemins de fer appartenant à la Compagnie de l'Est et situées dans le territoire français que sous la condition expresse que le concessionnaire n'exploite point les lignes de chemins de fer situées dans le Grand-Duché de Luxembourg. » Fin de la note.)

Les circonstances qui suivirent de si près le conflit de 1869 sont démonstratives et donnent au refus du gouvernement belge, mis en demeure de livrer là a Compagnie de l'Est quelques-unes des plus grosses artères de notre réseau, la consécration rétroactive de l'histoire.

Les incidents qui, d'autre part, l'avaient précédé justifient pareillement les méfiances de la (page 208) Belgique à l'égard de la politique impériale. Depuis trois ans celle-ci n'avait cessé d'être pour le cabinet de Bruxelles une préoccupation, tenue en éveil par les manifestations successives de la diplomatie française. Le bruit qui, en 1866, avait couru l'Europe, des marchandages auxquels Benedetti s'était livré à Berlin après Sadowa, la recherche des compensations, le dédain affiché des petites nations et la théorie des grandes agglomérations, la combinaison préconisée par de Beust, sous l'inspiration de l'Empereur, dans l'affaire du Luxembourg, et qui aurait enlevé à la Belgique une partie de sa frontière méridionale, toutes ces intrigues, ces manœuvres, ces calculs, ces appétits, dissimulés sous l'élégance et la courtoisie des relations officielles, mais très impudemment ou grossièrement exprimés par une presse dont le zèle dynastique et chauvin bravait les règles de la prudence et de la politesse, les probabilités d'une rencontre qui paraissait fatale, entre la France et la Prusse, et la crainte que la Belgique ne payât les frais de la guerre, tout invitait nos hommes d'Etat à la vigilance.

Une récente campagne, qui ne. se ralentit point (page 209 pendant les difficultés de l'affaire des chemins de fer et qu'on tenta même de poursuivre après l'apaisement du conflit, contribua à fortifier le gouvernement dans ses desseins d'irréductible résistance.

Pendant l'année 1868, on avait essayé d'organiser un mouvement d'opinion en faveur d'une union douanière de la Belgique avec la France. L'idée se rattachait à un plan plus vaste, que l'on attribuait non sans raison au gouvernement impérial et dont à maintes reprises la presse étrangère s'occupa. Il s'agissait d'opposer à la Confédération germanique du Nord une confédération occidentale au centre de laquelle se fût dressée la France, appuyée sur la Belgique, la Hollande, la Suisse. Le gouvernement belge avait eu soin de faire connaître en temps opportun sa résolution de se soustraire aux tentatives qui se préparaient et au bout desquelles il entrevoyait l'absorption économique du pays et une diminution infligée à la souveraineté belge.

La campagne pour l'union douanière, dont nous dirons plus loin en détail les origines et les développements, était le prélude de la campagne des chemins de fer. On cherchait, par l'un ou l'autre moyen, à faire pénétrer et dominer l'action française en Belgique.

L'arrivée à Bruxelles de M. le vicomte de La Guéronnière, accrédité le 29 septembre 1868 ministre de France près la cour de Belgique, n'avait pas été considérée, et juste titre, comme un moindre symptôme des dispositions qui prévalaient à Paris à notre égard. (Il garda son poste jusqu’à la veille de la guerre avec la Prusse.)

M. de La Guéronnière était resté étranger jusque-là la diplomatie. Brochurier et journaliste, il était l'écrivain attitré qui, dans des publications qu'on (page 210) savait inspirées, préparait les esprits à la réalisation des rêves napoléoniens. Il avait un organe à Paris, La France, qui se distinguait parmi les feuilles les plus batailleuses et les plus chauvines de la presse officieuse et qui, à l'occasion de la loi du 23 février 1869, tint le langage le plus comminatoire et le plus irritant. Emile Ollivier a tracé, en un style dédaigneux, une silhouette piquante de ce diplomate novice : « orateur peu ou point, bien qu'il parlât beaucoup, il était avant tout impatient de se frayer en chemin vers les hauteurs et de s'asseoir à côté de ceux qu'il avait souvent célébrés ou aimablement égratignés de sa plume. Il était grand, légèrement voûté, les yeux clignotants, avec des airs de gentilhomme, de façons aimables quoiqu'un peu fuyantes, sans venin, mais sans sûreté... En attendant que son génie littéraire le portât à l'Académie, son génie politique aux Affaires étrangères. il allait à Bruxelles cueillir son premier laurier, et il l'annonçait tant que son premier laurier fit sensation. » « On supposait, ajoute Ollivier, qu'il venait tout au moins préparer l'annexion par un traité d'union douanière. »

Frère-Orban, dans ses notes. donne de son côté des indications caractéristiques sur le personnage, ses allures et ses menées.

M. de La Guéronnière avait pour mission, ou se l'était donnée, de chercher créer des influences françaises en Belgique. Il pensa qu'il ne pouvait négliger le clergé. Après avoir remis ses lettres de créance au Roi, il se rendit officiellement. en grand uniforme, chez le cardinal-archevêque de Malines. Il porta la conversation sur notre neutralité : il ne la comprenait guère, une nation ne peut être réellement neutre ; elle incline naturellement vers l'une ou l'autre puissance ; ses intérêts et ses sympathies déterminent naturellement son penchant. Le prélat déclina la (page 211) conversation, en faisant remarquer qu'il s'agissait là d'affaires politiques, dont, dit-il, il ne s'était jamais préoccupé. Il fit immédiatement connaître cette visite insolite au Roi. D

ans son salon, en présence de Français et même de Belges, M. de La Guéronnière tenait un langage hostile à la neutralité et même à l'indépendance du pays. Il affirmait qu'on ne demandait pas mieux en Belgique que de devenir Français. « On ne saurait croire, disait-il, que de lettres je reçois à ce sujet. Il n'y a guère que le gouvernement qui soit opposé aux désirs et aux intérêts du plus grand nombre. »

Ces propos, prodigués avec une extrême légèreté, étaient incontinent répandus et rapportés au gouvernement. (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France. (Note de bas de page : Dans un memorandum, Frère-Orban a consigné les propos du ministre de France, et les noms des personnes devant qui ils avaient été tenus. Il apprit le 27 février 1869, par un de ses collègues de la Chambre, revenu de Paris où il avait de hautes relations d'affaires, que le diplomate français, consulté par un des directeurs de l'Est, au sujet de la situation créée par le refus déjà connu du gouvernement belge, avait répondu qu'il fallait aller de l'avant. Fin de la note.)

Le passé, les attaches du ministre de France à Bruxelles, son attitude depuis qu'il avait pris possession de son poste, n'étaient pas moins inquiétants que les antécédents de la politique impériale à l'égard de la Belgique. Les projets d'union douanière éclairaient d'une vive lueur les entreprises de l'Est, encouragées et appuyées par le gouvernement français.

L'union douanière et la conquête des chemins de fer consommeraient l'absorption économique ; l'absorption politique suivrait. Tels étaient les plans contre lesquels le gouvernement avait à se défendre.

La gravité des intérêts en jeu, la sauvegarde de la souveraineté belge, la majesté de la loi nationale, qui, (page 212) à peine décrétée, devait, sous peine d'abdication, être respectée et appliquée, le souci de l'avenir, obligeaient le gouvernement belge à accepter la lutte que semblait provoquer le gouvernement impérial.

Que celui-ci la recherchât, qu'il crût y trouver une occasion de s'assurer les compensations toujours et vainement souhaitées jusqu'ici, c'est ce dont ne permet pas de douter une lettre caractéristique adressée par Napoléon III, le 19 février au maréchal Niel, son ministre de la guerre (reproduite dans l’Empire libéral, t. XI, p. 375). Cette lettre, « l’une des plus importantes qu’il ait écrites » , dit Emile Ollivier, montre l'Empereur à l'affût du moment le plus propice pour se saisir de la Belgique. Ce moment serait celui où l'annexion pourrait s'opérer, sans provoquer la Prusse. L'Empereur le voit approcher et prépare ses dispositifs. « Quelle est, écrit-il, la question qui se pose aujourd'hui ? Le gouvernement belge montre son mauvais vouloir pour la France et l'opinion publique est persuadée à tort ou à raison que la Belgique n'est arrogante que parce qu'elle a la Prusse derrière elle. Dans ces circonstances, se montrer accommodant et reculer devant un procédé qui nous blesse, c'est abdiquer devant l'Europe toute influence légitime. La guerre doit-elle sortir de ce conflit ? Je n'en sais rien. Mais il faut agir comme si elle devait en sortir. Dans cette supposition. qu'avons-nous craindre ? Avant d’envisager cette hypothèse, il faut d'abord examiner froidement notre position en Europe. La France se sent diminuée depuis les succès de la Prusse ; elle voudrait trouver l'occasion de rétablir son influence dans les meilleures conditions possibles et sans soulever toutes les passions de l'Allemagne en arborant un drapeau hostile à la nationalité allemande. (page 213) L'habileté du gouvernement français devrait donc consister à saisir une occasion où le débat engagé ne serait pas visiblement tourné contre l'Allemagne. Or, dans le cas présent, si une guerre avait lieu avec la Belgique, l'Allemagne n'aurait aucun droit de s'en mêler, et si elle s'en mêlait, c'est elle qui serait le provocateur. Politiquement, notre position serait bonne. »

L'Empereur examine ensuite l’hypothèse où la Prusse, déliée de toute contrainte par l'action de la France, répondrait à l'annexion de la Belgique par l’entrée des États du sud de l'Allemagne dans la Confédération du Nord. Dans Cctte hypothèse, dit-il, la possession de la Belgique serait une compensation bien plus importante pour nous, « car la Belgique nous ouvre les portes de l'Allemagne, nous pouvons déboucher sur le Bas-Rhin partout où cela nous convient, nous tournons toutes les places fortes allemandes, nous donnons la main à la Hollande, au Hanovre, etc. L'armée belge vaincue se fond facilement dans la nôtre et augmente notre effectif de cent mille hommes. »

« Maintenant, conclut l'Empereur, si cette occasion manque, quand la retrouverons-nous ? »

Le maréchal Niel, rapporte Emile Ollivier, s'occupa aussitôt d'établir un plan sur les données de la lettre impériale.

On ne savait pas alors Bruxelles quel point de maturité la politique annexionniste avait atteint à Paris. Mais on voyait devant soi de sérieuses difficultés, des dangers peut-être. On les affronta sans forfanterie, avec une intrépidité avertie et prévoyante. On compta sur l'Europe, sur l'Angleterre surtout ; l'amitié escomptée de l'Angleterre ne fit pas défaut, et dans cette lutte inégale, le plus faible eut raison du plus fort. Ce fut une victoire de l'intelligence et du droit.

IV. La phase diplomatique – Le plan de Frère-Orban – Le protocole du 23 mars

(page 214) L'action diplomatique s'engagea avant que l'action parlementaire du gouvernement belge eût abouti au vote de la loi qui l'arma contre les compagnies.

Dès le 10 février, quatre jours après le dépôt du projet, les pourparlers commencent à Paris. M. de La Valette prie le baron Beyens de passer au ministère des affaires étrangères. Il se dégage de tous liens avec la Compagnie de l'Est, la met hors cause, ne conteste pas le droit du gouvernement belge de proposer la loi qui vient d'être soumise à la Chambre ; « la question n'est pas là. Tout est dans le procédé, dans la couleur de l'affaire, évidemment dirigée contre la France. » La France, dit-il, est assez grande. assez loyale, assez puissante pour qu'on soit persuadé une fois pour toutes, qu'actuellement ni jamais elle n'attentera, directement ou indirectement, à l'indépendance de la Belgique. Dès lors, « la défiance que révèle nettement une loi dirigée contre elle, a causé la plus douloureuse surprise .. » « Je ne suis pas le seul, déclare le ministre, à avoir ce sentiment » (dépêche du baron Beyens du 10 février).

M. de La Valette s'était exprimé, relate le baron Beyens, d'un ton fort modéré et plutôt triste qu'irrité. (page 214) Ses représentations, prises en elles-mêmes, étaient peu alarmantes. Manifestement dépourvues de justification sérieuse, elles n'appelaient d'autre réponse que des protestations de bon vouloir et d'amitié. Le baron Beyens les prodigua. Mais les choses allaient changer de face.

A peine la Chambre belge a-t-elle voté la loi que la presse officieuse se déchaîne. C'est un vacarme affreux, où se heurtent les fanfares guerrières, les cris de l'amour-propre froissé, les menaces de vengeance, les imputations soupçonneuses, les injonctions insolentes. En même temps arrivent de Paris des nouvelles inquiétantes.

Le baron Beyens a vu le prince de Metternich avec qui il est lié. L'ambassadeur d'Autriche, qui a ses grandes et petites entrées aux Tuileries, a causé de l'affaire belge avec l'Empereur et ses ministres et a mis Beyens au courant de ses conversations. Le prince s'étant étonné des proportions exagérées données à l'affaire. « Sa Majesté ne s'est nullement montrée disposée à rester sur ce ton. C'est, a-t-elle dit, plus sérieux que vous ne semblez le croire ; non pas tant à cause du procédé, en lui-même fort mauvais, qu'à cause de ce qu'il cache. La vérité est que M. Frère-Orban a prémédité tout cela, qu'il est allé tout exprès à Berlin et que la chose a été concertée avec Bismarck. Nos données à cet égard se trouvent bien confirmées par tout l'aspect de la loi et de la discussion. Au reste, il est temps encore de s'assurer des véritables sentiments que l'on professe pour nous. J'insisterai pour qu'on reprenne la loi. » (Note de bas de page : L’Empereur était mal informé. Frère-Orban n’avait pas été à Berlin). Beyens, surpris de l'expression : » reprendre la loi », qui indiquait (page 216) l'intention de s'immiscer dans une question dc législation intérieure, avait demandé à son interlocuteur de préciser.

Le prince répéta que c'était bien de reprendre ou de retirer la loi qu'il s'agissait et qu'on en ferait la demande ; « mais, ce serait une demande amicale ; on sait d'avance qu'elle ne sera pas accueillie ; alors on constatera comme indubitable votre hostilité, la réalité des motifs qui se cachent derrière l'incident. On ne fera rien sur le terrain politique ; mais on cherchera à vous nuire de toutes les façons dans vos intérêts matériels. M. de La Valette a tenu le même langage aussi bien sur ce point que sur le concert avec M. de Bismarck » (dépêche du baron Beyens du 16 février).

Un article du Constitutionnel, du 17 février, inspiré par Rouher, fit sonner une note semblable à celle dont Metternich s'était fait l'écho : Il ne fallait pas attribuer aux vivacités de la presse d'autre signification que celle d'une manifestation énergique du sentiment public ; mais la résolution prise par le gouvernement belge était regrettable ; on ignorait quelles phases traverserait la question ; mais on avait « la conviction que le gouvernement impérial ne manquerait pas d'employer toute son influence pour faire revenir le ministère belge sur une détermination peu d'accord avec le principe de neutralité que la situation même de la Belgique lui faisait une loi de ne pas perdre de vue. »

C'était donc, sous peine de représailles économiques, le retrait de la loi que l'on songeait imposer au cabinet de Bruxelles, c'est-à-dire la défaite sans défense, l'humiliation devant l'Europe, un acte public de contrition. Mais on comprit que ce serait trop prétendre. Un second article du Constitutionnel atténua celui de la veille et marqua un recul. Il n'y (page 217) était plus question de la renonciation à la loi, mais seulement d'en « annuler les conséquences. » On allait donc entrer dans la voie des négociations, demandes de délais, propositions d'arrangement, combinaisons diverses destinées, en sauvegardant certaines apparences, à obtenir du gouvernement belge, sinon qu'il abandonnât la loi, du moins qu'il renonçât à en user et qu'il acceptât en fait, avec des modifications peut-être, l'exécution des conventions de l'Est.

Le 19 février, M. de La Guéronnière se mit en mouvement. Il se rendit au ministère des affaires étrangères, porteur d'une dépêche de M. de La Valette, qu'il lut en extraits à M. Vanderstichelen. Le gouvernement français, sans contester le principe du projet de loi, ni le droit du Parlement de légiférer en cette matière, alléguait que l'application des mesures proposées était en contradiction avec les principes de liberté qui dominaient le système commercial belge et le traité de 1861 avec la France. Il reprochait à notre gouvernement de ne point réserver aux compagnies françaises le traitement accordé en France aux sociétés belges, qui demandaient des concessions. Il suggérait, pour éviter toutes difficultés et aplanir l'incident, l'examen des conventions par le gouvernement belge, afin de rechercher si elles garantissaient les intérêts commerciaux ou industriels des deux pays ou en quoi elles devraient être modifiées pour assurer le développement et l'harmonie de ces intérêts.

Ainsi présentée, la question se dépouillait de tout caractère politique. Il y avait à résoudre un problème de trafic international et de bonnes relations commerciales.

Frère-Orban s'empara de ce thème. Il affecta de son coté de ne voir que les aspects économiques du différend, et, puisque le gouvernement impérial semblait se (page 218) préoccuper uniquement de poursuivre, au profit des compagnies françaises de chemin de fer, des avantages matériels, il s'appliqua à les offrir au moyen de conventions de service mixte, qui n'exposeraient la Belgique à aucun des dangers qu'offrait l'exploitation du réseau belge par de puissantes sociétés étrangères.

Le terrain était bien choisi, propice une longue, sérieuse et vigoureuse défense. Il résolut de s'y cantonner, s'y fortifia, y soutint tous les assauts, et vainquit.

Dés le 21 février, il fit connaître sa manière de voir son collègue des affaires étrangères, dans la lettre que :

« Bruxelles, le 21 février 1869.

« Mon cher collègue,

« J'ai mûrement réfléchi la situation. Je reste d'avis qu'il est impossible d'admettre l'exploitation par l'Est. Les raisons d'industrie et de commerce que nous avons données ne nous permettent point d'y consentir. Le sous-entendu, parfaitement compris de la Chambre et du pays, nous l'interdit absolument.

« L'attention de l'Allemagne se trouvant éveillée à ce sujet, l'exploitation concédée à une compagnie française, nous exposerait tôt ou tard à des difficultés sérieuses. Les conventions projetées par l'Est n'ont qu'un but avouable : c'est de chercher s'assurer le plus de transports possible sur les lignes de cette compagnie, et, si l'on veut. de mieux garantir les approvisionnements des usines françaises.

« Si l'on peut trouver un moyen de procurer à l'Est ce qu'il a recherché, ce qu'il pouvait seulement rechercher, le but légitime se trouvera atteint.

(page 219) « Une convention de service mixte donnant sous ce rapport toutes les garanties désirables paraît possible ; c'est du moins à examiner.

« Elle pourrait être conclue à l'intervention du gouvernement impérial, qui obtiendrait de la sorte la satisfaction qu'il désire.

« Si l'on voulait donner plus d'apparat l'affaire, mais j'y trouve des inconvénients, une commission pourrait être chargée d'élaborer cette convention.

« Voilà un programme qui me semble raisonnable et que l'on pourrait parfaitement accepter.

« Je pense que nous serons d'accord. Si vous aviez des objections à faire, veuillez me les communiquer.

« Votre dévoué FRÈRE-ORBAN. »

Le plan préconisé par Frère-Orban ne souleva d'objection ni du côté des ministres, ni de la part du Roi. L'occasion se présenta sans tarder d'en commencer l'exécution.

Le 21 février, M. de La Guéronnière chercha à voir, au ministère des finances, le chef du cabinet et ne le trouva pas.

Rendez-vous fut pris pour le 23. La circonstance était importante et délicate. Elle donna lieu à un fiévreux échange de vues entre Frère-Orban et Van Praet, qu'il consultait fréquemment. En l'espace de vingt-quatre heures, le ministre de la maison du Roi, rompu aux finesses de la diplomatie, expert en l'art des nuances, n'écrivit pas moins de trois lettres au chef du cabinet.

L'entrevue fut longue (Frère-Orban a consigné dans un mémorandum la teneur exacte de son entretien avec l’envoyé français). Frère tint dès le début à formuler une protestation nouvelle et énergique contre le soupçon de se laisser guider par d'autres intérêts que ceux du pays et de subir l'influence prussienne. Au Sénat, dans la séance du 20, il avait répondu aux (page 220) imputations de la presse parisienne. Mais il avait appris par les dépêches du baron Beyens que la suspicion avait gagné les ministres de l' Empereur, l'Empereur lui-même. Par orgueil autant que par tactique, il se devait de réagir encore.

« Une explication me paraît nécessaire, dit-il de prime abord M. de La Guéronnière ; ou il y a des faits et il faut les citer, ou il n'y en a point et l'on ne peut continuer à gonfler pareille idée. J'y attacherais peu d'importance pour moi-même ; mais elle peut nuire au pays. Elle empêche que des relations confiantes s'établissent entre nous. » (Note de bas de page : Frère a consigné dans un mémorandum la teneur exacte de son entretien avec l’envoyé français.)

M. de La Guéronniére répondit au chef du cabinet qu'après les loyales déclarations que celui-ci avait faites au Sénat, ces impressions disparaîtraient, qu'il devait dire cependant qu'elles étaient conformes à celles qu'il avait emportées de Paris, lorsqu'il avait été envoyé en Belgique On lui avait dit qu'il rencontrerait à Bruxelles un homme influent, M. Frère-Orban, qui était dans le courant de la politique prussienne et que de ce côté, il importait d'être attentif.

« Ainsi, riposta Frère, ce n'est pas par accident et sous l'influence d'un malentendu que l'idée est née ; elle préexistait ! A ce titre, elle a plus d'importance encore. Mais d'un mal peut naître un bien. Des erreurs seront dissipées. Nous ne faisons, et moi en particulier, qu'une politique belge, exclusivement neutre, impartiale, bienveillante. Tout le reste est pure invention. » (Note de bas de page : (2) Mémorandum de Frère-Orban. Quelques jours après, Valette s'empressa de déclarer au ministre de Belgique à Paris, qu'il tenait M. Frère pour un parfait galant homme, incapable d'aucun acte répréhensible dans le domaine politique et fidèle observateur de la neutralité belge » (dépêche du baron Beyens du 25 février). Fin de la note.)

(page 221) Après ces préliminaires, M. de La Guéronnière aborda l'objet de l'entretien et lut les passages essentiels de la dépêche de son gouvernement. Frère-Orban reprit point par point les arguments qui y étaient exposés et les réfuta : En quoi les principes économiques de la politique commerciale belge seraient-ils atteints parce que les transports seraient effectués par compagnie plutôt que par une autre ? Ce qui serait en opposition avec ces principes, c'est l'application que pourrait faire des tarifs de chemin de fer une compagnie étrangère, dans le but de favoriser les intérêts des industriels de Saint-Dizier et de nuire à l'industrie nationale. Il n'y avait pas d'analogie entre les demandes de concession de chemins de fer faites auprès du gouvernement fiançais par des Belges et les projets de la Compagnie de l'Est français en Belgique ; les Belges qui obtiennent des concessions en France constituent des sociétés françaises et il n'y a pas de chemins de fer exploités en France par des sociétés belges. La Compagnie de l'Est est une société colossale, ayant un capital plus d'un milliard et trop puissante pour qu'on puisse défendre contre elle nos intérêts industriels et commerciaux.

Ayant pénétré ainsi au cœur de la question, Frère toucha en quelques phrases décisives la solution indiquée par la note française : c'était, on s'en souvient, l'examen par le gouvernement des conventions de l'Est et des compagnies belges, d'où, par une conséquence inévitable que la France escomptait en la taisant, soutirait l'approbation finale des conventions, moyennant des modifications accessoires ; l'acceptation d'un débat sur les conventions emporterait par une force irrésistible une ratification. Frère alla droit au fait. Il relate en ces termes l'épisode culminant de l'entrevue :

« Ici. j'ai déclaré que la possibilité d'application des conventions devait être exclue, que notre intention (page 222) était d'exploiter ou de faire exploiter par les compagnies actuelles les lignes qui sont sur notre territoire, qu'après mes déclarations il était impossible d'admettre que nous puissions entrer en délibération sur ces conventions ; qu'il me semblait au surplus au-dessous des deux gouvernements, d'avoir à reprendre les négociations qui avaient existé entre les compagnies.

« - Ainsi, dit mon interlocuteur, visiblement contrarié, vous n'admettez pas l'application possible des conventions, même en certaines limites. même avec des modifications.

« -En aucune manière, telle fut ma réponse.

« - Il y a ai-je continué, des difficultés que j'ai déjà signalées. Si nous accordions à la Compagnie de l'Est ce qu'elle demande, après l'éclat qui vient d'avoir lieu surtout, il faudrait accorder à une compagnie prussienne d'aller à Anvers. Y consentiriez-vous ?

« - Non, répondit fermement M. de La Guéronnière.

« - En ce cas. lui dis-je, ce serait la guerre et nous ne voulons pas qu'on puisse jamais nous reprocher d'avoir occasionné la guerre. Nous sommes neutres, et nous voulons rester neutres.

« - Nous admettons, respectons votre neutralité. elle nous importe, nous ne voudrions à aucun prix y porter atteinte ; mais, si je puis dire, cette neutralité doit être en pente vers la France.

« - Ce serait altérer notre position que d'accorder à l'un ce que nous serions contraints de refuser à l'autre. »

« - Il n'y a donc rien à faire ? » demande en conclusion M. de La Guéronnière.

Frère alors esquisse le système qu'il avait soumis au cabinet dans sa lettre du 21 février à son collègue des affaires étrangères. Il convient, dit-il, de montrer (page 223) que nous voulons dissiper tout malentendu. L'Est poursuit le développement du trafic sur ses lignes. Pour atteindre ce but, il ne lui est pas nécessaire de s'emparer de l'exploitation des lignes belges. Des conventions de service peuvent lui garantir les résultats qu'elle souhaite.

M. de La Guéronnière saisit l'idée « avec empressement », demanda à en prendre note et la transcrivit peu près sous la dictée de Frère-Orban.

La discussion semblait épuisée, mais un mot de M. de La Guéronnière, lancé au moment où elle allait se clore, mit Frère-Orban à même de frapper de face les aspirations annexionnistes de l’envoyé français, dont il savait les propos téméraires, les démarches, la propagande. Il leur opposa une image lumineuse et forte de notre psychologie politique, tourmentée par les luttes des partis, mais imprégnée d'un ardent esprit national. M. de La Guéronniére ayant parlé de la nécessité d'une « intimité » entre les deux pays, Frère répondit :

« Il y a autour de l'Empereur un parti actif et bruyant qui a son écho dans la presse et parle sans cesse d'annexion. On tient la Belgique constamment en haleine et dans l'inquiétude. Qu'on lui donne la sécurité et la France ne comptera ici que des amis. Il ne faut pas qu’on se méprenne sur les dispositions du pays. On ne manque pas de rapports à Paris ou à la légation de Bruxelles, qui parlent, j'en suis sûr, d'aspirations françaises en Belgique. Il y a des ardélions. des intrigants qui ont intérêt à faire croire de tels sentiments. On vous trompe. On pourrait établir ici un journal prêchant l'annexion, que nous n'en serions pas émus, tant nous connaissons le sentiment du pays. La Belgique paraît profondément divisée ; deux partis qui semblent acharnés l'un contre l'autre se disputent le pouvoir. Tout paraît grave ; les moindres griefs (page 224) sont exploités, et, comme il arrive dans tous les pays libres, tout est exagéré. Les coups d'épingle se transforment en coups de poignard. Mais au fond il y a un patriotisme commun et dés que l'intérêt commun paraît menacé, sans peine, sans bruit, l'union se fait, comme on l'a pu voir à propos de la loi qui vient d'être votée. Le clergé belge est l'un des plus militants ; mais son patriotisme, qui n'est point douteux, est d'accord avec son intérêt. Il a une position à nulle autre pareille dans le monde. Il est aussi libre que le clergé aux Etats-Unis et, de plus, il est renté par l'Etat en vertu de la Constitution. II ne sautait vouloir abandonner une pareille situation. »

L'entretien se termina par des paroles d'amitié et de bienveillance réciproques. Avant de prendre congé, M. de La Guéronnière émit, en y appuyant, le vœu que Frère-Orban eût avec l'Empereur une conversation approfondie, qui serait incontestablement utile aux intérêts des deux pays.

La solution que Frère avait indiquée M. de La Guéronnière fut communiquée par celui-ci à son gouvernement, dans la forme suivante :

« Dans le but de constater que l'incident né du projet de fusion entre la Compagnie de l'Est et des compagnies belges n'a point altéré les rapports de bon voisinage entre la France et la Belgique, les deux gouvernements sont convenus de rechercher les moyens d'élargir les relations commerciales et industrielles des deux pays en développant l'application des principes économiques qui leur sont communs. A cet effet, ils se proposent d'étudier par quelles combinaisons de service mixte il serait possible d'améliorer les conditions des transports effectués d'un pays vers l'autre au profit de l'industrie et du commerce. »

On se montra très mécontent à Paris du refus du gouvernement belge d'accepter l'examen des (page 225) conventions. Et l'on insista. Une seconde formule fut proposée :

« Le gouvernement belge, désireux de prouver qu'il est animé envers la France des mêmes sentiments d'amitié qu'elle a toujours eus pour la Belgique, a résolu d'examiner en commission les conventions et les questions qui s'y rattachent » (4 mars).

Le fond restait le même ; mais on substituait l’examen unilatéral un examen contradictoire en commission et l'on élargissait son objet. Le cabinet de Bruxelles refusa encore : mais il crut prudent de faire un pas en avant et de se rallier au principe d'une commission mixte. Le texte suivant fut libellé :

« La présentation et le vote de la loi du 23 février dernier ont donné lieu en France à des appréciations au sujet desquelles le gouvernement du Roi s'est fait un devoir de transmettre à Paris des explications empreintes d'une loyale et complète franchise. Afin de donner un mutuel témoignage de leurs dispositions cordiales et confiantes et dans le désir de concilier les intérêts des deux pays, les gouvernements français et belge se sont entendus pour instituer une commission mixte chargée d'examiner les questions économiques qui se rattachent à l’incident » (9 mars).

Le cabinet de Paris, enfin, reprit à son compte toute la première partie de la rédaction et proposa d'amender la phrase finale déterminant le champ d'études de la commission mixte. Celle-ci serait chargée « d'examiner les diverses questions économiques que font naître soit les rapports existants, soit de récents projets de traités de cession d'exploitation et dont la solution serait de nature à développer les relations commerciales et industrielles des deux pays » (12 mars).

Fallait-il prolonger la résistance, la pousser jusqu'à l'intransigeance ? Frère-Orban voulait tenir encore. Il s'était insurgé contre l'idée de faire examiner par une (page 226) commission internationale des conventions de cession de chemins de fer situés en territoire belge ; le gouvernement belge avait décidé que ces conventions ne seraient pas appliquées ; la Législature belge avait décrété les mesures nécessaires pour en empêcher l'exécution ; on ne pouvait, sans lâcheté ou trahison, consentir à soumettre les actes de la volonté nationale à la discussion, au contrôle d'un gouvernement étranger.

La volonté nationale devait être obéie. C’était une condition d'honneur et d'existence. L'argument était juste, éclatant, irréprochable. Mais dans sa dernière formule, le gouvernement français renonçait à faire porter l'examen de la commission sur les conventions. Il est vrai qu'il y faisait rentrer « les questions nées de récents projets de traités de cession. » Cette rédaction équivoque sentait l'expédient et la ruse. Ne serait-il pas facile, en jouant habilement de ces expressions élastiques, d'englober dans le débat les traités eux-mêmes ? Et, dès lors, on n'aurait rien évité, rien résolu. La Belgique ne céderait pas. Mais on mettrait tout en œuvre pour l'intimider et la contraindre. Elle aurait une lutte dangereuse à soutenir et quels seraient les résultats de l'avortement de la conférence ?

Tels étaient les scrupules de Frère-Orban, ses raisons d'écarter l'amendement proposé par le gouvernement français. Il préférait que l'on se bornât à décider l'institution de la commission d'après la dernière formule belge. Ce serait l'annonce de la paix. Lui-même irait à Paris « causer de tout » et arrêter, de commun accord avec le cabinet des Tuileries, le programme des délibérations (note de Frère-Orban).

Mais il fallait en finir. L'Empereur s'impatientait, et l'Angleterre, qui s'employait amicalement pour la Belgique (page 227) à amener une transaction satisfaisante, insistait pour que la dernière proposition française fût acceptée.

Dès les débuts, le cabinet de Bruxelles avait jugé utile de mettre le gouvernement anglais au courant de l'incident qui se préparait. C'est de ce côté qu'il fallait chercher et qu'on trouverait le contrepoids à l'action française. Le 8 janvier, notre ministre à Londres avait été chargé d'entretenir de l'affaire des chemins de fer belges le chef du Foreign-Offtce, Lord Clarendon, et de lui en faire comprendre la nature véritable ; « qu'il sache à l'avance qu'il s'agit de l'intégrité de notre position politique, un intérêt dont l'Angleterre n'a point jusqu'ici fait bon marché » (dépêche de M. Vanderstichelen à M. le baron du Jardin).

Lord Clarendon venait de prendre la direction des relations extérieures, dans le cabinet libéral constitué par Gladstone, à la suite des élections de novembre 1868, désastreuses pour Disraëli. Il était d'autant plus nécessaire de se ménager son appui qu'on pouvait redouter que le gouvernement nouveau ne se montrât indifférent à l'incident, le parti libéral anglais ayant, très imbu des doctrines libre-échangistes, conçu des sympathies pour l'Empereur depuis le traité de commerce de 1860.

La démarche faite à Londres n'était pas restée inopérante. Le 16 janvier, notre légation avait fait savoir que Lord Clarendon connaissait l'affaire dans ses détails, qu'il la jugeait très grave et très délicate, et voyait clairement le gouvernement français derrière les combinaisons de l'Est, mais qu'il recommandait à la Belgique de ne pas trop froisser un puissant voisin, mécontenté déjà par l'insuccès récent de ses (page 228) aspirations à une union douanière ; le 22 janvier, M. Savile Lumley, ministre d'Angleterre à Bruxelles, était allé trouver Frère-Orban et lui avait donné lecture d'une dépêche et d'une lettre particulière de Lord Clarcndon témoignaient des mêmes sentiments.

Lorsque la situation s'aggrava, la sollicitude du gouvernement anglais se déploya activement à Bruxelles, où M. Savile Lumley nous rendit de précieux services. A Paris, Lord Lyons agit avec tact et vigilance. La Reine Victoria gardait un culte pour la mémoire de Léopold Ier et avait reporté sur notre nouveau Roi une part de l'affection qu'elle avait si longtemps vouée à son père. La presse anglaise, enfin, pendant toute la durée de l’incident. fit hautement sonner sa sympathie pour la cause belge.

Si le gouvernement anglais ne disputait pas son concours, il tendait cependant à une solution conciliatrice, à un accord pacificateur. Et son action s'exerça dans ce sens pendant l'échange des formules entre les cabinets de Bruxelles et de Paris, dans les commencements de mars.

Le 5 mars, le baron Beaulieu, notre ministre à Londres écrivait à Bruxelles que Lord Clarendon recevait de mauvaises nouvelles de Paris et s’en montrait très préoccupé. Le 8 mars, il télégraphiait que cette préoccupation était devenue une anxiété profonde : « L'Empereur est très irrité et on craint des suites fâcheuses. L'idée d'une médiation commence à poindre. »

Frère-Orban crut alors devoir éclairer par des données précises et complètes, les gouvernements de Londres et de Berlin sur la position actuelle de la (page 229) Belgique. Il rédigea deux notes ; l’une pour l'Angleterre, l'autre pour la Prusse. La première fut remise à M. Savile Lumley ; le Roi fit placer la seconde sous les yeux du Roi Guillaume par S. A. R. le prince de Hohenzollern (11 mars).

C'est ce moment que le gouvernement belge reçut communication de l'amendement français à la formule qu'il avait proposée et que, tandis qu'on agitait la question de savoir s'il fallait résister encore, l’avis du cabinet de Londres fit pencher pour l’acceptation. Lord Lyons, apprit-on, n'avait pas dissimulé au gouvernement français qu'il jugeait sa formule digne d'approbation. M. de La Guéronnière invoqua auprès de Frère-Orban l'opinion favorable de l'ambassadeur anglais à Paris. Enfin le baron Beyens télégraphia qu'en cas de refus, une rupture était imminente et qu'il fallait redouter un ultimatum. Dans ces conditions aucune hésitation n'était permise. Frère Orban tint à marquer, dans une lettre à M. Savile Lumley, que l'adhésion de la Belgique était « un témoignage de déférence pour les conseils du gouvernement anglais » (16 mars). Et le 23 mars, la déclaration qui constatait l'accord des cabinets de Bruxelles et de Paris fut arrêtée dans les termes que voici :

« La présentation et le vote de la loi du 23 février, sur les cessions de concessions de chemins de fer, ont donné lieu, en France, à des appréciations au sujet desquelles le gouvernement du Roi s'est fait un devoir de transmettre à Paris des explications d'une loyale et complète franchise. Afin de se donner un mutuel témoignage de leurs dispositions cordiales et conciliantes, et dans le désir de concilier les intérêts des deux pays, les gouvernements français et belge se (page 230) sont entendus pour instituer une commission mixte qui sera chargée d'examiner les diverses questions économiques que font naître, soit les rapports existants, soit de récents projets de traités de cession d'exploitations, et dont la solution serait de nature à développer les relations commerciales et industrielles entre les deux pays. » Le texte fut publié simultanément le 27 mars par le Moniteur belge et le Moniteur universel.

On avait certes fait un pas vers l'entente. On en était encore loin cependant. La déclaration était muette sur deux points essentiels, la composition de la commission et le programme de ses délibérations.

Frère ne s'en effrayait pas. Il avait même, dans un entretien avec M. de La Guéronnière, émis l'avis qu'il valait mieux laisser ces questions provisoirement en suspens. Un problème délicat restait ainsi à discuter et à résoudre. Il s'offrit à aller en personne le débattre à Paris. M. de La Guéronniére l'y avait en quelque sorte invité lors de sa visite du 23 février. L'idée l'avait séduit. Il l'avait retournée, méditée ; il s'y attacha le jour où il dut subir la formule française ; celle-ci n'empêcherait pas la commission, grâce à d'ingénieuses interprétations, de mettre en cause les conventions et avec elles les actes mêmes du gouvernement belge ; et c'est ce qu'il fallait éviter, ce qu'il voulait prévenir. Dans une nouvelle conversation avec M. de La Guéronnière, la veille de l'accord, il se montra disposé à aller causer avec M. de Valette et M. Rouher du programme de la commission. Le diplomate français approuva le projet à titre personnel, ajoutant qu'il ne savait ce que son gouvernement en penserait, mais qu'il espérait le lui voir accueillir. Le cabinet de Paris, pressenti, se hâta de donner son agrément. Et le départ de Frère-Orban fut aussitôt résolu.

Une seconde négociation va s'ouvrir loin de Bruxelles ; elle s'agitera dans le cabinet de Napoléon et de ses ministres et mettra Frère-Orban en contact avec les figures les plus brillantes du monde impérial. Elle durera près d'un mois ; incertaine d'abord et ballottée, puis rejetée par les vents contraires en pleine tempête, elle échappera à peine au naufrage ; finalement, pilotée d'une main robuste et poussée par une fortune meilleure, elle touchera victorieusement au but entrevu dès les premiers jours, et poursuivi sans peur, des écueils et des orages.